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HOMÉLIES SUR DAVID ET SAUL (1).
AVERTISSEMENT.
Les trois homélies suivantes, aussi bien que celles dont Anne est le sujet (voir l'avertissement en tète de ces cinq discours), ont été prononcées dans l'année 387. En effet, au commencement du premier discours de cette nouvelle série, saint Jean Chrysostome rappelle qu'il a parlé récemment de l'homme qui devait mille talents, et montré combien est criminel le ressentiment des injures. Or, cette homélie sur le débiteur, a été prononcée l'année même où saint Jean consacra tout le carême à prêcher contre l'abus du serment, c'est-à-dire en 387, comme on l'a dit dans l'avertissement. Il reprend dans les trois discours suivants, le sujet qu'il avait entamé dans l'homélie sur le débiteur, c'est à savoir l'obligation de pardonner les injures, en s'appuyant cette fois sur l'exemple de David. Il paraît, par le second de ces discours, que la pathétique éloquence du Saint arracha en cette occasion les larmes à ses auditeurs : il paraît même qu'il réussit à ramener les habitants d'Antioche à la pratique du précepte évangélique : Aimez vos ennemis, comme déjà, dans le dernier carême, il les avait corrigés de l'abus du serment.
PREMIÈRE HOMÉLIE. Sur l'histoire de David et de Saül, oui la patience, sur lobligation de ménager ses ennemis, et de ne les point injurier. même en leur absence.
ANALYSE.
1° Nécessité des instructions suivies. David, modèle d'humanité.
2° Enumération des services rendus à Saül par David.
3° Modestie de David après ses succès. Jalousie non justifiée de Saül; sa fureur; il veut tuer David.
4° Saül tombe entre les mains de David qui lui pardonne, et résiste aux mauvais conseils de ses soldats.
5° Raison religieuse du respect dû aux rois. Imiter à l'égard de ses ennemis le respect de David pour Saül.
6° Qu'il faut étudier les vies des saints, méditer sur ce sujet et en conférer ensemble, au lien de se laisser aller aux conversations frivoles.
1. Lorsqu'une tumeur enflammée s'est développée dans un corps et que le temps l'y a durcie, il faut beaucoup de temps, de peine et des remèdes bien habilement appliqués pour en débarrasser sans danger le malade. On peut remarquer la même chose au sujet de
1. Ces trois homélies, dans l'édition bénédictine, placées ainsi que les homélies sur Anne, font suite au commentaire sur la Genèse ; comme il nous était plue commode de tes mettre ici, nous avons cru pouvoir les transposer sans inconvénient pour notre Oeuvre.
l'âme. Lorsqu'on veut extirper un mal enraciné et depuis longtemps acclimaté dans l'âme, il ne suffit pas d'une exhortation d'un, ni de deux jours pour opérer une pareille cure, il faut revenir souvent sur le même sujet et y consacrer plusieurs journées: si du moins l'on n'a pas en vue de briller ni de plaire, mais d'être utile à son auditeur et de lui rendre service. En conséquence, comme pour ce qui regarde les (558) serments, nous avons employé plusieurs journées de suite à vous entretenir de la même matière, ainsi voulons-nous faire pour la colère, touchant laquelle nous vous adresserons des exhortations suivies autant qu'il sera en notre pouvoir. En effet, la meilleure manière d'enseigner, selon nous, c'est de ne pas cesser de répéter un conseil, quel qu'il soit, avant de l'avoir vu suivi et mis en pratique. Celui qui parle aujourd'hui de l'aumône, demain de la prière, ensuite de la douceur, et puis de l'humilité, ne pourra convertir à aucune de ces choses ses auditeurs, tandis qu'il sautera ainsi d'un sujet à un autre, de celui-ci à un troisième, et ainsi de suite. Celui qui veut inspirer à ses auditeurs les vertus dont il leur parle, doit ne pas se lasser de revenir sans cesse aux mêmes exhortations, aux mêmes avis, et ne point se jeter dans une autre matière, qu'il n'ait vu sa première leçon dûment enracinée dans les esprits. Ainsi se comportent les maîtres: ils ne font point passer tés enfants aux syllabes, avant que ceux-ci ne possèdent parfaitement leurs lettres. L'autre jour nous vous lisions la parabole des cent deniers et des dix mille talents, et. nous vous faisions voir quel mal c'est que le ressentiment (1). En effet,celui dont les mille talents n'avaient point causé la perte, succomba à cause de cent deniers; ils firent révoquer la grâce qui lui avait été accordée, le privèrent du bienfait reçu, le ramenèrent devant le tribunal, après qu'il avait été dispensé de rendre ses comptes, de là, le jetèrent en prison, et le livrèrent enfin au supplice éternel. Mais aujourd'hui nous amènerons le propos sur un autre sujet. Il faudrait, pour bien taire, que celui qui vous parle de la douceur et de l'humanité vous offrit des exemples de ces vertus empruntés à sa propre vie et tirés de son fonds, de façon à vous diriger par sa conduite en même temps qu'il vous instruirait par ses discours. Mais comme nous sommes bien éloignés de tant de vertus, nous produirons un des saints devant vous, nous le mettrons sous vos yeux par là nous vous donnerons un enseignement sensible et efficace, en vous exhortant, aussi bien que nous-même, à imiter comme un modèle tout tracé, la vertu de ce juste. Quel modèle mettrons-nous donc sous vos yeux, dans cet entretien relatif à l'humanité ? Et quel autre pourrions-nous choisir que celui
1. Voy. tom. IV, pag. 1.
que nous désigne un témoignage d'en-haut, et qui a dû à cette vertu une gloire toute spéciale? J'ai trouvé, dit l'Ecriture, David, fils de Jessé, homme selon mon coeur. (II Rois, 13-14; Act. 13-22.) Lorsque Dieu donne son avis, il n'y a plus matière à contradiction. Car c'est l'arrêt d'un juge incorruptible qui ne consulte, pour prononcer, ni la faveur, ni l'animosité, et , dont la vertu toute seule obtient le suffrage. Mais, si nous l'offrons ici en spectacle, ce n'est pas seulement parce qu'il a été honoré de ce suffrage divin, c'est encore parce qu'il a vécu sous l'ancienne loi. En effet, que sous la loi de grâce, on rencontre un homme pur de colère, miséricordieux envers ses ennemis, clément à l'égard de ses persécuteurs, cela n'aurait rien d'étonnant après la mort du Christ, après un tel pardon, après tant de prescriptions pleines de sagesse : mais qu'au temps de l'Ancien Testament, alors que la loi accordait ceil pour ceil, dent pour dent, et autorisait la peine du talion, un homme ait paru qui ait outrepassé les bornes de l'obligation, et se soit élevé d'avance jusqu'à la philosophie apostolique; qui pourrait entendre cela sans admiration? Et qui, faute de s'attacher à un tel modèle, ne se priverait pas de toute excuse, de tout titre à l'indulgence? Mais, afin que nous connaissions plus à fond la vertu de David, permettez-moi de revenir un peu en arrière, et de rappeler les services rendus à Saül par ce bienheureux. Car le simple fait de ne pas se venger de la persécution d'un ennemi, n'a rien d'étonnant : mais tenir entre ses mains un homme qu'on a comblé de bienfaits, et qui, pour prix de ces bienfaits a tenté une, deux fois et plus, de faire périr celui dont il les a reçus, devenir maître de sa vie, le laisser échapper, le dérober aux desseins meurtriers des autres, et cela, quand il doit ensuite persister dans ses entreprises criminelles, n'est-ce pas atteindre au plus haut degré où puisse s'élever la sagesse ? 2. Quels services David avait rendus à Saül, comment, en quelles circonstances, souffrez qu'un court récit vous le rappelle. Les Juifs étaient en butte à une guerre terrible; partout régnaient la peur et l'épouvante; nul n'osait lever la tête ; l'Etat tout entier était réduit à la dernière extrémité, chacun avait la mort devant les yeux, tous s'attendaient chaque jour à périr, et vivaient plus misérables que les criminels qu'on mène au dernier supplice. Alors (559) David, quittant ses troupeaux pour le combat, bien que son âge et sa profession l'exemptassent des travaux militaires , se chargea , lui seul, du commun fardeau de la guerre, et remporta des succès au delà de toute espérance. Et quand bien même le succès lui aurait fait défaut, il eût mérité encore des couronnes pour prix de son zèle et de sa résolution. Car s'il avait été soldat et en âge de combattre , sa conduite n'aurait rien eu d'admirable; il n'eût fait qu'obéi r à la loi qui régit les camps. Mais David ne cédait à aucune contrainte, que dis-je? beaucoup de personnes lui suscitaient des obstacles; ainsi son frère le blâma, et le roi considérant sa jeunesse, et la difficulté qu'éprouve cet âge à braver les périls, le roi le retenait et lui prescrivait de rester: Tu ne pourras marcher, lui disait-il, parce que tu es un petit enfant, et que cet homme est verrier depuis sa jeunesse. (I Rois, XVII , 33.) Néanmoins, sans qu'aucune raison l'encourageât, si ce n'est le zèle divin et l'amour de la patrie qui échauffait intérieurement son coeur, comme s'il avait devant lui des brebis et non des hommes, comme s'il devait faire la guerre à des chiens, et non à une formidable année, il marcha plein de sécurité, contre les barbares; et il montra tant de sollicitude pour le roi en cette occurrence, que celui-ci qui avant le combat et la victoire était prosterné la face contre terre sentit se relever son courage. En effet, ce n'est point seulement par ses actes qu'il lui fut utile, c'est encore par ses paroles d'encouragement, en l'exhortant à reprendre confiance, à espérer bien de l'avenir Que le coeur de mon maître ne s'affaisse point sur lui-même, lui dit-il, parce que ton serviteur marchera et combattra avec cet étranger. (Ibid. v, 32.) Est-ce peu de chose, dites-moi, que d'exposer ainsi sa vie sans nulle nécessité, et de bondir au milieu des ennemis pour rendre service à des gens auxquels on n'a aucune obligation ? Ne fallait-il pas après cela lui décerner le titre de Maître , le proclamer sauveur de l'État, lui qui avait garanti, après la grâce de Dieu, et la dignité royale, et les fondements des villes, et la vie de tous? Quel autre service aurait-il pu rendre qui surpassât celui-là? Ce n'est point à la fortune de Saül, ni à sa gloire, ni à sa puissance , c'est à sa vie même qu'il rendit service; il le rappela des portes du tombeau; c'est grâce à lui, autant que la chose dépendait des hommes, que, ce roi vécut désormais, qu'il jouit de la puissance. Comment donc Saül répondit-il à ce bienfait? Si l'on considère la grandeur des mérites, en ôtant la couronne de son front pour la poser sur celui de David, il ne se serait point encore acquitté, il n'aurait payé que la moindre partie de sà dette. En effet, il devait à David la vie et la royauté; et c'est la royauté seule qu'il lui aurait cédée. Mais voyons sa reconnaissance à l'oeuvre. Comment la témoigna-t-il? Il vit dès lors David avec défiance, et à partir de ce jour il le soupçonna. Pourquoi ? par quelle raison? Car il faut bien dire le motif de cette défiance. Aussi bien, quoi que l'on dise, elle ne saurait le justifier. Quel motif peut nous autoriser à soupçonner un homme à qui nous devons la vie et le bienfait de l'existence ? Mais voyons la vraie cause de cette haine, vous verrez que David méritait, et ceci n'est pas au-dessous de sa victoire, d'être honoré pour ce qui le faisait soupçonner et persécuter. Quel était donc ce motif? Il avait pris la tête du barbare et s'en était allé chargé de ses dépouilles. Les femmes sortirent, dit le texte, chantant et disant : Saül a frappé mille ennemis pour sa part, et David dix mille. Et Saül se mit en colère et il voyait David avec défiance à partir de ce jour et dans la suite. (I Rois, XVIII, 8-9.) Pourquoi cela? dites-moi? A supposer que l'on eût tort de parler ainsi, ce n'était pas une raison pour en vouloir à David ; mais connaissant sa bonne volonté par ce qui s'était passé, sachant que sans que rien l'y forçât ni l'y contraignît, il s'était exposé de gaieté de coeur à un pareil danger, il fallait se défendre désormais de tout mauvais soupçon contre lui. Mais ces éloges étaient justes; et s'il faut le dire au risque d'étonner, c'est Saül que les femmes favorisaient en parlant ainsi, plutôt que David ; et le premier aurait dû se tenir pour content de ce qu'on lui avait fait tuer mille ennemis. Pourquoi donc s'indigner, de ce qu'on en avait fait tuer dix mille à David? Si Saül avait contribué à la guerre, s'il y avait pris une faible part, c'est été lui faire honneur que de dire : Saül a frappé mille ennemis, David en a frappé dix mille. Mais s'il était resté tremblant, effrayé, enfermé, immobile, s'attendant chaque jour à mourir, et si David avait tout fait à lui seul, n'était-il pas absurde que celui qui n'avait aucunement partagé ces périls s'indignât de ne pas avoir le (560) plus grand lot dans les éloges? Si quelqu'un devait s'indigner, certes c'était David, qui, seul auteur de la victoire, en partageait la gloire avec un autre. 3. Mais quittons ce point; j'arrive à autre chose. Supposons que les femmes aient eu tort, et qu'elles aient mérité le reproche et le blâme; en quoi cela atteignait-il David ? Ce n'est pas lui qui avait composé ces chants, qui avait persuadé aux femmes de parler ainsi, qui leur avait dicté ces louanges. Si donc il y avait lieu de s'indigner, il fallait s'indigner contre elles, et non contre le bienfaiteur de l'Etat tout entier, contre un homme qui avait mérité des milliers de couronnes. Mais Saül fait grâce aux femmes, c'est à David qu'il s'attaque. Et si encore le bienheureux exalté par ces louanges, était devenu jaloux de son roi, l'avait offensé, avait foulé aux pieds son pouvoir, peut-être la jalousie du roi lui-même aurait-elle quelque excuse; mais s'il devint seulement plus doux et plus modéré, s'il garda fidèlement son rang de sujet, quelle juste raison alléguer en faveur de ce dépit? Lorsque celui qui est comblé d'honneurs s'élève en face de son supérieur, et ne cesse de faire servir à l'humiliation de celui-ci ses propres honneurs, alors cette passion trouve occasion de naître; mais quand il persiste à l'honorer ou plutôt quand il le sert avec un redoublement de zèle, et qu'il lui cède en toutes choses, quel prétexte peut encore alléguer la jalousie? Quand bien même David n'aurait pas eu d'autre mérite, Saül devait encore le chérir d'autant plus que, avant sous la main une si belle occasion de s'emparer de la tyrannie, il restait fidèle à la modération qu'il lui convenait de garder. En effet, ce n'est point seulement ce que nous avons rappelé, ce sont les circonstances qui suivirent, encore bien plus honorables pour David, qui ne purent enfler son coeur. Quelles sont donc ces circonstances? David, rapporte l'Ecriture, était prudent en toutes ses démarches, et le Seigneur tout-puissant était avec lui, et tout Israël et Juda chérissaient David, parce qu'il entrait et sortait en présence du peuple. Et Melchol, fille de Saül (comme tout Israël) le chérissait. Et il surpassait en sagesse tous les serviteurs de Saül : et son nom était en grand honneur. Et Jonathas, fils de Saül, chérissait grandement David. (I Rois, XVIII, 14,16, 20, 30, 2.) Néanmoins, bien qu'il eût conquis tout le peuple et la maison du roi, bien qu'il fût partout victorieux dans la guerre, que jamais il n'éprouvât d'échec, bien que ses services eussent été payés d'un pareil retour, il ne levait point séditieusement la tête, il ne convoitait point la royauté, et au lieu de se venger de son ennemi, il continuait à lui rendre service et à triompher en son nom sur les champs de bataille. Quel mortel féroce et sauvage, voyant cela, n'a irait point renoncé à sa haine, n'aurait pas été guéri de sa jalousie? Mais cet homme dur et inhumain résista à tout cela; plongé dans un complet aveuglement, tout entier à sa jalousie, il entreprend de faire périr David et à quel moment (car c'est là ce qu'il y a de plus fort et de plus surprenant)? au moment où David jouait du luth pour le soulager dans sa démence. David, dit l'Ecriture, jouait du luth chaque jour, et la lance était dans la main de Saül, et Saül leva la lance et dit : Je frapperai David, et il en frappa la muraille, et David, deux fois la détourna de son visage. (Ib. V, 11.) Pourrait-on citer un plus grand excès de scélératesse ?Oui, peut-être ce qui suivit. Les ennemis venaient d'être repoussés, les habitants revenaient à eux, tous célébraient la victoire par des sacrifices, et le bienfaiteur, le sauveur, auquel étaient dues toutes ces félicités, Saül essaie de le tuer pendant qu'il joue du luth, et l'idée du service rendu ne suffit point à calmer la rage de ce furieux qui à deux reprises le vise afin de le tuer. Et c'est ainsi qu'il le récompensa des dangers courus. Que dis-je ? il recommença et ce ne fut point assez pour lui de ce jour. Mais le saint, en dépit de tout, persistait à le servir, à exposer sa vie pour la sienne, à combattre dans toutes ses guerres, à défendre son assassin au péril de ses jours:loin d'offenser, soit par ses paroles, soit par ses actions cette bête féroce, il lui cédait, lui obéissait en tout; privé de la récompense due à sa victoire, frustré du salaire mérité par tant de périls, il ne fit pas même entendre une plainte, ni aux soldats, ni au roi : car ce n'est point pour une récompense humaine qu'il se signalait ainsi, mais bien en vue de la rémunération céleste. Et ce qu'il faut admirer, ce n'est pas seulement qu'il ne réclama point sa récompense, c'est encore qu'il la refusa alors qu'on la lui offrait, par un prodige d'humilité. Saül, en effet, ne pouvant venir à bout de le tuer en dépit de toutes ses intrigues et de ses machinations, recourt pour le perdre à l'artifice d'un (561) mariage et imagine un présent de noces d'une nouvelle espèce : Le roi ne veut pas d'autre présent que cent prépuces enlevés à ses ennemis. (I Rois, XVIII, 23.) Voici le sens de ces paroles Fais-moi périr cent hommes et ce sera ton présent de noces. Il parlait ainsi, afin de le livrer aux ennemis sous prétexte d'un mariage. 4. Néanmoins David, considérant cette proposition avec sa modestie accoutumée, refusa le mariage, non à cause du péril, ni par crainte des ennemis, mais parce qu'il se jugeait indigne d'entrer dans la famille de Saül; et voici les paroles qu'il adressa aux serviteurs du roi Est-il facile à vos yeux que je devienne gendre du roi? mais je suis un homme obscur et de basse condition? (I Rois, XVIII, 23.) Et cependant ce qu'on lui offrait lui était dû; c'était le prix, la rémunération de ses peines; mais il avait tant de contrition dans le coeur, qu'après tant d'exploits, une si brillante victoire, une parole donnée , il se croit indigne de recevoir la récompense qui lui est due; et cela quand il allait s'exposer à de nouveaux périls. Mais lorsqu'il eut vaincu les ennemis, et reçu en mariage la fille du roi, la même chose arriva encore : David jouait du luth, et Saül cherchait à le frapper avec sa lance, et il la lança; mais David se détourna et la lance frappa la muraille. (I Rois, XIX, 9, 10.) Qui donc parmi les plus versés dans la sagesse, ne se serait point alors mis en courroux, et, sinon, pour tout autre motif, au moins dans l'intérêt de sa propre sûreté, n'aurait cherché à tuer cet injuste agresseur? Ce n'était plus un meurtre ; et même, s'il eût frappé, sa douceur fût encore allée au delà des bornes de la loi. En effet la loi accordait oeil pour oeil ; or, en égorgeant son ennemi, il ne lui eût rendu qu'un meurtre pour trois, pour trois meurtres dénués de toute excuse admissible. Néanmoins il n'en fit rien, il préféra prendre la fuite, s'exiler de la maison paternelle, devenir un vagabond , un fugitif, et gagner sa vie à grand'peine, que de se rendre auteur de la mort du roi. En effet ce qu'il voulait, ce n'était point se venger de lui, mais le guérir de sa maladie, Ainsi il s'esquive loin des yeux de son ennemi , afin de calmer chez celui-ci l'inflammation de sa blessure, et d'amortir l'ardeur de sa jalousie. Il vaut mieux, dit-il, que je sois malheureux et en butte à l'infortune, que de le, laisser se charger devant Dieu d'un meurtre injuste. Ceci n'est point seulement à écouter, tuais encore à imiter; résignons-nous à tout faire et à tout souffrir pour délivrer nos ennemis de leur haine contre nous, et ne nous enquérons point si cette haine est juste ou injuste, mais cherchons seulement le moyen de l'apaiser. En effet le médecin s'occupe de guérir le malade, et non de rechercher si le mal lui est venu justement ou injustement. Et vous aussi, vous êtes les médecins de vos persécuteurs; inquiétez-vous d'une seule chose, des moyens de faire disparaître leur infirmité. Ainsi se comporta ce bienheureux; il préféra la pauvreté à la richesse, l'isolement à la patrie, les fatigues et les dangers au luxe et à la sécurité, un perpétuel exil au séjour de sa maison, pour guérir Saül de son animosité et de sa haine contre lui. Saül, néanmoins, n'y gagna rien; il allait poursuivant, cherchant de tous côtés cet homme innocent à son égard, autant que lui-même était coupable envers lui, que dis-je? cet homme qui avait reconnu sa persécution par mille bienfaits, et, sans le savoir, voici qu'il tombe justement dans les filets de David. Là était une caverne, dit l'Ecriture, et Saül y entra pour se soulager. Or David avec ses compagnons était assis à l'intérieur de la caverne. Et les gens de David lui dirent Voici le jour dont le Seigneur a dit : Je te livrerai ton ennemi entre les mains, et tu lui feras ce qui sera agréable à tes yeux. Et David se leva, et il déroba furtivement un morceau du manteau de Saül. Et après cela le coeur de David lui battit, parce qu'il avait dérobé ce morceau de manteau, et David dit à ses gens : A Dieu ne plaise que je fasse ceci à mon maître, à l'oint du Seigneur, de porter la main sur lui, parce qu'il est l'oint du Seigneur. Vous avez vu les filets tendus, le gibier pris au piège, le chasseur averti, et tous l'exhortant à plonger l'épée dans le sein de son ennemi. Considérez maintenant sa sagesse ; considérez sa lutte, sa victoire, sa couronne. Car c'était un stade que cette caverne, et une lutte s'y passait, étonnante, inouïe. David était le lutteur, contre lui la colère tenait le ceste, Saül était le prix, le juge était Dieu. Mais plutôt ce n'est pas seulement contre lui-même, ce n'est pas contre sa passion qu'il avait une guerre à soutenir: c'était encore contre les soldats présents. En effets quel que fût son désir de rester modéré et d'épargner son persécuteur, il devait redouter ces hommes et craindre qu'ils ne vinssent à le massacrer lui-même dans cette caverne, comme un traître, infidèle au soin de leur (562) salut pour sauver leur commun ennemi. Il était naturel, en effet, que chacun d'eux dît en lui-même avec colère : Nous nous sommes faits exilés, vagabonds, nous avons quitté notre maison, notre patrie et tout le reste, nous nous sommes associés à toutes tes épreuves; et toi, quand tu as entre les mains l'auteur de ces maux, tu songes à le relâcher, afin que nous ne respirions jamais de tant de souffrances, et, dans ton empressement à sauver ton ennemi, tu veux trahir tes amis? Et comment justifier cela? Si tu ne tiens nul compte de ta propre conservation, respecte du moins notre vie. Le passé ne t'irrite point? Tu ne te souviens plus du mal qu'il t'a fait? A cause de l'avenir, tue-le, afin que nous n'ayons point à subir des infortunes encore plus grandes. S'ils ne disaient pas ces choses en propres termes, du moins ils les pensaient, et bien d'autres encore. 5. Mais le juste dont je parle ne faisait aucune de ces réflexions; il songeait seulement à ceindre son front de la couronne de patience, à faire preuve d'une sagesse nouvelle et singulière. Il n'y aurait pas tant lieu de s'étonner s'il avait été seul et livré à lui-même quand il épargna son persécuteur, qu'il y a lieu de l'admirer pour avoir tenu cette conduite devant d'autres hommes. En effet, la présence des soldats mettait un double obstacle à ce vertueux dessein. Il arrive souvent que, décidés par nous-mêmes à sacrifier notre courroux et à pardonner les fautes d'autrui, si nous voyons d'autres personnes nous exciter, nous stimuler, nous annulons notre décision, nous nous rendons à leurs conseils. Rien de pareil chez le bienheureux David; après l'exhortation et le conseil, il persista dans la sentence qu'il avait. rendue. Et ce qu'il faut admirer, ce n'est pas seulement que les conseils des autres ne purent l'ébranler, c'est encore qu'il ne les craignit pas, que même il les amena à penser aussi sagement que lui. En effet, si c'est une grande chose que de surmonter ses propres -passions, c'en est une bien plus grande que de savoir en outre persuader aux autres d'embrasser la même résolution, sans compter que ces autres n'étaient point des hommes sages, modérés, mais des soldats nourris dans la guerre, poussés au désespoir par l'excès de leurs maux, soupirant après un peu de repos, sachant enfin que la fin de leurs maux résidait toute dans le meurtre de leur ennemi; et non-seulement la fin de leurs maux, mais encore la conquête des plus grands biens; car rien n'empêchait, Saül égorgé, que la royauté ne passât aux mains de David. Néanmoins, quand des raisons si puissantes animaient les soldats, le généreux David fut assez fort pour triompher de tout, et persuader à ses compagnons d'épargner leur ennemi. Mais il est à propos d'écouter les propres paroles des soldats qui lui donnaient ce conseil; car ce qu'il y a de pervers dans cette exhortation, montre la fermeté inébranlable de la résolution de notre juste. Ils ne lui dirent pas. Voilà celui qui t'a fait mille maux, celui qui a eu soif de ton sang, celui qui nous a plongés dans d'irrémédiables infortunes; voyant qu'il était insensible à toutes ces raisons, et tenait peu de compte des fautes commises à son égard, ils invoquent l'autorité d'en-haut, Dieu l'a livré, disent-ils, afin que par respect pour un arrêt émané de cette source, il marche au meurtre avec résolution. Est-ce là te venger toi-même? lui disent-ils. C'est obéir à Dieu, le servir, c'est mettre à exécution son arrêt. Mais plus ils parlaient, plus David était porté à la clémence. Car il savait que si Dieu lui avait livré Saül, c'était pour lui fournir la matière d'une plus grande gloire. Vous donc , de votre côté , si votre ennemi vient à tomber entre vos mains, ne voyez pas là une occasion de vengeance, mais une occasion de salut. S'il faut épargner nos ennemis, c'est surtout lorsque nous les tenons-en notre pouvoir. Mais peut-être quelqu'un dira : Et qu'y a-t-il de grand et de merveilleux à épargner un homme que l'on tient en son pouvoir? On a vu plus d'une fois des rois, maîtres, après leur élévation, de leurs anciens persécuteurs, trouver indigne d'eux et du rang suprême qu'ils occupaient, de tirer vengeance de ces coupables, et ainsi l'étendue de leur pouvoir les amenait elle-même à oublier l'injure. Mais ici rien de pareil, David n'était pas sur1e trône, il n'avait. pas. encore occupé la royauté, quand ayant Saül entre les mains, il lui pardonna de la sorte : de façon qu'on ne peut dire que la grandeur de son pouvoir désarma son courroux : au contraire il savait que Saül ne lui échapperait que pour recommencer ses tentatives et le jeter dans de plus grands périls : et néanmoins il ne le tua pas. Gardons-nous de le comparer à ces autres rois généreux. Il est naturel que ceux-ci pardonnent, quand ils ont un gage assuré de sécurité pour (563) l'avenir : mais David , qui allait déchaîner son ennemi contre lui-même, le sauver pour qu'il lui fît la guerre, David néanmoins ne l'extermina pas, et, cela malgré les nombreux motifs qui le poussaient à ce meurtre. En effet l'absence de tout secours auprès de Saül, les exhortations des soldats, le souvenir du passé, la crainte de l'avenir, la certitude d'échapper à tout jugement quand il aurait égorgé son ennemi, la pensée qu'après ce meurtre même il serait encore plus miséricordieux que la loi, bien d'autres pensées encore l'excitaient, le poussaient à percer Saül de son glaive. Mais rien ne put l'ébranler , et il resta comme un bronze , invariablement attaché à la loi de la sagesse. Maintenant pour que vous ne veniez pas me dire qu'il n'éprouva rien des sentiments que l'on pourrait supposer, et que ce fut en lui insensibilité, et non vertu, voyez à quelle colère il sut résister. Que les flots du courroux se soulevèrent dans son coeur, qu'un orage troubla ses pensées, et qu'il refréna cet ouragan par la crainte de Dieu, qu'il étouffa le cri de son coeur, c'est ce qui résulte des faits. Il se leva, dit l'Ecriture, et déroba furtivement un morceau du manteau de Saül. Voyez-vous quel orage de colère. Mais il n'alla pas plus loin, il ne consomma pas le naufrage : car aussitôt le pilote, je veux dire la piété, venant à être avertie, ramena le calme où régnait la tempête. Le coeur lui battit : et comme on fait pour un cheval rétif et emporté, il serra la bride à son courroux. 6. Voilà les âmes des saints : avant que de choir, elles se redressent, avant que de tomber dans le péché, elles relèvent la tête, parce qu'elles sont maîtresses d'elles-mêmes et que leur vigilance ne s'endort jamais. Cependant quelle était la distance du vêtement au corps? Néanmoins David eut la force de ne point aller plus avant, et il s'accusa même avec sévérité du peu qu'il s'était permis. Son coeur battit, dit le texte, parce qu'il avait dérobé le morceau du manteau, et il dit à ses compagnons : Dieu me préserve!.. Qu'est-ce à dire, Dieu me préserve? C'est-à-dire, que le Seigneur me soit propice , et que alors même que je le voudrais, Dieu ne tolère point que je commette cette action, ne souffre point que je tombe dans ce péché. En effet sachant qu'un tel effort de sagesse dépasse presque la nature humaine, et nécessite l'assistance d'en-haut, songeant que lui-même avait été près de se laisser entraîner au meurtre, il prie que Dieu lui conserve les mains pures. Peut-on rien trouver de plus humain que cette âme? Appellerons-nous encore du nom d'homme celui qui montra dans une enveloppe humaine cette conduite angélique? Les lois divines ne le permettraient pas. Car, dites-moi , qui voudrait, de gaieté de coeur, adresser à Dieu une semblable prière ? Que dis-je, une prière semblable? Qui se résignerait facilement même à ne pas faire de voeux contre son persécuteur? En effet, la plupart des hommes en sont arrivés à ce point de férocité que lorsqu'ils sont faibles et ne peuvent point faire de mal à celui dont ils ont à se plaindre, ils appellent Dieu même au secours de leur vengeance , et sollicitent de lui la faculté de tirer raison de leur injure. David, au contraire, par une prière directement opposée, le conjure de ne pas lui permettre la vengeance, en disant : Le Seigneur me préserve de porter la main sur lui! comme si cet ennemi était son fils , son enfant légitime. Mais ce n'est point assez de l'avoir épargné; il va jusqu'à le défendre ; et voyez avec quelle prudence et quelle sagesse. Comme en examinant la vie de Saül il n'y trouvait rien de bon, comme il ne pouvait dire : il ne m'a pas fait tort, il ne m'a causé aucun mal (les soldats qui étaient présents auraient démenti ces paroles, eux qui connaissaient par expérience la méchanceté de Saül), il va de tous côtés cherchant une excuse. qui fût spécieuse. Alors ne trouvant nulle ressource dans la vie, dans les actions du roi, c'est à sa dignité qu'il a recours en disant : Il est l'oint du Seigneur. Que dis-tu? que c'est un criminel, un scélérat, chargé de forfaits, qui nous a fait subir les pires traitements? Mais c'est un roi, c'est un souverain, il a été investi du droit de nous commander. Et le mot roi n'est pas celui dont il se sert : C'est, dit-il, l'oint du Seigneur; invoquant ainsi non sa dignité terrestre, mais lélection divine pour le rendre vénérable. Tu méprises, dit-il, ton compagnon d'esclavage ? Respecte ton Maître. Tu foules au pied l'élu ? Redoute l'Electeur. En effet si nous éprouvons crainte et tremblement devant les magistrats élus par un monarque, quand bien même ce sont des hommes vicieux, des voleurs, des brigands, des prévaricateurs, que sais-je encore? si, au lieu de les mépriser à cause de leur perversité, nous respectons en eux la dignité de celui qui les a choisis, à plus forte raison devons-nous tenir la même (564) conduite envers les élus de Dieu. Dieu ne l'a pas encore dégradé, dit-il, il ne l'a pas réduit au rang des particuliers. Gardons-nous donc de bouleverser l'ordre, de nous révolter contre Dieu, et sachons pratiquer le précepte apostolique : Qui résiste à la puissance, résiste à l'ordre de Dieu. Or ceux qui résistent attirent sur eux-mêmes la condamnation. (Rom. XIII, 2.) Mais il ne se borne pas à le nommer l'oint, il l'appelle encore son seigneur. Or ce n'est pas le fait d'une sagesse commune, que de donner à son ennemi des titres d'honneur et de respect. Et ceci encore sera plus facile à apprécier si l'on en rapproche la conduite d'autres personnes. Beaucoup de gens ne se résignent point à désigner leurs ennemis uniment et simplement par leurs noms, il faut qu'ils y ajoutent des termes de violent reproche, le scélérat, l'insensé, le fou, l'idiot, le coquin, et mille autres termes pareils dont ils entremêlent leurs propos quand ils parlent de leurs ennemis. Pour le prouver, je n'aurai pas besoin de chercher un exemple bien loin : j'en trouve un tout près de moi, chez Saül lui-même. L'excès de son animosité lui défendait d'appeler notre saint par son nom : c'est ainsi que dans une fête, comme il le cherchait, il demanda : Où est le fils de Jessé? S'il l'appela de la sorte, c'est d'un côté, parce que le nom de David lui faisait horreur, de l'autre, parce qu'il espérait nuire à la gloire du juste en rappelant l'homme obscur dont il était fils : ignorant que ce qui fait la gloire et la renommée, ce n'est point l'éclat de la naissance, mais bien la vertu. Le bienheureux David agit autrement. Il ne désigna point Saül par le nom de son père, bien que celui-ci fût également un homme obscur et de basse condition : il ne l'appelle point d'autre part, par son nom pur et simple, mais bien par celui de son rang, par le titre de maître. Tant son âme était pure de toute animosité. Suis donc son exemple, mon très-cher frère, et d'abord apprends à ne pas désigner ton ennemi par des termes injurieux, mais au contraire par des titres d'honneur. Car si tu exerces ta bouche à donner à celui qui t'a fait du mal des titres honorables et qui marquent la déférence, ton âme, à force d'entendre ce langage, apprendra, en s'y habituant, à consentir à une réconciliation. Car les paroles, à elles seules, sont un excellent remède contre l'inflammation qui a son siège dans le coeur. 7. Ce que je viens de dire a pour but de signaler David, non-seulement à nos éloges , mais encore à notre émulation. Que chacun donc grave cette histoire dans son coeur; qu'il y retrace avec la pensée, comme il ferait avec la main, cette double caverne. Saül dormant dans l'intérieur, et comme enchaîné dans les liens du sommeil, à la portée, à la merci de celui qu'il avait si injustement traité: David debout auprès du roi endormi à ses côtés, les soldats qui l'excitent à frapper, ce bienheureux livré à ses méditations, occupé à réprimer son courroux et celui des siens, et prenant la défense de ce grand coupable. Et ne nous bornons point à retracer cette image dans notre pensée ; dans nos réunions, conféronsen longuement les uns avec les autres; avec notre femme, avec nos enfants, ne cessons point de ramener ce récit.. Si tu veux parler d'un roi, en voilà un; si tu veux parler de soldats, d'affaires de maison, d'affaires publiques, les Ecritures t'offriront une ample matière. Rien n'égale l'utilité de ces récits. Il est impossible, je dis impossible, qu'une âme versée dans ces histoires puisse jamais se laisser dominer parla passion. Ainsi donc, si nous ne voulons pas dépenser le temps en pure perte, consumer inutilement notre vie en bagatelles inutiles et superflues, étudions l'histoire des grands hommes, ne cessons point de les redire et d'en conférer. Et si une des personnes réunies se met à parler de théâtres, de courses de chevaux, ou d'affaires qui ne vous intéressent point, faites-lui quitter un tel sujet, et embarquez-la dans ce propos, afin qu'après avoir purifié nos âmes, goûté un bonheur sans alarmes , après nous être rendus doux et humains pour tous ceux qui nous ont offensés, nous quittions cette terre sans y laisser un seul ennemi, et que nous obtenions les biens éternels, par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire dans les siècles. Ainsi soit-il.
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