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TROISIÈME ENTRETIENPRÉDICATION DE MONSEIGNEUR POUR LOCTAVE DES INNOCENTS (1)[DE LA FERMETÉ]
Nous célébrons loctave de la fête des Saints Innocents, auquel 2 jour la sainte Eglise nous fait lire lEvangile qui traite comme lAnge du Seigneur dit en songe a, cest-à-dire en dormant, au glorieux saint Joseph, quil print 3 lEnfant et la Mère et senfuit en Egypte; dautant quHérode recherchait Notre-Seigneur à la vie 4, étant jaloux de sa royauté, craignant que Notre-Seigneur ne la lui vînt ôter. Plein de crainte et de colère de quoi les Rois Mages nétaient point repassés vers lui en Jérusalem, il commanda que lon fît mourir un nombre très grand de petits enfants au-dessous de lâge de deux ans, croyant par ce moyen que Notre-Seigneur sy trouverait, et [lui] sassurerait de la possession de son royaume par sa mort. Cet Evangile est plein dune grande quantité de belles conceptions. Je ne doute point que vous
a. Matt., II, 13-18. 1. Cest le titre donné par le Manuscrit. En effet, nous navons pas ici un Entretien fait au parloir, où les Religieuses posaient des questions à leur saint Fondateur, mais un Sermon prononcé à la chapelle. 2. dans lequel 3. prit 4. pour le faire mourir
nen ayez découvert plusieurs sur la considération que vous en avez faite au 5 jour de la fête des Innocents; mais la multitude qui sy rencontre me fait croire que vous en pourrez bien avoir laissé plusieurs qui seront bonnes à dire, bien que je ne veuille pas mamuser 6 à la recherche de celles que vous auriez pu laisser, non plus 7 que de traiter de celles que vous auriez pu tirer sur ce sujet, ains jentends de vous dire tout simplement ce que Dieu me donnera. Et tout ainsi quen un tableau où un homme fait ou bien un géant est représenté, combattant ou faisant quelque autre action, il est bien plus aisé de remarquer les traits de la peinture que non pas en un autre où est représenté quelque petit corps ou plusieurs petits ensemble qui sont en action (car il faut plus de temps pour observer tous les petits tours, entorses, plis et replis, linéaments et semblables observances 8 quil faut faire en la peinture, que non pas au premier; car à ceux-ci lon découvre autant de fois que lon les regarde quelque chose de nouveau, où 9 au contraire il est facile de découvrir du premier coup ce qui est au plus grand tableau); de même aux autres mystères qui nous sont représentés, où se trouvent Notre-Seigneur, Notre-Dame, saint Joseph, les pasteurs, les Rois Mages qui viennent adorer Notre-Seigneur, il est facile, ce semble, de découvrir du premier coup les mystères qui sont cachés sous cette peinture; mais il nest pas si aisé de le faire en ce petit tableau raccourci qui nous re
5. le 6. perdre le temps 7. pas plus 8. observations, considérations 9. tandis que
présente une peuplade si grande de petits enfants, qui, étant tous assemblés, semblent être une petite fourmilière. Pour beaucoup de temps, donc, que nous mettions à considérer ce qui nous est représenté en ce mystère, toujours néanmoins il nous reste quelque chose à découvrir de nouveau autant de fois que nous le regardons. Et pour entrer en mon sujet, qui est lEvangile, je commence par la première remarque que fait le grand saint Chrysostome, qui est linconstance, la variété, linstabilité des accidents de cette vie mortelle. Oh que cette considération est utile! car le défaut dicelle est ce qui nous porte au découragement, bizarrerie desprit, inquiétude, variété dhumeurs, inconstance et instabilité en nos résolutions ; car nous ne voudrions pas rencontrer en notre chemin nulle difficulté, nulle contradiction, nulle peine; nous voudrions avoir toujours des consolations sans sécheresses ni aridités, des biens sans mélange daucun mal, la santé sans maladie, le repos sans le travail, la paix sans troubler Qui ne voit notre folie? car nous voulons ce qui ne se peut. La pureté ne se trouve quen Paradis : le bien, le repos, la consolation y est en sa pureté, sans aucun mélange du trouble ni de laffliction ; au contraire, en enfer, le mal, le désespoir, le trouble, linquiétude sy trouve et y est en sa pureté, sans aucun mélange du bien, de lespérance, de la tranquillité ni de la paix. Mais en cette vie périssable, jamais le bien ne sy trouve sans la suite du mal, les richesses sans inquiétudes, le repos sans le travail, la consolation sans laffliction, la santé sans la maladie; bref, tout y est mélangé, cest une continuelle variété daccidents divers. Dieu a voulu que les saisons fussent diverses, que lautomne fut attaché à lété, lété au printemps, le printemps à lhiver, lhiver à lautomne pour nous montrer que rien qui soit 10 en cette vie nest stable ni permanent b, ains que les choses temporelles seraient perpétuellement muables, inconstantes et sujettes au changement. Le défaut, ainsi que jai dit, de la connaissance de cette vérité est ce qui nous rend muables et changeants en nos humeurs, dautant que nous ne nous servons pas de la raison que Dieu nous a donnée, laquelle raison étant immuable, ferme et solide, est ce qui nous rend semblables à Dieu. Quand Dieu dit : Faisons lhomme à notre semblance 11 c, il donna quant et quant la raison et lusage dicelle pour discourir 12, considérer et discerner le bien dentre 13 le mal, et les choses dignes délection 14 dentre celles qui méritent dêtre rejetées. La raison est ce qui nous rend supérieurs et maîtres de tous les autres animaux. Lorsque Dieu créa nos premiers parents, il leur donna lentière domination sur les poissons de la mer et sur les animaux de la terre d et par conséquent leur donna la connaissance de chaque espèce et les moyens de les dominer et sen rendre maîtres et seigneurs. Dieu na pas seulement fait cette grâce à lhomme de le rendre seigneur des animaux par le moyen du don quil lui a fait de la raison, en quoi il la rendu semblable à Lui,
b. Eccles., II, 11. c. Gen.,s, 26. d. Ibid., vv. 28-30. 10. de ce qui est 11. ressemblance 12. raisonner 13. davec 14. libre choix
ains encore lui a donné plein pouvoir sur toutes sortes daccidents et évènements. Il est dit que lhomme sage, cest à dire lhomme qui se conduit par la raison, se rendra maître absolu des astres. Quest-ce à dire cela, sinon que par lusage de la raison il demeurera ferme et solide en la diversité des accidents et évènements de cette vie mortelle ? Le temps soit beau ou quil pleuve, que lair soit calme ou que les vents soufflent, lhomme sage ne sen soucie, sachant bien que rien nest stable ni permanent e en cette vie et que ce nest pas le lieu de repos. En laffliction il ne désespère point, ains il attend la consolation; en la maladie il ne se tourmente point, ains il attend la santé, ou sil se voit tellement mal que la mort sen dût ensuivre 15 il bénit Dieu, espérant le repos de la vie immortelle après celle-ci; sil rencontre la pauvreté il ne safflige pas, dautant quil sait bien que les richesses ne sont point en cette vie sans pauvreté; sil est méprisé, il sait bien que lhonneur na point de permanence en cette vie, ains est ordinairement suivi de deshonneur ou du mépris. Bref, en toutes sortes dévènements, soit prospères ou adverses, il demeure ferme, stable, constant, solide en la résolution de tendre et prétendre à la jouissance des biens éternels. Il ne faut pas entendre cette variété, changement, mutation et instabilité ès choses transitoires et matérielles de cette vie mortelle; nullement, ains nous le devons considérer être encore quasi dans le succès de notre vie spirituelle, où
e. Eccles., ubi pag. prced.
15. suivre
la fermeté et constance est dautant plus nécessaire que la vie spirituelle est relevée au dessus de la vie mortelle et corporelle. Cest abus très grand que de ne vouloir point souffrir, ou sentir de mutations et changements en nos humeurs, tandis que nous ne nous gouvernerons ou ne nous laisserons pas gouverner par la raison. Lon dit communément : voyez cet enfant, il est bien jeune, mais il a pourtant déjà lusage de la raison. Plusieurs ont lusage de la raison qui ne se conduisent pourtant pas par le commandement de la raison. Dieu a donné la raison à lhomme pour le conduire, et pourtant, il y en a peu qui la laissent maîtriser en eux, ains au contraire ils se laissent gouverner par leurs passions, lesquelles doivent néanmoins être sujettes et obéissantes à la raison, selon lordre que Dieu désire être en nous. Je me veux faire entendre plus familièrement. La plupart des personnes du monde se laissent gouverner et conduire par leurs passions, et non à la raison; aussi sont-ils pour lordinaire bizarres, variants 16 et changeants en leurs humeurs. Sils ont une passion de se coucher de bonne heure, ils le font; si de se coucher tard, de même; sils ont une passion daller aux champs 17, ils se lèvent au 18 matin; sils en ont une de dormir, ils le font; sils veulent dîner tard ou tôt, ou déjeuner, ils le font. Et non seulement ils sont bizarres et inconstants en cela, mais ils le sont même en leur conversation, saccommodant à lhumeur de ceux quils veulent et non aux autres; ils se laissent
16. variables, qui changent souvent 17. à la campagne 18.le
emporter à leurs inclinations, affections particulières et passions, sans que pourtant on estime communément cela être vicieux entre les mondains; et pourvu quils nincommodent pas beaucoup lesprit du prochain on ne les tient pas pour bizarres et inconstants. Et pourquoi cela? Non pour autre, sinon parce que cest un mal ordinaire parmi les mondains. Mais en Religion on ne peut pas se laisser du tout 19 tant emporter à ses passions, dautant que, quant aux choses extérieures, les Règles y sont pour nous tenir réglés au prier, au manger et dormir, et ainsi des autres exercices, toujours à même heure quand lobéissance ou la cloche nous le signifie; il faut toujours navoir quune même conversation 20, car on ne se peut séparer. En quoi donc exerce-t-on la bizarrerie et inconstance? Cest en la diversité des humeurs, des volontés, des désirs. Maintenant je suis joyeux parce que toutes choses me succèdent selon ma volonté; tantôt je serai triste parce quil me sera arrivé une petite contradiction que je nattendais pas. Mais ne saviez-vous pas que ce nest point ici le lieu où le plaisir se trouve pur, sans mélange de déplaisir, que cette vie est mêlée de semblables accidents? Aujourdhui que vous avez de la consolation en loraison, vous êtes encouragée et résolue de bien servir Dieu; mais demain que vous serez en sécheresse, vous naurez point de coeur pour le service de Dieu : Mon Dieu, je suis si alangourie 21 et abattue, dites-vous. Dites-moi un
19. complètement, tout à fait 20. compagnie, société 21. languissante
peu, si vous vous gouverniez par la raison/ne verriez-vous pas que sil était bon de servir Dieu hier, quil sera très bon de le servir aujourdhui ? et cest toujours le même Dieu, aussi digne dêtre aimé quand vous êtes en sécheresse que quand vous êtes en consolation. Maintenant nous voulons une chose, et demain nous ne la voudrons plus; à cette heure, ce que je vois faire à un tel ou à une telle me plaît; tantôt cela me déplaira de telle sorte que cela sera capable de me faire concevoir de laversion. Jaime une personne maintenant et me plais grandement en sa conversation; demain jaurai peine de la supporter. Et quest-ce que veut dire cela ? nest-elle pas autant 22 capable dêtre aimée aujourdhui quelle était hier ? Si nous regardions à ce que nous dit la raison, qui est quil ne la faut aimer sinon parce que cest une créature qui porte limage de la divine Majesté, nous aurions autant de suavité en sa conversation que nous en avions eu dautres fois. Mais cela ne provient sinon de quoi 23 nous nous laissons conduire à nos inclinations, à nos passions ou à nos affections, pervertissant ainsi lordre que Dieu avait mis en nous, que tout serait sujet à la raison; car si la raison ne domine sur toutes nos puissances, nos facultés, nos passions, nos inclinations, nos affections et enfin sur tout ce qui est de nous, quarrivera-t-il sinon une continuelle vicissitude, inconstance, variété, changement, bizarrerie, qui nous feront être tantôt en courage, et un peu après lâches, négligents et paresseux ; tantôt joyeux, et puis mélancoliques ?
22. aussi 23. de ce que
Nous serons tranquilles une heure, et puis inquiets deux jours; bref, notre vie se passera en fainéantise et perte de temps. Sur ce premier point, donc, nous sommes incités et semonds 24 à considérer linconstance et variété des succès, tant ès choses temporelles quès choses spirituelles, afin quen lévènement des rencontres qui pourraient effaroucher nos esprits comme étant choses nouvelles et non prévues, nous ne perdions point courage et ne nous laissions point emporter à linégalité dhumeur parmi linégalité des choses qui nous arrivent; que soumis à la conduite de la raison que Dieu a mise en nous, nous demeurions fermes, constants et invariables en la résolution que nous avons faite de servir Dieu constamment, courageusement, ardemment et hardiment, sans dis-continuation quelconque. Si je parlais devant des personnes qui ne mentendissent pas, je tâcherais de leur inculquer du mieux 25 quil me serait possible ce que je viens de dire; mais vous savez que jai toujours tâché de vous inculquer bien avant dans la mémoire cette très sainte égalité desprit, comme étant la vertu la plus nécessaire et particulière de la Religion. Cest à quoi ont visé plus particulièrement tous les anciens Pères des Religions, à faire que cette égalité et stabilité dhumeurs et desprit régnât dans leurs monastères, et pour cela, ils ont établi les Statuts, Constitutions et Règles, afin que les Religieux sen servissent comme dun pont pour passer de la continuelle égalité des exercices qui
24. invités, pressés 25. le mieux
y sont marqués et auxquels il se faut assujettir, à cette tant aimable et désirable égalité desprit, parmi linconstance et inégalité des accidents que nous rencontrons au chemin tant de notre vie mortelle que de notre vie spirituelle. Le grand saint Chrysostome dit : Ecoute, ô homme qui te fâches de quoi toutes choses ne te succèdent pas comme tu voudrais, as-tu point de honte de voir que cela 26 que tu voudrais ne sest pas même trouvé en la famille de Notre-Seigneur? Considère, je te prie, les changements et vicissitudes, et la diversité des succès 27 qui sy rencontrent. Notre-Dame reçoit la nouvelle quelle concevra du Saint-Esprit un fils qui sera Notre-Seigneur et Sauveur : quelle joie, quelle jubilation pour elle en cette heure sacrée de lIncarnation du Verbe éternel! Un peu après, saint Joseph saperçoit quelle est enceinte, et savait bien que ce nétait pas de lui quelle létait; ô Dieu, quelle affliction! en quelle détresse ne fut-il pas! Et Notre-Dame, quelle extrémité de douleur et affliction ne ressentit-elle pas en son âme, voyant son cher époux sur le point de la quitter, sa modestie ne lui permettant pas de découvrir à saint Joseph lhonneur et la grâce dont Dieu lavait gratifiée! Un peu après cette bourrasque passée, lAnge ayant découvert le secret de ce mystère à saint Joseph, quelle consolation ne reçurent-ils pas! Lors Notre-Dame produit son Fils, les Anges annoncent sa naissance, les pasteurs et les Rois Mages le viennent adorer : je vous laisse à penser quelle jubilation et quelle consolation desprit
26. ce 27. évènements
neurent-ils pas parmi tout cela! Mais attendez, car ce nest pas tout. Un peu de temps après, lAnge du Seigneur vient dire en songe à saint Joseph.: Prends lEnfant et la Mère et tenfuis en Egypte f , dautant quHérode veut faire mourir lEnfant. Oh! que ce fut sans doute un sujet de douleur très grand et à Notre-Dame et à saint Joseph! Oh! que lAnge traite bien saint Joseph en vrai Religieux ! Prends lEnfant, dit-il, et la Mère, luis en Egypte et y demeure jusques à tant que je te le die. Quest-ce que ceci ? Le pauvre saint Joseph neût-il pas pu dire : Vous me dites que jaille; ne sera-t-il pas assez à temps de partir demain au matin? où voulez-vous que jaille de nuit? Mon équipage nest pas dressé 28; comment voulez-vous que je porte lEnfant? Aurai-je des bras assez forts pour le porter continuellement en un si long voyage? Quoi? entendez-vous que la mère le porte à son tour? hélas! ne voyez-vous pas bien que cest une jeune fille qui est encore si tendre? Je nai ni cheval, ni argent pour faire le voyage. Vous me dites que jaille en Egypte: hélas ! ne savez-vous pas bien que les Egyptiens sont ennemis jurés des Israélites ? qui nous recevra ? Et semblables choses que nous eussions bien alléguées à lAnge si nous eussions été en la place de saint Joseph, lequel ne dit pas un mot pour sexcuser de faire lobéissance, ains il partit à la même heure et fit tout ce que lAnge commanda. Il y a quantité de belles remarques sur ce commandement. Et premièrement nous sommes
f. Matt.. II, 13. 28. prêt
enseignés quil ne faut nulle remise ni délai en ce qui regarde lobéissance; cest le fait du paresseux que de retarder, ainsi que dit saint Augustin de soi-même : Tantôt, « encore un peu, » et puis je me convertirai. Le Saint-Esprit ne veut nulle remise, ains désire une grande promptitude à la suite de 29 ses inspirations; notre perte vient de notre lâcheté qui nous fait dire : je mamenderai tantôt. Pourquoi non à cette heure quil nous inspire et nous pousse? Nous sommes si tendres sur nous-mêmes que nous craignons tout ce qui semble nous empêcher de demeurer en notre tardiveté 30 et fainéantise, qui nous semble être un repos lequel ne veut point être interrompu par la sollicitation daucun objet qui nous attire à sortir de nous-mêmes; et nous disons quasi comme le paresseux, lequel se plaignant de quoi lon le veut faire sortir de sa maison : Comment sortirai-je, dit-il, il y a un lion sur le grand chemin, et les ours sont sur les avenues g qui, sans doute, me dévoreront. Oh! que nous avons grand tort de permettre que Dieu envoie et renvoie heurter et frapper à la porte de nos coeurs par plusieurs fois, avant que nous les lui voulions ouvrir et lui en permettre la demeure, car il y a à craindre que nous ne lirritions et contraignions de nous abandonner. De plus, il faut considérer la grande paix, constance et égalité desprit de la très sainte Vierge et de saint Joseph parmi linégalité si grande des divers accidents et évènements des choses qui
g. Prov., XXII, 13, XXVI, 13.
29. à suivre 30. lenteur, apathie
leur arrivaient, ainsi que nous avons dit. Or, voyez si nous avons raison de nous troubler et étonner si nous voyons semblables rencontres en la maison de Dieu qui est la Religion, puisque cela était en la famille même de Notre-Seigneur, où la fermeté, la constance et la solidité même faisait sa résidence, qui est Notre-Seigneur. Il nous faut dire et redire plusieurs fois, afin de le mieux graver en nos esprits, que linégalité des accidents ne doit pas porter nos âmes et nos esprits à nulle sorte dinégalité dhumeurs; car linégalité dhumeur ne provient dautre source que de nos passions, inclinations ou affections immortifiées, et cela ne doit plus avoir aucun pouvoir sur nous, tandis quil nous incitera à faire, délaisser 31 ou désirer aucune chose, pour petite quelle puisse être, qui soit contraire à ce que la raison nous dicte quil faut faire ou délaisser pour plaire à Dieu. Je passe à la seconde considération que je fais sur cette parole : lAnge du Seigneur dit à saint Joseph : Prends lEnfant, et ce qui sensuit 32 . Mais je marrête à cette parole : lAnge du Seigneur. Sur quoi je désire que nous remarquions lestime que nous devons faire du secours, de lassistance et de la direction de ceux que Dieu met autour de nous pour nous aider à marcher sûrement en la voie de la perfection. Mais premièrement, quand on dit : lAnge du Seigneur, il ne faut pas lentendre comme lon dit : lAnge dun tel ou dune telle; car cela veut dire notre Ange gardien, qui a soin de nous de la part de Dieu;
31. laisser 32. suit
mais Notre-Seigneur, qui est le Roi et la guide 33 des Anges mêmes, na pas besoin ou navait pas besoin durant le cours de sa vie mortelle dun Ange gardien. Quand on dit lAnge du Seigneur, cela se doit entendre ainsi : savoir, lAnge destiné à la conduite de la maison et famille de Notre-Seigneur, plus spécialement à son service et de la très sainte Vierge. Pour expliquer ceci familièrement : lon a changé doffice et daides ces jours passés; quest-ce que ces aides que lon vous donne lune à lautre signifient? pourquoi vous les donne-t-on? Saint Grégoire dit que nous avons besoin de faire en ce misérable monde, pour nous tenir fermement solides en lentreprise que nous faisons de nous sauver ou de nous perfectionner, ce que font ceux qui marchent sur la glace: car, dit-il, ils se prennent par la main, ou par dessous les bras, afin que si lun glisse il puisse être retenu par lautre, et puis, que lautre puisse être retenu par lui quand il sera ébranlé pour tomber à son tour. Nous sommes en cette vie comme dessus la glace, trouvant à tous propos des occasions propres pour nous faire trébucher et tomber à tous rencontres : tantôt en chagrin, ores en des murmures, un peu après en des bizarreries desprit, qui feront que lon ne saurait rien faire qui nous puisse contenter; un peu après nous entrons en dégoût de notre vocation, la mélancolie nous Suggérant que nous ne ferons jamais rien qui vaille; et que sais-je moi? semblables choses et accidents qui se
33. employé souvent au XVIIe siècle pour le masculin : le guide. 34. maintenant
rencontrent en notre petit monde spirituel. Car lhomme est un abrégé du monde, ou, pour mieux dire, un petit monde, auquel 35 se rencontre tout ce que lon voit au grand monde universel : les passions représentent les bêtes et les animaux qui sont sans raison ; les sens, les inclinations, les affections, les puissances, les facultés de notre âme, tout cela n sa signification particulière ; mais je ne me veux pas arrêter à cela, ains je veux suivre mon discours commencé. Les aides, donc, que lon nous donne sont pour nous aider à nous tenir fermes en notre chemin, afin de nous empêcher de tomber, ou, si nous tombons, elles nous aident à nous relever. O Dieu! avec quelle franchise, cordialité, sincérité, simplicité et fidèle confiance ne devons-nous pas traiter avec ces aides qui nous sont données de la part de Dieu pour notre avancement spirituel! non certes autrement que comme avec nos bons Anges nous les devons regarder tout de même, car nos bons Anges sont appelés nos Anges gardiens parce quils sont chargés de nous assister de leurs inspirations, de nous défendre en nos périls, de nous reprendre en nos défauts et de nous exciter à la poursuite de la vertu; ils sont chargés de porter nos prières devant le trône de la divine bonté et miséricorde de Notre-Seigneur, et de nous rapporter lentérinement de nos requêtes; et les grâces que Dieu nous veut faire, il nous les fait par lentremise ou intercession de nos bons Anges. Nos aides sont nos bons Anges visibles, ainsi que nos Anges gardiens le sont invisibles; nos aides
35. où
font extérieurement ce que nos Anges font intérieurement : car elles nous avertissent de nos défauts, elles nous encouragent en nos faiblesses et lâchetés, elles nous excitent à la poursuite de notre entreprise pour parvenir à la perfection, elles nous empêchent par leurs bons conseils de tomber et nous aident à nous relever quand nous sommes chus en quelque précipice dimperfection ou de défaut. Si nous sommes accablés dennui et de dégoût, elles nous aident à porter patiemment notre peine, et prient Dieu à ce quil nous donne la forcé de la supporter pour ne point succomber en la tentation h. Or, voyez donc létat que nous devons faire de leur assistance et du soin quelles ont pour 36 nous. Je considère en après 37 pourquoi Notre-Seigneur, qui est la Sapience 38 éternelle, ne prend pas soin de sa famille, je veux dire davertir saint Joseph, ou bien sa très douce Mère, de tout ce qui leur devait arriver. Ne pouvait-il pas bien dire à loreille de son beau-père saint Joseph : Allons-nous-en en Egypte, où nous demeurerons jusques à un tel temps? puisque cest une chose toute assurée quil avait lusage de la raison dès linstant de sa conception aux entrailles de la très sainte Vierge; mais il ne voulait pas faire ce miracle de parler avant quil en fût temps. Ne pouvait-il pas bien linspirer au coeur de sa sainte Mère, ou de son bien aimé père saint Joseph, époux de la très sacrée Vierge? Pourquoi, dis-je, ne fit-il pas tout cela, plutôt que den laisser la
h. Matt., VI, 13. 36. de 37. ensuite 38. Sagesse
charge à lAnge qui était beaucoup inférieur à Notre-Dame ? Ceci nest pas sans mystère. Notre-Seigneur ne voulut rien entreprendre sur la charge de saint Gabriel, lequel ayant été commis de la part du Père éternel pour annoncer le mystère de lIncarnation à la glorieuse Vierge, fut dès lors comme grand économe général de la maison et famille de Notre-Seigneur, et avait soin du succès 39 des accidents divers qui sy devaient rencontrer, pour empêcher que rien ny survînt qui pût abréger la vie mortelle de notre petit Enfant nouveau-né : cest pourquoi il avertit saint Joseph de lemporter promptement en Egypte, pour éviter la tyrannie dHérode qui faisait dessein de le faire mourir. Notre-Seigneur ne se voulut pas gouverner lui-nième, ains se laisse porter où lon veut et par qui lon veut; il semble quil ne sestime pas assez sage pour se conduire lui-même ni sa famille, ains laisse gouverner lAnge tout ainsi quil veut, encore quil nait point de science ni de sapience pour entrer en comparaison avec sa divine Majesté. Et maintenant nous autres, serons-nous si osés de dire que nous nous gouvernerons bien nous-mêmes, comme nayant plus besoin de direction ni de laide de ceux que Dieu nous a donnés pour nous conduire, ne les estimant assez capables pour nous? Dites-moi, lAnge était-il plus que Notre-Seigneur ou Notre-Dame? avait-il meilleur esprit et plus de jugement? Nullement. Etait-il plus qualifié, ou doué de quelque grâce spéciale ou particulière? Cela ne se peut, vu que Notre-
39. de lissue
Seigneur est Dieu et homme tout ensemble, et que Notre-Dame, étant Mère de Dieu, a par conséquent plus de grâces et perfections que tous les Anges ensemble : néanmoins lAnge commande, et il est obéi. Mais de plus, voyez lordre qui se garde en cette sainte Famille. Il ny n point de doute quil en était de même quen celle des éperviers, où les femelles sont maîtresses et valent mieux que les mâles. Qui pourrait entrer en doute que Notre-Dame ne valût mieux que saint Joseph, et quelle neût plus de discrétion et de qualités propres pour le gouvernement que son époux ? Néanmoins, lAnge ne sadresse point à elle de 40 tout ce quil est requis de faire, soit pour aller, soit pour venir, ni enfin pour quoi que ce soit. Ne vous semble-t-il pas que lAnge commet une grande indiscrétion 41 de sadresser plutôt à saint Joseph quà Notre-Dame, qui est le chef de la maison, portant avec elle le trésor du Père éternel? Neût-elle pas eu à bon droit raison de soffenser de cette procédure 42 et façon de traiter? Sans doute elle eût pu dire à son époux: Pourquoi irai-je en Egypte, puisque mon Fils ne ma point révélé que je le dûsse faire. ni moins lAnge ne men a point parlé? Or, Notre-Dame ne dit rien de tout cela, elle ne soffensa point de quoi lAnge sadressait à saint Joseph, nias elle obéit tout simplement, parce quelle sait que Dieu la ainsi ordonné; elle ne sinforme point pourquoi, ains il lui suffit que Dieu le veut ainsi et quil prend plaisir que lon se soumette sans autre considération. Mais je suis plus que
40. pour 41. incivilité 42. ce procédé
lAnge et que saint Joseph, pouvait-elle dire. Rien de tout cela; cest à quoi elle ne pense pas seulement. Ne voyez-vous pas que Dieu prend plaisir de traiter ainsi avec les hommes, pour leur apprendre la très sainte et très amoureuse sujétion ? Saint Pierre était un homme rude, grossier, un vieil 43 pêcheur, métier mécanique, dune basse condition; saint Jean, au contraire, était un jeune gentilhomme, doux, agréable, savant; saint Pierre ignorant : et néanmoins Dieu veut que saint Pierre conduise les autres et soit le Pasteur universel, et que saint Jean soit lun de ceux qui sont conduits et qui lui obéissent. Grand cas de lesprit humain, qui ne veut point se rendre capable dadorer les secrets mystères de Dieu et de sa volonté, sil na quelque sorte de connaissance pourquoi ceci ou pourquoi cela ! Jai meilleur esprit, plus dexpérience, dit-on de soi, et semblables belles raisons qui ne sont propres quà produire des inquiétudes, des bizarres humeurs, des murmures. A quelle raison donne-t-on cette charge? pourquoi a-t-on dit cela ? à quelle fin fait-on faire une telle chose à celle-ci plutôt quà lautre ? Grande pitié! dès quune fois on sest laissé aller à éplucher tout ce que lon voit faire, que ne faisons-nous pas pour perdre la tranquillité de nos coeurs ! Il ne nous faut point dautre raison, sinon que Dieu le veut ainsi, et cela nous doit suffire. Mais qui massurera que cest la volonté de Dieu? Nous voudrions que Dieu nous révélât toutes choses par des secrètes inspirations.
43. vieux
Voudrions-nous attendre quil nous envoyât des Anges pour nous annoncer ce qui est de sa volonté? Il ne le fit pas à Notre-Dame même (au moins en ce sujet), ains voulut la lui faire savoir par lentremise de saint Joseph auquel elle était sujette comme à son supérieur. Nous voudrions, par aventure 44, être enseignés et instruits par Dieu même, par la voie des extases, ravissements, visions, et que sais-je moi? semblables niaiseries que nous forgeons en nos esprits, plutôt que de nous soumettre à la voie très aimable et commune dune sainte soumission à la conduite de ceux que Dieu nous a donnés, et à lobservance de la direction tant des Règles que des Supérieurs. Quil nous suffise donc de savoir que Dieu veut que nous obéissions, sans nous amuser à la considération de 45 la capacité de ceux à qui il faut obéir; et ainsi nous assujettirons nos esprits à marcher tout simplement en la très heureuse voie dune sainte et tranquille humilité, qui nous rendra infiniment agréables à Dieu. Il nous faut maintenant passer au troisième point de notre discours, qui est une remarque que jai faite sur le commandement que lAnge fit à saint Joseph de prendre lEnfant et la Mère, et sen aller en Egypte, et y demeurer jusques à tant quil lavertisse de sen retourner. Vraiment lAnge parlait bien courtement, et traitait bien saint Joseph en bon Religieux : Va, et nen reviens point que je ne te le die. Sur cette façon de procéder entre lAnge et saint Joseph, nous sommes enseignés, en troisième lieu, comme nous nous
44. peut-être 45. perdre le temps à considérer
devons embarquer sur la mer de la divine Providence, sans biscuit, sans rames, sans avirons, sans voiles et enfin sans nulle sorte de provisions, ains laisser tout le soin de nous-mêmes à Notre-Seigneur, sans retour, réplique ni craintes quelconques de ce qui nous pourrait arriver. Car lAnge dit simplement : Prends lEnfant et la Mère et tenfuis en Egypte, sans lui dire ni par quel chemin il ira, ni quelles provisions ils auront pour passer leur chemin, ni en quelle part 46 de lEgypte, ni moins qui les recevra, ni de quoi ils se nourriront y étant. Le pauvre saint Joseph neût-il pas eu raison de lui faire quelque réplique? Vous me dites que je parte et si promptement? Tout à cette heure; pour nous montrer la promptitude que le Saint-Esprit requiert de nous lorsquil nous dit : Surge, lève-toi, sortant de toi-même et de telle imperfection. Le Saint-Esprit est ennemi des remises et des délais. Considérez, je vous supplie le grand patron et modèle des parfaits Religieux, saint Abraham, voyez comme Dieu le traite : Abraham, sors de ta terre et de ta parenté, et va à la montagne que je te montrerai 47 Que dites-vous, Seigneur? que je sorte de la ville? Mais dites-moi donc si jirai du côté de lorient ou de loccident. Il ne fait aucune réplique, ains part de là tout promptement, et sen va où lEsprit de Dieu le conduisait, jusques en une montagne qui sest appelée depuis Vision de Dieu, dautant quil reçut des grâces
46. partie 47. Les Soeurs qui ont rédigé cet Entretien ont commis la méprise de confondre ici deux passages de la Genèse (chapitres XIX et XXIX).
grandes et signalées en cette montagne, pour montrer combien la promptitude de lobéissance lui est agréable. Saint Joseph neût-il pas pu dire à lAnge : Vous dites que jemmène lEnfant et la Mère ; dites-moi donc, sil vous plaît, de quoi les nourrirai-je en chemin? car vous savez bien, mon seigneur, que nous navons point dargent. Il ne dit rien de tout cela, se confiant pleinement que Dieu y pourvoirait; ce quil fit, quoique petitement, leur faisant trouver pour sentretenir simplement, ou par le moyen du métier de saint Joseph, ou même par des aumônes quon leur faisait. Certes, tous les anciens Religieux ont été admirables en cette confiance quils ont eue que Dieu leur pourvoirait toujours assez ce de quoi il leur serait nécessaire pour ce qui regardait lentretien de leur vie, laissant ainsi tout le soin deux-mêmes à la divine Providence. Mais je considère quil nest pas seulement requis de nous reposer en la divine Providence pour ce qui regarde les choses temporelles, ains beaucoup plus pour ce qui appartient à notre vie spirituelle et à notre perfection. Il ny a certes que le trop grand soin que nous avons de nous-mêmes qui nous fasse perdre la tranquillité Je lesprit et qui nous porte si souvent à des inégalités et bizarreries dhumeurs; car dès que quelques contradictions nous arrivent, voire seulement quand nous apercevons en nous quelque petit trait de nos immortifications, que nous commettons quelque défaut, pour petit quil soit, il nous semble que tout est perdu. Est- ce si grande merveille de nous voir broncher quelquefois en la voie de notre perfection? Mais je suis si misérable et remplie dimperfection ! Le connaissez-vous bien? bénissez Dieu de quoi il vous a donné cette connaissance, et ne vous lamentez pas tant ; vous êtes bien heureuse de connaître que vous nêtes que la misère même. Après avoir béni Dieu de la connaissance quil vous en donne, retranchez cette tendreté inutile ~ui vous fait plaindre de votre infirmité. Nous avons des tendretés sur nos corps qui sont grandement contraires à la perfection, mais plus, sans comparaison, celles que nous avons sur notre esprit. Mon Dieu! je ne suis pas fidèle à Notre-Seigneur, et partant je nai point de consolation à loraison. Grande pitié, certes ! Mais je suis si souvent en sécheresse, cela me fait croire que je ne suis pas bien avec Dieu, qui est si plein de consolation. Voire, cest bien dit : comme si Dieu donnait toujours des consolations à ceux quil aime! Y a-t-il jamais eu pure créature si digne dêtre aimée de Dieu et qui lait plus été, que Notre-Dame et saint Joseph? voyez sils sont toujours en consolation. Se peut-il jamais imaginer une affliction plus extrême que celle que saint Joseph ressentit lorsquil saperçut que la glorieuse Vierge était enceinte, sachant bien que ce nétait pas de son fait? Son affliction et sa détresse était dautant plus grande que la passion de lamour est plus véhémente que les autres passions de lâme; et de plus, en lamour, la jalousie est lextrémité de la peine, ainsi que le déclare lEpouse au Cantique des Cantiques : Lamour, dit-elle, est fort comme la mort, car lamour fait en lâme tous les mêmes effets que la mort au corps; mais le zèle, la jalousie, elle est dure comme lenfer i. Oh ! je vous laisse à penser donc quelle était la douleur du pauvre saint Joseph, et de Notre-Dame encore quand elle se vit en lestime que pouvait avoir delle celui quelle aimait si chèrement et duquel elle savait être si chèrement aimée : la jalousie le faisait languir, ne sachant quel conseil prendre ; il se résolvait, plutôt que de blâmer celle quil avait toujours tant honorée et aimée, de se départir delle 48 sans dire mot. Mais je sens bien la peine que me cause cette tentation ou mon imperfection. Je le crois; mais dites-moi, peut-elle être comparable 49 à celle de laquelle nous venons de parler? Il ne se peut; et si cela est, considérez, je vous prie, si nous avons raison de nous plaindre et lamenter, puisque saint Joseph ne se plaint point, ni nen témoigne rien en son extérieur : il nen est point plus amer en sa conversation, il nen fit pas la mine à Notre-Dame, ni ne la maltraita point; ains simplement il souffre une peine extrême et ne veut faire autre chose que de la quitter : Dieu sait pourtant ce quil pouvait faire en ce sujet. Mon aversion est si grande envers cette personne, je ne lui saurais presque parler quavec une grande peine, ses actions me déplaisent si fort ! Cest tout un, il nen faut pas pourtant entrer en bizarrerie contre elle, comme si elle en pouvait mais; ains il se faut comporter comme Notre-Dame et saint Joseph. Il faut être tranquille
i. Cap. VIII, 6. 48. séloigner delle, la quitter 49. comparée
en notre peine, et laisser le soin à Notre-Seigneur de nous lôter quand bon lui semblera. Il était bien au pouvoir de Notre-Dame dapaiser cette bourrasque, mais elle ne le voulut point faire pourtant, ains laissa pleinement lissue de cette affaire à la divine Providence. Ce sont deux cordes également discordantes et également nécessaires dêtre accordées pour bien jouer du luth, que la chanterelle et la basse; il ny a rien de plus discordant que le haut avec le bas: néanmoins, sans laccord de ces deux cordes, lharmonie du luth ne peut être agréable. De même en notre luth spirituel, ce sont deux choses également discordantes et nécessaires dêtre accordées : avoir un grand soin de nous perfectionner, et navoir point de soin de notre perfection, ains le laisser entièrement à Dieu. Je veux dire quil faut avoir le soin que Dieu veut que nous ayons de nous perfectionner, et néanmoins lui laisser le soin de notre perfection. Dieu veut que nous ayons un soin tranquille et paisible, qui nous fasse faire ce qui est jugé propre par ceux qui nous conduisent, et aller fidèlement toujours avant dans le chemin qui nous est marqué par les Règles et directions qui nous sont données; et puis, quant au reste, que nous nous en reposions en son soin paternel, tâchant tant quil nous sera possible de tenir notre âme en paix; car la demeure de Dieu a été faite en paix i et au coeur paisible et bien reposé. Vous savez que lorsque le lac est bien calme et que les vents nagitent point ses -eaux, le ciel, en une nuit bien
f. Ps. LXXV, 3.
sereine, y est si bien représenté avec les étoiles, que regardant en bas il semble que lon voit la même beauté du ciel que quand on regarde en haut: de même, quand notre âme est bien accoisée 50, et que les vents des soins superflus et des inégalités et inconstances desprit ne la troublent ni inquiètent, elle est fort capable de porter en elle limage de Notre-Seigneur. Mais quand elle est troublée, inquiétée et agitée des diverses bourrasques que causent les passions, lorsquon se laisse gouverner par elles et non par la raison, nous ne sommes nullement capables de représenter la belle et très aimable image de Notre-Seigneur crucifié, ni la diversité de ses excellentes vertus, ni notre âme ne pourra pas être capable de lui servir de lit nuptial. Il nous faut donc laisser le soin de nous-mêmes à la merci de la divine Providence, et faire néanmoins tout bonnement et simplement ce qui est en notre pouvoir pour nous amender ou perfectionner, prenant toujours soigneusement garde de ne point laisser troubler ni inquiéter nos esprits. Je remarque enfin que lAnge ayant dit à saint. Joseph quils demeurassent en Egypte jusquà ce quil lavertît den revenir, le bon et glorieux Saint ne lui dit point : Et quand sera-ce, seigneur, que vous me le direz? pour nous enseigner que, quand lon nous fait commandement dembrasser quelque exercice, il ne faut pas dire : Sera-ce pour longtemps? ains il faut embrasser tout simplement la parfaite obéissance dAbraham. Lorsque Dieu lui commanda de lui
50. calme, tranquille
sacrifier son fils, il napporta nulle réplique, ni plainte, ni délai à exécuter le commandement de Dieu : aussi Dieu le favorisa grandement en lui faisant trouver un bélier quil sacrifia sur la montagne au lieu de son fils, Dieu se contentant de sa volonté k. Je conclus par la simplicité que pratiqua saint Joseph en sen allant, sur le commandement de lAnge, en Egypte, où il était assuré de trouver autant dennemis quil y avait dhabitants dans ce pays-là. Ne pouvait-il pas bien dire: Vous me faites emporter lEnfant et nous faites fuir un ennemi, et vous allez nous mettre entre les mains de mille et mille que nous trouverons en Egypte, dautant 51 que nous sommes dIsraël. Il ne fait point de réflexion sur le commandement, cest pourquoi il y alla plein de paix et de confiance en Dieu. De même, nous autres, quand on nous donne quelque charge, ne disons pas : Mon Dieu, je suis si brusque, si lon me donne telle charge je ferai mille traits dactivité ; je suis déjà si distraite, si lon me fait portière, je le serai bien plus, car lon sait tant de nouvelles à la porte! mais si lon me laissait, en ma cellule, je serais si modeste, si tranquille et si recueillie. Allez tout simplement en Egypte parmi la grande quantité dennemis que vous y aurez, car Dieu qui vous y fait aller vous y conservera et vous ny mourrez point; et si, au contraire, vous demeurez en Israël où est lennemi de votre propre volonté, sans doute il vous y fera mourir. Il ne
k. Gen., XXII, 1-13.
51.vu
serait pas bien de prendre par sa propre élection 52 des charges et offices, de crainte que nous ny fassions pas notre devoir; mais quand cest par obéissance napportons jamais nulle excuse. car Dieu est pour nous, et nous fera profiter en la perfection davantage que si nous neussions rien eu à faire. Et ne savez-vous pas (ce que je vous ai déjà dit dautres fois, mais quil nest pas mauvais à redire) que Cassian dit que la vertu ne requiert 53 pas que nous soyons privés de loccasion de trébucher en limperfection qui lui est contraire ? « Il ne suffit pas, » dit-il, « pour être patient et bien doux en soi-même, dêtre privé de la conversation des hommes; car il mest arrivé, étant en ma cellule tout seul, de me passionner 54 tellement, que, quand je prenais mon fusil et il ne prenait pas feu, » je le jetais là de colère. Certes, il faut finir, et par ce moyen vous laisser en Egypte avec Notre-Seigneur, lequel, je crois, comme les uns tiennent, quand il avait quelque peu de temps de reste après avoir aidé en quelque petite chose à son beau-père saint Joseph, faisait des petites croix, commençant dès lors à témoigner le désir quil avait de lheure dernière de la Rédemption.
52. choix 53. ne demande, nexige 54. me fâcher
VIVE JÉSUS!
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