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DEUXIÈME ENTRETIEN

DE LA CONFIANCE ET ABANDONNEMENT

L’on propose si une âme peut, ayant le sentiment de sa misère, aller à Dieu avec une grande confiance.

 

RÉPONSE

 

Non seulement l’âme qui a la connaissance de sa misère peut avoir une grande confiance en Dieu, mais elle ne peut avoir une vraie confiance qu’elle n’ait la connaissance de sa misère; car cette connaissance et confession de notre misère nous introduit devant Dieu. Aussi, tous les grands Saints, comme Job, David et autres, commençaient toutes leurs prières par la confession de leur misère et indignité; de sorte que c’est une très bonne chose de se reconnaître pauvre, vil et abject, et indigne de comparaître 1 en la présence de Dieu. Ce mot tant célèbre entre les anciens : « Connais-toi toi-même, » encore qu’il s’entende connais la grandeur et excellence de ton âme, pour ne la point avilir et profaner en des choses indignes de sa noblesse, il s’entend aussi : Connais-toi toi-même, s c’est-à-dire ton indignité, ton imperfection et misère. Plus nous sommes misérables, plus nous nous devons confier en la bonté et miséricorde de Dieu; car entre

 

1. paraître

 

la miséricorde et la misère il y a une certaine liaison si grande, que l’une ne se peut exercer sans l’autre. Si Dieu n’eût point créé d’homme, il eût été vraiment toujours tout bon, mais il n’eût pas été actuellement miséricordieux, d’autant qu’il n’eût fait miséricorde à personne : car, à qui faire miséricorde sinon aux misérables ?

Vous voyez donc que tant plus 2 nous nous connaissons misérables, et plus nous avons occasion de nous confier en Dieu, puisque nous n’avons rien de quoi nous confier en nous-mêmes. La défiance de nous-mêmes se fait par la connaissance de nos imperfections. Il est bien bon de se défier de soi-même, mais de quoi nous servirait-il de le faire, sinon pour jeter toute notre confiance en Dieu et nous attendre à sa miséricorde ?

Or, j’entends bien que ces choses qui arrivent ainsi entre nous autres ne sont pas des doutes et défiances de la miséricorde en ce qui regarde notre salut; mais c’est une honte et certaine confusion que nous avons d’approcher de Notre-Seigneur. Nous commettons des infidélités, et nous avons lu qu’il y a des grandes âmes, comme sainte Catherine de Sienne et la Mère Thérèse, qui, lorsqu’elles étaient [tombées] en quelque défaut, avaient de ces confusions, et notre amour-propre nous fait accroire que nous en devons aussi avoir; et nous disons : Hélas ! Seigneur, je n’oserai jamais m’approcher de vous, je suis si misérable ! Et tout cela n’est qu’un peu de satisfaction de l’amour-propre qui nous amuse. Je ne dis pas que ces confusions ne soient extrêmement bonnes

 

2. plus

 

quand elles sont bien appliquées. Vraiment, il est bien raisonnable qu’ayant offensé Dieu nous nous retirions un peu par humilité et demeurions confus, car si seulement nous avons offensé un ami, nous avons bien honte de l’aborder; mais il n’en faut pas demeurer là, car ces vertus d’humilité, d’abjection et de confusion sont des vertus mitoyennes, par lesquelles nous devons monter à l’union de notre âme avec son Dieu. Ce ne serait pas grand’chose de s’être anéanti et dépouillé de soi-même, ce qui se fait par ces actes de confusion, si ce n’était pour se donner tout à Dieu, ainsi que saint Paul nous l’enseigne quand il dit : Dépouillez-vous du vieil homme, et vous revêtez du nouveau a; d’autant qu’il ne faut pas demeurer nu, mais se revêtir de Dieu. Ce petit reculement ne se fait que pour mieux sauter et s’élancer en Dieu par un acte d’amour et de confiance, car il ne faut pas se confondre tristement ni avec inquiétude : c’est l’amour-propre qui donne ces confusions-là, parce que nous sommes marries de n’être pas parfaites, non tant pour l’amour de Dieu que pour l’amour de nous-mêmes.

Mais vous dites que vous ne sentez point cette confiance. Quand vous ne sentez pas, il en faut faire un acte et dire à Notre-Seigneur : Encore que je n’aie aucun sentiment de confiance en vous, je sais pourtant que vous êtes mon Dieu, que je suis toute vôtre, et n’ai espérance qu’en votre bonté; ainsi je m’abandonne toute en vos saintes mains Il est toujours en notre pouvoir de faire de ces actes et quoique nous  y ayons de la dif

 

n. Coloss., III, 9, 10.

 

difficulté, il n’y a pourtant pas de l’impossibilité, et c’est en ces occasions-là, parmi les difficultés, ou nous devons témoigner de la fidélité à Notre-Seigneur; car bien que nous les fassions sans goût ni aucune satisfaction, il ne s’en faut pas mettre en peine, puisque Notre-Seigneur les aime mieux ainsi. Et ne dites pas : Je les dis vraiment, mais ce n’est que de bouche; car si le coeur ne le voulait, la bouche n’en dirait pas un mot. Ayant fait cela, demeurez en paix, et sans faire attention sur votre trouble, parlez à Notre-Seigneur d’autre chose.

Voilà donc pour la conclusion de ce premier point, qu’il est très bon d’avoir de la confusion quand nous avons la connaissance et sentiment de notre misère et imperfection, mais qu’il ne faut pas s’arrêter là, ni tomber pour cela en découragement, ains relever son coeur en Dieu par une sainte confiance, de laquelle le fondement doit être en lui et non pas en nous; d’autant que, encore que nous changions, il ne change jamais, et demeure toujours aussi doux et miséricordieux quand nous sommes faibles et imparfaits que quand nous sommes forts et parfaits. J’ai accoutumé 3 de dire que le trône de la miséricorde de Dieu c’est notre misère : il faut donc, d’autant que notre misère sera plus grande, avoir une plus grande confiance, car la confiance est la vie de l’âme ôtez-lui la confiance, vous lui donnez la mort.

Maintenant passons à l’autre question, qui est de l’abandonnement de soi-même, et quel doit

 

3. j’ai coutume, l’habitude

 

être l’exercice de l’âme abandonnée. Il y a deux vertus, dont l’une est la fin de l’autre se dépouiller pour s’abandonner. Or il faut savoir qu’abandonner notre âme et nous délaisser nous-mêmes, n’est autre chose que de quitter et nous défaire de notre propre volonté pour la donner à Dieu; car, comme j’ai déjà dit, il ne nous servirait de guère 4 de nous renoncer et délaisser nous-mêmes, si ce n’était pour nous unir parfaitement à la divine Majesté. Ce n’est donc que pour cela qu’il faut faire cet abandonnement, lequel autrement serait inutile et ressemblerait ceux 5 des anciens philosophes qui ont fait des admirables abandonnements de toutes choses et d’eux-mêmes, par une vaine prétention de s’adonner à la philosophie comme Epictète, l’un des plus grands et renommés de cette sorte, lequel était esclave de condition. Or, à cause de sa grande sagesse, l’on le voulut affranchir; mais lui, par un renoncement le plus extrême de tous, ne voulut point de sa liberté, et demeura ainsi volontairement en son esclavage, avec une telle pauvreté qu’après sa mort on ne lui trouva rien qu’une lampe, qui fut vendue bien cher, par manière de relique, à cause qu’elle avait été à un si grand homme. Mais nous autres ne nous voulons abandonner sinon pour nous laisser tout à la merci de la bonté de Dieu.

Il y a beaucoup de gens qui disent à Notre-Seigneur Je me donne tout à vous et ne veux rien réserver; mais il y en a fort peu qui embrassent la pratique de cet abandonnement, lequel n’est autre chose qu’une parfaite indifférence à

 

4. pas de grand’chose — 5. ressemblerait à ceux

 

recevoir les évènements selon qu’ils arrivent par ordre de la Providence divine : recevoir également l’affliction comme la consolation, la maladie comme la santé, la pauvreté, le mépris et l’opprobre comme les richesses, l’honneur et la gloire. Je dis avec la partie supérieure de notre âme, car il n’y a point de doute que l’inférieure et inclination naturelle tendra toujours plutôt du côté de l’honneur que du mépris, de la richesse que de la pauvreté; bien que nul ne puisse ignorer que le mépris, l’abjection et la pauvreté ne soient plus agréables à Dieu que l’honneur et la possession de beaucoup de richesses.

Or, pour faire cet abandonnement, il faut obéir à la volonté de Dieu signifiée et à la volonté de son bon plaisir : l’un se fait par manière de résignation, et l’autre par manière d’indifférence. La volonté de Dieu signifiée, ce sont ses Commandements, ses conseils, ses inspirations, nos Règles et les ordonnances de nos Supérieurs. La volonté de son bon plaisir, ce sont les évènements des choses que nous ne pouvons pas prévoir, comme par exemple : je ne sais pas si je mourrai demain; si je tombe malade à la mort, je vois que c’est le bon plaisir de Dieu, et partant je m’abandonne à son bon plaisir et meurs de bon coeur. De même, je ne sais pas si l’année qui vient tous les fruits de la terre seront tempêtés 6 : s’il arrive qu’ils le soient, il est tout évident que c’est le bon plaisir de Dieu. Des exemples plus familiers et convenables à notre condition il arrivera que vous n’aurez pas de la consolation en vos exer

 

6. ravagés, détruits par la tempête

 

exercices; il est évident que c’est le bon plaisir de Dieu, c’est pourquoi il faut demeurer avec une entière indifférence entre la désolation et la consolation. Ou bien l’on nous donnera un habit moins agréable 7 que celui que nous avions accoutumé de porter, la robière a fait cela de bonne foi; il est tout certain que le bon plaisir de Dieu est que vous ayez cette robe, et partant il la faut recevoir avec indifférence. L’on vous donnera au réfectoire quelque viande hors de votre goût; cela sans doute est le bon plaisir de Dieu, il faut donc la manger avec indifférence, je dis quant à la volonté. De même des caresses et témoignages d’amitié : si une personne ne nous caresse point, il faut penser que tel est le bon plaisir de Dieu, et qu’elle est occupée à quelque chose de meilleur; à quel propos donc vouloir qu’elle se rende attentive à nous caresser? Que si elle le fait, il faut aussi croire que c’est le bon plaisir de Dieu, et le bénir de cette petite consolation qu’il nous donne.

Il y a des choses esquelles 8 il faut joindre la volonté de Dieu signifiée à celle de son bon plaisir : comme si je tombe malade d’une fièvre, je vois en cet évènement que le bon plaisir de Dieu est que je demeure en indifférence de la santé ou de la maladie; mais la volonté de Dieu signifiée est que j’appelle le médecin et que j’applique tous les remèdes que je puis (je ne dis pas les plus exquis, mais ceux que je puis bonnement 9), car Dieu nous le signifie en ce qu’il donne la vertu aux plantes et aux remèdes, la Sainte Ecriture nous

 

7. qui nous agrée moins — 8. pour lesquelles — 9. aisément, facilement

 

 

l’enseigne en plusieurs endroits et la sainte Eglise l’ordonne. Or maintenant, que la maladie surmonte le remède ou le remède surmonte le mal, il en faut être en parfaite indifférence, en telle sorte que si la maladie et la santé étaient devant vous et que Notre-Seigneur vous dît: Si tu choisis la santé je ne t’en ôterai pas un grain de ma grâce, si tu choisis la maladie je ne te l’augmenterai pas aussi 10 de rien du tout, mais au choix de la maladie il y a un peu plus de mon bon plaisir; alors, l’âme qui s’est entièrement délaissée et abandonnée entre les mains de Notre-Seigneur choisira sans doute la maladie, pour cela seulement qu’il y n un peu plus du bon plaisir de Dieu; oui même quand ce serait pour demeurer toute sa vie dans un lit, sans faire autre chose que souffrir, elle ne voudrait pour rien du 11 monde désirer un autre état que celui-là. Ainsi les Saints qui sont au Ciel ont une telle union à la volonté de Dieu, que s’il y avait un peu plus de son bon plaisir en enfer, ils quitteraient le Paradis pour y aller.

Cet état du délaissement de nous-mêmes comprend aussi d’être abandonné au vouloir de Dieu en toutes tentations, aridités, sécheresses, aversions et répugnances qui arrivent en la vie spirituelle; car en toutes ces choses l’on y voit le bon plaisir de Dieu, quand elles n’arrivent pas par notre défaut 12, et qu’il n’y a pas du péché. Car, tandis que nous ne favorisons point nos aversions, elles nous sont une tribulation laquelle il faut souffrir comme une autre. Mais il faut au commencement examiner la source de notre aversion, qui souvent

 

10. non plus — 11. au — 12. faute

 

se trouve procéder de notre imperfection; parce que quand le mal est connu, il est plus facile à guérir, et l’ayant reconnu, il faut mortifier la passion d’où il procède.

Or, en toutes aversions, il faut observer de ne diminuer point les actes de charité envers la personne à laquelle nous avons aversion; il la faut servir, lui parler, la caresser, non seulement comme si nous ne lui en avions point, mais davantage; et en cela nous témoignerons notre fidélité à Dieu et obéirons à sa volonté signifiée, qui est que, contre toute notre répugnance, nous nous surmontions, ainsi que j’ai dit, à la caresser. Et qui vous empêchera de lui dire que vous l’aimez comme votre propre coeur et que vous souffrez beaucoup de peine de lui avoir de l’aversion ? Je dis si c’est une de nos Soeurs et à une Professe, car une Novice ne serait peut-être pas encore capable de savoir que vous lui en ayez. Ce serait certes un grand mal qu’une Soeur ancienne ne reçût pas de bon coeur et avec compassion la pauvre Soeur qui lui a dit sa peine et son aversi6n, puisqu’elle vient à elle avec tant de confiance, et vu qu’elle n’en peut mais, et en voudrait bien être exempte, si c’était le bon plaisir de Dieu. Or, ayant appliqué ces remèdes, ne vous mettez point en peine, mais souffrez de bon coeur, sans désirer d’être délivrée de votre affliction, demeurant soumise au bon plaisir de Dieu, qui est que vous soyez ainsi exercée.

Il arrive quelquefois que l’on a de l’aversion non pas aux personnes, mais aux actions d’icelles. Celles-ci sont les moins mauvaises, quoique toujours il y ait de l’imperfection : car si quelqu’un fait quelque chose qui n’est pas bien, il faut le regarder avec compassion, et non pas en concevoir de l’aversion. Un exemple : il y en a qui ont une grande inclination à la propreté, et concevront de l’aversion contre une personne malpropre, et feront une correction plus âpre pour cette messéance que non pas pour quelque grand péché; cela est une grande imperfection. Mais si elle avait de l’aversion également à tout ce qu’elle verrait faire qui offenserait Dieu, cela proviendrait d’un bon zèle ; néanmoins, il serait par après dangereux de passer de l’aversion de l’action à l’aversion de la personne; et en cette sorte, encore que pour l’ordinaire elle n’ôte pas la charité, elle en ôte la suavité.

Or, ce n’est pas à dire que quand l’aversion est un peu forte nous puissions toujours parler avec la même allégresse que si nous avions une amitié suave; car si bien il est en notre pouvoir de parler et faire toutes autres actions, il ne nous est pas pourtant possible de les faire avec un visage aussi gracieux que si nous n’avions point cette difficulté. C’en est de même comme d’une personne mélancolique; car il est en son pouvoir de chanter, de se promener, de dire des paroles de récréation, mais elle ne peut pas faire tout cela de l’air ni de la grâce qu’elle ferait si elle n’était mélancolique aussi ne faut-il pas requérir cela ni de l’une ni de l’autre, car il ne serait pas à propos. Or, quand il ne s’ensuit point d’autre chose de nos aversions, sinon qu’en parlant à cette personne nous ne sommes pas du tout 13 si gais, ou que nous détournons

 

13. tout à fait

 

 un peu nos yeux de dessus elle 14 cela n’est pas grand cas; il y a seulement matière d’abaissement et d’humiliation, mais non pas de confession. De même, si je suis obligé de reprendre et avertir cette personne de quelque défaut, et qu’ayant dressé 15 mon intention de le faire avec charité, il m’arrive néanmoins en parlant un peu de sentiment 16 cela n’est point péché et est presque inévitable à tout le monde; un simple abaissement devant Dieu suffit pour réparer cette faute. Mais si notre aversion continue et que nous fassions quelque action ou disions des paroles par ce motif, alors il y a du mal, car, depuis 17 que le coeur le pousse jusqu’à la bouche b, c’est signe que la volonté est coupable et qu’elle n’a pas réprimé le premier mouvement.

Maintenant vous demandez en quoi s’occupe intérieurement cette âme qui est toute abandonnée entre les mains de Dieu? Elle ne fait rien, sinon demeurer auprès de Notre-Seigneur en une sainte oisiveté, sans avoir souci d’aucune chose, non pas même de son corps ni de son âme; car puisqu’elle s’est embarquée sous la Providence de Dieu, qu’a-t-elle à faire de penser qu’elle 18 deviendra? Notre-Seigneur auquel elle s’est toute délaissée y pensera assez. Je n’entends pas pourtant de dire qu’il ne faille pas penser ès choses esquelles nous sommes obligées, chacune selon sa charge. Par exemple : si l’on a donné à une Soeur le soin du jardin, il ne faut pas qu’elle dise : Je

 

b. Matt., XII, 34, XV, 11, 18-20.

14. de sa personne — 15. dirigé— 16. ressentiment, impatience — 17. dès — 18. ce qu’elle

 

 

n’y veux pas penser, Notre-Seigneur y prouvoira 19 bien. De même une Supérieure, une Maîtresse des Novices, il ne faut pas que, sous ombre de dire : je me suis abandonnée à Dieu et me repose en son soin, elles négligent de lire et d’apprendre les enseignements qui sont propres pour l’exercice de leurs charges.

Vous me dites à cette heure : il faut avoir une grande confiance pour s’abandonner ainsi sans aucune réserve. — Il est vrai; mais aussi, quand nous abandonnons tout, Notre-Seigneur prend soin de tout et conduit tout. Que si nous réservons quelque chose de quoi nous ne nous confions pas en lui, il nous la laisse, comme s’il disait Vous pensez être assez sage pour faire cette chose-là sans moi? je vous la laisse gouverner, mais vous verrez bien comme vous vous en trouverez. Celles qui sont dédiées à Dieu en la Religion doivent tout abandonner sans aucune réserve. Sainte Madeleine, qui s’était toute abandonnée à la volonté de Notre-Seigneur, demeurait à ses pieds et l’écoutait tandis qu’il parlait C ; et lorsqu’il cessait de parler, elle cessait aussi d’écouter, mais elle ne bougeait pourtant d’auprès de lui. Ainsi cette âme qui s’est délaissée, elle n’a autre chose à faire qu’à demeurer entre les bras de Notre-Seigneur, comme un enfant dans le sein de sa mère, lequel, quand elle le met 20 pour cheminer, il chemine jusques à tant que sa mère le reprenne, et quand elle le veut porter il lui 21 laisse faire. Il ne sait point ni ne pense point où

 

c. Luc., X, 39.

19. pourvoira — 20. le met par terre — 21. la

 

 

il va, mais il se laisse porter et mener où il plaît à sa mère : cette âme se laisse porter quand elle aime la volonté du bon plaisir de Dieu en tout ce qui lui arrive, et chemine néanmoins quand elle fait avec grand soin tout ce qui est de la volonté de Dieu signifiée.

Vous dites maintenant s’il est bien possible que notre volonté soit tellement morte en Dieu, que nous ne sachions plus ce que nous voulons ou ce que nous ne voulons pas? — Il n’arrive jamais, pour abandonnés que nous soyons, que notre franchise 22 et la volonté de notre libéral 23 arbitre ne nous demeurent, de sorte qu’il nous vient toujours quelque désir et quelque volonté; mais ce ne sont pas des volontés absolues ni des désirs formés 24, car sitôt 25 qu’une âme qui s’est délaissée en Dieu aperçoit en elle quelque volonté, elle la fait incontinent mourir dans la volonté de Dieu.

Or, pour répondre à ce que vous demandez, si une âme encore bien imparfaite pourrait bien demeurer utilement devant Dieu en l’oraison avec cette simple attention à sa sainte présence, si Dieu vous y met, vous y pouvez bien demeurer; car il arrive assez souvent que Notre-Seigneur donne ces quiétudes et tranquillités à des âmes qui ne sont pas encore bien purgées 26. Mais tandis qu’elles ont encore besoin de se purger 27, elles doivent, hors de l’oraison, faire les remarques et les considérations nécessaires à leur amendement; car, quand bien Dieu les tiendrait

 

22. liberté — 23. libre — 24. formels — 25. aussitôt — 26. purifiées — 27. se purifier

 

toujours fort recueillies, il leur reste encore assez de liberté pour discourir 28 avec l’entendement sur plusieurs choses indifférentes : pourquoi donc ne pourront-elles pas considérer et faire des résolutions pour la pratique des vertus? Il y a des personnes fort parfaites auxquelles Notre-Seigneur ne donne jamais de ces douceurs ni de ces quiétudes, qui font toutes choses avec la supérieure partie, et font mourir leur volonté dans la volonté de Dieu à vive force et avec la pointe de la raison : et cette mort ici est la mort de la croix d, laquelle est beaucoup plus excellente et plus généreuse que l’autre, que l’on peut plutôt appeler un endormissement qu’une mort; car cette âme qui s’est embarquée dans le sein de la providence de Dieu, se laisse aller et voguer doucement, comme une personne qui, dormant dans un vaisseau, sur une mer tranquille, ne laisse pas d’avancer. Cette sorte de mort ainsi douce se donne par manière de grâce, et l’autre se donne par manière de mérite.

Vous voulez encore savoir quel fondement doit avoir notre confiance. — Il faut qu’elle soit fondée sur l’infinie bonté de Dieu et sur les mérites de la Mort et Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec cette condition de notre part, que nous ayons et connaissions en nous une entière et ferme résolution d’être tout à Dieu, et de nous tout abandonner, sans aucune réserve, à sa Providence; car de lui dire : Je me confie en vous, mais je ne veux pas être toute vôtre, il n’y aurait

 

d. Philip., II, 8.

28. raisonner

 

 

pas de la raison. Mais je désire que vous remarquiez que je ne dis pas qu’il faille sentir cette résolution d’être toute à Dieu, mais seulement qu’il la faut avoir et connaître en nous; parce qu’il ne faut pas s’amuser à 29 ce que nous sentons ou que nous ne sentons pas, car la plupart de nos sentiments et satisfactions ne sont que des amusements de notre amour-propre. Il ne faut pas entendre aussi qu’en toutes ces choses ici, de l’abandonnement et de l’indifférence, nous n’ayons jamais des désirs contraires à la volonté de Dieu et que notre nature ne répugne aux évènements de son bon plaisir; cela peut toujours arriver. Ce sont des vertus qui font leur résidence en la partie supérieure de l’âme, l’inférieure pour l’ordinaire n’y entend rien; il n’en faut faire nul état, mais, sans regarder à ce qu’elle veut, il faut embrasser cette volonté divine et nous y unir, mal gré qu’elle en ait.

Il y a peu de personnes qui arrivent à ce degré de parfait délaissement d’elles-mêmes, mais nous y devons néanmoins tous prétendre, chacun selon sa capacité et petite portée.

 

29. s’occuper de

 

 

DIEU SOIT BÉNI

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