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LIVRE QUATRIÈME : A QUI EST DUE LA GRANDEUR DES ROMAINS.
Argument. Il est prouvé dans ce livre que la grandeur et la durée de lempire romain ne sont point louvrage de Jupiter, ni des autres dieux du paganisme, dont la puissance est restreinte à des objets particuliers et à des fonctions secondaires, mais quil en faut faire honneur au seul vrai Dieu, principe de toute félicité, qui forme et maintient les royaumes de la terre par les décrets souverains de sa sagesse.
RÉCAPITULATION DES LIVRES PRÉCÉDENTS. RÉCAPITULATION DU SECOND ET DU TROISIÈME LIVRE. SI UN ÉTAT QUI NE SACCROÎT QUE PAR LA GUERRE DOIT ÊTRE ESTIMÉ SAGE ET HEUREUX. DES SYSTÉMES QUI ATTACHENT DES DIEUX DiFFÉRENTS AUX DIFFÉRENTES PARTIES DE LUNIVERS. DU SYSTÈME QUI FAIT DE DIEU LÂME DU MONDE ET DU MONDE LE CORPS DE DIEU. DU SYSTÈME QUI NADMET COMME PARTIES DE DIEU QUE LES SEULS ANIMAUX RAISONNABLES.
SIL CONVIENT A UN PEUPLE VERTUEUX DE SOUHAITER DE SAGRANDIR. SI, EN SUPPOSANT JUPITER TOUT-PUISSANT, LA VICTOIRE DOIT ÊTRE TENUE POUR DÉESSE. SI LES PAÏENS ONT EU QUELQUE RAISON DE FAIRE DEUX DÉESSES DE LA FÉLICITÉ ET DE LA FORTUNE. QUELLES RAISONS FONT VALOIR LES PAÏENS POUR SE JUSTIFIER DADORER LES DONS DIVINS COMME DES DIEUX. DES JEUX SCÉNIQUES INSTITUÉS PAR LES PAÏENS SUR LORDRE DE LEURS DIEUX. DES TROIS ESPÈCES DE DIEUX DISTINGUÉS PAR LE PONTIFE SCÉVOLA.
SI LE CULTE DES DIEUX A ÉTÉ UTILE AUX ROMAINS POUR ÉTABLIR ET ACCROÎTRE LEUR EMPIRE. CE QUE PENSAIENT, DE LEUR PROPRE AVEU, LES PAÏENS EUX -MÊMES TOUCHANT LES DIEUX DU PAGANISME. DANS QUEL INTÉRÊT LES CHEFS DÉTAT ONT MAINTENU PARMI LES PEUPLES DE FAUSSES RELIGIONS. LA DURÉE DES EMPIRES ET DES ROIS NE DÉPEND QUE DES CONSEILS ET DE LA PUISSANCE DE DIEU.
CHAPITRE PREMIER.RÉCAPITULATION DES LIVRES PRÉCÉDENTS.
En commençant cet ouvrage de la Cité de Dieu, il ma paru à propos de répondre dabord à ses ennemis, lesquels, épris des biens de la terre et passionnés pour des objets qui passent, attribuent à la religion chrétienne, la seule salutaire et véritable, tout ce qui traverse la jouissance de leurs plaisirs, bien que les maux dont la main de Dieu les frappe soient bien plutôt un avertissement de sa miséricorde quun châtiment de sa justice. Et comme il y a parmi eux une foule ignorante qui se laisse animer contre nous par lautorité des savants et se persuade que les malheurs de notre temps sont sans exemple dans les siècles passés (illusion grossière dont les habiles ne sont pas dupes, mais quils entretiennent soigneusement pour alimenter les murmures du vulgaire), jai dû, en conséquence, faire voir par les historiens mêmes des gentils que les choses se sont passées tout autrement. Il a fallu aussi montrer que ces faux dieux quils adoraient autrefois publiquement et quils adorent encore aujourdhui en secret, ne sont que des esprits immondes, des démons artificieux et pervers au point de se complaire dans des crimes qui, véritables ou supposés, nen sont toujours pas moins leurs crimes, puisquils en ont exigé la représentation dans leurs fêtes, afin que les hommes naturellement faibles ne pussent se défendre dimiter ces scandales, les voyant autorisés par lexemple des dieux. Nos preuves à cet égard ne reposent pas sur de simples conjectures, mais eu partie sur ce qui sest passé de notre temps, ayant vu nous-mêmes célébrer ces jeux, et en partie sur les livres de nos adversaires, qui ont transmis les crimes des dieux à la
1. Nous savons par une lettre de saint Augustin ( CLXIX, ad Evod., n1 et 13), que le livre IV et le livre V de la Cité de Dieu ont été écrits lan 415.
postérité, non pour leur faire injure, mais dans lintention de les honorer. Ainsi Varron, ce personnage si docte et dont lautorité est si grande parmi les païens, traitant des choses humaines et des choses divines quil sépare en deux classes distinctes et distribue selon lordre de leur importance, Varron met les jeux scéniques au rang des choses divines, tandis quon ne devrait seulement pas les placer au rang des choses humaines dans une société qui ne serait composée que dhonnêtes gens. Et ce nest pas de son autorité privée que Varron fait cette classification; mais, étant Romain, il sest conformé aux préjugés de son éducation et à lusage. Maintenant, comme à la fin du livre premier, jai annoncé en quelques mots les questions que javais à résoudre, il suffit de se souvenir de ce que jai dit dans le second livre et dans le troisième pour savoir ce quil me reste à traiter.
CHAPITRE II.RÉCAPITULATION DU SECOND ET DU TROISIÈME LIVRE.
Javais donc promis de réfuter ceux qui imputent à notre religion les calamités de lempire romain, en rappelant tous les malheurs qui ont affligé Rome et les provinces soumises à sa domination avant linterdiction des sacrifices du paganisme, malheurs quils ne manqueraient pas de nous attribuer, si notre religion eût, dès ce temps-là, éclairé le monde et aboli leur culte sacrilége. Cest ce que je crois avoir suffisamment développé au second livre et au troisième. Dans lun jai considéré les maux de lâme, les seuls maux véritables, ou du moins les plus grands de tous, et dans lautre jai parlé de ces maux extérieurs et corporels, communs aux bons et aux méchants, qui sont les seuls que ces derniers appréhendent, tandis quils acceptent, je ne dis pas avec indifférence, mais avec plaisir, les (71) autres maux qui les rendent méchants. Et cependant combien peu ai-je parlé de Rome et de son empire, à ne prendre que ce qui sest passé jusquau temps dAuguste! Que serait-ce si javais voulu rapporter et accumuler non- seulement les dévastations, les carnages de la guerre et tous les maux que se font les hommes, mais encore ceux qui proviennent de la discorde des éléments, comme tous ces bouleversements naturels quApulée indique en passant dans son livre Du monde, pour montrer que toutes les choses terrestres sont sujettes à une infinité de changements et de révolutions. Il dit 1 en propres termes que les villes ont été englouties par deffroyables tremblements de terre, que des déluges ont noyé des régions entières, que des continents ont été changés en îles par lenvahissement des eaux, et les mers en continent par leur retraite, que des tourbillons de vent ont renversé des villes, que le feu du ciel a consumé en Orient certaines contrées et que dautres pays en Occident ont été ravagés par des in on-dations. Ainsi on a vu quelquefois le volcan de lEtna rompre ses barrières et vomir dans la plaine des torrents de feu. Si javais voulu recueillir tous ces désastres et tant dautres dont lhistoire fait foi, quand serais-je arrivé au temps où le nom du Christ est venu arrêter les pernicieuses superstitions de lidolâtrie ? Javais encore promis de montrer pourquoi le vrai Dieu, arbitre souverain de tous les empires, a daigné favoriser celui des Romains, et de prouver du même coup que les faux dieux, loin de contribuer en rien à la prospérité de Rome, y ont nui au contraire par leurs artifices et leurs mensonges. Cest ce dont jai maintenant à parler, et surtout de la grandeur de lempire romain; car pour ce qui est de la pernicieuse influence des démons sur les moeurs, je lai déjà fait ressortir très-amplement dans le second livre. Je nai pas manqué non plus, chaque fois que jen ai trouvé loccasion dans le cours de ces trois premiers livres, de signaler toutes les consolations dont les méchants comme les bons, au milieu des maux de la guerre, ont été redevables au nom de Jésus-Christ, selon lordre de cette providence « qui fait lever son soleil et tomber sa pluie sur les justes et sur les injustes ? 2 »
1. Voyez lédition dElmenhorst, page 73. 2. Math. V, 45.
CHAPITRE III.SI UN ÉTAT QUI NE SACCROÎT QUE PAR LA GUERRE DOIT ÊTRE ESTIMÉ SAGE ET HEUREUX.
Voyons donc maintenant sur quel fondement les païens osent attribuer létendue et la durée de lempire romain à ces dieux quils prétendent avoir pieusement honorés par des scènes infâmes jouées par dinfâmes comédiens. Mais avant daller plus loin, je voudrais bien savoir sils ont le droit de se glorifier de la grandeur et de létendue de leur empire, avant davoir prouvé que ceux qui lont possédé ont été véritablement heureux. Nous les voyons en effet toujours tourmentés de guerres civiles ou étrangères, toujours parmi le sang et le carnage, toujours en proie aux noires pensées de la crainte ou aux sanglantes cupidités de lambition, de sorte que sils ont eu quelque joie, on peut la comparer au verre, dont tout léclat ne sert quà faire plus appréhender sa fragilité. Pour en mieux juger, ne nous laissons point surprendre à ces termes vains et pompeux de peuples, de royaumes, de provinces; mais puisque chaque homme, considéré individuellement, est lélément composant dun Etat, si grand quil soit, tout comme chaque lettre est lélément composant dun discours, représentons-nous deux hommes dont lun soit pauvre, ou plutôt dans une condition médiocre, et lautre extrêmement riche, mais sans cesse agité de craintes, rongé de soucis, tourmenté de convoitises, jamais en repos, toujours dans les querelles et les dissensions, accroissant toutefois prodigieusement ses richesses au sein de tant de misères, mais augmentant du même coup ses soins et ses inquiétudes; que dautre part lhomme dune condition médiocre se contente de son petit bien, quil soit chéri de ses parents, de ses voisins, de ses amis, quil jouisse dune agréable tranquillité desprit, quil soit pieux, bienveillant, sain de corps, sobre dhabitudes, chaste de moeurs et calme dans sa conscience, je ne sais sil y a un esprit assez fou pour hésiter à qui des deux il doit donner la préférence. Or, il est certain que la même règle qui nous sert à juger du bonheur de ces deux hommes, doit nous servir pour celui de deux familles, de deux peuples, de deux empires, et que si nous voulons mettre de côté nos préjugés et faire une juste application de cette règle, nous démêlerons (72) aisément ce qui est la chimère du bonheur et ce qui en est la réalité. Cest pourquoi, quand la religion du vrai Dieu est établie sur la terre, quand fleurit avec le culte légitime la pureté des moeurs, alors il est avantageux que les bons règnent au loin et maintiennent longtemps leur empire, non pas tant pour leur avantage que dans lintérêt de ceux à qui ils commandent. Quant à eux, leur piété et leur innocence, qui sont les grands dons de Dieu, suffisent pour les rendre véritablement heureux dans cette vie et dans lautre. Mais il eu va tout autrement des méchants. La puissance, loin de leur être avantageuse, leur est extrêmement nuisible, parce quelle ne leur sert quà faire plus de mal. Quant à ceux qui la subissent, ce qui leur est avant tout préjudiciable, ce nest pas la tyrannie dautrui, mais leur propre corruption; car tout ce que les gens de bien souffrent de linjuste domination de leurs maîtres nest pas la peine de leurs fautes, mais lépreuve de leur vertu. Cest pourquoi lhomme de bien dans tes fers est libre, tandis que le méchant est esclave jusque sur le trône; et il nest pas esclave dun seul homme, mais il a autant de maîtres que de vices 1. LEcriture veut parler de ces maîtres, quand elle dit « Chacun est esclave de celui qui la vaincu 2 ».
CHAPITRE IV. LES EMPIRES, SANS LA JUSTICE, NE SONT QUE DES RAMAS DE BRIGANDS.
En effet, que sont les empires sans la justice, sinon de grandes réunions de brigands ? Aussi bien, une réunion de brigands est-elle autre chose quun petit empire, puisquelle forme une espèce de société gouvernée par un chef, liée par un contrat, et où le partage du butin se fait suivant certaines règles convenues? Que cette troupe malfaisante vienne à augmenter en se recrutant dhommes perdus, quelle sempare de places pour y fixer sa domination, quelle prenne des villes, quelle subjugue des peuples, la voilà qui reçoit le nom de royaume, non parce quelle a dépouillé sa cupidité, mais parce quelle a su accroître son impunité. Cest ce quun pirate, tombé au pouvoir dAlexandre le Grand, sut
1. Saint Augustin prend ici le plus pur de la morale stoïcienne pour le combiner avec lesprit chrétien. Comp. cicéron, paradoxe V. 2. II Petr., II, 19.
fort bien lui dire avec beaucoup de raison et desprit. Le roi lui ayant demandé pourquoi il troublait ainsi la mer, il lui repartit fièrement « Du même droit que tu troubles la terre. Mais comme je nai quun petit navire, on mappelle pirate, et parce que tu as une grande flotte, on tappelle conquérant 1».
CHAPITRE V. LA PUISSANCE DES GLADIATEURS FUGITIFS FUT PRESQUE ÉGALE A CELLE DES ROIS.
En conséquence, je ne veux point examiner quelle espèce de gens ramassa Romulus pour composer sa ville; car aussitôt que le droit de cité dont il les gratifia les eut mis à couvert des supplices quils méritaient et dont la crainte pouvait les porter à des crimes nouveaux et plus grands encore, ils devinrent plus doux et plus humains. Je veux seulement rappeler ici un événement qui causa de graves difficultés à lempire romain et le mit à deux doigts de sa perte, dans un temps où il était déjà très-puissant et redoutable à tous les autres peuples. Ce fut quand un petit nombre de gladiateurs de la Campanie, désertant les jeux de lamphithéâtre, levèrent une armée considérable sous la conduite de trois chefs et ravagèrent cruellement toute litalie. Quon nous dise par le secours de quelle divinité, dun si obscur et si misérable brigandage ils parvinrent à une puissance capable de tenir en échec toutes les forces de lempire! Conclura-t-on de la courte durée de leurs victoires que les dieux ne les ont point assistés? Comme si la vie de lhomme, quelle quelle soit, était jamais de longue durée ! A ce compte, les dieux naideraient personne à semparer du pouvoir, personne nen jouissant que peu de temps, et on ne devrait point tenir pour un bienfait ce qui dans chaque homme et successivement dans tous les hommes sévanouit comme une vapeur. Quimporte à ceux qui ont servi les dieux sous Romulus et qui sont morts depuis longues années, quaprès eux lempire se soit élevé au comble de la grandeur, lorsquils sont réduits pour leur propre compte à défendre leur cause dans les enfers? Quelle soit bonne ou mauvaise, cela ne fait rien à la question; mais enfin, tous tant quils
1. Cette anecdote est probablement empruntée au livre II de la République de Cicéron. Voyez Nonius Marcellus, page 318, 14, et page 534, 15.
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sont, après avoir vécu sous cet empire pendant une longue suite de siècles , ils ont promptement achevé leur vie et ont passé comme un éclair; après quoi ils ont disparu, chargés du poids de leurs actions. Que si au contraire il faut attribuer à la faveur des dieux tous les biens, si courte quen soit la durée, les gladiateurs dont je parle ne leur sont pas médiocrement redevables, puisque nous les voyons briser leurs fers, senfuir, assembler une puissante armée, et, sous la conduite et le gouvernement de leurs chefs, faire trembler lempire romain, battre ses armées, prendre ses villes, semparer de tout, jouir de tout, contenter tous leurs caprices, vivre en un mot comme des princes et des rois, jusquau jour où ils ont été vaincus et domptés, ce qui ne sest pas fait aisément 1. Mais passons à des exemples dun ordre plus relevé.
CHAPITRE VI.DE LAMBITION DU ROI NINUS QUI , LE PREMIER, DÉCLARA LA GUERRE A SES VOISINS AFIN DÉTENDRE SON EMPIRE.
Justin, qui a écrit en latin lhistoire de la Grèce, ou plutôt lhistoire des peuples étrangers, et abrégé Trogue-Pompée, commence ainsi son ouvrage: « Dans le principe, les peuples étaient gouvernés par des rois qui étaient redevables de cette dignité suprême, non à la faveur populaire, mais à leur vertu consacrée par lestime des gens de bien. Il ny avait point alors dautres lois que la volonté du prince. Les rois songeaient plutôt à conserver leurs Etats quà les accroître, et chacun deux se contenait dans les bornes de son empire. Ninus fut le premier qui, poussé par lambition, sécarta de cette ancienne coutume. Il porta la guerre chez ses voisins, et comme il avait affaire à des peuples encore neufs dans le métier des armes, il assujétit tout jusquaux frontières de la Lybie ». Et un peu après: « Ninus affermit ses grandes conquêtes par une longue possession. Après avoir vaincu ses voisins et accru ses forces par celles des peuples sou mis, il fit servir ses premières victoires à en remporter de nouvelles et soumit tout lOrient ». Quelque opinion quon ait sur la véracité de Justin ou de Trogne-Pompée, car
1. La guerre des gladiateurs fut terminée, au bout de trois ans, par L. Crassus.
il y a des historiens plus exacts qui les ont convaincus plus dune fois dinfidélité, toujours est-il quon tombe daccord que Ninus étendit beaucoup lempire des Assyriens. Et quant à la durée de cet empire, elle excède celle de lempire romain, puisque les chronologistes comptent douze cent quarante ans depuis la première année du règne de Ninus jusquau temps de la domination des Mèdes 1, Or, faire la guerre à ses voisins, attaquer des peuples de qui on na reçu aucune offense et seulement pour satisfaire son ambition, quest-ce autre chose que du brigandage en grand?
CHAPITRE VII.SIL FAUT ATTRIBUER A LASSISTANCE OU A LABANDON DES DIEUX LA PROSPÉRITÉ OU LA DÉCADENCE DES EMPIRES.
Si lempire dAssyrie a eu cette grandeur et cette durée sans lassistance des dieux, pourquoi donc attribuer aux dieux de Rome la grandeur et la durée de lempire romain? Quelle que soit la cause qui a fait prospérer les deux empires, elle est la même dans les deux cas. Dailleurs si lon prétend que lempire dAssyrie a prospéré par lassistance des dieux, je demanderai : de quels dieux? car les peuples subjugués par Ninus nadoraient point dautres dieux que les siens. Dira-t-on que les Assyriens avaient des dieux particuliers, plus habiles ouvriers dans lart de bâtir et de conserver des empires; je demanderai alors si ces dieux étaient morts quand lempire dAssyrie sest écroulé? Ou bien serait-ce que faute davoir été payés de leur salaire, ou sur la promesse dune plus forte récompense, ils ont mieux aimé passer aux Mèdes, pour se tourner ensuite du côté des Perses, en faveur de Cyrus qui les appelait et leur faisait espérer une condition plus avantageuse? En effet, ce dernier peuple, depuis la domination, vaste en étendue, mais courte en durée, dAlexandre le Grand, a toujours conservé son ancien Etat, et il occupe aujourdhui dans lOrient une vaste étendue de pays 2. Or, sil en est ainsi, ou bien les dieux sont coupables dinfidélité, puisquils abandonnent leurs amis pour
1. Ici, comme plus bas (livre XVI, ch. 17), saint Augustin suit la chronologie dEusèbe. Lempira des Perses, renversé par Alexandre (331 ans avant J.-C.), fut reconstitué par Arsace, chef des Parthes (246 ans avant J.-C.), pour reprendre une forme nouvelle sous Artaxerce, vainqueur des Parthes, vers 226 après J.-C.
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passer du côté de leurs ennemis, et font ce que Camille, qui nétait quun homme, ne voulut pas faire, quand, après avoir vaincu les ennemis les plus redoutables de Rome, il éprouva lingratitude de sa patrie, et quau lieu den conserver du ressentiment, il sauva une seconde fois ses concitoyens en les délivrant des mains des Gaulois; ou bien ces dieux ne sont pas aussi puissants quil conviendrait à leur divinité, puisquils peuvent être vaincus par la prudence ou par la force; ou enfin, sil nest pas vrai quils soient vaincus par des hommes, mais par dautres dieux, il y a donc entre ces esprits célestes des inimitiés et des luttes, suivant que chacun se range de tel ou tel parti, et alors pourquoi un Etat adorerait-il ses dieux propres de préférence à dautres dieux que ceux-ci peuvent appeler comme auxiliaires? Quoi quil en soit au surplus de ce passage, de cette fuite, de cette migration ou de cette défection des dieux, il est certain quon ne connaissait point encore Jésus-Christ quand ces monarchies ont été détruites ou transformées. Car lorsque, après une durée de douze cents ans et plus, lempire des Assyriens sest écroulé, si déjà la religion chrétienne eût annoncé le royaume éternel et fait interdire le culte sacrilége des faux dieux, les Assyriens nauraient pas manqué de dire que beur empire ne succombait, après avoir duré si longtemps, que pour avoir abandonné la religion des ancêtres et embrassé celle de Jésus-Christ. Que la vanité manifeste de ces plaintes soit comme un miroir où nos adversaires pourront reconnaître linjustice des leurs, et quils rougissent de les produire, sil leur reste encore quelque pudeur. Mais je me trompe : lempire romain nest pas détruit, comme la été celui dAssyrie; il nest quéprouvé. Bien avant le christianisme, il a connu ces dures épreuves et il sen est relevé. Ne désespérons pas aujourdhui quil se relève encore; car en cela qui sait la volonté de Dieu?
CHAPITRE VIII.LES ROMAINS NE SAURAIENT DIRE QUELS SONT PARMI LEURS DIEUX CEUX A QUI ILS CROIENT DEVOIR LACCROISSEMENT ET LA CONSERVATION DE LEUR EMPIRE, CHAQUE DIEU EN PARTICULIER ÉTANT CAPABLE TOUT AU PLUS DE VEILLER A SA FONCTION PARTICULIÈRE.
Mais cherchons, je vous prie, parmi cette multitude de dieux quadoraient les Romains, quel est celui ou quels sont ceux à qui ils se croient particulièrement redevables de la grandeur et de la conservation de leur empire ? Je ne pense pas quils osent attribuer quelque part dans un si grand et si glorieux ouvrage à la déesse de Cloacina 1,ou à Volupia, qui tire son nom de-la volupté, ou à Libentina, qui prend le sien du libertinage, ou à Vaticanus, qui préside aux vagissements des enfants, ou à Cunina 2, qui veille sur leur berceau. Je ne puis ici rappeler en quelques lignes tous ces noms de dieux et de déesses qui peuvent à peine tenir dans de gros volumes, où lon attache chaque divinité à son objet particulier, suivant la fonction qui lui est propre. Par exemple, on na pas jugé à propos de confier à un seul dieu le soin des campagnes; on a donné la plaine à Rusina 3, le sommet des montagnes à Jugatinus, la colline à Collatina, la vallée à Valbonia. On na même pas trouvé une divinité assez vigilante pour lui donner exclusivement la direction des moissons: on a recommandé à Séia les semences, pendant quelles sont encore en terre; à Segetia, les blés quand ils sont levés; à Tutilina, la tutelle des récoltes et des grains, quand ils sont recueillis dans les greniers. Evidemment Segetia na pas été jugée suffisante pour soigner les moissons depuis leur naissance jusquà leur maturité. Mais comme si ce nétait pas encore assez de cette foule de divinités à ces idolâtres insatiables dont lâme corrompue dédaignait les chastes embrassements de son dieu pour se prostituer à une troupe infâme de démons, ils ont fait présider Proserpine aux germes des blés, le dieu Nodatus aux noeuds du tuyau, la déesse Volutina à lenveloppe de lépi; vient ensuite Patelana 4, quand lépi souvre; Hostilina, quand la barbe et lépi sont de niveau; Flora, quand il est en fleur; Lacturnus, quand il est en lait; Matuta,
1. Il est clair que saint Augustin cite ici Cloacina comme la déesse des cloaques, ne fondant sur une tradition qui a été également suivie par Tertulien (De Pall., cap. 4, p. 22, édit. de Saumaise) et par saint Cyprien (De Idol. van.). Est-il vrai maintenant quil y eut à Rome une déesse des cloaques? cest fort douteux. Cloaciria nétait peut-être quun surnom de Vénus (Vénus Cloacina, purgatrix, expiatria, a cluendo). 2. Cunina de cunae, berceau.- 3. Ces rapports étymologiques sont souvent intraduisibles en français. Rusina vient de rus (champs), et Jugatina de jugum (crête, cime des montagnes). 4. Patelana de patere, souvrir; saint Augustin aurait même pu distinguer Patelana ou Patellana de Patella. Suivant Arnobe (Contr. gent., lib. IV, p. 124), on invoquait Patella pour les choses ouvertes et Patellina pour les choses à ouvrir.
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quand il mûrit; Runcina, quand on le coupe 1. Je ne dis pas tout, car je me lasse de nommer ce quils nont pas honte dadorer; mais le peu que jen ai dit suffit pour montrer quil est déraisonnable dattribuer lorigine , les progrès et la conservation de lempire romain à des divinités tellement appliquées à leur office particulier quaucune tâche générale ne pouvait leur être confiée. Comment Segetia se fût-elle mêlée du gouvernement de lempire, elle à qui il nétait pas permis davoir soin à la fois des arbres et des moissons? comment Cunina eût-elle pensé à la guerre, lorsque sa charge ne sétendait pas au-delà du berceau des enfants? que pouvait-on attendre de Nodatus dans les combats, puisque son pouvoir, borné aux noeuds du tuyau, ne sélevait pas jusquà la barbe de lépi? On se contente dun portier pour garder lentrée de sa maison, et ce portier suffit parfaitement, cest un homme; nos idolâtres y ont mis trois dieux: Forculus, à la porte; Cardea, aux gonds; Limentinus, au seuil; en sorte que Forculus ne pouvait garder à la fois le seuil et les gonds 2.
CHAPITRE IX.SI LON DOITATTRIBUER LA GRANDEUR ET LA DURÉE DE LEMPIRE ROMAIN A JUPITER, QUE SES ADORATEURS REGARDENT COMME LE PREMIER DES DIEUX.
Mais laissons là, pour quelque temps du moins, la foule des petits dieux et cherchons quel a été le rôle de ces grandes divinités par qui Rome est devenue la dominatrice des nations. Voilà sans doute une oeuvre digne de Jupiter, de ce dieu qui passe pour le roi de tous les dieux et de toutes les déesses, ainsi que le marquent et le sceptre dont il est armé, et ce Capitole construit en son honneur au sommet dune haute colline.
« Tout est plein de Jupiter 3 »
sécrie Virgile, et ce mot, quoique dun poète, est cité comme exactement vrai. Suivant Varron, cest Jupiter quadorent en réalité ceux qui ne veulent adorer quun dieu sans image auquel ils donnent un autre nom 4 . Si cela
1. Proserpina de proserpere, germer; Volutina de involumentum, enveloppe; Hostilina (suivant saint Augustin) de hostire pour aequare, égaler, être de niveau; Runeina de runcare, runcinare, sarcler. 2. Forculus de feria, porte; Cardea de cardo, gond; Limentinus de limen, seuil. 3. Virgile, Eclog., III, vers 60. 4. Varron voulait-il parler du Jéhovah des Juifs? cest ce qui semble résulter de divers autres passages de saint Augustin.Voyez plus bas, ch. 3), et le traité De cons. Evangel., lib. I, n. 30.
est, doù vient quon la respecté assez peu à Rome et ailleurs pour le représenter par une statue? Superstition blâmée expressément par Varron, qui, tout entraîné quil pût être par le torrent de la coutume et par lautorité de Rome, na pas laissé de dire et décrire quen élevant des statues aux dieux, on avait banni la crainte pour introduire lerreur.
CHAPITRE X.DES SYSTÉMES QUI ATTACHENT DES DIEUX DiFFÉRENTS AUX DIFFÉRENTES PARTIES DE LUNIVERS.
Pourquoi avoir marié Jupiter avec Junon quon nous donne pour être à la fois « et sa soeur et sa femme 1? » Cest, dit-on, que Jupiter occupe léther, Junon, lair, et que ces deux éléments, lun supérieur, lautre inférieur, sont étroitement unis. Mais alors, si Junon remplit la moitié du monde, elle ôte de sa place à ce dieu dont le poète a dit:
« Tout est plein de Jupiter ».
Dira-t-on que les deux divinités remplissent lune et lautre les deux éléments et quelles sont ensemble chacun deux? Je demanderai pourquoi lon assigne particulièrement léther à Jupiter et lair à Junon? Dailleurs, sil suffit de ces deux divinités pour tout remplir, à quoi sert davoir donné la mer à Neptune et la terre à Pluton? Et qui plus est, de peur de laisser ces dieux sans femmes, on a marié Neptune avec Salacie et Pluton avec Proserpine. Cest, dit-on, que Proserpine occupe la région inférieure de la terre, comme Salacie la région inférieure de la mer, et Junon la région inférieure du ciel, qui est lair. Voilà comment les païens essaient de coudre leurs fables; mais ils ny parviennent pas. Car si les choses étaient comme ils le disent, leurs anciens sages admettraient trois éléments et non pas quatre, afin den accorder le nombre avec celui des couples divins. Or, ils distinguent positivement léther davec lair. Quant à leau, supposé que leau supérieure diffère en quelque façon de leau inférieure, en haut ou en bas, cest toujours de leau. De même pour la terre; la différence du lieu peut bien changer ses qualités, mais non sa nature. Maintenant, avec ces trois ou ces quatre éléments, voilà le
1. Virgile, Énéide, livre 1, vers 47.
monde complet: où donc sera Minerve? quelle partie du monde aura-t-elle à remplir, quel lieu à habiter? Car on sest avisé de la mettre au Capitole 1 avec Jupiter et Junon, bien quelle ne soit pas le fruit de leur mariage. Si on dit quelle habite la plus haute région de lair et que cest pour cela que les poètes la font naître du cerveau de Jupiter, je demande pourquoi on ne la pas mise à la tête des dieux, puisquelle est située au-dessus de Jupiter. Serait-ce quil neût pas été juste de mettre la fille au-dessus du père? mais alors pourquoi na-t-on pas gardé la même justice entre Jupiter et Saturne? Cest, dira-t-on, que Saturne a été vaincu par Jupiter. Ces deux dieux se sont donc battus! Point du tout, sécrie-t-on; ce sont là des bavardages de la fable. Eh bien! soit; ne croyons pas à la fable et ayons meilleure opinion des dieux. Puis donc que lon na pas mis Saturne au-dessus de Jupiter, que ne plaçait-on le père et le fils sur le même rang? Cest, dit-on, que Saturne est limage du temps 2. A ce compte, ceux qui adorent Saturne adorent le temps, et voilà Jupiter, le roi des dieux, qui est issu du temps. Aussi bien, quelle injure fait-on à Jupiter et à Junon de dire quils sont issus du temps, sil est vrai que Jupiter soit le ciel et Junon la terre 3, le ciel et la terre ayant été créés dans le temps? Cest la doctrine quon trouve dans les livres de leurs savants et de leurs sages; et Virgile sinspire, non des fictions de la poésie, mais des systèmes des philosophes, quand il dit:
« Alors le Père tout-puissant, lEther, descend au sein de son épouse et la réjouit par des pluies fécondes 4 ».
cest-à-dire quil descend au sein de Tellus ou de la Terre; car encore ici, on veut voir des différences et soutenir quautre chose est la Terre, autre chose Tellus, autre chose enfin Tellumo 5. Chacune de ces trois divinités a son nom, ses fonctions, son culte et ses autels. On donne encore à la terre le nom de mère des dieux, en sorte quil ny a pas tant à se récrier
1. Minerve fut placée an Capitole sous Tarquin le Superbe. Voyez Denys dHalycarnasse, Antiq., lib. IV, cap. 62. 2. Voyez Cicéron, de Nat. deor., lib. , cap. 25. 3. Junon, citée ici comme figurant la terre, est citée plus haut somme figurant lair. Il ny a pas là proprement inexactitude, ni contradiction. Junon, par rapport à Jupiter, cest lélément inférieur par rapport à lélément supérieur. Quand Jupiter figure léther, Junon figure lair; quand Jupiter désigne le ciel, Junon désigne la terre, Voyez Varron, De ling. lat., lib. V, cap. 27. 4. Virgile, Georg., liv. II, vers 325, 326. 5. Terra désignait lélément terrestre dans son unité, Tellus, la capacité passive de la terre, Tellumo, son énergie active et fécondante. Voyez plus bas, livre VII, ch. 23.
contre les poètes, puisque voilà les livres sacrés qui font de Junon, non-seulement la soeur et la femme, mais aussi la mère de Jupiter. On veut encore que la terre soit Cérès ou Vesta, quoique le plus souvent Vesta ne soit que le feu, la divinité des foyers, sans lesquels une cité ne peut exister. Et cest pour cela que lon consacre des vierges au service de Vesta, le feu ayant cette analogie avec les vierges, que, comme elles, il nenfante rien. Mais tous ces vains fantômes devaient sévanouir devant celui qui a voulu naître dune vierge. Et qui pourrait souffrir, en effet, quaprès avoir attribué au feu une dignité si grande et une sorte de chasteté, ils ne rougissent point didentifier quelquefois Vesta avec Vénus, afin sans doute que la virginité, si révérée dans les vestales, ne soit plus quun vain nom? Si Vesta nest autre que Vénus, comment des vierges la serviraient-elle en sabstenant des oeuvres de Vénus? Y aurait-il par hasard deux Vénus, lune vierge et lautre épouse?ou plutôt trois, la Vénus des vierges ou Vesta, la Vénus des femmes, et la Vénus des courtisanes, à qui les Phéniciens offraient le prix de la prostitution de leurs filles avant que de les marier 1 ? Laquelle de ces trois Vénus est la femme de Vulcain? Ce nest pas la vierge, puisquelle a un mari. Loin de moi la pensée que ce soit la courtisane! ce serait faire trop dinjure au fils de Junon, à lémule de Minerve. Cest donc la Vénus des épouses; mais alors que les épouses prennent garde dimiter leur patronne dans ce quelle a fait avec Mars. Vous en revenez encore aux fables, me dira-t-on; mais, en vérité, où est la justice à nos adversaires de semporter contre nous, quand nous parlons ainsi de leurs dieux, et de ne pas semporter contre eux-mêmes, quand ils assistent avec tant de plaisir au spectacle des crimes de ces dieux, et, chose incroyable si le fait nétait pas avéré, quand ils veulent faire tourner à lhonneur de la divinité ces représentations scandaleuses?
CHAPITRE XI.DE CETTE OPINION DES SAVANTS DU PAGANISME QUE TOUS LES DIEUX NE SONT QUUN SEUL ET MÊME DIEU, SAVOIR : JUPITER.
Quils apportent donc autant de raisons
1. Au témoignage dEusèbe, daprès Sanchoniathon ; voyez Praep. Evang. Lib. I, cap. 10.
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physiques et autant de raisonnements quil leur plaira pour établir tantôt que Jupiter est lâme du monde, laquelle pénètre et meut foute cette masse immense composée de quatre éléments ou dun plus grand nombre; tantôt quil donne une part de sa puissance à sa soeur et à ses frères; tantôt quil est léther et quil embrasse Junon, qui est lair répandu au-dessous de lui; tantôt quavec lair il est tout le ciel, et que, par ses pluies et ses semences, il féconde la terre, qui se trouve être à la fois sa femme et sa mère, car cela na rien de déshonnête entre dieux; tantôt enfin, pour navoir pas à voyager dans toute la nature, quil est le dieu unique, celui dont a voulu parler, au sentiment de plusieurs, le grand poète qui a dit:
« Dieu circule à travers toutes les terres, toutes les mers, toutes les profondeurs des cieux 1».
Quainsi, dans léther, il soit Jupiter, dans lair, Junon; dans la région supérieure de la mer, Neptune, et Salacie dans la région inférieure; Pluton au haut de la terre, et au bas, Proserpine ; dans les foyers domestiques, Vesta; dans les forges, Vulcain ; parmi les astres, le Soleil, la Lune et les Etoiles; parmi les devins, Apollon; dans le commerce, Mercure; en tout ce qui commence, Janus, et Terminus en tout ce qui finit; dans le temps, Saturne; dans la guerre, Mars et Bellone; dans les fruits de la vigne, Liber; dans les moissons, Cérès; dans les forêts, Diane; dans les arts, Minerve; enfin, quil soit encore cette foule de petits dieux, pour ainsi dire plébéiens : quil préside, sous le nom de Liber, à la vertu génératrice des hommes, et sous le nom de Libera à celle des femmes; quil soit Diespiter 2 qui conduit les accouchements à terme; Mona, qui veille au flux menstruel; Lucina, quon invoque au moment de la délivrance; que sous le nom dOpis 3 il assiste les nouveau-nés et les recueille sur le sein de la terre; quil leur ouvre la bouche à leurs premiers vagissements et soit alors le dieu Vaticanus; quil devienne Levana pour les soulever de terre, et Cunina pour les soigner dans leur berceau; quil réside en ces déesses
1. Virgile, Georg., lib. IV,vers. 221, 222. 2. Diespiter signifie probablement père du jour (diei pater). Voyez Aulu-Gelle, lib. V, cap. 12, et Varron, De ling. lat., lib. V, § 66. 3. Opis, de ops, force, secours. La déesse Opis ne doit pas être confondue avec Opa ou Rhéa, femme de Saturne. Voyez Servius ad Virg. , Aen., lib. XI, vers 532.
qui prophétisent les destinées, et quon appelle Carmentes 1; quil préside, sous le nom de Fortune, aux événements fortuits; quil soit Rumina, quand il présente aux enfants la mamelle, par la raison que le vieux langage nomme la mamelle ruma; quil soit Potina pour leur donner à boire, et Educa 2 pour leur donner à manger; quil doive à la peur enfantine le nom de Paventin; à lespérance qui vient celui de Venilia; à la volupté celui de Volupia; à laction celui dAgenoria; aux stimulants qui poussent laction jusquà lexcès, celui de Stimula ; quon lappelle Strenia, parce quil excite le courage; Numeria, comme enseignant à nombrer; Camena, comme apprenant à chanter; quil soit le dieu Consus, pour les conseils quil donne, et la déesse Sentia pour les sentiments quil inspire; quil veille, sous le nom de Juventa, au passage de lenfance à la jeunesse; quil soit encore la Fortune Barbue, qui donne de la barbe aux adultes, et quon aurait dû, pour leur faire honneur, appeler du nom mâle de Fortunius, plutôt que dun nom femelle, à moins quon neût préféré, selon lanalogie qui a tiré le dieu Nodatus des noeuds de la tige, donner à la Fortune le nom de Barbatus, puisquelle a les barbes dans son domaine; que ce soit encore le même dieu quon appelle Jugatinus, quand il joint les époux; Virginiensis, quand il détache du sein de la jeune mariée la ceinture virginale ; quil soit même, sil nen a point de honte, le dieu Mutunus ou Tutunus 3, que les Grecs appellent Priape; en un mot, quil soit tout ce que jai dit et tout ce que je nai pas dit, car je nai pas eu dessein de tout dire; que tous ces dieux et toutes ces déesses forment un seul et même Jupiter, ou que toutes ces divinités soient ses parties, comme le pensent quelques-uns, ou ses vertus, selon lopinion qui fait de lui lâme du monde; admettons enfin celle de ces alternatives quon voudra, sans examiner en ce moment ce quil en est, je demande ce que perdraient les païens à faire un calcul plus court et plus sage, et à nadorer quun seul Dieu? Que méprise,rait-on de lui, en effet, en ladorant lui-même? Si lon a eu à craindre que quelques parties de sa divinité omises ou négligées ne vinssent à sen irriter, il nest donc pas vrai
1. Sur le rôle de ces déesses, voyez Aulu-Gelle, lib. XVI, cap. 16. 2. Potina de potare, boire; Educa de educare, nourrir. 3. Sur le dieu Mutunus ou ToIsions, voyez Arnobe, Contr. gent., ib. IV, p. 134, et Lactance, Inst., lib. I, cap. 20.
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quil soit, comme on le prétend, la vie universelle embrassant dans son unité tous les dieux comme ses vertus, ses membres ou ses parties; et il faut croire alors que chaque partie a sa vie propre, séparée de la vie des autres parties, puisque lune delles peut sirriter, sapaiser, sémouvoir sans lautre. Dira- t-on que toutes ses parties ensemble, cest-à-dire tout Jupiter soffenserait, si chaque partie nétait point particulièrement adorée? Ce serait dire une absurdité; car aucune partie ne serait négligée, du moment quon servirait celui qui les comprend toutes. Dailleurs, sans entrer ici dans des détails infinis, quand les païens soutiennent que tous les astres sont des parties de Jupiter, quils ont la vie et des âmes raisonnables, et quà ce titre ils sont évidemment des dieux, ils ne saperçoivent pas quà ce compte il y a une infinité de dieux quils nadorent pas et à qui ils nélèvent ni temples, ni autels, puisquil y a très-peu dastres qui aient un culte et des sacrifices particuliers. Si donc les dieux soffensent quand ils ne sont pas singulièrement adorés, comment les païens ne craignaient-ils pas, pour quelques dieux quils se rendent propices, davoir contre eux tout le reste du ciel? Que sils pensent adorer toutes les étoiles en adorant Jupiter qui les embrasse toutes, ils pourraient donc aussi résumer dans le culte de Jupiter celui de tous les dieux. Ce serait le moyen de les contenter tous; au lieu que le culte rendu à quelques-uns doit mécontenter le nombre beaucoup plus grand de ceux quon néglige, surtout quand ils se voient préférer un Priape étalant sa nudité obscène, eux qui resplendissent de lumière dans les hauteurs du ciel.
CHAPITRE XII.DU SYSTÈME QUI FAIT DE DIEU LÂME DU MONDE ET DU MONDE LE CORPS DE DIEU.
Que dirai-je maintenant de cette doctrine dun Dieu partout répandu? ne doit-elle pas soulever tout homme intelligent ou plutôt tout homme quel quil soit? Certes il nest pas besoin dune grande sagacité, à quiconque sait se dégager de lesprit de contention, pour reconnaître que si Dieu est lâme du monde et le monde le corps de cette âme, si ce Dieu réside en quelque façon au sein de la nature, contenant toutes choses en soi, de telle sorte que lâme universelle qui vivifie la masse tout entière soit la substance commune doù naissent chacune à son tour les âmes de tous les vivants, il suit de là quil ny a aucun être qui ne soit une partie de Dieu. Or, qui ne voit que les conséquences de ce système sont impies et irréligieuses au suprême degré, puisquil sensuit quen marchant sur un corps, je marche sur une partie de Dieu, et quen tuant un animal, cest une partie de Dieu que je tue? Mais je ne veux pas dire tout ce que peut ici suggérer la pensée, sans que le langage puisse décemment lexprimer.
CHAPITRE XIII.DU SYSTÈME QUI NADMET COMME PARTIES DE DIEU QUE LES SEULS ANIMAUX RAISONNABLES.
Dira-t-on quil ny a que les animaux raisonnables, comme les hommes, par exemple, qui soient des parties de Dieu? Mais si le monde tout entier est Dieu, je ne vois pas de quel droit on retrancherait aux bêtes leur portion de divinité. Au surplus, à quoi bon insister? ne parlons que de lanimal raisonnable, de lhomme. Quoi de plus tristement absurde que de croire quen donnant le fouet à un enfant, on le donne à une partie de Dieu? Que dire de ces parties de Dieu qui deviennent injustes, impudiques, impies, damnables enfin, si ce nest que pour supporter de pareilles conséquences, il faut avoir perdu le sens? Je demanderai enfin pourquoi Dieu sirrite contre ceux qui ne ladorent pas, puisque cest sirriter contre des parties de soi-même. Il ne reste donc quune chose à dire, cest que chacun des dieux a sa vie propre, quil vit pour soi, sans faire partie dun autre que soi, et quil faut adorer, sinon tous les dieux, car ils sont tellement nombreux que cela est impossible, du moins tous ceux que lon peut connaître et servir. Ainsi, comme Jupiter est le roi des dieux, jimagine que cest à lui quon attribue la fondation et laccroissement de lempire romain. Car sil nétait pas lauteur dun si grand ouvrage, à quel autre dieu en pourrait-on faire honneur, chacun ayant son emploi distinct qui loccupe assez et ne lui laisse pas le temps dentreprendre sur la charge des autres? Il ny a donc sans contredit que le roi des dieux qui ait pu travailler à laccroissement et à la grandeur du roi des peuples. (79)
CHAPITRE XIV.ON A TORT DE CROIRE QUE CEST JUPITER QUI VEILLE A LA PROSPÉRITÉ DES EMPIRES, ATTENDU QUE LA VICTOIRE, SI ELLE EST UNE DÉESSE, COMME LE VEULENT LES PAÏENS, A PU SEULE SUFFIRE A CET EMPLOI.
Je demanderai ici tout dabord pourquoi on na pas fait de lempire un dieu. On nen peut donner aucune raison, puisquon a fait de la victoire une déesse. Quest-il même besoin dans cette affaire de recourir à Jupiter, si la victoire a ses faveurs et ses préférences, et si elle va toujours trouver ceux quelle veut rendre vainqueurs? Avec la protection de cette déesse, quand même Jupiter resterait les bras croisés ou soccuperait dautre chose, de quelles nations, de quels royaumes ne viendrait-on pas à bout? On dira que les gens de bien sont arrêtés par la crainte dentreprendre des guerres injustes qui nont dautre objet que de sagrandir aux dépens de voisins pacifiques et inoffensifs. Voilà de beaux sentiments; si ce sont ceux de mes adversaires, je men réjouis et je men félicite.
CHAPITRE XV.SIL CONVIENT A UN PEUPLE VERTUEUX DE SOUHAITER DE SAGRANDIR.
Mais il y a dès lors une nouvelle question qui sélève : cest de savoir sil convient à un peuple vertueux de se réjouir de lagrandissement de son empire. La cause, en effet, ne saurait en être que dans linjustice de ses voisins qui en lattaquant sans raison lui ont donné occasion de sagrandir justement par la guerre. Supposez, en effet, quentre tous les peuples voisins régnassent la justice et la paix, tout État serait de peu détendue, et au sein de cette médiocrité et de ce repos universels les divers États seraient dans le monde ce que sont les diverses familles dans la cité. Ainsi la guerre et les conquêtes, qui sont un bonheur pour les méchants, sont pour les bons une nécessité. Toutefois, comme le mal serait plus grand si les auteurs dune agression injuste réussissaient à subjuguer ceux qui ont eu à la subir, on a raison de regarder la victoire des bons comme une chose heureuse; mais cela nempêche pas que le bonheur ne soit plus grand de vivre en paix avec un bon voisin que dêtre obligé den subjuguer un mauvais, Car il est dun méchant de souhaiter un sujet de haine ou de crainte pour avoir un sujet de victoire. Si donc ce nest que par des guerres justes et légitimes que les Romains sont parvenus à posséder un si vaste empire, je leur propose une nouvelle déesse à adorer: cest lInjustice des nations étrangères, qui a si fort contribué à leur grandeur par le soin quelle a pris de leur susciter dinjustes ennemis, à qui ils pouvaient faire justement et avantageusement la guerre. Et pourquoi linjustice ne serait-elle pas une déesse, et une déesse étrangère, puisque la Crainte, la Pâleur et la Fièvre sont au rang des divinités romaines? Cest donc à ces deux déesses, lInjustice étrangère et la Victoire, quil convient dattribuer la grandeur des Romains, lune pour leur avoir donné des sujets de guerres, lautre pour les avoir heureusement terminées sans que Jupiter ait eu la peine de sen mêler. Quelle part en effet pourrait-on lui attribuer, du moment où les faveurs qui seraient réputées venir de lui sont elles-mêmes prises pour des divinités, et sont honorées et invoquées comme telles? II y aurait part sil sappelait Empire, comme lautre sappelle Victoire. Or, si lon dit que lempire est un présent de Jupiter, pourquoi la victoire nen serait-elle pas un aussi? Et certes elle en serait un en effet, si au lieu dadorer une pierre au Capitole, on reconnaissait et on adorait le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs 1.
CHAPITRE XVI.POURQUOI LES ROMAINS, QUI ATTACHAIENT UNE DIVINITÉ A TOUS LES OBJETS EXTÉRIEURS ET A TOUTES LES PASSIONS DE LAME, AVAIENT PLACÉ HORS DE LA VILLE LE TEMPLE DU REPOS.
Je suis fort surpris que les Romains, qui affectaient une divinité à chaque objet et pres. que à chaque mouvement de lâme, et qui avaient bâti des temples dans la ville à la déesse Agenoria, qui nous fait agir, à la déesse Stimula, qui nous stimule aux actions excessives, à la déesse Murcia, qui, tout au contraire, au lieu de nous exciter, nous rend, dit Pomponius, mous et languissants 2, à la déesse Strenia, qui nous donne de la résolution; je métonne, dis-je, quils naient pas voulu
1. Apoc. XIX, 16. 2. Il y a ici un rapport intraduisible dans les mots. La déesse Murcia, dit saint Augustin daprès Pomponius, rend lhomme murcidus cest-à-dire mou et languissant. Quel est ce Pomponius? on lignare.
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admettre le Repos aux honneurs publics de Rome et laient laissé hors de la porte Colline 1. Etait-ce un signe de leur esprit ennemi du repos, ou plutôt nétait-ce pas une preuve que les adorateurs obstinés de cette troupe de divinités ou plutôt de démons ne peuvent jouir de ce repos auquel le vrai Médecin nous convie, quand il dit: « Apprenez de moi à être u doux et humbles de coeur, et vous trouverez « dans vos âmes le repos 2».
CHAPITRE XVII.SI, EN SUPPOSANT JUPITER TOUT-PUISSANT, LA VICTOIRE DOIT ÊTRE TENUE POUR DÉESSE.
Dira-t-on que cest Jupiter qui envoie la Victoire, et que cette déesse, étant obligée dobéir au roi des dieux, va trouver ceux quil lui désigne et se range de leur côté? Cela aurait un sens raisonnable si, au lieu de Jupiter, roi tout imaginaire, il sagissait du véritable Roi des siècles, lequel envoie son ange (et non la Victoire, qui nest pas un être réel) pour distribuer à qui il lui plaît le triomphe ou le revers selon les conseils quelquefois mystérieux, jamais injustes, de sa Providence. Mais si lon voit dans la Victoire une déesse, pourquoi le Triomphe ne serait-il pas un dieu; et lue nen fait-on le mari de la Victoire, ou son frère, ou son fils? En général, les idées que les païens se sont formées des dieux sont telles que si je les trouvais dans les poëtes et si je voulais les discuter sérieusement, mes adversaires ne manqueraient pas de me dire que ce sont là des fictions poétiques dont il faut rire au lieu de les prendre au pied de la lettre; et cependant ils ne riaient pas deux-mêmes, quand ils allaient, non pas lire dans les poètes, mais consacrer dans les temples ces traditions insensées. Cest donc à Jupiter quils devaient demander toutes choses, cest à lui seul quil fallait sadresser; car, supposez que la Victoire soit une déesse, mais une déesse soumise à un roi, de quelque côté quil leût envoyée, on ne peut admettre quelle eût osé lui désobéir.
1. Le temple du Repos était situé sur la voie Lavicana, qui commençait à la porte Esquilina. Voyez Tite-Live, lib. IV, cap. 41. 2. Matt. XI, 29.
CHAPITRE XVIII.SI LES PAÏENS ONT EU QUELQUE RAISON DE FAIRE DEUX DÉESSES DE LA FÉLICITÉ ET DE LA FORTUNE.
Na-t-on pas fait aussi une déesse de la Félicité? ne lui a-t-on pas construit un temple, dressé un autel, offert des sacrifices? Il fallait au moins sen tenir à elle; car où elle se trouve, quel bien peut manquer? Mais non, la Fortune a obtenu comme elle le rang et les honneurs divins. Y a-t-il donc quelque différence entre la Fortune et la Félicité? On dira que la fortune peut être mauvaise, tandis que la félicité, si elle était mauvaise, ne serait plus la félicité. Mais tous les dieux, de quelque sexe quils soient, si toutefois ils ont un sexe, ne doivent-ils pas être réputés également bons? Cétait du moins le sentiment de Platon 1 et des autres philosophes, aussi bien que des plus excellents législateurs. Comment donc se fait-il que la Fortune soit tantôt bonne et tantôt mauvaise? Serait-ce par hasard que, lorsquelle devient mauvaise, elle cesse dêtre déesse, et se change tout dun coup en un pernicieux démon? Combien y a-t-il donc de Fortunes? Si vous considérez un certain nombre dhommes fortunés, voilà louvrage de la bonne fortune, et puisquil existe en même temps plusieurs hommes infortunés, cest évidemment le fait de la mauvaise fortune; or, comment une seule et même fortune serait-elle à la fois bonne et mauvaise, bonne pour ceux-ci, mauvaise pour ceux-là? La question est de savoir si celle qui est déesse est toujours bonne. Si vous dites oui, elle se confond avec la Félicité. Pourquoi alors lui donner deux noms différents? Mais passons sur cela, car il nest pas fort extraordinaire quune même chose porte deux noms. Je me borne à demander pourquoi deux temples, deux cultes, deux autels? Cela vient, disent-ils, de ce que la Félicité est la déesse qui se donne à ceux qui lont méritée, tandis que la Fortune arrive aux bons et aux méchants dune manière fortuite, et cest de là même quelle tire son nom. Mais comment la Fortune est-elle bonne, si elle se donne aux bons et aux méchants sans discernement; et pourquoi la servir, si elle soffre à tous, se jetant comme une aveugle sur le premier venu, et souvent même abandonnant ceux qui la servent pour sattacher à
1. Voyez la République, livre II et ailleurs.
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ceux qui la méprisent? Que si ceux qui ladorent se flattent, par leurs hommages, de fixer son attention et ses faveurs, elle a donc égard aux mérites et narrive pas fortuitement. Mais alors que devient la définition de la Fortune, et comment peut-on dire quelle se nomme ainsi parce quelle arrive fortuitement? De deux choses lune : ou il est inutile de la servir, si elle est vraiment la Fortune; ou si elle sait discerner ceux qui ladorent, elle nest plus la Fortune. Est-il vrai aussi que Jupiter lenvoie où il lui plaît? Si cela est, quon ne serve donc que Jupiter, la Fortune étant incapable de résister à ses ordres et devant aller où il lenvoie; ou du moins quelle nait pour adorateurs que les méchants et ceux qui ne veulent rien faire pour mériter et obtenir les dons de la Félicité.
CHAPITRE XIX.DE LA FORTUNE FÉMININE.
Les païens ont tant de respect pour cette prétendue déesse Fortune, quils ont très-soigneusement conservé une tradition suivant laquelle la statue, érigée en son honneur par les matrones romaines sous le nom de Fortune féminine, aurait parlé et dit plusieurs fois que cet hommage lui était agréable. Le fait serait-il vrai, on ne devrait pas être fort surpris, car il est facile aux démons de tromper les hommes. Mais ce qui aurait dû ouvrir les yeux aux païens, cest que la déesse qui a parlé est celle qui se donne au hasard, et non celle qui a égard aux mérites. La Fortune a parlé, dit-on, mais la Félicité est restée muette; pourquoi cela, je vous prie, sinon pour que les hommes se missent peu en peine de bien vivre, assurés quils étaient de la protection de la déesse aux aveugles faveurs? Et en vérité, si la Fortune a parlé, mieux eût valu que ce fût la Fortune virile 1 que la Fortune féminine, afin de ne pas laisser croire que ce grand miracle nest en réalité quun bavardage de matrones.
CHAPITRE XX.DE LA VERTU ET DE LA FOI, QUE LES PAÏENS ONT HONORÉES COMME DES DÉESSES PAR DES TEMPLES ET DES AUTELS, OUBLIANT QUIL Y A BEAUCOUP DAUTRES VERTUS QUI ONT LE MÊME DROIT A ÊTRE TENUES POUR DES DIVINITÉS.
Ils ont fait une déesse de la Vertu, et certes,
1. Plutarque assure quil y avait à Rome un temple dédié par le roi Ancus Martius à la Fortune virile (De fort. Roman., p. 318, F. Comp. Ovide, Fastes, lib. IV, vers 145 et seq.)
sil existait une telle divinité, je conviens quelle serait préférable à beaucoup dautres; mais comme la vertu est un don de Dieu, et non une déesse, ne la demandons quà Celui qui seul peut la donner, et toute la tourbe des faux dieux sévanouira. Pourquoi aussi ont-ils fait de la Foi une déesse, et lui ont-ils consacré un temple et un autel 1? Lautel de la Foi est dans le coeur de quiconque est assez éclairé pour la posséder. Doù savent-ils dailleurs ce que cest que la Foi, dont le meilleur et le principal ouvrage est de faire croire au vrai Dieu? Et puis le culte de la Vertu ne suffisait-il pas? La Foi nest-elle pas où est la Vertu? Eux-mêmes nont-ils pas divisé la Vertu en quatre espèces : la prudence, la justice, la force et la tempérance2? Or, la foi fait partie de la justice, surtout parmi nous qui savons que « le juste vit de la foi 3». Mais je métonne que des gens si disposés à multiplier les dieux, et qui faisaient une déesse de la Foi, aient cruellement offensé plusieurs déesses en négligeant de diviniser toutes les autres vertus. La Tempérance, par exemple, na-t-elle pas mérité dêtre une déesse, ayant procuré tant de gloire à quelques-uns des plus illustres Romains? Pourquoi la Force na-t-elle pas des autels, elle qui assura la main de Mucius Scévola 4 sur le brasier ardent, elle qui précipita Curtius 5 dans un gouffre pour le bien de la patrie, elle enfin qui inspira aux deux Décius 6 de dévouer leur vie au salut de larmée, si toutefois il est vrai que ces Romains eussent la force véritable, ce que nous navons pas à examiner présentement. Qui empêche aussi que la Sagesse et la Prudence ne figurent au rang des déesses? Dira-t-on quen honorant la Vertu en général, on honore toutes ces vertus? A ce compte, on pourrait donc aussi nadorer quun seul Dieu, si on croit que tous les dieux ne sont que des parties du Dieu suprême. Enfin la Vertu comprend aussi la Foi et la Chasteté, qui ont été jugées dignes davoir leurs autels propres dans des temples séparés.
1. Ce temple était louvrage du roi Numa, selon Tite-Live, lib. I, cap. 21. 2. Cette classification des vertus est de Platon. Voyez la République, livre IV et ailleurs. Voyez aussi Cicéron, De offic., lib. I. 3. Habac. II, 4. 4. Voyez Tite-Live, lib. II, cap. 12. 5. Voyez Tite-Live, lib. VII, cap. 6. 6. Voyez Tite-Live, lib. VIII, cap. 9, et lib. X, cap. 28.
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CHAPITRE XXI.LES PAÏENS, NAYANT PAS LA CONNAISSANCE DES DONS DE DIEU, AURAIENT DU SE BORNER AU CULTE DE LA VERTU ET DE LA FÉLICITÉ.
Disons-le nettement : toutes ces déesses ne sont pas filles de la vérité, mais de la vanité. Dans le fait, les vertus sont des dons du vrai Dieu, et non pas des déesses. Dailleurs, quand on possède la Vertu et la Félicité, quy a-t-il à souhaiter de plus? et quel objet pourrait suffire à qui ne suffisent pas la Vertu, qui embrasse tout ce quon doit faire, et la Félicité, qui renferme tout ce quon peut désirer? Si les Romains adoraient Jupiter pour en obtenir ces deux grands biens (car le maintien dun empire et son accroissement, supposé que ce soient des biens, sont compris dans la Félicité), comment nont-ils pas vu que la Félicité, aussi bien que la Vertu, est un don de Dieu, et non pas une déesse? Ou si on voulait y voir des divinités, pourquoi ne pas sen contenter, sans recourir à un si grand nombre dautres dieux? Car enfin rassemblez par la pensée toutes les attributions quil leur a plu de partager entre tous les dieux et toutes les déesses, je demande sil est possible de découvrir un bien quelconque quune divinités puisse donner à qui posséderait la Vertu et la Félicité. Quelle science aurait-il à demander à Mercure et à Minerve, du moment que la Vertu contient en soi toutes les sciences, suivant la définition des anciens, qui entendaient par Vertu lart de bien vivre, et faisaient venir le mot latin ars du mot grec àreté qui signifie vertu? Si la Vertu suppose de lesprit, quétait-il besoin du père Catius, divinité chargée de rendre les hommes fins et avisés 1, la Félicité pouvant aussi dailleurs leur procurer cet avantage car naître spirituel est une chose heureuse; et cest pourquoi ceux qui nétaient pas encor nés, ne pouvant servir la Félicité pour en obtenir de lesprit, le culte que lui rendaient leurs parents devait suppléer à ce défaut. Quelle nécessité pour les femmes en couche dinvoquer Lucine, quand, avec lassistance de la Félicité, elles pouvaient non-seulement accoucher heureusement, mais encore mettre au monde des enfants bien partagés? était-i besoin de recommander à la déesse Opis lenfant qui naît, au dieu Vaticanus lenfant qui
1. Le dieu Catius, dit le texte, rend les hommes cati, cest-à-dire fins.
vagit, à la déesse Cunina lenfant au berceau, à la déesse Rumina lenfant qui tète, au dieu Statilinus les gens qui sont debout, à la déesse Adéona ceux qui nous abordent, à la déesse Abéona ceux qui sen vont 1 ? pourquoi fallait-il sadresser à la déesse Mens pour être intelligent, au dieu Volumnus et à la déesse Volumna pour posséder le bon vouloir, aux dieux des noces pour se bien marier, aux dieux des champs et surtout à la déesse Fructesea pour avoir une bonne récolte, à Mars et à Bellone pour réussir à la guerre, à la déesse Victoire pour être victorieux, au dieu Honos pour avoir des honneurs, à la déesse Pécunia pour devenir riche, enfin au dieu Asculanus et à son fils Argentinus pour avoir force cuivre et force argent 2 ? Au fait, la monnaie dargent a été précédée par la monnaie de cuivre; et ce qui métonne, cest quArgentinus nait pas à son tour engendré Aurinus, puisque la monnaie dor est venue après. Si ce dieu eût existé, il est à croire quils lauraient préféré à son père Argentinus et à son grand-père Asculanus, comme ils ont préféré Jupiter à Saturne. Encore une fois, quétait-il nécessaire, pour obtenir les biens de lâme ou ceux du corps, ou les biens extérieurs, dadorer et dinvoquer cette foule de dieux que je nai pas tous nommés, et que les païens eux-mêmes nont pu diviser et multiplier à légal de leurs besoins, alors que la déesse Félicité pouvait si aisément les résumer tous? Et non-seulement elle seule suffisait pour obtenir tous les biens, mais aussi pour éviter tous les maux; car A quoi bon invoquer la déesse Fessonia contre la fatigue, la déesse Pellonia pour expulser lennemi, Apollon ou Esculape contre les maladies, ou ces deux médecins ensemble, quand le cas était grave? à quoi bon enfin le dieu Spiniensis pour arracher les épines des champs, et la déesse Rubigo 3 pour écarter la nielle? La seule Félicité, par sa présence et sa protection, pouvait détourner ou dissiper tous ces maux. Enfin, puisque nous traitons ici de la Vertu et de la Félicité, si la Félicité est la récompense de la Vertu, ce nest donc pas une déesse, mais un don de Dieu; ou si cest une déesse, pourquoi
1. Adeona de adire, aborder; Abeona de abire, sen aller. 2. On sait que le nom de la déesse Mens signifie intelligence, que Pecunia veut dire monnaie, richesse. Aesculanus vient de aes, airain, cuivre. 3. Ovide décrit les Rubiginalia, fétea de la déesse Rubigo, dans ses Fastes, lib. IV, vers. 907 et seq.
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ne dit-on pas que cest elle aussi qui donne la vertu, puisque être vertueux est une grande félicité?
CHAPITRE XXII.DE LA SCIENCE QUI APPREND.A SERVIR LES DIEUX, SCIENCE QUE VARRON SE GLORIFIE DAVOIR APPORTÉE AUX ROMAINS.
Quel est donc ce grand service que Varron se vante davoir rendu à ses concitoyens, en leur enseignant non-seulement quels dieux ils doivent honorer, mais encore quelle est la fonction propre de chaque divinité? Comme il ne sert de rien, dit-il, de connaître un médecin de nom et de visage, si lon ne sait pas quil est médecin; de même il est inutile de savoir quEsculape est un dieu, si lon ignore quil guérit les maladies, et à quelle fin on peut avoir à limplorer. Varron insiste encore sur cette pensée à laide dune nouvelle comparaison: « On ne peut vivre agréablement», dit-il, « et même on ne peut pas vivre du tout, si lon ignore ce que cest quun forgeron, un boulanger, un couvreur, en un mot tout artisan à qui on peut avoir à demander un ustensile, ou encore si lon ne sait où sadresser pour un guide, pour un aide, pour un maître; de même la connaissance des dieux nest utile quà condition de savoir quelle est pour chaque divinité la faculté, la puissance, la fonction qui lui sont propres». Et il ajoute: « Par ce moyen nous pouvons apprendre quel dieu il faut appeler et invoquer dans chaque cas particulier, et nous nirons pas faire comme les baladins, qui demandent de leau à Bacchus et aux Nymphes du vin ». Oui certes, Varron a raison : voilà une science très-utile, et il ny a personne qui ne lui rendît grâce, si sa théologie était conforme à la vérité, cest-à-dire sil apprenait aux hommes à adorer le Dieu unique et véritable, source de tous les biens.
CHAPITRE XXIII.LES ROMAINS SONT RESTÉS LONGTEMPS SANS ADORER LA FÉLICITÉ, BIEN QUILS ADORASSENT UN TRÈSGRAND NOMBRE DE DIVINITÉS, ET QUE CELLE-CI DUT LEUR TENIR LIEU DE TOUTES LES AUTRES.
Mais revenons à la question, et supposons que les livres et le culte des païens soient fondés sur la Vérité, et que la Félicité soit une déesse; pourquoi ne lont-ils pas exclusivement adorée, elle qui pouvait tout donner et rendre lhomme parfaitement heureux? Car enfin on ne peut désirer autre chose que le bonheur. Pourquoi ont-ils attendu si tard, après tant de chefs illustres, et jusquà Lucullus 1, pour leur élever des autels? pourquoi Romulus, qui voulait fonder une cité heureuse, na-t-il pas consacré un temple à cette divinité, de préférence à toutes les autres quil pouvait se dispenser dinvoquer, puisque rien ne lui aurait manqué avec elle? En effet, sans son assistance il naurait pas été roi, ni placé ensuite au rang des dieux. Pourquoi donc a-t-il donné pour dieux aux Romains Janus, Jupiter, Mars, Picus, Faunus, Tibérinus, Hercule? Quelle nécessité que Titus Tatius y ait ajouté Saturne, Ops, le Soleil, la Lune, Vulcain, la Lumière 2, et je ne sais combien dautres, jusquà la déesse Cloacine, en même temps quil oubliait la Félicité? Doù vient que Numa a également négligé cette divinité, lui qui a introduit tant de dieux et tant de déesses? Serait-ce quil na pu la découvrir dans la foule? Certes, si le roi Hostilius leût connue et adorée, il neût pas élevé des autels à la Peur et à la Pâleur. En présence de la Félicité, la Peur et la Pâleur eussent disparu, je ne dis pas apaisées, mais mises en fuite. Au surplus, comment se fait-il que lempire romain eût déjà pris de vastes accroissements, avant que personne adorât encore la Félicité? Serait-ce pour cela quil était plus vaste quheureux? Car comment la félicité véritable se fût-elle trouvée où la véritable piété nétait pas? Or, la piété, cest le cuite sincère du vrai Dieu, et non ladoration de divinités fausses qui sont autant de démons. Mais depuis même que la Félicité eut été reçue au nombre des dieux, cela nempêcha pas les guerres civiles déclater. Serait-ce par hasard quelle fut justement indignée davoir reçu si tardivement des honneurs qui devenaient une sorte dinjure, étant partagés avec Priapa et Cloacine, avec la Peur, la Pâleur et la Fièvre, et tant dautres idoles moins faites pour être adorées que pour perdre leurs adorateurs? Si lon voulait après tout associer une si grande déesse à une troupe si méprisable, que
1. Cest vers lan de Rome 679 que Lucinins Lucullus, après avoir vaincu Mithridate et Tigrae, éleva un temple à la Félicité. 2. Il est probable quen cet endroit saint Augustin sappuie sur Varron. Dans le De ling. lat,, lib. V, § 74, le théologien romain cite comme divinités sabines, introduites par le roi Titus Tatius: Saturne, Ops, le Soleil, la Lune, Vulcain, et en outre le dieu Summanus, dont saini Augustin va parler à la fin du chapitre.
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ne lui rendait-on tout au moins des honneurs plus distingués? Est-ce une chose supportable que la Félicité nait été admise ni parmi les dieux Consentes 3, qui composent, dit-on, le conseil de Jupiter, ni parmi les dieux quon appelle Choisis? quon ne lui ait pas élevé quelque temple qui se fît remarquer par la hauteur de sa situation et par la magnificence de son architecture? Pourquoi même naurait-on pas fait plus pour elle que pour Jupiter? car si Jupiter occupe le trône, cest la Félicité qui le lui a donné. Je suppose, il est vrai, quen possédant le trône il a possédé la félicité; mais la félicité vaut encore mieux quun trône : car vous trouverez sans peine un homme à qui la royauté fasse peur; vous nen trouverez pas qui refuse la félicité. Que lon demande aux dieux eux-mêmes, par les augures ou autrement, sils voudraient céder leur place à la Félicité, au cas où leurs temples ne laisseraient pas assez despace pour lui élever un édifice digne delle; je ne doute point que Jupiter en personne ne lui abandonnât sans résistance les hauteurs du Capitole. Car nul ne peut résister à la félicité, à moins quil ne désire être malheureux, ce qui est impossible. Assurément donc, Jupiter nen userait pas comme firent à son égard les dieux, Mars et Terme et la déesse Juventas, qui refusèrent nettement de lui céder la place, bien quil soit leur ancien et leur roi. On lit, en effet, dans les historiens romains, que Tarquin, lorsquil voulut bâtir le Capitole en lhonneur de Jupiter, voyant la place la plus convenable occupée par plusieurs autres dieux, et nosant en disposer sans leur agrément, mais persuadé en même temps que ces dieux ne feraient pas difficulté de se déplacer pour un dieu de cette importance et qui était leur roi, senquit par les augures de leurs dispositions; tous consentirent à se retirer, excepté ceux que jai déjà dits : Mars, Terme et Juventas; de sorte que ces trois divinités furent admises dans le Capitole, mais sous des représentations si obscures quà peine les plus doctes savaient les y découvrir. Je dis donc que Jupiter neût pas agi de cette façon, ni traité la Félicité comme il fut traité lui-même par Mars, Terme et Juventas; mais
1. Il parait que ce nom est dorigine étrusque, et que les grande dieux étaient appelés Consentes et Complices à cause de lharmonie de leurs mouvements célestes. Voyez Varron, daprès Arnobe, Contr. gent., lib. III, p. 117, et lHist. des relig. de lantiq., par Creuzer et Guignaut, liv. 5, ch. 2, aect. 2. assurément ces divinités mêmes, qui résistèrent à Jupiter, neussent pas résisté à la Félicité, qui leur a donné Jupiter pour roi; ou si elles lui eussent résisté, ceût été moins par mépris que par le désir de garder une place obscure dans le temple de la Félicité, plutôt que de briller sans elle dans des sanctuaires particuliers. Supposons donc la Félicité établie dans un lieu vaste et éminent; tous les citoyens sauraient alors où doivent sadresser leurs voeux légitimes. Secondés par linspiration de la nature, ils abandonneraient cette multitude inutile de divinités, de sorte que le temple de la Félicité serait désormais le seul fréquenté par tous ceux qui veulent être heureux, cest-à-dire par tout le monde, et quon ne demanderait plus la félicité quà la Félicité elle-même, au lieu de la demander à tous les dieux. Et en effet que demande-t-on autre chose à quelque dieu que ce soit, sinon la félicité ou ce quon croit pouvoir y contribuer? Si donc il dépend de la Félicité de se donner à qui bon lui semble, ce dont on ne peut douter quen doutant quelle soit déesse, nest-ce pas une folie de demander la félicité à toute autre divinité, quand on peut lobtenir delle-même? Ainsi donc il est prouvé quon devait lui donner une place éminente et la mettre au-dessus de tous les dieux. Si jen crois une tradition consignée dans les livres des païens, les anciens Romains avaient en plus grand honneur je ne sais quel dieu Summanus 1, à qui ils attribuaient les foudres de la nuit, que Jupiter lui-même, qui ne présidait quaux foudres du jour; mais depuis quon eut élevé à Jupiter un temple superbe et un lieu éminent, la beauté et La magnificence de lédifice attirèrent tellement la foule, quà peine aujourdhui se trouverait-il un homme, je ne dis pas qui ait entendu parler du dieu Sunimanus, car il y a longtemps quon nen parle plus, mais qui se souvienne même davoir jamais lu son nom. Concluons que la Félicité nétant pas une déesse, mais un don de Dieu, il ne reste quà se tourner vers Celui qui seul peut la donner, et à laisser là cette multitude de faux dieux adorée par une multitude dhommes insensés, qui travestissent en dieux les dons de Dieu et offensent par lobstination
1. Cette tradition sur le dieu Summanus est en effet rapportée par Pline lAncien, Hist. nat., lib. II, cap. 53. Cicéron (De divin., lib. I, cap.I), et Ovide (Fastes, lib. VI., v.731 et 732) parlent aussi du dieu Summanus, qui nétait peut-être pas différent de Pluton.
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dune volonté superbe le dispensateur de ces dons. Il ne peut manquer en effet dêtre malheureux celui qui sert la Félicité comme une déesse et abandonne Dieu, principe de la félicité, semblable à un homme qui lécherait du pain en peinture, au lieu de sadresser à qui possède du pain véritable.
CHAPITRE XXIV.QUELLES RAISONS FONT VALOIR LES PAÏENS POUR SE JUSTIFIER DADORER LES DONS DIVINS COMME DES DIEUX.
Voyons maintenant les raisons des païens: Peut-on croire, disent-ils, que nos ancêtres eussent assez peu de sens pour ignorer que la Félicité et la Vertu sont des dons divins et non des dieux? mais comme ils savaient aussi que nul ne peut posséder ces dons à moins de les tenir de quelque dieu, faute de connaître les noms des dieux qui président aux divers objets quon peut désirer, ils les appelaient du nom de ces objets mêmes, tantôt avec un léger changement, comme de bellum, guerre, ils ont fait Bellone; de cunae, berceau, Cunina; de seges, moisson, Segetia; de pomum, fruit, Pomone; de boves, boeufs, Bubona 1; et tantôt sans aucun changement, comme quand ils ont nommé Pecunia la déesse qui donne largent, sans penser toutefois que largent fût une divinité; et de même, Vertu la déesse qui donne la vertu; Honos, le dieu qui donne lhonneur; Concordia, la déesse qui donne la concorde, et Victoria, celle qui donne la victoire. Ainsi, disent-ils, quand on croit que la Félicité est une déesse, on nentend pas la félicité quon obtient, mais le principe divin qui la donne.
CHAPITRE XXV.ON NE DOIT ADORER QUUN DIEU, QUI EST LUNIQUE DISPENSATEUR DE LA FÉLICITÉ, COMME LE SENTENT CEUX-LÀ MÊMES QUI IGNORENT SON NOM.
Acceptons cette explication; ce sera peut-être un moyen de persuader plus aisément ceux dentre les païens qui nont pas le coeur tout à fait endurci. Si lhumaine faiblesse na pas laissé de reconnaître quun dieu seul peut
1. Bubona vient de bobus, ahl. plur. de bos. Saint Augustin est le seul écrivain qui, à notre connaissance, ait parlé de la déesse Bubona. Il y revient au ch. 34.
lui donner la félicité; si le sentiment de cette vérité animait en effet les adorateurs de cette multitude de divinités, à la tête desquelles ils plaçaient Jupiter; si enfin, dans lignorance où ils étaient du principe qui dispense la félicité, ils se sont accordés à lui donner le nom de lobjet même de leurs désirs, je dis quils ont assez montré par là que Jupiter était incapable, à leurs propres yeux, de procurer la félicité véritable, mais quil fallait lattendre de cet autre principe quils croyaient devoir honorer sous le nom même de félicité. Je conclus quen somme ils croyaient que la -félicité est un don de quelque dieu quils ne connaissaient pas. Quon le cherche donc ce dieu, quon ladore, et cela suffit. Quon bannisse la troupe tumultueuse des démons, et que le vrai Dieu suffise à qui suffit la félicité. Sil se rencontre un homme, en effet, qui ne se contente pas dobtenir la félicité en partage, je veux bien que celui-là ne se contente pas dadorer le dispensateur de la félicité; mais quiconque ne demande autre chose que dêtre heureux (et en vérité peut-on porter plus loin ses désirs?) doit servir le Dieu à qui seul il appartient de donner le bonheur. Ce Dieu nest pas celui quils nomment Jupiter; car sils reconnaissaient Jupiter pour le principe de la félicité, ils ne chercheraient pas, sous le nom de Félicité, un autre dieu ou une autre déesse qui pût le leur assurer. Ils ne mêleraient pas dailleurs au culte du roi des dieux les plus sanglants outrages, et nadoreraient pas en lui lépoux adultère, le ravisseur et lamant impudique dun bel enfant.
CHAPITRE XXVI.DES JEUX SCÉNIQUES INSTITUÉS PAR LES PAÏENS SUR LORDRE DE LEURS DIEUX.
Ce sont là, nous dit Cicéron 1, des fictions poétiques : « Homère, ajoute-t-il, transportait chez les dieux les faiblesses des hommes; jaimerais mieux quil eût transporté chez les hommes les perfections des dieux». Juste réflexion dun grave esprit, qui na pu voir sans déplaisir un poëte prêter des crimes à la divinité. Pourquoi donc les plus doctes entre les païens mettent-ils au rang des choses divines les jeux scéniques où ces crimes sont débités, chantés, joués et célébrés pour faire honneur aux dieux? Cest ici que Cicéron aurait dû se récrier, non
1. Tuscul. qust., 1ib. I, cap. 26.
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contre les fictions des poëtes, mais contre les institutions des ancêtres! Mais ceux-ci, à leur tour, nauraient-ils pas eu raison de répliquer: De quoi nous accusez-vous? Ce sont les dieux eux-mêmes qui ont voulu que ces jeux fussent établis parmi les institutions de leur culte, qui les ont demandés avec instance et avec menaces, qui nous ont sévèrement punis dy avoir négligé le moindre détail, et ne se sont apaisés quaprès avoir vu réparer cette négligence. Et, en effet, voici ce que lon rapporte comme un de leurs beaux faits 1 : Un paysan nommé Titus Latinius, reçut en songe lordre daller dire au sénat de recommencer les jeux, parce que, le premier jour où on les avait célébrés, un criminel avait été conduit au supplice en présence du peuple, triste incident qui avait déplu aux dieux et troublé pour eux le plaisir du spectacle. Latinius, le lendemain, à son réveil, nayant pas osé obéir, le même commandement lui fut fait la nuit suivante, mais dune façon plus sévère; car, comme il nobéit pas pour la seconde fois, il perdit son fils. La troisième nuit, il lui fut dit que sil nétait pas docile, un châtiment plus terrible lui était réservé. Sa timidité le retint encore, et il tomba dans une horrible et dangereuse maladie. Ses amis lui conseillèrent alors davertir les magistrats, et il se décida à se faire porter en litière au sénat, où il neut pas plutôt raconté le songe en question quil se trouva parfaitement guéri et put sen retourner à pied. Le sénat, stupéfait dun si grand miracle, ordonna une nouvelle célébration des jeux, où lon ferait quatre fois plus de dépenses. Quel homme de bon sens ne reconnaîtra que ces malheureux païens, asservis à la domination des démons, dont on ne peut être délivré que par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, étaient forcés de donner à leurs dieux immondes des spectacles dont limpureté étau manifeste? On y représentait en effet, pat lordre du sénat, contraint lui-même dobéir aux dieux, ces mêmes crimes qui se lisent dans les poètes. Dinfâmes histrions y figuraient un Jupiter adultère et ravisseur, et c spectacle était un honneur pour le dieu et un moyen de propitiation pour les hommes. Cet crimes étaient-ils une fiction? Jupiter aurai dû sen indigner. Etaient-ils réels et Jupiter sy complaisait-il? il est clair alors quen
1. On peut voir ce récit dans Tite-Live, Valère-Maxime et Cicéron, (De divin., cap. 26.)
ladorant on adorait les démons. Et maintenant, comment croire que ce soit Jupiter qui ait fondé lempire romain, qui lait agrandi, qui lait conservé, lui plus vil, à coup sûr, que le dernier des Romains révoltés de ces infamies? Aurait-il donné le bonheur, celui qui recevait de si malheureux hommages et qui, si on les lui refusait, se livrait à un courroux plus malheureux encore?
CHAPITRE XXVII.DES TROIS ESPÈCES DE DIEUX DISTINGUÉS PAR LE PONTIFE SCÉVOLA.
Certains auteurs rapportent que le savant pontife Scévola 1 distinguait les dieux en trois espèces, lune introduite par les poètes, lautre par les philosophes, et la troisième par les politiques. Or, disait-il, les dieux de la première espèce ne sont quun pur badinage dimagination, où lon attribue à la divinité ce qui est indigne delle; et quant aux dieux de la seconde espèce, il ne conviennent pas aux Etats, soit parce quil est inutile de les connaître, soit parce que cela peut être préjudiciable aux peuples. Pour moi, je nai rien à dire des dieux inutiles; cela nest pas de grande conséquence, puisquen bonne jurisprudence, ce qui est superflu nest pas nuisible; mais je demanderai quels sont les dieux dont la connaissance peut être préjudiciable aux peuples? Selon le docte pontife, ce sont Hercule, Esculape, Castor et Pollux, lesquels ne sont pas véritablement des dieux, car les savants déclarent quils étaient hommes et quils ont payé à la nature le tribut de lhumanité. Quest-ce à dire, sinon que les dieux adorés par le peuple ne sont que de fausses images, le vrai Dieu nayant ni âge, ni sexe, ni corps? Et cest cela que Scévola veut laisser ignorer aux peuples, justement parce que cest la vérité. Il croit donc quil est avantageux aux Etats dêtre trompés en matière de religion, daccord en ce point avec Varron, qui sen explique très nettement dans son livre des choses divines. Voilà une sublime religion, et bien capable de sauver le faible qui implore delle son salut ! Au lieu de lui présenter la vérité qui doit le sauver, elle estime quil faut le tromper pour son bien.
1. Cest ce Scévola dont parle Cicéron (De orat, lib. I, cap. 39), et quil appelle le plus éloquent parmi les jurisconsultes, et « le plus docte parmi les Orateurs éloquents, et le plus docte parmi les orateurs éloquents. »
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Quant aux dieux des poètes, nous apprenons à la même source que Scévola les rejette, comme ayant été défigurés à tel point quils ne méritent pas même dêtre comparés à des hommes de quelque probité. Lun est représenté comme un voleur, lautre comme un adultère; on ne leur prête que des actions et des paroles déshonnêtes ou ridicules : trois déesses se disputent le prix de la beauté., et les deux rivales de Vénus ruinent Troie pour se venger de leur défaite; Jupiter se change en cygne ou en taureau pour jouir dune femme; on voit une déesse qui se marie avec un homme, et Sa-turne qui dévore ses enfants; en un mot, il ny a pas daction monstrueuse et de vice imaginable qui ne soit imputé aux dieux, bien quil ny ait rien de plus étranger que tout cela à la nature divine. O grand pontife Scévola! abolis ces jeux, si tu en as le pouvoir; défends au peuple un culte où lon se plaît à admirer des crimes, pour avoir ensuite à les imiter. Si le peuple te répond que les pontifes eux-mêmes sont les instituteurs de ces jeux, demande au moins aux dieux qui leur ont ordonné de les établir, quils cessent de les exiger; car enfin ces jeux sont mauvais, tu en conviens, ils sont indignes de la majesté divine; et dès lors linjure est dautant plus grande quelle doit rester impunie. Mais les dieux ne técoutent pas; ou plutôt ce ne sont pas des dieux, mais des démons; ils enseignent le mal, ils se complaisent dans la turpitude; loin de tenir à injure ces honteuses fictions; ils se courrouceraient, au contraire, si on ne les étalait pas publiquement. Tu invoquerais en vain Jupiter contre ces jeux, sous prétexte que cest à lui que lon prête le plus de crimes; car vous avez beau lappeler le chef et le maître de lunivers, vous lui faites vous-même la plus cruelle injure, en le confondant avec tous ces autres dieux dont vous dites quil est le roi.
CHAPITRE XXVIII.SI LE CULTE DES DIEUX A ÉTÉ UTILE AUX ROMAINS POUR ÉTABLIR ET ACCROÎTRE LEUR EMPIRE.
Ces dieux que lon apaise, ou plutôt que lon accuse par de semblables honneurs, et qui seraient moins coupables de se plaire au spectacle de crimes réels que de forfaits supposés, nont donc pu en aucune façon agrandir ni conserver lempire romain. Sils avaient eu un tel pouvoir, ils en auraient usé de préférence en faveur des Grecs, qui leur ont rendu, en cette partie du culte, de beaucoup plus grands honneurs, eux qui ont consenti à sexposer eux-mêmes aux mordantes satires dont les poètes déchiraient les dieux, et leur ont permis de diffamer tous les citoyens à leur gré; eux enfin qui, loin de tenir les comédiens pour infâmes, les ont jugés dignes des premières fonctions de lEtat. Mais tout comme les Romains ont pu avoir de la monnaie dor sans adorer le dieu Aurinus; ainsi ils neussent pas laissé davoir de la monnaie dargent et de cuivre, alors même quils neussent pas adoré Argentinus et Aesculanus. De même, sans pousser plus avant la comparaison, il leur était absolument impossible de parvenir à lempire sans la volonté de Dieu, tandis que, sils eussent ignoré ou méprisé cette foule de fausses divinités, ne connaissant que le seul vrai Dieu et ladorant avec une foi sincère et de bonnes moeurs, leur empire sur la terre, plus grand ou plus petit, eût été meilleur, et neussent-ils pas régné sur la terre, ils seraient certainement parvenus au royaume éternel.
CHAPITRE XXIX.DE LA FAUSSETÉ DU PRÉSAGE SUR LEQUEL LES ROMAINS FONDAIENT LA PUISSANCE ET LA STABILITÉ DE LEUR EMPIRE.
Que dire de ce beau présage quils ont cru voir dans la persistance des dieux Mars et Terme et de la déesse Juventas, à ne pas céder la place au roi des dieux? Cela signifiait, selon eux, que le peuple de Mars, cest-à-dire le peuple romain, ne quitterait jamais un terrain une fois occupé; que, grâce au dieu Terme, nul ne déplacerait les limites qui terminent lempire 1 ; enfin que la déesse Juventas rendrait la jeunesse romaine invincible. Mais alors, comment pouvaient-ils à la fois reconnaître en Jupiter le roi des dieux et le protecteur de lempire, et accepter ce présage au nom des divinités qui faisaient gloire de lui résister? Au surplus, que les dieux aient résisté en effet à Jupiter, ou non, peu importe; car, supposé que les païens disent vrai, ils naccorderont certainement pas que les dieux, qui nont point voulu céder à Jupiter,
1. Le dieu Terme présidait aux limites (en latin termini) des propriétés et des empires.
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aient cédé à Jésus-Christ. Or, il est certain que Jésus-Christ a pu les chasser, non-seulement de leurs temples, mais du coeur des croyants, et cela sans que les bornes de lempire romain aient été changées. Ce nest pas tout : avant lIncarnation de Jésus-Christ, avant que les païens neussent écrit les livres que nous citons, mais après lépoque assignée à ce prétendu présage, cest-à-dire après le règne de Tarquin, les armées romaines, plusieurs fois réduites à prendre la fuite, nont-elles pas convaincu la science des augures de fausseté? En dépit de la déesse Juventas, du dieu Mars et du dieu Terme, le peuple de Mars a été vaincu dans Rome même, lors de linvasion des Gaulois, et les bornes qui terminaient lempire ont été resserrées, au temps dAnnibal, par la défection dun grand nombre de cités. Ainsi se sont évanouies les belles promesses de ce grand présage, et il nest resté que la seule rébellion, non pas de trois divinités, mais de trois démons contre Jupiter. Car on ne prétendra pas apparemment que ce soit la même chose de ne pas quitter la place quon occupait et de sy réintégrer. Ajoutez même à cela que lempereur Adrien changea depuis, en Orient, les limites de lempire romain, par la cession quil fit au roi de Perse de trois belles provinces, lArménie, la Mésopotamie et la Syrie; en sorte quon dirait que le dieu Terme, gardien prétendu des limites de lempire, dont la résistance à Jupiter avait donné lieu à une si flatteuse prophétie, a plus appréhendé doffenser Adrien que le roi des dieux. Je conviens que les provinces un instant cédées furent dans la suite réunies à lempire, mais depuis, et presque de notre temps, le dieu Terme a encore été contraint de reculer, lorsque lempereur Julien, si adonné aux oracles des faux dieux, mit le feu témérairement à sa flotte chargée de vivres; le défaut de subsistances, et peu après la blessure et la mort de lempereur lui-même, réduisirent larmée à une telle extrémité, que pas un soldat neût échappé, si par un traité de paix on neût remis les bornes de lempire où elles sont aujourdhui; traité moins onéreux sans doute que celui de lempereur Adrien, mais dont les conditions nétaient pas, tant sen faut, avantageuses. Cétait donc un vain présage que la résistance du dieu Terme, puisque après avoir tenu bon contre Jupiter, il céda depuis à la volonté dAdrien, à la témérité de Julien et à la détresse de Jovien, son successeur. Les plus sages et les plus clairvoyants parmi les Romains savaient tout cela; mais ils étaient trop faibles pour lutter contre des superstitions enracinées par lhabitude, outre queux-mêmes croyaient que la nature avait droit à un culte, qui nappartient en vérité quau maître et au roi de la nature: «Adorateurs de la créature », comme dit lApôtre, « plutôt que du Créateur, qui est béni dans « tous les siècles 1 ». Il était donc nécessaire que la grâce du vrai Dieu envoyât sur la terre des hommes vraiment saints et pieux, capables de donner leur vie pour établir la religion vraie, et pour chasser les religions fausses du milieu des vivants.
CHAPITRE XXX.CE QUE PENSAIENT, DE LEUR PROPRE AVEU, LES PAÏENS EUX -MÊMES TOUCHANT LES DIEUX DU PAGANISME.
Cicéron, tout augure quil était 2, se moque des augures et gourmande ceux qui livrent la conduite de leur vie à des corbeaux et à des corneilles 3. On dira quun philosophe de lAcadémie, pour qui tout est incertain, ne peut faire autorité en ces matières. Mais dans son traité De la nature des dieux, Cicéron introduit au second livre Q. Lucilius Balbus 4, qui, après avoir assigné aux superstitions une origine naturelle et philosophique, ne laisse pas de sélever contre linstitution des idoles et contre les opinions fabuleuses « Voyez- vous, dit-il, comment on est parti de bonnes et utiles découvertes physiques, pour en venir à des dieux imaginaires et faits à plaisir? Telle est la source dune infinité de fausses opinions, derreurs pernicieuses et de superstitions ridicules. On sait les différentes figures de ces dieux, leur âge, leurs babillements, leurs ornements, leurs généalogies, leurs mariages, leurs alliances, tout cela fait à limage de lhumaine fragilité. On les dépeint avec nos passions, amoureux, chagrins, colères; on leur attribue même des guerres et des combats,
1. Rom., 25. 2. Cest Cicéron lui-même qui le déclare, De leg., lib. II, cap. 8. 3. Voyez Cicéron, De divin., lib. II, cap. 37. 4. Dans le dialogue de Cicéron sur la nature des dieux, les trois grandes écoles du temps sont représentées : Balbus parle au nom de lécole stoïcienne, Velleius au nom de lécole épicurienne, et Cotte, qui laisse voir derrière lui Cicéron, exprime les incertitudes de la nouvelle Académie.
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non-seulement lorsque, partagés entre deux armées ennemies, comme dans Homère, les uns sont pour celle-ci, et les autres pour celle-là; mais encore quand ils combattent pour leur propre compte contre les Titans ou les Géants 1. Certes, il y a bien de la folie et à débiter et à croire des fictions si vaines et si mal. fondées 2 » .Voilà les aveux des défenseurs du paganisme. Il est vrai quaprès avoir traité toutes ces croyances de superstition, Balbus en veut distinguer la religion véritable, qui est pour lui, à ce quil paraît, dans la doctrine des stoïciens « Ce ne sont pas seulement les philosophes, dit-il, mais nos ancêtres mêmes qui ont séparé la religion de la superstition. En effet, ceux qui passaient toute la journée en prières et en sacrifices pour obtenir que leurs enfants leur survécussent 3, furent appelés superstitieux».Qui ne voit ici que Cicéron, craignant de heurter le préjugé public, fait tous ses efforts pour louer la religion des ancêtres, et pour la séparer de la superstition, mais sans pouvoir y parvenir? En effet, si les anciens Romains appelaient superstitieux ceux qui passaient les jours en prières et en sacrifices, ceux-là ne létaient-ils pas également, qui avaient imaginé ces statues dont se moque Cicéron, ces dIeux dâge et dhabillements divers, leurs généalogies, leurs mariages et leurs alliances? Blâmer ces usages comme superstitieux, cest accuser de superstition les anciens qui les ont établis; laccusation retombe même ici sur laccusateur qui, en dépit de la liberté desprit ou il essaie datteindre en paroles, était obligé de respecter en fait les objets de ses risées, et qui fut reste aussi muet devant le peuple quil est disert et abondant en ses écrits Pour nous, chrétiens, rendons grâces, non pas au ciel et à la terre, comme le veut ce philosophe, mais au Seigneur, notre Dieu, qui a fait le ciel et la terre, de ce que par la profonde humilité de Jésus-Christ, par la prédication des Apôtres, par la foi des martyrs, qui sont morts pour la vérité, mais qui vivent avec la vérité, il a détruit dans les coeurs religieux, et aussi dans les temples, ces superstitions que Balbus ne condamne quen balbutiant.
1. Voyez le récit de ces combats dans la Théogonie dHésiode. 2. Cicéron. De nat, deor., lib. II, cap. 28. 3. Le texte dit: - Ut superstites essent. Doù superstitio, suivant Cicéron.
CHAPITRE XXXI.VARRON A REJETÉ LES SUPERSTITIONS POPULAIRES ET RECONNU QUIL NE FAUT ADORER QUUN SEUL DIEU, SANS ÊTRE PARVENU TOUTEFOIS A LA CONNAISSANCE DU DIEU VÉRITABLE.
Varron, que nous avons vu au reste, et non sans regret, se soumettre à un préjugé quil napprouvait pas, et placer les jeux scéniques au rang des choses divines, ce même Varron ne confesse-t-il point dans plusieurs passages, où il recommande dhonorer les dieux, que le culte de Rome nest point un culte de son choix, et que, sil avait à fonder une nouvelle république, il se guiderait, pour la consécration des dieux et des noms des dieux, sur les lois de la nature ? Mais étant né chez un peuple déjà vieux, il est obligé, dit-il, de sen tenir aux traditions de lantiquité; et son but, en recueillant les noms et les surnoms des dieux, cest de porter le peuple à la religion, bien loin de la lui rendre méprisable. Par où ce pénétrant esprit nous fait assez comprendre que dans son livre sur la religion il ne dit pas tout, et quil a pris soin de taire, non-seulement ce quil trouvait déraisonnable, mais ce qui aurait pu le paraître au peuple. On pourrait prendre ceci pour une conjecture, si Varron lui-même, parlant ailleurs des religions, ne disait nettement quil y a des vérités que le peuple ne doit pas savoir, et des impostures quil est bon de lui inculquer comme des vérités. Cest pour cela, dit-il, que les Grecs ont caché leurs mystères et leurs initiations dans le secret des sanctuaires. Varron nous livre ici toute la politique de ces législateurs réputés sages, qui ont jadis gouverné les cités et les peuples; et cependant rien nest plus fait que cette conduite artificieuse pour être agréable aux démons, à ces esprits de malice qui tiennent également en leur puissance et ceux qui trompent et ceux qui sont trompés, sans quil y ait un autre moyen déchapper à leur joug que la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur. Ce même auteur, dont la pénétration égale la science, dit encore que ceux-là seuls lui semblent avoir compris la nature de Dieu, qui ont reconnu en lui lâme qui gouverne le monde par le mouvement et lintelligence 1. On peut conclure de là que, sans posséder
1. Cest la doctrine tic lécole stoïcienne. Voyez Cicéron, De nat, deor., lib. II.
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encore la vérité, car le vrai Dieu nest pas une âme, mais le Créateur de lâme, Varron toutefois, sil eût pu secouer le joug de la coutume, eût reconnu et proclamé quon ne doit adorer quun seul Dieu qui gouverne le monde par le mouvement et lintelligence; de sorte que toute la question entre lui et nous serait de lui prouver que Dieu nest point une âme, mais le Créateur de lâme. Il ajoute que les anciens Romains, pendant plus de cent soixante-dix ans, ont adoré les dieux sans en faire aucune image 1. « Et si cet usage», dit-il, « sétait maintenu, le culte quon leur rend en serait plus pur et plus saint ». Il allègue même, entre autres preuves, à lappui de son sentiment, lexemple du peuple juif, et conclut sans hésiter que ceux qui ont donné les premiers au peuple les images des dieux, ont détruit la crainte et augmenté lerreur, persuadé avec raison que le mépris des dieux devait être la suite nécessaire de limpuissance de leurs simulacres. En ne disant pas quils ont fait naître lerreur, mais quils lont augmentée, il veut faire entendre quon était déjà dans lerreur à légard des dieux, avant même quil y eût des idoles. Ainsi, quand il soutient que ceux-là seuls ont connu la nature de Dieu, qui ont vu en lui lâme du monde, et que la religion en serait plus pure, sil ny avait point didoles, qui ne voit combien il a approché de la vérité ? Sil avait eu quelque pouvoir contre une erreur enracinée depuis tant de siècles, je ne doute point quil neût recommandé dadorer ce Dieu unique par qui il croyait le monde gouverné, et dont il voulait le culte pur de toute image; peut-être même, se trouvant si près de la vérité, et considérant la nature changeante de lâme, eût-il été amené à reconnaître que le vrai Dieu, Créateur de lâme elle-même, est un principe essentiellement immuable, Sil en est ainsi, on peut croire que dans les conseils de la Providence toutes les railleries de ces savants hommes contre la pluralité des dieux étaient moins destinées à ouvrir les yeux au peuple quà rendre témoignage à la vérité. Si donc nous citons leurs ouvrages, cest pour y trouver une arme contre ceux qui sobstinent à ne pas reconnaître combien est grande et tyrannique la domination des démons, dont nous sommes délivrés par le sacrifice unique du sang précieux versé pour notre salut, et
1. Comp. Plutarque, Vie de Numa, ch. 8.
par le don du Saint-Esprit descendu sur nous.
CHAPITRE XXXII.DANS QUEL INTÉRÊT LES CHEFS DÉTAT ONT MAINTENU PARMI LES PEUPLES DE FAUSSES RELIGIONS.
Varron dit encore, au sujet de la génération des dieux, que les peuples sen sont plutôt rapportés aux portes quaux philosophes, et que cest pour cela que les anciens Romains ont admis des dieux mâles et femelles, des dieux qui naissent et qui se marient. Pour moi, je crois que lorigine de ces croyances est dans lintérêt quon t eu les chefs dEtat à tromper le peuple en matière de religion; en cela imitateurs fidèles des démons quils adoraient, et qui nont pas de plus grande passion que de tromper les hommes. De même, en effet, que les démons ne peuvent posséder que ceux quils abusent, ainsi ces faux sages, semblables aux démons, ont répandu parmi les hommes, sous le nom de religion, des croyances dont la fausseté leur était connue, afin de resserrer les liens de la société civile et de soumettre plus aisément les peuples à leur puissance. Or, comment des hommes faibles et ignorants auraient-ils pu résister à la double imposture des chefs dEtat et des démons conjurés?
CHAPITRE XXXIII.LA DURÉE DES EMPIRES ET DES ROIS NE DÉPEND QUE DES CONSEILS ET DE LA PUISSANCE DE DIEU.
Ce Dieu donc, auteur et dispensateur de la félicité, parce quil est le seul vrai Dieu, est aussi le seul qui distribue les royaumes de la terre aux bons et aux méchants. Il les donne, non pas dune manière fortuite, car il est Dieu et non la Fortune, mais selon lordre des choses et des temps quil connaît et que nous ignorons. Ce nest pas quil soit assujéti en esclave à cet ordre; loin de là, il le règle en maître et le dispose en arbitre souverain. Aux bons seuls il donne la félicité: car, quon soit roi ou sujet, il nimporte, on peut également la posséder comme ne la posséder pas; mais nul nen jouira pleinement que dans cette vie supérieure où il ny aura ni maîtres ni sujets. Or, si Dieu donne les royaumes de la terre aux bons et aux méchants, cest de peur que ceux de ses serviteurs dont lâme est encore jeune et peu éprouvée, ne désirent de tels (91) objets comme des récompenses de la vertu et des biens dun grand prix. Voilà tout le secret de lAncien Testament qui cachait le Nouveau sous ses figures. On y promettait les biens de la terre, mais les âmes spirituelles comprenaient déjà, quoique sans le proclamer hautement, que ces biens temporels figuraient ceux de léternité, et elles nignoraient pas en quels dons de Dieu consiste la félicité véritable.
CHAPITRE XXXIV.LE ROYAUME DES JUIFS FUT INSTITUÉ PAR LE VRAI DIEU ET PAR LUI MAINTENU, TANT QUILS PERSÉVÉRÈRENT DANS LA VRAIE RELIGION.
Au surplus, pour montrer que cest de lui, et non de cette multitude de faux dieux adorés par les Romains, que dépendent les biens de la terre, les seuls où aspirent ceux qui nen peuvent concevoir de meilleurs, Dieu voulut que son peuple se multipliât prodigieusement en Egypte, doù il le tira ensuite par des moyens miraculeux. Cependant les femmes juives ninvoquaient point la déesse Lucine, quand Dieu sauva leurs enfants des mains des Egyptiens qui les voulaient exterminer tous 1. Ces enfants furent allaités sans la déesse Rumina, et mis au berceau sans la déesse Cunina. Ils neurent pas besoin dEduca et de Potina pour boire et pour manger. Leur premier âge fut soigné sans le secours des dieux enfantins; ils se marièrent sans les dieux conjugaux, et sunirent à leurs femmes sans avoir adoré Priape. Bien quils neussent pas invoqué Neptune, la mer souvrit devant eux, et elle ramena ses flots sur les Egyptiens. Ils ne savisèrent
1. Exod., 1, 15.
point dadorer une déesse Mannia, quand ils reçurent la marine du ciel, ni dinvoquer les Nymphes quand, du rocher frappé par Moïse, jaillit une source pour les désaltérer. Ils firent la guerre sans les folles cérémonies de Mars et de Bellone ; et sils ne furent pas, jen conviens, victorieux sans la Victoire, ils virent en elle, non une déesse, mais un don de leur Dieu. Enfin ils ont eu des moissons sans Segetia, des boeufs sans Bubona, du miel sans Mellona, et des fruits sans Pomone 1; et, en un mot, tout ce que les Romains imploraient de cette légion de divinités, les Juifs lont obtenu, et dune façon beaucoup plus heureuse, de lunique et véritable Dieu. Sils ne lavaient point offensé en sabandonnant à une curiosité impie, qui, pareille à la séduction des arts magiques, les entraîna vers les dieux étrangers et vers les idoles, et finit par leur faire verser le sang de Jésus-Christ, nul doute quils neussent maintenu leur empire, sinon plus vaste, au moins plus heureux que celui des Romains. Et maintenant les voilà dispersés à travers les nations, par un effet de la providence du seul vrai Dieu, qui a voulu que nous pussions prouver par leurs livres que la destruction des idoles, des autels, des bois sacrés et des temples, labolition des sacrifices; en un mot que tous ces événements, dont nous sommes aujourdhui témoins, ont été depuis longtemps prédits; car si on ne les lisait que dans le Nouveau Testament, on simaginerait peut-être que nous les avons controuvés. Mais réservons ce qui suit pour un autre livre, celui-ci étant déjà assez long.
1. Voyez plus bas, chap. 10 et suiv.
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