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SEPTIÈME ENTRETIENPRÉDICATION DES LOIS QUE MONSEIGNEUR NOUS A DONNÉE EN LOCTAVE DES ROIS (1)(DE TROIS LOIS SPIRITUELLES)
LEcriture Sainte rapporte a que la fille de Jephté demanda à son père deux mois tout entiers pour pleurer sa virginité par les montagnes avant que lon la fît mourir; puis après, à son imitation, les filles dIsraël pleuraient tous les ans en ce temps-là. Qui eut demandé à ces filles de quoi elles pleuraient, elles eussent répondu : Nous pleurons tous les ans parce que la fille de Jephté a pleuré une fois en ce temps ici. De même, qui demanderait pourquoi est-ce que lon se réjouit tous les ans à la solennité des Rois, et que même en ces quartiers de deça les 2 Gaules, lon fait élection dun roi par forme de réjouissance, lon pourrait répondre: Nous nous réjouissons tous les ans à cause que Notre-Dame et glorieuse Maîtresse sest réjouie une fois en ce temps ici, lorsquelle vit venir de si loin les Rois pour adorer son Fils, lequel fut par ce moyen reconnu pour
a. Judic., XI, 37-40. 1. De même que le « troisième Entretien », celui-ci est un sermon fait à léglise, comme lindique le titre du Manuscrit. 2. en deça des
Roi suprême et le Monarque de tout le monde. Le bonheur du sort métant arrivé dêtre votre roi 3, jai pensé que je vous devais donner des lois avant que loctave se passe, après laquelle je ne serai plus roi. Les voici, je vous les apporte; vous les observerez le long de cette année, jusques à tant que Dieu vous envoie un nouveau roi ou une reine, qui vous en donneront aussi des nouvelles. Et pensant quelles lois je vous devais donner, qui vous fussent fort utiles et agréables, jai jeté les yeux de ma considération sur lEvangile daujourdhui, lequel fait mention du baptême de Notre-Seigneur et de la glorieuse apparition du Saint-Esprit en forme de colombe b, sur laquelle apparition je me suis arrêté. Et considérant que le Saint-Esprit est lamour du Père et du Fils, jai pensé que je vous devais donner des lois toutes damour, lesquelles jai prises des colombes, en considération de ce que le Saint-Esprit avait bien voulu prendre sa forme, et dautant plus aussi que toutes les âmes qui sont dédiées au service de la divine Majesté sont obligées dêtre comme des chastes et amoureuses colombes. Aussi voit-on que IEpouse, au Cantique des Cantiques c est souventes fois nommée de ce nom, et à bon droit certes, car il y a une
b. Matt., III, 13-17. c. Cap. II, 10, 14 ; V, 2 ; VI, 8. 3. Avec la coutume traditionnelle de tirer le gâteau des rois, lusage sétait introduit parmi les premières Religieuses de la Visitation, de réserver la part de leur Fondateur. En 1620, cette part contenait la fève; aussitôt la Communauté écrivit au Saint une protestation de fidélité et lui demanda des lois. Il répondit à cette requête le 13 janvier, en faisant à ses Filles la « Prédication » qui suit.
grande correspondance entre les qualités de la colombe et celles de lamoureuse colombelle de Notre-Seigneur. Les colombes ont des lois sans nombre, comme aussi tout le reste des animaux. Les lois des colombes sont infiniment agréables, et cest une méditation très suave que de les considérer. Quelle plus belle loi, je vous prie, que celle de lhonnêteté 4 ? Car il ny a rien de plus honnête 5 que la colombe, elle est propre à merveille; bien quil ny ait rien de plus sale que les colombiers et les lieux où elles font leurs nids ; néanmoins on ne vit jamais une colombe salie, elles ont toujours leur pennage lisse et quil fait grandement beau voir au soleil. Considérez, je vous supplie, combien la loi de leur simplicité est agréable, car Notre-Seigneur même la louée, disant à ses Apôtres : Soyez simples comme colombes, et prudents comme le serpent d . Mais en troisième lieu, mon Dieu, que la loi de leur douceur est agréable ! car elles sont sans fiel et sans amertume. Et cent autres lois quelles ont, qui sont infiniment aimables et utiles à observer par les âmes dédiées en la Religion au service plus spécial de la divine Bonté. Mais jai considéré que si je vous donnais des lois que vous eussiez déjà, vous nen feriez pas grande estime : jen ai donc choisi trois tant seulement 6, qui sont dune utilité nonpareille étant bien observées, et qui apportent une très grande suavité à lâme qui les considère, parce quelles
d. Matt., X, 16. 4. netteté 5. net 6. seulement
sont toutes damour et extrêmement délicates pour la perfection de la vie spirituelle. Ce sont trois secrets qui sont dautant plus excellents pour acquérir la perfection quils sont moins reconnus 7 de ceux qui font profession de lacquérir, au moins de la plus grande partie 8. Mais quelles sont donc ces lois? La première que jai fait dessein de vous donner est celle des colombes qui font tout pour leur colombeau et rien pour elles ; il semble quelles ne disent autre chose sinon : Mon cher colombeau est tout pour moi, et moi je suis toute à lui e, il est toujours tourné de mon côté f pour penser en moi, et moi je my attends et my assure 9 : quil aille donc chercher, ce bien aimé colombeau, où il lui plaira, si nentrerai-je point en défiance de son amour, ains je me confie pleinement en son soin. Vous aurez peut-être vu, mais non pas remarqué, que les colombes, tandis quelles couvent leurs oeufs, ne bougent de dessus jusques à ce que leurs petits colombeaux soient éclos, et quand ils le sont, elles continuent de les couver et fomenter tandis quils en ont besoin. Et pendant tout ce temps-là la colombe ne va nullement à la cueillette pour se nourrir, ains elle en laisse tout le soin àson cher paron 10, lequel lui est si fidèle que non seulement il va à la quête des grains pour la nourrir, mais aussi il lui apporte de leau dans son bec pour labreuver; il a un soin nonpareil que
e. Cant., II, 16, VI, 2. f. Ibid., VII, 10. 7. connus 8. de la plupart 9. jy compte et jen suis sûre 10. Terme de fauconnerie; se disait plutôt du père des oiseaux de proie.
rien ne lui manque de ce qui lui est nécessaire, et si grand, que jamais il ne sest vu de colombe morte faute de nourriture en ce temps-là. La colombe fait donc tout pour son colombeau : elle couve et fomente ses petits pour le désir quelle a de lui plaire en lui donnant génération, et le colombeau prend soin de nourrir sa chère colombelle qui lui n laissé tout le soin delle; elle ne pense quà plaire à son paron, et lui, en contre-échange, ne pense quà la sustanter. Oh quelle agréable et profitable loi est celle-ci, de ne faire rien que pour Dieu et lui laisser tout le soin de nous-mêmes! Je ne dis pas seulement pour ce qui regarde le temporel, car je nen veux pas parler ici où il ny a que nous autres, cela sentend assez sans le dire; mais je dis pour tout ce qui regarde le spirituel, lavancement de nos âmes en la perfection. Et ne voyez-vous pas que la colombe ne pense quen son bien aimé colombeau et à lui plaire, en ne bougeant de dessus ses oeufs? et cependant, rien ne lui manque, lui, en récompense, prenant tout le soin delle. Oh ! que nous serions heureuses si nous faisions tout pour notre très aimable Colombeau qui est le Saint-Esprit! car il prendrait tout le soin de nous, et à mesure que notre confiance, par laquelle nous nous reposerions en sa providence, serait plus grande, plus aussi son soin sétendrait sur toutes nos nécessités. Et ne faudrait jamais douter que rien nous manquât, car son amour est infini pour lâme qui se repose en lui. Oh que la colombe est heureuse davoir tant de confiance en son cher paron ! cest ce qui la fait vivre en paix et en une merveilleuse tranquillité. Mille fois plus heureuse est lâme qui, laissant tout le soin delle-même et de tout ce qui lui est nécessaire, à son cher et bien aimé Colombeau, ne pense quà couver et fomenter ses petits, pour lui plaire et lui donner génération; car elle jouit dès cette vie dune tranquillité et dune paix si grande quil ny en n point de comparable, ni de repos égal au sien en ce monde, ains seulement là-haut au Ciel, où elle jouira à jamais pleinement des chastes embrassements de son céleste Epoux. Mais quest-ce que nos oeufs, quil faut que nous couvions jusques à ce quils soient éclos pour avoir des petits colombeaux? Nos oeufs sont nos désirs, lesquels étant bien couvés et fomentés, les colombeaux en proviennent, qui sont les effets de nos désirs; mais, entre nos désirs, il y en a un qui est suréminent au-dessus de tout autre et qui mérite grandement dêtre bien couvé et fomenté pour plaire à notre divin Paron le Saint-Esprit, lequel veut toujours être appelé lEpoux sacré de nos âmes, tant sa bonté et son amour est grand envers nous. Ce désir est celui que nous avons apporté entrant en Religion, qui est dembrasser la perfection religieuse; cest lune des branches de lamour de Dieu et lune des plus hautes qui soit en cet arbre divin. Mais ce désir ne se doit pas étendre plus loin que les moyens qui nous sont marqués dans nos Règles et Constitutions, pour parvenir à cette perfection que nous avons prétendu dacquérir en nous obligeant à la poursuite; ains il le faut couver et fomenter tout le temps de notre vie, afin de faire que ce désir devienne un beau petit colombeau qui puisse ressembler à son Père qui est la perfection même g. Et cependant, nayons autre attention que de nous tenir sur nos oeufs, cest-à-dire ramassés 11 dans les moyens qui nous sont prescrits pour notre perfection, laissant tout le soin de nous-mêmes à notre unique et très aimable Colombeau, qui ne permettra pas que rien nous manque de ce qui nous sera nécessaire pour lui plaire. Cest une grande pitié, certes, de voir des âmes, dont le nombre nest que trop grand, qui, prétendant à la perfection, simaginent que tout consiste à faire une grande multitude de désirs, et sempressent beaucoup à rechercher ores 12 ce moyen et tantôt un autre pour y parvenir, et ne sont jamais contentes ni tranquilles en elles-mêmes ; car dès quelles ont un désir elles tâchent vitement 13 den concevoir un autre, et semble quelles soient comme les poules, lesquelles nont pas sitôt fait un oeuf quelles en chargent 15 aussitôt un autre, laissant là celui quelles ont fait sans le couver, de sorte quil nen réussi i~ point de poussin. La colombe nen fait pas de même, car elle couve et fomente ses petits jusques à tant quils soient capables de voler et aller à la cueillette pour se nourrir. La poule, si elle a des petits, elle sempresse grandement et ne cesse de closser 16 et mener du bruit; mais la colombe se tient coite et tranquille, elle
g. Matt., V, 48. 11. concentrés, recueillis 12. maintenant 13. vite 14. font 15. sort 16. glousser
ne closse ni ne sempresse point. De même, il y a des âmes, lesquelles ne cessent de closser et sempresser après leurs petits, cest-à-dire après les désirs quelles ont de se perfectionner, et ne trouvent jamais assez de personnes pour en parler et demander des moyens nouveaux. Bref, elles samusent tant à parler de la perfection quelles prétendent dacquérir, quelles oublient den pratiquer le principal moyen, qui est celui de se tenir tranquilles et de jeter toute leur confiance en Celui seul qui peut donner laccroissement à ce quelles ont ensemencé et planté h. Tout notre bien dépend de la grâce de Dieu, en laquelle nous devons jeter toute notre confiance; et cependant il semble, par lempressement quelles ont à beaucoup faire, quelles se confient en leur travail et en la multitude des exercices quelles embrassent, ne leur semblant jamais de pouvoir assez faire. Cela est bon, pourvu quil soit accompagné de paix et dun soin amoureux de bien faire ce quelles font, et de dépendre néanmoins toujours de la grâce de Dieu et non point de leurs exercices; je veux dire, de nattendre point aucun fruit de leur travail sans la grâce de Dieu. Il semble que ces âmes empressées à la quête de leur perfection aient mis en oubli, ou quelles ne sachent pas ce que dit Jérémie i : O pauvre homme, que fais-tu de te confier en ton travail et en ton industrie? Ne sais-tu pas que cest à toi voirement de bien cultiver la terre, de la labourer et ensemencer, mais que cest à Dieu de donner
h. I Cor., III, 6, 7. i. Cap. V, 24, IX, 23, XII, 13.
laccroissement aux plantes, et faire que tu aies une bonne récolte et la pluie favorable à tes terres ensemencées ? Tu peux bien arroser, mais pourtant cela ne te servirait de rien si Dieu ne bénissait ton travail et ne te donnait, par sa pure grâce et non par tes sueurs, une bonne récolte : dépends donc entièrement de sa divine bonté. Il est vrai, cest à nous de bien cultiver, mais cest à Dieu de faire que notre travail soit suivi dun bon succès. La sainte Eglise le chante en chaque fête des saints Confesseurs : Dieu a honoré vos travaux en faisant que vous en tirassiez du fruit j, pour montrer que de nous-mêmes nous ne pouvons rien sans la grâce de Dieu, en laquelle nous devons mettre toute notre confiance, nattendant rien de nous-mêmes. Ne nous empressons point en notre besogne, je vous prie; car pour la bien faire il faut nous appliquer soigneusement, mais tranquillement et paisiblement, sans mettre notre confiance en icelle, ains en Dieu et en sa grâce. Ces anxiétés desprit que nous avons pour avancer notre perfection et pour voir si nous avançons, ne sont nullement agréables à Dieu, et ne servent quà satisfaire lamour-propre, qui est un grand tracasseur qui ne cesse jamais dembrasser beaucoup, bien quil ne fasse guère. Une bonne oeuvre bien faite avec tranquillité desprit vaut mieux que plusieurs faites avec empressement. La colombe samuse simplement à sa besogne pour la bien faire, laissant tout autre soin à son cher colombeau : lâme qui est vraiment
j. Sap., X, 10.
colombine, cest à dire qui aime chèrement Dieu, sapplique tout simplement, sans empressement, aux moyens qui lui sont prescrits pour se perfectionner, sans en rechercher dautres, pour parfaits quils puissent être. Mon Bien-Aimé, dit-elle, pense pour moi, et je my attends; il a soin de moi, et je my confie; il maime et je suis toute à lui pour témoignage de mon amour. Il y a quelque temps quil y eût des saintes Religieuses qui me dirent : Mon Dieu, que ferons-nous cette année? Lannée passée nous jeûnâmes trois j ours de la semaine et nous faisions la discipline autant : que ferons-nous maintenant, le long de cette année? il faut bien faire quelque chose davantage, tant pour rendre grâces à Dieu de lannée passée, comme pour aller toujours croissant en lamour de Dieu. Cest bien dit quil se faut avancer, répondis-je; mais notre avancement ne se fait pas comme vous pensez, par la multitude des exercices de piété, ains par la perfection avec laquelle nous les faisons, nous confiant toujours plus en notre cher Colombeau et nous défiant davantage de nous-mêmes. Lannée passée vous jeûniez trois jours de la semaine et vous faisiez la discipline trois fois; si vous voulez toujours doubler vos exercices, cette année la semaine y sera entière, mais lannée qui vient comme ferez-vous? il faudra que vous fassiez neuf jours en la semaine, ou bien que vous jeûniez deux fois le jour. Grande folie de ceux qui samusent à désirer dêtre martyrisés aux Indes, et ne sappliquent pas à ce quils ont à faire selon leur condition ! mais grande tromperie aussi à ceux qui veulent plus manger quils ne peuvent digérer. Nous navons pas assez de chaleur spirituelle pour bien digérer tout ce que nous embrassons, et cependant nous ne voulons pas retrancher ces anxiétés desprit que nous avons de désirer et vouloir beaucoup faire. Lire force livres spirituels, et surtout quand ils sont nouveaux, bien parler de Dieu et beaucoup, et des choses les plus spirituelles pour nous exciter, disons-nous, à la dévotion, bon; ouïr force prédications, faire des conférences et souvent, cela émeut; communier bien souvent, se confesser encore plus souvent, servir les malades, bien parler de tout ce qui se passe en nous pour manifester la prétention que nous avons de nous perfectionner au plus tôt quil se pourra, ne sont-ce pas là des choses fort propres pour parvenir au but de nos desseins? Oui, pourvu que tout se fasse selon quil est ordonné, et que ce soit toujours avec dépendance de la grâce de Dieu; cest-à-dire que nous ne mettions point notre confiance en tout cela, pour bon quil soit, ains en Dieu, qui nous peut seul faire tirer le fruit de tous nos exercices k. Mes chères Filles, je vous supplie, considérez un peu la vie de ces grands saints Religieux: un saint Antoine, qui a été honoré de Dieu et des hommes à cause de sa très grande sainteté, dites-moi, comment est-il parvenu à une si grande sainteté et perfection? est-ce à force de lire, ou par des fréquentes Communions, ou par la multitude des prédications quil entendait ? Nullement,
k. II Cor., IX, 10 ; I Tim., VI, 15.
ains il y parvint en se servant des exemples des saints ermites, prenant de lun labstinence, de lautre loraison, et ainsi il allait, comme une soigneuse abeille, picotant et cueillant les vertus des serviteurs de Dieu, pour en composer le miel dune sainte édification. Mais un saint Paul, premier ermite, parvint-il à la sainteté quil acquit par la lecture des bons livres? il nen avait point. Etait-ce les Communions ou confessions quil faisait? il nen fit que deux en sa vie. Etait-ce les conférences ou les prédications? il nen eut point, et ne vit nul homme dans le désert que saint Antoine, qui lalla visiter à la fin de sa vie. Savez-vous ce qui le rendit saint? Ce fut la fidélité quil eut à sappliquer en ce quil entreprit au commencement, à quoi il avait été appelé, et ne samusant à autre chose. Ces grands saints Religieux qui vivaient sous la charge de saint Pacôme, avaient-ils des livres, des prédications ? nulles. Des conférences ? ils en avaient, mais rarement. Communiaient-ils souvent ? rarement. Se confessaient-ils souvent? quelques fois aux bonnes fêtes. Oyaient-ils 17 force Messes ? les Dimanches et les fêtes; hors de là, point. Mais que veut dire donc que mangeant si peu de ces viandes spirituelles qui nourrissent nos âmes à limmortalité, ils étaient néanmoins toujours en si bon point 18, cest-à-dire si forts et courageux pour entreprendre lacquisition des vertus, et parvenir à la perfection et au but de leur prétention? Et nous autres qui mangeons
17. entendaient-ils 18. en si bon état de santé spirituelle
beaucoup, sommes toujours si maigres, cest-à-dire lâches et languissants à la poursuite de nos entreprises, et semble, sinon en tant que les consolations spirituelles marchent, que nous nayons nul courage ni vigueur au service de Notre-Seigneur. Il faut donc imiter ces saints Religieux, nous appliquant à notre besogne, cest-à-dire à ce que Dieu requiert de nous selon notre vocation, fervemment et humblement, et ne penser quen cela, nestimant pas de trouver nul moyen de nous perfectionner meilleur que celui-là. Mais, me pourra-t-on répliquer, vous dites fervemment : mon Dieu, comme pourrai-je faire cela, car je nai point de ferveur? Non pas de celle que vous entendez, quant au sentiment, lequel Dieu donne à qui bon lui semble et quil nest pas en notre pouvoir dacquérir quand il nous plaît. Jajoute aussi humblement, afin que lon nait point de sujet de sexcuser; car ne dites pas: Je nai point dhumilité, il nest pas en mon pouvoir de lavoir; car le Saint-Esprit, qui est la bonté même, la donne à qui la lui demande l. Non pas cette humilité, cest-à-dire ce sentiment de notre petitesse, qui nous fait si fort humilier en toutes choses si gracieusement; mais je veux dire lhumilité qui nous fait connaître notre abjection et qui consiste à aimer souverainement cette abjection que nous avons reconnue être en nous; car cela est la vraie humilité. Jamais on nétudia tant que lon fait maintenant. Ces grands Saints, Augustin, Grégoire, Hilaire, duquel nous faisons la fête aujourdhui,
1. Luc., XI, 13.
nont point tant étudié, et neussent su le faire, composant tant de livres quils ont faits, prêchant et faisant tout le reste qui appartenait à leurs charges; mais ils avaient une si grande confiance en Dieu et en sa grâce, et une si grande méfiance deux-mêmes, quils ne sattendaient 19 nullement et ne se confiaient en leur industrie ni en leur travail; si quils firent toutes les grandes oeuvres quils ont faites purement par la confiance quils avaient mise en la grâce de Dieu et en sa toute-puissance. Cest vous, disaient-ils, ô Seigneur, qui nous faites travailler, et pour qui nous travaillons; ce sera vous qui bénirez nos sueurs et qui nous donnerez une bonne récolte. Ainsi leurs livres, leurs prédications rapportaient des fruits merveilleux; et nous autres, qui nous confions en nos belles paroles, en notre bien dire et en notre doctrine, toutes nos peines sen vont en fumée et ne rendent autre fruit que de vanité. Il faut donc, pour conclusion de cette première loi que je vous donne, vous confier pleinement en Dieu et faire tout pour lui, quittant 20 entièrement le soin de vous-mêmes à votre cher Colombeau, lequel usera dune prévoyance nonpareille sur vous; et dautant que votre confiance sera plus vraie et plus parfaite, sa providence sera plus spéciale. Jai pensé de vous donner pour seconde loi la parole que disent les colombes en leur langage Plus lon men ôte et plus jen fais. Quest-ce à dire cela ? Cest que, lorsque leurs petits colombeaux sont un petit grossets 21, le maître du colombier les leur vient ôter, et soudain elles se
19. comptaient 20. laissant 21. un peu gros
mettent à en couver des autres; mais si lon ne les leur ôte pas, elles samusent après ceux-là longuement et partant elles en font moins. Elles disent donc : Plus on men ôte et plus jen fais. Et pour vous mieux faire entendre ce que je veux dire, je vous présente un exemple. Job, ce grand serviteur de Dieu, qui a été loué de la bouche de Dieu même m, ne se laissa vaincre daucune 22 affliction qui lui survint; ains, plus Dieu lui ôtait ses petits colombeaux, plus il en faisait. Quest-ce quil ne faisait pas en sa première prospérité? Quelles bonnes oeuvres ne faisait-il pas? Il le dit lui-même en cette façon n : Jétais le pied du boiteux, cest-à-dire je le faisais porter, ou je le mettais sur mon âne ou mon chameau; jétais loeil de laveugle, en le faisant conduire; jétais enfin le pourvoyeur du famélique et le refuge de tous les affligés. Maintenant voyez-le réduit en extrême pauvreté. Il ne se plaint point de Dieu qui lui a ôté les moyens quil avait de faire tant de bonnes oeuvres, ains il dit avec la colombe Plus on men ôte et plus jen fais; non des aumônes, car il na pas de quoi, mais en ce seul acte de soumission et de patience quil fit, se voyant privé de tous ses biens et de ses enfants, il fit plus quil navait fait par toutes les grandes charités quil faisait durant le temps de sa prospérité, et se rendit plus agréable à Dieu en ce seul acte de patience quil navait fait en tant et tant de charités exercées durant sa vie; car il fallait avoir un amour plus fort et généreux pour cet
m. Job, I, 8, II, 3, XLII, 7, 8. n. Cap. XXIX, 15, 16. 22. par aucune
acte seul, quil navait été besoin 23 pour tous les autres mis ensemble. Il nous faut donc faire de même, pour observer cette aimable loi des colombes, nous laissant dépouiller par notre divin Maître de nos petits colombeaux, cest-à-dire des moyens dexécuter nos désirs, quand il lui plaît de nous en priver, pour bons quils soient, sans nous plaindre ni lamenter jamais de lui, comme sil nous faisait grand tort; ains nous devons nous appliquer à doubler, non nos désirs ni nos exercices, mais la perfection avec laquelle nous les faisons, tâchant par ce moyen de gagner plus par un seul acte, comme indubitablement nous ferons, que nous ne ferions pas avec cent autres faits selon notre propension et affection. Notre-Seigneur ne veut pas que nous portions sa croix sinon par le bout, et il veut être honoré comme les grandes dames, desquelles lon porte la queue de leurs robes; il veut pourtant que nous portions la croix quil nous met sur les épaules, qui est la nôtre même. Mais hélas! nous nen faisons rien, car quand sa Bonté nous prive de la consolation quil nous soulait 24 donner en nos exercices, il semble que tout est perdu, quil nous ôte les moyens de faire ce que nous avions entrepris. Voyez, de grâce, cette âme, comme elle couve bien ses oeufs au temps de la consolation, laissant le soin delle-même à son cher et bien aimé Colombeau. Si elle est en loraison, quels saints désirs ne fait-elle pas de lui plaire ! elle sattendrit en sa présence, elle sécoule toute en son Bien-Aimé,
23. nen avait eu besoin 24. avait coutume de nous
elle se laisse entièrement entre les bras de sa divine providence. Oh ! que ce sont des oeufs bien aimables ! et tout cela est bien bon. Mais venons aux effets, qui sont ses petits colombeaux. Quest-ce quelle ne fait pas? Ses oeuvres de charité sont en si grand nombre! sa modestie paraît devant tous les hommes o, si quelle est dune édification nonpareille; elle se fait admirer de tous ceux qui la voient ou qui la connaissent. Les mortifications, dit-elle, ne me coûtaient rien durant ce temps-là, ains ce métaient des consolations; les obéissances métaient des allégresses; je navais pas sitôt ouï le premier son de la cloche que jétais levée ; je ne laissais point passer de pratique de vertu, et tout cela je le faisais avec une paix et tranquillité très grande. Mais maintenant que je suis en dégoût et que je suis ordinairement en sécheresse à loraison, je nai nul courage, ce me semble, pour mon amendement, je nai point cette ardeur que je soulais avoir en mes exercices enfin, la gelée et la froidure est passée chez moi. Hélas ! je le crois bien. Voyez, je vous prie, cette pauvre personne, comme elle se lamente de sa disgrâce ; son mécontentement paraît jusque sur son visage, elle a sa contenance refrognée, pensive, mélancolique et si confuse que cest pitié. Hé, mon Dieu, quavez-vous? est-on contraint de lui dire. Oh ! que jai ? je suis si alangourie 25! rien ne me peut contenter, tout mest à dégoût, je suis maintenant si confuse ! Mais de quelle confusion ? car il y en a de deux sortes : lune
o. Philip., IV, 5. 25. languissante
qui conduit à lhumilité et à la vie, et lautre qui porte au désespoir et par conséquent à la mort p. Je vous assure, dit-elle, que je le suis bien tant, que jen perds presque le courage de passer outre en la prétention de ma perfection. Mon Dieu, quelle faiblesse ! la consolation manque, et par même moyen le courage. Il ne faut pas ainsi faire; ains, plus Dieu nous prive de la consolation, et plus nous devons travailler pour lui témoigner notre fidélité. Un seul acte fait avec cette sécheresse desprit, vaut mieux que plusieurs faits avec grande tendreté, parce que, comme jai déjà dit en parlant de Job, il se fait avec un amour plus fort, quoiquil ne soit pas si tendre ni si agréable. Plus donc on men ôte et plus jen fais: cest la seconde loi que je désire grandement de vous voir observer. La troisième loi des colombes que je vous présente, est quelles pleurent comme elles se réjouissent; elles ne chantent jamais quun même air, tant pour le cantique de leur réjouissance que pour ceux où elles se lamentent, cest-à-dire pour se plaindre et manifester leur douleur. Voyez-les perchées sur des branches, où elles pleurent la perte quelles ont faite de leurs petits, quand la belette ou la chouette les leur a dérobés (car quand cest quelque autre qui les leur prend que le maître de la colombière, elles sont fort affligées); voyez-les aussi quand le paron vient à sapprocher delles, elles sont toutes consolées; mais pourtant, elles ne changent point dair, ains font le même grommellement 26 pour preuve de
p. Cf. II Cor., VII, 10, 11.
26. roucoulement
leur contentement, quelles faisaient pour manifester leur douleur. Cest cette très sainte égalité desprit, mes chères âmes, que je vous souhaite je ne dis pas légalité dhumeur ni dinclination, je dis légalité desprit; car je ne fais ni ne désire que vous fassiez nul état des tracasseries que fait la partie inférieure de notre âme, qui est celle qui cause les inquiétudes et les bizarreries, quand la partie supérieure ne fait pas son devoir en se rendant maîtresse, et ne fait pas bon guet pour découvrir ses ennemis, ainsi que le Combat spirituel dit quil faut faire, afin quelle soit promptement avertie des remuements et assauts que lui fait la partie inférieure, qui se sert de nos sens et de nos inclinations et passions pour lui faire la guerre et lassujettir à ses lois. Mais je dis quil se faut tenir toujours fermes et résolus en la suprême partie de notre esprit, pour suivre la vertu de laquelle nous faisons profession, et se tenir en une continuelle égalité ès choses adverses comme aux prospères, en la désolation comme en la consolation, et enfin parmi les sécheresses comme emmi les tendretés. Job, duquel nous avons déjà parlé en la deuxième loi, nous fournit encore dun 27 exemple en ce sujet, car il chante toujours sur un même air tous les cantiques quil n composés, qui ne sont autres que lhistoire de sa vie. Quest-ce quil disait lorsque Dieu faisait multiplier ses biens, lui donnait des enfants et enfin lui envoyait à souhait selon quil leût pu désirer en cette vie ? que disait-il, sinon : Le nom de Dieu soit béni ?
27. un
Cétait son cantique damour quil chantait en toute occasion; car voyez-le réduit à lextrémité de laffliction : quest-ce quil fait? Il chante son cantique de lamentation sur le même air que celui quil chantait pour sa réjouissance : Nous avons reçu les biens de la main du Seigneur, pourquoi nen recevrons-nous les maux q ? Le Seigneur mavait donné des enfants et des biens, le Seigneur me les a ôtés, son saint nom soit béni r Toujours: Le nom de Dieu soit béni. Oh que cette âme sainte était bien une chaste et amoureuse colombe, grandement chérie de son cher Colombeau! Ainsi puissions-nous faire, mes chères Filles, quen toutes occasions nous prenions les biens et les maux, les consolations et les afflictions de la main du Seigneur, ne chantant toujours que le même cantique très aimable : Le nom de Dieu soit béni, et toujours sur lair dune continuelle égalité; car si ce bonheur nous arrive, nous vivrons avec une grande paix en toutes occurrences. Mais ne faisons point comme ceux qui pleurent quand la consolation leur manque, et ne font que chanter quand elle est revenue, en quoi ils ressemblent aux singes et marmots 28 qui sont toujours mornes et furieux quand il fait un temps pluvieux et sombre, et ne cessent de gambader et sauter quand le temps est beau. Voilà donc les trois lois que, comme votre roi, je vous donne, lesquelles néanmoins étant lois toutes damour, nobligent que par amour.
q. Cap. II, 10. r. Cap. I, 21.
28. ancien nom du singe.
Lamour donc que nous portons à Notre-Seigneur, nous sollicitera de les observer et garder, afin que nous puissions dire, à limitation de la belle colombe du souverain Colombeau, qui est lEpouse sacrée : Mon Bien-Aimé est tout mien, et moi je suis toute pour lui, ne faisant rien que pour lui plaire; il a toujours son coeur tourné de mon côté par prévoyance, comme jai le mien tourné de son côté par confiance s. Ayant fait tout pour notre Bien-Aimé dès cette vie, il aura soin de nous pourvoir de son éternelle gloire pour récompense de notre confiance; et là nous verrons le bonheur de ceux qui, quittant tout le soin superflu et inquiet que nous avons ordinairement sur 29 nous-mêmes et sur notre perfection, se seront adonnés tout simplement à leur besogne, sabandonnant totalement entre les mains de la divine Bonté pour laquelle seule ils auront travaillé : leurs travaux seront enfin suivis dune paix et dun repos qui ne se peut expliquer, car ils reposeront pour jamais dans le sein de leur Bien-Aimé. Le bonheur aussi de ceux qui auront observé la deuxième loi sera grand ; car sétant laissés dépouiller par le Maître, qui est Notre-Seigneur, de tous leurs petits colombeaux, et ne sétant nullement fâchés ni dépités, ains ayant eu le courage de dire : Plus lon men ôte et plus jen fais, demeurant soumis au bon plaisir de Celui qui nous aura dépouillés, nous le bénirons dautant plus au Ciel et multiplierons les actes de louanges et bénédictions, que nous aurons été humblement soumis en la
s. Vide loca supra, p. 121. 29. de
privation des consolations que nous eussions pu désirer dans cette vie en nos exercices, lesquels, nonobstant le dégoût, la gelée et la sécheresse, nous naurons pas laissé de faire fidèlement. Et pour conclusion et finir notre discours, nous chanterons dautant plus courageusement là-haut au Ciel, le cantique très aimable : Dieu soit béni t, dans les éternelles consolations, que nous laurons chanté de meilleur coeur parmi les désolations, langueurs et dégoûts de cette vie mortelle et passagère, durant laquelle il nous faut tâcher de conserver soigneusement la continuelle et très aimable égalité desprit. Amen.
t. Apoc.. V, 9-13, VII, 12.
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