|
|
LIVRE DIX-NEUVIÈME : LE SOUVERAIN BIEN.
Ce livre traite de la fin de chacune des deux cités. On y examine les théories des philosophes sur le souverain bien, et leurs vains efforts pour se faire à eux-mêmes en cette vie une félicité parfaite. Tout en réfutant soigneusement ces doctrines, saint Augustin montre en quoi consiste la félicité du chrétien, ce quelle peut être dans la vie présente, ce quon a droit despérer quelle sera dans la vie future.
LIVRE DIX-NEUVIÈME : LE SOUVERAIN BIEN.
COMMENT VARRON RÉDUIT TOUTES CES SECTES A TROIS, PARMI LESQUELLES IL FAUT CHOISIR LA BONNE.
DE LA VIE SOCIALE ET DES MAUX QUI LA TRAVERSENT, TOUTE DÉSIRABLE QUELLE SOIT EN ELLE-MÊME.
DE LERREUR DES JUGEMENTS HUMAINS, QUAND LA VÉRITÉ EST CACHÉE.
QUELLE RÉCOMPENSE EST PRÉPARÉE AUI SAINTS QUI ONT SURMONTÉ LES TENTATIONS DE CETTE VIE.
DU BONHEUR DE LA PAIX ÉTERNELLE, FIN SUPRÊME ET VÉRITABLE PERFECTION DES SAINTS.
DOU VIENNENT LA PAIX ET LA DISCORDE ENTRE LA CITÉ DU CIEL ET CELLE DE LA TERRE.
COMBIEN LA FOI INÉBRANLABLE DU CHRÉTIEN DIFPÈRE DES INCERTITUDES DE LA NOUVELLE ACADÉMIE.
DE LA VIE ET DES MOEURS DU PEUPLE CHRÉTIEN.
LES MEMBRES DE LA CITÉ DE DIEU NE SONT HEUREUX ICI-BAS QUEN ESPÉRANCE.
LE DIEU DES CHRÉTIENS EST LE VRAI DIEU ET LE SEUL A QUI LON DOIVE SACRIFIER.
DES ORACLES QUE PORPHYRE RAPPORTE TOUCHANT JÉSUS-CHRIST.
IL NY A POINT DE VRAIES VERTUS OU IL NY A POINT DE VRAIE RELIGION.
LA PAIX DES SERVITEURS DE DIEU NE SAURAIT ÊTRE PARFAITE EN CETTE VIE MORTELLE.
CHAPITRE PREMIER.IL PEUT Y AVOIR, SELON VARRON, DEUX CENT QUATRE-VINGT-HUIT SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES TOUCHANT LE SOUVERAIN BIEN.
Puisquil me reste à traiter de la fin de chacune des deux cités, je dois dabord rapporter en peu de mots les raisonnements où ségarent les hommes pour aboutir à se faire une béatitude parmi les misères de cette vie ; je dois en même temps faire voir, non-seulement par lautorité divine, mais encore par la raison, combien il y a de différence entre les chimères des philosophes et lespérance que Dieu nous donne ici-bas et qui doit être suivie de la véritable félicité. Les philosophes ont agité fort diversement la question de la fin des biens et des maux 1, et se sont donné beaucoup de peine pour trouver ce qui peut rendre lhomme heureux. Car la fin suprême, quant à notre bien, cest lobjet pour lequel on doit rechercher tout le reste et qui ne doit être recherché que pour lui-même; et quant à notre mal, cest aussi lobjet pour lequel il faut éviter tout le reste et qui ne doit être évité que pour lui-même. Ainsi, par la fin du bien, nous nentendons pas une fin où il sépuise jusquà nêtre plus, mais où il sachève pour atteindre à sa plénitude, et pareillement par la fin du mal , nous ne voulons pas parler de ce qui détruit le mal , mais de ce qui le porte à son comble. Ces deux fins sont donc le souverain bien et le souverain mal, et cest pour les trouver que se sont beaucoup tourmentés, comme je le disais, ceux qui, parmi les vanités du siècle, ont fait profession daimer la sagesse. Mais, quoiquils aient erré en plus dune façon, la lumière naturelle ne leur a pas permis de
1. Ici, comme dans tout le cours du livre XIX, il est clair que saint Augustin se souvient du traité bien connu de Cicéron qui porte pour titre : De finibus bonorum et malorum, cest-à-dire De la lin dernière où tendent les biens et les maux.
séloigner tellement de la vérité quils naient mis le souverain bien et le souverain mal, les uns dans lâme, les autres dans le corps, et les autres dans tous les deux. De cette triple division, Varron, dans son livre De la Philosophie 1, tire une si grande diversité de sentiments, quen y ajoutant quelques légères différences , il compte jusquà deux cent quatre-vingt-huit sectes, sinon réelles, du moins possibles. Voici comment il procède : « Il y a, dit-il, quatre choses que les hommes recherchent naturellement, sans avoir besoin de maître ni dart, et qui sont par conséquent antérieures à la vertu (laquelle est très-certainement un fruit de la science 2): premièrement, la volupté, qui est un mouvement agréable des sens; en second lieu, le repos, qui exclut tout ce qui pourrait incommoder le corps; en troisième lieu, ces deux choses réunies, quEpicure a même confondues sous le nom de volupté 3; enfin, les premiers biens de la nature, qui comprennent tout ce que nous venons de dire et dautres choses encore, comme la santé et lintégrité des organes, voilà pour le corps, et les dons variés de lesprit, voilà pour lâme. Or, ces quatre choses, volupté, repos, repos et volupté, premiers biens de la nature, sont en nous de telle sorte quil faut de trois choses lune: ou rechercher la vertu pour elles, ou les rechercher pour la vertu, ou ne les rechercher que pour elles-mêmes; et de là naissent douze sectes. A ce compte, en effet, chacune est triplée, comme je vais le faire voir pour une delles, après quoi il ne sera pas difficile de sen assurer pour les autres. Que la volupté
1. Ouvrage perdu. 2. Sur la question, tant controversée par les anciens, si la verts peut, ou non, être enseignée, voyez Platon (dans le Protagoras et le Ménon) et Plutarque en son traité : Que la vertu est chose qui senseigne. 3. Le mot dEpicure est edone.
(425)
du corps soit soumise, préférée ou associée à la vertu, cela fait trois sectes. Or, elle est soumise à la vertu, quand on la prend pour instrument de la vertu. Ainsi, il est du devoir de la vertu de vivre pour la patrie et de lui engendrer des enfants, deux choses quine peuvent se faire sans volupté. Mais quand on préfère la volupté à la vertu, on ne recherche plus la volupté que pour elle-même; et alors la vertu nest plus quun moyen pour acquérir ou pour conserver la volupté, et cette vertu esclave ne mérite plus son nom. Ce système infâme a pourtant trouvé des défenseurs et des apologistes parmi les philosophes. Enfin, la volupté est associée à la vertu, quand on ne les recherche point lune pour lautre, mais chacune pour elle-même. Maintenant, de même que la volupté, tour à tour soumise, préférée ou associée à la vertu, a fait trois sectes, de même le repos, la volupté avec le repos, et les premiers biens de la nature, en font aussi un égal nombre, sui vaut quelles sont soumises, préférées ou associées à la vertu, et ainsi voilà douze sectes. Mais ce nombre devient double en y ajoutant une différence, qui est la vie sociale. En effet, quiconque embrasse quelquune de ces sectes, ou le fait seulement pour soi, ou le fait aussi pour un autre quil sassocie et à qui il doit souhaiter le même avantage. Il y aura donc douze sectes de philosophes qui ne professeront leur doctrine que pour eux-mêmes, et douze qui létendront à leurs semblables, dont le bien ne les touchera pas e moins que leur bien propre. Or, ces vingt-quatre sectes se doublent encore et montent jusquà quarante-huit, en y ajoutant une différence prise des opinions de la nouvelle Académie 1. De ces vingt-quatre opinions, en effet, chacune peut être soutenue comme certaine, et cest ainsi que les Stoïciens ont prétendu quil est certain que le souverain bien de lhomme ne consiste que dans la vertu, ou comme incertaine et seulement vraisemblable, comme ont fait les nouveaux académiciens. Voilà donc vingt-quatre sectes de philosophes qui défendent leur opinion comme assurée, et vingt-quatre autres qui la soutiennent comme douteuse. Bien plus, comme chacune de ces quarante-huit sectes peut être embrassée, ou en suivant la manière de vivre des autres philosophes, ou en
1. Sur la nouvelle Académie, voyez ci-après.
suivant celle des cyniques, cette différence les double encore et en fait quatre-vingt-seize. Ajoutez enfin à cela que, comme on peut embrasser chacune delles, ou en menant une vie tranquille, à lexemple de ceux qui, par goût ou par nécessité, ont donné tous leurs moments à létude, ou bien une vie active, à la manière de ceux qui ont joint létude de la philosophie au gouvernement de lEtat, ou une vie mêlée des deux autres, tels que ceux qui ont donné une partie de leur loisir à la contemplation et lautre à laction, ces différences peuvent tripler le nombre des sectes et en faire jusquà deux cent quatre-vingt-huit ». Voilà ce que jai recueilli du livre de Varron le plus succinctement et le plus clairement quil ma été possible, en mattachant à sa pensée sans citer ses expressions. Or , de dire maintenant comment cet auteur, après avoir réfuté les autres sectes, en choisit une quil prétend être celle des anciens académiciens, et comment il distingue cette école, suivant lui dogmatique, dont Platon est le chef et Polémon le quatrième et dernier représentant, davec celle des nouveaux académiciens qui révoquent tout en doute, et qui commencent à Arcésilas, successeur de Polémon 1 ; de rapporter, dis-je, tout cela en détail, aussi bien que les preuves quil allègue pour montrer que les anciens académiciens ont été exempts derreur comme de doute, cest ce qui serait infiniment long, et cependant il est nécessaire den dire un mot. Varron rejette donc dès labord toutes les différences qui ont si fort multiplié ces sectes , et il les rejette parce quelles ne se rapportent pas au souverain bien. Suivant lui, en effet, une secte philosophique nexiste et ne se distingue des autres, quà condition davoir une opinion propre sur le souverain bien. Car lhomme na dautre objet en philosophant que dêtre heureux; or, ce qui rend heureux, cest le souverain bien , et par conséquent toute secte qui na pas pour aller au souverain
1. Lécole académique, qui tire son nom dun gymnase situé aux jardins dAcadémus, près duquel habitait Platon, embrasse une période de quatre siècles, depuis Platon jusquà Antiochus. Les uns admettent trois académies : lancienne, celle de Platon, la moyenne, celle dArcésilas, la nouvelle, celle de Carnéade. Les autres en admettent quatre, savoir, avec les trois précédentes, celle de Philon. Dautres enfin ajoutent une cinquième académie, celle dAntiochus, maître de Varron, de Lucullus et de Cicéron. Parmi ces distinctions, une seule est importante, celle qui sépare Platon et ses vrais disciples, Speusippe et Xénocrate, de cette famille de faux platoniciens, de demi-sceptiques dont Arcésilas est le père et A.ntiochus le dernier membre considérable.
(425)
bien sa propre voie nest pas vraiment une secte philosophique. Ainsi, quand on demande si le sage doit mener une vie civile et sociale et procurer à son ami tout le bien quil se procure à lui-même, ou sil ne doit rechercher la béatitude que pour soi, il est question, non pas du souverain bien, mais de savoir sil y faut associer quelque autre avec soi. De même, quand on demande sil faut révoquer toutes choses en doute comme les nouveaux académiciens, ou si lon doit les tenir pour certaines avec les autres philosophes, on ne demande pas quel est le bien quon doit rechercher, mais sil faut douter ou non de la vérité du bien que lon recherche. La manière de vivre des cyniques, différente de celle des autres philosophes, ne concerne pas non plus la question du souverain bien; mais, la supposant résolue, on demande seulement sil faut vivre comme les cyniques. Or, il sest trouvé des hommes qui, tout en plaçant le souverain bien en différents objets, les uns dans la vertu et les autres dans la volupté, nont pas laissé de mener le genre de vie qui a valu aux cyniques leur nom 1. Ainsi, ce qui fait la différence entre les cyniques et les autres philosophes est étranger à la question de la nature du souverain bien. Autrement, la même manière de vivre impliquerait la même fin poursuivie, et réciproquement, ce qui na pas lieu.
CHAPITRE II.COMMENT VARRON RÉDUIT TOUTES CES SECTES A TROIS, PARMI LESQUELLES IL FAUT CHOISIR LA BONNE.
De même, lorsquon demande si lon doit embrasser la vie active ou la vie contemplative, ou celle qui est mêlée des deux, il ne sagit pas du souverain bien, mais du genre de vie le plus propre à lacquérir ou à le conserver. Du moment, en effet, que lhomme est supposé parvenu au souverain bien, il est heureux ; au lieu que la paix de létude, ou lagitation des affaires publiques, ou le mélange de cette agitation et de cette paix, ne donnent pas immédiatement le bonheur. Car plusieurs peuvent adopter lun de ces trois genres de vie et se tromper sur la nature du souverain bien. Ce sont donc des questions
1. Allusion à certains Epicuriens et même à certains Stoïciens qui se rapprochaient beaucoup des cyniques dans leur manière de vivre.
entièrement différentes que celle du souverain bien, qui constitue chaque secte de philosophes, et celles de la vie civile, de lincertitude des académiciens, du genre de vie et du vêtement des cyniques, enfin des trois sortes de vie, lactive, la contemplative et le mélange de lune et de lautre. Cest pourquoi Varron, rejetant ces quatre différences qui faisaient monter les sectes presque au nombre de deux cent quatre-vingt-huit, revient aux douze, où il sagit uniquement de savoir quel est le souverain bien de lhomme, afin détablir quune seule, parmi elles, contient la vérité, tout le reste étant dans lerreur. Ecartez en effet les trois genres de vie, les deux tiers du nombre total sont retranchés, et il reste quatre-vingt-seize sectes. Otez la différence qui se tire des cyniques, elles se réduisent à la moitié, à quarante-huit. Otez encore la différence relative à la nouvelle Académie, elles diminuent encore de moitié, et tombent à vingt-quatre. Otez enfin la différence de la vie solitaire ou sociale, il ne restera plus que douze sectes, nombre que cette différence doublait et portait à vingt-quatre. Quant à ces douze sectes, on ne peut leur contester leur qualité, puisquelles ne se proposent dautre recherche que celle du souverain bien. Or, pour former ces douze sectes, il faut tripler quatre choses : la volupté, le repos, le repos et la volupté, et les premiers biens de la nature, attendu que chacune delles est soumise, préférée ou associée à la vertu, ce qui donne bien douze pour nombre total. Maintenant, de ces quatre choses, Varron en ôte trois, la volupté, le repos, le repos joint à la volupté, non quil les improuve, mais parce quelles sont comprises dans les premiers biens de la nature. De sorte quil ny a plus que trois sectes à examiner; car ici, comme en toute autre matière, il ne peut y en avoir plus dune qui soit véritable, et ces trois sectes consistent en ce que lon y recherche soit les premiers biens de la nature pour la vertu, soit la vertu pour les premiers biens de la nature, soit chacune de ces deux choses pour elle-même.
(426)
CHAPITRE III.QUEL EST, ENTRE LES TROIS SYSTÈMES SUR LE SOUVERAIN BIEN, CELUI QUIL FAUT PRÉFÉRER, SELON VARRON, QUI SE DÉCLARE DISCIPLE DANTIOCHUS ET DE LANCIENNE ACADÉMIE.
Voici comment Varron procède : il considère que le souverain bien que cherche la philosophie nest pas le bien de la plante, ni de la bête, ni de Dieu, mais de lhomme; doù il conclut quil faut savoir dabord ce que cest que lhomme. Or, il croit quil y a deux parties dans la nature humaine : le corps et lâme, et ne doute point que lâme ne soit beaucoup plus excellente que le corps. Mais de savoir si lâme seule est lhomme, en sorte que le corps soit pour elle ce que le cheval est au cavalier, cest ce quil prétend quon doit examiner : le cavalier, en effet, nest pas tout ensemble lhomme et le cheval, mais lhomme seul, qui pourtant sappelle cavalier, à cause de son rapport au cheval. Dun autre côté, le corps seul est-il lhomme, avec quelque rapport à lâme, comme la cou peau breuvage? car ce nest pas le vase et le breuvage tout ensemble, mais le vase seul quon appelle coupe, à condition toutefois quil soit fait de manière à contenir le breuvage. Enfin, si lhomme nest ni lâme seule, ni le corps seul, est-il un composé des deux, comme un attelage de deux chevaux nest aucun des deux en particulier, mais tous les deux ensemble? Varron sarrête à ce parti, ce qui lamène à conclure que le souverain bien de lhomme consiste dans la réunion des biens de lâme et de ceux du corps. Il croit donc que ces premiers biens de la nature sont désirables pour eux-mêmes, ainsi que la vertu, cet art de vivre quenseigne la science et qui est, parmi les biens de lâme, le bien le plus excellent. Lors donc que la vertu a reçu de la nature ces premiers biens, qui sont antérieurs à toute science, elle les recherche pour soi, en même temps quelle se recherche soi-même, et elle en use comme elle use de soi, de manière à y trouver ses délices et sa joie, se servant de tous, mais plus ou moins, selon quils sont plus ou moins grands, et sachant mépriser les moindres, quand cela est nécessaire pour acquérir ou pour conserver les autres. Or, de tous ces biens de lâme et du corps II nen est aucun que la vertu se préfère, parce quelle sait user comme il faut et de soi et de tout ce qui rend lhomme heureux; au contraire, où elle nest pas, les autres biens, en quelque abondance quils se trouvent, ne sont pas pour le bien de celui qui les possède, parce quil en use niai. La vie de lhomme est donc heureuse, quand il jouit et de la vertu et, parmi les autres biens de lâme et du corps, de tous ceux sans lesquels la vertu ne peut subsister. Elle est encore plus heureuse, quand il possède dautres biens dont la vertu na pas absolument besoin; enfin, elle est très-heureuse, lorsquil ne lui manque aucun bien, soit de lâme, soit du corps. La vie, en effet, nest pas la même chose que la vertu, puisque toute sorte de vie nest pas vertu, mais celle-là seulement qui est sage et réglée : et cependant une vie, quelle quelle soit, peut être sans la vertu, au lieu que la vertu ne peut être sans la vie. On peut en dire autant de la mémoire et de la raison : elles sont en lhomme avant la science, et la science ne saurait être sans elles, ni par conséquent la vertu, puisquelle est un fruit de la science. Quant aux avantages du corps, comme la vitesse, la beauté, la force, et autres semblables, bien que la vertu puisse être sans eux, comme eux sans elle, toutefois ce sont des biens; et selon ces philosophes, la vertu les aime pour lamour delle-même, et sen sert ou en jouit avec bienséance. Ils disent que cette vie bienheureuse est aussi une vie sociale, qui aime le bien de ses amis comme le sien propre et leur souhaite les mêmes avantages quà elle-même soit quils vivent dans la même maison, comme une femme, des enfants, des domestiques, ou dans la même ville, comme des citoyens, ou dans le monde, ce qui comprend le ciel et la terre, comme les dieux dont ils font les amis du sage et que nous sommes accoutumés à appeler les anges. En outre, ils soutiennent que sur la question du souverain bien et du souverain mal, il ny a lieu à aucun doute, par où ils prétendent se séparer des nouveaux académiciens. Car peu leur importe, dailleurs, quelle sorte de vie on choisira pour atteindre le souverain bien, soit celle des cyniques, soit toute autre. Enfin, quant aux trois genres de vie dont nous avons parlé, la vie active, la vie contemplative et le mélange des deux, cest celle-ci qui leur plaît davantage. Voilà donc la doctrine de lancienne Académie, telle que (427) Varron la reçut dAntiochus 1, qui fut aussi le maître de Cicéron, quoique celui-ci le rattache plutôt à lécole stoïcienne quà lAcadémie; mais cela nous importe peu, puisque nous cherchons moins à distinguer les diverses opinions des hommes quà découvrir la vérité sur le fond des choses.
CHAPITRE IV.CE QUE PENSENT LES CHRÉTIENS SUR LE SOUVERAIN BIEN, CONTRE LES PHILOSOPHES QUI ONT CRU LE TROUVER EN EUX-MÊMES.
Si lon nous demande quel est le sentiment de la Cité de Dieu sur tous ces points, et dabord touchant la fin des biens et des maux, elle-même répondra que la vie éternelle est le souverain bien et la mort éternelle le souverain mal, et quainsi nous devons tâcher de bien vivre, afin dacquérir lune et déviter lautre. Il est écrit « Le juste vit de la foi 2 » En effet, en cette vie, nous ne voyons point encore notre bien, de sorte que nous le devons chercher par la foi, nayant pas en nous-mêmes le pouvoir de bien vivre, si celui qui nous a donné la foi dans son assistance ne nous aide à croire et à prier. Pour ceux qui ont cru que le souverain bien est en cette vie, quils laient placé dans le corps ou dans lâme, ou dans tous les deux ensemble, ou, pour résumer tous les systèmes, quils laient fait consister dans la volupté, ou dans la vertu, ou dans lune et lautre; dans le repos, ou dans la vertu, ou dans lun et lautre; dans la volupté et le repos, ou dans la vertu, ou dans tout cela pris ensemble; enfin dans les premiers biens de la nature, ou dans la vertu, ou dans ces objets réunis, cest en tous cas une étrange vanité davoir placé leur béatitude ici-bas, et surtout de lavoir fait dépendre deux-mêmes. La Vérité se rit de cet orgueil, quand elle dit par un prophète : «Le Seigneur sait que les pensées des hommes sont vaines, ou comme parle lapôtre saint Paul : « Le Seigneur connaît les pensées des sages et il sait quelles sont vaines 4 ». Quel fleuve déloquence suffirait à dérouler
1. Nous avons dit plus, haut quAntiochus fut le chef dune cinquième académie. Il était dAscalon et florissait au premier siècle avant Jésus-Christ. Son trait distinctif est davoir essayé une alliance entre les trois plus grandes écoles de lantiquité : lAcadémie, le Lycée et le Portique. Voyez sur Antiochus la récente monographie de M. Chapuis. Paris, 1854.
2. Habacuc, II, 4; Galat. III, 11. 3. Ps. XCIII, 11. 4. I Cor. III, 20.
toutes les misères de cette vie? Cicéron la essayé comme il a pu dans la Consolation sur la mort de sa fille I; mais que ce quil a pu est peu de chose! En effet, ces premiers biens de la nature, les peut-on posséder en cette vie quils ne soient sujets à une infinité de révolutions? Y a-t-il quelque douleur et quelque inquiétude (deux affections diamétralement opposées à la volupté et au repos) auxquelles le corps du sage ne soit exposé? Le retranchement ou la débilité des membres est contraire à lintégrité des parties du corps, la laideur à sa beauté, la maladie à sa santé, la lassitude à ses forces, la langueur ou la pesanteur à son agilité; et cependant, quel est celui de ces maux dont le sage soit exempt? Léquilibre du corps et ses mouvements, quand ils sont dans la juste mesure, comptent aussi parmi les premiers biens de la nature. Mais que sera-ce, si quelque indisposition fait trembler les membres? que sera-ce, si lépine du dos se courbe, de sorte quun homme soit obligé de marcher à quatre pattes comme une bête? Cela ne détruira-t-il pas lassiette ferme et droite du corps, la beauté et la mesure de ses mouvements? Que dirai-je des premiers biens naturels de lâme, le sens et lentendement, dont lun lui est donné pour apercevoir la vérité, et lautre pour la comprendre ? Où en sera le premier, si un homme devient sourd et aveugle ; et le second, sil devient fou? Combien les frénétiques font-ils dextravagances qui nous tirent les larmes des yeux, quand nous les considérons sérieusement? Parlerai-je de ceux qui sont possédés du démon? Où leur raison est-elle ensevelie, quand le malin esprit abuse de leur âme et de leur corps à son gré? Et qui peut sassurer que cet accident narrivera point au sage pendant sa vie ? Il y a plus: combien défectueuse est la connaissance de la vérité ici-bas, où, selon les paroles de la Sagesse, « ce corps mortel et corruptible appesantit lâme, et cette demeure de terre et de boue émousse lesprit qui pense beaucoup 2 ». Cette activité instinctive (que les Grecs appellent orme) également comptée au nombre des premiers biens de la nature 3, nest-elle pas dans les furieux
1. Cet ouvrage est perdu, sauf un petit nombre de courts fragments que Lactance noua a conservés. Le morceau qui se trouve dans les oeuvres de Cicéron sous le nom de Consolation est un pastiche industrieux de quelque cicéronien de la renaissance. 2. Sag. IX, 15. 3. Voyez Cicéron, De finibus, lib. V, cap, 6; De nat. Deor., lib. II, cap. 22.
(428)
la cause de ces mouvements et de ces actions qui nous font horreur? Enfin, la vertu, qui nest pas au nombre des biens de la nature, puisquelle est un fruit tardif de la science, mais qui toutefois réclame le premier rang parmi les biens de lhomme, que fait-elle sur terre, sinon une guerre continuelle contre les vices, je ne parle pas des vices qui sont hors de nous, mais de ceux qui sont en nous, lesquels ne nous sont pas étrangers, mais nous appartiennent en propre? Quelle guerre doit surtout soutenir cette vertu que les Grecs nomment sophrosune, et nous tempérance , quand il faut réprimer les appétits désordonnés de la chair, de peur quils ne fassent consentir lesprit à des actions criminelles? Et ne nous imaginons pas quil ny ait point de vice en nous, lorsque « la chair, comme dit lApôtre, convoite contre lesprit » ; puisquil existe une vertu directement contraire, celle que désigne ainsi le même Apôtre : « Lesprit convoite contre la chair » ; et il ajoute : « Ces principes sont contraires lun à lautre, et vous ne faites pas ce que vous voudriez 2 ». Or, que voulons-nous faire, quand nous voulons que le souverain bien saccomplisse en nous, sinon que la chair saccorde avec lesprit et quil ny ait plus entre eux de divorce? Mais , puisque nous ne le saurions faire en cette vie, quelque désir que nous en ayons, tâchons au moins, avec le secours de Dieu, de ne point consentir aux convoitises déréglées de la chair. Dieu nous garde donc de croire, déchirés que nous sommes par cette guerre intestine, que nous possédions déjà la béatitude qui doit être le fruit de notre victoire t Et qui donc est parvenu à ce comble de sagesse quil nait plus à lutter contre ses passions? Que dirai-je de cette vertu quon appelle prudence? Toute sa vigilance nest-elle pas occupée à discerner le bien davec le mal, pour rechercher lun et fuir lautre ? Or, cela ne prouve-t-il pas que nous sommes dans le mal et que le mal est en nous? Nous apprenons par elle que cest un mal de consentir à nos mauvaises inclinations, et que cest un bien dy résister; et cependant ce mal, à qui la prudence nous apprend à ne pas consentir et
1. « Les Grecs, dit Cicéron, appellent sophrosune cette vertu que jai coutume de nommer tempérance ou modération, quelquefois aussi mesure (Tusculanes, livre III, ch. 8) ». Comparez Platon, République, livre IV. 2. Galat. V, 17.
que la tempérance nous fait combattre, ni la tempérance, ni la prudence ne le font disparaître. Et la justice, dont lemploi est de rendre à chacun ce qui lui est dû 1 (par où se maintient en lhomme cet ordre équitable de la nature, que lâme soit soumise à Dieu, le corps à lâme, et ainsi lâme et le corps à Dieu), ne fait-elle pas bien voir, par la peine quelle prend à sacquitter de cette fonction, quelle nest pas encore à la fin de son travail ? Lâme est en effet dautant moins soumise à Dieu quelle pense moins à lui; et la chair est dautant moins soumise à lesprit quelle a plus de désirs qui lui sont contraires. Ainsi, tant que nous sommes sujets à ces faiblesses et à ces langueurs, comment osons-nous dire que nous sommes déjà sauvés? Et si nous ne sommes pas encore sauvés, de quel front pouvons-nous prétendre que nous sommes bienheureux? Quant à la force, quelque sagesse qui laccompagne, nest-elle pas un témoin irréprochable des maux qui accablent les hommes et que la patience est contrainte de supporter ? En vérité, je métonne que les Stoïciens aient la hardiesse de nier que ce soient des maux, en même temps quils prescrivent au sage, si ces maux arrivent à un point quil ne puisse ou ne doive pas leS souffrir, de se donner la mort, de sortir de la vie 2. Cependant telle est la stupidité où lorgueil fait tomber ces philosophes, qui veulent trouver en cette vie et en eux-mêmes le principe de leur félicité, quils nont point de honte de dire que leur sage, celui dont ils tracent le fantastique idéal , est toujours heureux, devînt-il aveugle, sourd, muet, impotent, affligé des plus cruelles douleurs et de celles-là mêmes qui lobligent à se donner la mort. O la vie heureuse, qui, pour cesser dêtre, cherche le secours de la mort! Si elle est heureuse, que ny demeure-t-on; et si on la fuit à cause des maux qui laffligent comment est-elle bienheureuse? Se peut-il faire quon nappelle point mal ce qui triomphe du courage même, ce qui ne loblige pas seulement à se rendre, mais le porte encore à ce délire de regarder comme heureuse une vie que lon doit fuir? Qui est assez aveugle pour
1. Cest la définition consacrée par le droit romain : La justice est une volonté perpétuelle et constante de rendre à chacun ce qui lui est dû (Instit., tit. de Justitia et jure) ». 2. Lécole stoïcienne permettait et même en certains cas commandait le suicide. Caton, Brutus et bien dautres ont pratiqué jusquen bout ce quils croyaient leur droit ou leur devoir.
(429)
ne pas voir que si on doit la fuir, cest quelle nest pas heureuse? et sils avouent quon la doit fuir à cause des faiblesses qui laccablent, que ne quittent-ils leur superbe, pour avouer aussi quelle est misérable ? Nest-ce pas plutôt par impatience que par courage que ce fameux Caton sest donné la mort, et pour navoir pu souffrir César victorieux? Où est la force de cet homme tant vanté? Elle a cédé, elle a succombé, elle a été tellement surmontée quil a fui et abandonné une vie bienheureuse. Elle ne létait plus , dites-vous? Avouez donc quelle était malheureuse. Et dès lors, comment ce qui rend une vie malheureuse et détestable ne serait-il pas un mal? Aussi les Péripatéticiens et ces philosophes de la vieille Académie, dont Varron se porte le défenseur, ont-ils eu la sagacité de céder sur ce point; mais leur erreur est encore étrange de soutenir que malgré tous les maux, le sage ne laisse pas dêtre heureux. « Les tortures et les douleurs du corps sont des maux, dit Varron, et elles le sont dautant plus quelles prennent plus daccroissement ; et voilà pourquoi il faut sen délivrer en sortant de la vie ». De quelle vie, je vous prie? De celle, dit Varron, qui est accablée de tant de maux. Quoi donc! est-ce de cette vie toujours heureuse au milieu même des maux qui doivent nous en faire sortir? ou ne lappelez- vous heureuse que parce quil vous est permis de vous en délivrer? Que serait-ce donc si quelque secret jugement de Dieu vous retenait parmi ces maux sans permettre à la mort de vous en affranchir jamais! Alors du moins seriez-vous obligés davouer quune vie de cette sorte est misérable. Ce nest donc pas pour être promptement quittée quelle nest pas misérable, à moins de vouloir appeler félicité une courte misère. Certes, il faut que des maux soient bien violents pour obliger un homme, et un homme sage, à cesser dêtre homme pour sen délivrer. Ils disent, en effet, et avec raison, que cest le premier cri de la nature que lhomme saime soi-même, et partant quil ait une aversion instinctive pour la mort et cherche tout ce qui peut entretenir lunion du corps et de lâme 1. Il faut donc que des maux soient bien violents pour
1. Ce sont presque les expressions de Cicéron dans le De finibus, lib. V, cap 5. Comp. Ibid., lib. V, cap. 9, et le De officies, lib. I, cap,4.
étouffer ce sentiment de la nature et léteindre à ce point que nous désirions la mort et tournions nos propres mains contre nous-mêmes, si personne ne consent à nous la donner. Encore une fois, il faut que des maux soient bien violents pour rendre la force homicide, si néanmoins la force mérite encore son nom, alors quelle succombe sous le mal et non-seulement ne peut conserver par la patience un homme dont elle avait pris le gouvernement et la protection, mais se voit réduite à le tuer. Oui, jen conviens, le sage doit souffrir la mort avec patience , mais quand elle lui vient dune main étrangère; si donc, suivant eux, il est obligé de se la donner, il faut quils avouent que les accidents qui 1y obligent ne sont pas seulement des maux, mais des maux insupportables. A coup sûr, une vie sujette à tant de misères neût jamais été appelée heureuse, si ceux qui lui donnent ce nom cédaient à la vérité comme ils cèdent à la douleur, au lieu de prétendre jouir du souverain bien dans un lieu où les vertus même, qui sont ce que lhomme a de meilleur ici-bas, sont des témoins dautant plus fidèles de nos misères quelles travaillent davantage à nous en garantir. Si ce sont donc des vertus véritables, et il ne peut y en avoir de telles quen ceux qui ont une véritable piété, elles ne promettent à personne de le délivrer de toutes sortes de maux; non, elles ne font pas cette promesse, parce quelles ne savent pas mentir; tout ce quelles peuvent faire, cest de nous assurer que si nous espérons dans le siècle à venir, cette vie humaine, nécessairement misérable à cause des innombrables épreuves du présent, deviendra un jour bienheureuse en gagnant du même coup le salut et la félicité. Mais comment posséderait-elle la félicité, quand elle ne possède pas encore le salut? Aussi lapôtre saint Paul, parlant, non de ces philosophes véritablement dépourvus de sagesse, de patience, de tempérance et de justice, mais de ceux qui ont une véritable piété et par conséquent des vertus véritables, dit : « Nous sommes sauvés en espérance. Or, la vue de lobjet espéré nest plus de lespérance. Car qui espère ce quil voit déjà? Si donc nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, cest que nous lattendons par la patience ». Il en est de notre bonheur comme de notre salut; nous ne le
1. Rom. VIII, 24, 25.
(430)
possédons quen espérance ; il nest pas dans le présent, mais dans lavenir, parce que nous sommes au milieu de maux quil faut supporter patiemment, jusquà ce que nous arrivions à la jouissance de ces biens ineffables qui ne seront traversés daucun déplaisir. Le salut de lautre vie sera donc la béatitude finale, celle que nos philosophes refusent de croire, parce quils ne la voient pas, substituant à sa place le fantôme dune félicité terrestre fondée sur une trompeuse vertu, dautant plus superbe quelle est plus fausse.
CHAPITRE V.DE LA VIE SOCIALE ET DES MAUX QUI LA TRAVERSENT, TOUTE DÉSIRABLE QUELLE SOIT EN ELLE-MÊME.
Nous sommes beaucoup plus daccord avec les philosophes, quand ils veulent que la vie du sage soit une vie de société. Comment la Cité de Dieu (objet de cet ouvrage dont nous écrivons présentement le dix-neuvième livre) aurait-elle pris naissance, comment se serait-elle développée dans le cours des temps, et comment parviendrait-elle à sa fin, si la vie des saints nétait une vie sociale? Mais dans notre misérable condition mortelle, qui dira tous les maux auxquels cette vie est sujette ? qui en pourra faire le compte ? Ecoutez leurs poëtes comiques : voici ce que dit un de leurs personnages avec lapprobation de tout lauditoire:
« Je me suis marié, quelle misère! jai eu des enfants, surcroît de soucis ! »
Que dirai-je des peines de lamour décrites par le même poëte : « Injures, soupçons, inimitiés, la guerre aujourdhui, demain la paix 2 ! » Le monde nest-il pas plein de ces désordres, qui troublent même les plus honnêtes liaisons? Et que voyons-nous partout, sinon les injures, les soupçons, les inimitiés et la guerre? Voilà des maux certains et sensibles; mais la paix est un bien incertain, parce que chez ceux avec qui nous la voudrions entretenir, le fond des curs nous reste inconnu, elle connaîtrions-nous aujourdhui, qui sait sil ne sera pas changé demain? En effet, où y a-t-il dordinaire et où devrait-il y avoir plus damitié que parmi les
1. Térence, Adelphes, acte V, scène 4. 2. Voyez lEunuque, acte I, scène 1.
habitants du même foyer ? Et toutefois, comment y trouver une pleine sécurité, quand on voit tous les jours des parents qui se trahissent lun lautre, et dont la haine longtemps dissimulée devient dautant plus amère que la paix de leur liaison semblait avoir plus de douceur? Cest ce qui a fait dire à Cicéron cette parole qui va si droit au coeur quelle en tire un soupir involontaire: « Il ny a point de trahisons plus dangereuses que celles qui se couvrent du masque de laffection ou du nom de la parenté. Car il est aisé de se mettre en garde contre un ennemi déclaré; mais le moyen de rompre une trame secrète, intérieure, domestique, qui vous enchaîne avant que vous ayez pu la reconnaître ou la prévoir ! » De là vient aussi ce mot de lEcriture, quon ne peut entendre sans un déchirement de coeur : « Les ennemis de lhomme, ce sont les habitants de sa maison 1 ». Et quand on aurait assez de force pour supporter patiemment une trahison, assez de vigilance pour en détourner leffet, il ne se peut faire néanmoins quun homme de bien ne safflige beaucoup (le trouver en ses ennemis une telle perversité, soit quils laient dès longtemps dissimulée sous une bonté trompeuse, ou que, de bons quils étaient, ils soient tombés dans cet abîme de corruption. Si donc le foyer domestique nest pas un asile assuré contre tant de maux, que sera-ce dune cité? Plus elle est grande, plus elle est remplie de discordes privées et de crimes, et, si elle échappe aux séditions sanglantes et aux guerres civiles, na-t-elle point toujours à les redouter?
CHAPITRE VI.DE LERREUR DES JUGEMENTS HUMAINS, QUAND LA VÉRITÉ EST CACHÉE.
Que dirons-nous de ces jugements que les hommes prononcent sur les hommes, et qui sont nécessaires à lordre social dans les cités même les plus paisibles? Triste et misérable justice, puisque ceux qui jugent ne peuvent lire dans la conscience de ceux qui sont jugés; et de là cette nécessité déplorable de mettre à la question des témoins innocents, pour tirer deux la vérité dans une cause qui leur est étrangère. Que dirai-je de la torture quon fait subir à laccusé pour son propre fait? On veut savoir sil est coupable et on commence par le
1. Matt. X, 36.
(431)
torturer; pour un crime incertain, on impose, et souvent à un innocent, une peine certaine, non que lon sache que le patient a commis le crime, mais parce quon ignore sil la commis en effet? Ainsi, lignorance dun juge est presque toujours la cause du malheur dun innocent. Mais ce qui est plus odieux encore et ce qui demanderait une source de larmes, cest que le juge, ordonnant la question de peur de faire mourir un innocent par ignorance, il arrive quil tue cet innocent par les moyens mêmes quil emploie pour ne point le faire mourir 1. Si, en effet, daprès la doctrine des philosophes dont nous venons de parler, le patient aime mieux sortir de la vie que de souffrir plus longtemps la question, il dira quil a commis le crime quil na pas commis. Le voilà condamné, mis à mort, et cependant le juge ignore sil a frappé un coupable ou un innocent, la question ayant été inutile pour découvrir son innocence, et nayant même servi quà le faire passer pour coupable. Parmi ces ténèbres de la vie civile, un juge qui est sage montera-t-il ou non sur le tribunal? il y montera sans doute ; car la société civile, quil ne croit pas pouvoir abandonner sans crime, lui en fait un devoir; et il ne pense pas que ce soit un crime de torturer des témoins innocents pour le fait dautrui, ou de contraindre souvent un accusé par la violence des tourments à se déclarer faussement coupable et à périr comme tel, ou, sil échappe à la condamnation, à mourir, comme il arrive le plus souvent, dans la torture même ou par ses suites ! Il ne pense pas non plus que ce soit un crime quun accusateur, qui na dénoncé un coupable que pour le bien public et afin que le désordre ne demeure pas impuni, soit envoyé lui-même au supplice, faute de preuves, parce que laccusé a corrompu les témoins et que la question ne lui arrache aucun aveu Un juge ne croit pas mal faire en produisant un si grand nombre de maux, parce quil ne les produit pas à dessein, mais par une ignorance invincible et par une obligation indispensable de la société civile; mais si on ne peut laccuser de malice, cest toujours une grande misère quune
1. Il semble évident que Montaigne avait la Cité de Dieu sous les yeux en écrivant son beau passage contre les géhennes, où nous citerons particulièrement ce trait énergique, aiguisé à la saint Augustin .... Doù il advient que celui que le juge a gehenné pour ne le faire mourir innocent, il le face mourir innocent et gehenné ». (Essais, livre II, ch. 5).
obligation pareille, et si la nécessité lexempte de crime, quand il condamne des innocents et sauve des coupables , osera-t-on lappeler bienheureux ? Ah ! quil fera plus sagement de reconnaître et de haïr la misère où cette nécessité lengage; et sil a quelque sentiment de piété, de crier à Dieu: « Délivrez-moi de mes nécessités 2 ! »
CHAPITRE VII.DE LA DIVERSITÉ DES LANGUES QUI ROMPT LA SOCIÉTÉ DES HOMMES, ET DE LA MISÈRE DES GUERRES, MÊME LES PLUS JUSTES.
Après la cité, lunivers, troisième degré de la société civile ; car le premier, cest la maison. Or, à mesure que le cercle sagrandit, les périls saccumulent. Et dabord, la diversité des langues ne rend-elle pas lhomme en quelque façon étranger à lhomme? Que deux personnes, ignorant chacune la langue de lautre, viennent à se rencontrer, et que la nécessité les oblige à demeurer ensemble, deux animaux muets, même despèce différente, sassocieront plutôt que ces deux créatures humaines, et un homme aimera mieux être avec son chien- quavec un étranger. Mais, dira-t-on, voici quune Cité faite pour lempire, en imposant sa loi aux nations vaincues, leur a aussi donné sa langue, de sorte que les interprètes, loin de manquer, sont en grande abondance. Cela est vrai ; mais combien de guerres gigantesques, de carnage et de sang humain a-t-il fallu pour en venir là? Et encore, ne sommes-nous pas au bout de nos maux. Sans parler des ennemis extérieurs qui nont jamais manqué à lempire romain et qui chaque jour le menacent encore, la vaste étendue de son territoire na-t-elle pas produit ces guerres mille fois plus dangereuses, guerres civiles, guerres sociales , fléaux du genre humain , dont la crainte seule est un grand mal? Que si jentreprenais de peindre ces horribles calamités avec les couleurs quun tel sujet pourrait
1. Cette protestation contre la torture, où Saint Augustin se montre si touchant et si fort dans sa modération supérieure de chrétien et dévêque, est comme le prélude du cri éloquent de1Esprit des lois: « ...Tant dhabiles gens et tant de beaux génies ont écrit contre cette pratique, que je nose parler après eux. Jallais dire quelle pourrait convenir dans les gouvernements despotiques, où tout ce qui inspire la crainte entre plus dans les ressorts du gouvernement jallais dire que les esclaves, chez les Grecs et les Romains Mais jentends la voix de la nature qui crie contre moi. » (Livre VI, ch. 17). 2. Ps. XXIV, 8.
(432)
recevoir, mais que mon insuffisance ne saurait lui donner, quand verrait-on la fin de ce discours ? Mais, dira-t-on, le sage nentreprendra que des guerres justes. Eh ! nest-ce pas cette nécessité même de prendre les armes pour la justice qui doit combler le sage daffliction, si du moins il se souvient quil est homme ? Car enfin, il ne peut faire une guerre juste-que pour punir linjustice de ses adversaires, et cette injustice des hommes, même sans le cortège de la guerre, voilà ce quun homme ne peut pas ne pas déplorer. Certes, quiconque considérera des maux si grands et si cruels tombera daccord quil y a là une étrange misère. Et sil se rencontre un homme pour subir ces calamités ou seulement pour les envisager sans douleur, il est dautant plus misérable de se croire heureux, quil ne se croit tel que pour avoir perdu tout sentiment humain.
CHAPITRE VIII.IL NE PEUT Y AVOIR PLEINE SÉCURITÉ, MÊME DANS LAMITIÉ DES HONNÊTES GENS, A CAUSE DES DANGERS DONT LA VIE HUMAINE EST TOUJOURS MENACÉE.
Certes, sil est une consolation parmi les agitations et les peines de la société humaine, cest la foi sincère et laffection réciproque de bons et vrais amis. Mais outre quune sorte daveuglement, voisin de la démence et toutefois très-fréquent en cette vie, nous fait prendre un ennemi pour un ami, ou un ami pour un ennemi, nest-il pas vrai que plus nous avons damis excellents et sincères, plus nous appréhendons pour eux les accidents dont la condition humaine est remplie? Nous ne craignons pas seulement quils soient affligés par la faim, les guerres, les maladies, la captivité et tous les malheurs quelle entraîne à sa suite; nous craignons bien plus encore, cest quils ne deviennent perfides et méchants. Et quand cela arrive, qui peut concevoir lexcès de notre douleur, à moins que de lavoir éprouvé soi-même? Nous aimerions mieux savoir nos amis morts; et cependant, quoi de plus capable quune telle perte de nous causer un sensible déplaisir? Car, comment se pourrait-il faire que nous ne fussions point affligés de la mort de ceux dont la vie nous était-si agréable? Que celui qui proscrit cette douleur, proscrive aussi le charme des entretiens affectueux, quil interdise lamitié elle-même, quil rompe les liens les plus doux de la société humaine, en un mot, quil rende lhomme stupide. Et si cela est impossible, comment ne serions-nous pas touchés de la mort de personnes si chères? De là ces deuils intérieurs et ces blessures de lâme qui ne se peuvent guérir que par la douceur des consolations; car dire que ces blessures se referment dautant plus vite que lâme est plus grande et plus forte, cela ne prouve pas quil ny ait point dans lâme une plaie à guérir. Ainsi, bien que la mort des personnes les plus chères, de celles surtout qui font les liens de la vie, soit une épreuve toujours plus ou moins cruelle, nous aimerions mieux toutefois les voir mourir que déchoir de la foi ou de la vertu, ce qui est mourir de la mort de lâme. La terre est donc pleine dune immense quantité de maux, et cest pourquoi il est écrit « Malheur au monde à cause des scandales 1 ! »Et encore : « Comme linjustice surabonde, la charité de plusieurs se refroidira 2 ». Voilà comment nous en venons à nous féliciter de la mort de nos meilleurs amis; notre coeur, abattu par la tristesse, se relève à cette pensée que la mort a délivré nos frères de tous les maux qui accablent les plus vertueux, souvent les corrompent et toujours les mettent en péril.
CHAPITRE IX.NOUS NE POUVONS ÊTRE ASSURÉS EN CETTE VIE DE LAMITIÉ DES SAINTS ANGES, A CAUSE DE LA FOURBERIE DES DÉMONS, QUI ONT SU PRENDRE DANS LEURS PIÈGES LES ADORATEURS DES FAUX DIEUX.
Quant aux saints anges, cest-à-dire à la quatrième société quétablissent les philosophes qui veulent que nous ayons les dieux pour amis, nous ne craignons pas pour eux ni quils meurent, ni quils deviennent méchants. Mais comme nous ne conversons pas avec eux aussi familièrement quavec les hommes, et comme aussi il arrive souvent, selon ce que nous apprend lEcriture 3, que Satan se transforme un ange de lumière pour tenter ceux qui ont besoin dêtre éprouvés de la sorte ou qui méritent dêtre trompés, la miséricorde de Dieu nous est bien nécessaire pour nous empêcher de prendre pour amis les démons au lieu des saints anges. Nest-ce
1. Matt. XVIII, 7. 2. Ibid. XXIV, 12. 3. II Cor. XI, 14.
(433)
pas encore là une des grandes misères de la vie que dêtre sujets à cette méprise ? Il est certain que ces philosophes, qui ont cru avoir les dieux pour amis, sont tombés dans le piége, et cela paraît assez par les sacrifices impies quon offrait à ces prétendus dieux, et par les jeux infâmes quon représentait en leur honneur et à leur sollicitation 1.
CHAPITRE X.QUELLE RÉCOMPENSE EST PRÉPARÉE AUI SAINTS QUI ONT SURMONTÉ LES TENTATIONS DE CETTE VIE.
Les saints mêmes et les fidèles adorateurs du seul vrai Dieu ne sont pas à couvert de la fourberie des démons et de leurs tentations toujours renaissantes. Mais cette épreuve ne leur est pas inutile pour exciter leur vigilance et leur faire désirer avec plus dardeur le séjour où lon jouit dune paix et dune félicité accomplies. Cest là, en effet, que le corps et lâme recevront du Créateur universel des natures toutes les perfections dont la leur est capable, lâme étant guérie par la sagesse et le corps renouvelé par la résurrection. Cest là que les vertus nauront plus de vices à combattre, ni de maux à supporter, mais quelles posséderont, pour prix de leur victoire, une paix éternelle quaucune puissance ennemie ne viendra troubler. Voilà la béatitude finale, voilà le terme suprême et définitif de la perfection. Le monde nous appelle heureux quand nous jouissons de la paix, telle quelle peut être en ce monde, cest-à-dire telle quune bonne vie la peut donner; mais cette béatitude, au prix de celle dont nous parlons, est une véritable misère. Or, cette paix imparfaite, quand nous la possédons, quel est le devoir de la vertu, sinon de faire un bon usage des biens quelle nous procure? Et, quand elle vient à nous manquer, la vertu peut encore bien user des maux mêmes de notre condition mortelle. La vraie vertu consiste donc à faire un bon usage des biens et des maux de cette vie, avec cette condition essentielle de rapporter tout ce quelle fait et de se rapporter elle-même à la fin dernière qui nous doit mettre en possession dune parfaite et incomparable paix.
1. Voyez plus haut, livres VIII et IX.
CHAPITRE XI.DU BONHEUR DE LA PAIX ÉTERNELLE, FIN SUPRÊME ET VÉRITABLE PERFECTION DES SAINTS.
Nous pouvons dire de la paix ce que nous avons dit de la vie éternelle, quelle est la fin de nos biens, dautant mieux que le Prophète, parlant de la Cité de Dieu, sujet de ce laborieux ouvrage, sexprime ainsi : « Jérusalem, louez le Seigneur; Sion, louez votre Dieu; car il a consolidé les verrous de vos portes; il a béni vos enfants en vous, et cest lui qui a établi la paix comme votre fin 1 ». En effet, quand seront consolidés les verrous des portes de Sion, nul ny entrera, ni nen sortira plus; et ainsi, par cette fin dont parle le psaume, il faut entendre cette paix finale que nous cherchons ici à définir. Le nom même de la Cité sainte, cest-à-dire Jérusalem, est un nom mystérieux qui signifie vision de paix. Mais, comme on se sert aussi du nom de paix dans les choses de cette vie périssable, nous avons mieux aimé appeler vie éternelle la fin où la Cité de Dieu doit trouver son souverain bien. Cest de cette fin que lApôtre dit : « Et maintenant, affranchis du péché et devenus les esclaves de Dieu, vous avez pour fruit votre sanctification, et pour fin la vie éternelle 2». Dun autre côté, ceux qui ne sont pas versés dans lEcriture sainte, pouvant aussi entendre par la vie éternelle celle des méchants, soit parce que lâme humaine est immortelle, ainsi que lont reconnu quelques philosophes, soit parce que les méchants ne pourraient pas subir les tourments éternels que la foi nous enseigne, sils ne vivaient éternellement, il vaut mieux appeler la fin dernière où la Cité de Dieu goûtera son souverain bien: la paix dans la vie éternelle, ou la vie éternelle dans la paix. Aussi bien quy a-t-il de meilleur que la paix, même dans les choses mortelles et passagères? Quoi de plus agréable à entendre, de plus souhaitable à désirer, de plus précieux à conquérir? Il ne sera donc pas, ce me semble, hors de propos den dire ici quelque chose à loccasion de la paix souveraine et définitive. Cest un bien si doux que la paix, et si cher à tout le monde, que ce que jen dirai ne sera désagréable à personne.
1. Ps. CXLVII, 12. 2. Rom. VI, 22.
(434)
CHAPITRE XII.QUE LES AGITATIONS DES HOMMES ET LA GUERRE ELLE-MÊME TENDENT A LA PAIX, TERME NÉCESSAIRE OU ASPIRENT TOUS LES ÊTRES.
Quiconque observera dun oeil attentif les affaires humaines et la nature des choses reconnaîtra que, sil ny a personne qui ne veuille éprouver de la joie, il ny a non plus personne qui ne veuille goûter la paix. En effet, ceux mêmes qui font la guerre ne la font que pour vaincre, et par conséquent pour parvenir glorieusement à la paix. Quest-ce que la victoire? cest la soumission des rebelles, cest-à-dire la paix. Les guerres sont donc toujours faites en vue de la paix, même par ceux qui prennent plaisir à exercer leur vertu guerrière dans les combats; doù il faut conclure que le véritable but de la guerre, cest la paix, lhomme qui fait la guerre cherchant la paix, et nul ne faisant la paix pour avoir la guerre. Ceux mêmes qui rompent la paix à dessein nagissent point ainsi par haine pour cette paix, mais pour en obtenir une meilleure. Leur volonté nest pas quil ny ait point de paix, mais quil y ait une paix selon leur volonté. Et sils viennent à se séparer des autres par une révolte, ils ne sauraient venir à bout de leurs desseins quà condition dentretenir avec leurs complices une espèce de paix. De là vient que les voleurs mêmes conservent la paix entre eux, afin de la pouvoir troubler plus impunément chez les autres. Que sil se trouve quelque malfaiteur si puissant et si ennemi de toute société quil ne sunisse avec personne et quil exécute seul ses meurtres et ses brigandages, pour le moins conserve-t-il toujours quelque ombre de paix avec ceux quil ne peut tuer et à qui il veut cacher ce quil fait. Dans sa maison, il a soin de vivre en paix avec sa femme, avec ses enfants et avec ses domestiques, parce quil désire en être obéi. Rencontre-t-il une résistance, il semporte, il réprime, il châtie, et, sil le faut, il a recours à la cruauté pour maintenir la paix dans sa maison, sachant bien quelle nest possible quavec un chef à qui tous les membres de la société domestique soient assujétis. Si donc une ville ou tout un peuple voulait se soumettre à lui de la même façon quil désire que ceux de sa maison lui soient soumis, il ne se cacherait plus dans une caverne comme un brigand; il monterait sur le trône comme un roi. Chacun souhaite donc davoir la paix avec ceux quil veut gouverner à son gré, et quand un homme fait la guerre à des hommes, cest pour les rendre siens, en quelque sorte, et leur dicter ses conditions de paix. Supposons un homme comme celui de la fable et des poètes 1, farouche et sauvage au point de navoir aucun commerce avec personne. Pour royaume, il navait quun antre désert et affreux ; et il était si méchant quon lavait appelé Cacus, nom qui exprime la méchanceté 2. Près de lui, point de femme, pour échanger des paroles affectueuses; point denfants dont il pût partager les jeux dans leur jeune âge et guider plus tard ladolescence ; point damis enfin avec qui sentretenir, car il navait pas même pour ami Vulcain, son père : plus heureux du moins que ce dieu, en ce quil nengendra point à son tour un monstre semblable à lui-même. Loin de rien donner à personne, il enlevait aux autres tout ce quil pouvait; et cependant, au fond de cette caverne, toujours trempée, comme dit le poëte 3, de quelque massacre récent, que voulait-il? posséder la paix, goûter un repos que nulle crainte et nulle violence ne pussent troubler. Il voulait enfin avoir la paix avec son corps, et ne goûtait de bonheur quautant quil jouissait de cette paix. Il commandait à ses membres, et ils lui obéissaient ; mais afin dapaiser cette guerre intestine que lui faisait la faim, et dempêcher quelle chassât son âme de son corps, il ravissait, tuait, dévorait, ne déployant cette cruauté barbare que pour maintenir la paix entre les deux parties dont il était composé ; de sorte que, sil eût voulu entretenir avec les autres la paix quil tâchait de se procurer à lui-même dans sa caverne, on ne leût appelé ni méchant ni monstre. Que si létrange figure de son corps et les flammes quil vomissait par la bouche lempêchaient davoir commerce avec les hommes, peut-être était-il féroce à ce point, beaucoup moins par le désir de faire du mal que par la nécessité de vivre. Mais disons plutôt quun tel homme na jamais existé que dans limagination des poëtes, qui ne lont dépeint de la sorte quafin de relever à ses dépens la gloire
1. La suite du passage fait voir quil sagit ici de la fable de Cacas, racontée par Virgile, à qui saint Augustin emprunte plus dune expression. 2. Kakos, méchant. 3. Virgile, Enéide, livre VIII, v. 195, 196.
(435)
dHercule. En effet, les animaux mêmes les plus sauvages saccouplent et ont des petits quils nourrissent et quils élèvent; et je ne parle pas ici des brebis, des cerfs, des colombes, des étourneaux, des abeilles, mais des lions, des renards, des vautours, des hiboux. Un tigre devient doux pour ses petits et les caresse. tin milan, quelque solitaire et carnassier quil soit, cherche une femelle, fait son nid, couve ses oeufs, nourrit ses petits, et se maintient en paix dans sa maison avec sa compagne comme avec une sorte de mère de famille. Combien donc lhomme est-il porté plus encore par les lois de sa nature à entrer en société avec les autres hommes et à vivre en paix avec eux! Cest au point que les méchants mêmes combattent pour maintenir la paix des personnes qui leur appartiennent, et voudraient, sil était possible, que tous les hommes leur fussent soumis, afin que tout obéît à un seul et fût en paix avec lui, soit par crainte, soit par amour. Cest ainsi que lorgueil, dans sa perversité, cherche à imiter Dieu. Il ne veut point avoir de compagnons sous lui, mais il veut être maître au lieu de lui. Il hait donc la juste paix de Dieu, et il aime la sienne, qui est injuste ; car il faut quil en aime une, quelle quelle soit, ny ayant point de vice tellement contraire à la nature quil nen laisse subsister quelques vestiges. Celui donc qui sait préférer la droiture à la perversité, et ce qui est selon lordre à ce qui est contre lordre, reconnaît que la paix des méchants mérite à peine ce nom en comparaison de celle des gens de bien. Et cependant il faut de toute nécessité que ce qui est contre lordre entretienne la paix à quelques égards avec quelquune des parties dont il est composé ; autrement il cesserait dêtre. Supposons un homme suspendu par les pieds, la tête en bas, voilà lordre et la situation de ses membres renversés, ce qui doit être naturellement au dessus étant au dessous. Ce désordre trouble donc la paix du corps, et cest en cela quil est pénible. Toutefois, lâme ne cesse pas dêtre en paix avec son corps et de travailler à sa conservation, sans quoi il ny aurait ni douleur, ni patient qui la ressentît. Que si lâme, succombant sous les maux que le corps endure, vient à sen séparer, tant que lunion des membres subsiste, il y a toujours quelque sorte de paix entre eux; ce qui fait quon peut encore dire : Voilà un homme qui est pendu. Pourquoi le corps du patient tend-il vers la terre et se débat-il contre le lien qui lenchaîne? Cest quil veut jouir de la paix qui lui est propre. Son poids est comme la voix par laquelle il demande quon le mette en un lieu de repos, et, quoique privé dâme et de sentiment, il ne séloigne pourtant pas de la paix convenable à sa nature, soit quil la possède, soit quil y tende. Si on lembaume pour lempêcher de se dissoudre, il ya encore une sorte de paix entre ses parties, qui les tient unies les unes aux autres, et qui fait que le corps tout entier demeure dans un était convenable, cest-à-dire dans un état paisible. Si on ne lembaume point, il sétablit un combat des vapeurs contraires qui sont en lui et qui blessent nos sens, ce qui produit la putréfaction, jusquà ce quil soit daccord avec les éléments qui lenvironnent, et quil retourne pièce à pièce dans chacun deux. Au milieu de ces transformations, dominent toujours les lois du souverain Créateur, qui maintient lordre et la paix de lunivers; car, bien que plusieurs petits animaux soient engendrés du cadavre dun animal plus grand, chacun deux, par la loi du même Créateur, a soin dentretenir avec soi-même la paix nécessaire à sa conservation. Et quand le corps mort dun animal serait dévoré par dautres, il rencontrerait toujours ces mêmes lois partout répandues, qui savent unir chaque chose à celle qui lui est assortie, quelque désunion et quelque changement quelle ait pu souffrir.
CHAPITRE XIII.LA PAIX UNIVERSELLE, FONDÉE SUR LES LOIS DE LA NATURE, NE PEUT ÊTRE DÉTRUITE PAR LES PLUS VIOLENTES PASSIONS, LE JUGE ÉQUITABLE ET SOUVERAIN FAISANT PARVENIR CHACUN A LA CONDITION QUIL A MÉRITÉE.
Ainsi la paix du corps réside dans le juste tempérament de ses parties, et celle de lâme sensible dans le calme régulier de ses appétits satisfaits. La paix de, lâme raisonnable, cest en elle le parfait accord de la connaissance et de laction ; et celle du corps et de lâme, cest la vie bien ordonnée et la santé de lanimal. La paix entre lhomme mortel et Dieu est une obéissance réglée par la foi et soumise à la loi éternelle ; celle des hommes entre eux, une concorde raisonnable. La paix dune maison, cest une juste correspondance entre ceux (436) qui y commandent et ceux qui y obéissent. La paix dune cité, cest la même correspondance entre ses membres. La paix de la Cité céleste consiste dans une union très-réglée et très-parfaite pour jouir de Dieu, et du prochain en Dieu ; et celle de toutes choses, cest un ordre tranquille. Lordre est ce qui assigne aux choses différentes la place qui leur convient. Ainsi, bien que les malheureux, en tant que tels, ne soient point en paix, nétant point dans cet ordre tranquille que rien ne trouble, toutefois, comme ils sont justement malheureux, ils ne peuvent pas être tout à fait hors de lordre. A la vérité, ils ne sont pas avec les bienheureux; mais au moins cest la loi de lordre qui les en sépare. Ils sont troublés et inquiétés, et toutefois ils ne laissent pas davoir quelque convenance avec leur état. ils ont dès lors quelque ombre de tranquillité dans leur ordre ; ils ont donc aussi quelque paix. Mais ils sont malheureux, parce quencore quils soient dans le lieu où ils doivent être, ils ne sont pas dans le lieu où ils nauraient rien à souffrir: moins malheureux toutefois encore que sils navaient point de convenance avec le lieu où ils sont. Or, quand ils souffrent, la paix est troublée à cet égard ; mais elle subsiste dans leur nature, que la douleur ne peut consumer ni détruire, et à cet autre égard, ils sont en paix. De même quil y a quelque vie sans douleur, et quil ne peut y avoir de douleur sans quelque vie; ainsi il y a quelque paix sans guerre, mais il ne peut y avoir de guerre sans quelque paix, puisque la guerre suppose toujours quelque nature qui lentretienne, et quune nature ne saurait subsister sans quelque sorte de paix. Ainsi il existe une Nature souveraine où il ne se trouve point de mal et où il ne peut même sen trouver ; mais il ne saurait exister de nature où ne se trouve aucun bien. Voilà pourquoi la nature du diable même nest pas mauvaise en tant que nature ; la seule malice la rend telle. Cest pour cela quil nest pas demeuré dans la vérité ; mais il na pu se soustraire au jugement de la vérité. Il nest pas demeuré dans un ordre tranquille; mais il na pas toutefois évité la puissance du souverain ordonnateur. La bonté de Dieu, qui a fait sa nature, ne le met pas à couvert de la justice de Dieu, qui conserve lordre en le punissant, et Dieu ne punit pas en lui ce quil a créé, mais le mal que sa créature a commis. Dieu ne lui ôte pas tout ce quil a donné à sa nature, mais seulement quelque chose, lui laissant le reste, afin quil subsiste toujours pour souffrir de ce quil a perdu. La douleur même quil ressent est un témoignage du bien quon lui a ôté et de celui quon lui a laissé, puisque, sil ne lui était encore demeuré quelque bien, il ne pourrait pas saffliger de celui quil a perdu. Car le pécheur est encore pire, sil se réjouit de la perte quil fait de léquité; mais le damné, sil ne retire aucun bien de ses tourments, au moins safflige-t-il de la perte de son salut. Comme léquité et le salut sont deux biens, et quil faut plutôt saffliger que se réjouir de la perte dun bien, à moins que cette perte ne soit compensée dailleurs, les méchants ont sans doute plus de raison de saffliger de leurs supplices quils nen ont eu de se réjouir de leurs crimes. De même que se réjouir, lorsquon pèche, est une preuve que la volonté est mauvaise; saffliger, lorsquon souffre, est aussi une preuve que la nature est bonne. Aussi bien celui qui safflige davoir perdu la paix de sa nature ne safflige que par certains restes de paix qui font quil aime sa nature. Or, cest très-justement que dans le dernier supplice les méchants déplorent, au milieu de leurs tortures, la perte quils ont faite des biens naturels, et quils sentent que celui qui les leur ôte est ce Dieu très-juste envers qui ils ont été ingrats. Dieu donc, qui a créé toutes les natures avec une sagesse admirable, qui les ordonne avec une souveraine justice et qui a placé lhomme sur la terre pour en être le plus bel ornement, nous a donné certains biens convenables à cette vie, cest-à-dire la paix temporelle, dans la mesure où on peut lavoir ici-bas, tant avec soi-même- quavec les autres, et toutes les choses nécessaires peur la conserver ou pour la recouvrer, comme la lumière, lair, leau, et tout ce qui sert à nourrir, à couvrir, à guérir ou à parer le corps, mais sous cette condition très-équitable, que ceux qui feront bon usage de ces biens en recevront de plus grands et de meilleurs, cest-à-dire une paix immortelle accompagnée dune gloire sans fin et de la-jouissance de Dieu et du prochain en Dieu, tandis que ceux qui en feront mauvais usage perdront même ces biens inférieurs et nauront pas les autres. (437)
CHAPITRE XIV.DE LORDRE A LA FOIS DIVIN ET TERRESTRE QUI FAIT QUE LES MAÎTRES DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE EN SONT AUSSI LES SERVITEURS.
Tout lusage des choses temporelles se rapporte dans la cité de la terre à la paix terrestre, dans la cité de Dieu à la paix éternelle. Cest pour cela que, si nous étions des animaux sans raison, nous ne désirerions rien que le juste tempérament des parties du corps et la satisfaction de nos appétits; et la paix du corps servirait à la paix de lâme ; car celle-ci ne peut subsister sans lautre, mais elles saident mutuellement pour le bien du tout. De même en effet que les animaux font voir quils aiment la paix du corps en fuyant la douleur, et celle de lâme, lorsquils cherchent la volupté pour contenter leurs appétits, ils montrent aussi en fuyant la mort combien ils aiment la paix qui fait lunion du corps et de lâme. Mais lhomme, doué dune âme raisonnable, fait servir à la paix de cette âme tout ce quil a de commun avec les bêtes, afin de contempler et dagir, cest-à-dire afin dentretenir une juste harmonie entre la connaissance et laction, en quoi consiste la paix de lâme raisonnable. Il doit, pour cette raison, souhaiter que nulle douleur ne le tourmente, que nul désir ne linquiète, et que la mort ne sépare point les deux parties qui le composent, afin de se livrer à la connaissance des choses utiles, et de régler sa vie et ses moeurs. sur cette connaissance. Toutefois comme son esprit est faible, sil veut que le désir même de connaître ne lengage point dans quelque erreur, il a besoin de lenseignement de Dieu pour connaître avec certitude et de son secours pour agir avec liberté. Or, tant quil habite dans ce corps mortel, il est en quelque sorte étranger à légard de Dieu, et marche par la foi, comme dit lApôtre 1, et non par la claire vision il faut donc quil rapporte et la paix du corps et celle de lâme, et celle enfin des deux ensemble, à cette paix supérieure qui est entre lhomme mortel et Dieu immortel, afin que son obéissance soit réglée par la foi et soumise à la loi éternelle. Et puisque ce divin maître enseigne deux choses principales, dabord lamour de Dieu, et puis lamour du prochain où est renfermé lamour de soi-même (lequel ne peut jamais égarer celui qui aime Dieu),
1. II Cor. v, 7.
il sensuit que chacun doit porter son prochain à aimer Dieu, pour obéir au précepte qui lui commande de laimer comme il saime lui-même. Il doit donc rendre cet office de charité à sa femme, à ses enfants, à ses domestiques et à tous les hommes, autant que possible, comme il doit vouloir que les autres le lui rendent, sil en est besoin ; et ainsi il aura la paix avec tous, autant que cela dépendra de lui : jentends une paix humaine, cest-à-dire cette concorde bien réglée, dont la première loi est de ne faire tort à personne, et la seconde de faire du bien à qui lon peut. En conséquence, lhomme commencera par prendre soin des siens ; car la nature et la société lui donnent auprès de ceux-là un accès plus facile et des moyens de secours plus opportuns. Cest ce qui fait dire à lApôtre, que « quiconque na pas soin des siens, et particulièrement de ceux de sa maison , est apostat et pire quun infidèle ». Voilà aussi doù naît la paix domestique, cest-à-dire la bonne intelligence entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent dans une maison. Ceux-là y commandent qui ont soin des autres, comme le mari commande à la femme, le père et la mère aux enfants, et les maîtres aux serviteurs; et les autres obéissent, comme les femmes à leurs maris; les enfants à leurs pères et à leurs mères, et les serviteurs à leurs maîtres. Mais dans la maison dun homme de bien qui vit de la foi et qui est étranger ici-bas, ceux qui commandent servent ceux à qui ils semblent commander ; car ils commandent, non par un esprit de domination, mais par un esprit de charité ; ils ne veulent pas donner avec orgueil des ordres, mais avec bonté des secours.
CHAPITRE XV.LA PREMIÈRE CAUSE DE LA SERVITUDE, CEST LE PÉCHÉ, ET LHOMME , NATURELLEMENT LIBRE, DEVIENT, PAR SA MAUVAISE VOLONTÉ, ESCLAVE DE SES PASSIONS, ALORS MÊME QUIL NEST PAS DANS LESCLAVAGE DAUTRUI.
Voilà ce que demande lordre naturel et voilà aussi la condition où Dieu a créé lhomme: « Quil domine, dit-il, sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tous les animaux de la terre 2 ». Après avoir créé lhomme raisonnable et lavoir fait à son image, il na pas voulu quil dominât sur les
1. I Tim. V. 9. 2. Gen. I, 26.
(438)
hommes, mais sur les bêtes. Cest pourquoi les premiers justes ont été plutôt bergers que rois, Dieu voulant nous apprendre par là lordre de la nature, qui a été renversé par le désordre du péché. Car cest avec justice que le joug de la servitude a été imposé au pécheur. Aussi ne voyons-nous point que lEcriture sainte parle desclaves avant que le patriarche Noé 1 neût flétri le péché de son fils de ce titre honteux 2. Le péché seul a donc mérité ce nom, et non pas la nature. Si lon en juge par létymologie latine, les esclaves étaient des prisonniers de guerre à qui les vainqueurs conservaient 3 la vie, alors quils pouvaient les tuer par le droit de guerre : or, cela même fait voir dans lesclavage une peine du péché. Car on ne saurait faire une guerre juste que les ennemis nen fassent une injuste; et toute victoire, même celle que remportent les méchants, est un effet des justes jugements de Dieu, qui humilie par là les vaincus, soit quil veuille les amender, soit quil veuille les punir. Témoin ce grand serviteur de Dieu, Daniel, qui, dans la captivité, confesse 4 ses péchés et ceux de son peuple, et y reconnaît avec une juste douleur lunique raison de toutes leurs infortunes. La première cause de la servitude est donc le péché, qui assujétit un homme à un homme ; ce qui narrive que par le jugement de Dieu, qui nest point capable dinjustice et qui sait imposer des peines différentes selon la différence des coupables. Notre-Seigneur dit: « Quiconque pèche est esclave du péché 5 »; et ainsi il y a beaucoup de mauvais maîtres qui ont des hommes pieux pour esclaves et qui nen sont pas plus libres pour cela. Car il est écrit: « Lhomme est adjugé comme esclave à celui qui la vaincu 6 ». Et certes il vaut mieux être lesclave dun homme que dune passion ; car est-il une passion, par exemple, qui exerce une domination plus cruelle sur le coeur des
1. Gen. IX, 25. 2. Comparez saint Jean Chrysostome, Homél. in Gen., nn. 6 et 7. 3. Servus, esclave, de serbare, conserver. Cest létymologie donnée par le jurisconsulte Florentinus commentant le Digeste (lib. I, tit. V, § 5) Les esclaves sont ainsi .appelés, parce que les chefs darmée ont coutume de faire vendre les prisonniers de guerre, les conservant de la sorte au lieu de les tuer ». Donatus, en ses remarques sur les Adelphes de Térence (acte II, scène I, v. 28), abonde dans le même sens. Voyez dans lEsprit des Lois ladmirable chapitre où Montesquieu réfute la doctrine des jurisconsultes romains et prouve que lesclavage, également nuisible au maître et à lesclave, est aussi contraire au droit des gens quau droit naturel (Esprit des Lois, livre XV, ch. 2). 3. Daniel, IX, 5-19. Jean, VIII, 34. II Pierre, II, 19.
hommes que la passion de dominer? Aussi bien, dans cet ordre de choses qui soumet quelques hommes à dautres hommes, lhumilité est aussi avantageuse à lesclave que lorgueil est funeste au maître. Mais clans lordre naturel où Dieu a créé lhomme, nul nest esclave de lhomme ni du péché ; lesclavage est donc une peine, et elle a été imposée par cette loi qui commande de conserver lordre naturel et qui défend de le troubler, puisque, si lon navait rien fait contre cette loi, lesclavage naurait rien à punir. Cest pourquoi lApôtre avertit 1 les esclaves dêtre soumis à leurs maîtres, et de les servir de bon coeur et de bonne volonté, afin que, sils ne peuvent être affranchis de leur servitude, ils sachent y trouver la liberté, en ne servant point par crainte, mais par amour, jusquà ce que liniquité passe et que toute domination humaine soit anéantie, au jour où Dieu sera tout en tous.
CHAPITRE XVI.DE LA JUSTE DAMNATION.
Aussi nous voyons que les patriarches ne mettaient de différence entre leurs enfants et leurs esclaves que relativement aux biens temporels ; mais pour ce qui regardait le culte de Dieu, de qui nous attendons les biens éternels, ils veillaient avec une affection égale sur tous les membres de leur maison; et cela est si conforme à lordre naturel, que le nom de père de famille en tire son origines, et sest si bien établi dans le monde que les méchants eux-mêmes aiment à être appelés de ce nom. Mais ceux qui sont vrais pères de famille veillent avec une égale sollicitude à ce que tous les membres de leur maison, qui sont tous en quelque façon leurs enfants, servent et honorent Dieu, et désirent parvenir à cette maison céleste où il ne sera plus nécessaire de commander aux hommes, parce quils nauront plus de besoins auxquels il faille pourvoir ; et jusque là, les bons maîtres portent avec plus de peine le poids du commandement que les serviteurs celui de lesclavage. Or, si quelquun vient à troubler la paix domestique, il faut le châtier pour son utilité, autant que cela peut se faire justement
1. Ephés. VI, 5. 2. Cette remarque est déjà dans les lettres de Sénèque (Epist. XLVII)
(439)
afin de le ramener à la paix dont il sétait écarté. Comme ce nest pas être bienfaisant que de venir en aide à une personne pour lui faire perdre un plus grand bien, ce nest pas non plus être innocent que de la laisser tomber dans un plus grand mal sous prétexte de lui en épargner un petit. Linnocence demande non-seulement quon ne nuise à personne, mais encore quon empêche son prochain de mal faire, ou quon le châtie quand il a mal fait, soit afin de le corriger lui-même, soit au moins pour retenir les autres par cet exemple. Du moment donc que la maison est le germe et lélément de la cité, tout germe, tout commencement devant se rapporter à sa fin, et tout élément, toute partie à son tout, il est visible que là paix de la maison doit se rapporter à celle de la cité, cest-à-dire laccord du commandement et de lobéissance parmi les membres de la même famille à ce même accord parmi les membres de la même cité. Doù il suit que le père de famille doit régler sur la loi de la cité la conduite de sa maison, afin quil y ait accord entre la partie et le tout.
CHAPITRE XVII.DOU VIENNENT LA PAIX ET LA DISCORDE ENTRE LA CITÉ DU CIEL ET CELLE DE LA TERRE.
Mais ceux qui ne vivent pas de la foi cherchent la paix de leur maison dans les biens et les commodités de cette vie, au lieu que ceux qui vivent de la foi attendent les biens éternels de lautre vie qui leur ont été promis, et se servent des félicités temporelles comme des voyageurs et des étrangers, non pour y mettre leur coeur et se détourner de Dieu, mais pour y trouver quelque soulagement et se rendre en quelque façon plus supportable le poids de ce corps corruptible qui appesantit lâme 1. Ainsi il est vrai que lusage des choses nécessaires à la vie est commun aux uns et aux autres dans le gouvernement de leur maison; mais la fin à laquelle ils rapportent cet usage est bien différente. Il en est de même de la cité de la terre, qui ne vit pas de la foi. Elle recherche la paix temporelle, et lunique but quelle se propose dans la concorde quelle tâche détablir parmi ses membres, cest de jouir plus aisément du repos et des plaisirs. Mais la cité céleste, ou plutôt la partie de cette
1. Sag. IX, 15.
cité qui traverse cette vie mortelle et qui vit de la foi, ne se sert de cette paix que par nécessité, en attendant que tout ce quil y a de mortel en elle passe. Cest pourquoi, tandis quelle est comme captive dans la cité de la terre, où toutefois elle a déjà reçu la promesse de sa rédemption et le don spirituel comme un gage de cette promesse, elle ne fait point difficulté dobéir aux lois qui servent à régler les choses nécessaires à la vie mortelle; car cette vie étant commune aux deux cités, il est bon quil y ait entre elles, pour tout ce qui sy rapporte, une concorde réciproque. Mais la cité de la terre ayant eu certains sages, dont la fausse sagesse est condamnée par lEcriture, et qui, sur la fol de leurs conjectures ou des conseils trompeurs des démons, ont cru quil fallait se rendre favorable une multitude de dieux , comme ayant autorité chacun sur diverses choses, lun sur le corps, lautre sur lâme, et dans le corps même, celui-ci sur la tête, celui-là sur le cou, et ainsi des autres membres, et dans lâme aussi, lun sur lesprit, lautre sur la science, ou sur la colère, ou sur lamour, et enfin dans les choses qui servent à la vie, celui-ci sur les troupeaux, cet autre sur les blés ou sur les vigiles, et ainsi du reste 1 ; comme, dun autre côté, la Cité céleste ne reconnaissait quun seul Dieu, et croyait quà lui seul était dû le culte de latrie 2, elle na pu par ces raisons avoir une religion commune avec la cité de la terre, et elle sest trouvée obligée de différer delle à cet égard ; de sorte quelle aurait couru le risque dêtre toujours exposée à la haine et aux persécutions de ses ennemis, sils neussent enfin été effrayés du nombre de ceux qui embrassaient son parti et de la protection visible que leur-accordait le ciel. Voilà donc comment cette Cité céleste, en voyageant sur la terre, attire à elle des citoyens de toutes les nations, et ramasse de tous les endroits du monde une société voyageuse comme elle, sans se mettre en peine de la diversité des moeurs, du langage et des coutumes de ceux qui la composent, pourvu que cela ne les empêche point de servir le même Dieu. Elle use dailleurs, pendant son pèlerinage, de la paix temporelle et des choses qui sont nécessairement attachées à
1. Voyez plus haut les livres IV, VI et VII, et comparez Arnobe, Contr.Gent., lib. III, p. 106 et seq. 2. Sur le culte de latrie, voyez plus haut, livre V, ch. 15, et livre VI, préface.
(440)
notre mortelle condition; elle désire et protége le bon accord des volontés, autant que la piété et la religion le peuvent permettre, et rapporte la paix terrestre à la céleste, qui est la paix véritable, celle que la créature raisonnable peut seule appeler de ce nom, et qui consiste dans une union très-réglée et très parfaite pour jouir de Dieu et du prochain en Dieu. Là, notre vie ne sera plus mortelle, ni notre corps animal; nous posséderons une vie immortelle et un corps spirituel qui ne souffrira daucune indigence et sera complétement soumis à la volonté. La cité céleste possède cette paix ici-bas par la foi; et elle vit de cette foi lorsquelle rapporte à lacquisition de la paix véritable tout ce quelle fait de bonnes oeuvres en ce inonde, soit à légard de Dieu, soit à légard du prochain ; car la vie de la cité est une vie sociale.
CHAPITRE XVIII.COMBIEN LA FOI INÉBRANLABLE DU CHRÉTIEN DIFPÈRE DES INCERTITUDES DE LA NOUVELLE ACADÉMIE.
Rien de plus contraire à la Cité de Dieu que cette incertitude dont Varron fait le trait distinctif de la nouvelle Académie . Un tel doute aux yeux dun chrétien, est une folie. Sur les choses qui sont saisies par lesprit et la raison, il affirme avec certitude, bien que cette connaissance soit fort limitée, à cause du corps corruptible qui appesantit lâme: car, comme lit lApôtre, « notre science ici-bas est toute partielle 2 ». Il croit aussi au rapport des sens tans les choses qui se manifestent avec évidence, par cette raison que, si lun se trompe quelquefois en les croyant, on se trompe bien davantage en ne les croyant jamais. Enfin, il ajoute foi aux Ecritures saintes, anciennes et nouvelles, que nous appelons canoniques, et lui sont comme la source de la foi dont le juste vit et qui nous fait marcher avec assurance à travers ce lieu de pèlerinage. Cette foi demeurant certaine et inviolable, nous pouvons douter sans crainte de certaines choses qui ne nous sont connues ni par les sens ni par la raison, et sur lesquelles lEcriture ne sexplique point, ou qui ne nous ont point été confirmées par des témoignages incontestables 3.
1. Voyez plus haut, ch. 1. 2. I Cor. XIII, 9. 3. Comp. Tertullien, De anima, cap. 17.
CHAPITRE XIX.DE LA VIE ET DES MOEURS DU PEUPLE CHRÉTIEN.
Il importe peu à la Cité céleste que celui qui embrasse la foi qui conduit à Dieu adopte tel ou tel genre de vie, pourvu quil ne soit pas contraire à ses commandements. Cest pourquoi, quand les philosophes mêmes se font chrétiens, elle ne les oblige point de quitter leur manière de vivre, à moins quelle ne choque la religion, mais seulement à abandonner leurs fausses doctrines. Ainsi elle néglige cette autre différence que Varron a tirée de la manière de vivre des Cyniques, à condition toutefois quil ne soit rien fait contre la tempérance et lhonnêteté. Quant à ces trois genres de vie, lactif, le contemplatif, et celui qui est mêlé des deux, quoique tout croyant sincère puisse choisir comme il lui plaira, sans rien perdre de son droit aux promesses éternelles, il importe toutefois de considérer ce que lamour de la vérité nous fait embrasser et ce que le devoir de la charité nous fait subir. On ne doit point tellement sadonner au repos de la contemplation quon ne songe aussi à être utile au prochain, ni sabandonner à laction, de telle sorte quon en oublie la contemplation. Dans le repos, on ne doit pas aimer loisiveté, mais soccuper à la recherche du vrai, afin de profiter soi-même de cette connaissance et de ne la pas envier aux autres; et, dans laction, il ne faut pas aimer lhonneur ni la puissance, parce que tout cela nest que vanité, mais le travail qui laccompagne, lorsquil contribue au salut de ceux qui nous sont soumis. Cest ce qui a fait dire à lApôtre que « Celui qui désire lépiscopat désire une bonne uvre 1 ». Lépiscopat est en effet un nom de charge, et non pas de dignité; comme lindiqué létymologie 2. Il consiste à veiller sur ses subordonnés et à en avoir soin, de sorte que celui-là nest pas évêque qui aime à gouverner, sans se soucier dêtre utile à ceux quil gouverne. Tout le monde peut sappliquer à la recherche de la vérité, en quoi consiste le repos louable de la vie contemplative; mais, pour les fonctions de lEglise, quand on serait capable de les remplir, il est toujours honteux de les désirer. Il ne faut quaimer la vérité pour embrasser le saint repos de la contemplation ; mais ce doit être
1. I Tim. III, 1.
2. Episcopus, d episkopos , formé depiskopein, veiller sur.
(441)
la charité et la nécessité qui nous engagent dans laction, en sorte que, si personne ne nous impose ce fardeau, il faut vaquer à la recherche et à la contemplation de la vérité, et si on nous limpose, il faut sy soumettre par charité et par nécessité 1. Et alors même il ne faut pas abandonner tout à fait les douceurs de la contemplation, de peur que, privés de cet appui, nous ne succombions sous le fardeau du gouvernement.
CHAPITRE XX.LES MEMBRES DE LA CITÉ DE DIEU NE SONT HEUREUX ICI-BAS QUEN ESPÉRANCE.
Puis donc que le souverain bien de la Cité de Dieu consiste dans la paix, non cette paix que traversent les mortels entre la naissance et la mort, mais celle où ils demeurent, devenus immortels et à labri de tout mal, qui peut nier que cette vie future ne soit très-heureuse, et que celle que nous menons ici-bas, quelques biens temporels qui laccompagnent, ne soit en comparaison très-misérable? Et cependant, quiconque sy conduit de telle sorte quil en rapporte lusage à celle quil aime avec ardeur et quil espère avec fermeté, on peut avec raison lappeler heureux, même dès ce monde, plutôt, il est vrai, parce quiL espère lautre vie que parce quil possède celle-ci. La possession de ce quil y a de meilleur en cette vie, sans lespérance de lautre, est au fond une fausse béatitude et une grande misère. En effet, on ny jouit pas des vrais biens de lâme, puisque cette sagesse nest pas véritable, qui, dans les-choses mêmes quelle discerne avec prudence , quelle accomplit avec force, quelle réprime avec tempérance et quelle ordonne avec justice, ne se propose pas la fin suprême où Dieu sera tout en tous par une éternité certaine et par une parfaite paix.
CHAPITRE XXI.DAPRÈS LES DÉFIN1TIONS ADMISES DANS LA « RÉPUBLIQUE » DE CICÉRON, IL NY A JAMAIS EU DE RÉPUBLIQUE PARMI LES ROMAINS.
Il sagit maintenant de macquitter en peu de mots de la promesse que jai faite au second livre de cet ouvrage 2, et de montrer que, selon les définitions dont Scipion se sert dans la
1. Comp. saint Augustin, Epist. XLVIII, n.2 2. Chap. 21.
République de Cicéron, il ny a jamais eu de république parmi les Romains. Il définit en deux mots la république: la chose du peuple. Si cette définition est vraie, il ny a jamais eu de république romaine; car jamais le gouvernement de Rome na été la chose du peuple. Comment, en effet, Scipion a-t-il défini le peuple? «Cest, dit-il, une société fondée sur des droits reconnus et sur la communauté des intérêts » . Or, il explique ensuite ce quil entend par ces droits, lorsquil dit quune république ne peut être gouvernée sans justice. Là donc où il ny a point de justice, il ny a point de droit. Comme on fait justement ce quon a droit de faire, il est impossible quon ne soit pas injuste quand on agit sans droit. En effet, il ne faut pas appeler droits les établissements injustes des hommes, puisqueux-mêmes ne nomment droit que ce qui vient de la source de la justice, et rejettent comme fausse cette maxime de quelques-uns, que le droit du plus fort consiste dans ce qui lui est utile 1. Ainsi, ou il ny a point de vraie justice, il ne peut y avoir de société fondée sur des droits reconnus et sur la communauté des intérêts, et par conséquent il ne peut y avoir de peuple. Sil ny a point de peuple, il ny a point aussi de chose du peuple; il ne reste, au lieu dun peuple, quune multitude telle quelle qui ne mérite pas ce nom. Puis donc que la république est la chose du peuple, et quil ny a point de peuple, sil nest associé pour se gouverner par le droit, comme dailleurs il ny a point de droit où il ny a point de justice, il sensuit nécessairement quoù il ny a point de justice, il ny a point de république. Considérons maintenant la définition de la justice: cest une vertu qui fait rendre à chacun ce qui lui appartient. Or, quelle est cette justice qui ôte lhomme à Dieu pour le soumettre à dinfâmes démons ? Est-ce là rendre à chacun ce qui lui appartient? Un homme qui ôte un fonds de terre à celui qui la acheté, pour le donner à celui qui ny a point de droit, est injuste; et un homme qui se soustrait soi-même à Dieu, son souverain Seigneur et Créateur, pour servir les malins esprits, serait juste! Dans cette même République, on soutient fortement le parti de la justice contre linjustice; et, comme en parlant dabord pour
1. Cest la doctrine et ce sont les expressions du sophiste Thrasymaque dans le premier livre de la République de la Platon.
(442)
linjustice, on avait dit que sans elle une république ne pouvait ni croître ni sétablir, puisquil est injuste que des hommes soient assujétis à dautres hommes, on répond, au nom de la justice, que cela est juste, parce que la servitude est avantageuse à ceux qui la subissent (quand les autres nen abusent pas), en ce quelle leur ôte la puissance de mal faire. Pour appuyer cette raison, on ajoute que la nature même nous en fournit tin bel exemple: « Car pourquoi, dit-on, Dieu commande-t-il à lhomme, lâme au corps, et la raison aux passions? » Cet exemple fait voir assez que la servitude est utile à quelques-uns, mais que servir Dieu est utile à tous. Or, quand lâme est soumise à Dieu, cest avec justice quelle commande au corps et que dans lâme même la raison commande aux passions. Lors donc que lhomme ne sert pas Dieu, quelle justice peut-il y avoir dans lhomme, puisque le service quil lui rend donne seul le droit à lâme de commander au corps, et à la raison de gouverner les passions? Et sil ny a point de justice dans un homme étranger au culte de Dieu, certainement il ny en aura point non plus dans une société composée de tels hommes. Partant il ny aura point aussi de droit dont ils conviennent et qui leur donne le nom de peuple, et par conséquent point de république. Que dirai-je de lutilité que Scipion fait encore entrer dans la définition de peuple? Il est certain quà y regarder de près, rien nest utile à des impies, comme le sont tous ceux qui, au lieu de servir Dieu, servent ces démons, qui sont eux-mêmes dautant plus impies, quétant des esprits immondes, ils veulent quon leur sacrifie comme à des dieux. Mais, laissant cela à part, ce que nous avons dit touchant le droit suffit, à mon avis, pour faire voir que, selon cette définition, il ne peut y avoir de peuple, ni par conséquent de république où il ny a pas de justice. Prétendre que les Romains nont pas servi dans leur république des esprits immondes, mais des dieux bons et saints, cest ce qui ne se peut soutenir sans stupidité ou sans impudence, après tout ce que nous avons dit sur ce sujet; mais, pour ne point me répéter, je dirai seulement ici quil est écrit dans la loi du vrai Dieu que celui qui sacrifiera à dautres dieux quà lui seul sera exterminé 1. Il veut donc
1. Exod. XXII, 20
en général et dune manière absolue quon ne sacrifie point aux dieux, bons ou mauvais.
CHAPITRE XXII.LE DIEU DES CHRÉTIENS EST LE VRAI DIEU ET LE SEUL A QUI LON DOIVE SACRIFIER.
Mais, dira-t-on, quel est ce Dieu, ou comment prouve-t-on, que lui seul méritait le culte des Romains? Il faut être bien aveugle pour demander encore quel est ce Dieu: cest ce Dieu dont les Prophètes ont prédit tout ce que nous voyons saccomplir sous nos yeux; cest celui qui dit à Abraham: « En ta race, toutes les nations seront bénies 1 » : parole qui sest vérifiée en Jésus-Christ, né de cette race selon la chair, comme le reconnaissent malgré eux ses ennemis mêmes; cest lui qui a inspiré par son Saint-Esprit toutes les prédictions que jai rapportées touchant lEglise que nous voyons répandue par toute la terre; cest lui que Varron, le plus docte des Romains, croit être Jupiter, quoiquil ne sache ce quil dit. Au moins cela fait-il voir quun homme si savant na pas jugé que ce Dieu ne fût point, ou quil fût méprisable, puisquil la cru le même que celui quil prenait pour le souverain de tous les dieux. Enfin, cest celui que Porphyre, le plus savant des philosophes, bien quardent ennemi des chrétiens, avoue être un grand Dieu, même selon les oracles de ceux quil croyait des dieux.
CHAPITRE XXIII.DES ORACLES QUE PORPHYRE RAPPORTE TOUCHANT JÉSUS-CHRIST.
Porphyre 2, dans son ouvrage intitulé: La Philosophie des oracles (je me sers des expressions telles quelles ont été traduites du grec en latin 3 ), Porphyre, dis-je, dans ce recueil de réponses prétendues divines sur des questions relatives à la philosophie, sexprime ainsi: « Quelquun demandant à Apollon à quel Dieu il devait sadresser pour retirer sa femme du christianisme, Apollon lui répondit: Il te serait peut-être plus aisé décrire sur leau, ou de voler dans lair, que de guérir lesprit blessé de ta femme. Laisse-
1. Gen. XXI, 18. 2. Sur Porphyre, voyez plue haut, livre X, ch. 9 et les notes. 3. Le titre grec est celui-ci: Peri tes ek logion philosophias . Cet ouvrage de Porphyre est perdu. Il est mentionné par Théodoret et par Eusèbe. Voyez la Praepar. Evang., livre IV, ch. 6 et 8.
(443)
la donc dans sa ridicule erreur chanter dune voix factice et lugubre un Dieu mort, condamné par des juges équitables, et livré publiquement à un supplice sanglant et ignominieux ». Après ces vers dApollon que nous traduisons librement en prose latine, Porphyre continue de la sorte : « Cet oracle fait bien voir combien la secte chrétienne est corrompue, puisquil est dit que les Juifs savent mieux que les chrétiens honorer Dieu ». Car cest ainsi que ce philosophe, poussé par sa haine contre Jésus-Christ à préférer les Juifs aux chrétiens, explique ces paroles de loracle dApollon, que Jésus-Christ a été mis à mort par des juges équitables; comme sils lavaient fait mourir justement! Je laisse la responsabilité de cet oracle à linterprète menteur dApollon ou à Porphyre lui-même, qui peut-être la inventé; et nous aurons à voir plus tard comment ce philosophe saccorde avec lui-même, ou accorde ensemble les oracles. Maintenant il nous dit que les Juifs, en véritables adorateurs de Dieu, ont condamné justement Jésus-Christ à une mort ignominieuse; mais ce Dieu des Juifs auquel Porphyre rend témoignage, pourquoi ne pas lécouter quand il nous dit: « Celui qui sacrifiera à dautres quau seul vrai Dieu sera exterminé 1?» Voici, au surplus, dautres aveux de Porphyre plus manifestes encore. Ecoutons-le glorifier la grandeur du roi des Juifs : « Apollon, dit-il, interrogé pour savoir ce qui vaut le mieux du Verbe, cest-à-dire de la raison ou de la loi, a répondu en ces termes » (ici Porphyre cite des vers dApollon, parmi lesquels je choisis les suivants)
« Dieu est le principe générateur, le roi suprême, devant qui le ciel, la terre, la mer et les mystérieux abîmes de lenfer tremblent, et les dieux mêmes sont saisis dépouvante ; cest le Père que les saints hébreux honorent très-pieusement 2 ».
Voilà un oracle dApollon qui, selon Porphyre, reconnaît que le Dieu des Juifs est si grand quil épouvante les dieux mêmes. Or, puisque ce Dieu a dit que celui qui sacrifie aux dieux sera exterminé, je métonne que Porphyre nait pas aussi éprouvé quelque épouvante, et, dans ses sacrifices aux dieux, nait pas craint dêtre exterminé.
1. Exod. XXII, 20. 2. Nous trouvons dans Lactance (De ira Dei, cap. 23) trois des vers grecs que saint Augustin vient de traduire. Les autres sont perdus, mais on en rencontre danalogues dans Justin ( Serm. exhort. ad Gent.)
Ce philosophe dit aussi du bien de Jésus-Christ, comme sil avait oublié les paroles outrageantes que je viens de rapporter, ou comme si les dieux navaient mal parlé du Sauveur que pendant quils étaient endormis, et, le connaissant mieux à leur réveil, lui eussent donné les louanges quil mérite. Il sécrie comme sil allait révéler une chose merveilleuse et incroyable : « Quelques-uns seront sans doute surpris de ce que je vais dire : cest que les dieux ont déclaré que le Christ était un homme très-pieux, quil a été fait immortel, et quil leur a laissé un très-bon souvenir. Quant aux chrétiens, ils les déclarent impurs, chargés de souillures, enfoncés dans lerreur, et les accablent de mille autres blasphèmes ». Porphyre rapporte ces blasphèmes comme autant doracles des dieux; puis il continue ainsi : « Hécate, consultée pour savoir si le Christ est un Dieu, a répondu : Quel est létat dune âme immortelle séparée du corps? vous le savez; et si elle sest écartée de la sagesse, vous nignorez pas quelle est condamnée à errer toujours; celle dont vous me parlez est lâme dun homme excellent en piété; mais ceux qui lhonorent sont dans lerreur ». « Voilà donc, poursuit Porphyre, qui cherche à rattacher ses propres pensées à celles quil impute aux dieux, voilà loracle qui déclare le Christ un homme éminent en piété, et qui assure que son âme a reçu limmortalité comme celle des autres justes, mais que cest une erreur de ladorer». « Et comme quelques-uns, ajoute-t-il, demandaient à Hécate : Pourquoi donc a-t-il été condamné? La déesse répondit: Le corps est toujours exposé aux tourments, mais lâme des justes a le ciel pour demeure. Celui dont vous me parlez a été une fatale occasion derreur pour toutes les âmes qui nétaient pas appelées par les destins à recevoir les faveurs des dieux, ni à connaître Jupiter immortel. Aussi les dieux naiment point ces âmes fatalement déshéritées; mais lui, cest un juste, admis au ciel en la compagnie des justes. Gardez-vous donc de blasphémer contre lui, et prenez pitié de la folie des hommes; car du Christ aux chrétiens, la pente est rapide 1 ». Qui est assez stupide pour ne pas voir, ou
1. Ce passage de Porphyre se trouve à peu près reproduit dans Eusèbe (Demonstr. Evang., lib. III, cap. 6).
(444)
que ces oracles ont été supposés par cet homme artificieux, ennemi mortel des chrétiens, ou quils ont été rendus par les démons avec une intention toute semblable, cest-à-dire afin dautoriser, par les louanges quils donnent à Jésus-Christ, la réprobation quils soulèvent contre les chrétiens, détournant ainsi les hommes de la voie du salut, où lon nentre que par le christianisme? Comme ils sont infiniment rusés, peu leur importe quon ajoute foi à leurs éloges de Jésus-Christ, pourvu que lon croie aussi leurs calomnies contre ses disciples, et ils souffrent quon loue Jésus-Christ, à condition de nêtre pas chrétien, et par conséquent de nêtre pas délivré par le Christ de leur domination. Ajoutez quils le louent de telle sorte que quiconque croira en lui sur leur rapport ne sera jamais vraiment chrétien, mais photinien 1, et ne verra dans le Christ que lhomme et non Dieu ; ce qui lempêchera dêtre sauvé par sa médiation et de se dégager des filets de ces démons imposteurs. Pour nous, nous fermons également loreille à la censure dApollon et aux louanges dHécate. Lun veut que Jésus-Christ ait été justement condamné à mort par ses juges, et lautre en parle comme dun homme très-pieux, mais toujours un homme. Or, ils nont lun et lautre quun même dessein, celui dempêcher les hommes de se faire chrétiens, seul moyen pourtant dêtre délivré de leur tyrannie. Au surplus, que ce philosophe ou plutôt ceux qui ajoutent foi à ces prétendus oracles accordent, sils peuvent, Apollon et Hécate, et placent léloge ou la condamnation dans la bouche de tous deux; mais quand ils le pourraient faire, nous nen aurions pas moins pour ces démons, soit quils louent le Christ, soit quils le blasphèment, la même répulsion. Et comment les païens, qui voient un dieu et une déesse se contredire sur Jésus-Christ, et Apollon blâmer ce quapprouve Hécate, peuvent-ils, pour peu quils soient raisonnables, ajouter foi aux calomnies de ces démons contre les chrétiens? Au reste, quand Porphyre ou Hécate disent que Jésus-Christ a été une fatale occasion derreur pour les chrétiens, je leur demanderai sil la été volontairement ou malgré lui. Si cest volontairement, comment est-il juste? et si cest malgré lui, comment est-il
1. Sur lhérésie de Photin, fort semblable à celle de Paul de Samosate, voyez le livre de saint Augustin De haer., haer. 41 et 45.
bienheureux? Mais écoutons Porphyre expliquant la cause de cette prétendue erreur: « Il y a, dit-il, en certain lieu, des esprits terrestres et imperceptibles soumis au pouvoir des mauvais démons. Les sages (les Hébreux, entre lesquels était ce Jésus, selon les oracles dApollon que je viens de rapporter, détournaient les personnes religieuses du culte de ces mauvais démons et de ces esprits inférieurs, et les portaient à adorer plutôt les dieux célestes et surtout Dieu le père. Cest aussi, ajoute-t-il, ce que les dieux mêmes commandent, et nous avons montré ci-dessus comment ils avertissent de reconnaître Dieu et veulent quon ladore partout. Mais les ignorants et les impies, qui ne sont pas destinés à recevoir les faveurs des dieux, ni à connaître Jupiter immortel, ont rejeté toute sorte de dieux, pour embrasser le culte des mauvais démons. Il est vrai quils feignent de servir Dieu, mais ils ne font rien de ce quil faut pour cela. Dieu, comme le père de toutes choses, na besoin de rien; et nous attirons ses grâces sur nous, lorsque nous lhonorons par la justice, par la chasteté et par les autres vertus, et que notre vie est une continuelle prière par limitation de ses perfections et la recherche de sa vérité. Cette recherche, dit-il, nous purifie, et limitation nous rapproche de lui ». Ici, jen conviens, Porphyre parle dignement de Dieu le père et de linnocence des moeurs, laquelle constitue principalement le culte quon lui rend. Aussi bien les livres des prophètes hébreux sont pleins de ces sortes de préceptes, soit quils reprennent le vice, soit quils louent la vertu. Mais Porphyre, quand il parle des chrétiens, ou se trompe, ou les calomnie autant quil plaît aux démons quil prend pour des dieux : comme sil était bien malaisé de se souvenir des infamies qui se commettent dans les temples ou sur les théâtres en lhonneur des dieux, et de considérer ce qui se dit dans nos églises ou ce quon y offre au vrai Dieu, pour juger de quel côté est lédification ou la ruine des moeurs. Et quel autre que lesprit malin lui a dit ou inspiré ce mensonge ridicule et palpable, que les chrétiens révèrent plutôt quils ne les haïssent ces démons que les Hébreux défendent dadorer? Mais ce Dieu, que les sages des Hébreux ont adoré, défend aussi de sacrifier aux esprits célestes, aux anges et aux vertus que nous aimons et (445) honorons dans le pèlerinage de cette vie mortelle, comme nos concitoyens déjà bienheureux. Dans la loi quil a donnée à son peuple, il a fait entendre comme un coup de tonnerre cette terrible menace : « Celui qui sacrifiera aux dieux sera exterminé»; et de peur quon ne simaginât que cette défense ne regarde que les mauvais démons et ces esprits terrestres que Porphyre appelle esprits inférieurs, parce que lEcriture sainte les appelle aussi les dieux des Gentils, comme dans ce passage du psaume : « Tous les dieux des Gentils sont des démons 1 », de peur quon ne crût que la défense de sacrifier aux démons nemporte pas celle de sacrifier aux esprits célestes, ou au moins à quelques-uns dentre eux, lEcriture ajoute ces mots : Si ce nest au Seigneur seul, nisi Domino soli. Et quant à ceux qui, trompés par le mot soli, se figurent que Dieu est ici confondu avec le soleil, il suffit de jeter les yeux sur le texte grec pour dissiper leur erreur 2. Ainsi, ce Dieu à qui un si excellent philosophe rend un si excellent témoignage, a donné à son peuple, au peuple hébreu, une loi écrite en langue hébraïque, et cette loi, qui est connue par toute la terre, porte expressément que celui qui sacrifiera aux dieux et à dautres quau Seigneur sera exterminé. Quest-il besoin daller chercher dautres passages dans cette loi ou dans les Prophètes pour montrer que le Dieu véritable et souverain ne veut point quon sacrifie à dautres quà lui? Voici un oracle court, mais terrible, sorti de la bouche de ce Dieu que les pi-us savants hommes du paganisme exaltent si fort: quon lécoute, quon le craigne, quon y obéisse, de peur quon encoure la peine dont il menace : « Celui qui sacrifiera aux dieux et à dautres quau Seigneur sera exterminé ». Ce nest pas que Dieu ait besoin de rien qui soit à nous, mais cest quil nous est avantageux dêtre à lui. Il est écrit dans les saintes lettres des Hébreux : « Jai dit au Seigneur : Vous êtes mon Dieu, parce que vous navez pas besoin de mes biens 3 ». Or, nous-mêmes, cest-à-dire sa Cité, nous sommes le plus noble et le plus excellent sacrifice qui lui puisse être offert; et tel est le mystère que nous célébrons dans nos oblations bien
1. Ps. XLV, 5. 2. En effet, le texte des Septante porte : Ei me to Kurio mono.. 3. Ps. XV, 2.
connues des fidèles, ainsi que nous lavons dit aux livres précédents 1. Les oracles du ciel ont déclaré hautement, par la bouche des Prophètes hébreux, que les sacrifices danimaux que les Juifs offraient comme des figures de lavenir cesseraient, et que les nations, du levant au couchant, noffriraient quun seul sacrifice; ce que nous voyons maintenant accompli. Nous avons rapporté dans cet ouvrage quelques-uns de ces témoignages, autant que nous lavons trouvé à propos. Concluons quoù nest point cette justice, qui fait quon nobéit quau Dieu souverain et quon ne sacrifie quà lui seul, là certainement aussi nest point une société fondée sur des droits reconnus et sur des intérêts communs; et par conséquent il ny a point là non plus de peuple, si la définition quon en a donnée est la véritable. Il ny a donc point enfin de république, puisque la chose du peuple ne saurait être où le peuple nest pas.
CHAPITRE XXIV.SUIVANT QUELLE DÉFINITION LEMPIRE ROMAIN, AINSI QUE LES AUTRES ÉTATS, PEUVENT SATTRIBUER JUSTEMENT LES NOMS DE PEUPLE ET DE RÉPUBLIQUE.
Mais écartons cette définition du peuple, et supposons quon en choisisse une autre, par exemple celle-ci : Le peuple est une réunion dêtres raisonnables qui sunissent afin de jouir paisiblement ensemble de ce quils aiment. Pour savoir ce quest chaque peuple, il faudra examiner ce quil aime. Toutefois, quelque chose quil aimes du moment quil y a une réunion, non de bêtes, mais de créatures raisonnables, unies par la communauté des mêmes intérêts, on peut fort bien la nommer un peuple, lequel sera dautant meilleur que les intérêts qui le lient seront plus nobles et dautant plus mauvais quils le seront moins. Suivant cette définition, le peuple romain es-t un peuple , et son gouvernement est sans doute une république. Or, lhistoire nous apprend ce qua aimé ce peuple au temps de son origine et aux époques suivantes, et comment il a été entraîné à de cruelles séditions par la dépravation de ses moeurs, et de là conduit aux guerres civiles et sociales, où il a sapé dans sa base la concorde qui est en quelque sorte le salut du peuple. Je ne
1. Voyez plus haut, livre X, ch. 6 et ailleurs.
(446)
voudrais cependant pas dire quà ce moment lempire romain ne fût plus un peuple, ni son gouvernement une république, tant quil est resté une réunion de personnes raisonnables liées ensemble par un intérêt commun. Et ce que jaccorde pour ce peuple, je laccorde également pour les Athéniens, les Egyptiens, les Assyriens, et pour tout autre empire, grand ou petit ; car, en général, la cité des impies, rebelle aux ordres du vrai Dieu qui défend de sacrifier à dautres quà lui, et partant incapable de faire prévaloir lâme sur le corps et la raison sur les vices, ne connaît point la justice véritable.
CHAPITRE XXV.IL NY A POINT DE VRAIES VERTUS OU IL NY A POINT DE VRAIE RELIGION.
Quelque heureux empire que lâme semble avoir sur le corps, et la raison sur les passions, si lâme et la raison ne sont elles-mêmes soumises à Dieu et ne lui rendent le culte commandé par lui, cet empire nexiste pas dans sa vérité. Comment une âme qui ignore le vrai Dieu et qui, au lieu de lui être assujétie, se prostitue à des démons infâmes, peut-elle être maîtresse de son corps et de ses mauvaises inclinations ? Cest pourquoi les vertus quelle pense avoir, si elle ne les rapporte à Dieu , sont plutôt des vices que des vertus. Car, bien que plusieurs simaginent quelles sont des vertus véritables, quand elles se rapportent à elles-mêmes et nont quelles-mêmes pour fin, je dis que même alors elles sont pleines denflure et de superbe, et ainsi elles ne sont pas des vertus, mais des vices 1 . En effet, comme ce qui fait vivre le corps nest pas un corps, mais quelque chose au-dessus du corps, de même ce qui rend lhomme bienheureux ne vient pas de lhomme, mais est au-dessus de lhomme; et ce que je dis de lhomme est vrai de tous les esprits célestes.
CHAPITRE XXVI.LE PEUPLE DE DIEU, EN SON PÈLERINAGE ICI-BAS, FAIT SERVIR LA PAIX DU PEUPLE SÉPARÉ DE DIEU AUX INTÉRÊTS DE LA PIÉTÉ.
Ainsi, de même que lâme est la vie du corps, Dieu est la vie bienheureuse de
1. Comparez saint Augustin, aux livres XIII et XIV de son traité De la Trinité (XII, n. 25, 26 ; XIV, n.3 ).
lhomme, doù vient cette parole des saintes lettres des Hébreux: « Heureux le peuple qui a son Seigneur en son Dieu 1 ». Malheureux donc le peuple qui ne reconnaît pas ce Dieu I Il ne laisse pas pourtant de jouir dune certaine paix qui na rien de blâmable en soi mais il nen jouira pas à la fin, parce quil nen use pas bien avant la fin. Or, nous chrétiens, cest notre intérêt quil jouisse de la paix pendant cette vie; car, tant que les deux cités sont mêlées ensemble, nous nous servons aussi de la paix de Babylone, tout en étant affranchis de son joug par la foi et ne faisant quy passer comme des voyageurs. Cest pour cela que lApôtre avertit lEglise de prier pour les rois et les puissants du siècle, « afin, dit-il, que nous menions une vie tranquille en toute piété et charité 2 ». Lorsque Jérémie prédit à lancien peuple dIsraël sa captivité et lui recommande au nom de Dieu daller à Babylone sans murmurer, afin de donner au Seigneur cette preuve de sa patience, il lavertit aussi de prier pour cette ville, « parce que, dit-il, vous trouverez votre paix dans la sienne 3 » ; cest-à-dire une paix temporelle, celle qui est commune aux bons et aux méchants.
CHAPITRE XXVII.LA PAIX DES SERVITEURS DE DIEU NE SAURAIT ÊTRE PARFAITE EN CETTE VIE MORTELLE.
Mais il y a une autre paix, qui est propre à la Cité sainte, et celle-là, nous en jouissons avec Dieu par la foi 4, et nous laurons un jour éternellement avec lui par la claire vision. Ici-bas, au contraire, la paix dont nous jouissons, publique ou particulière, est telle quelle sert plutôt à soulager notre misère quà procurer notre félicité. Notre justice même,. quoique vraie en tant que nous la rapportons au vrai bien, est si défectueuse en cette vie quelle consiste plutôt dans la rémission des péchés que dans aucune vertu parfaite. Témoin la prière de toute la Cité de Dieu étrangère en ce monde, et qui crie à Dieu par la bouche de tous ses membres: « Pardonnez nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés 5 ». Et cette prière ne sert de rien à ceux dont la foi sans oeuvres est une foi morte 6, mais seulement à
1. Ps. CXLIII, 15 . 2. I Tim. II, 2. 3. Jérém. XXIX, 7 . 4. II Cor. V, 7 . 5. Matt. VI, 12. 6. Jacques, II, 7.
(447)
ceux dont la foi opère par amour 1. Les justes mêmes ont besoin de cette prière; car bien que leur âme soit soumise à Dieu, la raison ne commande jamais parfaitement aux vices en cette vie mortelle et dans- ce corps corruptible qui appesantit lâme 2; car elle ne leur commande pas sans combat et sans résistance. Cest pourquoi, avec quelque vigilance que lon combatte en ce lieu dinfirmité, et quelque victoire quon remporte sur ses ennemis, on donne quelque prise sur soi, sinon par les actions, du moins par les paroles ou par les pensées. Tant que lon ne fait que commander aux vices, on ne jouit pas encore dune pleine paix, parce que ce qui résiste nest jamais dompté sans danger, et lon ne triomphe pas en repos de ceux qui sont domptés, parce quil faut toujours veiller à ce quils ne se relèvent pas. Parmi ces tentations dont lEcriture dit avec tant de concision, que « la vie de lhomme sur la terre est une continuelle tentation 3 », qui présumera navoir point besoin de dire à Dieu : Pardonnez-nous nos offenses, si ce nest lhomme superbe, qui na pas la glandeur, mais lenflure, et à qui celui qui donne sa grâce aux humbles résiste avec justice? Ici donc la justice consiste, à légard de lhomme, à obéir à Dieu à légard du corps, à être soumis à lâme, et à légard des vices, à les vaincre ou à leur résister par la raison, et à demander à Dieu sa grâce et le pardon de ses fautes, comme à le remercier des biens quon en a reçus. Mais dans cette paix finale, qui doit être le but de toute la justice que nous tâchons dacquérir ici-bas, comme la nature sera guérie sans retour de toutes les mauvaises inclinations, et que nous ne sentirons aucune résistance ni en nous-mêmes, ni de la part des autres, il ne sera pas nécessaire que la raison commande aux passions qui ne seront plus, mais Dieu commandera à lhomme, et lâme au corps, avec une facilité et une douceur qui répondra à un état si glorieux et si fortuné. 1. Galat. V, 6. 2. Sag. IX, 15. 3. Job. VI, 1. 4. Jacques, IV, 6.
Cet état sera éternel, et nous serons assurés de son éternité, et cest en cela que consistera notre souverain bien.
CHAPITRE XXVIII.DE LA FIN DES MÉCHANTS.
Mais, au contraire, tous ceux qui nappartiennent pas à cette Cité de Dieu, leur misère sera éternelle; cest pourquoi lEcriture lappelle aussi la seconde mort, parce que ni lâme, ni le corps ne vivront : lâme, parce quelle sera séparée de Dieu, qui est la vie, et le corps, parce quil souffrira déternelles douleurs. Aussi cette seconde mort sera la plus cruelle, parce quelle ne pourra finir par la mort. Or, la guerre étant contraire à la paix, comme la misère lest à la béatitude et la mort à la vie, on peut demander si à ta paix dont on jouira dans le souverain bien répond une guerre dans le souverain mal. Que celui qui fait cette demande prenne garde à ce quil y a de mauvais dans la guerre, et il trouvera que cela ne consiste que dans lopposition et la contrariété des choses entre elles. Quelle guerre donc plus grande et plus cruelle peut-on simaginer que celle où la volonté est tellement contraire à la passion et la passion à la volonté, que leur inimitié ne cesse jamais par, la victoire de lune ou de lautre, et où la douleur combat tellement contre le corps quaucun des deux adversaires ne triomphe jamais? Quand il arrive en ce monde un pareil combat, ou bien la douleur a le dessus, et la mort en ôte le sentiment, ou la nature est victorieuse, et la santé chasse ta douleur. Mais dans la vie à venir, la douleur demeurera pour tourmenter, et la nature subsistera pour sentir la douleur; car ni lune ni lautre ne sera détruite, afin que le supplice dure toujours. Or, comme cest par le Jugement dernier que les bons et les méchants aboutiront, les uns au souverain bien et les autres au souverain mal, nous allons traiter ce sujet dans le livre suivant, sil plaît à Dieu.
(448)
|