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LIVRE TREIZIÈME : DE LA MORT.
Saint Augustin sattache à établir dans ce livre que la mort est pour les hommes une punition et une suite du péché dAdam.
DE LA CHUTE DU PREMIER HOMME ET DE LA MORT QUI EN A ÉTÉ LA SUITE.
DE LA MORT DE LÂME ET DE CELLE DU CORPS.
DU MAL DE LA MORT QUI ROMPT LA SOCIÉTÉ DE LAME ET DU CORPS.
DE LA MORT QUE SOUFFRENT POUR JÉSUS-CHRIST CEUX QUI NONT POINT REÇU LE BAPTÊME.
LES SAINTS, EN SUBISSANT LA PREMIÈRE MORT POUR LA VÉRITÉ, SE SONT AFFRANCHIS DE LA SECONDE.
LA VIE DES MORTELS EST PLUTÔT UNE MORT QUUNE VIE.
SI LON PEUT DIRE QUUN HOMME EST EN MÊME TEMPS MORT ET VIVANT.
QUEL FUT LE PREMIER CHATIMENT DE LA DÉSOBÉISSANCE DE NOS PREMIERS PARENTS.
LHOMME CRÉÉ INNOCENT NE SEST PERDU QUE PAR LE MAUVAIS USAGE DE SON LIBRE ARBITRE.
CHAPITRE PREMIER.DE LA CHUTE DU PREMIER HOMME ET DE LA MORT QUI EN A ÉTÉ LA SUITE.
Sorti de ces épineuses questions de lorigine des choses temporelles et de la naissance du genre humain, lordre que nous nous sommes prescrit demande que nous parlions maintenant de la chute du premier homme, ou plutôt des premiers hommes, et de la mort qui la suivie. Dieu, en effet, navait pas placé les hommes dans la même condition que les anges, cest-à-dire de telle sorte quils aie pussent pas mourir , même en devenant pécheurs ; il les avait créés pour passer sans mourir à la félicité éternelle des anges, sils fussent demeurés dans lobéissance, ou pour tomber dans la peine très-juste de la mort, sils venaient à désobéir.
CHAPITRE II.DE LA MORT DE LÂME ET DE CELLE DU CORPS.
Mais il me semble quil est à propos dapprofondir un peu davantage la nature de la mort. Lâme humaine, quoique immortelle, a néanmoins en quelque façon une mort qui lui est propre. En effet, on ne lappelle immortelle que parce quelle ne cesse jamais de vivre et de sentir, au lieu que le corps est mortel, parce quil peut être entièrement privé de vie et quil ne vit point par lui-même. La mort de lâme arrive donc quand Dieu labandonne, comme celle du corps quand lâme le quitte. Et quand lâme abandonnée de Dieu abandonne le corps, cest alors la mort de lhomme tout entier, Dieu nétant plus la vie de lâme, ni lâme la vie du corps. Or, cette mort de lhomme tout entier est suivie dune autre que la sainte Ecriture nomme la seconde mort, et cest celle dont veut parler le Sauveur lorsquil dit : « Craignez celui qui peut faire périr et le corps et lâme dans la géhenne de feu 1 ». Comme cette menace ne peut avoir son effet quau temps où lâme sera tellement unie au corps quils feront un tout indissoluble, on peut trouver étrange que lEcriture dise que le corps périt, puisque lâme ne le quitte point et quil reste sensible pour être éternellement tourmenté. Quon dise que lâme meurt dans ce dernier et éternel supplice dont nous parlerons plus amplement ailleurs 2, cela sentend fort bien, puisquelle ne vit plus de Dieu; mais comment le dire du corps, lorsquil est vivant ? Et il faut bien quil le soit pour sentir les tourments quil souffrira après la résurrection. Serait-ce que la vie, quelle quelle soit, étant un bien, et la douleur un mal, on peut dire quun corps ne vit plus, lorsque lâme ne lanime que pour le faire souffrir ?.Lâme vit donc de Dieu, quand elle vit bien; car elle ne peut bien vivre quen tant que Dieu opère en elle ce qui est bien; et quant au corps, il est vivant, lorsque lâme lanime, quelle vive de Dieu ou non. Car les méchants ne vivent pas de la vie de lâme, mais de celle du corps, que lâme lui communique; et encore que celle-ci soit morte, cest-à-dire abandonnée de Dieu, elle conserve une espèce de vie qui lui est propre et quelle ne perd jamais, doù vient quon la nomme immortelle. Mais en la dernière condamnation, bien que lhomme ne laisse pas de sentir, toutefois, comme ce sentiment ne sera pas agréable, mais douloureux, ce nest pas sans raison que lEcriture lappelle plutôt une mort quune vie. Elle lappelle la seconde mort, parce quelle arrivera après cette première mort qui sépare lâme, soit de Dieu, soit du corps. On peut donc dire de la première mort du corps, quelle est bonne pour les bons et mauvaise pour les méchants, et de la seconde, que, comme elle nest pas pour les bons, elle ne peut être bonne pour personne.
1. Matth. X, 28 2. Voyez plus bas, les livres XX, XXI et XXII.
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CHAPITRE III.SI LA MORT QUI A SUIVI LE PÉCHÉ DES PREMIERS HOMMES ET SEST ÉTENDUE A TOUTE LEUR RACE EST POUR LES JUSTES EUX-MÊMES UNE PEINE DU PÉCHÉ.
Ici se présente une question quil ne faut pas éluder : cette mort, qui consiste dans la séparation du corps et de lâme, est-elle un bien pour les bons ? et, sil en est ainsi, comment y voir une peine du péché? car enfin, sans le péché, les hommes ne lauraient point subie. Comment donc serait-elle bonne pour les bons, nayant pu arriver quà des méchants? Et dun autre côté, si elle ne pouvait arriver quà des méchants, les bons ny devraient point être sujets. Pourquoi une peine où il ny a rien à punir 1? Si lon veut sortir de cette difficulté, il faut avouer que les premiers hommes avaient été créés pour ne subir aucun genre de mort, sils ne péchaient point, mais quayant péché, ils ont été condamnés à une mort qui sest étendue à toute leur race. Mortels, ils ne pouvaient engendrer que des mortels, et leur crime a tellement corrompu la nature que la mort, qui nétait pour eux quune punition, est devenue une condition naturelle pour leurs enfants. En effet, un homme ne naît pas dun autre homme de la même manière que le premier homme est né de la poussière. La poussière na été pour former lhomme primitif que le principe matériel, au lieu que le père est pour le fils le principe générateur. Aussi bien, la chair est dune autre nature que la terre, quoiquelle en ait été tirée; mais un fils nest point dune autre nature que son père. Tout le genre humain était donc renfermé par la femme dans le couple primitif au moment où il reçut de Dieu larrêt de sa condamnation. Devenu pécheur et mortel, lhomme a engendré un homme mortel et pécheur comme lui avec cette différence que le premier homme ne fut pas réduit à cette stupidité ni à cette faiblesse de corps et desprit que nous voyons dans les enfants; car Dieu a voulu que leur entrée dans la vie fût semblable à celle des bêtes « Lhomme, dit le Prophète, quand il était en honneur, na pas su comprendre; il est tombé dans la condition des bêtes brutes et
1. Ces questions ont été aussi traitées par saint Jérôme. Voyez sa lettre XXIV, sur la mort de Léa, et sa lettre XXV à Paula sur la mort de Biesilla, sa fille.
leur est devenu semblable 1 ». Il y a plus: les hommes, en venant au monde, ont encore moins dusage de leurs membres et moins de sentiment que les bêtes; comme si lénergie humaine, pareille à la flèche qui sort de larc tendu, sélançait au-dessus du reste des animaux avec dautant plus de force que, plus longtemps ramenée sur soi, elle a plus contenu son essor. Le premier homme nest donc pas tombé par leffet de son crime dans cet état de faiblesse où naissent les enfants 2; mais la nature humaine a été tellement viciée et changée en lui quil a senti dans ses membres ,la révolte de la concupiscence, et quétant devenu sujet à la mort, il a engendré des hommes semblables à lui, cest-à-dire sujets à la mort et au péché. Quand les enfants sont délivrés de ces liens du péché par la grâce du Médiateur, ils souffrent seulement cette mort qui sépare lâme du corps, et ils sont affranchis de cette seconde mort où lâme doit endurer des supplices éternels.
CHAPITRE IV.POURQUOI CEUX QUI SONT ABSOUS DU PÉCHÉ PAR LE BAPTÊME SONT ENCORE SUJETS A LA MORT, QUI EST LA PEINE DU PÉCHÉ.
On dira: si la mort est la peine du péché, pourquoi ceux dont le péché est effacé par le baptême sont-ils également sujets à la mort? cest une question que nous avons déjà discutée et résolue dans notre ouvrage Du baptême des enfants 3, où nous avons dit que la séparation de lâme et du corps est une épreuve à laquelle lâme reste encore soumise, quoique libre du lien du péché, parce que, si le corps devenait immortel aussitôt après le baptême, la foi en serait affaiblie. Or, la foi nest vraiment la foi que quand on attend dans lespérance ce quors ne voit pas encore dans la réalité 4, cest elle qui, dans les temps passés du moins, élevait les âmes au-dessus de la crainte de la mort: témoins ces saints martyrs en qui la foi naurait pu remporter tant dillustres victoires sur la mort, sils
1. Ps. XLVIII, 13. 2. Comp. le traité de saint Augustin : De peccat. mer, et remis:., lib. I, n. 67, 68. 3. Saint Augustin désigne ainsi un traité quil avait dabord intitulé De peccatorum meritis et remissione; plus tard, en ses Rétractations, il modifia ce titre en y ajoutant et de baptismo parvulorum. 4. Saint Augustin se souvient ici de ces paroles de saint Paul, si profondes en leur concision énigmatique : « La foi est la réalité de ce quon espère et la certitude de ce quon ne voit pas ».
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avaient été immortels. Dailleurs, qui naccourrait au baptême avec les petits enfants, si le baptême délivrait de la mort? Tant sen faut donc que la foi fût éprouvée par la promesse des récompenses invisibles, quil ny aurait pas de foi, puisquelle chercherait et recevrait à lheure même sa récompense; tandis que, dans la nouvelle loi, par une grâce du Sauveur bien plus grande et bien plus admirable, la peine du péché est devenue un sujet de mérite. Autrefois il était dit à lhomme : Vous mourrez, si vous péchez; aujourdhui il est dit aux martyrs : Mourez, pour ne pécher point. Dieu disait aux premiers hommes : « Si vous désobéissez, vous mourrez 1 » ; il nous dit présentement : « Si vous fuyez la mort vous désobéirez ». Ce quil fallait craindre autrefois, afin de ne pécher point, est ce quil faut maintenant souffrir, de crainte de pécher. Et de la sorte, par la miséricorde ineffable de Dieu, la peine du crime devient linstrument de la vertu; ce qui faisait le supplice du pécheur fait le mérite du juste, et la mort qui a été la peine du péché est désormais laccomplissement de la justice. Mais il nen est ainsi que pour les martyrs à qui leurs persécuteurs donnent le choix ou de renoncer à la foi, ou de souffrir la mort; car les justes aiment mieux souffrir, en croyant, ce que les premiers prévaricateurs ont souffert pour navoir pas cru. Si ceux-ci navaient point péché, ils ne seraient pas morts; et les martyrs pèchent, sils ne meurent. Les uns sont donc morts parce quils ont péché; les autres ne pèchent point parce quils meurent. La faute des premiers a amené la peine, et la peine des seconds prévient la faute: non que la mort, qui était un mal, soit devenue un bien, mais Dieu a fait à la foi une telle grâce que la mort, qui est le contraire de la vie, devient linstrument de la vie même.
CHAPITRE V.COMME LES MÉCHANTS USENT MAL DE LA LOI QUI EST BONNE, AINSI LES BONS USENT BIEN DE LA MORT QUI EST MAUVAISE.
LApôtre, voulant faire éclater toute la puissance malfaisante du péché en labsence de la grâce, na pas craint dappeler force du péché la loi même qui le défend. « Le péché, dit-il, est laiguillon de la mort, et la loi est
1. Gen. II, 17.
la force du péché 1 ». Parole parfaitement vraie; car la défense du mal en augmente le désir, si lon naime tellement la vertu que le plaisir quon y trouve surmonte la passion de mal faire. Or, la grâce de Dieu peut seule nous donner lamour et le goût de la vertu. Mais de peur que lexpression force du péché ne donnât à croire que la loi est mauvaise 2, lApôtre dit, dans un autre endroit, sur le même sujet : « Assurément la loi est sainte et le commandement est saint, juste et bon. Quoi donc? Ce qui est bon est-il devenu une mort pour moi? Non, mais le péché, pour faire paraître sa malice, sest servi dun bien pour me donner la mort, de sorte que le pécheur et le péché ont passé toute mesure à cause du commandement même ». Saint Paul dit que toute mesure a été passée, parce que la prévarication augmente par le progrès de la concupiscence et le mépris de la loi. Pourquoi citons-nous ce texte? Pour faire voir que tout comme la loi nest pas un mal, quand elle accroît la convoitise de ceux qui pèchent, ainsi la mort nest point un bien, quand elle augmente la gloire de ceux qui meurent, bien que celle-là soit violée pour liniquité et fasse des prévaricateurs, et que celle-ci soit embrassée pour la vérité et fasse des martyrs. Ainsi donc la loi est bonne, parce quelle est une défense du péché, et la mort est mauvaise, parce quelle est la peine du péché. Mais de même que les méchants usent mal, non-seulement des maux, mais aussi des biens, de même les bons font également bon usage et des biens et des maux, et voilà pourquoi les méchants usent mal de la loi, qui est un bien, et les bons usent bien de la mort, qui est un mal.
CHAPITRE VI.DU MAL DE LA MORT QUI ROMPT LA SOCIÉTÉ DE LAME ET DU CORPS.
La mort nest donc un bien pour personne,, puisque la séparation du corps et de lâme est un déchirement violent qui révolte la nature et fait gémir la sensibilité, jusquau moment où, avec le mutuel embrassement de la chair et de lâme cesse toute conscience de la douleur. Quelquefois un seul coup reçu par le
1. I Cor. XV, 56. 2. Allusion à lhérésie des Cerdoniens et des Marcionites, qui abusaient du mot de saint Paul. Rom. VII, 12 et 13.
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corps ou bien lélan de lâme interrompent lagonie et empêchent de sentir les angoisses de la dernière heure. Mais quoi quil en soit de cette crise où la sensibilité séteint dans une sensation de douleur, quand on souffre la mort avec la patience dun vrai chrétien, tout en restant une peine, elle devient un mérite. Peine de tous ceux qui naissent dAdam, elle est un mérite pour ceux qui renaissent de Jésus-Christ, étant endurée pour la foi et pour la justice; et elle peut même en certains cas racheter entièrement du péché, elle qui est le prix du péché.
CHAPITRE VII.DE LA MORT QUE SOUFFRENT POUR JÉSUS-CHRIST CEUX QUI NONT POINT REÇU LE BAPTÊME.
Tous ceux, en effet, qui meurent pour la confession de Jésus-Christ obtiennent, sans avoir reçu le baptême, le pardon de leurs péchés, comme sils avaient été baptisés. Il est écrit, à la vérité, que « personne nentrera dans le royaume des cieux, quil ne renaisse de leau et du Saint-Esprit 1 ». Mais lexception à cette règle est contenue dans ces paroles non moins formelles: « Quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père qui est dans les « cieux 2». Et ailleurs: « Qui perdra sa vie pour moi, la trouvera 3». Voilà pourquoi il est écrit: « Précieuse est devant le Seigneur la mort de ses saints 4 ». Quoi de plus précieux en effet quune mort qui efface les péchés et qui accroît les mérites? Car il ny a pas à établir de parité entre ceux qui, ne pouvant différer leur mort, sont baptisés et sortent de cette vie après que tous leurs péchés leur ont été remis, et ceux qui, pouvant sempêcher de mourir ne lont pas fait, parce quils ont mieux aimé perdre la vie en confessant Jésus-Christ, que dêtre baptisés après lavoir renié. Et cependant, alors même quils lauraient renié par crainte de la mort, ce crime leur eût aussi été remis au baptême, puisque les meurtriers de Jésus-Christ, quand ils ont été baptisés, ont aussi obtenu
1. Jean III, 5. 2. Matth. X, 32 .- 3. Ibid. XVI, 25. 4. Ps. CXV, 15
miséricorde1. Mais combien a dû être puissante la grâce de cet Esprit qui souffle où il veut, pour avoir inspiré aux martyrs la force de ne pas renier Jésus-Christ dans un si grand péril de leur vie, avec une si grande espérance de pardon? La mort des saints est donc précieuse, puisque le mérite de celle de Jésus-Christ leur a été si libéralement appliqué, quils nont point hésité à lui sacrifier leur vie pour jouir de lui, de sorte que lantique peine du péché est devenue en eux une source nouvelle et plus abondante de justice. Toutefois ne concluons pas de là que la mort soit un bien en soi; si elle a été cause dun si grand bien, ce nest point par sa propre vertu, mais par le secours de la grâce. Elle était autrefois un objet de crainte, afin que le péché ne fût pas commis; elle doit être aujourdhui acceptée avec joie, afin que le péché soit évité, ou sil a été commis, afin quil soit effacé par le martyre, et que la palme de la justice appartienne au chrétien victorieux.
CHAPITRE VIII.LES SAINTS, EN SUBISSANT LA PREMIÈRE MORT POUR LA VÉRITÉ, SE SONT AFFRANCHIS DE LA SECONDE.
A considérer la chose de plus près, on trouvera que ceux mêmes qui meurent pour la vérité ne le font que pour se garantir de la mort, et quils nen souffrent une partie que pour léviter tout entière. En effet, sils endurent la séparation de lâme et du corps, cest de peur que Dieu ne se sépare de lâme, et quainsi la première mort ne soit suivie de la seconde qui ne finira jamais. Ainsi, encore une fois, la mort nest bonne à personne, mais on la souffre pour conserver ou pour acquérir quelque bien. Et quant à ce qui arrive après la mort, on peut dire â ce point de vue que la mort est mauvaise pour les méchants et bonne pour les bons, puisque les âmes des bons séparées du corps sont dans le repos, et que celles des méchants sont dans les tortures jusquà ce que les corps des uns revivent pour la vie éternelle, et ceux des autres pour la mort éternelle, qui est la seconde mort.
1. Voyez les Actes des Apôtres (n, 36-47), où les Juifs, meurtriers de Jésus-Christ, se convertissent par milliers et reçoivent le baptême.
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CHAPITRE IX.QUEL EST LINSTANT PRÉCIS DE LA MORT OU DE LEXTINCTION DU SENTIMENT DE LA VIE, ET SIL LE FAUT FIXER AU MOMENT OU LON MEURT, OU A CELUI OU ON EST MORT.
Le moment où les âmes séparées du corps sont heureuses ou malheureuses est-il le moment même de la mort ou celui qui la suit? Dans ce dernier cas, ce ne serait pas la mort, puisquelle est déjà passée , mais la vie ultérieure, la vie propre à lâme, quon. devrait appeler bonne ou mauvaise. La mort, en effet, est mauvaise quand elle est présente, cest-à-dire au moment même de la mort, parce que dans ce moment le mourant ressent de grandes douleurs, lesquelles sont un mal (dont les bons savent dailleurs bien user); mais comment, lorsque la mort est passée, peut-elle être bonne ou mauvaise, puisquelle a cessé dêtre? Il y a plus: si nous y prenons garde, nous verrons que les douleurs mêmes des mourants ne sont pas la mort. Ils vivent tant quils ont du sentiment, et ainsi ils ne sont pas encore dans la mort, qui ôte tout sentiment, mais dans les approches de la mort, qui seules sont douloureuses. Comment donc appelons-nous mourants ceux qui ne sont pas encore morts et qui agonisent, nul nétant mourant quà condition de vivre encore? Ils sont donc tout ensemble vivants et mourants, cest-à-dire quils sapprochent de la mort en séloignant de la vie; mais après tout, ils sont encore en vie, parce que lâme est encore unie au corps. Que si, lorsquelle en sera sortie, on ne peut pas dire quils soient dans la mort, mais après la mort, quand sont-ils donc dans la mort? Dune part, nul ne peut être mourant, si nul ne peut être ensemble mourant et vivant, puisque évidemment, tant que lâme est dans le corps, on ne peut nier quon ne soit vivant; et dautre part, si on dit que celui-là est mourant qui tend vers la mort, je ne sais plus quand on est vivant.
CHAPITRE X.LA VIE DES MORTELS EST PLUTÔT UNE MORT QUUNE VIE.
En effet, dès que nous avons commencé dêtre dans ce corps mortel, nous navons cessé de tendre vers la mort, et nous ne faisons autre chose pendant toute cette vie (si toutefois il faut donner un tel nom à notre existence passagère). Y a-t-il personne qui ne soit plus proche de la mort dans un an quà cette heure, et demain quaujourdhui, et aujourdhui quhier ? Tout le temps que lon vit est autant de retranché sur celui que lon doit vivre, et ce qui reste diminue tous les jours, de sorte que tout le temps de cette vie nest autre chose quune course vers la mort, dans laquelle il nest permis à personne de se reposer ou de marcher plus lentement ; tous y courent dune égale vitesse. En effet, celui dont la vie est plus courte ne passe pas plus vite un jour que celui dont la vie est plus longue; mais lun a moins de chemin à faire que lautre. Si donc nous commençons à mourir, cest-à-dire à être dans la mort, du moment que nous commençons à avancer vers la mort, il faut dire que nous commençons à mourir dès que nous commençons à vivre 1. De cette manière, lhomme nest jamais dans la vie, sil est vrai quil ne puisse être ensemble dans la vie et dans la mort ; ou plutôt ne faut-il point dire quil est tout ensemble dans la vie et dans la mort? dans la vie, parce quelle ne lui est pas tout à fait ôtée, dans la mort, parce quil meurt à tout moment? Si en effet il nest point dans la vie, que lui est-il donc retranché? et sil nest pas dans la mort, quest-ce que ce retranchement même? Quand toute vie a été retranchée au corps, ces mots après la mort nauraient pas de sens, si la mort nétait déjà, lorsque se faisait le retranchement ; car dès quil est fait, on nest plus mourant, on est mort. On était donc dans la mort au moment où était retranchée la vie.
CHAPITRE XI.SI LON PEUT DIRE QUUN HOMME EST EN MÊME TEMPS MORT ET VIVANT.
Mais sil est absurde de dire quun homme soit dans la mort avant quil soit arrivé à la mort, ou qui soit ensemble vivant et mourant, par la même raison quil ne peut être ensemble veillant et dormant, je demande quand il sera mourant. Avant que la mort ne vienne, il nest pas mourant, mais vivant; et, lorsquelle sera venue, il ne sera pas mourant, mais mort. Or, lune de ces deux choses est avant la mort, et lautre après ; quand
1. Saint Augustin paraît ici se souvenir de Sénèque. (Voyez surtout les Lettres à Lucilius, lettre 24.)
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sera-t-il donc dans la mort pour pouvoir dire quil est mourant? Comme il y a trois moments distincts : avant la mort, dans la mort et après la mort, il faut aussi quil y ait trois états qui y répondent, cest-à-dire être vivant, être mourant, être mort. Il est donc très-difficile de déterminer quand un homme est mourant, cest-à-dire dans la mort, en sorte quil ne soit ni vivant ni mort; car tant que lâme est dans le corps, surtout si le sentiment nest pas éteint, il est certain que lhomme vit ; et dès lors il ne faut pas dire quil est dans la mort, mais avant la mort; et lorsque lâme a quitté le corps et quelle lui a ôté tout sentiment, lhomme est après la mort, et lon dit quil est mort. Je ne vois pas comment il peut être mourant, cest-à-dire dans la mort, puisque sil vit encore, il est avant la mort, et que, sil a cessé de vivre, il est après la mort. De même, dans le cours des temps, on cherche le présent, et on ne le trouve point, parce que le passage du futur au passé na aucune étendue appréciable. Ne faut-il point conclure de là quil ny a point de mort du corps ? car sil y en a une, quand est-elle, puisquelle nest en personne et que personne nest en elle? En effet, si lon vit, elle nest pas encore, et si lon a cessé de vivre, elle nest plus 1. Dun autre côté, sil ny a point de mort, pourquoi dit-on avant ou après la mort? Ah ! plût à Dieu que nous eussions assez bien vécu dans le paradis pour quen effet il ny en eût point! au lieu que dans notre condition présente, non-seulement il y en a une, mais elle est même si fâcheuse quil est aussi impossible de lexpliquer que de la fuir. Conformons-nous donc à lusage , comme cest notre devoir, et disons de la mort, avant quelle narrive, ce quen dit lEcriture : « Ne louez personne avant sa mort 2 » .Disons aussi, lorsquelle est arrivée : Telle ou telle chose sest faite après la mort de celui-ci ou de celui-là. Disons encore, autant que possible, du temps présent: Telle personne en mourant a fait son testament, et elle a laissé en mourant telle et telle chose à tels et tels, quoiquelle nait pu rien faire de cela si elle nétait vivante, et quelle lait plutôt fait avant la mort que dans la mort. Parlons aussi comme
1. Cest ce qui faisait dire à Épicure, dans une intention dailleurs tout autre que celle de saint Augustin, ce mot souvent cité dans lantiquité : « La mort na rien qui me regarde; tant que je suis, elle est absente, et quand eue est présente, je ne suis plus. ». 2. Eccli. XI, 30.
parle lEcriture, qui déclare positivement que les morts mêmes sont dans la mort. Elle dit en effet: « Il nest personne dans la mort qui se souvienne de vous 1 ». Aussi bien, jusquà ce quils ressuscitent, on dit fort bien quils sont dans la mort, comme on dit quune personne est dans le sommeil jusquà ce quelle se réveille. Et cependant, quoique nous appelions dormants ceux qui sont dans le sommeil, nous ne pouvons pas appeler de même mourants ceux qui sont déjà morts; car la séparation de leur âme et de leur corps étant accomplie, on ne peut pas dire quils continuent de mourir. Et voilà toujours cette difficulté qui revient dexprimer une chose qui paraît inexprimable : à savoir comment on peut dire dun mourant quil vif, ou dun mort quaprès la mort il est dans la mort, surtout quand le mot mourant nest pas pris dans le sens de dormant, cest-à-dire qui est dans le sommeil, ou de languissant, cest-à-dire qui est dans la langueur, et quon appelle mort, et non pas mourant, celui qui est dans la mort et attend la résurrection. Je crois, et cette opinion na rien de téméraire ni dinvraisemblable, à ce quil me semble, que si le verbe mori (mourir) ne peut se décliner comme les autres verbes, cest la suite, non dune institution humaine, mais dun décret divin. En effet, le verbe oriri (se lever), entre autres, fait au passé ortus est, tandis que mori fait mortuus et redouble lu. Ainsi on dit mortuus comme fatuus, arduus, conspicuus, et autres mots qui sont des adjectifs ne se déclinant pas selon les temps, et non des participes. Or, mortuus est pris comme participe passé, comme si ce quon ne peut décliner devait se décliner. Il est donc arrivé, par une raison assez juste, que, de même que la mort ne peut se décliner, le mot qui lexprime est aussi indéclinable. Mais au moins pouvons-nous décliner la seconde mort, avec la grâce de notre Rédempteur; celle-là est la pire de toutes ; elle na pas lieu par la séparation de lâme et du corps, mais plutôt par lunion de lune et lautre pour souffrir ensemble une peine éternelle. Cest là que les hommes seront toujours dans la mort et toujours mourants, parce que cette mort sera immortelle.
1. Ps. VI, 6.
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CHAPITRE XII.DE QUELLE MORT DIEU ENTENDAIT PARLER, QUAND IL MENAÇA DE LA MORT LES PREMIERS HOMMES, SILS CONTREVENAIENT A SON COMMANDEMENT.
Quand on demande de quelle mort Dieu menaça les premiers hommes en cas de désobéissance, si cétait de celle de lâme ou de celle du corps, ou de toutes les deux ensemble, ou de celle quon nomme la seconde mort, il faut répondre : de toutes. De la même manière que toute la terre est composée de plusieurs terres, et toute lEglise de plusieurs Eglises; ainsi toute la mort est composée de toutes les morts. La première mort, en effet, comprend deux parties, la mort de lâme et celle du corps, alors que lâme, séparée de Dieu et du corps, est soumise à une expiation temporaire; et la seconde mort a lieu quand lâme, séparée de Dieu et réunie au corps, souffre des peines éternelles. Lors donc que Dieu dit au premier homme quil avait mis dans le paradis terrestre, en lui parlant du fruit défendu : « Du jour que vous en mangerez, vous mourrez 1 » ; cette menace ne comprenait pas seulement la première partie de cette première mort, qui sépare lâme de Dieu, ni seulement la seconde partie, qui sépare lâme du corps, ni seulement toute cette première mort qui consiste dans le châtiment temporaire de lâme séparée de Dieu et du corps, mais toutes les morts, jusquà la dernière, qui est la seconde mort, et après laquelle il ny en a point.
CHAPITRE XIII.QUEL FUT LE PREMIER CHATIMENT DE LA DÉSOBÉISSANCE DE NOS PREMIERS PARENTS.
Abandonnés de la grâce de Dieu aussitôt quils eurent désobéi, ils rougirent de leur nudité. Cest pour cela quils se couvrirent de feuilles de figuier, les premières sans doute qui se présentèrent à eux dans le trouble où ils étaient, et en cachèrent leurs parties honteuses, dont ils navaient pas honte auparavant. Ils sentirent donc un nouveau mouvement dans leur chair devenue indocile en représailles de leur propre indocilité. Comme lâme sétait complu dans un mauvais usage de sa liberté et avait dédaigné de se soumettre à Dieu, le corps refusa de sassujétir à elle;
1. Gen. II, 17.
et de même quelle avait abandonné volontairement son Seigneur, elle ne put désormais disposer à sa volonté de son esclave, ni conserver son empire sur son corps, comme elle eût fait si elle fût demeurée soumise à son Dieu. Ce fut alors que la chair commença à convoiter contre lesprit 1, et nous naissons avec ce combat, traînant depuis la première faute un germe de mort, et portant la discorde trop souvent victorieuse dans nos membres rebelles et dans notre nature corrompue.
CHAPITRE XIV.LHOMME CRÉÉ INNOCENT NE SEST PERDU QUE PAR LE MAUVAIS USAGE DE SON LIBRE ARBITRE.
Dieu, en effet, auteur des natures et non des vices, a créé lhomme pur; mais lhomme corrompu par sa volonté propre et justement condamné, a engendré des enfants corrompus et condamnés comme lui. Nous étions véritablement tous en lui, alors que nous étions tous cet homme qui tomba dans le péché par la femme tirée de lui avant le péché. Nous navions pas encore reçu à la vérité notre essence individuelle, mais le germe doù nous devions sortir était déjà, et comme il était corrompu par le péché, chargé des liens de la mort et frappé dune juste condamnation, lhomme ne pouvait pas, naissant de lhomme, naître dune autre condition- que lui. Toute cette suite de misères auxquelles nous sommes sujets ne vient donc que du mauvais usage du libre arbitre, et elle nous conduit jusquà la seconde mort qui ne doit jamais finir, si la grâce de Dieu ne nous en préserve.
CHAPITRE XV.EN DEVENANT PÉCHEUR, ADAM A PLUTÔT ABANDONNÉ DIEU QUE DIEU NE LA ABANDONNÉ, ET CET ABANDON DE DIEU A ÉTÉ LA PREMIÈRE MORT DE LÂME.
On remarquera peut-être que dans cette parole : « Vous mourrez de mort 1 », mort est mis au singulier et non au pluriel; mais alors même que sur ce fondement on réduirait la menace divine à cette seule mort qui a lieu quand lâme est abandonnée de Dieu (par où il ne faut pas entendre que ce soit Dieu qui abandonne lâme le premier; car la volonté de lâme prévient Dieu pour le mal, comme
1. Galat. V, 17. 2. Gen. II, 17.
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la volonté de Dieu prévient lâme pour le bien, soit pour la créer quand elle nest pas encore, soif pour la recréer après quelle a failli, alors, dis-je, quon nentendrait que cette seule mort, et que ces paroles de Dieu: « Du jour que vous en mangerez, vous mourrez de mort », seraient prises comme sil disait : Du jour que vous mabandonnerez par désobéissance, je vous abandonnerai par justice; il nen est pas moins certain que cette mort comprenait en soi toutes les autres, qui en étaient une suite inévitable. Déjà ce mouvement de rébellion qui séleva dans la chair contre lâme devenue rebelle et qui obligea nos premiers parents à couvrir leur nudité, leur fit sentir leffet de cette mort qui arrive quand Dieu abandonne lâme. Elle est marquée expressément dans ces paroles que Dieu adresse au premier homme qui se cachait tout éperdu : « Adam, où es-tu 1? » Car il ne le cherchait pas comme sil eût ignoré où il était, mais il lui faisait sentir que lhomme ne sait plus où il est quand Dieu nest plus avec lui plus tard, lorsque lâme de nos premiers parents abandonna leurs corps épuisés de vieillesse, ils éprouvèrent cette autre mort, nouveau châtiment du péché de lhomme, qui avait fait dire à Dieu: « Vous êtes terre, et vous « retournerez en terre 2 »; afin que ces deux morts accomplissent ensemble la première qui est celle de lhomme entier, et qui est à la fin suivie de la seconde, si la grâce de Dieu ne nous en délivre. En effet, le corps qui est de terre ne retournerait point en terre, si lâme qui est sa vie ne le quittait; et cest pour cela que les chrétiens, sincèrement attachés à la foi catholique, croient fermement que la mort même du corps ne vient point de la nature, mais quelle est une peine du péché et un effet de cette parole que Dieu, châtiant le péché, dit au premier homme en qui nous étions tous alors : « Tu es terre, et tu retourneras en terre».
CHAPITRE XVIICONTRE LES PLATONICIENS, QUI NE VEULENT PAS QUE LA SÉPARATION DU CORPS ET DE LAIME SOIT UNE PEINE DU PÉCHÉ.
Les philosophes contre qui nous avons entrepris de défendre la Cité de Dieu, cest-à-dire
1. Gen. III, 9. 2. Gen.III, 9.
son Eglise, pensent être bien sages quand ils se moquent de nous au sujet de la séparation de lâme et du corps, que nous considérons comme un des châtiments de lâme; car à leurs yeux lâme natteint la parfaite béatitude que lorsque entièrement dépouillée du corps, elle retourne à Dieu dans sa simplicité, dans son indépendance et comme dans sa nudité primitive 1. Ici peut-être, si je ne trouvais dans leurs propres livres de quoi les réfuter, je serais obligé dentrer dans une longue discussion pour montrer que le corps nest à charge à lâme que parce quil est corruptible. De là ce mot de lEcriture, déjà rappelé au livre précédent: « Le corps corruptible appesantit lâme 2 ». LEcriture dit corruptible, pour faire voir que ce nest pas le corps en soi qui appesantit lâme, mais le corps dans létat où il est tombé par le péché; et elle ne le dirait pas que nous devrions lentendre ainsi. Mais quand Platon déclare en termes formels que les dieux inférieurs créés par le Dieu souverain ont des corps immortels, quand il introduit ce même Dieu promettant à ses ministres comme une grande faveur quils demeureront éternellement unis à leur corps, sans quaucune mort les en sépare, comment se fait-il que nos adversaires, dans leur zèle contre la foi chrétienne, feignent de ne pas savoir ce quils savent, et sexposent à parler contre leurs propres sentiments, pour le plaisir de nous contredire? Voici, en effet (daprès Cicéron, qui les traduit), les propres paroles que Platon prête au Dieu souverain sadressant aux dieux créés 3 : « Dieux, fils de dieux, considérez de quels ouvrages je suis lauteur et le père. Ils sont indissolubles, parce que je le veux; car tout ce qui est composé peut se dissoudre; mais il est dun méchant de vouloir séparer ce que la raison a uni. Ainsi, ayant commencé dêtre, vous ne sauriez être immortels, ni absolument indissolubles; mais vous ne serez jamais dissous et vous ne connaîtrez aucune sorte de mort, parce que la mort ne peut rien contre ma volonté, laquelle est un lien plus fort et plus puissant que ceux dont vous fûtes, unis
1. Cest le sentiment de Platon dans le Phèdre et dans le Timée; cest aussi celui de Plotin (Ennéades, VI, livre IX, ch. 9) et de tous les néoplatoniciens dAlexandrie. 2. Sag. IX, 15. 3. On remarquera quen citant même le Timée, saint Augustin na pas le texte grec sous les yeux, mais une traduction latine.
au moment de votre naissance ». Voilà donc les dieux qui, tout mortels quils sont comme composés de corps et dâme, ne laissent pas, suivant Platon, dêtre immortels par la volonté de Dieu qui les a faits. Si donc cest une peine pour lâme dêtre unie à un corps, quel quil soit, doù vient que Dieu cherche en quelque sorte à rassurer les dieux contre la mort, cest-à-dire contre la séparation de lâme et du corps, et leur promet quils seront immortels, non par leur nature, composée et non simple, mais par sa volonté ? De savoir maintenant si ce sentiment de Platon touchant les astres est véritable, cest une autre question. Nous ne tombons pas daccord que ces globes de lumière qui nous éclairent le jour et la nuit aient des âmes intelligentes et bienheureuses qui les animent, ainsi que Platon laffirme également de lunivers, comme dun grand et vaste animal qui contient tous les autres 2; mais, je le répète, cest une autre question que je nai pas entrepris dexaminer ici. Jai cru seulement devoir dire ce peu de mots contre ceux qui sont si fiers de sappeler platoniciens : orgueilleux porteurs de manteaux, dautan t plus superbes quils sont moins nombreux et qui rougiraient davoir à partager le nom de chrétien avec la multitude. Ce sont eux qui, cherchant un point faible dans notre doctrine, sattaquent à léternité des corps, comme sil y avait de la contradiction à vouloir que lâme soit bienheureuse et quelle soit éternellement unie à un corps; ils oublient que Platon, leur maître, considère comme une grâce que le Dieu souverain accorde aux dieux créés le privilége de ne point mourir, cest-à-dire de nêtre jamais séparés de leur corps.
CHAPITRE XVII.CONTRE CEUX QUI NE VEIlLENT PAS QUE DES CORPS TERRESTRES PUISSENT DEVENIR INCORRUPTIBLES ET ÉTERNELS.
Ces mêmes philosophes soutiennent encore que des corps terrestres ne peuvent être
1. Saint Augustin ayant cité ce passage du Timée, non pas daprès le texte, mais daprès la version de Cicéron, eétait pour nous un devoir de nous rapprocher de Cicéron plus que de Platon même. Comparez les divers interprètes M. J.-V. Le Clerc ( Pensées de Platon,) M. Cousin (tome XI, page 137) et M. Henri-Martin (tome I, page 112 et note 38, § 1). 2. Voyez particulièrement le Timée (trad. fr., tome XII, pages 120, 125, 244) : « Dieu, dit Platon, voulant faire le monde semblable à ce quil y a de plus beau et de plus parfait parmi les choses intelligibles, en fit un animal visible, un et renfermant en lui tous les autres animaux comme étant de la même nature que lui. »
éternels, bien quils ne balancent point à déclarer que toute la terre, qui est un membre de leur dieu, non du Dieu souverain, mais pourtant dun grand dieu, cest-à-dire du monde, est éternelle. Puis donc que le Dieu souverain leur a fait un autre dieu, savoir le monde, supérieur à tous les autres dieux créés, et puisquils croient que ce dieu est un animal doué dune âme raisonnable ou intellectuelle, qui a pour membres les quatre éléments, dont ils veulent que la liaison soit éternelle et indissoluble, de crainte quun si grand dieu ne vienne à périr, pourquoi la ferre, qui est comme le nombril dans le corps de ce grand animal, serait-elle éternelle et les corps des autres animaux terrestres ne le seraient-ils pas, si Dieu le veut? Il faut, disent-ils, que la terre soit rendue à la terre 1, et comme cest de là que les corps des animaux terrestres ont été tirés, ils doivent y retourner et mourir. Mais si quelquun disait la même chose du feu, soutenant quil faut lui rendre tous les corps qui en ont été tirés pour en former les animaux célestes, que deviendrait limmortalité promise par le Dieu souverain à tous ces dieux? Dira-t-on que cette dissolution ne se fait pas pour eux, parce que Dieu, dont la volonté, comme dit Platon, surmonte tout obstacle, ne le veut pas? Qui empêche donc que Dieu ne le veuille pas non plus pour les corps terrestres, puisquil peut faire que ce qui a commencé existe sans fin, que ce qui est formé de parties demeure indissoluble, que ce qui est tiré des éléments ny retourne pas? Pourquoi ne ferait-il pas que les corps terrestres fussent impérissables? Est-ce que Dieu nest puissant quautant que le veulent les Platoniciens, au lieu de lêtre autant que le croient les chrétiens? Vous verrez que les philosophes ont connu le pouvoir et les desseins de Dieu, et que les Prophètes nont pu les connaître, cest-à-dire que les hommes inspirés de lEsprit de Dieu ont ignoré sa volonté, et que ceux-là lont découverte qui ne se sont appuyés que sur dhumaines conjectures! Ils devaient au moins prendre garde de ne pas tomber dans cette contradiction manifeste, de soutenir dun côté que lâme ne saurait être heureuse, si elle ne fuit toute sorte de
1. Saint Augustin parait se souvenir ici dun passage où Cicéron, traduisant Euripide, sexprime ainsi : « Il faut que la terre soit rendue à la terre (Voyez les Tusculanes (lib. III, cap. 25). »
(275)
corps 1, et de dire de lautre que les âmes des dieux sont bienheureuses quoique éternellement unies à des corps, celle même de Jupiter. qui pour eux est le monde, étant liée à tom les éléments qui composent cette sphère immense de la terre aux cieux. Platon veut que cette âme sétende, selon des lois musicales, depuis le centre de la terre jusquaux extrémités du ciel, et que le monde soit un grand et heureux animal dont lâme parfaitement sage ne doit jamais être séparée de son corps, sans toutefois que cette masse composée de tant déléments divers puisse la retarder, ni lappesantir 2. Voilà les libertés que les philosophes laissent prendre à leur imagination, et en même temps ils ne veulent pas croire que des corps terrestres puissent devenir immortels par la puissance de la volonté de Dieu, et que les âmes y puissent vivre éternellement bienheureuses sans en être appesanties 3, comme font cependant leurs dieux dans des corps de feu, et Jupiter même, le roi des dieux, dans la masse de tous ces éléments? Sil faut quune âme, pour être heureuse, fuie toutes sortes de corps, que leurs dieux abandonnent donc les globes célestes; que Jupiter quitte le ciel et la terre; ou sil ne peut sen séparer, quil soit réputé misérable. Mais nos philosophes reculent devant cette alternative: ils nosent point dire que leurs dieux quittent leur corps, de peur de paraître adorer des divinités mortelles ; et ils ne veulent pas les priver de la félicité, de crainte davouer que des dieux sont misérables. Concluons quil nest pas nécessaire pour être heureux de fuir toutes sortes de corps, mais seulement ceux qui sont corruptibles, pesants, incommodes et moribonds, non tels que la bonté de Dieu les donna aux premiers hommes, mais tels quils sont devenus en punition du péché.
1. Cest la doctrine des Plotin, des Porphyre et de tous ces philosophes dAlexandrie qui poussaient à lextrême le spiritualisme de Platon. Voyez plus haut la belle discussion de saint Augustin contre Porphyre, au liv. X, ch. 29 et suiv. 2 Voyez le Timée, trad. fr., tome XII, pages 120 et suiv. « Lauteur du monde, dit Platon, ayant achevé à son gré la composition de lâme, construisit au dedans delle tout ce qui est corporel, rapprocha lun de lautre le centre du corps et celui de lâme, les unit ensemble, et lâme, infuse partout, depuis le milieu jusquaux extrémités, et enveloppant le monde circulairement, introduisit par son mouvement sur elle-même le divin commencement dune vie perpétuelle et bien ordonnée pour toute la suite des temps ». 3. Comp. saint Augustin, De Gén. ad litt., lib. VI, II. 36, 37.
CHAPITRE XVIII.DES CORPS TERRESTRES QUE LES PRILOSOPHES PRÉTENDENT NE POUVOIR CONVENIR AUX ÊTRES CÉLESTES PAR CETTE RAISON QUE TOUT CE QUI EST TERRESTRE EST APPELÉ VERS LA TERRE PAR LA FORCE NATURELLE DE LA PESANTEUR.
Mais il est nécessaire, disent-ils, que le poids naturel des corps terrestres les fixe sur la terre ou les y appelle, et ainsi ils ne peuvent être dans le ciel. Il est vrai que les premiers hommes étaient sur la terre, dans cette région fertile et délicieuse quon a nommée le paradis; mais que nos adversaires considèrent dun oeil plus attentif la nature de la pesanteur; cela est important pour résoudre plusieurs questions, notamment celle du corps avec lequel Jésus-Christ est monté au ciel, et celle aussi des corps quauront les saints au moment de la résurrection. Je dis donc que si les hommes parviennent par leur adresse à faire soutenir sur leau certains vases composés des métaux les plus lourds, il est infiniment plus simple et plus croyable que Dieu, par des ressorts qui nous sont inconnus, puisse empêcher les corps pesants de tomber sur la terre, lui qui, selon Platon, fait, quand il le veut, que les choses qui ont un commencement naient point de fin, et que celles qui sont composées de plusieurs parties ne soient point dissoutes? or, lunion des esprits avec les corps est mille fois plus merveilleuse que celle des corps les uns avec les autres. Nest-ce pas aussi une chose aisée à comprendre que des esprits parfaitement heureux meuvent leurs corps sans peine où il leur plaît, corps terrestres à la vérité, mais incorruptibles? Les anges nont-ils pas le pouvoir denlever sans difficulté les animaux terrestres doù bon leur semble, et de les placer où il leur convient? Pourquoi donc ne croirions-nous pas que les âmes des bienheureux pourront porter ou arrêter leurs corps à leur gré? Le poids des corps est dordinaire en raison de leur masse, et plus il y a de matière, plus la pesanteur est grande; cependant lâme porte plus légèrement son corps quand il est sain et robuste que quand il est maigre et malade, bien quil reste plus lourd à porter pour autrui dans son embonpoint que dans sa langueur; doù il faut conclure que, dans les corps même mortels et corruptibles, léquilibre et lharmonie des parties font plus que la masse et le poids. (276) Qui peut dailleurs expliquer lextrême différence quil y a entre ce que nous appelons santé et limmortalité future? Ainsi donc, que les philosophes ne croient pas avec largument du poids des corps avoir raison de notre foi ! Je pourrais leur demander pourquoi ils ne croient pas quun corps terrestre puisse être dans le ciel, alors que toute la terre est suspendue dans le vide; mais ils me répondraient peut-être que tous les corps pesants tendent vers le centre du monde. Je dis donc seulement que si les moindres dieux, à qui Platon adonné la commission de créer lhomme avec les autres animaux terrestres, ont pu, comme il lavance, ôter au feu la vertu de brûler, sans lui ôter celle de luire et déclairer par les yeux 1, douterons-nous que le Dieu souverain, à qui ce philosophe donne le pouvoir dempêcher que les choses qui ont un commencement naient une fin, et que celles qui sont composées de parties aussi différentes que le corps et lesprit ne se dissolvent, soit capable dôter la corruption et la pesanteur à la chair, quil saura bien rendre immortelle sans détruire sa nature ni la configuration de ses membres? Mais nous parlerons plus amplement, sil plaît à Dieu, sur la fin de cet ouvrage, de la résurrection des morts et de leurs corps immortels.
CHAPITRE XIX.CONTRE LE SYSTÈME DE CEUX QUI PRÉTENDENT QUE LES PREMIERS HOMMES SERAIENT MORTS, QUAND MÊME ILS NAURAIENT POINT PÉCHÉ.
Je reprends maintenant ce que jai dit plus haut du corps des premiers hommes, et jaffirme que la mort, par où jentends cette mort dont lidée est familière à tous et qui consiste dans la séparation du corps et de lâme, ne leur serait point arrivée, sils neussent péché. Car bien quil ne soit pas permis de douter que les âmes des justes après la mort ne vivent en repos, cest pourtant une chose manifeste quil leur serait plus avantageux de vivre avec leurs corps sains et vigoureux, et cela est si vrai que ceux qui regardent comme une condition de parfait bonheur de navoir point de corps condamnent eux-mêmes cette doctrine par leurs propres sentiments. Qui dentre eux, en effet, oserait placer les hommes les plus sages
1. Voyez dans le Timée la théorie de la vision, tome XII de la trad. fr., pages 192 et suiv.
au-dessus des dieux immortels? et cependant le Dieu souverain, chez Platon, promet à ces dieux, comme une faveur signalée, quils ne mourront point, cest-à-dire que leur âme sera toujours unie à leur corps 1.Or, ce même Platon croit que les hommes qui ont bien vécu en ce monde auront pour récompense de quitter leur corps pour être reçus 2 dans Le sein des dieux (qui pourtant ne quittent jamais le leur). Cest de là que plus tard:
« Ces âmes reviennent aux régions terrestres, libres de leur souvenir et désirant entrer dans des corps nouveaux 3 »;
comme parle Virgile daprès Platon; car Platon estime, dune part, que les âmes des hommes ne peuvent pas être toujours dans leur corps et quelles en sont nécessairement séparées par la mort, et, dautre part, quelles ne peuvent pas demeurer toujours sans corps, mais quelles les quittent et les reprennent par de continuelles révolutions 4. Ainsi il y a cette différence, selon lui, entre les sages et le reste des hommes, que les premiers sont portés dans le ciel après leur mort pour y reposer quelque temps, chacun dans son astre 5, doù, ensuite, oubliant leurs misères passées, et entraînées par limpérieux désir davoir un corps, ils retournent aux travaux et aux souffrances de cette vie, au lieu que ceux qui ont mal vécu rentrent aussitôt dans des corps dhommes ou de bêtes suivant leurs démérites 6. Platon a donc assujéti à cette dure condition de vivre sans cesse les âmes mêmes des gens de bien 7 : sentiment si étrange que Porphyre, comme nous lavons dit aux livres précédents 8, Porphyre en a eu honte et a pris le parti non-seulement dexclure les âmes des hommes du corps des bêtes, mais dassigner aux âmes des gens de bien, une fois délivrées du corps, une demeure éternelle au sein du Père 9. De cette façon, pour nen pas
1. Voyez plus haut, chap. 16. 2. Voyez, dans le Timée, la fin du discours de Dieu aux dieux (tome XII de la trad. fr., page 138). 3. Virgile, Énéide, livre VI, vers 750, 751. 4. Voyez le Phédon, le Phèdre et le Timée. 5. Voyez le Timée, 1. 1, page 139. 6. Timée, 1. 1, pages 242 et suiv. 7. Saint Augustin parait ici beaucoup trop affirmatif et on saperçoit quil na pas à son service les dialogues de Platon. Dans le Phèdre, en effet, dans le Phédon et ailleurs, Platon exempte certaines âmes délite de la transmigration perpétuelle (Voyez traduct. fr., tome VI, pages 54 et suiv.; tome I, pages 240, 312 et suiv.) La contradiction signalée entre Platon et Porphyre nexiste donc pas. 8. Particulièrement au livre X, ch. 30. 9. Le Père, dans le langage des néoplatoniciens dAlexandrie, cest le premier principe, lUnité absolue, première hypostase de la trinité divine.
(277)
dire moins que Jésus-Christ, qui promet une vie éternelle aux saints, il établit dans une éternelle félicité les âmes purifiées de leurs souillures, sans les faire retourner désormais à leurs anciennes misères, et, pour contredire Jésus-Christ, il nie la résurrection des corps et assure que les âmes vivront éternellement dune vie incorporelle 1.Et cependant il ne leur défend point dadorer les dieux, qui ont des corps, ce qui fait voir quil na pas cru ces âmes délite, toutes dégagées du corps quelles soient, plus excellentes que les dieux. Pourquoi donc trouver absurde ce que notre religion enseigne, savoir: que les premiers hommes nauraient point été séparés de leur corps par la mort sils neussent péché, et que les bienheureux reprendront dans la résurrection les mêmes corps quils ont eus en cette vie, mais tels néanmoins quils ne leur causeront plus aucune peine et ne seront daucun obstacle à leur pleine félicité.
CHAPITRE XX.LES CORPS DES BIENHEUREUX RESSUSCITÉS SERONT PLUS PARFAITS QUE NÉTAIENT CEUX DES PREMIERS HOMMES DANS LE PARADIS TERRESTRE,
Ainsi la mort paraît légère aux âmes des fidèles trépassés, parce que leur chair repose en espérance, quelque outrage quelle ait paru recevoir après avoir perdu la vie. Car nen déplaise à Platon, si les âmes soupirent après un corps, ce nest pas parce quelles ont perdu la mémoire, mais plutôt parce quelles se souviennent de ce que leur a promis celui qui ne trompe personne et qui nous a garanti jusquau moindre de nos cheveux 2. Elles souhaitent donc avec ardeur et attendent avec patience la résurrection de leurs corps, où elles ont beaucoup souffert, mais où elles ne doivent plus souffrir. Aussi bien, puisquelles ne haïssaient pas leur chair 3 lorsquelle entrait en révolte contre leur faiblesse et quil fallait la retenir sous lempire de lesprit, combien leur est-elle plus précieuse, au moment de devenir spirituelle? Car de même quon appelle charnel lesprit esclave de la chair, on peut bien aussi appeler spirituelle la chair soumise à lesprit, non quelle doive être convertie en esprit, comme le croient
1. Voyez plus bas, livre XXII, ch. 27 2. Luc, XXI, 18.- 3. Ephés. V, 29.
quelques-uns 1 sur la foi de cette parole de lApôtre: « Corps animal, quand il est mis en terre, notre corps ressuscitera spirituel 2 »; mais parce quelle sera parfaitement soumise à lesprit, qui en pourra disposer à son gré sans éprouver jamais aucune résistance. En effet, après la résurrection, le corps naura pas seulement toute la perfection dont il est capable ici-bas dans la meilleure santé, mais il sera même beaucoup plus parfait que celui des premiers hommes avant le péché. Bien quils ne dussent point mourir, sils ne péchaient point, ils ne laissaient pas toutefois de se servir daliments, leurs corps nétant pas encore spirituels. Il est vrai aussi quils ne vieillissaient point, par une grâce merveilleuse que Dieu avait attachée en leur faveur à larbre de vie, planté au milieu du paradis avec larbre défendu; mais cela ne les empêchait pas de se nourrir du fruit de tous les autres arbres du paradis, à lexception dun seul toutefois, qui leur avait été défendu, non comme une chose mauvaise, mais pour glorifier cette chose excellente qui est la pure et simple obéissance, une des plus grandes vertus que puisse exercer la créature raisonnable à légard de son créateur. Ils se nourrissaient donc des autres fruits pour se garantir de la faim et de la soif, et ils mangeaient du fruit de larbre de vie pour arrêter les progrès de la mort et de la vieillesse, tellement quil semble que le fruit de la vie était dans le paradis- terrestre ce quest dans le paradis spirituel la sagesse de Dieu, dont il est écrit: « Cest un arbre de vie pour ceux qui lembrassent 3».
CHAPITRE XXION PEUT DONNER UN SENS SPIRITUEL A CE QUE LÉCRITURE DIT DU PARADIS, POURVU QUE LON CONSERVE LA VÉRITÉ DE RÉCIT HISTORIQUE.
De là vient que quelques-uns 4 expliquent allégoriquement tout ce paradis où la sainte
1. Cétait là, selon le docte Vivès, une des opinions professées par Origène dans ce livre Des principes dont il a été parlé plus haut. Laudacieux théologien dAlexandrie y soutenait que toute chair doit un jour être transformée en substance spirituelle, bien plus, assimilée à la substance divine. Cest alors, disait-il, que Dieu sera tout en tous. 2. I Cor. XV, 44. 3. Prov. III, 18. 3. Il sagit ici soit de Philon le juif, soit dOrigène, lesquels avalent ce point commun de réduire les récits de 1Ecriture sainte à de purs symboles. Voyez Philon (De opif. mundi, au dernier livre, et Allegor. leg., - lib. I) et les commentaires dOrigène sur la Genèse.
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Ecriture rapporte que furent mis nos premiers parents; ce qui est dit des arbres et des fruits, ils lentendent des vertus et des moeurs, soutenant que toutes ces expressions ont un sens exclusivement symbolique. Mais quoi ? faut-il nier la réalité du paradis terrestre parce quil peut figurer un paradis spirituel ? cest comme si lon voulait dire quil ny a point eu deux femmes, dont lune sappelait Agar et lautre Sara, doù sont sortis deux enfants dAbraham, lun de la servante et lautre de la femme libre, parce que lApôtre dit quil découvre ici la figure des deux Testaments 1; ou encore quil ne sortit point deau de la pierre que Moïse frappa de sa baguette 2, parce que cette pierre peut figurer Jésus-Christ, suivant cette parole du même Apôtre « Or, la pierre était Jésus-Christ s. Rien nempêche donc dentendre par le paradis terrestre la vie des bienheureux, par les quatre fleuves, les quatre vertus cardinales, cest-à-dire la prudence, la force, la tempérance et la justice, par les arbres toutes les sciences utiles, par les fruits des arbres les bonnes moeurs, par larbre de vie, la sagesse qui est la mère de tous les biens, et par larbre de la science du bien et du mal, lexpérience du commandement violé. Car la peine du péché est bonne puisquelle est juste, mais elle nest pas bonne pour lhomme qui la subit. Et tout cela peut encore se mieux entendre de lEglise, à titre de prophétie, en disant que le paradis est lEglise même, à laquelle on donne ce nom dans le Cantique des Cantiques 4; les quatre fleuves du paradis, les quatre évangiles; les arbres fruitiers, les saints; leurs fruits, leurs bonnes oeuvres; larbre de vie, le Saint des saints, Jésus-Christ; larbre de la science du bien et du mal, le libre arbitre. Lhomme en effet qui a méprisé la volonté de Dieu ne saurait faire de soi quun usage funeste; ce qui lui fait connaître quelle différence il y a de se tenir attaché au bien commun de tous, ou de se complaire en son propre bien; car celui qui saime est abandonné à lui-même, afin que comblé de craintes et de misères, il sécrie avec le Psalmiste, si toutefois il sent ses maux : « Mon âme, sétant tournée vers elle-même, est tombée dans la confusion 5 », et quil ajoute après avoir reconnu sa faiblesse : « Seigneur, je ne
1. Galat. IV, 22-24. 2. Exod. XVII, 6 ; Num. XX, 11 .- 3. I Cor. X, 4 .- 4 Cant. IV, 13 .- 5. Ps. XLI, 7
« mettrai plus ma force quen vous 1 ». Ces explications allégoriques du paradis et autres semblables sont très-bonnes, pourvu que lon croie en même temps à la très-fidèle exactitude du récit historique.
CHAPITRE XXII.LES CORPS DES SAINTS SERONT SPIRITUELS APRÈS LA RÉSURRECTION, MAIS DUNE TELLE FAÇON POURTANT QUE LA CHAIR NE SERA PAS CONVERTIR EN ESPRIT.
Les corps des saints après la résurrection nauront plus besoin daucun arbre pour les empêcher de mourir de vieillesse ou de maladie, ni dautres aliments corporels pour les garantir de la faim ou de la soif, parce quils seront revêtus dune immortalité glorieuse, en sorte que si les élus mangent, ce sera parce quils le voudront, et non par nécessité. Cest ainsi que nous voyons que les anges ont quelquefois mangé avec les hommes, non quils en eussent besoin, mais par complaisance et-pour se proportionner à eux. Et il ne faut pas croire que les anges naient mangé quen apparence, quand les hommes les ont reçus chez eux 2 sans les connaître et persuadés quils mangeaient comme nous par besoin; car ces mots de lange à Tobie: « Vous mavez vu manger, mais vous ne lavez vu « quavec vos yeux 3 », signifient: Vous croyez que je mangeais comme vous par besoin. Que si toutefois il est permis dentendre ce passage autrement et dadopter une autre opinion peut-être plus vraisemblable, au moins la foi nous oblige-t-elle de croire que Jésus-Christ, après la résurrection, a réellement mangé avec ses disciples 4, bien quil eût déjà une chair spirituelle. Ce nest donc que le besoin, et non le pouvoir de boire et manger, qui sera ôté aux corps spirituels, et ils ne seront pas spirituels, parce quils cesseront dêtre corps-, mais parce quils seront animés dun esprit vivifiant.
CHAPITRE XXIII.CE QUIL FAUT ENTENDRE PAR LE CORPS ANIMAL ET PAR LE CORPS SPIRITUEL, ET CE QUE CEST QUE MOURIR EN ADAM ET ÊTRE VIVIFIÉ EN JÉSUS-CHRIST.
De même que nous appelons corps animaux
1. Ps. LVIII, 10. 2. Gen. XVIII; et Tob. XI. 3. Tob. XCI, 19. 4.Luc, XXIV.
(279)
ceux qui ont une âme vivante, ainsi on nomme corps spirituels ceux qui ont un esprit vivifiant. Dieu nous garde toutefois de croire que ces corps glorieux deviennent des esprits! ils gardent la nature du corps, sans en avoir la pesanteur ni la corruption. Lhomme alors ne sera pas terrestre, mais céleste, non que le corps qui a été tiré de la terre cesse dêtre, mais parce que Dieu le rendra capable de demeurer dans le ciel, en ne changeant pas sa nature, mais ses qualités. Or, le premier homme, qui était terrestre et formé de la terre 1, a été créé avec une âme vivante et non avec un esprit vivifiant, qui lui était réservé comme prix de son obéissance. Cest pourquoi il avait besoin de boire et de manger pour se garantir de la faim et de la soif, et il nétait pas immortel par sa nature, mais seulement par le moyen de larbre de vie qui le défendait de la vieillesse et de la mort; il ne faut donc point douter que son corps ne fût animal et non spirituel, et cependant, il ne serait point mort, sil neût encouru par son péché leffet des menaces divines, condamné dès ce moment à disputer au temps et à la vieillesse, à laide des aliments dont la bonté de Dieu lui a continué le secours, une vie que son obéissance aurait pu prolonger à jamais. Alors donc que nous entendrions aussi de cette mort sensible qui sépare lâme davec le corps ce que Dieu dit aux premiers hommes: « Du jour que vous mangerez de ce fruit, vous « mourrez 2», on ne devrait point trouver étrange que cette séparation de lâme et du corps ne se fût pas faite dès le jour même quils mangèrent du fruit défendu, Dès ce jour, en effet, leur nature fut corrompue, et, par une séparation très-juste de larbre de vie, ils tombèrent dans la nécessité de mourir, avec laquelle nous naissons tous. Aussi, lApôtre ne dit pas que le corps mourra, « mais quil est mort à« cause du péché, et que lesprit est vivant à cause de la justices. Et il ajoute : « Si lEsprit de celui qui a ressuscité Jésus-Christ habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus-Christ donnera aussi la vie à vos corps mortels, parce que son Esprit habitera en vous 3 ». Ainsi donc le corps, qui na maintenant quune âme vivante, recevra alors un esprit vivifiant; mais, quoiquil ait une âme vivante, lApôtre ne laisse pas de dire quil est mort, parce quil est soumis à la nécessité de mourir, au lieu
1. I Cor. xv, 47. 2. Gen. II, 17. Rom. VIII, 10, 11.
que dans le paradis terrestre, quoiquil eût une âme vivante sans avoir encore un esprit vivifiant, on ne pouvait pas dire quil fût mort, parce quil navait point péché et quil nétait pas encore sujet à la mort. Or, Dieu ayant marqué la mort de lâme (qui a lieu lorsquil la quitte), en disant: « Adam, où es-tu? » et celle du corps (qui arrive quand lâme labandonne), en disant encore: « Vous êtes terre, et vous retournerez en terre 1 », il faut croire quil na rien dit de la seconde mort, parce quil a voulu quelle fût cachée dans lAncien Testament, la réservant pour le Nouveau, où elle est ouvertement déclarée, afin de faire voir que cette première mort, qui est commune à tous, vient du premier péché, qui dun seul homme sest communiqué à tous. Quant à la seconde mort, elle nest pas commune à tous, à cause de ceux que Dieu a connus et prédestinés de toute éternité »,comme dit lApôtre, « pour être conformes à limage de son Fils, afin « quil fût laîné de plusieurs frères 3 » ; ceux-là, en effet, la grâce du Médiateur les en a délivrés. Voici comment lApôtre témoigne que le premier homme a été créé dans un corps animal. Voulant distinguer notre corps, qui est maintenant animal, de ce même corps qui sera spirituel dans la résurrection, il dit : « Le corps est semé plein de corruption, et il ressuscitera incorruptible; il est semé avec ignominie, et il ressuscitera glorieux; il est semé dans la faiblesse, et il ressuscitera dans la vigueur; il est semé corps animal, et il ressuscitera corps spirituel ». Et pour montrer ce que cest quun corps animal : « Il est écrit», ajoute-t-il, « que le premier homme a été créé avec une âme vivante ». LApôtre veut donc quon entende par ces paroles de 1Ecriture : « Le premier homme a été créé avec une âme vivante 3», quil a été créé avec un corps animal; et il montre ce quil faut entendre par un corps spirituel, quand il ajoute : « Mais le second Adam a été rempli dun esprit vivifiant » ; par où il marque Jésus-Christ, qui est ressuscité dune telle manière quil ne peut plus mourir. Il poursuit et dit : « Mais ce nest pas le corps spirituel qui a été formé le premier, cest le corps animal, et ensuite le spirituel »; par où il montre encore plus clairement quil a entendu le corps animal dans ces paroles : « Le premier homme a été créé avec une âme
1. Gen. III, 9, 19. 2. Rom. VIII, 28, 29. 3. Gen. II, 7.
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vivante », et le spirituel, quand il a dit: « Le second Adam a été rempli dun esprit vivifiant ». Le corps animal est le premier, tel que la eu le premier Adam (qui toutefois ne serait point mort sil neût péché), tel que nous lavons depuis que la nature corrompue par le péché nous a soumis à la nécessité de mourir, tel que Jésus-Christ même a voulu lavoir dabord; mais après vient le spirituel, tel quil est déjà dans Jésus-Christ comme dans notre chef et tel quil sera dans ses membres lors de la dernière résurrection des morts. LApôtre signale ensuite une notable différence entre ces deux hommes, lorsquil dit « Le premier homme est terrestre et formé de la terre, et le second est céleste et descendu du ciel, Comme le premier homme a été terrestre, ses enfants aussi sont terrestres; et comme le second homme est céleste, ses enfants aussi sont célestes. De même donc que nous portons limage de lhomme terrestre, portons aussi limage de lhomme céleste 1 ». Ce que dit ici lApôtre commence maintenant en nous par le sacrement de la régénération, ainsi quil le témoigne ailleurs par ces paroles: « Tous, tant que vous êtes, qui avez été «baptisé en Jésus-Christ, vous vous êtes revêtus de Jésus-Christ 2 »; mais la chose ne saccomplira entièrement que lorsque ce quil y a danimal en nous par la naissance sera devenu spirituel par la résurrection; car, pour me servir encore des paroles de saint Paul : «Nous sommes sauvés par lespérance 3». Or, nous portons limage de lhomme terrestre à cause de la désobéissance et de la mort qui sont passées en nous par la génération, et nous portons celle de lhomme céleste à cause du pardon et de la vie que nous recevons dans la régénération par le médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme 4, qui est cet homme céleste dont veut parler saint Paul, parce quil est venu du ciel pour se revêtir dun corps mortel et le revêtir lui-même dimmortalité 5. Sil appelle aussi les enfants du Christ célestes, cest quils deviennent ses membres par sa grâce pour faire ensemble un même Christ. Il déclare encore ceci plus
1. I Cor. XV, 42-49. 2. Galat. III, 27. 3. Rom, VIII, 24. 4. I Tim.II,5. -
2. Saint Augustin parait ici penser à lhérésie des Va1entiniens, qui prétendaient que le corps de Jésus-Christ nétait pas un corps humain, mais un corps spirituel et céleste. Voyez le livre de saint Augustin : Des hérésies (haer. 11).
expressément dans la même épître, quand il dit: « La mort est venue par un homme, et la résurrection doit aussi venir par un homme; car comme tous meurent en Adam, ainsi tous revivent en Jésus-Christ 1 » cest-à-dire dans un corps spirituel qui sera animé dun esprit vivifiant. Ce nest pas toutefois que tous ceux qui meurent en Adam doivent devenir membres de Jésus-Christ, puisquil y en aura beaucoup plus qui seront punis pour toute léternité de la seconde mort; mais lApôtre se sert du terme général de tous, pour montrer que comme personne ne meurt quen Adam dans ce corps animal, personne ne ressuscitera quen Jésus-Christ avec un corps spirituel. Il ne faut donc pas simaginer que nous devions avoir à la résurrection un corps semblable à celui du premier homme avant le péché : alors même, le sien nétait pas spirituel, mais animal; et ceux qui sont dans un autre sentiment ne se rendent pas assez attentifs à ces paroles du grand docteur : « Comme il y a, dit-il, un corps animal, il y a aussi un corps spirituel, ainsi quil est écrit Adam, le premier homme, a été créé avec une âme vivante ». Peut-on dire quil soit ici question de lâme dAdam après le péché? évidemment non; car il sagit du premier état où lhomme a été créé, et lApôtre rapporte ce passage de la Genèse pour montrer justement ce que cest que le corps animal.
CHAPITRE XXIV.COMMENT IL FAUT ENTENDRE CE SOUFFLE DE DIEU DONT PARLE LÉCRITURE ET QUI DONNE A LHOMME UNE AME VIVANTE, ET CET AUTRE SOUFFLE QUE JÉSUS-CHRIST EXHALE EN DISANT: RECEVEZ LESPRIT-SAINT.
Quelques-uns se sont persuadé avec assez peu de raison que le passage de la Genèse où on lit : « Dieu souffla contre la face dAdam un esprit de vie, et lhomme fut créé âme vivante 2 », ne doit pas sentendre de Dieu donnant au premier homme une âme, mais de Dieu ne faisant que vivifier par le Saint-Esprit celle que lhomme avait déjà 3. Ce qui les porte à interpréter ainsi lEcriture, cest
1. I Cor. XV, 21, 27. Gen. II, 7.
3. Cétait le sentiment dOrigène Peri Arkon, (lib. I, cap. 3), auquel il faut joindre Tertullien (De Bapt., cap. 5), saint Cyprien (Epist. Ad. Jub.), saint Cyrille (In Joan., lib. IX, cap. 47), saint Basile (In Psal. XLVIII), saint Ambroise (De Parad.), et plusieurs autres Pères de 1Eglise. Voyez aussi le traité de saint Augustin (De Gen. contra Man., lib. II, n. 10, 11).
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que Notre-Seigneur Jésus-Christ, après la résurrection, souffla sur ses disciples et leur dit: « Recevez le Saint-Esprit s; doù ils concluent que, puisque la même chose se passa dans la création de lhomme, le même effet sensuivit aussi : comme si lévangéliste, après avoir parlé du souffle de Jésus sur ses disciples, avait ajouté, ainsi que fait Moïse, quils devinrent âmes vivantes. Mais quand il laurait ajouté, cela ne signifierait autre chose, sinon que lEsprit de Dieu est en quelque façon la vie de lâme, et que sans lui elle est morte, quoique lhomme reste vivant. Mais rien de semblable neut lieu au moment de la création de lhomme, ainsi que le prouvent ces paroles de la Genèse : « Dieu créa (formavit) lhomme poussière de la terre » ; ce que certains interprètes croient rendre plus clair en traduisant : « Dieu composa (finxit) lhomme du limon de la terre », parce quil est écrit aux versets précédents : « Or, une fontaine sélevait de la terre et en arrosait toute la « surface 2 »; ce qui engendrait, suivant eux, ce limon dont lhomme fut formé; et cest immédiatement après que lEcriture ajoute « Dieu créa lhomme poussière de la terre », comme le portent les exemplaires grecs sur lesquels lEcriture a été traduite en latin. Au surplus, que lon rende par formavit ou par finxit le mot grec eplasen, peu importe à la question; finxit est le mot propre, et cest la crainte de léquivoque qui a décidé ceux qui ont préféré formavit, lusage donnant à lexpression finxit le sens de fiction mensongère. Cest donc cet homme ainsi fait de la poussière de la terre ou du limon, cest-à-dire dune poussière trempée deau, dont saint Paul dit quil devint un corps animal, lorsquil reçut lâme. « Et lhomme devint âme vivante » entendez que cette poussière ainsi pétrie devint une âme vivante. Mais, disent-ils, il avait déjà une âme; autrement on ne lappellerait pas homme, lhomme nétant pas le corps seul ou lâme seule, mais le composé des deux. Il est vrai que lâme, non plus que le corps, nest pas lhomme entier; mais lâme en est la plus noble partie. Quand elles sont unies ensemble, elles prennent le nom dhomme, quelles ne quittent pas néanmoins après leur séparation. Ne disons-nous pas tous les jours: Cet homme est mort, et maintenant il est dans la paix ou
1. Jean, XX, 22.- 2. Gen. II, 7.
dans les supplices, bien que cela ne se puisse dire que de lâme seule; ou : Cet homme a été enterré en tel ou tel lieu, quoique cela ne se puisse entendre que du corps seul? Diront-ils que ce nest pas la façon de parler de lEcriture? Mais elle ne fait point difficulté dappeler homme lune ou lautre de ces deux parties, lors même quelles sont unies, et de dire que lâme est lhomme intérieur et le corps lhomme extérieur 1,comme si cétaient deux hommes, bien quen effet ce nen soit quun. Aussi bien il faut entendre dans quel sens lEcriture dit que lhomme est fait à limage de Dieu, et dans quel sens elle lappelle terre et dit quil retournera en terre. La première parole sentend de lâme raisonnable, telle que Dieu la créa par son souffle dans lhomme , cest-à-dire dans le corps de lhomme; et la seconde sentend du corps, tel que Dieu le forma de la poussière, et à qui lâme fut donnée pour en faire un corps animal, cest-à-dire un homme ayant une âme vivante. Cest pourquoi, quand Notre-Seigneur souffla sur ses disciples en disant: « Recevez le Saint- Esprit », il voulait nous apprendre que le Saint-Esprit nest pas seulement lEsprit du Père, mais encore lEsprit du Fils unique, attendu que le même Esprit est lEsprit du Père et du Fils, formant avec tous deux la Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, qui nest pas créature, mais créateur. En effet, ce souffle corporel qui sortit de la bouche de Jésus-Christ nétait point la substance ou la nature du Saint-Esprit, mais plutôt, je le répète, un signe pour nous faire entendre que le Saint-Esprit est commun au Père et au Fils; car ils nen ont pas chacun un, et il ny en a quun pour deux. Or, ce Saint-Esprit est toujours dans lEcriture appelé en grec pneuma 2, ainsi que Notre-Seigneur lappelle ici, lorsque lexprimant par le souffle de sa bouche, il le donne à ses disciples; et e ne me souviens point quil y soit appelé autrement: au lieu que dans le passage de la Genèse, où il est dit que « Dieu forma lhomme de la poussière de la terre, et quil souffla contre sa face un esprit de vie », le grec ne porte pas pneuma, mais pnoè 3, terme dont lEcriture se sert plus souvent pour désigner la créature que le Créateur;
1. II Cor. IV, 16 2. Pneuma, souffle, esprit. 3. Pnoé , souffle, vent.
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doù vient que quelques interprètes, pour en marquer la différence, ont mieux aimé le rendre par le mot souffle, que par celui desprit. Il se trouve employé de la sorte dans Isaïe, où Dieu dit : « Jai fait tout souffle 1», cest-à-dire toute âme. Les interprètes donc expliquent quelquefois, il est vrai, ce dernier mot par souffle, ou par esprit, ou par inspiration ou aspiration, ou même par âme; mais jamais ils ne traduisent lautre que par esprit, soit celui de lhomme dont lApôtre dit: « Quel est celui des hommes qui connaît ce qui est en lhomme, si ce nest lesprit même de lhomme qui est en lui 2 ? » soit celui de la bête, comme quand Salomon dit: « Qui sait si lesprit de lhomme monte en haut dans le ciel, et si lesprit de la bête descend en bas dans la terre 3 ? » soit même cet esprit corporel quon nomme aussi vent, comme dans le Psalmiste: « Le feu, la grêle, la neige, la glace, lesprit de tempête 4 » ; soit enfin lesprit créateur, tel que celui dont Notre-Seigneur dit dans lEvangile, en lexprimant par son souffle: « Recevez le Saint-Esprit », et ailleurs : « Allez, baptisez toutes les nations « au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit 5 », paroles qui déclarent clairement et excellemment la très-sainte Trinité; et encore : « Dieu est esprit 6 » , et en beaucoup dautres endroits de lEcriture. Dans tous ces passages, le grec ne porte point le mot équivalent à souffle, mais bien celui qui ne peut se rendre que par esprit. Ainsi, alors même que dans un endroit de la Genèse où il est dit que « Dieu souffla contre la face de lhomme un esprit de vie », il y aurait dans le grec pneuma et non pnoè, il ne sensuivrait pas pour cela que nous fussions obligés dentendre lEsprit créateur, puisque, comme nous avons dit, lEcriture ne se sert pas seulement du premier de ces mots pour le Créateur, mais aussi pour la créature, Mais, répliquent-ils, elle ne dirait pas esprit de vie, si elle ne voulait marquer le Saint-Esprit, ni âme vivante, si elle nentendait la vie de lâme qui lui est communiquée par le don de lEsprit de Dieu, puisque, lâme vivant dune vie qui lui est propre, il nétait pas besoin dajouter vivante, si lEcriture neût voulu signifier cette vie qui lui est donnée par le Saint-Esprit. Quest-ce à dire? et raisonner ainsi, nest-ce pas sattacher avec ardeur à ses
1. Isaïe, LVII, 16, sec. LXX.- 2. I Cor. II, 11 .- 3. Eccl. III, 21.- 4. Ps. CXLVIII, 8.- 5. Matth. XXVIII, 19.- Jean, IV, 24.
propres pensées au lieu de se rendre attentif au sens de lEcriture? Sans aller bien loin, quy avait-il de plus aisé que de lire ce qui est écrit un peu auparavant au même livre de la Genèse : « Que la terre produise des âmes vivantes 1 », quand tous les animaux de la terre furent créés? Et quelques lignes après, mais toujours au même livre: « Tout ce qui a esprit de vie et tout homme habitant la terre péri 2 », pour dire que tout ce qui vivait sur la terre périt par le déluge? Puis donc que nous trouvons une âme vivante et un esprit de vie, même dans les bêtes, selon la façon de parler de lEcriture, et quau lieu même où elle dit : « Toutes les choses qui ont un esprit de vie » , le grec ne porte pas pneuma, mais pnoè, que ne disons-nous aussi: Où est la nécessité de dire vivante, lâme ne pouvant être, si elle ne vit, et dajouter de vie, après avoir dit esprit? Cela nous fait donc voir que lorsque lEcriture n usé de ces mêmes termes en parlant de lhomme, elle ne sest point éloignée de son langage ordinaire; mais elle a voulu que lon entendît par là le principe du sentiment dans les animaux ou les corps animés. Et dans la formation de lhomme, noublions pas encore que lEcriture reste fidèle à son langage habituel, quand elle nous enseigne quen recevant lâme raisonnable, non pas émanée de la terre ou des eaux, comme lâme des créatures charnelles, mais créée par le souffle de Dieu, lhomme nen est pas moins destiné à vivre dans un corps animal, où réside une âme vivante, comme ces animaux dont lEcriture a dit: « Que la terre produise toute âme vivante » ; et quand elle dit également quils ont lesprit de vie, le grec portant toujours pnoè et non pneuma, ce nest assurément pas le Saint-Esprit, mais bien lâme vivante qui est désignée par cette expression. Le souffle de Dieu , disent-ils encore, est sorti de sa bouche; de sorte que si nous croyons que cest lâme, il sensuivra que nous serons obligés aussi davouer quelle est consubstantielle et égale à cette Sagesse qui a dit: « Je suis sortie de la bouche du Très-Haut 3 ». Mais la Sagesse ne dit pas quelle est le souffle de Dieu, mais quelle est sortie de sa bouche. Or, de même que nous pouvons former un souffle, non de notre âme, qui nous fait hommes, mais de lair qui nous entoure et que
1. Gen. I, 24, 2. Ibid, VII, 22. 3. Eccli. XXIV, 5.
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nous respirons, ainsi Dieu, qui est tout-puissant, a pu très-bien aussi en former un, non de sa nature, ni daucune chose créée, mais du néant, et le mettre dans le corps de lhomme. Dailleurs, afin que ces habiles personnes qui se mêlent de parler de lEcriture et nen étudient pas le langage, apprennent quelle ne fait pas sortir de la bouche de Dieu seulement ce qui est de même nature que lui, quelles écoutent ce que Dieu y dit : « Tu es tiède, tu nes ni froid ni chaud; cest pourquoi je vais te vomir de ma bouche1 ». Il ne faut donc plus résister aux paroles expresses de lApôtre, lorsque distinguant le corps animal du corps spirituel, cest-à-dire celui que nous avons maintenant de celui que nous aurons un jour, il dit: « Le corps est semé animal, et il ressuscitera spirituel. Comme il y a un corps animal, il y a aussi un corps spirituel, ainsi quil est écrit : Adam, le premier homme, a été créé avec une âme vivante, et le second Adam a été rempli dun esprit vivifiant. Mais ce nest pas le corps spirituel qui a été formé le premier, cest le corps animal, et ensuite le spirituel. Le premier homme est le terrestre formé de la terre, et le second homme est le céleste descendu du ciel. Comme le premier homme a été terrestre, ses enfants sont aussi terrestres; et comme le second homme est céleste, ses enfants sont aussi célestes. De la même manière donc que nous avons porté limage de lhomme
1. Apoc. III, 16.
terrestre, portons aussi limage de lhomme céleste 1 ». Ainsi le corps animal, dans lequel lApôtre dit que fut créé le premier homme, nétait pas composé de telle façon quil ne pût mourir, mais de telle façon quil ne fût point mort si lhomme neût péché. Le corps qui sera spirituel, parce que lEsprit le vivifiera, ne pourra mourir, non plus que lâme, qui, bien quelle meure en quelque façon en se séparant de Dieu, conserve néanmoins toujours une vie qui lui est propre. Il en est de même des mauvais anges qui, pour être séparés de Dieu, ne laissent pas de vivre et de sentir, parce quils ont été créés immortels, tellement que la seconde mort même où ils seront précipités après le dernier jugement ne leur ôtera pas la vie, puisquelle leur fera souffrir de cruelles douleurs. Mais les hommes qui appartiennent à la grâce et qui seront associés aux saints anges dans la béatitude seront revêtus de corps spirituels, de manière à ce quils ne pécheront ni ne mourront plus. Reste une question qui doit être discutée et, avec laide de Dieu, résolue, cest de savoir comment les premiers hommes auraient pu engendrer des enfants sils neussent point péché, puisque nous disons que les mouvements de la concupiscence sont des suites du péché. Mais il faut finir ce livre, et dailleurs la question demande à être traitée avec quelque étendue; il vaut donc mieux la remettre au livre suivant.
1. I Cor. XV, 44-49.
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