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LIVRE PREMIER : LES GOTHS A ROME.
LIVRE PREMIER : LES GOTHS A ROME. LE TEMPLE DE JUNON AU SAC DE TROIE, ET LES BASILIQUES DES APÔTRES PENDANT LE SAC DE ROME. LES BIENS ET LES MAUX DE LA VIE SONT GÉNÉRALEMENT COMMUNS AUX BONS ET AUX MÉCHANTS. BIlE SUJETS DE RÉPRIMANDE POUR LESQUELS LES GENS DE BIEN SONT CHÂTIÉS AVEC LES MÉCHANTS. LES SAINTS NE PERDENT RIEN EN PERDANTLES CHOSES TEMPORELLES.
SIL IMPORTE QUE LA VIE TEMPORELLE DURE UN PEU PLUS OU UN PEU MOINS. LE DÉFAUT DE SÉPULTURE NE CAUSE AUX CHRÉTIENS AUCUN DOMMAGE . POURQUOI IL FAUT ENSEVELIR LES CORPS DES FIDÈLES. LES CONSOLATIONS DIVINES NONT JAMAIS MANQUÉ AUX SAINTS DANS LA CAPTIVITÉ. DU SUICIDE PAR CRAINTE DU CHÂTIMENT ET DU DÉSHONNEUR. DE LUCRÈCE, QUI SE DONNA LA MORT POUR AVOIR ÉTÉ OUTRAGÉE. LA LOI CHRÉTIENNE NE PERMET EN AUCUN CAS LA MORT VOLONTAIRE. DES MEURTRES QUI, PAR EXCEPTION, NIMPLIQUENT POINT CRIME DHOMICIDE. LA MORT VOLONTAIRE NEST JAMAIS UNE PREUVE DE GRANDEUR DÂME. DE LEXEMPLE DE CATON, QUI SEST DONNÉ LA MORT POUR NAVOIR PU SUPPORTER LA VICTOIRE DE CÉSAR. LA VERTU DES CHRÉTIENS LEMPORTE SUR CELLE DE RÉGULUS, SUPÉRIEURE ELLE-MÊME A CELLE DE CATON. IL NE FAUT POINT ÉVITER UN PÉCHÉ PAR UN AUTRE. SI LA MORT VOLONTAIRE EST DÉSIRABLE COMME UN REFUGE CONTRE LE PÉCHÉ. POURQUOI DIEU A PERMIS QUE LES BARBARES AIENT ATTENTÉ A LA PUDEUR DES FEMMES CHRÉTIENNES. CEUX QUI SÉLÈVENT CONTRE LA RELIGION CHRÉTIENNE NE SONT AVIDES QUE DE HONTEUSES PROSPÉRITÉS. PAR QUELS DEGRÉS SEST ACCRUE CHEZ LES ROMAINS LA PASSION DE LA DOMINATION. DE LÉTABLISSEMENT DES JEUX SCÉNIQUES. LA RUINE DE ROME NA PAS CORRIGÉ LES VICES DES ROMAINS. LA CLÉMENCE DE DIEU A ADOUCI LE DÉSASTRE DE ROME. LÉGLISE A DES ENFANTS CACHÉS PARMI SES ENNEMIS ET DE FAUX AMIS PARMI SES ENFANTS. DES SUJETS QUIL CONVIENDRA DE TRAITER DANS LES LIVRES SUIVANTS.
En écrivant cet ouvrage dont vous mavez suggéré la première pensée, Marcellinus 1, mon très-cher fils, et que je vous ai promis dexécuter, je viens défendre la Cité de Dieu contre ceux qui préfèrent à son fondateur leurs fausses divinités; je viens montrer cette cité toujours glorieuse, soit quon la considère dans son pèlerinage à travers le temps, vivant de foi au milieu des incrédules 2, soit quon la contemple dans la stabilité du séjour éternel, quelle attend présentement avec patience 3 a, jusquà ce que la patience se change en force 4 au jour de la victoire suprême et de la parfaite paix 5. Cette entreprise est, à la vérité, grande et difficile, mais Dieu est notre
1. Marcellinus était un personnage considérable à la cour de lempereur Honorius. Il fut envoyé en Afrique en 411, pour connaître de laffaire des Donatistes, qui parvinrent par leurs intrigue, à le faire condamner au dernier supplice. LEglise le compte parmi ses saints et ses martyrs. Voyez sur Marcellinus (saint Marcellin) les lettres de saint Augustin, notamment la 136e, n. 3, la 138e, n. 20, et la 259e. 2. Habac. II, 4.
3. Rom. VIII, 25. 4. Jai traduit ces mots, empruntée au Psalmiste, dans le sens indiqué par saint Augustin lui-même en divers écrits. Voyez De Trin., lib. III, cap. 15 De gen. ad litt., lib. II, cap. 22. 5. Psal. XCIII, 15.
appui 1 .Aussi bien de quelle force naurai-je pas besoin pour persuader aux superbes que lhumilité possède une vertu supérieure qui nous élève, non par une insolence toute humaine, mais par une grâce divine, au-dessus des grandeurs terrestres toujours mobiles et chancelantes? Cest le sens de ces paroles de lEcriture, où le roi et le fondateur de la cité que nous célébrons, découvrant aux hommes sa loi, déclare que « Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles 2 ». Cette conduite toute divine, lorgueil humain prétend limiter, et il aime à sentendre donner cet éloge :
« Tu sais pardonner aux humbles et dompter les superbes 3».
Cest pourquoi nous aurons plus dune fois à parler dans cet ouvrage, autant que notre plan le comportera, de cette cité terrestre dévorée du désir de dominer et qui est elle-même esclave de sa convoitise, tandis quelle croit être la maîtresse des nations. 1. Psal. LXI, 9. 2. Jac. IV, 6; I Petr. V, 5. 3 Enéide, liv. VI, vers 854.
(1)
CHAPITRE PREMIER.BEAUCOUP DADVERSAIRES DU CHRIST ÉPARGNÉS PAR LES BARBARES, A LA PRISE DE ROME, PAR RESPECT POUR LE CHRIST.
Cest contre cet esprit dorgueil que jentreprends de défendre la Cité de Dieu. Parmi ses ennemis, plusieurs, il est vrai, abandonnant leur erreur impie, deviennent ses citoyens; mais un grand nombre sont enflammés contre elle dune si grande haine et poussent si loin lingratitude pour les bienfaits signalés de son Rédempteur, quils ne se souviennent plus quil leur serait impossible de se servir pour lattaquer de leur langue sacrilège, sils navaient trouvé dans les saints lieux un asile pour échapper au fer ennemi et sauver une vie dont ils ont la folie de senorgueillir 1. Ne sont-ce pas ces mêmes Romains, que les barbares ont épargnés par respect pour le Christ, qui sont aujourdhui les adversaires déclarés du nom du Christ? Jen puis attester les sépulcres des martyrs et les basiliques des Apôtres qui, dans cet horrible désastre de Rome, ont également ouvert leurs portes aux enfants de 1Eglise et aux païens. Cest là que venait expirer la fureur des meurtriers; cest là que les victimes quils voulaient sauver étaient conduites pour être à couvert de la violence dennemis plus féroces, qui nétaient pas touchés de la même compassion 2. En effet, lorsque ces furieux, qui partout ailleurs sétaient montrés impitoyables, arrivaient à ces lieux sacrés, où ce qui leur était permis autre part par le droit de la guerre leur avait été défendu 3, lon voyait se ralentir cette ardeur brutale de répandre le sang et ce désir avare de faire des prisonniers. Et cest ainsi que plusieurs ont échappé à la mort, qui maintenant se font les détracteurs de la religion chrétienne, imputant au Christ les maux que Rome a soufferts, et nattribuant quà leur bonne fortune la conservation de leur vie, dont ils sont pourtant redevables au respect des barbares pour le Christ. Ne devraient-ils pas plutôt, sils étaient un peu raisonnables, attribuer les maux quils ont éprouvés à cette Providence divine qui a coutume de châtier les méchants pour les amender, et qui se plaît
1. Allusion à ta prise récente de Rome par Alerte (410 après 3.-C.). 2. Nous savons, par une lettre de saint Jérôme (ad Principiam CLIV), quune dame romaine, Marcella et sa fille, Principia, trouvèrent un sûr asile dans la basilique de saint Paul. 3. Par Alaric, Voyez Orose, liv, VII, ch. 39.
même quelquefois à exercer par ces sortes dafflictions la patience des gens de bien, afin quétant éprouvés et purifiés, elle les fasse passer à une meilleure vie, ou les laisse encore sur la terre pour laccomplissement de ses fins? Ne devraient-ils pas reconnaître comme un des fruits du christianisme cette modération inouïe des barbares, dailleurs cruels et sanguinaires, qui les ont épargnés contre la loi de la guerre en considération du Christ, soit dans les lieux profanes, soit dans les lieux consacrés, lesquels semblaient avoir été choisis à dessein vastes et spacieux pour étendre la miséricorde à un plus grand nombre? Et dès lors, que ne rendent-ils grâce à Dieu, et que nadorent-ils sincèrement son nom pour éviter le feu éternel, eux qui se sont faussement servis de ce nom sacré pour éviter une mort temporelle? Tout au contraire, parmi ceux que vous voyez aujourdhui insulter avec tant dinsolence aux serviteurs du Christ, il en est plusieurs qui nauraient jamais échappé au carnage, sils ne sétaient déguisés en serviteurs du Christ. Et maintenant, dans leur superbe ingratitude et leur démence impie, ces coeurs pervers sélèvent contre Je nom de chrétien, au risque dêtre ensevelis dans des ténèbres éternelles, après sêtre fait de ce nom une protection frauduleuse pour conserver la jouissance de quelques jours passagers.
CHAPITRE lI.IL EST SANS EXEMPLE DANS LES GUERRES ANTÉREURES QUE LES VAINQUEURS AIENT ÉPARGNÉ LE VAINCU PAR RESPECT POUR LES DIEUX.
On a écrit lhistoire dun grand nombre de guerres qui se sont faites avant la fondation de Rome et depuis son origine et ses conquêtes; eh bien! quon en trouve une seule où les ennemis, après la prise dune ville, aient épargné ceux qui avaient cherché un refuge dans le temple de leurs dieux 1! quon cite un seul chef des barbares qui ait ordonné à ses soldats de ne frapper aucun homme réfugié dans tel ou tel lieu sacré! Enée ne vit-il pas Priam traîné au pied des autels et
1. Les bénédictins citent deux exemples qui atténuent, sans la contredire, la remarque de saint Augustin lexemple dAgésilas, après la victoire de Coronée, et celui dAlexandre, qui, à la prise de Tyr, fit grâce à toue ceux qui sétaient réfugiés dans te temple dHercule. Voyez Plutarque, Vie dAgésilas, ch. 19; et Arrien, De reb. gest. Alex., lib. n, cap. 24,
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« Souillant de son sang les autels et les feux quil avait lui-même consacrés 1? »
Est-ce que Diomède et Ulysse, après avoir massacré les gardiens de la citadelle, nosèrent pas
« Saisir leffigie sacrée de Pallas, et de leurs mains ensanglantées profaner les bandelettes virginales de la déesse? »
Ce quajoute Virgile nest pas vrai:
« Dès ce moment disparut sans retour lespérance des Grecs 2
Cest depuis lors, en effet, quils furent vainqueurs; cest depuis lors quils détruisirent Troie par le fer et par le feu; cest depuis lors quils égorgèrent Priam abrité près des autels. La perte de Minerve ne fut donc pas la cause de la chute de Troie. Minerve elle-même, pour périr, navait-elle rien perdu? Elle avait, dira-t-on, perdu ses gardes. Il est vrai, cest après le massacre de ses gardes quelle fut enlevée par les grecs. Preuve évidente que ce nétaient pas les Troyens qui étaient protégés par la statue, mais la statue qui était protégée par les Troyens. Comment donc ladorait-on pour quelle fût la sauvegarde de Troie et de ses enfants, elle qui na pas su défendre ses défenseurs?
CHAPITRE IIILES ROMAINS SIMAGINANT QUE LES DIEUX PÉNATES QUI NAVAIENT PU PROTÉGER TROIE LEUR SERAIENT DEFFICACES PROTECTEURS.
Voilà les dieux à qui les Romains sestimaient heureux davoir confié la protection de leur ville. Pitoyable renversement desprit ! Ils semportent contre nous, quand nous parlons ainsi de leurs dieux, et ils semportent si peu contre leurs écrivains, qui pourtant en parlent de même, quils les font apprendre à prix dargent et prodiguent les plus magnifiques honneurs aux maîtres que lEtat salarie pour les enseigner. Ouvrez Virgile, quon fait lire aux petits enfants comme un grand poète, le plus illustre et le plus excellent qui existe; Virgile, dont on fait couler les vers dans ces jeunes âmes, pour quelles nen perdent jamais le souvenir, suivant le précepte dHorace:
« Un vase garde longtemps lodeur de la première liqueur quon y a versée 3 ».
1. Enéide, liv. II, vers 501, 502.- 2. Enéide, liv. II, vers 166-170.- 3. Epîtres, liv. I, ép. 2, vers 69, 70.
Lisez Virgile, et vous le verrez introduire Junon; lennemie des Troyens, qui pour animer contre eux Eole, roi des vents, sécrie :
« Une nation qui mest odieuse navigue sur la mer Tyrrhénienne, portant en Italie Troie et ses Pénates vaincus 1 ».
Des hommes sages devaient-ils mettre Rome sous la protection de ces Pénates vaincus, pour lempêcher dêtre vaincue à son tour? On dira que Junon parle ainsi comme une femme en colère, qui ne sait trop ce quelle dit. Soit; mais Enée, tant de fois appelé le Pieux, ne sexprime-t-il pas en ces termes
« Panthus, fils dOthrys, prêtre de Pallas et dApollon, tenant dans ses mains les vases sacrés et ses dieux vaincus, entraîne avec lui son petit-fils et court éperdu vers mon palais 2».
Ces dieux, quil nhésite pas à appeler vaincus, ne paraissent-ils pas mis sous la protection dEnée, bien plus quEnée sous la leur, lorsque Hector lui dit
« Troie commet à ta garde les objets de son culte et ses Pénates 3 ».
Si donc Virgile ne fait point difficulté, en parlant de pareils dieux, de les appeler vaincus et de les montrer protégés par un homme qui les sauve du mieux quil peut, ny a-t-il pas de la démence à croire quon ait sagement fait de confier Rome à de tels défenseurs, et à simaginer quelle naurait pu être saccagée si elle ne les eût perdus? Que dis-je! adorer des dieux vaincus comme des gardiens et des protecteurs, nest-ce pas déclarer quon les tient, non pour des divinités bienfaisantes, mais pour des présages de malheurs 4 ? Nest-il pas plus sage, en effet, de penser quils auraient péri depuis longtemps, si Rome ne les eût conservés de tout son pouvoir, que de simaginer que Rome neût point été prise, sils neussent auparavant péri? Pensez-y un instant, et vous verrez combien il est ridicule de prétendre quon eût été invincible sous la garde de défenseurs vaincus. La ruine des dieux, disent-ils, a fait celle de Rome : nest-il pas plus croyable quil a suffi pour perdre Rome davoir adopté pour protecteurs des dieux condamnés à périr? Quon ne vienne donc pas nous dire que les poëtes ont parlé par fiction, quand ils ont fait paraître dans leurs chants des dieux vaincus.
1. Enéide, liv. I, vers 71, 72. 2. Enéide, liv. II, vers 319-321. 3. Enéide, liv. II, vers 293. 4. Je lis omina avec lédition bénédictine, et non pas numina ou nomina, comme ont fait divers interprètes.
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Non, cest la force de la vérité qui a arraché cet aveu à leur bonne foi. Au surplus, nous traiterons ce sujet ailleurs plus à propos et avec le soin et létendue convenables ; je reviens maintenant à ces hommes ingrats et blasphémateurs qui imputent au Christ les maux quils souffrent eu juste punition de leur perversité. Ils ne daignent pas se souvenir quon leur a fait grâce par respect pour le Christ, et que la langue dont ils se servent dans leur démence sacrilége pour insulter son nom, ils lont employée à faire un mensonge pour conserver leur vie. Ils savaient bien la retenir, cette langue, quand réfugiés dans nos lieux sacrés, ils devaient leur salut au nom de chrétiens; et maintenant, échappés au fer de lennemi, ils lancent contre le Christ la haine et la malédiction !
CHAPITRE IV.LE TEMPLE DE JUNON AU SAC DE TROIE, ET LES BASILIQUES DES APÔTRES PENDANT LE SAC DE ROME.
Troie elle-même, cette mère du peuple romain, ne put, comme je lai déjà dit, mettre à couvert dans les temples de ses dieux ses propres habitants contre le fer et le feu des Grecs, qui adoraient pourtant les mêmes dieux. Ecoutez Virgile:
« Dans le temple de Junon, deux gardiens choisis, Phénix et le terrible Ulysse, veillaient à la garde du butin; on voyait entassés çà et là les trésors dérobés aux temples incendiés des Troyens et les tables des dieux et les cratères dor et les riches vêtements. A lentour, debout, se presse une longue troupe denfants et de mères tremblantes 1 »
Ce lieu consacré à une si grande déesse fut évidemment choisi pour servir aux Troyens, non dasile, mais de prison. Comparez maintenant, je vous prie, ce temple qui nétait pas consacré à un petit dieu, au premier venu du peuple des dieux, mais à la reine des dieux, soeur et femme de Jupiter, comparez ce temple avec les basiliques de nos apôtres. Là, on portait les dépouilles des dieux dont on avait brûlé les temples, non pour les rendre aux vaincus, mais pour les partager entre les vainqueurs ; ici, tout ce qui a été reconnu, même en des lieux profanes, pour appartenir à ces asiles sacrés, y a été rapporté religieusement, avec honneur et avec respect. Là, on perdait sa liberté; ici, on la conservait. Là, on sassurait de ses prisonniers; ici, il était défendu den faire. Là, on était traîné par des dominateurs
1. Enéide, liv. II, vers 761-767
insolents, décidés à vous rendre esclaves; ici, on était conduit par des ennemis pleins dhumanité, décidés à vous laisser libres. En un mot, du côté de ces Grecs fameux par leur politesse, lavarice et la superbe semblaient avoir choisi pour demeure le temple de Junon; du côté des grossiers barbares, la miséricorde et lhumilité habitaient les basiliques du Christ. On dira peut-être que, dans la réalité, les Grecs épargnèrent les temples des dieux troyens, qui étaient aussi leurs dieux, et quils neurent pas la cruauté de frapper ou de rendre captifs les malheureux vaincus qui se réfugiaient dans ces lieux sacrés. A ce compte, Virgile aurait fait un tableau de pure fantaisie, à la manière des poètes; mais point du tout, il a décrit le sac de Troie selon les véritables moeurs de lantiquité païenne.
CHAPITRE V.SENTIMENT DE CÉSAR TOUCHANT LA COUTUME UNIVERSELLE DE PILLER LES TEMPLES DANS LES VILLES PRISES DASSAUT.
Au rapport de Salluste, qui a la réputation dun historien véridique, César dépeignait ainsi le sort réservé aux villes prises de vive force, quand il donna son avis dans le sénat sur le sort des complices de Catilina: « On ravit les vierges et les jeunes garçons; on arrache les enfants des bras de leurs parents; les mères de famille sont livrées aux outrages « des vainqueurs; on pille les temples et les « maisons; partout le meurtre et lincendie; « tout est plein darmes, de cadavres, de sang et e de cris plaintifs 1 ». Si César neût point parlé des temples, nous croirions que la coutume était dépargner les demeures des dieux; or, remarquez bien que les temples des Romains avaient à craindre ces profanations, non pas dun peuple étranger, mais de Catilina et de ses complices, cest-à-dire de citoyens romains et des sénateurs les plus illustres; mais on dira peut-être que cétaient des hommes perdus et des parricides.
CHAPITRE VI.LES ROMAINS EUX-MÊMES, QUAND ILS PRENAIENT UNE VILLE DASSAUT, NAVAIENT POINT COUTUME DE FAIRE GRACE Aux VAINCUS RÉFUGIÉS DANS LES TEMPLES DES DIEUX.
Laissons donc de côté cette infinité de peuples qui se sont fait la guerre et nont jamais
1. Salluste, De la conjuration de Catilina, ch. 51.
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épargné les vaincus qui se sauvaient dans les temples de leurs dieux : parlons des Romains, de ces Romains dont le plus magnifique éloge est renfermé dans le vers fameux du poète:
« Tu sais pardonner aux humbles et dompter les superbes».
Considérons ce peuple à qui un auteur a rendu ce témoignage, quil aimait mieux pardonner une injure que den tirer vengeance 1. Quand ils ont pris et saccagé tant de grandes villes pour étendre leur domination, quon nous dise quels temples ils avaient coutume dexcepter pour servir dasile aux vaincus. Sils en avaient usé de la sorte, est-ce que leurs historiens en auraient fait mystère? Mais quelle apparence que des écrivains qui cherchaient avidement loccasion de louer les Romains eussent passé sous silence des marques si éclatantes et à leurs yeux si admirables de respect envers leurs dieux! Marcus Marcellus, lhonneur du nom romain, qui prit la célèbre ville de Syracuse, la pleura, dit-on, avant de la saccager, et répandit des larmes pour elle avant que de répandre le sang de ses habitants2. Il fit plus: persuadé que les lois de la pudeur doivent être respectées même à légard dun ennemi, il donna lordre avant lassaut de ne violer aucune personne libre. La ville néanmoins fut saccagée avec toutes les horreurs de la guerre, et lon ne lit nulle part quun capitaine si chaste et si clément ait commandé que ceux qui se réfugieraient dans tel ou tel temple eussent la vie sauve. Et certes, si un pareil commandement eût été donné, les historiens ne lauraient point passé sous silence, eux qui nont oublié ni les larmes de Marcellus, ni ses ordres pour protéger la chasteté. Fabius3, le vainqueur de Tarente, est loué pour sêtre abstenu de toucher aux images des dieux. Un de ses secrétaires lui ayant demandé ce quil fallait faire dun grand nombre de statues tombées sous la main des vainqueurs, il fit une réponse dont la modération est relevée de fine ironie. « Comment sont-elles? » demanda-t-il. Et sur la réponse quon lui fit, quelles étaient fort grandes et même armées: « Laissons, dit-il, aux Tarentins leurs dieux irrités ». Puis donc que les historiens romains nont pas manqué de nous dire les larmes de celui-ci et le rire de celui-là, la
1. Salluste, ibid., ch, 9. 2. Voyez Tite-Live liv. XXV, ch. 24. 3. Q.Fabius Maximus Verrucosus. Voyez Tite-Live, liv. XXVII, ch. 16; et Plutarque, Vie de Fabius, ch. 23.
chaste compassion du premier et la modération spirituelle du second, comment auraient-ils gardé le silence, si quelques généraux avaient ordonné de tel ou tel de leurs dieux que lon ne fit dans son temple ni victimes ni prisonniers?
CHAPITRE VII.LES CRUAUTÉS QUI ONT ACCOMPAGNÉ LA PRISE DE ROSIE DOIVENT ÊTRE ATTRIBUÉES AUX USAGES DE LA GUERRE, TANDIS QUE LA CLÉMENCE DONT LES BARBARES ONT FAIT PREUVE VIENT DÉ LA PUISSANCE DU NOM DU CHRIST.
Ainsi donc, toutes les calamités qui ont frappé Rome dans cette récente catastrophe, dévastation, meurtre, pillage, incendie, violences, tout doit être imputé aux terribles coutumes de la guerre; mais ce qui est nouveau, cest que des barbares se soient adoucis au point de choisir les plus grandes églises pour préserver un plus grand nombré de malheureux, dordonner quon ny tuât personne, quon nen fit sortir personne, dy conduire même plusieurs prisonniers pour les arracher à la mort et à lesclavage; et voilà ce qui ne peut être attribué quau nom du Christ et à linfluence de la religion nouvelle. Qui ne voit pas une chose si évidente est aveugle; qui la voit et nen loue pas Dieu est ingrat; qui soppose à ces louanges est insensé. Loin de moi lidée quaucun homme sage puisse faire honneur de cette clémence aux barbares. Celui qui a jeté lépouvante dans ces âmes farouches et inhumaines, qui les a contenues, qui les a miraculeusement adoucies , est celui-là même qui a dit, dès longtemps, par la bouche du Prophète: « Je visiterai avec ma verge leurs iniquités, et leurs péchés avec mes fléaux; mais je ne leur retirerai point ma miséricorde 1 »
CHAPITRE VIII.LES BIENS ET LES MAUX DE LA VIE SONT GÉNÉRALEMENT COMMUNS AUX BONS ET AUX MÉCHANTS.
Quelquun dira : Pourquoi cette miséricorde divine a-t-elle fait aussi sentir ses effets à des impies et à des ingrats? Pourquoi ? cest parce quelle émane de celui « qui fait chaque jour lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et tomber sa pluie sur les justes
1. Psalm. LXXXVIII, 33, 34
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et sur les injustes.1 » Si quelques-uns de ces impies, se rendant attentifs à ces marques de bonté, viennent à se repentir et à se détourner des sentiers de limpiété, il en est dautres qui, suivant 1a parole de lApôtre, « méprisant les trésors de la bonté et de la longanimité divines, samassent par leur dureté et limpénitence de leur coeur un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste châtiment de Dieu qui rendra à chacun selon ses uvres. 2 » Et cependant, il est toujours vrai de dire que la patience de Dieu invite les méchants au repentir, comme ses châtiments exercent les bons à la résignation, et que sa miséricorde protége doucement les bons, comme sa justice frappe durement les méchants. Il a plu, en effet, à la divine Providence de préparer aux bons, pour la vie future, des biens dont les méchants ne jouiront pas, et aux méchants des maux dont les bons nauront point à souffrir; mais quant aux biens et aux maux de cette vie, elle a voulu quils fussent communs aux uns et aux autres, afin quon ne désirât point avec trop dardeur des biens dont on entre en partage avec les méchants; et quon névitât point comme honteux des maux qui souvent éprouvent les bons. Il y a pourtant une très-grande différence dans lusage que les uns et les autres font de ces biens et de ces maux; car lhomme bon ne se laisse point enivrer par les biens de cette vie, ni abattre par ses disgrâces, : le méchant, au contraire, considère la mauvaise fortune comme une très grande peine, parce quil sest laissé corrompre par la bonne. Plus dune fois cependant Dieu fait paraître plus clairement sa main dans cette distribution des biens et des maux; et véritablement, si tout péché était frappé dès cette vie dune punition manifeste, lon croirait quil ne reste plus rien à faire au dernier jugement; tout comme si Dieu ninfligeait à aucun péché un châtiment visible; on croirait quil ny a point de Providence. Il en est de même des biens temporels. Si Dieu, par une libéralité toute évidente, ne les accordait à quelques-uns de ceux qui les lui demandent, nous penserions quils ne dépendent point de sa volonté ; et sil les donnait à tous ceux qui les lui demandent, nous nous accoutumerions à ne le servir quen
1. Matt. V, 45. 2.Rom. II, 4, 5 et 6.
vue de ces récompenses, et le culte que nous lui rendrions nentretiendrait pas en nous la piété, mais lavarice et lintérêt. Or, puisquil en est ainsi, il ne faut point simaginer, quand les bons et les méchants sont également affligés, quil ny ait point entre eux de différence parce que leur affliction est commune. La différence de ceux qui sont frappés demeure dans la ressemblance des maux qui les frappent; et pour être exposés aux mêmes tourments, la vertu et le vice ne se confondent pas. Car, comme un même feu fait briller lor et noircir la paille, comme un même fléau écrase le chaume et purifie le froment, ou encore, comme le marc ne se mêle pas avec lhuile, quoiquil soit tiré de lolive par le même pressoir, ainsi un même malheur, venant à tomber sur les bons et sur les méchants, éprouve, purifie et fait resplendir les uns, tandis quil damne, écrase et anéantit les autres. Cest pour cela quen une même affliction, les méchants blasphèment contre Dieu, les bons, au contraire, le prient et le bénissent : tant il importe de considérer, non les maux quon souffre, mais lesprit dans lequel on les subit; car le même mouvement qui tire de la boue une odeur fétide, imprimé à un vase de parfums, en fait sortir les plus douces exhalaisons.
CHAPITRE IX.BIlE SUJETS DE RÉPRIMANDE POUR LESQUELS LES GENS DE BIEN SONT CHÂTIÉS AVEC LES MÉCHANTS.
Quels maux ont donc souffert les chrétiens, dans ces temps de désolation universelle, qui ne leur soient avantageux, sils savent les accepter dans lesprit de la foi? Quils considèrent dabord, en pensant humblement aux péchés qui ont allumé la colère de Dieu et attiré tant de calamités sur le monde, que si leur conduite est meilleure que celle des grands pécheurs et des impies, ils ne sont pas néanmoins tellement purs de toutes fautes quils naient besoin, pour les expier, de quelques peines temporelles. En effet, outre quil ny a personne, si louable que soit sa vie, qui ne cède quelquefois à lattrait charnel de la concupiscence, et qui, sans se précipiter dans les derniers excès du vice et dans le gouffre de limpiété, parvienne à se garantir de quelques pêchés, ou rares, ou dautant plus fréquents quils sont plus légers; quel est celui
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qui se conduit aujourdhui comme il le devrait à légard de ces méchants dont lorgueil, lavarice, les débauches et les impiétés, ont décidé Dieu à répandre la désolation sur la terre, ainsi quil en menace les hommes par la bouche de ses prophètes 1? En effet, il arrive souvent que, par une dangereuse dissimulation, nous feignons de ne pas voir leurs fautes, pour nêtre point obligés de les instruire, de les avertir, de les reprendre et quelquefois même de les corriger, et cela, soit parce que notre paresse ne veut pas sen donner le soin, soit parce que nous navons pas le courage de leur rompre en visière, soit enfin parce que nous craignons de les offenser et par suite de compromettre des biens temporels que notre convoitise veut acquérir ou que notre faiblesse a peur de perdre. Et de la sorte bien que les gens honnêtes aient en horreur la vie des méchants, et quà cause de cela ils ne tombent pas dans la damnation réservée aux pécheurs après cette vie; toutefois, de cela seul quils se sont montrés indulgents pour les vices damnables dont les méchants sont souillés, par la seule crainte de perdre des biens passagers, cest justement quils sont châtiés avec eux dans le temps, sans être punis comme eux dans léternité; cest justement quils sentent lamertume de la vie, pour en avoir trop aimé la douceur et sêtre montrés trop doux envers les méchants. Je ne blâme pourtant pas la conduite de ceux qui ne reprennent pas et ne corrigent pas les pécheurs, parce quils attendent une occasion plus favorable, ou parce quils craignent, soit de les rendre pires, soit de les porter à mettre obstacle à la bonne éducation des faibles et aux progrès de la foi; car alors cest plutôt leffet dune charité prudente que dun calcul intéressé. Mais le mal est que ceux qui vivent tout autrement que les impies et qui abhorrent leur conduite, leur sont indulgents au lieu de leur être sévères, de peur de sen faire des ennemis et den être traversés dans la possession de biens-fort légitimes, il est vrai, mais auxquels devraient être moins attachés des chrétiens, voyageurs en ce monde et qui font profession de regarder le ciel comme leur patrie. Je ne parle pas seulement de ces personnes naturellement plus faibles, qui sont engagées dans le mariage, ont des enfants ou veulent en avoir, et possèdent des maisons et
1. Isa. XXIV et ailleurs.
des serviteurs, de toutes celles enfin à qui lApôtre sadresse, quand il donne des préceptes sur la manière dont les femmes doivent vivre avec leurs maris et les maris avec leurs femmes, sur les devoirs mutuels des pères et des enfants, des maîtres et des serviteurs 1; ces personnes, dis-je, ne sont pas les seules qui soient très-aises dacquérir plusieurs biens temporels et très-fâchées de les perdre, et qui nosent par cette raison choquer des hommes dont elles détestent les moeurs; je parle aussi de celles qui font profession dune vie plus parfaite, qui ne sont point engagées dans le mariage et se contentent de peu pour leur subsistance; je dis que celles-là-même ne peuvent souvent se résoudre à reprendre les méchants, parce quelles craignent de hasarder contre eux leur réputation et leur vie, et redoutent leurs embûches et leurs violences. Et quoique cette crainte et les menaces mêmes des impies naillent pas jusquà décider ces personnes timides à imiter leurs exemples, cest cependant une chose déplorable quelles naient point le courage, en présence de désordres dont la complicité leur ferait horreur, de les frapper dun blâme qui serait pour plusieurs une correction salutaire. Pourquoi cette réserve? est-ce afin de conserver leur considération et leur vie pour lutilité du prochain? Non, cest par amour pour leur considération même et pour leur vie; cest par cette complaisance dans les paroles flatteuses et dans les opinions du jour, qui fait redouter le jugement du vulgaire, les tourments et la mort de la chair; en un mot, cest lesclavage de lintérêt personnel quon subit, au lieu de saffranchir par la charité. Voilà donc, ce me semble, une raison dassez grand poids pour que les bons soient châtiés avec les méchants, lorsquil plaît à Dieu de punir par de simples maux temporels les murs corrompues des pécheurs. Ils sont châtiés ensemble, non pour mener avec eux une mauvaise vie, mais pour être comme eux, moins queux cependant, attachés à la vie, à cette vie temporelle que les bons devraient mépriser, afin dentraîner sur leurs pas les méchants blâmés et corrigés au séjour de la vie éternelle. Perd-on lespoir de sen faire ainsi des compagnons? quon se résigne alors à les avoir pour ennemis et à les aimer comme tels ;car, tant quils vivent, on ne peut savoir
1. Colos. III, 18-22.
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sils ne viendront pas à se convertir. Et ceux-là sont encore plus coupables dont parle ainsi le Prophète « Cet homme mourra dans son péché; mais je demanderai compte de sa vie à qui dut veiller sur lui 1 ». Car ceux qui veillent, cest-à-dire ceux qui ont dans lEglise la conduite des peuples, sont établis pour faire au péché une guerre implacable. Et il ne faut pas croire cependant que celui-là soit exempt de toute faute, qui, nayant pas le caractère de pasteur, se montre indifférent pour la conduite des personnes que le commerce de la vie rapproche de lui, et néglige de les reprendre de peur dencourir leur disgrâce et de compromettre des intérêts peut-être légitimes, mais dont il est charmé plus quil ne convient. Il y a là une faiblesse répréhensible et que Dieu punit justement par des maux temporels. Je signalerai une dernière explication de ces épreuves subies par les justes; cest Job quj me la fournit : il est bon que lâme humaine sestime à fond ce quelle vaut, et quelle sache bien si elle a pour Dieu un amour désintéressé 2.
CHAPITRE X.LES SAINTS NE PERDENT RIEN EN PERDANTLES CHOSES TEMPORELLES.
Pesez bien toutes ces raisons, et dites-moi sil peut arriver aucun mal aux hommes de foi et de piété qui ne se tourne en bien pour eux. Serait-elle vaine, par hasard, cette parole de lApôtre : « Nous savons que tout concourt « au bien de ceux qui aiment Dieu 3 ? » Mais ils ont perdu tout ce quils avaient. Ont-ils perdu la foi, la piété? Ont-ils perdu les biens de lhomme intérieur, riche devant Dieu 4 ? Voilà lopulence des chrétiens, commue parle le très-opulent apôtre « Cest une grande richesse que la piété et la modération dun esprit qui se contente de ce qui suffit. Car nous navons rien apporté en ce monde, et il est sans aucun doute que nous ne pouvons aussi en rien emporter. Ayant donc de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, nous devons être contents. Mais ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans le piége du diable, et en divers désirs inutiles
1.Ezech. XXXIII, 6. 2.Comparez avec ce chapitre de saint Augustin lhomélie de saint Chrysostome au peuple dAntioche, où il explique, par huit raisons tirées de lEcriture, les afflictions des justes ici-bas (Hom. II, p. 10 et seq. de la nouvelle édition). 3. Rom. VIII, 28.
4. I Petr., III, 4.
et pernicieux qui précipitent les hommes dans labîme de la perdition et de la damnation. Car lamour des richesses est la racine de tous les maux, et quelques-uns, pour en avoir été possédés, se sont détournés de la foi et embarrassés en une infinité dafflictions et de peines 1». Ceux donc qui, dans le sac de Rome, ont perdu les richesses de la terre, sils les possédaient de la façon que recommande lApôtre, pauvres au dehors, riches au dedans, cest-à-dire sils en usaient comme nen usant pas 2 , ils ont pu dire avec un homme fortement éprouvé, mais nullement vaincu: « Je suis sorti nu du ventre de ma mère, et je retournerai nu dans la terre. Le Seigneur mavait tout donné, le Seigneur ma tout ôté. Il nest arrivé que ce qui lui a plu; que le nom du Seigneur soit béni ! 3 » Job pensait donc que la volonté du Seigneur était sa richesse, la richesse de son âme, et il ne saffligeait point de perdre pendant la vie ce quil faut nécessairement perdre à la mort. Quant aux âmes plus faibles, qui, sans préférer ces biens terrestres au Christ, avaient pour eux quelque attachement profane, elles ont senti dans la douleur de les perdre le péché de les avoir aimés. Suivant la parole de lApôtre, que je rappelais tout à lheure, elles ont dautant plus souffert quelles avaient donné plus de prise à la douleur en sembarrassant dans ses voies. Après avoir si longtemps fermé loreille aux leçons de la parole divine, il était bon quelles fussent rendues attentives à celles de lexpérience; car lorsque lApôtre a dit: « Ceux qui veulent devenir « riches tombent dans la tentation, etc. », ce quil blâme dans les richesses, ce nest pas de les posséder, mais de les convoiter; aussi donne-t-il ailleurs des règles pour leur usage: « Recommandez », dit-il à Timothée, « aux riches de ce monde de nêtre point orgueilleux, de ne mettre point leur confiance dans les richesses incertaines et périssables, mais dans le Dieu vivant qui nous fournit avec abondance tout ce qui est nécessaire à la vie; ordonnez-leur dêtre charitables et bienfaisants, de se rendre riches en bonnes oeuvres, « de donner laumône de bon coeur, de faire « part de leurs biens, de se faire un trésor et un fondement solide pour lavenir, afin
1. I Tim. VI, 10 2. I Cor. VII, 31 3. Job. I, 21
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d'arriver à la véritable vie 1 ». Ceux qui faisaient un tel usage de leurs biens ont été consolés de pertes légères par de grands bénéfices, et ils ont tiré plus de satisfaction des biens quils ont mis en sûreté, en les employant en aumônes, quils nont ressenti de tristesse de ceux quils ont perdus en voulant les retenir par avarice. Tout ce quils nont pas eu la force denlever à la terre, la terre le leur a ravi pour jamais. Il en est tout autrement de ceux qui ont écouté ce commandement de leur Seigneur: «Ne vous faites point des trésors dans la terre, où la rouille et les vers les dévorent, et où les voleurs les déterrent et les dérobent; mais faites-vous des trésors dans le ciel, où les voleurs ne peuvent les dérober, ni la rouille et les vers les corrompre; car, où est votre trésor, là est aussi votre cur 2 ». Ceux qui ont écouté cette voix ont éprouvé, dans les jours daffliction, combien ils ont été sages de ne point mépriser le conseil dun maître si véridique et dun gardien si puissant et si fidèle de leur trésor. Si plusieurs se sont applaudis davoir caché leurs richesses en des lieux que le hasard a préservés pour un jour des atteintes de lennemi, quelle joie plus solide et plus sûre delle-même ont dû éprouver ceux qui, fidèles à lavertissement de leur Dieu, ont cherché un asile à jamais inviolable à toutes les atteintes! Cest ainsi que notre cher Paulin, évêque de Noie, de très-riche quil était, devenu volontairement très-pauvre, et dautant plus opulent en sainteté, quand il fut fait prisonnier des barbares, à la prise de Nole 3, adressait en son coeur (cest lui-même qui nous la confié) cette prière à Dieu.: « Seigneur, ne permettez pas que je sois torturé pour de lor et de largent; car où sont toutes mes richesses, vous le savez ». Elles étaient, en effet, aux lieux où nous recommande de les recueillir et de thésauriser le Prophète qui avait prédit au monde toutes ces calamités. Ainsi, ceux qui avaient obéi à leur Seigneur et thésaurisé suivant ses conseils, nont pas même perdu leurs richesses terrestres dans cette invasion des barbares; et pour ceux qui ont eu à se repentir de leur désobéissance, ils ont appris le véritable usage de ces biens, non par une sagesse
1. I Tim. VI, 17-19. 2.Matt. vi, 19-21.
3. Nole fut prise par Alaric, peu après le sac de Rome, Sur lhéroïque résignation de saint Paulin, voyez Montaigne, Essais, liv. I, ch. 38.
qui ait prévenu leur perte, mais par lexpérience qui la suivie. Mais, dit-on, parmi les bons, il sen est trouvé plusieurs, même chrétiens, quon a mis à la torture pour leur faire livrer leurs biens. Je réponds que le bien qui les rendait bons, ils nont pu ni le livrer, ni le perdre. Sils ont préféré supporter les tourments que de livrer ces richesses, tristes gages diniquité, je dis quils nétaient pas vraiment bons. Ils avaient donc besoin dêtre avertis par les souffrances que lamour de lor leur a fait subir, de celles que lamour du Christ doit nous faire surmonter, afin dapprendre ainsi à aimer celui qui enrichit dune félicité éternelle les fidèles qui souffrent pour lui, de préférence à lor et à largent, biens misérables qui ne sont pas dignes quon souffre pour eux, soit quon les conserve par un mensonge, soit quon les perde en avouant la vérité. Au surplus, nul dans les tortures na perdu le Christ en le confessant; nul na conservé sa fortune quen la niant. Aussi, je dirai que les tourments leur étaient peut-être plus utiles, en leur apprenant à aimer un bien qui ne se corrompt pas, que ces biens temporels, dont lamour ne servait quà tourmenter leurs possesseurs dagitations sans fruit. Mais, dit-on encore, quelques-uns, qui navaient aucun trésor à livrer, nont pas laissé dêtre mis à la torture, parce quon ne les en croyait pas sur parole. Je réponds que, sils navaient rien, ils désiraient peut-être avoir; ils nétaient point saintement pauvres dans leur volonté; il a donc fallu leur montrer que ce ne sont point les richesses, mais la passion den avoir, qui rendent dignes de pareils châtiments. En est-il maintenant qui, ayant embrassé une vie meilleure, ne possédant ni or ni argent cachés, aient été torturés à cause des trésors quon leur supposait? Je nen sais rien, mais en serait-il ainsi, je dirais encore que celui qui, au milieu des tourments, confessait la pauvreté sainte, celui-là, certes, confessait Jésus-Christ. Or, tin confesseur de la pauvreté sainte a bien pu être méconnu par les barbares, mais il na pu souffrir sans recevoir du ciel le prix de sa vertu. Jentends dire que plusieurs chrétiens ont eu à subir une longue famine. Mais cest encore une épreuve que les vrais fidèles ont tournée à leur avantage en la souffrant pieusement. Pour ceux, en effet, que la faim a
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tués, elle les a délivrés des maux de la vie, comme aurait pu faire une maladie; pour ceux quelle na pas tués, elle leur a appris à mener une vie plus sobre et à faire des jeûnes plus longs.
CHAPITRE XI.SIL IMPORTE QUE LA VIE TEMPORELLE DURE UN PEU PLUS OU UN PEU MOINS.
On ajoute: Plusieurs chrétiens ont été massacrés, plusieurs ont été emportés par divers genres de morts affreuses. Si cest là un malheur, il est commun à tous les hommes; du moins, suis-je assuré quil nest mort personne qui ne dût mourir un jour. Or, la mort égale la plus longue vie à la plus courte: car, ce qui nest plus nest ni pire, ni meilleur, ni plus court, ni plus long. Et quimporte le genre de mort, puisquon ne meurt pas deux fois? Puisquil nest point de mortel que le cours des choses de ce monde ne menace dun nombre infini de morts, je demande si, dans lincertitude où lon est de celle quil faudra endurer, il ne vaut pas mieux en souffrir une seule et mourir que de vivre en les craignant toutes. Je sais que notre lâcheté préfère vivre sous la crainte de tant de morts que de mourir une fois pour nen plus redouter aucune; mais autre chose est laveugle horreur de notre chair infirme et la conviction éclairée de notre raison. Il ny a pas de mauvaise mort après une bonne vie; ce qui rend la mort mauvaise, cest lévénement qui la suit. Ainsi donc quune créature faite pour la mort vienne à mourir, il ne faut pas sen mettre en peine; mais où va-t-elle après la mort? Voilà la question. Or, puisque les chrétiens savent que la mort du -bon pauvre de IEvangile 1, au milieu des chiens qui léchaient ses plaies, est meilleure que celle du mauvais riche dans la pourpre, je demande en quoi ces horribles trépas ont pu nuire à ceux qui sont morts, sils avaient bien vécu?
CHAPITRE XlI.LE DÉFAUT DE SÉPULTURE NE CAUSE AUX CHRÉTIENS AUCUN DOMMAGE 2.
Je sais que dans cet épouvantable entassement de cadavres plusieurs chrétiens nont pu
1. Luc. XVI, 19-31. 2. Les idées de ce chapitre et du suivant sont plus développées dans le petit traité de saint Augustin : De cura. pro mortuis gerenda. Voir tome XII.
être ensevelis. Eh bien! est-ce un si grand sujet de crainte pour des hommes de foi, qui ont appris de lEvangile que la dent des bêtes féroces nempêchera pas la résurrection des corps, et quil ny a pas un seul cheveu de leur tête qui doive périr 1? Si les traitements que lennemi fait subir à nos cadavres pouvaient faire obstacle à la vie future, la vérité nous dirait-elle : «Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, et ne peuvent tuer lâme 2?» A moins quil ne se rencontre un homme assez insensé pour prétendre que si les meurtriers du corps ne sont point à redouter avant la mort, ils deviennent redoutables après la mort, en ce quils peuvent priver le corps de sépulture. A ce compte, elle serait fausse cette parole du Christ : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et ne peuvent rien faire de plus contre vous 3 »; car il resterait à sévir contre nos cadavres. Mais loin de nous de soupçonner de mensonge la parole de vérité! Sil est dit, en effet, que les meurtriers font quelque chose lorsquils tuent, cest que le corps ressent le coup dont il est frappé; une fois mort, il ny a plus rien à faire contre lui, parce quil a perdu tout sentiment. Il est donc vrai que la terre na pas recouvert le corps dun grand nombre de chrétiens; mais aucune puissance na pu leur ravir le ciel, ni cette terre elle-même que remplit de sa présence le maître de la création et de la résurrection des hommes. On mopposera cette parole du Psalmiste: « Ils ont exposé les corps morts de vos serviteurs pour servir de nourriture aux oiseaux du ciel et les chairs de vos saints pour être la proie des bêtes de la terre. Ils ont répandu leur sang comme leau autour de Jérusalem, et il ny avait personne qui leur donnât la sépulture 4 ». Mais le Prophète a plutôt pour but de faire ressortir la cruauté des meurtriers que les souffrances des victimes. Ce tableau de la mort paraît horrible aux yeux des hommes; « mais elle est précieuse aux yeux du Seigneur, la mort des saints 5». Ainsi donc, toute cette pompe des funérailles, sépulture choisie, cortége funèbre, ce sont là des consolations pour les vivants, mais non un soulagement véritable pour les morts. Autrement, si une riche sépulture était de quelque secours aux impurs, il faudrait croire que cest un obstacle à la
1. Luc, XXI, 18 2. Matt. X, 28 3. Luc, XII, 4. 4. Psal. LXXVIII, 2-3 . 5. Psal. CXV, 15.
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gloire du juste dêtre enseveli simplement ou de ne pas lêtre du tout. Certes, cette multitude de serviteurs qui suivait le corps du riche voluptueux de lEvangile composait aux yeux des hommes une pompe magnifique, mais elles furent bien autrement éclatantes aux yeux de Dieu les funérailles de ce pauvre couvert dulcères que les anges portèrent, non dans un tombeau de marbre, mais dans le sein dAbraham 1. Je vois sourire les adversaires contre qui jai entrepris de défendre la Cité de Dieu. Et cependant leurs philosophes ont souvent marqué du mépris pour les soins de la sépulture 2. Plus dune fois aussi, des armées entières, décidées à mourir pour leur patrie terrestre, se sont mises peu en peine de ce que deviendraient leurs corps et à quelles bêtes ils serviraient de pâture. Cest ce qui fait applaudir ce vers dun poëte 3 :
« Le ciel couvre celui qui na point de tombeau ».
Pourquoi donc tirer un sujet dinsulte contre les chrétiens de ces corps non ensevelis? Na-t-il pas été promis aux fidèles que tous leurs membres et leur propre chair sortiront un jour de la terre et du plus profond abîme des éléments, pour leur être rendus dans leur première intégrité?
CHAPITRE XIII.POURQUOI IL FAUT ENSEVELIR LES CORPS DES FIDÈLES.
Toutefois il ne faut pas négliger et abandonne-r la dépouille des morts, surtout les corps des justes et des fidèles qui ont servi dinstrument et dorgane au Saint-Esprit pour toutes sortes de bonnes oeuvres. Si la robe dun père ou son anneau ou telle autre chose semblable sont dautant plus précieux à ses enfants que leur affection est plus grande, à plus forte raison devons-nous prendre soin du corps de ceux que nous aimons, car le corps est uni à lhomme dune façon plus étroite et plus intime quaucun vêtement; ce nest point un secours ou un ornement étranger, cest un élément de notre nature. Aussi voyons-nous quon a rendu aux justes des premiers temps
1. Luc. XVI, 19 et seq. 2. Notamment les philosophes de lécole cynique et ceux de lécole stoïcienne. Voyez Sénèque, De tranquill. an., cap. 14, et Epist. 92; et Cicéron, Tusc. qu., lib. I, cap. 42 et seq. 3. Lucain, Pharsale, liv. VII, vers 819. 4. I Cor. XV, 52. -
ces suprêmes devoirs de piété, quon a célébré leurs funérailles et pourvu à leur sépulture 1, et queux-mêmes durant leur vie ont donné des ordres à leurs enfants pour faire ensevelir ou transférer leurs dépouilles 2. Je citerai Tobie qui sest rendu agréable à Dieu, au témoignage de lange, en faisant ensevelir les morts 3. Notre-Seigneur lui-même, qui devait ressusciter au troisième jour, approuve hautement et veut quon loue laction de cette sainte femme qui répand sur lui un parfum précieux, comme pour lensevelir par avance 4. LEvangile parle aussi avec éloge de ces fidèles qui reçurent le corps de Jésus à la descente de la croix, le couvrirent dun linceul et le déposèrent avec respect dans un tombeau. Ce quil faut conclure de tous ces exemples, ce nest pas que le corps garde après la mort aucun sentiment, mais cest que la providence de Dieu sétend jusque sur les restes des morts, et que ces devoirs de piété lui sont agréables comme témoignages de foi dans la résurrection. Nous en pouvons tirer aussi cet enseignement salutaire, que si les soins pieux donnés à la dépouille inanimée de nos frères ne sont point perdus devant Dieu, laumône qui soulage des hommes pleins de vie doit nous créer des droits bien autrement puissants à la rémunération céleste. Il y a encore sous ces ordres que les saints patriarches donnaient à leurs enfants pour la sépulture ou la translation de leurs derniers restes, des choses mystérieuses quil faut entendre dans un sens prophétique; mais ce nest pas ici le lieu de les approfondir, et nous en avons assez dit sur cette matière. Si donc la privation soudaine des choses les plus nécessaires à la vie, comme la nourriture et le vêtement, ne triomphe pas de la patience des hommes de bien, et, loin débranler leur piété, ne sert quà léprouver et à la rendre plus féconde, pouvons-nous croire que labsence des honneurs funèbres soit capable de troubler le repos des saints dans linvisible séjour de léternité? Concluons que si les derniers devoirs nont pas été rendus aux chrétiens lors du désastre de Rome ou à la prise dautres villes, ni les vivants nont commis un crime, puisquils nont rien pu faire, ni les morts nont éprouvé une peine, puisquils nont rien pu sentir.
1. Gen. XXV, 9; XXXV,-29;- L, 2-13, etc. 2. Gen. XLVII, 29, 30; L, 24.3 Tob. II, 9. 4. Matt.XXVI,10-13.
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CHAPITRE XIV.LES CONSOLATIONS DIVINES NONT JAMAIS MANQUÉ AUX SAINTS DANS LA CAPTIvITÉ.
On se plaint que des chrétiens aient été emmenés captifs. Affreux malheur, en effet, si les barbares avaient pu les emmener quelque part où ils neussent point trouvé leur Dieu ! Ouvrez les saintes Ecritures, vous y apprendrez comment on se console dans de pareilles extrémités. Les trois enfants de Babylone furent captifs; Daniel le fut aussi, et comme lui dautres prophètes; le divin consolateur leur a-t-il jamais fait défaut? Comment eut-il abandonné ses fidèles tombés sous la domination des hommes, celui qui nabandonne pas le Prophète jusque dans les entrailles de la baleine 1? Nos adversaires aiment mieux rire de ce miracle que dy ajouter foi; et cependant ils croient sur le témoignage de leurs auteurs quArion de Méthymne, le célèbre joueur de lyre, jeté de son vaisseau dans la mer, fut reçu et porté au rivage sur le dos dun dauphin 2. Mais, diront-ils, lhistoire de Jonas est plus incroyable. Soit, elle est plus incroyable, parce quelle est plus merveilleuse, et elle est plus merveilleuse, parce quelle trahit un bras plus puissant.
CHAPITRE XV.LA PIÉTÉ DE RÉGULUS, SOUFFRANT VOLONTAIREMENT LA CAPTIVITÉ POUR TENIR SA PAROLE ENVERS LES DIEUX, NE LE PRÉSERVA PAS DE LA MORT.
Les païens ont parmi leurs hommes illustres un exemple fameux de captivité volontairement subie par esprit de religion. Marcus Attilius Régulus, général romain, avait été pris par les Carthaginois 3. Ceux-ci, tenant moins à conserver leurs prisonniers quà recouvrer ceux qui leur avaient été faits par les Romains, envoyèrent Régulus à Rome avec leurs ambassadeurs, après quil se fut engagé par serment à revenir à Carthage, sil nobtenait pas ce quils désiraient. Il part, et convaincu que léchange des captifs nétait pas avantageux à la république, il en dissuade le sénat; puis, sans y être contraint autrement
1. Jon. II.
2. Hérodote, I, ch. 23, 24; Ovide, Fastor., li. II, vers 80 et sq. 3. Voyez Polybe, I, 29; Cicéron, De offic. , lib. I, cap. 13, et lib. III, cap. 26.
que par sa parole, il reprend volontairement le chemin de sa prison. Là, les Carthaginois lui réservaient daffreux supplices et la mort. On lenferma dans un coffre de bois garni de pointes aigües, de sorte quil était obligé de se tenir debout, ou, sil se penchait, de souffrir des douleurs atroces ; ce fut ainsi quils le tuèrent en le privant de tout sommeil. Certes, voilà une vertu admirable et qui a su se montrer plus grande que la plus grande infortune! Et cependant quels dieux avait pris à témoin Régulus, sinon ces mêmes dieux dont on simagine que le culte aboli est la cause de tous les malheurs du monde? Si ces dieux quon servait pour être heureux en cette vie ont voulu ou permis le supplice dun si religieux observateur de son serment, que pouvait faire de plus leur colère contre un parjure? Mais je veux tirer de mon raisonnement une double conclusion nous avons-vu que Régulus porta le respect pour les dieux jusquà croire quun serment ne lui permettait pas de rester dans sa patrie, ni de se réfugier ailleurs, mais lui faisait une loi de retourner chez ses plus cruels ennemis. Or, sil croyait quune telle conduite lui fût avantageuse pour la vie présente, il était évidemment dans lillusion, puisquil nen recueillit quune affreuse mort. Voilà donc un homme dévoué au culte des dieux qui est vaincu et fait prisonnier; le voilà qui, pour ne pas violer un serment prêté en leur nom, périt dans le plus affreux et le plus inouï des supplices! Preuve certaine que le culte des dieux ne sert de rien pour le bonheur temporel. Si vous dites maintenant quil nous donne après la vie la félicité pour récompense, je vous demanderai alors pourquoi vous calomniez le christianisme, pourquoi vous prétendez que le désastre de Rome vient de ce quelle a déserté les autels de ses dieux, puisque, malgré le culte le plus assidu, elle aurait pu être aussi malheureuse que le fut Régulus? Il ne resterait plus quà pousser laveuglement et la démence jusquà prétendre que si un individu a pu, quoique fidèle au culte des dieux, être accablé par linfortune, il nen saurait être de même dune cité tout entière, la puissance des dieux étant moins faite pour se déployer sur un individu que sur un grand nombre. Comme si la multitude ne se composait pas dindividus! Dira-t-on que Régulus, au milieu de sa captivité et de ses tourments, a pu trouver le
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bonheur dans le sentiment de sa vertu 1? Que lon se mette alors à la recherche de cette vertu véritable qui seule peut rendre un Etat heureux. Car le bonheur dun Etat et celui dun individu viennent de la même source, un Etat nétant quun assemblage dindividus vivant dans un certain accord. Au surplus, je ne discute pas encore la vertu de Régulus; quil me suffise, par lexemple mémorable dun homme qui aime mieux renoncer à la vie que doffenser les dieux, davoir forcé mes adversaires de convenir que la conservation des biens corporels et de tous les avantages extérieurs de la vie nest pas le véritable objet de la religion. Mais que peut-on attendre desprits aveuglés qui se glorifient dun semblable citoyen et qui craignent davoir un Etat qui lui ressemble? Sils ne le craignent pas, quils avouent donc que le malheur de Régulus a pu 1arriver à une ville aussi fidèle que lui au culte des dieux, et quils cessent de calomnier le christianisme. Mais puisque nous avons soulevé ces questions au sujet des chrétiens emmenés en captivité, je dirai à ces hommes qui sans pudeur et sans prudence prodiguent linsulte à notre sainte religion: Que lexemple de Régulus vous confonde ! Car si ce nest point une chose honteuse à vos dieux quun de leurs plus fervents admirateurs, pour garder la foi du serment, ait dû renoncer à sa patrie terrestre, sans espoir den trouver une autre, et mourir lentement dans les tortures dun supplice inouï, de quel droit viendrait-on tourner à la honte du nom chrétien la captivité de nos fidèles, qui, loeil fixé sur la céleste patrie, se savent étrangers jusque dans leurs propres foyers 2.
CHAPITRE XVI.LE VIOL SUBI PAR LES VIERGES CHRÉTIENNES DANS LA CAPTIVITÉ, SANS QUE LEUR VOLONTÉ Y FUT POUR RIEN, A-T-IL PU SOUILLER LA VERTU DE LEUR ÂME?
On simagine couvrir les chrétiens de honte, quand pour rendre plus horrible le tableau de leur captivité, on nous montre les barbares violant les femmes; les filles et même les vierges consacrées à Dieu 3. Mais ni la foi, ni
1. Cest, en effet, ce que soutient Sénèque, en bon stoïcien, de Prov. , cap. 3, et Epist. LXVII.
2. I Petr. II, 11. 3. Sur cette même question, Voyez saint Jérôme, Epist. III, ad Heliod.; Epist. VIII, ad Demetriadem.
la piété, ni la chasteté, comme vertu, ne sont ici le moins du monde intéressées; le seul embarras que nous éprouvions, cest de mettre daccord avec la raison ce sentiment quon nomme pudeur. Aussi, ce que nous dirons sur ce sujet aura moins pour but de répondre à nos adversaires que de consoler des curs amis. Posons dabord ce principe inébranlable que la vertu qui fait la bonne vie a pour siége lâme, doù elle commande aux organes corporels, et que le corps tire sa sainteté du secours quil prête à une volonté sainte. Tant que cette volonté ne faiblit pas, tout ce qui arrive au corps parle fait dune volonté étrangère, sans quon puisse léviter autrement que par un péché, tout cela naltère en rien notre innocence. Mais, dira-t-on, outre les traitements douloureux que peut souffrir le corps, il est des violences dune autre nature, celles que le libertinage fait accomplir. Si une chasteté ferme et sûre delle-même en sort triomphante, la pudeur en souffre cependant, et on a lieu de craindre quun outrage qui ne peut être subi sans quelque plaisir de la chair ne se soit pas consommé sans quelque adhésion de la volonté.
CHAPITRE XVII.DU SUICIDE PAR CRAINTE DU CHÂTIMENT ET DU DÉSHONNEUR.
Sil est quelques-unes de ces vierges quun tel scrupule ait portées à se donner la mort, quel homme ayant un coeur leur refuserait le pardon? Quant à celles qui nont pas voulu se tuer, de peur de devenir criminelles en épargnant un crime à leurs ravisseurs, quiconque les croira coupables ne sera-t-il pas coupable lui-même de folle légèreté ? Sil nest pas permis, en effet, de tuer un homme, même criminel, de son autorité privée, parce quaucune loi ny autorise, il sensuit que celui qui se tue est homicide; dautant plus coupable en cela quil est dailleurs plus innocent du motif qui le porte à sôter la vie. Pourquoi détestons-nous le suicide de Judas? Pourquoi la Vérité elle-même a-t-elle déclaré 1 quen se pendant il a plutôt accru quexpié le crime de son infâme trahison ? Cest quen désespérant de la miséricorde de Dieu, il sest fermé la voie à un repentir salutaire 2. A combien plus forte raison faut-il donc rejeter la tentation du suicide
1. Act. I. 2. Matth. XXVIII, 3.
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quand on na aucun crime à expier! En se tuant, Judas tua un coupable, et cependant il lui sera demandé compte, non-seulement de la vie du Christ, mais de sa propre vie, parce quen se tuant à cause dun premier crime, il sest chargé dun crime nouveau. Pourquoi donc un homme qui na point fait de mal à autrui sen ferait-il à lui-même? Il tuerait donc un innocent dans sa propre personne, pour empêcher un coupable de consommer son dessein, et il attenterait criminellement à sa vie, de peur quelle ne fût lobjet dun attentat étranger !
CHAPITRE XVIII.DES VIOLENCES QUE LIMPURETÉ DAUTRUI PEUT FAIRE SUBIR A NOTRE CORPS, SANS QUE NOTRE VOLONTÉ Y PARTICIPE.
On alléguera la crainte quon éprouve dêtre souillé par limpureté dautrui. Je réponds Si limpureté reste le fait dun autre que vous, elle ne vous souillera pas ; si elle vous souille, cest quelle est aussi votre fait. La pureté est une vertu de lâme ; elle a pour compagne la force qui nous rend capables de supporter les plus grands maux plutôt que de consentir au mal. Or, lhomme le plus pur et le plus ferme est maître, sans doute, du consentement et du refus de sa volonté, mais il ne lest pas des accidents que sa chair peut subir; comment donc pourrait-il croire, sil a lesprit sain, quil a perdu la pureté parce que son corps violemment saisi aura servi à assouvir une impureté dont il nest pas complice? Si la pureté peut être perdue de la sorte, elle nest plus une vertu de lâme ; il faut cesser de la compter au nombre des biens qui sont le principe de la bonne vie, et le ranger parmi les biens du corps, avec la vigueur, la beauté, la santé et tous ces avantages qui peuvent souffrir des altérations, sans que la justice et la vertu en soient aucunement altérées. Or, si la pureté nest rien de mieux que cela, pourquoi sen mettre si fort en peine au péril même de la vie? Rendez-vous à cette vertu de lâme son vrai caractère, elle ne peut plus être détruite par la violence faite au corps. Je dirai plus sil est vrai quen faisant des efforts pour ne pas céder à lattrait des concupiscences charnelles, la sainte continence sanctifie le corps lui-même, jen conclus que tarit que lintention de leur résister se maintient ferme et inébranlable, le corps ne perd pas sa sainteté, car la volonté de sen servir saintement persévère, et, autant quil dépend de lui, il nous en laisse la faculté. La sainteté du corps ne consiste pas à préserver nos membres de toute altération et de tout contact : mille accidents peuvent occasionner de graves blessures, et souvent, pour nous sauver la vie, les chirurgiens nous font subir dhorribles opérations. Une sage-femme, soit malveillance, soit maladresse, soit pur hasard, détruit la virginité dune jeune fille en voulant la constater, y a-t-il un esprit assez mal fait pour simaginer que cette jeune fille par laltération dun de ses organes, ait perdu quelque chose de la pureté de son corps? Ainsi donc, tant que lâme garde ce ferme propos qui fait la sainteté du corps, la brutalité dune convoitise étrangère ne saurait ôter au corps le caractère sacré que lui imprime une continence persévérante. Voici une femme au coeur perverti qui, trahissant les voeux contractés devant Dieu, court se livrer à son amant. Direz-vous que pendant le chemin elle est encore pure de corps, après avoir perdu la pureté de lâme, source de lautre pureté ? Loin de nous cette erreur ! Disons plutôt quavec une âme pure, la sainteté du corps ne saurait être altérée, alors même que le corps subirait les derniers outrages; et pareillement, quune âme corrompue fait perdre au corps sa sainteté, alors même quil naurait éprouvé aucune souillure matérielle. Concluons quune femme na rien à punir en soi par une mort volontaire, quand elle a été victime passive du péché dautrui ; à plus forte raison, avant loutrage : car alors elle se charge dun homicide certain pour empêcher un crime encore incertain.
CHAPITRE XIX.DE LUCRÈCE, QUI SE DONNA LA MORT POUR AVOIR ÉTÉ OUTRAGÉE.
Nous soutenons que lorsquune femme, décidée à rester chaste , est victime dun viol sans aucun consentement de sa volonté, il ny a de coupable que loppresseur. Oseront-ils nous contredire, ceux contre qui nous défendons la pureté spirituelle et aussi la pureté corporelle des vierges chrétiennes outragées dans leur captivité? Nous leur demanderons pourquoi la pudeur de Lucrèce, cette noble dame de lancienne Rome, est en si grand honneur auprès deux? Quand le fils de (14)
Tarquin eut assouvi sa passion infâme, Lucrèce dénonça le crime à son mari, Collatin, et à son parent, Brutus, tous deux illustres par leur rang et par leur courage, et leur fit prêter serment de la venger; puis, lâme brisée de douleur et ne voulant pas supporter un tel affront, elle se tua1. Dirons-nous quelle est morte chaste ou adultère ? Poser cette question cest la résoudre. Jadmire beaucoup cette parole dun rhéteur qui déclamait sur Lucrèce : « Chose admirable !» sécriait-il ; « ils étaient deux; et un seul fut adultère ! » Impossible de dire mieux et plus vrai. Ce rhéteur a parfaitement distingué dans lunion des corps la différence des âmes, lune souillée par une passion brutale, lautre fidèle à la chasteté, et exprimant à la fois cette union toute matérielle et cette différence morale, il a dit excellemment: « Ils étaient deux, un seul fut adultère». Mais doù vient que la vengeance est tombée plus terrible sur la tête innocente que sur la tête coupable? Car Sextus neut à souffrir que lexil avec son père, et Lucrèce perdit la vie. Sil ny a pas impudicité à subir la violence, y a-t-il justice à punir la chasteté ? Cest à vous que jen appelle, lois et juges de Rome ! Vous ne voulez pas que lon puisse impunément faire mourir un criminel, sil na été condamné. Eh bien! supposons quon porte ce crime à votre tribunal : une femme a été tuées non-seulement elle navait pas été condamnée, mais elle était chaste et innocente ne punirez-vous pas sévèrement cet assassinat ? Or, ici, lassassin cest Lucrèce. Oui, cette Lucrèce tant célébrée a tué la chaste, linnocente Lucrèce, linfortunée victime de Sextus. Prononcez maintenant. Que si vous ne le faites point, parce que la coupable sest dérobée à votre sentence, pourquoi tant célébrer la meurtrière dune femme chaste et innocente ? Aussi bien ne pourriez-vous la défendre devant les juges denfer, tels que vos poètes nous les représentent, puisquelle est parmi ces infortunés
« Qui se sont donné la mont de leur propre main, et sans avoir commis aucun crime, on haine de lexistence, ont jeté leurs âmes au loin... »
Veut-elle revenir au jour ?
« Le destin sy oppose et elle est arrêtée par londe lugubre du marais quon ne traverse pas 2 ».
1. Tite-Live, lib. I, cap. 57, 58. 2. Virgile, Enéide, liv. VI, vers 434 à 439
Mais peut-être nest-elle pas là ; peut-être sest elle tuée parce quelle se sentait coupable; peut-être (car qui sait, elle exceptée, ce qui se passait en son âme), touchée en secret par la volupté, a-t-elle consenti au crime, et puis, regrettant sa faute, sest-elle tuée pour lexpier, mais, dans ce cas même, son devoir était, non de se tuer, mais doffrir à ses faux jeux une pénitence salutaire. Au surplus, si les choses se sont passées ainsi, si on ne peut pas dire « Ils étaient deux, un seul fut adultère » ; si tous deux ont commis le crime, lun par une brutalité ouverte, lautre par un secret consentement, il nest pas vrai alors quelle ait tué une femme innocente, et ses savants défenseurs peuvent soutenir quelle nhabite point cette partie des enfers réservée à ces infortunés « qui, purs de tout crime, se sont « arraché la vie ». Mais il y a ici deux extrémités inévitables : veut-on labsoudre du crime dhomicide? on la rend coupable dadultère ; ladultère est-il écarté ? il faut quelle soit homicide ; de sorte quon ne peut éviter cette alternative : si elle est adultère, pourquoi la célébrer? si aile est restée chaste, pourquoi sest-elle donné la mort ? Quant à nous, pour réfuter ces hommes étrangers à toute idée de sainteté qui osent insulter les vierges chrétiennes outragées dans la captivité, quil nous suffise de recueillir cet éloge donné à lillustre Romaine : « Ils étaient deux, un seul fut adultère ». On na pas voulu croire, tant la confiance était grande dans la vertu de Lucrèce, quelle se fût souillée par la moindre complaisance adultère. Preuve certaine que, si elle sest tuée pour avoir subi un outrage auquel elle navait pas consenti, ce nest pas lamour de la chasteté qui a armé son bras, mais bien la faiblesse de la honte. Oui, elle a senti la honte dun crime commis sur elle, bien que sans elle. Elle a craint, là fière Romaine, dans sa passion pour la gloire, quon ne pût dire, en la voyant survivre à son affront, quelle y avait consenti. A défaut de linvisible secret de sa conscience, elle a voulu que sa mort fût un témoignage écrasant de sa pureté, persuadée que la patience serait contre elle un aveu de complicité Telle na point été la conduite des femmes chrétiennes qui ont subi la même violence. Elles ont voulu vivre, pour ne point venger sur elles le crime dautrui, pour ne point commettre un crime de plus, pour ne point
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ajouter lhomicide à ladultère; cest en elles-mêmes quelles possèdent lhonneur de la chasteté, dans le témoignage de leur conscience; devant Dieu, il leur suffit dêtre assurées quelles ne pouvaient rien faire de plus sans mal faire, résolues avant tout à ne pas sécarter de la loi de Dieu, au risque même de néviter quà grandpeine les soupçons blessants de lhumaine malignité.
CHAPITRE XX.LA LOI CHRÉTIENNE NE PERMET EN AUCUN CAS LA MORT VOLONTAIRE.
Ce nest point sans raison que dans les livres saints on ne saurait trouver aucun passage où Dieu nous commande ou nous permette, soit pour éviter quelque mal, soit même pour gagner la vie éternelle, de nous donner volontairement la mort. Au contraire, cela nous est interdit par le précepte : « Tu ne tueras point ». Remarquez que la loi najoute pas: «Ton prochain », ainsi quelle le fait quand elle défend le faux témoignage : « Tu ne porteras point faux témoignage contre ton prochain 1 ». Cela ne veut pas dire néanmoins que celui qui porte faux témoignage contre soi-même soit exempt de crime; car cest de lamour de soi-même que la règle de lamour du prochain tire sa lumière, ainsi quil est écrit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même 2 ». Si donc celui qui porte faux témoignage contre soi-même nest pas moins coupable que sil le portait contre son prochain, bien quen cette défense il ne soit parlé que du prochain et quil puisse paraître quil nest pas défendu dêtre faux témoin contre soi-même, à combien plus forte raison faut-il regarder comme interdit de se donner la mort, puisque ces termes « Tu ne tueras « point », sont absolus, et que la loi ny ajoute rien qui les limite; doù il suit que la défense est générale, et que celui-là même à qui il est commandé de ne pas tuer ne sen trouve pas excepté. Aussi plusieurs cherchent-ils à étendre ce précepte jusquaux bêtes mêmes, simaginant quil nest pas permis de les tuer 3. Mais que ne létendent-ils donc aussi aux arbres et aux plantes ? car, bien que les plantes naient point de sentiment, on ne laisse pas
1. Exode, XX, 13, 16. 2. Matt., XXII, 39. 3. Allusion à la secte des Marcionites et à celle des Manichéens. Voyez sur la première, Epiphane, Haer.. 42, et sur la seconde, Augustin, Contr. Faust., lib. VI, cap. 6, 8.
de dire quelles vivent, et par conséquent elles peuvent mourir, et même, quand la violence sen mêle, être tuées. Cest ainsi que lApôtre, parlant des semences, dit : « Ce que tu sèmes ne peut vivre, sil ne meurt auparavant 1 » et le Psalmiste : « Il a tué leurs vignes par la grêle 2 ». Est-ce à dire quen vertu du précepte : « Tu ne tueras point », ce soit un crime darracher un arbrisseau, et serons-nous assez fous pour souscrire, en cette rencontre, aux erreurs des Manichéens 3? Laissons de côté ces rêveries, et lorsque nous lisons: «Tu « ne tueras point », si nous rie lentendons pas des plantes, parce quelles nont point de sentiment, ni des bêtes brutes, quelles volent dans lair, nagent dans leau, marchent ou rampent sur terre, parce quelles sont privées de raison et ne forment point avec lhomme une société, doù il suit que par une disposition très-juste du Créateur, leur vie et leur mort sont également faites pour notre usage, il reste que nous entendions de lhomme seul ce précepte: « Tu ne tueras point », cest-à-dire, tu ne tueras ni un autre ni toi-même, car celui qui se tue, tue un homme.
CHAPITRE XXI.DES MEURTRES QUI, PAR EXCEPTION, NIMPLIQUENT POINT CRIME DHOMICIDE.
Dieu lui-même a fait quelques exceptions à la défense de tuer lhomme, tantôt par un commandement général, tantôt par un ordre temporaire et personnel. En pareil cas, celui qui tue ne fait que prêter son ministère à un ordre supérieur ; il est comme un glaive entre les mains de celui qui frappe, et par conséquent il ne faut pas croire que ceux-là aient violé le précepte: « Tu ne tueras point », qui ont entrepris des guerres par linspiration de Dieu, ou qui, revêtus du caractère de la puissance publique et obéissant aux lois de lEtat, cest-à-dire à des lois très-justes et très-raisonnables, ont puni de mort les malfaiteurs. LEcriture est si loin daccuser Abraham dune cruauté coupable pour sêtre déterminé, par pur esprit dobéissance, à tuer son fils, quelle loue sa piété 4. Et lon a raison de se demander si lon peut considérer Jephté comme obéissant à un ordre de Dieu,
1. I Cor. XV, 36. Psal. LXXVII, 47. 2. Voyez le traité de saint Augustin, De morib. Manich., n. 54.
3. Gen. XXII.
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quand, voyant sa fille qui venait à sa rencontre, il la tue pour être fidèle au voeu quil avait fait dimmoler le premier être vivant qui soffrirait à ses regards son retour après la victoire 1. De même, comment justifie-t-on Samson de sêtre enseveli avec les ennemis sous les ruines dun édifice? en disant quil obéissait au commandement intérieur de lEsprit, qui se servait de lui pour faire des miracles 2. Ainsi donc, sauf les deux cas exceptionnels dune loi générale et juste ou dun ordre particulier de celui qui est la source de toute justice, quiconque tue un homme, soi-même ou son prochain, est coupable dhomicide.
CHAPITRE XXII.LA MORT VOLONTAIRE NEST JAMAIS UNE PREUVE DE GRANDEUR DÂME.
On peut admirer la grandeur dâme de ceux qui ont attenté sur eux-mêmes, mais, à coup sûr, on ne saurait louer leur sagesse. Et même, à examiner les choses de plus près et de loeil de la raison, est-il juste dappeler grandeur dâme cette faiblesse qui rend impuissant à supporter son propre mal ou les fautes dautrui? Rien ne marque mieux une âme sans énergie que de ne pouvoir se résigner à lesclavage du corps et à la folie de lopinion. Il y a plus de force à endurer une vie misérable quà la fuir, et les lueurs douteuses de lopinion, surtout de lopinion vulgaire, ne doivent pas prévaloir sur les pures clartés de la conscience. Certes, sil y a quelque grandeur dâme à se tuer, personne na un meilleur droit à la revendiquer que Cléombrote, dont on raconte quayant lu le livre où Platon discute limmortalité de lâme, il se précipita du haut dun mur pour passer de cette vie dans une autre quil croyait meilleure 3; car il ny avait ni calamité, ni crime faussement ou justement imputé dont le poids pût lui paraître insupportable; si donc il se donna la mort, sil brisa ces liens si doux de la vie, ce fut par pure grandeur dâme. Eh bien ! je dis que si laction de Cléombrote est grande, elle nest du moins pas bonne; et jen atteste Platon lui-même, Platon, qui naurait pas manqué de se donner la mort et de prescrire le suicide aux autres, si ce même génie qui lui révélait limmortalité de lâme, ne lui avait fait
1. Jug. XI. 2. Ibid. XVI, 30. 2. Voyez Cicéron, Tusc. qu., lib. I, cap. 31.
comprendre que cette action, loin dêtre permise, doit être expressément défendue 1. Mais, dit-on, plusieurs se sont tués pour ne pas tomber en la puissance des ennemis. Je réponds quil ne sagit pas de ce qui a été fait, mais de ce quon doit faire. La raison est au-dessus des exemples, et les exemples eux-mêmes saccordent avec la raison, quand on sait choisir ceux qui sont le plus dignes dêtre imités, ceux qui viennent de la plus haute piété. Ni les Patriarches, ni les Prophètes, ni les Apôtres ne nous ont donné lexemple du suicide. Jésus-Christ, Notre-Seigneur, qui avertit ses disciples, en cas de persécution, de fuir de ville en ville2, ne pouvait-il pas leur conseiller de se donner la mort, plutôt que de tomber dans les mains de leurs persécuteurs? Si donc il ne leur a donné ni le conseil, ni lordre de quitter la vie, lui qui leur prépare, suivant ses promesses, les demeures de léternité 3, il sensuit que les exemples invoqués par les Gentils, dans leur ignorance de Dieu, ne prouvent rien pour les adorateurs du seul Dieu véritable.
CHAPITRE XXIII.DE LEXEMPLE DE CATON, QUI SEST DONNÉ LA MORT POUR NAVOIR PU SUPPORTER LA VICTOIRE DE CÉSAR.
Après lexemple de Lucrèce, dont nous avons assez parlé plus haut, nos adversaires ont beaucoup de peine à trouver une autre autorité que celle de Caton, qui se donna la mort à Utique 4 : non quil soit le seul qui ait attenté sur lui-même, mais il semble que lexemple dun tel homme, dont les lumières et la vertu sont incontestées, justifie complétement ses imitateurs. Pour nous, que pouvons-nous dire de mieux sur laction de Caton, sinon que ses propres amis, hommes éclairés tout autant que lui, sefforcèrent de len dissuader, ce qui prouve bien quils voyaient plus de faiblesse que de force dâme dans cette résolution, et lattribuaient moins à un principe dhonneur qui porte à éviter linfamie quà un sentiment de pusillanimité qui rend le malheur insupportable. Au surplus, Caton
1. En effet, dans le Phédon même, Platon se prononce formellement contre le suicide, soit au nom de la religion, soit au nom de la philosophie. Voyez le Phédon, trad. fr., tome I, p. 194 et suis. 2. Matt. X, 23. 3. Joan. XIV, 2. 3. Voyez Tite-Live, lib. CXIV, Epitome, et Cicéron, De offic., lib. I, cap. 31, et Tuscul., lib. I, cap. 30.
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lui-même sest trahi par le conseil donné en mourant à son fils bien-aimé. Si en effet cétait une chose honteuse de vivre sous la domination de César, pourquoi le père conseille-t-il au fils de subir cette honte, en lui recommandant de tout espérer de la clémence du vainqueur? Pourquoi ne pas lobliger plutôt à périr avec lui? Si Torquatus a mérité des éloges pour avoir fait mourir son fils, quoique vainqueur, parce quil avait combattu contre ses ordres 1, pourquoi Caton épargne-t-il son fils, comme lui vaincu, alors quil ne sépargne pas lui-même? Y avait-il plus de honte à être vainqueur en violant la discipline, quà reconnaître un vainqueur en subissant lhumiliation? Ainsi donc Caton na point pensé quil fût honteux de vivre sous la loi de César triomphant, puisque autrement il se serait servi, pour sauver lhonneur de son fils, du même fer dont il perça sa poitrine. Mais la Vérité est quautant il aima son fils, sur qui ses voeux et sa volonté appelaient la clémence de César, autant il envia à César (comme César la dit lui-même, à ce quon assure 2), la gloire de lui pardonner; et si ce ne fut pas de lenvie, disons, en termes plus doux, que ce fut de la honte.
CHAPITRE XXIV.LA VERTU DES CHRÉTIENS LEMPORTE SUR CELLE DE RÉGULUS, SUPÉRIEURE ELLE-MÊME A CELLE DE CATON.
Nos adversaires ne veulent pas que nous préférions à Caton le saint homme Job, qui aima mieux souffrir dans sa chair les plus cruelles douleurs, que de sen délivrer par la mort, sans parler des autres saints que lEcriture, ce livre éminemment digne dinspirer confiance et de faire autorité, nous montre résolus à supporter la captivité et la domination des ennemis plutôt que dattenter à leurs jours. Eh bien! prenons leurs propres livres, et nous y trouverons des motifs de préférer quelquun à Marcus Caton : cest Marcus Régulus. Caton, en effet, navait jamais vaincu César; vaincu par lui, il dédaigna de se soumettre et préféra se donner la mort. Régulus, au contraire, avait vaincu les Carthaginois. Général romain, il avait remporté, à la gloire
1. Voyez Tite-Live, lib. VIII, cap.7 ; Aulu-Gelle, lib. IX, cap. 13 ; Valère Maxime, lib. 33, cap. 7, § 8. 2. Plutarque, Vie de Caton, ch. 72.
de Rome, une de ces victoires qui, loin de contrister les bons citoyens, arrachent des louanges à lennemi lui-même. Vaincu à son tour, il aima mieux se résigner et rester captif que saffranchir et devenir meurtrier de lui-même. Inébranlable dans sa patience à subir le joug de Carthage, et dans sa fidélité à aimer Rome, il ne consentit pas plus à dérober son corps vaincu aux ennemis, quà sa patrie son coeur invincible. Sil ne se donna pas la mort, ce ne fut point par amour pour la vie. La preuve, cest que pour garder la foi de son serment, il nhésita point à retourner à Carthage, plus irritée contre lui de son discours au sénat romain que de ses victoires. Si donc un homme qui tenait si peu à la vie a mieux aimé périr dans les plus cruels tourments que se donner la mort, il fallait donc que le suicide fût à ses yeux un très-grand crime. Or, parmi les citoyens de Rome les plus vertueux et les plus dignes dadmiration, en peut-on citer un seul qui soit supérieur à Régulus? Ni la prospérité ne put le corrompre, puisquaprès de si grandes victoires il resta pauvre 1; ni ladversité ne put le briser, puisquen face de si terribles supplices il accourut intrépide. Ainsi donc, ces courageux et illustres personnages, mais qui nont après tout servi que leur patrie terrestre, ces religieux observateurs de la foi jurée, mais qui nattestaient que de faux dieux, ces hommes qui pouvaient, au nom de la coutume et du droit de la guerre, frapper leurs ennemis vaincus, nont pas voulu, même vaincus par leurs ennemis, se frapper de leur propre. main; sans craindre la mort, ils ont préféré-subir la domination du vainqueur que sy soustraire par le suicide. Quelle leçon pour les chrétiens, adorateurs du vrai Dieu et amants de la céleste patrie ! avec quelle énergie ne doivent-ils pas repousser lidée du suicide, quand la Providence divine, pour les éprouver ou les châtier, les soumet pour un temps au joug ennemi t Quils rie craignent point, dans cette humiliation passagère, dêtre abandonnés par celui qui a voulu naître humble, bien quil sappelle le Très-Haut; et quils se souviennent enfin quil ny a plus pour eux de discipline militaire, ni de droit de la guerre qui les autorise ou leur commande la mort du vaincu. Si donc un vrai
1. Sur la pauvreté de Régulus, voyez Tite-Live, lib. XVIII, epit.; Valère Maxime, lib. iv, cap. 4, § 6; Sénèque, Consol ad Helv., cap. 12.
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chrétien ne doit pas frapper même un ennemi qui a attenté ou qui est sur le point dattenter contre lui, quelle peut donc être la source de cette détestable erreur que lhomme peut se tuer, soit parce quon a péché, soit de peur quon ne pèche à son détriment?
CHAPITRE XXV.IL NE FAUT POINT ÉVITER UN PÉCHÉ PAR UN AUTRE.
Mais il est à craindre, dit-on, que soumis à un outrage brutal, le corps nentraîne lâme, par le vif aiguillon de la volupté, à donner au péché un coupable contentement; et dès lors, le chrétien doit se tuer, non pour éviter le péché à autrui, mais pour sen préserver lui-même. Je réponds que celui-là ne laissera point son âme céder à lexcitation dune sensualité étrangère qui vit soumis à Dieu et à la divine sagesse, et non à la concupiscence de la chair. De plus, sil est vrai et évident que cest un crime détestable et digne de la damnation de se donner la mort, y a-t-il un homme assez insensé pour parler de la sorte: Péchons maintenant, de crainte que nous ne venions à pécher plus tard. Soyons homicides, de crainte dêtre plus tard adultères. Quoi donc! si liniquité est si grande quil ny ait plus-à choisir entre le crime et linnocence, mais à opter entre deux crimes, ne vaut-il pas mieux préférer un adultère incertain et à venir à un homicide actuel et certain; et le péché, qui peut être expié par la pénitence nest-il point préférable à celui qui ne laisse aucune place au repentir? Ceci soit dit pour ces fidèles qui se croient obligés à se donner la mort, non pour épargner un crime à leur prochain, mais de peur que la brutalité quils subissent narrache à leur volonté un consentement criminel. Mais loin de moi, loin de toute âme chrétienne, qui, ayant mis sa confiance en Dieu, y trouve son appui, loin de nous tous cette crainte de céder à lattrait honteux de la volupté de la chair! Et si cet esprit de révolte sensuelle, qui reste attaché à nos membres, même aux approches de la mort, agit comme par sa loi propre en dehors de la loi de notre volonté, peut-il y avoir faute, quand la volonté refuse, puisquil ny en a pas, quand elle est suspendue par le sommeil?
CHAPITRE XXVI.IL NEST POINT PERMIS DE SUIVRE LEXEMPLE DES SAINTS EN CERTAINS CAS OU LA FOI NOUS ASSURE QUILS ONT AGI PAR DES MOTIFS PARTICULIERS.
On objecte lexemple de plusieurs saintes femmes qui, au temps de la persécution, pour soustraire leur pudeur à une brutale violence, se précipitèrent dans un fleuve où elles devaient infailliblement être entraînées et périr. LEglise catholique, dit-on, célèbre leur martyre avec une solennelle vénération 1. Ici je dois me défendre tout jugement téméraire. LEglise a-t-elle obéi à une inspiration divine, manifestée par des signes certains, en honorant ainsi la mémoire de ces saintes femmes ? Je lignore; mais cela peut être. Qui dira si ces vertueuses femmes, loin dagir humainement, nont pas été divinement inspirées, et si, loin dêtre égarées par le délire, elles nont pas exécuté un ordre den haut, comme fit Samson, dont il nest pas permis de croire quil ait agi autrement 2? Lorsque Dieu parle et intime un commandement précis, qui oserait faire un crime de lobéissance et accuser la piété de se montrer trop docile? Ce nest point à dire maintenant que le premier venu ait le droit dimmoler son fils à Dieu, sous prétexte dimiter lexemple dAbraham. En effet, quand un soldat tue un homme pour obéir à lautorité légitime, il nest coupable dhomicide devant aucune loi civile; au contraire, sil nobéit pas, il est coupable de désertion et de révolte 3 . Supposez, au contraire, quil eût agi de son autorité privée, il eût été responsable du sang versé; de sorte que, pour une même action, ce soldat est justement puni, soit quand il la fait sans ordre, soit quand ayant ordre de la faire, il ne la fait pas. Or, si lordre dun général a une si grande autorité, que dire dun commandement du Créateur? Ainsi donc, permis à celui qui sait quil est défendu dattenter sur soi-même, de se tuer, si cest pour obéir à celui dont il nest pas permis de mépriser les ordres; mais quil prenne garde que lordre ne soit pas douteux. Nous ne pénétrons, nous, dans les secrets de la conscience dautrui que par ce qui est confié à notre
1. On peut citer, parmi ces saintes femmes, Pélagie, sa mère et ses soeurs, louées par saint Ambroise, De Virgin., lib. III, et Epist. VII. Voyez aussi, sur la mort héroïque des deux vierges, Bernice et Prosdoce, le discours de saint Jean Chrysostome, t. II, p. 756 et suie, de la nouvelle édition. 2. Voyez plus haut, ch. 21. 3. Comparez saint Augustin, De lib. arb., lib. I, n. 11 et 12.
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oreille, et nous ne prétendons pas au jugemeni des choses cachées : « Nul ne sait ce qui se passe dans lhomme, si ce nest lesprit de «lhomme qui est en lui 1 ». Ce que nous disons, ce que nous affirmons, ce que nous approuvons en toutes manières, cest que personne na le droit de se donner la mort, ni pour éviter les misères du temps, car il risque de tomber dans celles de léternité, ni à cause des péchés dautrui, car, pour éviter un péché qui ne le souillait pas, il commence par se charger lui-même dun péché qui lui est propre, ni pour ses péchés passés, car, sil a péché, il a dautant plus besoin de vivre pour faire pénitence, ni enfin, par le désir dune vie meilleure, car il ny a point de vie meilleure pour ceux qui sont coupables de leur mort.
CHAPITRE XXVII.SI LA MORT VOLONTAIRE EST DÉSIRABLE COMME UN REFUGE CONTRE LE PÉCHÉ.
Reste un dernier motif dont jai déjà parlé, et qui consiste à fonder le droit de se donner la mort sur la crainte quon éprouve dêtre entraîné au péché par les caresses de la volupté ou par les tortures de la douleur. Admettez ce motif comme légitime, vous serez conduits par le progrès du raisonnement à conseiller aux hommes de se donner la mort au moment où, purifiés par leau régénératrice du baptême, ils ont reçu la rémission de tous leurs péchés. Le vrai moment, en effet, de se mettre à couvert des péchés futurs, cest quand tous les anciens sont effacés. Or, si la mort volontaire est légitime, pourquoi ne pas choisir ce moment de préférence? quel motif peut retenir un nouveau baptisé? pourquoi exposerait-il encore son âme purifiée à tous les périls de la vie, quand il lui est si facile dy échapper, selon ce précepte : « Celui qui aime le péril y tombera 2? » pourquoi aimer tant et de si grands périls, ou, si on ne les aime pas, pourquoi sy exposer en conservant une vie dont on a le droit de saffranchir? est-il possible davoir le coeur assez pervers et lesprit assez aveuglé pour se créer ces deux obligations contradictoires : lune, de se donner -la mort, de peur que la domination dun maître ne nous fasse tomber dans le péché; lautre, de vivre, afin de supporter une existence pleine à chaque heure de
1. I Cor, II, 11. 2. Eccles. III, 27
tentations, de ces mêmes tentations que lon aurait à craindre sous la domination dun maître, et de mille autres qui sont inséparables de notre condition mortelle? à ce compte, pourquoi perdrions-nous notre temps à enflammer le zèle des nouveaux baptisés par de vives exhortations, à leur inspirer lamour de la pureté virginale, de la continence dans le veuvage, de la fidélité au lit conjugal, quand nous avons à leur indiquer un moyen de salut beaucoup plus sûr et à labri de tout péril, cest de se donner la mort aussitôt après la rémission de leurs péchés, afin de paraître ainsi plus sains et plus purs devant Dieu? Or, sil y a quelquun qui savise de donner un pareil conseil, je ne dirai pas : Il déraisonne je dirai : Il est fou. Comment donc serait-il permis de tenir à un homme le langage que voici : « Tuez-vous, de crainte que, vivant sous la domination dun maître impudique, vous najoutiez à vos fautes vénielles quelque plus grand péché», si cest évidemment un crime abominable de lui dire: « Tuez-vous, aussitôt après labsolution de vos péchés, de crainte que vous ne veniez par la suite à en commettre dautres et de plus grands, vivant dans un monde plein de voluptés attrayantes, de cruautés furieuses, dillusions et de terreurs ». Puisquun tel langage serait criminel, cest donc aussi une chose criminelle de se tuer. On ne saurait, en effet, invoquer aucun- motif qui fût plus légitime; celui-là né létant pas, nul ne saurait lêtre.
CHAPITRE XXVIIIPOURQUOI DIEU A PERMIS QUE LES BARBARES AIENT ATTENTÉ A LA PUDEUR DES FEMMES CHRÉTIENNES.
Ainsi donc, fidèles servantes tic Jésus-Christ, que la vie ne vous soit point à charge parce que les ennemis se sont fait un jeu de votre chasteté. Vous avez une grande et solide consolation, si votre conscience vous rend ce témoignage que vous navez point consenti au péché qui a été permis contre vous. Demanderez-vous pourquoi il a été permis? quil vous suffise de savoir que la Providence, qui a créé le monde et qui le gouverne, est profonde en ses conseils; « impénétrables sont « ses jugements et insondables ses voies 1 ». Toutefois descendez au fond de votre
1. Rom. XI, 33.
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conscience, et demandez-vous sincèrement si ces dons de pureté, de continence, de chasteté nont pas enflé votre orgueil, si, trop charmées par les louanges des hommes, vous navez point envié à quelques-unes de vos compagnes ces mêmes vertus. Je naccuse point, ne sachant rien, et je ne puis entendre la réponse de votre conscience ; mais si elle est telle que je le crains, ne vous étonnez plus davoir perdu ce qui vous faisait espérer les empressements des hommes, et davoir conservé ce qui échappe à leurs regards. Si vous navez pas consenti au mal, cest quun secours den haut est venu fortifier la grâce divine que vous alliez perdre, et lopprobre subi devant les hommes a remplacé pour vous cette gloire humaine que vous risquiez de trop aimer. Ames timides, soyez deux fois consolées; dun côté, une épreuve, de lautre, un châtiment; une épreuve qui vous justifie, un châtiment qui vous corrige. Quant à celles dentre vous dont la conscience ne leur reproche pas de sêtre enorgueillies de posséder la pureté des vierges, la continence des veuves, la chasteté des épouses, qui, le coeur plein dhumilité 1, se sont réjouies avec crainte de posséder le don de Dieu 2, sans porter aucune envie à leurs émules en sainteté, qui dédaignant enfin lestime des hommes, dautant plus grande pour lordinaire que la vertu qui les obtient est plus rare, ont souhaité laccroissement du nombre des saintes âmes plutôt que sa diminution qui les eût fait paraître davantage; quant à celles-là, quelles ne se plaignent pas davoir souffert la brutalité des barbares quelles naccusent point Dieu de lavoir permise, quelles ne doutent point de sa providence, qui laisse faire ce que nul ne commet impunément. Il est en effet certains penchants mauvais qui pèsent secrètement sur lâme, et auxquels la justice de Dieu lâche les rênes à un certain jour pour en réserver la punition au dernier jugement. Or, qui sait si ces saintes femmes, dont la conscience est pure de tout orgueil et qui ont eu à subir dans leur corps la violence des barbares, qui sait si elles ne nourrissaient pas quelque secrète faiblesse, qui pouvait dégénérer en faste ou en superbe, au cas où, dans le désordre universel, cette humiliation leur eût été épargnée? De même que plusieurs ont été. emportés par la mort, afin que lesprit du mal ne pervertît pas leur
1. Rom. XII, 16. 2. Psal. II, 11.
volonté 1, ces femmes ont perdu lhonneur par la violence, afin que la prospérité ne pervertît pas leur modestie. Ainsi donc, ni celles qui étaient trop fières de leur pureté, ni celles que le malheur seul a préservées de lorgueil, nont perdu la chasteté; seulement elles ont gagné lhumilité; celles-là ont été guéries dun mal présent, celles-ci préservées dun mal à venir. Ajoutons enfin que, parmi ces victimes de la violence des barbares, plus dune peut-être sétait imaginée que la continence est un bien corporel que lon conserve tant que le corps nest pas souillé, tandis quelle est un bien du corps et de lâme tout ensemble, lequel réside dans la force de la volonté, soutenue par la grâce divine, et ne peut se perdre contre le gré de son possesseur. Les voilà maintenant délivrées de ce faux préjugé; et quand leur conscience les assure du zèle dont elles ont servi Dieu, quand leur solide foi les persuade que ce Dieu ne peut abandonner qui le sert et linvoque de tout son coeur, sachant du reste, de science certaine, combien la chasteté lui est agréable, elles doivent nécessairement conclure quil eût jamais permis loutrage souffert par des âmes saintes, si cet outrage eût pu leur ravir le don quil leur a fait lui-même et qui les lui rend aimables, la sainteté.
CHAPITRE XXIXRÉPONSE QUE LES ENFANTS DU CHRIST DOIVENT FAIRE AUX INFIDÈLES, QUAND CEUX-CI LEUR REPROCHENT QUE LE CHRIST NE LES A PAS MIS A COUVERT DE LA FUREUR DES ENNEMIS.
Toute la famille du Dieu véritable et souverain a donc un solide motif de consolation établi sur un meilleur fondement que lespérance de biens chancelants et périssables; elle doit accepter sans regret la vie temporelle elle-même, puisquelle sy prépare à la vie éternelle, usant des biens de ce monde sans sy attacher, comme fait un voyageur, et subissant les maux terrestres comme une épreuve ou un châtiment. Si on insulte à sa résignation, si on vient lui dire, aux jours dinfortune: « Où est ton Dieu 2? » quelle demande à son tour à ceux qui linterrogent, où sont leurs dieux, alors quils endurent ces mêmes souffrances dont la crainte est le seul principe
1. Sap. IV, 11. 2. Psal. XLI, 4.
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de leur piété 1. Pour nous, enfants du Christ, nous répondrons : Notre Dieu est partout présent et tout entier partout; exempt de limites, il peut être présent en restant invisible et sabsenter sans se mouvoir. Quand ce Dieu mafflige, cest pour éprouver ma vertu ou pour châtier mes péchés; et en échange de maux temporels, si je les souffre avec piété, il me réserve une récompense éternelle. Mais vous, dignes à peine quon vous parle de vos dieux, qui êtes-vous en face du mien, « plus redoutable que tous les dieux; car tous les dieux des nations sont des démons, et le « Seigneur a fait les cieux 2? »
CHAPITRE XXX.CEUX QUI SÉLÈVENT CONTRE LA RELIGION CHRÉTIENNE NE SONT AVIDES QUE DE HONTEUSES PROSPÉRITÉS.
Si cet illustre Scipion Nasica, autrefois votre souverain Pontife, qui dans la terreur de la guerre punique fut choisi dune voix unanime par le sénat, comme le meilleur citoyen de Rome, pour aller recevoir de Phrygie limage de la mère des dieux 3, si ce grand homme, dont vous noseriez affronter laspect, pouvait revenir à la vie, cest lui qui se chargerait de rabattre votre impudence. Car enfin, quest-ce qui vous pousse à imputer au christianisme les maux que vous souffrez? Cest le désir de trouver la sécurité dans le vice, et de vous livrer sans obstacle à tout le déréglement de vos moeurs. Si vous souhaitez la paix et labondance, ce nest pas pour en user honnêtement, cest-à-dire avec mesure, tempérance et piété, mais pour vous procurer, au prix de folles prodigalités, une variété infinie de voluptés, et répandre ainsi dans les moeurs, au milieu de la prospérité apparente, une corruption mille fois plus désastreuse que toute la cruauté des ennemis. Cest ce que craignait Scipion, votre grand pontife, et, au jugement de tout le sénat, le meilleur citoyen de Rome, quand il sopposait à la ruine de Carthage,
1. On sait assez quil était dusage dans lancienne république de faire de prières publiques, aux jours de grand péril; mais il est bon de rappeler ici quau moment où Alaric parut devant Rome, cette vieille coutume fut encore miss en pratique par le sénat romain. Voyez Sozomène, lib. IX, cap. 6; Nicéphore, Annal., lib. XIII, cap. 35, et Zozime, lib. V, cap. 41. 2. Psal. XCV, 4, 5. 3. Cest à Pessinonte, en Phrygie, quon alla chercher la statue de Cybèle. Loracle de Delphes avait prescrit denvoyer à sa rencontre le meilleur citoyen de Rome. Voyez Cicéron, De arusp. resp., cap. 13; Tite-Live, lib. XXIX, cap. 14.
cette rivale de lempire romain, et combattait lavis contraire de Caton 1. Il prévoyait les suites dune sécurité fatale à des âmes énervées et voulait quelles fussent protégées par la crainte, comme des pupilles par un tuteur. Il voyait juste, et lévénement prouva quil avait raison. Carthage une fois détruite, la république romaine fut délivrée sans doute dune grande terreur; mais combien de maux naquirent successivement de cette prospérité! la concorde entre les citoyens affaiblie et détruite, bientôt des séditions sanglantes, puis, par un enchaînement de causes funestes, la guerre civile avec ses massacres, ses flots de sang, ses proscriptions, ses rapines; enfin, un tel déluge de calamités que ces Romains, qui, au temps de leur vertu, navaient rien à redouter que de lennemi, eurent beaucoup plus à souffrir, après lavoir perdue, de la main de leurs propres concitoyens. La fureur de dominer, passion plus effrénée chez le peuple romain que tous les autres vices de notre nature, ayant triomphé dans un petit nombre de citoyens puissants, tout le reste, abattu et lassé, se courba sous le joug 2.
CHAPITRE XXXI.PAR QUELS DEGRÉS SEST ACCRUE CHEZ LES ROMAINS LA PASSION DE LA DOMINATION.
Comment, en effet, cette passion se serait-elle apaisée dans ces esprits superbes, avant que de sélever par des honneurs incessamment renouvelés jusquà la puissance royale? Or, pour obtenir le renouvellement de ces honneurs, la brigue était indispensable; et la brigue elle-même ne pouvait prévaloir que chez un peuple corrompu par lavarice et la débauche. Or, comment le peuple devint-il avare et débauché? par un effet de cette prospérité dont salarmait si justement Scipion, quand il sopposait avec une prévoyance admirable à la ruine de la plus redoutable et de la plus opulente ennemie de Rome. Il aurait voulu que la crainte servit de frein à la licence, que la licence comprimée arrêtât lessor de la débauche et de lavarice, et quainsi la vertu pût croître et fleurir pour le salut de la république, et avec la vertu, la liberté! Ce fut par le même principe et dans un même
1. Voyez Plutarque, Vie de Caton lancien, et Tite-Live, lib. XLIX, epit. 2. Voyez Salluste, de Bello Jugirth.., cap. 41 et sq., et Velleius Paterculus, lib. II, init.
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sentiment de patriotique prévoyance que Scipion, je parle toujours de lillustre pontife que le sénat proclama par un choix unanime le meilleur citoyen de Rome, détourna ses collègues du dessein quils avaient formé de construire un amphithéâtre. Dans un discours plein dautorité, il leur persuada de ne pas souffrir que la mollesse des Grecs vînt corrompre la virile austérité des antiques moeurs et souiller la vertu romaine de la contagion dune corruption étrangère. Le sénat fut si touché par cette grave éloquence quil défendit lusage des siéges quon avait coutume de porter aux représentations scéniques. Avec quelle ardeur ce grand homme eût-il entrepris dabolir les jeux mêmes, sil eût osé résister à lautorité de ce quil appelait des dieux ! car il ne savait pas que ces prétendus dieux ne sont que de mauvais démons, ou sil le savait, il croyait quon devait les apaiser plutôt que de les mépriser. La doctrine céleste navait pas encore été annoncée aux Gentils, pour purifier leur coeur par la foi, transformer en eux la nature humaine par une humble piété, les rendre capables des choses divines et les délivrer enfin de la domination des esprits superbes.
CHAPITRE XXXII.DE LÉTABLISSEMENT DES JEUX SCÉNIQUES.
Sachez donc, vous qui lignorez, et vous aussi qui feignez lignorance, noubliez pas, au milieu de vos murmures contre votre libérateur, que ces jeux scéniques, spectacles de turpitude, oeuvres de licence et de vanité, ont été établis à Rome, non par la corruption des hommes, muais par le commandement de vos dieux. Mieux eût valu accorder les honneurs divins à Scipion que de rendre un culte à des dieux de cette sorte, qui nétaient certes pas meilleurs que leur pontife. Ecoutez-moi un instant avec attention, si toutefois votre esprit, longtemps enivré derreurs, est capable dentendre la voix de la raison : Les dieux commandaient que lon célébrât des jeux de théâtre pour guérir la peste des corps 1, et Scipion, pour prévenir la peste des âmes, ne voulait pas que le théâtre même fût construit. Sil vous reste encore quelque lueur dintelligence pour préférer lâme au corps, dites-
1. Voyez Tite-Live, lib. VII, cap.-2; Val. Max., lib. II, cap. 4, § 2, et Tertullien, De Spectac., cap. 5.
moi qui vous devez honorer, de Scipion ou de vos dieux. Au surplus, si la peste vint à cesser, ce ne fut point parce que la folle passion des jeux plus raffinés de la scène sempara dun peuple belliqueux qui navait connu jusqualors que les jeux du cirque; mais ces démons méchants et astucieux, prévoyant que la peste allait bientôt finir, saisirent cette occasion pour en répandre une autre beaucoup plus dangereuse et qui fait leur joie parce quelle sattaque , non point au corps, mais aux moeurs. Et de fait, elle aveugla et corrompit tellement lesprit des Romains que dans ces derniers temps (la postérité aura peine à le croire), parmi les malheureux échappés au sac de Rome et qui ont pu trouver un asile à Carthage, on en a vu plusieurs tellement possédés de cette étrange maladie quils couraient chaque jour au théâtre senivrer follement du spectacle des histrions.
CHAPITRE XXXIII.LA RUINE DE ROME NA PAS CORRIGÉ LES VICES DES ROMAINS.
Quelle est donc votre erreur, insensés, ou plutôt, quelle fureur vous transporte ! Quoi! au moment où, si lon en croit les récits des voyageurs, le désastre de Rome fait jeter un cri de douleur jusque chez les peuples de lOrien 1, au moment où les cités les plus illustres dans les plus lointains pays font de votre malheur un deuil public, cest alors que vous recherchez les théâtres, que vous y courez, que vous les remplissez, que vous en envenimez encore le poison. Cest cette souillure et cette perte des âmes, ce renversement de toute probité et de tout sentiment honnête que Scipion redoutait pour vous, quand il sopposait à la construction dun amphithéâtre, quand il prévoyait que vous pourriez aisément vous laisser corrompre par la bonne fortune, quand il ne voulait pas quil ne vous restât plus dennemis à redouter. Il nestimait pas quune cité fût florissante, quand ses murailles sont debout et ses moeurs ruinées. Mais le séducteur des démons a eu plus de pouvoir sur vous que la prévoyance des sages. De là vient que vous ne voulez pas quon vous impute le mal que vous faites et que vous imputez
1. Les témoignages de cette douleur immense et universelle abondent dans les historiens. Voyez les lettres de saint Jérôme, notamment Epist. XVI, ad Principiam, et LXXXII, ad Marcell. Et Anapsychiam.
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aux chrétiens celui que vous souffrez. Corrompus par la bonne fortune, incapables dêtre corrigés par la mauvaise, vous ne cherchez pas dans la paix la tranquillité de, lEtat, mais limpunité de vos vices. Scipion vous souhaitait la crainte de lennemi pour vous retenir sur la pente de la licence, et vous, écrasés par lennemi, vous ne pouvez pas même contenir vos déréglements; tout lavantage de votre calamité, vous lavez perdu; vous êtes devenus misérables, et vous êtes restés vicieux.
CHAPITRE XXXIV.LA CLÉMENCE DE DIEU A ADOUCI LE DÉSASTRE DE ROME.
Et cependant si vous vivez, vous le devez à Dieu, à ce Dieu qui ne vous épargne que pour vous avertir de vous corriger et de faire pénitence, à ce Dieu qui a permis que malgré votre ingratitude vous ayez évité la fureur des ennemis, soit en vous couvrant du nom de ses serviteurs, soit en vous réfugiant dans les églises de ses martyrs. On dit que Rémus et Romulus, pour peupler leur ville, établirent un asile où les plus grands criminels étaient assurés de limpunité 1. Exemple remarquable et qui sest renouvelé de nos jours à lhonneur du Christ! Ce quavaient ordonné les fondateurs de Rome, ses destructeurs lont également ordonné. Mais quelle merveille que ceux-là aient fait pour augmenter le nombre de leurs citoyens ce que ceux-ci ont fait pour augmenter le nombre de leurs ennemis?
CHAPITRE XXXVLÉGLISE A DES ENFANTS CACHÉS PARMI SES ENNEMIS ET DE FAUX AMIS PARMI SES ENFANTS.
Tels sont les moyens de défense (et il y en a peut-être de plus puissants encore) que nous pouvons opposer à nos ennemis, nous enfants du Seigneur Jésus, rachetés de son sang et membres de la cité ici-bas étrangère, de 1a cité royale du Christ. Noublions pas toutefois quau milieu de ces ennemis mêmes se cache plus dun concitoyen futur, ce qui doit nous faire voir quil nest pas sans avantage de supporter patiemment comme adversaire de notre foi celui qui peut en devenir confesseur. De même, au sein de la cité de Dieu.
1. Saint Augustin parait ici suivre Plutarque, Vit. Rom., cap. 9.
pendant du moins quelle accomplit son voyage à travers ce monde, plus dun qui est uni à ses frères par la communion des mêmes sacrements, sera banni un jour de la société des saints. De ces faux amis, les uns se tiennent dans lombre, les autres osent mêler ouvertement leur voix à celle de nos adversaires, pour murmurer contre le Dieu dont ils portent la marque sacrée, jouant ainsi deux rôles contraires et fréquentant également les théâtres et les lieux saints. Faut-il cependant désespérer de leur conversion? Non, certes, puisque parmi nos ennemis les plus déclarés, nous avons des amis prédestinés encore inconnus à eux-mêmes. Les deux cités, en effet, sont mêlées et confondues ensemble pendant cette vie terrestre jusquà ce quelles se séparent au dernier jugement. Exposer leur naissance, leur progrès et leur fin, cest ce que je vais essayer de faire, avec lassistance du ciel et pour la gloire de la cité de Dieu, qui tirera de ce contraste mi plus vif éclat.
CHAPITRE XXXVI.DES SUJETS QUIL CONVIENDRA DE TRAITER DANS LES LIVRES SUIVANTS.
Mais avant daborder cette entreprise, jai encore quelque chose à répondre à ceux qui rejettent les malheurs de lempire romain sur notre religion, sous prétexte quelle défend de sacrifier aux dieux 1. Il faut pour cela que je rapporte (autant du moins que ma mémoire et le besoin de mon sujet le permettront) tous les maux qui sont arrivés à lempire ou aux provinces qui en dépendent avant que cette défense neût été faite : calamités quils ne manqueraient pas de nous attribuer, si notre religion eût paru dès ce temps-là et interdit leurs sacrifices impies. Je montrerai ensuite pourquoi le vrai Dieu, qui tient en sa main tous les royaumes de la terre, a daigné accroître le leur, et je ferai voir que leurs prétendus dieux, loin dy avoir contribué, y ont plutôt nui, au contraire, par leurs fourberies et leurs prestiges. Je terminerai en réfutant ceux qui, convaincus sur ce dernier point par des preuves si claires, se retranchent à soutenir quil faut servir les dieux, non pour
1. La prohibition du culte païen daté de Constantin. Elle fut poursuivie par Valentinien et consommée par Théodose. Voyez Eusèbe, Vit. Const., lib. II, cap. 43, 44, et lib. IV, cap. 23; Nicéphore, lib. VII cap. 46; Théodoret, Hist. Eccl., lib. V, cap. 21, et saint Augustin, De Cons. Evang., lib. I, n. 42.
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les biens de la vie présente, mais pour ceux de la vie future. Ici la question, si je ne me trompe, devient plus difficile et monte vers les régions sublimes. Nous avons affaire à des philosophes, non pas aux premiers venus dentre eux, mais aux plus illustres et aux plus excellents, lesquels sont daccord avec nous sur plusieurs choses, puisquils reconnaissent lâme immortelle et le vrai Dieu, auteur et providence de lunivers. Mais comme ils ont aussi beaucoup dopinions contraires aux nôtres, nous devons les réfuter et nous ne faillirons pas à ce devoir. Nous combattrons donc leurs assertions impies dans toute la force quil plaira à Dieu de nous départir, pour laffermissement de la cité sainte, de la vraie piété et du culte de Dieu, sans lequel on ne saurait parvenir à la félicité promise. Je termine ici ce livre, afin de passer au nouveau sujet que je me propose de traiter. (25)
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