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DOUZIÈME ENTRETIENDE [LA VERTU] DOBÉISSANCE
Je commencerai lEntretien parce que, dès au soir 1, des questions me furent faites, dont il y en avait deux qui se rapportaient à une même chose, qui était en quoi consiste la paix et tranquillité du coeur et les moyens de la pouvoir acquérir; et de celle-ci je ne parlerai point pour aujourdhui. Lautre fut, sil est loisible aux Soeurs, quand la Supérieure ou la Directrice les a mortifiées, de laller dire aux autres; la troisième demandait que je dise quel est lexercice propre pour faire mourir le propre jugement; la quatrième désirait que je prIasse du zèle et de la confiance que les Soeurs doivent avoir de savertir en charité les unes les autres. Notre Mère dit après quelle désirait que je parlasse de lobéissance; et parce que son âge et sa maternité doivent avoir quelque préférence, je me suis résolu 2 de commencer mon discours par la question de lobéissance. Et dis quil y a trois sortes dobéissance pieuse, car des autres je nen veux pas parler : dont la première est générale entre tous les chrétiens, qui est lobéissance rendue à Dieu et à la sainte Eglise en lobservance de leurs commandements. La seconde est lobéissance religieuse, qui est déjà dun grand prix au-dessus de lautre, parce quelle
1. dès le soir, dès hier au soir 2. jai résolu, décidé
sattache non seulement aux commandements de Dieu, ains elle sassujettit à lobservance de ses conseils. Mais il y a une troisième obéissance, qui est celle de laquelle je veux parler, qui se nomme amoureuse; et celle-ci est la plus parfaite et celle dont Notre-Seigneur nous n montré lexemple tout le temps de sa vie. Il y a des exemples de lobéissance en la Sainte Ecriture infiniment et qui sont admirables; mais vous les entendrez mieux si je vous dis les propriétés et conditions de cette obéissance. Les saints Pères lui en ont donné plusieurs, mais entre toutes jen choisirai trois, dont la première est une obéissance quils nomment aveugle, la seconde est prompte et la troisième persévérante. Lobéissance aveugle a trois conditions : la première est quelle ne regarde jamais au visage des Supérieurs, ains seulement à leur autorité; la seconde, quelle ne sinforme point des raisons ni des motifs que les Supérieurs ont de commander telle ou telle chose, il lui suffit de savoir quon lui commande; la troisième est quelle ne senquiert point des moyens quil faut quelle tienne pour faire ce qui est commandé, sassurant que Dieu, par linspiration duquel on lui a fait le commandement, lui baillera bien le pouvoir de laccomplir, et se met ainsi en besogne; au lieu de senquérir comme elle fera, si, elle se met à faire. Revenons donc à la première condition de cette obéissance amoureuse qui est entée sur lobéissance religieuse. Cest une obéissance aveugle qui se met amoureusement à faire tout ce qui lui est commandé, tout simplement, sans regarder jamais si le commandement est bien ou mal fait, pourvu que celui qui commande ait le pouvoir de commander, et que le commandement serve à la conjonction 3 de notre esprit avec Dieu; car hors de là, jamais le vrai obéissant ne fait aucune chose. Plusieurs se sont grandement trompés sur cette condition de lobéissance, lesquels ont cru quelle consistait à faire à tort et à travers tout ce qui pouvait être commandé, fût-il même contre les commandements de Dieu et de la sainte Eglise; en quoi ils ont grandement erré, simaginant une folie en cet aveuglement qui ny est nullement; car tout ce qui est contre les commandements de Dieu, comme les Supérieurs nont point de pouvoir de faire jamais aucun commandement sur cela, les inférieurs nont de même jamais aucune obligation dobéir, ains sils obéissaient, ils pécheraient mortellement. Or, je sais bien que plusieurs ont fait des choses contre les commandements de Dieu par linstinct 4 de cette obéissance amoureuse, laquelle ne veut pas seulement obéir aux commandements de Dieu et des Supérieurs, mais aussi à leurs conseils et à leurs inclinations. Plusieurs donc se sont précipités à la mort par une inspiration particulière de Dieu, qui était tellement forte quils ne sen pouvaient nullement dédire 5 car autrement ils eussent indubitablement péché mortellement. Il est rapporté dans le second Livre des Machabées a, ce me semble, dun nommé Rasias, lequel
a. Cap. XIV, 37-46. 3. lunion 4. le mouvement 5. pouvaient nullement y résister, sy opposer
poussé dun zèle ardent de la gloire de Dieu, salla exposer aux coups dont il savait ne pouvoir éviter les blessures; et se sentant blessé à la poitrine, il tira toutes ses entrailles par cette blessure, puis les jeta en lair en présence de ses ennemis. Sainte Apollonie se jeta dans le feu que les impies, -ennemis de Dieu et du nom chrétien, lui avaient préparé pour la mettre et la faire mourir. Saint Ambroise rapporte aussi lhistoire de trois filles qui, pour éviter de perdre leur chasteté, se jetèrent dans un fleuve où elles furent suffoquées par les eaux : mais celles-ci dailleurs avaient quelque sorte de raison pour ce faire, qui serait trop longue à déduire. Lon en voit tant dautres qui se sont précipités à la mort, comme celui qui se jeta dans une fournaise ardente; mais tous ces exemples doivent être admirés et non imités. Vous voyez assez quil ne faut jamais être si aveugles que de penser agréer à Dieu en contrevenant à ses commandements. Lobéissance amoureuse présuppose que nous avons lobéissance aux commandements de Dieu. Lon dit que cette obéissance est aveugle, parce quelle obéit également à tous les Supérieurs, sans regarder à leur visage, je veux dire à la personne. Tous les anciens Pères ont grandement blâmé ceux qui nestimaient pas les Supérieurs qui étaient de moindre qualité queux. Ils demandent : Quand vous obéissiez à lautre Supérieur, pourquoi le faisiez-vous? pour lamour de Dieu ? Nullement; car celui-ci ne tient-il pas la même place de Dieu parmi vous que lautre? Sans doute, il est vicaire de Dieu, et Dieu vous commande par sa bouche et vous fait entendre ses volontés par ses ordonnances. Vous obéissez aux Supérieurs parce que vous leur avez de linclination. Hélas ! vous ne faites rien de plus que les mondains; non seulement ils obéissent à ceux quils aiment, mais ils nestimeraient leur amour bien satisfait sils ne suivaient encore au plus près quils peuvent leurs inclinations et affections, ainsi que fait le vrai obéissant, tant à lendroit de ses Supérieurs comme de Dieu même. Les païens, tout méchants quils étaient, nous ont montré des exemples admirables sur ce sujet, car le diable parlait à eux en diverses sortes didoles : les unes étaient des rats, les autres des chiens, des lions, des serpents et choses semblables, et ces pauvres gens ajoutaient foi également à toutes, obéissant à la statue dun chien comme dun homme (car il y en avait aussi), sans aucune différence. Et pourquoi cela, sinon parce quils regardaient leurs dieux en la diversité de ces statues. Saint Pierre nous commande dobéir à nos Supérieurs, disant: Obéissez, mais je vous dis, obéissez à vos Supérieurs, encore quils fussent méchants b . Et de ceci, saint Paul nous en a montré lexemple, car un jour, étant mené devant le Pontife, il y eut un de ses valets qui le frappa impudemment sur la joue; et le grand Apôtre, se voyant frappé sans raison, par son autorité apostolique lui donna sa malédiction, disant : Dieu te frappe, paroi blanchie! Mais depuis, sachant que cet homme qui lavait frappé avait de lautorité et de la supériorité de la part du Pontife, il sen repentit, et
b. I Ep, II, 18.
dit pour témoigner son déplaisir : Certes, je ne le savais pas c car nous autres chrétiens sommes enseignés quil faut honorer tous ceux qui ont quelque supériorité sur nous. Notre-Seigneur, Notre-Dame et saint Joseph nous ont fort bien enseigné cette façon dobéir au voyage quils firent de Nazareth en Bethléem d; car César ayant fait un édit, que tous ses sujets vinssent au lieu de leur naissance pour être enrôlés, ils y allèrent amoureusement pour satisfaire à cette obéissance, bien que César fût païen et idolâtre : Notre-Seigneur voulant montrer par là que nous ne devons jamais regarder au visage de ceux qui commandent, pourvu quils aient le pouvoir de commander. Il y a dans la Sainte Ecriture des exemples admirables de lobéissance aveugle, comme je vous ai dit. Dans lEvangile, entre tous les autres, il y en n un très remarquable et qui est bien peu remarqué; cest celui du paralytique. Je laime, celui-ci, grandement à cause de lextrême simplicité avec laquelle il laissa faire de lui tout ce quon voulut. Je passe maintenant à la seconde propriété de lobéissance aveugle : après quelle a gagné ce point de ne pas regarder qui commande, ains se soumettre également à toutes sortes de Supérieurs, elle passe outre et parvient au second, qui est dobéir sans considérer lintention ni la fin pour laquelle le commandement est fait, se contentant de savoir quil est fait, sans samuser à considérer sil est bien ou mal fait, si lon a raison ou non de
c. Act., XXIII, 2-5. d. Luc., II, 1-5.
faire tel ou tel commandement. Ce paralytique ayant déjà été fort longuement malade sans quaucun remède lui eût pu nullement servir, ses amis pensèrent et jugèrent entre eux que si Notre-Seigneur le voyait, quil le pourrait bien guérir. Ils se résolurent donc de le porter devant lui; et un jour ils furent avertis quil était entré en une maison où on lavait invité pour prendre sa réfection ; en somme il était en festin, mais environné dune si grande multitude de peuple, à cause quil était déjà renommé par ses miracles, que chacun y accourait pour le voir ou pour recevoir la santé. Les amis du paralytique savisèrent dun artifice pour porter ce pauvre homme devant Notre-Seigneur, le montant dessus le couvert 6 de la maison, laquelle ils découvrirent, et puis dévallèrent 7 ce pauvre malade (qui était perclus de tout le corps, enflé de tous côtés) avec des cordes, au milieu de la chambre, devant Notre-Seigneur; lequel le guérit incontinente, tant pour la foi du malade que pour la charité que ces bonnes gens avaient pratiquée en son endroit. Mais vous ne savez pas encore ce qui me plaît davantage en cet exemple et qui sert plus à mon propos : cest lextrême simplicité de lobéissance du paralytique. Voyez-vous, avait-il pas bien raison de dire : Hélas! que me voulez-vous faire ? me voulez-vous faire mourir de me monter sur le couvert? ma vie vous ennuie-t-elle? que vous ai-je fait pour me faire souffrir le martyre que ce me sera dêtre ainsi tracassé ? Il avait certes bien
e. Marc., II, 3-12; Luc., V, 18-25. 6. transportant sur le toit 7. descendirent
raison de vouloir considérer le mal qui lui devait réussir8 de cette entreprise que ses amis faisaient. Rien de tout cela; il nest point marqué en lEvangile quil dît une seule parole, ains laissa faire de lui tout ce que lon voulut en cette occasion, bien que cette obéissance lui dût coûter la vie. Lhistoire dAbraham est fort célèbre. Dieu lui dit : Abraham, sors de ta terre et de ta parenté, cest-à-dire, sors de ta ville, et ten va au lieu que je te montrerai f. Le pauvre Abraham va sans répliquer. Hé! Seigneur, ne pouvait-il pas bien dire, vous me dites que je sorte de la ville, mais dites-moi donc, sil vous plaît, de quel côté je sortirai, car il y a diverses portes et conduisant en divers lieux. Il ne dit pas un mot, ains sen alla où lEsprit le portait, sans regarder en point de façon Vais-je bien ou mal ? pourquoi, à quelle intention Dieu ma-t-il fait ce commandement si courte-ment quil ne ma pas seulement marqué le chemin par lequel il veut que je marche ? Oh certes, le vrai obéissant ne fait point tous ces discours, il se met seulement en besogne sans senquérir dautre chose que dobéir. Notre-Seigneur nous voulut montrer combien cette sorte dobéissance lui était agréable, lorsquil sapparut 9 à saint Paul pour le convertir; car layant appelé par son nom, il le fit choir par terre et laveugla. Voyez-vous, pour le rendre son disciple il le fit tomber, pour lhumilier et lassujettir à lui; puis soudain il laveugla, et, étant aveugle, il lui commanda de sen aller en la ville
f. Gen., XII, 1
8. résulter 9. apparut
trouver Ananias, et quil fit tout ce quil lui commanderait 9. Mais pourquoi Notre-Seigneur ne lui dit-il pas lui-même ce quil devait faire, sans le renvoyer plus loin, lui qui avait bien daigné lui parler pour le convertir? Saint Paul fit tout ainsi 10 quil lui fut commandé. Il neût rien coûté à Notre-Seigneur de lui dire lui-même ce quil lui fit dire par Ananias, mais il voulut que nous connussions par cet exemple combien il aime lobéissance aveugle, puisquil semble quil naveugla saint Paul sinon 11 pour le rendre vrai obéissant. Laveugle-né étant devant Notre-Seigneur ne demanda point sa guérison, mais Notre-Seigneur lui demanda sil voulait être guéri et recouvrer la vue : Hé! de grâce, je le veux, sil vous plaît. Notre-Seigneur, sur sa réponse, prit de la boue et lui en mit dessus les yeux, lui commandant de saller laver en la fontaine de Siloé h. Ce pauvre aveugle ne pouvait-il pas bien sétonner du moyen que Notre-Seigneur tenait pour le guérir, et lui -dire: Hélas! que me faites-vous? si je nétais pas aveugle, cela serait capable de me faire perdre la vue. Vous me dites que je maille laver en un tel lieu : menez-moi donc, car vous voyez bien que si lon ne me conduit je ny saurais aller. Il obéit certes tout simplement, il ne considéra rien de tout ceci, ains sen alla sans faire attention quil ne fût pas en son pouvoir. Car le vrai obéissant croit tout simplement de pouvoir faire tout ce quon lui peut commander, parce quil tient que tous les commandements viennent de Dieu ou lui
g. Act., IX, 4-8. h. Joan., IX, 6, 7.
10. ainsi 11. que
sont faits par son inspiration, et ne peuvent être impossibles à raison de la puissance de Celui qui commande. Naaman le Syrien i, ladre, sen alla trouver Elisée pour être guéri, parce que tous les remèdes dont il avait usé pour recouvrer la santé ne lui avaient de rien servi. Sachant donc quElisée faisait de grandes merveilles, il sen alla à lui, et étant parvenu où il était, il lui envoya un de ses gens pour le prier de le vouloir venir guérir. Sur quoi Elisée ne sortit pas même de sa chambre, ains lui manda dire par son serviteur ou disciple Giési quil eût à saller laver au fleuve du Jourdain par sept fois, et quil serait guéri. Lors Naaman se dépita et dit: Ny a-t-il pas des eaux en notre pays qui sont aussi bonnes que celles du fleuve Jourdain? et nen voulait rien faire. Mais ses valets lui remontrèrent 10 quil devait faire ce qui lui était enjoint par le prophète, puisque cétait une chose si facile : Vous auriez quelque raison, lui disaient-ils, de refuser dobéir sil vous eût commandé quelque chose bien difficile. Il se laissa gagner à ces paroles, et sétant baigné par sept fois, ainsi quil lui était commandé, il fut guéri. La troisième propriété de lobéissance aveugle est quelle ne considère point et ne senquiert point tant par quel moyen et quelle voie elle doit tenir pour bien obéir. Elle sait que le chemin par lequel elle doit aller à Dieu est la Règle de la Religion et les commandements des Supérieurs; elle enfile 11 ce chemin en simplicité de coeur, sans tant
i. IV Reg., V, 9-14. 10. firent remarquer 11. sengage dans
pointiller 12 si ce serait mieux de faire ainsi ou ainsi pour bien obéir : pourvu quelle obéisse, il lui suffit, parce quelle sait bien que cela suffit pour être agréable à Dieu pour lequel elle obéit purement et pour son amour. Cette obéissance amoureuse a une seconde condition, comme jai dit, qui est quelle est prompte. Or, la promptitude de lobéissance a toujours été recommandée aux Religieux comme une pièce très nécessaire pour bien obéir et observer parfaitement ce quils ont voué à Dieu. Ce fut la marque que print 13 Eliezer l pour connaître la fille que Dieu avait destinée pour être lépouse du fils de son maître. Il dit donc ainsi en soi-même : Celle àqui je demanderai à boire, qui me dira : Jen donnerai non seulement à vous, mais je puiserai encore de leau pour vos chameaux, ce sera celle-là que je connaîtrai être digne épouse du fils de mon maître. Et allant pensant à cela, il voit de loin la belle damoiselle Rébecca, laquelle était bergère et fut par après princesse; mais dans ce temps-là, les princesses et princes faisaient tous quelque chose. Eliézer, la voyant si belle et si gracieuse auprès du puits où elle tirait de leau pour abreuver ses brebis, lui fit sa demande, et la damoiselle répondit selon son dessein : Oui dà, dit-elle, et non seulement à vous, mais encore à vos chameaux. Remarquez, je vous prie, combien elle fut prompte et gracieuse ; elle népargnait point sa peine, elle en était bien libérale, car il ne fallait pas peu deau pour abreuver tant de chameaux
1. Gen., XXIV, 14-20. 12. examiner pointilleusement 13. prit
comme Eliezer en menait. Oh certes, les obéissances qui se font mal gracieusement ne sont point agréables. Il y en a qui obéissent, mais cest avec tant de langueur et une si mauvaise mine quils diminuent de beaucoup le mérite de cette obéissance. La charité et lobéissance ont une telle union ensemble quelles ne se peuvent séparer lamour nous fait obéir promptement et gracieusement, car pour difficile que soit la chose commandée, celui qui a lobéissance amoureuse lentreprend amoureusement; parce que lobéissance étant une des principales parties de lhumilité qui aime souverainement la soumission, lobéissant aime par conséquent souverainement le commandement, et dès quil laperçoit de loin, quelle mine quil puisse avoir, soit quil soit selon son goût ou non, il lembrasse et le caresse tendrement, et le chérit uniquement. Il y a dans la Vie de saint Pacôme un exemple de cette promptitude à lobéissance que je men vais vous dire. Entre les Religieux de saint Pacôme il y en avait un nommé Jonas, homme de grande vertu et sainteté, lequel avait la charge du jardin, où il y avait un figuier qui portait de fort belles figues. Or ce figuier servait de tentation aux jeunes Religieux; toutes les fois quils passaient autour, ils regardaient toujours un peu ce figuier. Saint Pacôme se promenant un jour par le jardin, leva les yeux contre ce figuier et vit le diable au-dessus de larbre, qui regardait du haut les figues den bas, comme les Religieux les regardaient de bas en haut. Le grand Saint appela soudain Jonas et lui commanda que dès le lendemain il ne manquât de couper le figuier, à cause quil voulait dresser ses Religieux à la mortification des sens avec autant de soin comme à la mortification intérieure des passions et inclinations. A quoi le pauvre Jonas répliqua: Hé, mon Père, encore faut-il supporter un peu ces jeunes gens; que voulez-vous, mon Père, ce sont de bons enfants, il les faut bien récréer en quelque chose; ce nest pas pour moi que je le veux conserver. Ce quil disait fort véritablement, car on remarqua que de soixante-et-quinze ans quil vécut en la Religion et quil fut jardinier, il navait jamais tâté daucun fruit, mais il en était libéral à lendroit des Frères. Saint Pacôme lui dit fort doucement : Bien, mon Frère, vous navez pas voulu obéir simplement ni promptement; mais voulez-vous gager que larbre sera plus obéissant? Ce qui arriva; dautant que le lendemain, on trouva larbre tout sec, et ne porta jamais figues depuis ce temps-là. Notre-Seigneur tout le temps de sa vie a donné des exemples continuels de cette promptitude à lobéissance, car il ne se peut rien voir de si souple ni de si prompt quil était à la volonté dun chacun. Il faut donc être prompt pour obéir; car il ne suffit pas au coeur amoureux de faire ce quon lui commande ou quon lui témoigne de désirer, sil ne le fait promptement; il ne peut voir lheure assez tôt venue que cela soit fait, afin quon lui commande derechef quelque autre chose. David ne fit quun simple souhait de boire de leau de la citerne de Bethléem, que soudain partirent trois chevaliers qui, à tête baissée, traversèrent larmée des ennemis et lui en allèrent quérir m Ils furent grandement prompts à suivre le désir du roi; ainsi voit-on que tant de grands Saints ont fait pour suivre les inclinations et les désirs quil leur semblait que le Roi des rois, Notre-Seigneur, avait. Quel commandement, je vous supplie, n fait Notre-Seigneur, qui obligeât sainte Catherine de Sienne à boire ou lécher avec la langue la pourriture qui sortait de la plaie de cette pauvre femme quelle pansait? et saint Louis, roi de France, de manger avec les ladres le reste de leur potage pour leur donner courage de manger? Certes, ils nétaient nullement obligés à cela; mais sachant que Notre-Seigneur aimait et avait témoigné davoir de linclination à lamour de la propre abjection, pensant lui faire un peu de plaisir de suivre son inclination, ils faisaient ces choses, quoique très répugnantes à leurs sens, avec un grand amour. Nous sommes obligés de secourir nos prochains lorsquils ont des extrêmes nécessités, mais non pas davantage; néanmoins, parce que laumône est un conseil de Notre-Seigneur, plusieurs font volontiers laumône autant que leurs moyens le leur permettent. Dessus cette obéissance aux conseils est entée cette obéissance amoureuse, qui nous fait passerjusquà suivre, même ric à ric, les désirs et les intentions de Dieu et de nos Supérieurs. Mais il faut que je dise une tromperie en laquelle pourraient tomber ceux qui voudraient entreprendre la pratique de cette vertu si exactement, quils fussent toujours en halte 14 pour
m. II Reg., XXIII, 15, 16.
14. en haleine
vouloir connaître les désirs et inclinations de leurs Supérieurs ou de Dieu même; car ils perdraient le temps. Tandis que je menquerrais quel est le désir de Dieu, je ne moccuperais pas à me tenir en repos et tranquillité auprès de lui, qui est le désir quil a maintenant, puisquil ne men signifie point dautre. Celui qui, pour suivre linclination que Notre-Seigneur a témoigné davoir que lon secourût les pauvres, voudrait aller de ville en ville pour les chercher, qui ne sait que tandis quil sera en lune il ne servira pas ceux qui sont en lautre? Il faut aller en cette besogne en simplicité de coeur; faire laumône quand jen rencontre loccasion, sans maller amusant par les rues, de maison en maison, pour voir sil ny en a point quelquun que je ne sache pas. De même quand je maperçois que la Supérieure désire quelque chose de moi, il faut que je me rende prompte, sans aller épluchant 15 si je pourrais connaître quelle ait 16 quelque inclination que je fasse autre chose; car cela ôterait la paix et tranquillité du coeur, qui est le principal fruit de lobéissance amoureuse. La troisième condition est la persévérance. Or celle-ci Notre-Seigneur nous la enseignée fort particulièrement ; saint Paul le déclare en ces termes : Il a été fait obéissant jusques à la mort, dit-il, et à la mort de la croix n. En ces paroles jusques à la mort, est présupposé quil a été obéissant tout le temps de sa vie, voire dès quil était ès entrailles de Notre-Dame, ainsi que nous avons
n. Philip., II, 8. 15. examiner minutieusement 16. peut-être
dit, quand il alla ou quil fut porté par sa Mère de Nazareth en Bethléem. Il semble quil fut même plus obéissant à sa mort que non pas au commencement de sa vie, car étant sur le giron de sa glorieuse Mère, il remuait bien les bras et les jambes pour sessayer de vouloir marcher; mais en sa mort il ne remue ni bras ni jambes, ains meurt immobile par obéissance. Durant tout le cours de sa vie on ne voit autre chose que des traits dobéissance rendue tant à ses parents quà plusieurs autres, voire très impies; ainsi quil commença par cette vertu, de même acheva-t-il le cours de sa vie mortelle. Le bon Religieux Jonas, duquel jai déjà parlé, nous fournit deux exemples sur ce sujet de la persévérance. Bien quil manquât à cette obéissance que saint Pacôme lui donnait, cétait néanmoins un Religieux de grande perfection et auquel il semble que saint Pacôme ne devait pas refuser la conservation du figuier, à cause de la persévérance quil avait eue dès quil entra jusques alors, et jusquà la mort à faire le jardin : car il ne changea jamais de charge durant soixante-et-quinze ans quil vécut au monastère. Lautre fut quil ne fit jamais autre besogne que des nattes de joncs entrelacés avec des feuilles de palmier; si quil mourut en ce faisant, et lon le trouva mort tout en un monceau, ses nattes sur ses genoux. Il sétait tellement duit 17 à cette sorte de besogne quil faisait loraison mentale en les faisant, sans nulle difficulté. Cest une grande vertu de persévérer ainsi longuement en un même exercice. De faire à
17. habitué
joyeusement une chose que lon commande pour une fois, tant que lon voudra, cela ne coûte rien mais quand on vous dit : Vous ferez toujours cela et tout le temps de votre vie, cest là où il y va du bon et où gît la difficulté. Voilà donc ce que javais à vous dire, sinon encore ce mot, qui est que lobéissance est dun si grand prix quelle est compagne de la charité ces deux vertus sont celles qui donnent le prix et la valeur à toutes les autres, de sorte que sans elles, toutes les autres ne sont rien. Si vous navez ces deux vertus, vous nen avez point; si vous les avez, vous avez toutes les autres quant et quant. Laissant à part lobéissance générale ès commandements de Dieu, et parlant de lobéissance religieuse, si le Religieux nobéit, il ne saurait avoir aucune vertu, parce que cest lobéissance qui le rend principalement Religieux; cest la vertu propre et particulière de la Religion. Ayez le désir du martyre même, pour lamour de Dieu, cela nest rien si vous navez lobéissance, ainsi quil arriva à un Religieux de saint Pacôme. Je me plais grandement à raconter quelque chose de cet auteur, parce que cétait un très grand Saint, Père des Religieux. Il rapporte, ou celui qui écrit sa Vie, quil vint un jour parmi eux un jeune homme pour être reçu en leur compagnie. Le Saint layant admis, il persévéra tout le temps de son année de probation avec une humilité et soumission exemplaires. Cest certes partout que les Novices font des merveilles en lannée de leur noviciat, et lon les remarque partout pour être fort mortifiés; ils tiennent les yeux si bas! Mais, pour retourner à notre propos, ce Religieux, après sa probation, vint un jour trouver le grand saint Pacôme et lui dit, transporté de grande ferveur O mon Père, jai un désir pour lequel je vous supplie très humblement de vouloir bien prier Dieu quil laccomplisse. Bien, mon fils, dit le bon Père, il me le faut dire ce désir. Mon Père, répliqua le Religieux, il faut, sil vous plaît, que vous me promettiez de prier et faire bien prier les Frères pour cela. Enfin le bon Père lui demanda tant quel désir cétait, quil lui dit que cétait le désir du martyre, quil ne serait jamais content que cela narrivât. Le bon Père tâcha fort de modérer son ardeur; mais plus il en disait, et plus lautre séchauffait en sa poursuite. Saint Pacôme lui disait: Mon fils, mieux vaut vivre en obéissance et mourir tous les jours en vivant, par une continuelle mortification de soi-même et de ses passions, que non pas de martyriser votre imagination. Assez meurt martyr qui bien se mortifie; cest, daventure 18, un plus grand martyre de persévérer toute sa vie en obéissance, que non pas de mourir tout dun coup par un glaive. Vivez en paix, mon fils, et tranquillisez votre esprit, le divertissant de ce désir. Mais lautre, qui assurait que son désir procédait du Saint-Esprit, ne rabattait rien de son ardeur, incitant 19 toujours le Père quil fit prier, pour que son désir fût accompli. Cela fait, le Père se retira. Mais de là à quelque temps, on eut nouvelles propres à sa consolation, car certains Sarrasins, voleurs, vinrent en une montagne proche de la Religion. Sur quoi saint
18. sans doute 19. pressant
Pacôme lappela à soi et lui dit : Or sus, mon fils, lheure est venue que vous avez tant désirée; allez à la bonne heure couper du bois à la montagne. Le Religieux, tout éperdu de joie, sen va chantant et psalmodiant des hymnes à la louange de Dieu et en action de grâces de quoi il avait bien daigné lui faire lhonneur de mourir pour son amour. Enfin il ne pensait rien moins que de faire ce quil fit. Voici que ces voleurs, layant aperçu. vinrent droit à lui et commencèrent à lempoigner. Pour un peu, il fut fort vaillant : Mais moi je ne demande autre chose que de mourir pour mon Dieu; et semblables choses. Ces Sarrasins le conduisirent où était leur idole pour la lui faire adorer, et quand ils virent quil refusait ardemment de faire cette injure à Dieu, ils commencèrent à se mettre en devoir de le tuer. Hélas! ce pauvre Religieux, si vaillant en imagination, se voyant lépée à la gorge : Hélas! de grâce, dit-il, ne me tuez pas; je ferai ce que vous voudrez; ayez pitié de moi I je suis encore jeune, ce serait dommage de borner le cours de mes jours. Enfin il adora leur idole, et cela fait, ces voleurs se moquant de lui le battirent très bien, et puis le laissèrent revenir en son monastère, où étant arrivé plus mort que vif, ce semblait à sa couleur toute pâle et transie, le Père saint Pacôme, qui lui était allé au devant. lui dit : Eh bien, mon fils, comme va? Quy a-t-il que vous êtes si défait? Lors le pauvre Religieux, tout honteux et confus parce quil avait de lorgueil, ne pouvant supporter de se voir avoir fait si grande faute, se jeta en terre et confessa sa faute; à quoi le Père remédia promptement, faisant prier les Frères pour lui et lui faisant demander pardon à Dieu; il le remit en bon état, et puis lui donna de bons avertissements : Mon fils, souviens-toi que mieux vaut avoir de petits désirs de vivre selon la Communauté, et ne vouloir que la fidélité à lobservance des Règles, sans entreprendre ni désirer autre chose que ce qui y est compris, que non pas den avoir de grands, de faire des merveilles imaginaires, qui ne sont bons quà enfler nos coeurs dorgueil et nous faire mésestimer les autres, pensant bien être quelque chose de plus queux. Oh quil fait bon, mon enfant, vivre à labri de la sainte obéissance, plutôt que de se retirer dentre ses bras pour chercher ce qui semble plus parfait! Si tu te fusses bien mortifié en vivant, lorsque tu ne voulais rien moins que la mort, tu ne fusses pas tombé ainsi que tu as fait; mais bon courage, mon fils, souviens-toi de vivre désormais en soumission, et tassure que Dieu ta pardonné. Il obéit au conseil du Saint et vécut avec beaucoup dhumilité tout le temps de sa vie. Lobéissance nest point de moindre mérite que la charité; car donnez un verre deau par charité à un pauvre, cela vaut le Ciel, Notre-Seigneur même la dit o ; faites-en autant par obéissance, vous gagnez tout autant. La moindre petite chose faite par obéissance est très agréable à Dieu; mangez par obéissance, votre manger 20 est de plus grand mérite que les jeûnes des anachorètes sils sont faits sans obéissance; reposez-vous par obéissance,
o. Matt., X, 42; Marc., IX, 40.
20. action de manger
votre repos est plus méritoire et plus agréable à Dieu que non pas de travailler. O Dieu, combien dexemples y a-t-il, ès Vies des saints Pères, de la pratique exacte de lobéissance ès choses indifférentes! Comme ce Religieux à qui saint François dit quil ne fallait pas planter les choux la racine demeurant au-dessous, ains au-dessus; ce que le bon Religieux fit tout promptement, et le chou crût aussi beau que ceux qui étaient bien plantés, tant Notre-Seigneur favorise lobéissance. Certes, en ces choses de peu de conséquence, ce serait une très grande imperfection de témoigner de la résistance à les faire, quand elles nous sont commandées; car elles sont uniquement propres pour nous tenir en humilité. Lobéissance, comme jai dit, étant une pièce principale de lhumilité, aime infiniment les commandements des choses les plus abjectes; bien que rien ne soit estimé peu ni de peu dimportance par le vrai obéissant, à cause quil regarde le tout comme des moyens propres pour sunir à Dieu et à Notre-Seigneur qui n tant aimé lobéissance, comme dit saint Bernard, quil n mieux aimé mourir que de manquer dobéir. Mais, me direz-vous, quest-ce qui marrivera de pratiquer si exactement cette obéissance amoureuse, avec ses trois conditions, qui sont de faire lobéissance comme un aveugle, sans regarder à la personne qui commande, ni à la fin et au motif que lon a de commander, pourvu que celui qui le fait en ait le pouvoir: ni moins senquérir trop des moyens quil faut tenir pour faire ce qui est commandé, ains se mettre en besogne, muni de la confiance que Dieu, qui nous a fait ou fait faire le commandement, nous donnera bien le pouvoir de laccomplir. Puis, obéir promptement, qui est la seconde condition; et enfin, obéir persévéramment, non pour un temps, ains pour tout le temps de notre vie. Quest-ce qui adviendra à celui-ci qui sera si heureux que de faire comme je viens de dire? Il jouira de la paix et tranquillité continuelle de lâme, parce quil naura à rendre aucun compte de ses actions, puisquelles ont été toutes faites par obéissance, tant des Règles comme des Supérieurs. Car, pour dire un mot des Règles, le vrai obéissant les aime, les honore et les estime uniquement, comme le vrai chemin par lequel il doit sacheminer à lunion de son esprit avec Dieu; et partant, il ne se retire jamais de cette voie ni de lobéissance, tant des choses qui sont dites par forme de direction ou de conseil, comme de celles qui sont commandées. Le vrai obéissant rendra compte de quelques pensées, mais dactions faites par obéissance, jamais. Il vivra doucement et paisiblement, comme un enfant qui est entre les bras de sa chère mère, lequel ne se met point en souci de ce qui lui pourra survenir; que la mère le porte sur le bras gauche ou sur le droit, il ne sen soucie pas. De même le vrai obéissant, quon lui commande ceci ou cela, il ne sen met point en peine; pourvu quon lui commande et quil soit toujours entre les bras de lobéissance, je veux dire en lexercice de lobéissance, il est content. Et à ces obéissants, je leur puis bien assurer, de la part de Dieu, le Paradis tant pour la vie éternelle comme aussi durant le cours de leur vie mortelle. Mais jai assez dit; demandez aussi quelque chose. Sil vous est venu quelque difficulté sur ce sujet, proposez-les maintenant. Vous dites si tout ce que les Supérieurs vous disent quil faut que vous fassiez, si vous êtes obligée 21 peine de confession de le faire; comme quand vous rendez compte, sil faut que vous teniez pour commandement tout ce que la Supérieure vous dit, propre 22 à votre avancement? O non, ma chère fille; car de faire des fautes ou par oubli ou autrement quelquefois, en ce qui nous est commandé, il y a peu ou point de péché, sinon que la chose qui est commandée fût de très grande importance ; car en ce cas nous serions obligés dappliquer fortement notre mémoire pour nous en ressouvenir, comme aussi si cétait quelque chose qui regardât le bon ordre de la Maison; dautant quen ce cas-là, encore que ce qui est commandé soit fort léger, comme par exemple, déteindre tous les soirs In chandelle, cest sans doute quune fille qui ne voudrait pas sassujettir à cette obéissance, offenserait Dieu. Pour y manquer quelquefois par oubli, il ny a point de mal ; den faire coutume, soit par négligence ou autrement, cest cela qui fait le péché. Je dis bien plus : je suis obligé de dire mon Office tous les jours sur peine de péché mortel; il arrive quau temps que jai accoutumé de dire Complies, je suis détourné pour quelque affaire et je viens à moublier 23 de les dire ; le lendemain seulement je me ressouviens que je ne les avais pas dites. Je nai point péché néanmoins et ne men confesse pas, parce que la chose nétait
21. sous 22. de convenable 23. oublier
pas de si grande importance que je fusse obligé daller toujours pensant que je navais pas dit Complies et quil me les fallait dire. Les commandements de Dieu et de la sainte Eglise ne sont pas si rigoureux comme lon pense; ils ne gênent pas tant les esprits comme lon croit. La loi de Dieu est une loi toute damour et toute douce, ainsi lassure David p ; les distractions involontaires ne rendent pas nos oraisons ni nos Offices moins agréables à Dieu, et cen est de même de ce que vous dites du dormir; car tout ainsi que nous ne sommes nullement obligés de redire nos Offices parce que nous avons été distraits en les disant, nous navons dobligation non plus à les redire quand nous y avons un peu dormi, pourvu que ce ne soit pas durant une notable partie de lOffice, et que vous ayez eu tout le soin que vous avez pu pour vous tenir réveillée : car si vous êtes négligente à cela, il y pourrait bien avoir matière de confession. Jai commencé mon Office bien réveillé et avec intention de le bien dire selon mon devoir; parmi lOffice, il me vient un peu dassoupissement, je dis néanmoins le verset que bien que mal 24 et cela durant le temps dun ou deux Psalmes 25: que voudriez-vous faire à cela? Il ne sen faut pas confesser pourtant, car vous ne sauriez quel remède y faire, non plus que déviter les distractions qui vous y surviennent. Vous me dites maintenant que parce que vous avez un peu daversion à ce point des Règles davertir les Soeurs en charité, sous le prétexte que ce
p. Ps. CXVIII, 97, 103. 24. tant bien que mal 25. Psaumes
nest pas chose dimportance, vous ne vous assujettissez pas à le bien observer.A cela je réponds, ma chère fille, que si bien vous ny êtes peut-être pas grandement obligée sur peine de péché, néanmoins, lamour que vous devez porter à vos Règles vous y oblige. Certes, lamour des Règles est de très grande importance, et partant il faut que chaque Soeur les embrasse cent fois le jour par grande tendreté de dilection; et ce qui est dans nos Règles à quoi nos coeurs répugnent et ont de laversion dobserver, cest à quoi nous devons être plus fidèles, pour témoigner notre amour à Notre-Seigneur. Je dis de même de ceci comme des aversions que nous avons les unes aux autres; car sil arrive quune Soeur ait quelque peu daversion à une autre, il faut, pour se surmonter, quelle la caresse 26 plus particulièrement que les autres, quelle cherche loccasion dêtre souvent près delle pour lui parler, pour lui rendre quelque petit service. Revenons à notre propos, et disons quil ne faut point gêner les esprits par des vains scrupules, et partant je vais vous donner léclaircissement de ce que vous demandez. Les Supérieurs, non plus que les confesseurs, nont pas toujours lintention dobliger les inférieurs par les commandements quils font; quand ils veulent le faire, ils usent du mot de commandement, sur peine de désobéissance, et lors les inférieurs sont obligés sur peine de péché, bien que le commandement fût fort léger; mais autrement, non. Car ils donnent des avis en trois sortes : les uns par forme de
26. la traite avec affection
commandement, les autres par forme de conseil, les autres par forme de simple direction. Dans les Constitutions et Règles, cen est tout de même, car il y a des articles qui disent : les Soeurs pourront faire telle chose, et des autres qui disent elles feront, ou bien, elles se garderont bien de faire. Les uns sont des conseils et les autres des commandements. Celles qui ne se voudraient pas assujettir aux conseils ni à la direction contreviendraient à lobéissance amoureuse, mais si elles étaient bien fidèles à ce qui est commandé, on ne saurait que leur dire, parce quelles feraient ce à quoi elles sont obligées; bien que ceci serait fort difficile, parce que celui qui fait volontairement des petites fautes court grande fortune de tomber incontinent en des grandes. Cest sans doute que vous nêtes pas obligée davertir les Soeurs de leurs défauts si vous navez point la charge de le faire, parce que la Règle use du mot : elles pourront. Mais, ma chère fille, il y a un commandement de Dieu de se corriger les uns les autres, qui est encore de plus grande autorité que la Règle. Il est vrai que cest en ce qui regarde le péché, car ce serait trop importuner de savertir à tous propos des légères imperfections à quoi par notre fragilité nous sommes tous sujets. Mais revenant à ce que nous disons, ne serait-ce pas je vous prie, témoigner une grande lâcheté de courage et avoir bien peu damour pour Dieu, que de ne vouloir faire que ce qui nous est commandé et rien davantage? Certes, celui qui voudrait observer les commandements de Dieu, ne voulant rien faire autre 27, cest chose assurée quil ne serait pas
27. autre chose
damné, mais il montrerait bien que ce nest pas pour Dieu ni pour son amour quil obéit en les observant, mais pour lui-même, afin de nêtre damné. Cest comme celui qui se vanterait de quoi il 28 nest pas larron : Et bien, si vous nêtes pas larron vous ne serez pas pendu, voilà votre récompense. Vous obéissez aux commandements de Dieu qui vous sont faits : et bien, vous ne serez pas mis dehors 29 du monastère, mais aussi ne serez-vous pas tenu comme un fidèle serviteur de Dieu, nias comme mercenaire si vous ne faites rien de plus. Le serviteur qui ne voudrait rendre aucun service à son maître que celui pour lequel il a été pris, serait estimé comme un homme bien agreste. Bien, lui dirait le maître, sil ne le chassait de la maison, vous vous arrêtez au service pour lequel je vous ai pris; mais je marrêterai aussi au gage que je vous ai promis, et naurez rien davantage. Vous dites que vous voulez bien faire ce qui est conseillé et même ce qui vous est donné par forme de direction, mais que vous désirez savoir si, y manquant quelquefois, vous êtes autant obligée à vous en confesser comme de ce qui est commandé. Nullement. Quand un homme se confesse à moi et me dit quil joue, et quordinairement quand il joue il jure Dieu parce quil est sujet à se passionner, sur cela je lui commande de la part de Dieu de ne plus jouer; et à ce commandement que je lui fais, il est obligé dobéir. Mais quand je lui demande : Jurez-vous toutes les fois que vous jouez? Il me dit : Non, pas ordinairement. Lors je lui dis : Mon fils, je vous conseille de ne plus
28. de ce quil 29. hors
jouer, parce que cest un amusement vain et inutile. A ceci il nest pas obligé dobéir sur peine de péché; mais quand je lui dis par forme de direction : Mon enfant, vous devriez vous abstenir de jouer (parce que je ne suis pas obligé de lui défendre le jeu quand il ne lui arrive de se passionner ou jurer que fort rarement); alors il nest nullement obligé de sen abstenir. De même en est-il quand les Supérieurs disent quelque chose quils ne commandent pas, bien que la perfection à laquelle nous prétendons nous doive faire estimer et embrasser tout ce qui peut servir à nous unir et conjoindre 30 à la divine Majesté, laquelle union doit être lunique prétention de nos âmes et pour laquelle nous devons faire tout ce que nous faisons. Bien que nous ne contrevenions pas à lobéissance que nous avons vouée, qui est celle des commandements, quand nous ne nous assujettissons pas à la suite des 31 conseils et de la direction, nous contrevenons néanmoins à lobéissance amoureuse à laquelle nous prétendons, nous autres qui sommes à la Visitation; car, Dieu nous garde de navoir pas le courage dembrasser la pratique de lobéissance amoureuse, ainsi que nous lavons dépeinte tantôt! Vous dites, comme une âme qui na point du tout damour à lobéissance peut faire pour lacquérir ? Hélas! ma chère fille, il ny a rien autre à faire quà tâcher de laimer. Je veux dire, lorsquon vous commande quelque chose, dembrasser et caresser 32 ce commandement, le mignoter 33 et
30. joindre inséparablement 31. à suivre les 32. faire bon accueil à 33. caresser délicatement
baiser; et puis quand il nous en est fait un autre, en faire de même, comme étant une chose très précieuse et agréable, faisant considération du bien quelle nous apporte, qui est lunion avec Dieu; et de celui-là à un autre. Ainsi faisant, vous accoutumerez votre coeur à laimer. Mais vous dites si lon ne pourrait pas bien penser, quand lon nous, change de Supérieure, quelle nest pas si capable que lautre que nous avions, quelle na pas tant de connaissance du chemin par lequel il nous faut conduire. Oh certes, nous ne pouvons pas nous empêcher que la pensée ne nous en vienne, mais de sy arrêter, cest ce quil ne faut point faire; car si Balaam fut bien instruit par une ânesse q, à plus forte raison devons-nous croire que Dieu, qui nous a donné cette Supérieure, fera bien quelle nous enseignera selon sa volonté, bien que peut-être ne sera-ce pas selon la nôtre. Notre-Seigneur n promis que le vrai obéissant ne se perdra jamais r non certes, celui qui suivra indistinctement la direction des Supérieurs que Dieu établira sur lui. Bien que le Supérieur fût un ignorant et conduisît ses inférieurs selon son ignorance, voire par des voies scabreuses et dangereuses, les inférieurs se soumettant en tout ce qui nest point manifestement contre les commandements de Dieu et de la sainte Eglise, je vous peux assurer quils ne pourront jamais errer. Le vrai obéissant, dit lEcriture Sainte s, rendra compte de plusieurs belles victoires, cest-à-dire demeurera vainqueur en toutes
q. Num., XXII, 28-30. r. Loco quo infra. s. Prov.. XXI, 28. .
les difficultés où il sera porté par obéissance, et sortira des chemins quil enfilera 34 obéissance, à son honneur, pour dangereux quils puissent être. Ce serait une plaisante façon dobéir si nous ne voulions obéir quaux Supérieures qui nous seraient agréables. Aujourdhui que jai une Supérieure qui est belle ou qui est fort estimée, tant par sa qualité comme par ses vertus, je lui obéirai; et demain que jen aurai une qui sera laide et moins estimée, je ne voudrai pas lui obéir. Vous lui rendez pareille obéissance quà lautre, dites-vous, mais vous nestimez pas tant ce quelle dit, ni ne le faites pas avec tant de satisfaction. O mon Dieu, qui ne sait que vous obéissiez à lautre par inclination, et non purement pour Dieu? car si cela nétait, vous auriez autant de plaisir et feriez autant destime de ce que cette-ci 35 vous dit, comme vous faisiez de ce que lautre vous disait. Jai accoutumé de dire souvent une chose que toujours il est bon de dire, parce quil le faut toujours observer, qui est que jentends parler quant à la partie supérieure; car cest ainsi quil faut vivre en cette Maison, et non jamais selon nos sens et inclinations. Cest sans doute que jaurai plus de satisfaction, quant à la partie inférieure de mon âme, de faire ce quune Supérieure me commande à laquelle jai de linclination, que non pas à faire ce que lautre me dit à laquelle je nen ai point du tout; mais pourvu que jobéisse également quant à la partie supérieure, il suffit, et mon obéissance vaut mieux quand jai moins de plaisir à la faire, parce que cest là où nous montrons que
34. auxquels il sengagera 35. celle-ci
cest pour Dieu et non pas pour notre plaisir que nous obéissons. Il ny n rien de plus commun dans le monde que cette façon dobéir, mais de lautre elle est extrêmement rare et ne se pratique quen, Religion. Si lon pouvait faire des Supérieures de cire ou au moule comme lon voudrait, il semble quil y aurait bien du plaisir, car nous les plierions selon notre gré, et ainsi faisant, elles ne nous commanderaient que ce que nous voudrions faire. Mais nest-il jamais permis de désapprouver de ce que celle-ci ne baille pas si facilement des congés que lautre, ni de le dire, ni penser pourquoi celle-ci fait telles ordonnances que lautre ne faisait pas ? Oh certes jamais, mes chères Filles. Il faut approuver tout ce que les Supérieurs font, ordonnent ou défendent, pourvu, comme jai déjà dit, quil ne soit point manifestement contre les commandements de Dieu; car alors il ne faut pas obéir, ni moins approuver cela. Mais hors de là, les inférieurs doivent toujours croire et faire confesser à leur propre jugement que les Supérieurs font très bien, et quils ont très bonne raison de le faire; car autrement ce serait se faire supérieur et rendre le Supérieur inférieur, puisque vous vous rendriez examinateur de sa cause. Combien de fois arrive-t-il quun Pape défend une chose que celui qui vient après lui ordonne que lon fasse? Faudrait-il que nous disions : Pourquoi fait-il cela ? Oh non, jamais, ains faut que nous pliions les épaules sous le joug de la sainte obéissance, croyant que tous deux ont eu bonne raison de faire le commandement quils ont fait, quoique différent et contraire lun à lautre. Dites-vous, sil ne serait point loisible à une fille qui n déjà vécu longuement en Religion et qui n rendu de grands services, de se relâcher un peu de lobéissance, au moins en quelques petites choses? Que serait cela, sinon faire comme un maître pilote qui, ayant amené sa barque au port après avoir longuement et fort péniblement travaillé pour la sauver des périls de la tourmente, voudrait enfin, étant parvenu au bord, rompre son navire et se jeter lui-même dans In mer ? Ne le jugerait-on pas bien fol ? car sil voulait faire cela, il ne devait pas tant travailler pour amener la barque au port. La Religieuse qui a bien commencé na pas tout fait si elle ne persévère jusquà la fin. Il ne faut pas dire: Il nappartient quaux Novices dêtre si exacts; car si bien lon voit par toutes les Religions les Novices si exacts et mortifiés, ce nest pas quils soient plus obligés que les Profès; oh non, ains ils ne le sont nullement, mais oui bien les Profès. Les Novices sont exacts et persévèrent en obéissance pour parvenir à la grâce de la Profession, mais les Profès y sont obligés en vertu des voeux quils ont faits, quil ne suffit pas davoir faits pour être Religieux, sils ne les observent. Ce serait ressembler à ceux qui paraissent si mortifiés le jour de Pâques parce quils se confessent, et le lendemain, mondains comme devant 36. Le Religieux qui penserait se pouvoir relâcher en quelque chose après la Profession, voire après avoir vécu déjà longuement en Religion, se tromperait grandement. Notre-Seigneur se montra plus exact en sa mort que non pas en son enfance, à se
36. avant
laisser manier et plier, ainsi que jai dit tantôt, parce que, étant dans le giron de sa chère Mère qui le voulait emmaillotter, il remuait bien un peu ses petites manons et ses petits pattons; mais en la croix, il ne fit nul remuement, se laissant clouer tout ainsi comme lon voulut. Cest assez dit de lobéissance pour nous y bien affectionner. Passons outre, et disons quelque chose sur la question qui me fut faite un soir, à savoir sil est loisible aux Soeurs de se dire lune à lautre quelles ont été bien mortifiées par la Supérieure ou la Maîtresse des Novices sur quelque occasion. Ceci se peut dire en trois sortes. La première est quune Soeur peut aller dire : Mon Dieu, ma Soeur, que notre Mère vient de me bien mortifier, toute joyeuse de quoi la Supérieure lui a fait faire ce petit gain pour son âme, lui disant bien son fait sans lépargner; et partant elle en donne la joie à sa Soeur afin quelle lui aide 37 à en bénir Dieu. La seconde façon en laquelle on le peut dire est pour se soulager; elle trouve la mortification ou la correction bien pesante, et elle sen va un peu décharger sur sa Soeur à qui elle le dit, laquelle la plaignant un peu, lui ôtera une partie de sa charge; et celle-ci nest déjà pas tant supportable que la première, parce que lon commet une imperfection en se plaignant. Mais la troisième est tout à fait mauvaise, qui est de le dire par forme de murmure ou de dépit, et pour faire connaître que la Supérieure a eu tort; or, de cette façon, je crois bien que lon ne le fait pas en cette Maison, par la grâce de Dieu.
37. laide
De la première, encore quil ny ait point de mal de le dire, il serait pourtant très bien de ne le dire pas, ains soccuper en soi-même à sen réjouir avec Dieu. En la seconde façon, certes il ne le faut pas faire, car par le moyen de notre plainte nous perdons le mérite de la mortification. Savez-vous ce quil faut faire quand nous sommes corrigés et mortifiés ? il nous faut prendre cette mortification à pleines mains, comme une pomme damour, et la cacher en notre coeur, la baisant et caressant le plus tendrement quil nous est possible. Mais quant à aller dire : Je viens de parler à notre Mère, je suis aussi sèche que jétais auparavant; il ny a quà sattacher à Dieu; pour moi je ne retire aucune consolation des créatures, je suis sortie moins consolée que je nétais. La Soeur à qui on dit cela, devrait répondre tout doucement : Ma chère Soeur, que ne vous étiez-vous bien attachée à Dieu, ainsi que vous dites quil faut faire, avant que daller 38 parler à notre Mère, et vous nauriez pas eu du mécontentement de quoi elle ne vous a pas consolée. Dites-vous, mes chères Filles, en ce sens-là, quil se faut bien attacher à Dieu? Prenez garde que cherchant Dieu au défaut 39 des créatures, il ne se veuille pas laisser trouver, car il veut être cherché avant toutes choses et au mépris de toute chose. Parce que les créatures ne me contentent pas, je cherche le Créateur. Le Créateur mérite bien que je quitte tout pour lui; aussi veut-il que nous le fassions. Quand nous sortons de devant la Supérieure toute sèche, et sans avoir reçu aucune goutte de
38. avant daller 39. à défaut
consolation, il faut que nous emportions notre sécheresse comme un baume précieux, ainsi que jai dit quil faut faire des affections que lon reçoit en la sainte oraison; comme un baume précieux, dis-je, afin que nous ayons un grand soin de ne pas laisser répandre cette liqueur céleste qui nous a été envoyée du ciel comme un don très grand, pour parfumer notre coeur de la privation de la consolation que nous pensions rencontrer ès paroles de la Supérieure. Mais il y a une chose à remarquer sur ce sujet, qui est que quelquefois on porte un coeur dur et sec comme un rocher lorsque lon va parler, lequel ne peut être capable dêtre arrosé ni humecté de leau de la consolation, dautant quil nest nullement susceptible de ce que la Supérieure dit; et encore quelle parle fort bien selon votre nécessité, néanmoins il ne vous semble pas. Une autre fois que vous aurez le coeur tendre et bien disposé, elle ne vous dira que trois ou quatre paroles, beaucoup moins utiles pour votre perfection que les autres nétaient pas, qui vous consoleront; et pourquoi cela ? parce que votre coeur était disposé à cela. Il vous semble que les Supérieurs ont la consolation sur le bord des lèvres et quils la répandent facilement dans les coeurs de ceux quils veulent, ce qui nest néanmoins pas, car ils ne peuvent pas toujours être dune même humeur, non plus que les autres. Bienheureux certes est celui qui peut garder une égalité de coeur parmi toutes ces inégalités de sujets ! Tantôt nous serons consolés, et dici à un peu nous aurons le coeur sec, en telle sorte que les paroles de consolation nous coûteront extrêmement cher à dire. Vous me demandâtes encore que jeusse à vous dire quel est lexercice propre pour faire mourir le propre jugement. A quoi je réponds que cest en lui retranchant fidèlement toutes sortes de discours aux occasions où il se veut rendre maître, lui faisant connaître quil nest que valet; car, mes chères Filles, ce nest que par des actes réitérés que nous acquérons les vertus bien quil y en ait eu quelques-uns à qui Dieu les a toutes données en un moment. Comme à sainte Catherine de Gênes, laquelle fut convertie en un moment étant devant son confesseur, si quune autre servante de Dieu, qui pour lors était en la même ville, admirait comme sainte Catherine avait été si promptement amendée de toutes ses imperfections; au contraire, sainte Catherine ladmirait de quoi, après tant de temps quelle avait employé à samender, elle ne lavait encore pu faire. Quand il vous vient envie de juger si une telle chose est bien ou mal ordonnée, retranchez ce discours à votre propre jugement; et si tantôt lon vous dit: Il faut faire une chose de telle façon, ne vous amusez point à discourir 40 si elle ne serait point mieux faite autrement quainsi que lon vous a dit. Si lon vous donne un exercice, ne permettez pas à votre jugement de discerner sil vous sera propre ou non. Mais prenez garde, que si bien vous faites la chose ainsi quelle est commandée, bien souvent le propre jugement nobéit pas, car il napprouve pas le commandement; ce qui est pour lordinaire cause de la répugnance que nous
40. examiner, raisonner en vous-même pour savoir
avons à nous soumettre à faire ce que lon veut de nous. Parce que lentendement et le jugement représentent à la volonté que cela ne se doit pas, ou quil faut user dautres moyens pour faire ce que lon nous dit que non pas ceux qui nous sont marqués, la volonté ne peut se soumettre, dautant quelle fait toujours plus détat des raisons que le propre jugement lui montre que non pas daucune autre; car chacun croit que son propre jugement est le meilleur. Je nai jamais rencontré personne qui ne fît état de son jugement, sinon deux, dont lun est de cette ville, et lautre, je ne sais où il est. Mais ces deux me confessèrent quils navaient point de jugement, et lun me vint une fois trouver et me dit : Monseigneur, dites-moi, je vous prie, un peu une telle chose, car je nai point de jugement pour la pouvoir comprendre; ce qui métonna fort. En notre âge 41, nous avons un exemple extrêmement remarquable de la mortification du propre jugement. Il y avait un grand docteur 42, docteur grandement renommé, qui fit un livre quil intitula : Des Dispensations et Commandements, lequel étant fait, tomba entre les mains du Pape.
41. temps 42. Selon toute vraisemblance, le « grand docteur » nest autre que Pierre de Villars, Archevêque de Vienne. Il avait publié un livre intitulé : Remonstrances, Advertissements et Exhortations sur les principales choses qui sont à réformer, establir et observer aux Heures Canoniales, etc. (Roussin, Lyon, 1598). Or, dans la « Conclusion » de ce livre étaient formulées au sujet des « Commendes » et des « Exemptions » certaines propositions qui désagréèrent au Pape Clément VIII. Les Soeurs qui ont recueilli le présent Entretien ont confondu « Commendes » et « Exemptions » avec Dispensations et Commandements; erreur qui sexplique assez facilement et qui ninfirme pas notre assertion.
Sa Sainteté jugea quil y avait quelques choses erronées, et lécrivit à ce docteur afin quil eût à les rayer de dessus son 43 livre. Mais remarquez que le Pape ny trouva rien dhérétique, ains seulement quelques raisons erronées. Le docteur, recevant le commandement du Pape, soumit si absolument son jugement, quil ne voulut point éclaircir son affaire pour se justifier, mais au contraire crut quil avait tort et quil sétait laissé tromper à son jugement. Montant en chaire, il lut tout au long ce que le Pape avait écrit, prit son livre, le déchira en pièces, puis dit tout haut que ce que le Pape avait jugé sur ce fait avait été très bien jugé, quil approuvait de tout son coeur la censure et la correction paternelle quil avait daigné lui faire, comme étant très juste et très douce, à lui qui avait mérité dêtre rigoureusement châtié, et quil sétonnait grandement de ce quil avait été si aveugle que de se laisser tromper à son propre jugement en une chose si manifestement mauvaise. Il nétait nullement obligé de le faire, parce que le Pape ne commandait rien de tout cela, ains seulement quil eût à biffer de dessus son livre certaines choses. Il témoigna une très grande vertu en cette occasion, et une mortification du propre jugement admirable. On en trouve rarement de bien mortifiés : faire avouer que ce qui est commandé est bon, laimer et lestimer comme chose très bonne et très utile, cest à cela que le jugement se trouve rétif; car il y en n encore plusieurs qui disent : Je ferai bien cela ainsi que vous dites, mais je vois quil serait
43. de son
mieux autrement. Hélas ! que faites-vous ? Si vous nourrissez ainsi le jugement, sans doute il vous enivrera; car il ny n point de différence entre une personne ivre et celui qui est plein de son propre jugement; vous feriez aussi peu déprendre lun que lautre de leur fantaisie. Un jour David t étant en la campagne avec ses soldats tout lassés 44 et ne trouvant plus de quoi manger, il envoya chez Abigaïl prier son mari quil lui envoyât quelques vivres pour lui et ses soldats. Mais les soldats de David qui étaient venus, trouvèrent ce pauvre homme ivre, lequel entendant ce que David demandait, commença à parler en ivrogne, car il refusa de leur donner aucune chose, disant que David, après avoir mangé ses voleries, les envoyait chez lui pour le ruiner comme les autres; et semblables choses. Ces gens ne manquèrent pas de faire le récit de tout ce qui sétait passé entre ce pauvre ivrogne et eux; à quoi David dit : Vive Dieu! il me le paiera, le méconnaissant quil est du bien que je lui ai fait de sauver ses troupeaux. Abigaïl, sachant le dessein de David, sen alla le lendemain au-devant de lui avec des présents pour lapaiser, usant de ces termes : Mon seigneur, que voudriez-vous faire à un ivrogne? Hier que mon mari était ivre, il parla mal, mais en ivrogne et comme un fol. Si vous veniez aujourdhui chez lui, il vous recevrait certes de bon coeur et honorablement. Apaisez votre courroux, mon seigneur, et ne veuilliez mettre vos mains sur lui, car vous auriez regret toute votre vie davoir mis la main
t. I Reg., XXV, 4-25.
44. las 237
sur un fol. Il faut faire ces mêmes excuses dune personne enivrée de son propre jugement, car elle nest non plus capable de raison que lautre. Il faut donc avoir un grand soin de lempêcher de faire ces considérations, principalement en ce qui concerne lobéissance. Vous voulez encore savoir si vous devez avoir grande confiance et un grand soin à vous avertir en charité de vos défauts. Cest sans doute, ma chère fille, quil le faut faire; car à quel propos verrai-je une tare 45 en ma Soeur que je ne tâche de lui ôter par le moyen dun avertissement? II ne serait pas temps davertir et faire la correction à une Soeur tandis que je la verrai de mauvaise humeur ou pressée de mélancolie, car elle rejetterait dabord la correction si je la lui présentais; il faut un peu attendre, et puis len avertir avec confiance et charité. Mais si une Soeur me dit des paroles qui ressentent le murmure, et que dailleurs elle ait un coeur doux, sans doute il faut que tout confidemment je lui dise Cela nest pas bien; et quand je ne le dois pas dire, si je maperçois quil y ait quelque passion émue dans son coeur, alors il faut détourner le propos le plus dextrement 46 que lon peut. Cest sans doute que vous pouvez avertir des fautes qui se font à lOffice, encore que ce soit de la charge de lAssistante; et ne faut pas attendre quune Soeur ait persévéré toute une semaine à faire une même faute, car dès la seconde fois, si vous pensez quelle nen ait pas été avertie à la première, vous le devez dire. à lAssistante; et
45. un défaut 46. adroitement
japprouverais plutôt que lon parle de cela à lAssistante que non pas à la Soeur qui a fait la faute, bien quon le puisse faire avec charité, si lon veut. Si lAssistante len a déjà avertie, il ne lui coûtera guère de vous le dire doucement, car il ne faut pas être chiche de ses paroles. Vous dites que vous craignez davertir si souvent des fautes que fait une Soeur à lOffice, parce que cela lui ôte lassurance et la fait plutôt faillir à force de craindre. O Dieu, il ne faut pas faire ce jugement des Soeurs de céans; car cela nappartient quaux filles du monde de perdre lassurance quand on les avertit de leurs défauts. Nos Soeurs aiment trop leur propre abjection pour faire cela; au contraire quelles sen troublent 47 , elles prendront occasion davoir un plus grand courage et plus de soin de samender, non pas pour éviter dêtre averties, puisque je présuppose quelles aiment souverainement tout ce qui peut les rendre viles et abjectes à leurs yeux propres, ains afin de faire toujours mieux leur devoir et se rendre capables de leur vocation.
47. loin de sen troubler
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