|
|
LIVRE HUITIÈME THÉOLOGIE NATURELLE.
Saint Augustin en vient à la troisième espèce de théologie, dite naturelle, et la question étant toujours de savoir si le culte de cette sorte de dieux est de quelque usage pour acquérir la vie éternelle, il entre en discussion à ce sujet avec les platoniciens, les plus éminents entre les philosophes et les plus proches de la foi chrétienne. Il réfute en ce livre Apulée et tous ceux qui veulent quon rende un culte aux démons à titre de messagers et dintermédiaires entre les dieux et les hommes, faisant voir que les hommes ne peuvent en aucune façon avoir pour intercesseurs utiles auprès de bonnes divinités, des démons convaincus de tous les vices et qui inspirent et favorisent les fictions des poëtes, les scandales de la scène, les maléfices coupables de la magie, toutes choses odieuses aux gens de bien.
LIVRE HUITIÈME THÉOLOGIE NATURELLE. DE LA THÉOLOGIE NATURELLE ET DES PHILOSOPHES QUI ONT SOUTENU SUR CE POINT LA MEILLEURE DOCTRINE. DES DEUX ÉCOLES PHILOSOPHIQUES, LÉCOLE ITALIQUE ET LÉCOLE IONIENNE, ET DE LEURS CHEFS. DE PLATON, PRINCIPAL DISCIPLE DE SOCRATE, ET DE SA DIVISION DE LA PHILOSOPHIE EN TROIS PARTIES. SENTIMENTS DES PLATONICIENS TOUCHANT LA PHYSIQUE. COMBIEN LES PLATONICIENS SONT SUPÉRIEURS DANS LA LOGIQUE AU RESTE DES PHILOSOPHES. EN MATIÈRE DE PHILOSOPHIE MORALE LES PLATONICIENS ONT ENCORE LE PREMIER RANG. DE LA PHILOSOPHIE QUI A LE PLUS APPROCHÉ DE LA VÉRITÉ CHRÉTIENNE. LA FOI DUN BON CHRÉTIEN EST FORT AU-DESSUS DE TOUTE LA SCIENCE DES PHILOSOPHES. COMMENT PLATON A PU AUTANT APPROCHER DE LA DOCTRINE CHRÉTIENNE. SENTIMENT DU PLATONICIEN APULÉE TOUCHANT LES MOEURS ET LES ACTIONS DES DÉMONS. LA MAGIE EST IMPIE QUAND ELLE A POUR BASE LA PROTECTION DES ESPRITS MALINS. SIL EST CROYABLE QUE DES DIEUX BONS PRÉFÈRENT AVOIR COMMERCE AVEC LES DÉMONS QUAVEC LES HOMMES. IL FAUT MALGRÉ APULÉE REJETER LE CULTE DES DÉMONS. DE CE QUIL PEUT Y AVOIR DE COMMUN ENTRE LES SAINTS ANGES ET LES HOMMES. TOUTE LA RELIGION DES PAÏENS SE RÉDUISAIT A ADORER DES hOMMES MORTS. DE LESPÈCE DHONNEURS QUE LES CHRÉTIENS RENDENT AUX MARTYRS.
CHAPITRE PREMIER.DE LA THÉOLOGIE NATURELLE ET DES PHILOSOPHES QUI ONT SOUTENU SUR CE POINT LA MEILLEURE DOCTRINE.
Nous arrivons à une question qui réclame plus que les précédentes toute lapplication de notre esprit. Il sagit de la théologie naturelle, et nous navons point affaire ici à des adversaires ordinaires; car la théologie quon appelle de ce nom na rien à démêler, ni avec la théologie fabuleuse des théâtres, ni avec la théologie civile, lune qui célèbre les crimes des dieux, lautre qui dévoile les désirs encore plus criminels de ces dieux ou plutôt de ces démons pleins de malice. Nos adversaires actuels, ce sont les philosophes, cest-à-dire ceux qui font profession daimer la sagesse. Or, si la sagesse est Dieu même, Créateur de toutes choses, comme lattestent la sainte Ecriture et la vérité, le vrai philosophe es{ celui qui aime Dieu. Toutefois, comme il faut bien distinguer entre le nom et la chose, car quiconque sappelle philosophe nest pas amoureux pour cela de la véritable sagesse, je choisirai, parmi ceux dont jai pu connaître la doctrine par leurs écrits, les plus dignes dêtre discutés. Je nai pas entrepris, en effet, de réfuter ici toutes les vaines opinions de tous les philosophes, mais seulement les systèmes qui ont trait à la théologie, cest-à-dire à la science de la Divinité; et encore, parmi ces systèmes, je ne mattacherai quà ceux des philosophes qui, reconnaissant lexistence de Dieu et sa providence, nestiment pas néanmoins que le culte dun Dieu unique et immuable suffise pour obtenir une vie heureuse après la mort, et croient quil faut en servir plusieurs, qui tous cependant ont été créés par un seul. Ces philosophes sont déjà très-supérieurs à Varron et plus près que lui de la vérité, celui-ci nayant pu étendre la théologie naturelle au-delà du monde ou de lâme du monde, tandis que, suivant les autres, il y a au-dessus de toute âme un Dieu qui a créé non-seulement le monde visible, appelé ordinairement le ciel et la terre, mais encore toutes les âmes, et qui rend heureuses les âmes raisonnables et intellectuelles, telles que lâme humaine, en les faisant participer de sa lumière immuable et incorporelle. Personne nignore, si peu quil ait ouï parler de ces questions, que les philosophes dont je parle sont les platoniciens, ainsi appelés de leur maître Platon. Je vais donc parler de Platon; mais avant de toucher rapidement les points essentiels du sujet, je dirai un mot de ses devanciers.
CHAPITRE II.DES DEUX ÉCOLES PHILOSOPHIQUES, LÉCOLE ITALIQUE ET LÉCOLE IONIENNE, ET DE LEURS CHEFS.
Si lon consulte les monuments de la langue grecque, qui passe pour la plus belle de toutes les langues des gentils, on trouve deux écoles de philosophie, lune appelée italique, de cette partie de lItalie connue sous le nom de grande Grèce, lautre ionique, du pays quon appelle encore aujourdhui la Grèce. Le chef de lécole italique fut Pythagore de Samos, de qui vient, dit-on, le nom même de philosophie. Avant lui on appelait sages ceux qui paraissaient pratiquer un genre de vie supérieur à celui du vulgaire; mais Pythagore, interrogé sur sa profession, répondit quil était philosophe, cest-à-dire ami de la sagesse, estimant que faire profession dêtre sage, cétait une arrogance extrême. Thalès de Muet fut le chef de (156) la secte ionique. On le compte parmi les sept sages, tandis que les six autres ne se distinguèrent que par leur manière de vivre et par quelques préceptes de morale, Thalès sillustra par létude de la nature des choses, et, afin de propager ses recherches, il les écrivit. Ce qui le fit surtout admirer, cest quayant saisi les lois de lastronomie, il put prédire les éclipses du soleil et aussi celles de la lune. Il crut néanmoins que leau était le principe de toutes choses, des éléments du monde, du monde lui-même et de tout ce qui sy produit, sans quaucune intelligence divine préside à ce grand ouvrage, qui paraît si admirable à quiconque observe lunivers 1. Après Thalès vint Anaximandre 2, son disciple, qui se forma une autre idée de la nature des choses. Au lieu de faire venir toutes choses dun seul principe, tel que lhumide de Thalès, il pensa que chaque chose naît de principes propres. Et ces principes, il en admet une quantité infinie, doù résultent des mondes innombrables et tout ce qui se produit en chacun deux; ces mondes se dissolvent et renaissent pour se maintenir pendant une certaine durée, et il nest pas non plus nécessaire quaucune intelligence divine prenne part à ce travail des choses. Anaximandre eut pour disciple et successeur Anaximène, qui ramena toutes les causes des êtres à un seul principe, lair. Il ne contestait ni ne dissimulait lexistence des dieux; mais, loin de croire quils ont créé lair, cest de lair quil les faisait naître. Telle ne fut point la doctrine dAnaxagore, disciple dAnaximène; il comprit que le principe de tous ces objets qui frappent nos yeux est dans un esprit divin. Il pensa quil existe une matière infinie, composée de particules homogènes, et que de là sortent tous les genres dêtres, avec la diversité de leurs modes et de leurs espèces, mais tout cela par laction de lesprit divin 3. Un autre disciple dAnaximène,
1. Cette exposition du système de Thalès est parfaitement conforme à celle dAristote en sa Métaphysique, livre I, ch. 3. 2. Ici saint Augustin expose autrement quAristote la suite et lenchaînement des systèmes de lécole ionique. Au premier livre de la Métaphysique, Aristote réunit étroitement Thalès, Anaximène et Diogène, comme ayant enseigné des systèmes analogues; mais il ne parle pas dAnaximandre. Réparant cet oubli au livre XII, ch. 2, il rapproche ce philosophe, non de Thalès et dAnaximène, mais dAnaxagore et de Démocrite, dont les théories physiques présentent en effet une ressemblance notable avec celles dAnaximandre. Comp. Aristote, Phys. Ausc., III, 4. Voyez aussi Ritter, Hist. De la philisophie ancienne, tome I, Livre III, chap. 7. 3. Voyez, sur Anaxagore, les grands passages de Platon (Phédon, trad. franç., tome I, p. 273 et suiv.) et dAristote (Métaph., livre I, ch. 3.)
Diogène, admit aussi que lair est la matière où se forment toutes choses, lair lui-même étant animé par une raison divine, sans laquelle rien nen pourrait sortir. Anaxagore eut pour successeur son disciple Archélaüs, lequel soutint, à son exemple, que les éléments constitutifs de lunivers sont des particules homogènes doù proviennent tous les êtres particuliers par laction dune intelligence partout présente, qui, unissant et séparant les corps éternels, je veux dire ces particules, est le principe de tous les phénomènes naturels. On assure quArchélaüs eut pour disciple Socrate 1, qui fut le maître de Platon, et cest pourquoi je suis rapidement remonté jusquà ces antiques origines.
CHAPITRE III.DE LA PHILOSOPHIE DE SOCRATE.
Socrate est le premier qui ait ramené toute la philosophie à la réforme et à la discipline des murs 2 car avant lui les philosophes sappliquaient par-dessus tout à la physique, cest-à-dire à létude des phénomènes de la nature. Est-ce le dégoût de ces recherches obscures et incertaines qui le conduisit à tourner son esprit vers une étude plus accessible, plus assurée, et qui est même nécessaire au bonheur de la vie, ce grand objet de tous les efforts et de toutes les veilles des philosophes? Ou bien, comme le supposent des interprètes encore plus favorables, Socrate voulait-il arracher les âmes aux passions impures de la terre, en les excitant à sélever aux choses divines? cest une question quil me semble impossible déclaircir complétement. Il voyait les philosophes tout occupés de découvrir les causes premières, et, persuadé quelles dépendent de la volonté dun Dieu supérieur et unique, il pensa que les âmes purifiées peuvent seules les saisir; cest pourquoi il voulait que le premier soin du philosophe fût de purifier son âme par de bonnes moeurs, afin que lesprit, affranchi des passions qui le courbent vers la terre, sélevât par sa vigueur native vers les choses éternelles, et pût contempler avec la pure intelligence cette lumière spirituelle et immuable où les causes de toutes les natures créées ont
1. Camp. Diogène Laërce, I, 14; II,19 et 23. 2. Comp. Xénophon (Memor., I, 3 et 4) et Aristote (Métaph., liv. I, ch. 5, et livre XIII, ch. 4.)
(157)
un être stable et vivant 1. Il est constant quil poursuivit et châtia, avec une verve de dialectique merveilleuse et une politesse pleine de sel, la sottise de ces ignorants qui prétendent savoir quelque chose; confessant, quant à lui, son ignorance, ou dissimulant sa science, même sur ces questions morales où il paraissait avoir appliqué toute la force de son esprit. De là ces inimitiés et ces accusations calomnieuses qui le firent condamner à mort. Mais cette même Athènes, qui lavait publiquement déclaré criminel, le réhabilita depuis par un deuil public, et lindignation du peuple alla si loin contre ses accusateurs, que lun deux fut mis en pièces par la multitude, et lautre obligé de se résoudre à un exil volontaire et perpétuel, pour éviter le même traitement 2. Egalement admirable par sa vie et par sa mort, Socrate laissa un grand nombre de sectateurs qui, sappliquant à lenvi aux questions de morale, disputèrent sur le souverain bien, sans lequel lhomme ne peut être homme. Et comme lopinion de Socrate ne se montrait pas très-clairement au milieu de ces discussions contradictoires, où il agite, soutient et renverse tous les systèmes, chaque disciple y prit ce qui lui convenait et résolut à sa façon la question, de la fin suprême, par où ils entendent ce quil faut posséder pour être heureux. Ainsi se formèrent, parmi les socratiques, plusieurs systèmes sur le souverain bien, avec une opposition si incroyable entre ces disciples dun même maître, que les uns mirent le souverain bien dans la volupté, comme Aristippe, les autres dans la vertu, comme Antisthène, et dautres dans dautres fins, quil serait trop long de rapporter.
CHAPITRE IV.DE PLATON, PRINCIPAL DISCIPLE DE SOCRATE, ET DE SA DIVISION DE LA PHILOSOPHIE EN TROIS PARTIES.
Mais entre tous les disciples de Socrate, celui qui à bon droit effaça tous les autres par léclat de la gloire la plus pure, ce fut Platon. Né athénien, dune famille honorable, son merveilleux génie le mit de bonne heure au premier rang. Estimant toutefois que la doctrine de Socrate et ses propres recherches ne
1. Saint Augustin prête à Socrate la théorie platonicienne des idées, bien quelle ne fût contenue quen germe dans son enseignement. 2. Comp. Diogène Laërce, II, 5.
suffisaient pas pour porter la philosophie à sa perfection, il voyagea longtemps et dans les pays les plus divers, partout où la renommée lui promettait quelque science à recueillir. Cest ainsi quil apprit en Egypte toutes les grandes choses quon y enseignait; il se dirigea ensuite vers les contrées de lItalie où les pythagoriciens étaient en honneur 1, et là, dans le commerce des maîtres les plus éminents, il sappropria aisément toute la philosophie de lécole italique. Et comme il avait pour Socrate un attachement singulier, il le mit en scène clans presque tous ses dialogues, unissant ce quil avait appris dautres philosophes, et même ce quil avait trouvé par les plus puissants efforts de sa propre intelligence, aux grâces de la conversation de Socrate et à ses entretiens familiers sur la morale, Or, si létude de la sagesse consiste dans laction et dans la spéculation, ce qui fait quon peut appeler lune de ses parties, active et lautre spéculative, la partie active se rapportant à la conduite de la vie, cest-à-dire aux moeurs, et la partie spéculative à la recherche des causes naturelles et de la vérité en soi, on peut dire que lhomme qui avait excellé dans la partie active, cétait Socrate, et que celui qui sétait appliqué de préférence à la partie contemplative avec toutes les forces de son génie, cétait Pythagore. Platon réunit ces deux parties, et sacquit ainsi la gloire davoir porté la philosophie àsa perfection. Il la divisa en trois branches la morale, qui regarde principalement laction; la physique, dont lobjet est la spéculation; la logique enfin, qui distingue le vrai davec le faux; or, bien que cette dernière science soit également nécessaire pour la spéculation et pour laction, cest à la spéculation toutefois quil appartient plus spécialement détudier la nature du vrai, par où lon voit que la division de la philosophie en trois parties saccorde avec la distinction de la science spéculative et de la science pratique 2, De savoir maintenant quels ont été les sentiments de Platon sur
1. Des différents biographes de Platon, saint Augustin paraît ici suivre de préférence Apulée, qui place le voyage de Platon en Egypte avant ses voyages en Sicile et en Italie. (De dogm. Plat., init.) Diogène Laërce (livre III) et Olympiodore (Vie de Platon, dans le Comment. sur le premier Alcibiade, publié par M. Creuzer) conduisent Platon en Sicile et le mettent en communication avec les pythagoriciens avant le voyage en Egypte. 2. On chercherait vainement dans les dialogues de Platon cette division régulière de la philosophie en trois parties, qui na été introduite que pins tard, après Piston et même après Aristote. Il semble que saint Augustin nait pas soue les yeux les écrits de Piston et ne juge sa doctrine que sur la foi de ses disciples et à laide douvrages de seconde main.
(158)
chacun de ces trois objets, cest-à-dire où il a mis la fin de toutes les actions, la cause de tous les êtres et la lumière de toutes les intelligences, ce serait une question longue à discuter et quil ne serait pas convenable de trancher légèrement. Comme il affecte constamment de suivre la méthode de Socrate, interlocuteur ordinaire de ses dialogues, lequel avait coutume, comme on sait, de cacher sa science ou ses opinions, il nest pas aisé de découvrir ce que Platon lui-même pensait sur un grand nombre de points. Il nous faudra pourtant citer quelques passages de ses écrits, où, exposant tour à tour sa propre pensée et celle des autres, tantôt il se montre favorable à la religion véritable, à celle qui a notre foi et dont nous avons pris la défense, et tantôt il y paraît contraire, comme quand il sagit, par exemple, de lunité divine et de la pluralité des dieux, par rapport à la vie véritablement heureuse qui doit commencer après la mort. Au surplus, ceux qui passent pour avoir le plus fidèlement suivi ce philosophe, si supérieur à tous les autres parmi les gentils, et qui sont le mieux entrés dans le fond de sa pensée véritable, paraissent avoir de Dieu une si juste idée, que cest en lui quils placent la cause de toute existence, la raison de toute pensée et la fin de toute vie : trois principes dont le premier appartient à la physique, le second à la logique, et le troisième à la morale; et véritablement, si lhomme a été créé pour atteindre, à laide de ce quil y a de plus excellent en lui, ce qui surpasse tout en excellence, cest-à-dire un seul vrai Dieu souverainement bon, sans lequel aucune nature na dexistence, aucune science de certitude, aucune action dutilité, où faut-il donc avant tout le chercher, sinon où tous les êtres ont un fondement assuré, où toutes les vérités deviennent certaines, et où se rectifient toutes nos affections?
CHAPITRE V.IL FAUT DISCUTER DE PRÉFÉRENCE AVEC LES PLATONICIENS EN MATIÈRE DE THÉOLOGIE, LEURS OPINIONS ÉTANT MEILLEURES QUE CELLES DE TOUS LES AUTRES PHILOSOPHES.
Si Platon a défini le sage celui qui imite le vrai Dieu, le connaît, laime et trouve la béatitude dans sa participation avec lui, à quoi bon discuter contre les philosophes? il est clair quil nen est aucun qui soit plus près de nous que Platon. Quelle cède donc aux platoniciens cette théologie fabuleuse qui repaît les âmes des impies des crimes de leurs dieux! quelle leur cède aussi cette théologie civile où les démons impurs, se donnant pour des dieux afin de mieux séduire les peuples asservis aux voluptés de la terre, ont voulu consacrer lerreur, faire de la représentation de leurs crimes une cérémonie du culte, et trouver ainsi pour eux-mêmes, dans les spectateurs de ces jeux, le plus agréable des spectacles : théologie impure où ce que les temples peuvent avoir dhonnête est corrompu par son mélange avec les. infamies du théâtre, et où ce que le théâtre a dinfâme est justifié par les abominations des temples! Quelles cèdent encore à. ces philosophes les explications de Varron qui a voulu rattacher le paganisme à la terre et au ciel, aux semences et aux opérations de la nature; car, dabord, les mystères du culte païen nont pas le sens quil veut leur donner, et par conséquent la vérité lui échappe en dépit de tous ses efforts; de plus, alors même quil aurait raison, lâme raisonnable ne devrait pas adorer comme son Dieu ce qui est au-dessous delle dans lordre de la nature, ni préférer à soi, comme des divinités, des êtres auxquels le vrai Dieu la préférée. Il faut en dire autant de ces écrits que Numa consacra en effet aux mystères sacrés 1, mais quil prit soin densevelir avec lui, et qui, exhumés par la charrue dun laboureur, furent livrés aux flammes par le sénat; et pour traiter plus favorablement Numa, mettons au même rang cette lettre 2 où Alexandre de Macédoine, confiant à sa mère les secrets que lui avaient dévoilés un certain Léon, grand-prêtre égyptien, lui faisait voir non-seulement que Picus, Faunus, Enée, Romulus, ou encore Hercule, Esculape, Liber, fils de Sémélé, les Tyndarides et autres mortels divinisés, mais encore les grands dieux, ceux dont Cicéron a lair de parler dans les Tusculanes 3 sans les nommer, Jupiter, Junon, Saturne, Vulcain, Vesta et plusieurs autres dont Varron a fait les symboles des éléments et des parties du monde, on été des hommes, et rien de plus; or, ce prêtre égyptien craignant, lui aussi,
1. Voyez le livre précédent au ch. 33. 2. Sur cette. lettre évidemment apocryphe dAlexandre le Grand, voyez Sainte-Croix, Examen critique des historiens dAlexandre, 2e édition, p. 292. 3. Livre I, ch. 13.
(159)
que ces mystères ne vinssent à être divulgués, pria Alexandre de recommander à sa mère de jeter sa lettre au feu. Que cette théologie donc, civile et fabuleuse, cède aux philosophes platoniciens qui ont reconnu le vrai Dieu comme auteur de la nature, comme source de la vérité, comme dispensateur de la béatitude! et je ne parle pas seulement de la théologie païenne, mais que sont auprès de ces grands adorateurs dun si grand Dieu tous les philosophes dont lintelligence asservie au corps na donné à la nature que des principes corporels, comme Thalès qui attribue tout à leau, Anaximène à lair, les stoïciens au feu, Epicure aux atomes, cest-à-dire à de très-petits corpuscules invisibles et impalpables, et tant dautres quil est inutile dénumérer, qui ont cru que des corps, simples ou composés, inanimés ou vivants, mais après tout des corps, étaient la cause et le principe des choses. Quelques-uns, en effet, ont pensé que des choses vivantes pouvaient provenir de choses sans vie : cest le sentiment des Epicuriens; dautres ont admis que choses vivantes et choses sans vie proviennent dun vivant ; mais ce sont toujours des corps qui proviennent dun corps; car pour les stoïciens, cest le feu , cest-à-dire un corps un des quatre éléments qui constituent lunivers visible, qui est vivant, intelligent, auteur du monde et de tous les êtres, en un mot, qui est Dieu. Voilà donc les plus hautes pensées où aient pu sélever ces philosophes et tous ceux qui ont cherché la vérité dun coeur assiégé par les chimères des sens. Et cependant ils avaient en eux, dune certaine manière, des objets que leurs sens ne pouvaient saisir; ils se représentaient au dedans deux-mêmes les choses quils avaient vues au dehors, alors même quils ne les voyaient plus par les yeux, mais seulement par la pensée. Or, ce quon voit de la sorte nest plus un corps, mais son image, et ce qui perçoit dans lâme cette image nest ni un corps ni une image; enfin, le principe qui juge cette image comme étant belle ou laide, est sans doute supérieur à lobjet de son jugement. Ce principe, cest lintelligence de lhomme, cest lâme raisonnable ; et certes il na rien de corporel, puisque déjà limage quil perçoit et quil juge nest pas un corps. Lâme nest donc ni terre, ni eau, ni air, ni feu, ni en général aucun de ces quatre corps nommés éléments qui forment le monde matériel. Et comment Dieu, Créateur de lâme, serait-il un corps? Quils cèdent donc, je le répète, aux platoniciens, tous ces philosophes, et je nen excepte pas ceux qui, à la vérité, rougissent de dire que Dieu est un corps, mais qui le font de même nature que nos âmes. Se peut-il quils naient point vu dans lâme humaine cette étrange mutabilité, quon ne peut attribuer à Dieu sans crime ? Mais, disent-ils, cest le corps qui rend lâme changeante, car de soi elle est immuable. Que ne disent-ils aussi que ce sont les corps extérieurs qui blessent la chair et quelle est invulnérable de soi ? La vérité est que rien ne peut altérer limmuable ; doù il suit que ce qui peut être altéré par un corps nest pas véritablement immuable.
CHAPITRE VI.SENTIMENTS DES PLATONICIENS TOUCHANT LA PHYSIQUE.
Ces philosophes, si justement supérieurs aux autres en gloire et en renommée, ont compris que nul corps nest Dieu, et cest pourquoi ils ont cherché Dieu au-dessus de tous les corps. Ils ont également compris que tout ce qui est muable nest pas le Dieu suprême, et cest pourquoi ils ont cherché le Dieu suprême au-dessus de toute âme et de tout esprit sujet au changement. Ils ont compris enfin quen tout être muable, la forme qui le fait ce quil est, quels que soient sa nature et ses modes, ne peut venir que de Celui qui est en vérité, parce quil est immuablement. Si donc vous considérez tour à tour le corps du monde entier avec ses figures, ses qualités, ses mouvements réguliers et ses éléments qui embrassent dans leur harmonie le ciel, la terre et tous les êtres corporels, puis lâme en général, tant celle qui maintient les parties du corps et le nourrit, comme dans les arbres, que celles qui donnent en outre le sentiment, comme dans les animaux, et celle qui ajoute au sentiment la pensée, comme dans les hommes, et celle enfin qui na pas besoin de la faculté nutritive et se borne à maintenir, sentir et penser, comme chez les anges, rien de tout cela, corps ou âme, ne peut tenir lêtre que de Celui qui est; car, en lui, être nest pas une chose, et vivre, une autre, comme sil pouvait être sans être vivant; et de même, la vie en lui nest pas une chose et (160) la pensée une autre, comme sil pouvait vivre et vivre sans penser, et enfin la pensée en lui nest pas une chose et le bonheur une autre, comme sil pouvait penser et ne pas être heureux; mais, pour lui, vivre, penser, être heureux, cest simplement être. Or, ayant compris cette immutabilité et cette simplicité parfaites, les Platoniciens ont vu que toutes choses tiennent lêtre de Dieu, et que Dieu ne le tient daucun. Tout ce qui est, en effet, est corps ou âme, et il vaut mieux être âme que corps; de plus, la forme du corps est sensible, celle de lâme est intelligible; doù ils ont conclu que la forme intelligible est supérieure à la forme sensible. Il faut entendre par sensible ce qui peut être saisi par la vue et le tact corporel, par intelligible ce qui peut être atteint par le regard de lâme. La beauté corporelle, en effet, soit quelle consiste dans létat extérieur dun corps, dans sa figure, par exemple, soit dans son mouvement, comme cela se rencontre en musique, a pour véritable juge lesprit. Or, cela serait impossible sil ny avait point dans lesprit une forme supérieure, indépendante de la grandeur, de la masse, du bruit des sons, de lespace et du temps. Admettez maintenant que cette forme ne soit pas muable, comment tel homme jugerait-il mieux que tel autre des choses sensibles, le plus vif desprit mieux que le plus lent, le savant mieux que lignorant, lhomme exercé mieux que linculte, la même personne une fois cultivée mieux quavant de lêtre? Or, ce qui est susceptible de plus et de moins est muable; doù ces savants et pénétrants philosophes, qui avaient fort approfondi ces matières, ont conclu avec raison que la forme première ne pouvait se rencontrer dans des êtres convaincus de mutabilité. Voyant donc que le corps et lâme ont des formes plus ou moins belles et excellentes, et que, sils navaient point de forme,. ils nauraient point dêtre, ils ont compris quil y a un être où se trouve La forme première et immuable, laquelle à ce titre nest comparable avec aucune autre; par suite, que là est le principe des choses, qui nest fait par rien et par qui tout est fait. Et cest ainsi que ce qui est connu de Dieu, Dieu lui-même la manifesté à ces philosophes, depuis que les profondeurs invisibles de son essence, sa vertu créatrice et sa divinité éternelle, sont devenues visibles par ses ouvrages 1. Jen ai
1. Rom.I, 19, 20.
dit assez sur cette partie de la philosophie quils appellent physique, cest-à-dire relative à la nature.
CHAPITRE VII.COMBIEN LES PLATONICIENS SONT SUPÉRIEURS DANS LA LOGIQUE AU RESTE DES PHILOSOPHES.
Quant à la logique ou philosophie rationnelle, loin de moi la pensée de comparer aux Platoniciens ceux qui placent le critérium de la vérité dans les sens, et mesurent toutes nos connaissances avec cette règle inexacte et trompeuse ! tels sont les Epicuriens et plusieurs autres philosophes, parmi lesquels il faut comprendre les Stoïciens, qui ont fait venir des sens les principes de cette dialectique où ils exercent avec tant dardeur la souplesse de leur esprit. Cest à cette source quils ramènent leurs concepts généraux, ennoiai, qui servent de base aux définitions; cest de là, en un mot, quils tirent la suite et le développement de toute leur méthode dapprendre et denseigner1. Jadmire, en vérité, comment ils peuvent soutenir en même temps leur principe que les sages seuls sont beaux 2, et je leur demanderais volontiers quel est le sens qui leur a fait apercevoir cette beauté, et avec quels yeux ils ont vu la forme et la splendeur de la sagesse. Cest ici que nos philosophes de prédilection ont parfaitement distingué ce que lesprit conçoit de ce quatteignent les sens, ne retranchant rien à ceux-ci de leur domaine légitime, ny ajoutant rien et déclarant nettement que cette lumière de nos intelligences qui nous fait comprendre toutes choses, cest Dieu même qui a tout créé3.
CHAPITRE VIII.EN MATIÈRE DE PHILOSOPHIE MORALE LES PLATONICIENS ONT ENCORE LE PREMIER RANG.
Reste la morale ou, pour parler comme les Grecs, léthique 4, où lon cherche le souverain bien, cest-à-dire lobjet auquel nous (161)
1. Malgré quelques témoignages contraires et considérables, il parait bien en effet que la logique des Stoïciens était sensualiste, dun sensualisme toutefois beaucoup moins grossier que celui des Epicuriens. Voyez Cicéron, Académiques, II, 7; et Diogène Laërce, 51-14. 2. Cétait un des célèbres paradoxes de lécole stoïcienne. Voyez Cicéron, pro Mur., cap. 29. 3. Voyez le Timée et surtout la République (livres VI et VII), où Dieu est conçu comme la Raison éternelle, soleil du monde intelligible et foyer des intelligences. 4. Etike , science des meurs, dethos.
(161)
rapportons toutes nos actions, celui que nous désirons pour lui-même et non en vue de quelque autre chose, de sorte quen le possédant il ne nous manque plus rien pour être heureux. Cest encore ce quon nomme la fin, parce que nous voulons tout le reste en vue de notre bien, et ne voulons pas le bien pour autre chose que lui. Or, le bien qui produit la béatitude, les uns lont fait venir du corps, les autres de lesprit, dautres de tous deux ensemble. Les philosophes, en effet, voyant que lhomme est composé de corps et desprit, ont pensé que lun ou lautre ou tous deux ensemble pouvaient constituer son bien, je veux dire ce bien final, source du bonheur, dernier terme de toutes les actions, et qui ne laisse rien à désirer au-delà de soi. Cest pourquoi ceux qui ont ajouté une troisième espèce de biens quon appelle extérieurs, comme lhonneur, la gloire, les richesses, et autres semblables, ne les ont point regardés comme faisant partie du bien final, mais comme de ces choses quon désire en vue dune autre fin, qui sont bonnes pour les bons et mauvaises pour les méchants. Mais, quoi quil en soit, ceux qui ont fait dépendre le bien de lhomme, soit du corps, soit de 1esprit, soit de tous deux, nont pas cru quil fallût le chercher ailleurs que dans lhomme même. Les premiers le font dépendre de la partie la moins noble de lhomme, les seconds, de la partie la plus noble, les autres, de lhomme tout entier; mais dans fous les cas, cest de lhomme que le bien dépend. Au surplus, ces trois points de vue nont pas donné lieu à trois systèmes seulement, mais à un beaucoup plus grand nombre, parce que chacun sest formé une opinion différente sur le bien du corps sur le bien de lesprit, sur le bien de lun et lautre réunis. Que tous cèdent donc à ces philosophes qui ont fait consister le bonheur de lhomme, flou a jouir du corps ou de lesprit, mais à jouir de Dieu, et non pas à en jouir comme lesprit jouit du corps ou de soi-même, ou comme un ami jouit dun ami, muais comme loeil jouit de la lumière. Il faudrait insister peut-être pour montrer la justesse de cette comparaison; mais jaime mieux le faire ailleurs, sil plaît à Dieu, et selon la mesure de lues forces. Présentement il me suffit de rappeler que le souverain bien pour Platon, cest de vivre selon la vertu, ce qui nest possible quà celui qui connaît Dieu et qui limite; et voilà lunique source du bonheur. Aussi nhésite-t-il point à dire que philosopher, cest aimer Dieu, dont la nature est incorporelle; doù il suit que lami de la sagesse, cest-à-dire le philosophe, ne devient heureux que lors. quil commence de jouir de Dieu. En effet, bien que lon ne soit pas nécessairement heureux pour jouir de ce quon aime, car plusieurs sont malheureux daimer ce qui ne doit pas être aimé, et plus malheureux encore den jouir, personne toutefois nest heureux quautant quil jouit de ce quil aime. Ainsi donc, ceux-là mêmes qui aiment ce qui ne doit pas être aimé, ne se croient pas heureux par lamour, mais par la jouissance. Qui donc serait assez malheureux pour ne pas réputer heureux celui qui aime le souverain bien et jouit de ce quil aime! Or, Platon déclare que le vrai et souverain bien, cest Dieu, et voilà pourquoi il veut que le vrai philosophe soit celui qui aime Dieu, car le philosophe tend à la félicité, et celui qui aime Dieu est heureux en jouissant de Dieu 1.
CHAPITRE IX.DE LA PHILOSOPHIE QUI A LE PLUS APPROCHÉ DE LA VÉRITÉ CHRÉTIENNE.
Ainsi donc tous les philosophes, quels quils soient, qui ont eu ces sentiments touchant le Dieu suprême et véritable, et qui ont reconnu en lui lauteur de toutes les choses créées, la lumière de toutes les connaissances et la fin de toutes les actions, cest-à-dire le principe de la nature, la vérité de la doctrine et la félicité de la vie, ces philosophes quon appellera platoniciens ou dun autre nom, soit quon nattribue de tels sentiments quaux chefs de lécole Ionique, à Platon par exemple et à ceux qui lont bien entendu, soit quon en fasse également honneur à lécole italique, à cause de Pythagore, des Pythagoriciens, et peut-être aussi de quelques autres philosophes de la même famille, soit enfin quon veuille les étendre aux sages et aux philosophes des autres nations, Libyens atlantiques 1, Egyptiens, Indiens, Perses, Chaldéens, Scythes, Gaulois, Espagnols et à dautres encore, ces philosophes, dis-je, nous les préférons à tous les autres et nous confessons quils ont approché de plus près de notre croyance. 1. Voyez, parmi les dialogues de Platon, le Phèdre, le Phédon, le Philèbe et la République (livres VI, VII et IX). 2. Sur les Libyens atlantiques et sur Atlas, leur roi fabuleux, voyez Diodore, livre III, ch. 20.
CHAPITRE X.LA FOI DUN BON CHRÉTIEN EST FORT AU-DESSUS DE TOUTE LA SCIENCE DES PHILOSOPHES.
Un chrétien qui sest uniquement appliqué à la lecture des saints livres, ignore peut-être le nom des Platoniciens; il ne sait pas quil y a eu parmi les Grecs deux écoles de philosophie, lionienne et lItalique ; mais il nest pas tellement sourd au bruit des choses humaines, quil nait appris que les philosophes font profession daimer la sagesse ou même de la posséder. Il se défie pourtant de cette philosophie qui senchaîne aux éléments du monde au lieu de sappuyer sur Dieu, Créateur du monde, averti par ce précepte de lApôtre quil écoute dune oreille fidèle: « Prenez garde de vous laisser abuser par la philosophie et par de vains raisonnements sur les éléments du monde 1». Mais, afin de ne pas appliquer ces paroles à tous les philosophes, le chrétien écoute ce que lApôtre dit de quelques-uns : « Ce qui peut être connu de Dieu, ils lont connu clairement, Dieu même le leur ayant fait connaître; car depuis la création du monde les profondeurs invisibles de son essence sont devenues saisissables et visibles par ses ouvrages; et sa vertu et sa divinité sont éternelles 2». Et de même, quand lApôtre parle aux Athéniens, après avoir dit de Dieu cette grande parole quil est donné à peu de comprendre « Cest en lui que nous avons la vie, le mouvement et lêtre » ; il poursuit et ajoute : « Comme lont même dit quelques-uns de vos sages 3 ». Ici encore le chrétien sait se garder des erreurs où ces grands philosophes sont tombés; car, au même endroit où il est écrit que Dieu leur a rendu saisissables et visibles par ses ouvrages ses invisibles profondeurs, il est dit aussi quils nont pas rendu à Dieu le culte légitime, farce quils ont transporté à dautres objets les honneurs qui ne sont dus quà lui « Ils ont connu Dieu, dit lApôtre, et ils ne lont pas glorifié et adoré comme Dieu; mais ils se sont perdus dans leurs chimériques pensées, et leur coeur insensé sest rempli de ténèbres. En se disant sages ils sont devenus fous, et ils ont prostitué la gloire du Dieu incorruptible à limage de lhomme corruptible, à des figures doiseaux, de
1. Coloss. II, 8 2. Rom. I, 19, 20 2. Act. XVII, 28.
quadrupèdes et de serpents 1 ». LApôtre veut désigner ici les Romains, les Grecs et les Egyptiens, qui se sont fait gloire de leur sagesse ; mais nous aurons affaire à eux dans la suite de cet ouvrage. Bornons-nous à dire encore une fois que notre préférence est acquise à ces philosophes qui confessent avec nous un Dieu unique, Créateur de lunivers, non-seulement incorporel et à ce titre au-dessus de tous les corps, mais incorruptible et comme tel au-dessus de toutes les âmes; en un mot, notre principe, notre lumière et notre bien. Que si un chrétien, étranger aux lettres profanes, ne se sert pas en discutant de termes quil na point appris, et nappelle pas naturelle avec les Latins et physique avec les Grecs cette partie de la philosophie qui regarde la ,nature, rationnelle ou logique celle qui traite de la connaissance de la vérité, morale enfin ou éthique celle où il est question des moeurs, des biens à poursuivre et des maux à éviter, est-ce à dire quil ignore que nous tenons du vrai Dieu, unique et parfait, la nature qui nous fait être à son image, la science qui le révèle à nons et nous révèle à nous-mêmes, la grâce enfin qui nous unit à lui pour nous rendre heureux? Voilà donc pourquoi nous préférons les Platoniciens au reste des philosophes : cest que ceux-ci ont vainement consumé leur esprit et leurs efforts pour découvrir les causes des êtres, la règle de la vérité et celle de la vie, au lieu que les Platoniciens, ayant connu Dieu, ont trouvé par là même où est la cause de tous les êtres, -la lumière où lon voit la vérité, la source où lon sabreuve du bonheur. Platoniciens ou philosophes dune autre nation, sil en est qui aient eu aussi de Dieu une telle idée, je dis quils pensent comme nous. Pourquoi maintenant, dans la discussion qui va souvrir, nai-je voulu avoir affaire quaux disciples de Platon? cest que leurs écrits sont plus connus. En effet, les Grecs, dont la langue est la première parmi les gentils, ont partout répandu la doctrine platonicienne, et les Latins, frappés de son excellence ou séduits par la renommée, lont étudiée de préférence à toute autre, et cri la traduisant dans notre langue ont encore ajouté à son éclat et à sa popularité.
1. Rom I, 21-23.
(163)
CHAPITRE XI.COMMENT PLATON A PU AUTANT APPROCHER DE LA DOCTRINE CHRÉTIENNE.
Parmi ceux qui nous sont unis dans la grâce de Jésus-Christ, quelques-uns sétonnent dentendre attribuer à Platon ces idées sur la Divinité, quils trouvent singulièrement conformes à la véritable religion. Aussi cette ressemblance a-t-elle fait croire à plus dun chrétien que Platon, lors de son voyage en Egypte, avait entendu le prophète Jérémie ou lu les livres des Prophètes 1. Jai moi-même admis cette opinion dans quelques-uns de mes ouvrages 2; mais une étude approfondie de la chronologie démontre que la naissance de Platon est postérieure denviron cent ans à lépoque où prophétisa Jérémie 3; et Platon ayant vécu quatre-vingt-un ans, entre le moment de sa mort et celui de la traduction des Ecritures demandée par Ptolémée, roi dEgypte, à soixante-dix Juifs versés dans la langue grecque , il sest écoulé environ soixante années 4. Platon, par conséquent, na pu, pendant son voyage, ni voir Jérémie, mort depuis si longtemps, ni lire en cette langue grecque, où il excellait, une version des Ecritures qui nétait pas encore faite; à moins que, poussé par sa passion de savoir, il nait connu les livres hébreux comme il avait fait les livres égyptiens, à laide dun interprète, non sans doute en se les faisant traduire, ce qui nappartient quà un roi puissant comme Ptolémée par les bienfaits et par la crainte, mais en mettant à profit la conversation de quelques Juifs pour comprendre autant que possible la doctrine contenue dans lAncien Testament. Ce qui favorise cette conjecture, cest le début de la Genèse : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre. Et la terre était une masse confuse et informe, et les
1. Les auteurs dont veut parler saint Augustin sont surtout: Justin (Orat. paran. ad gentes), Origène (Contra Cels., lib. VI), Clément dAlexandrie (Strom., lib. I, et Orat. exhort. ad gent.), Eusèbe (Proepar. evang., lib. II), saint Ambroise (Serm. 18 in Psalm. 118). Ces Pères croient que Platon a connu lEcriture sainte. Lopinion contraire a été soutenue par Lactance (Inst. div., livre IV, ch. 2). 2. Saint Augustin fait ici particulièrement allusion à son traité De doct. christ., lib. II, 43. Comp. les Rétractations, livre u, ch. 4, n. 2. 3. La chronique dEusèbe place les prophéties de Jérémie à la 37e et à la 38e olympiade, et la naissance de Platon à la 88e olympiade, quatrième année. Il y a donc un intervalle de plus de 170 ans. 4. Platon mourut la première année de la 103e olympiade, et ce ne fut que pendant la 124e olympiade que Ptolémée Philadelphe fit taire la version des Septante.
ténèbres couvraient la surface de labîme, et « lesprit de Dieu était porté sur les eaux». Or, Platon, dans le Timée, où il décrit la formation du monde, dit que Dieu a commencé son ouvrage en unissant la terre avec le feu 1 ; et comme il est manifeste que le feu tient ici la place du ciel, cette opinion a quelque analogie avec la parole de lEcriture : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre ». Platon ajoute que leau et lair furent les deux moyens de jonction qui servirent à unir les deux extrêmes, la terre et le feu; on a vu là une interprétation de ce passage de lEcriture: « Et lesprit de Dieu était porté sur les eaux». Platon ne prenant pas garde au sens du mot esprit de Dieu dans lEcriture, où lair est souvent appelé esprit, semble avoir cru quil est question dans ce passage des quatre éléments. Quant à cette doctrine de Platon, que le philosophe est celui qui aime Dieu, les saintes Ecritures ne respirent pas autre chose. Mais ce qui me fait surtout pencher de ce côté, ce qui me déciderait presque à affirmer que Platon na pas été étranger aux livres saints, cest la réponse faite à Moïse, quand il demande à lange le nom de celui qui lui ordonne de délivrer le. peuple hébreux captif en Egypte: « Je suis Celui qui suis », dit la Bible, « et vous direz aux enfants dIsraël: « Celui qui est ma envoyé vers vous ». Par où il faut entendre que les choses créées et changeantes sont comme si elles nétaient pas, au prix de Celui qui est véritablement, parce quil est immuable. Or, voilà ce que Platon a soutenu avec force, et ce quil sest attaché soigneusement à inculquer à ses disciples. Je ne sais si on trouverait cette pensée dans aucun monument antérieur à Platon, excepté le livre où il est écrit : « Je suis Celui qui suis; et vous leur direz : Celui qui est menvoie vers vous ».
1. Platon dit à la vérité, dans un endroit du Timée, que Dieu commença par composer le corps de lunivers de feu et de terre (voyez Bekker, 318); mais, à prendre lensemble du dialogue, il est indubitable que la première oeuvre de Dieu, ce nest pas le corps, mais lâme (Bekker, 340), ce qui achève de détruire la faible analogie indiquée par saint Augustin. Le Timée est cependant celui des dialogues de Platon que saint Augustin paraît connaître le mieux. Lavait-il sous les yeux en écrivant la Cité de Dieu? ii est permis den douter. 2. Exode, III, 14.
(164)
CHAPITRE XII.LES PLATONICIENS, TOUT EN AYANT UNE JUSTE IDÉE DU DIEU UNIQUE ET VÉRITABLE, NEN ONT PAS MOINS JUGÉ NÉCESSAIRE LE CULTE DE PLUSIEURS DIVINITÉS.
Mais ne déterminons pas de quelle façon Platon a connu ces vérités, soit quil les ait puisées dans les livres de ceux qui lont précédé, soit que, comme dit lApôtre, « les sages a aient connu avec évidence ce qui peut être « connu de Dieu, Dieu lui-même le leur ayant rendu manifeste. Car depuis la création du u inonde les perfections invisibles de Dieu, sa vertu et sa divinité éternelles, sont devenues saisissables et visibles par ses ouvrages ». Quoi quil en soit, je crois avoir assez prouvé que je nai pas choisi sans raison les Platoniciens, pour débattre avec eux cette question de théologie naturelle : sil faut servir un seul Dieu on en servir plusieurs pour la félicité de lautre vie. Je les ai choisis en effet, parce que lexcellence de leur doctrine sur un seul Dieu, Créateur du ciel et de la terre, leur a donné parmi les philosophes le rang le plus illustre et le plus glorieux; or, cette supériorité a été depuis si bien reconnue que vainement Aristote, disciple de Platon, homme dun .esprit éminent, inférieur sans doute à Platon par léloquence, mais de beaucoup supérieur à tant dautres, fonda la secte péripatéticienne, ainsi nommée de lhabitude quavait Aristote denseigner en se promenant; vainement il attira, du vivant même de son maître, vers cette école dissidente un grand nombre de disciples séduits par léclat de sa renommée; vainement aussi, après la mort de Platon, Speusippe, son neveu, et Xénocrate, son disciple bien-aimé, le remplacèrent à lAcadémie et eurent eux-mêmes des successeurs qui prirent le nom dAcadémiciens; tout cela na pas empêché les meilleurs philosophes de notre temps qui ont voulu suivre Platon, de se faire appeler non pas Péripatéticiens ni Académiciens, mais Platoniciens. Lés plus célèbres entre les Grecs sont Plotin, Jamblique et Porphyre; joignez à ces platoniciens, illustres lafricain Apulée 1, également versé dans les deux langues, la grecque
1. Apulée, né à Madaure, dans la Numidie, alors province romaine, florissait au second siècle de lère chrétienne. Ses ouvrages étant écrits en latin, saint Augustin, qui savait mal le grec, sest souvent adressé à Apulée pour connaître les doctrines de Platon.
et la latine. Or, maintenant il est de fait que tous ces philosophes et les autres de la même école, et Platon lui-même, ont cru quil fallait adorer plusieurs dieux.
CHAPITRE XIII.DE LOPINION DE PLATON TOUCHANT LES DIEUX, QUIL DÉFINIT DES ÊTRES ESSENTIELLEMENT BONS ET AMIS DE LA VERTU.
Bien quil y ait entre les Platoniciens et nous plusieurs autres dissentiments de grande conséquence, la discussion que jai soulevée nest pas médiocrement grave, et cest pourquoi je leur pose cette question : quels dieux faut-il adorer? les bons ou les méchants ? ou les uns et les autres? Nous avons sur ce point le sentiment de Platon ; car il dit que tous les dieux sont bons et quil ny a pas de dieux méchants 1; doù il suit que cest aux bons quil faut rendre hommage, puisque, sils nétaient pas bons, ils ne seraient pas dieux. Mais sil en est ainsi (et comment penser autrement des dieux?), que devient cette opinion quil faut apaiser les dieux méchants par des sacrifices, de peur quils ne nous nuisent, et invoquer les bons afin quils nous aident? En effet, il ny a pas de dieux méchants, et cest aux bons seulement que doit être rendu le culte quils appellent légitime. Je demande alors ce quil faut penser de ces dieux qui aiment les jeux scéniques au point de vouloir quon les mêle aux choses divines et aux cérémonies célébrées en leur honneur ? La puissance de ces dieux prouve leur existence, et leur goût pour les jeux impurs atteste leur méchanceté. On sait assez ce que pense Platon des représentations théâtrales, puisquil chasse les poètes de lEtat 2, pour avoir composé des fictions indignes de la majesté et de la bonté divines. Que faut-il donc penser de ces dieux qui sont ici en lutte avec Platon ? lui ne souffrant pas que les dieux soient déshonorés par des crimes imaginaires, ceux-ci ordonnant de représenter ces crimes en leur honneur. Enfin, quand ils prescrivirent des jeux scéniques, ils firent éclater leur malice en même temps que leur impureté, soit en privant Latinius 3 de son fils, soit en le frappant lui-même pour
1. Voyez les Lois (page 900 et seq.) et la République (livre II, page 379). 2. Voyez plus haut, livre II, ch. 14. 3. Voyez plus haut, livre IV, ch. 26.
(165)
leur avoir désobéi, et ne lui rendant la santé quaprès quil eut exécuté leur commandement. Et cependant, si méchants quils soient, Platon nestime pas quon doive les craindre, et il demeure ferme dans son sentiment, quil faut bannir dun Etat bien réglé toutes ces folies sacriléges des prêtres, qui nont de charme pour les dieux impurs que par leur impureté même. Or, ce même Platon, comme je lai remarqué au second livre du présent ouvrage 1, est mis par Labéon au nombre des demi-dieux ; ce qui nempêche pas Labéon de penser quil faùt apaiser les dieux méchants par des sacrifices sanglants et des cérémonies analogues à leur caractère, et honorer les bons par des jeux et des solennités riantes. Doù vient donc que le demi-dieu Platon persiste si fortement à. priver, non pas des demi-dieux, mais des dieux, des dieux bons par conséquent, de ces divertissements quil répute infâmes? Au surplus, ces dieux ont eux-mêmes pris soin de réfuter Labéon, puisquils ont montré à légard de Latinius, non-seulement leur humeur lascive et folâtre, mais leur impitoyable cruauté. Que les Platoniciens nous expliquent cela, eux qui soutiennent avec leur maître que tous les dieux sont bons, chastes, amis de la vertu et des hommes sages, et quil y a de limpiété à en juger autrement? Nous lexpliquons, disent-ils. Ecoutons-les donc avec attention.
CHAPITRE XIV. DES TROIS ESPÈCES DÂMES RAISONNABLES ADMISES PAR LES PLATONICIENS, CELLES DES DIEUX DANS LE CIEL, CELLES DES DÉMONS DANS LAIR ET CELLES DES HOMMES SUR LA TERRE.
Il y a suivant eux trois espèces danimaux doués dune âme raisonnable, savoir : les dieux, les hommes et les démons. Les dieux occupent la région la plus élevée, les hommes la plus basse, les démons la moyenne; car la région des dieux, cest le ciel, celle des hommes la terre, celle des démons lair. A cette différence dans la dignité, de leur séjour répond la diversité de leur nature. Les dieux sont plus excellents que les hommes et que les démons ; les hommes le sont moins que les démons et que les dieux. Ainsi donc, let démons étant au milieu, de même quil faut les estimer moins que les dieux, puisquils habitent plus bas, il faut les estimer plus que
1. Au chap. 14.
les hommes, puisquils habitent plus haut. Et en effet, sils partagent avec les dieux le privilége davoir un corps immortel , ils ont, comme les hommes, une âme sujette aux passions. Pourquoi donc sétonner, disent les Platoniciens, que les démons se plaisent aux obscénités du théâtre et aux fictions des poètes, puisquils ont des passions comme les hommes, au lieu den être exempts par leur nature comme les dieux? Doù on peut conclure quen réprouvant et en interdisant les fictions des poètes, ce nest point aux dieux, qui sont dune nature excellente, que Platon a voulu ôter le plaisir des spectacles, mais aux démons. Voilà ce quon trouve dans Apulée de Madaure, qui a composé sur ce sujet un livre intitulé Du dieu de Socrate; il y discute et y explique à quel ordre de divinités appartenait cet esprit familier, cet ami bienveillant qui avertissait Socrate, dit-on, de se désister de toutes les actions qui ne devaient pas tourner à son avantage. Après avoir examiné avec soin lopinion de Platon touchant les âmes sublimes des dieux, les âmes inférieures des hommes et les âmes mitoyennes des démons, il déclare nettement et prouve fort au long que cet esprit familier nétait point un dieu, mais un démon. Or, sil en est ainsi, comment Platon a-t-il été assez hardi pour ôter, sinon aux dieux, purs de toute humaine contagion, du moins aux démons, le plaisir des spectacles en bannissant les poètes de lEtat? nest-il pas clair quil a voulu par là enseigner aux hommes, tout engagés quils sont dans les misères dun corps mortel, à mépriser les commandements honteux des démons et à fuir ces impuretés pour se tourner vers la lumière sans tache de la vertu ? Point de milieu: ou Platon sest montré honnête en réprimant et en proscrivant les jeux du théâtre, ou les démons, en les demandant et les prescrivant, se sont montrés corrompus. Il faut donc dire quApulée se trompe et que Socrate na pas eu un démon pour ami, ou bien que Platon se contredit en traitant les démons avec respect, après avoir banni leurs jeux favoris de tout Etat bien réglé, ou bien enfin quil ny a pas à féliciter Socrate de lamitié de son démon; et eu effet, Apulée lui-même en a été si honteux quil a intitulé son livre: Du dieu de Socrate, tandis que pour rester fidèle à sa distinction si soigneusement et si longuement établie (166) entre les dieux et les démons, il aurait dû lintituler, non Du dieu, mais Du démon de Socrate. Il a mieux aimé placer cette distinction dans le corps de louvrage que sur le titre. Cest ainsi que, depuis le moment où la saine doctrine a brillé parmi les hommes, le nom des démons est devenu presque universellement odieux, au point même quavant davoir lu le plaidoyer dApulée en faveur des démons, quiconque aurait rencontré un titre comme celui-ci : Du démon de Socrate, naurait pu croire que lauteur fût dans son bon sens. Aussi bien, quest-ce quApulée a trouvé à louer dans les démons, si ce nest la subtilité et la vigueur de leur corps et la hauteur de leur séjour ? Quand il vient à parler de leurs moeurs en général, loin den dire du bien, il en dit beaucoup de mal; de sorte quaprès avoir lu son livre, on ne sétonne plus que les démons aient voulu placer les turpitudes du théâtre parmi les choses divines, quils prennent plaisir aux spectacles des crimes des dieux, voulant eux-mêmes passer pour des dieux; enfin que les obscénités dont on amuse le public et les atrocités dont on lépouvante, soient en parfaite harmonie avec leurs passions.
CHAPITRE XV.LES DÉMONS NE SONT VRAIMENT SUPÉRIEURS AUX HOMMES, NI PAR LEUR CORPS AÉRIEN, NI PAR LA RÉGION PLUS ÉLEVÉE OU ILS FONT LEUR SÉJOUR.
A Dieu ne plaise donc quune âme vraiment pieuse se croie inférieure aux démons parce quils ont un corps plus parfait ! A ce compte, il faudrait quelle mît au-dessus de soi un grand nombre de bêtes qui nous surpassent par la subtilité de leurs sens, laisance et la rapidité de leurs mouvements et la longévité de leur corps robuste ! Quel homme a la vue perçante des aigles et des vautours, lodorat subtil des chiens, lagilité des lièvres, des cerfs, de tous les oiseaux, la force du lion et de léléphant? Vivons-nous aussi longtemps que les serpents, qui passent même pour rajeunir et quitter la vieillesse avec la tunique dont ils se dépouillent? Mais, de même que la raison et lintelligence nous élèvent au-dessus de tous ces animaux, la pureté et lhonnêteté de notre vie doivent nous mettre au-dessus des démons. Il a plu à la divine Providence de donner à des êtres qui nous sont très-inférieurs certains avantages corporels, pour nous apprendre à cultiver, de préférence au corps, cette partie de nous-mêmes qui fait notre supériorité, et à compter pour rien au prix de la vertu la perfection corporelle des démons. Et dailleurs, ne sommes-nous pas destinés, nous aussi, à limmortalité du corps, non pour subir, comme les démons, une éternité de peines, mais pour recevoir la récompense dune vie pure? Quant à lélévation de leur séjour, simaginer que les démons valent mieux que nous parce quils habitent lair et nous la terre, cela est parfaitement ridicule. Car à ce titre nous serions au-dessous de tous les oiseaux. Mais, disent-ils, les oiseaux sabattent sur la terre pour se reposer ou se repaître, ce que ne font pas les démons 1. Je leur demande alors sils veulent estimer les oiseaux supérieurs aux hommes, au même titre quils préfèrent les démons aux oiseaux ? Que si cette opinion est extravagante, lélément supérieur quhabitent les démons ne leur donne donc aucun droit à nos hommages. De même, en effet, que les oiseaux, habitants de lair, ne sont pas pour cela au-dessus de nous, habitants de la terre, mais nous sont soumis au contraire à cause de lexcellence de lâme raisonnable qui est en nous, ainsi les démons, malgré leur corps aérien, ne doivent pas être estimés plus excellents que nous, sous prétexte que lair est supérieur à la terre; mais ils sont au contraire au-dessous des hommes, parce quil ny a point de comparaison entre le désespoir où ils sont condamnés et lespérance des justes. Lordre même et la proportion que Platon établit dans les quatre éléments, lorsquil place entre le plus mobile de tous, le feu, et le plus immobile, la terre, les deux éléments de lair et de leau comme termes moyens 2en sorte quautant lair est au-dessus de leau et le feu au-dessus de lair, autant leau est au-dessus de la terre, cet ordre, dis-je, nous apprend à ne point mesurer la valeur des êtres animés selon la hiérarchie des éléments. Apulée lui-même, aussi bien que les autres platoniciens, appelle lhomme un animal terrestre ; et cependant cet animal est plus excellent que tous les animaux aquatiques, bien
1. Voyez Apulée, De deo Socratis, page 46, 47. 2. Voyez le Timée, Ed. Bekker, 32, B, C; trad. de M. Cousin, t. XII, p. 121.
(167)
que Platon place leau au-dessus de la terre. Ainsi donc, quand il sagit de la valeur des âmes, ne la mesurons pas selon lordre apparent des corps, et sachons quil peut se faire quune âme plus parfaite anime un corps plus grossier, et une âme moins parfaite un corps supérieur.
CHAPITRE XVI.SENTIMENT DU PLATONICIEN APULÉE TOUCHANT LES MOEURS ET LES ACTIONS DES DÉMONS.
Le même platonicien, parlant des moeurs des démons, dit quils sont agités des mêmes passions que les hommes, que les injures les irritent, que les hommages et les offrandes les apaisent, quils aiment les honneurs, quils prennent plaisir à la variété des rites sacrés, et que la moindre négligence à cet égard leur cause un sensible déplaisir. Cest deux que relèvent, à ce quil nous assure, les prédictions des augures, aruspices, devins, les présages des songes, à quoi il ajoute les miracles de la magie. Puis il les définit brièvement en ces termes : Les démons, quant au genre, sont des animaux; ils sont, quant à lâme, sujets aux passions; quant à lintelligence, raisonnables; quant au corps, aériens; quant au temps, éternels ; et il fait observer que les trois premières qualités se rencontrent également chez les hommes, que la quatrième est propre aux démons et que la cinquième leur est commune avec les dieux. Mais je remarque à mon tour quentre les trois premières qualités quils partagent avec les hommes, il en est deux qui leur sont aussi communes avec les dieux. Les dieux, en effet, sont des animaux dans les idées dApulée qui, assignant à chaque espèce son élément, appelle les hommes animaux terrestres, les poissons et tout ce qui nage, animaux aquatiques, les démons, animaux aériens, et les dieux, animaux célestes. Par conséquent, si les démons sont des animaux, cela leur est commun, non-seulement avec les hommes, mais aussi avec les dieux et avec les brutes; raisonnables, cela leur est commun avec les dieux et avec les hommes ; éternels, avec les dieux seuls; sujets aux passions, avec les seuls hommes ; aériens, voilà ce qui est propre aux seuls démons. Ce nest donc pas un grand avantage pour eux dappartenir au genre animal, puisque les brutes y sont avec eux; avoir une âme raisonnable, ce nest pas être au-dessus de nous, puisque nous sommes aussi doués de raison; à quoi bon posséder une vie éternelle, si ce nest point une vie heureuse? car mieux vaut une félicité temporelle quune éternité misérable; être sujets aux passions, cest un triste privilége que nous possédons comme eux et qui est un effet de notre misère. Enfin, comment un corps aérien serait-il une qualité dun grand prix, quand il est certain que toute âme, quelle que soit sa nature, est de soi supérieure à tout corps ; et dès lors, comment le culte divin, hommage de lâme, serait-il dû à ce qui est au-dessous delle? Que si, parmi les qualités quApulée attribue aux démons, il comptait la vertu, la sagesse et la félicité, sil disait que ces avantages leur sont communs avec les dieux et quils les possèdent éternellement, je verrais là quelque chose de grand et de désirable; et cependant on ne devrait pas encore les adorer comme on adore Dieu, mais plutôt adorer en Dieu la source de ces merveilleux dons. Tant il sen faut quils méritent les honneurs divins, ces animaux aériens qui nont la raison que pour pouvoir être misérables, les passions que pour lêtre en effet, léternité que pour lêtre éternellement!
CHAPITRE XVII. SIL CONVIENT A LHOMME DADORER DES ESPRITS DONT IL LUI EST COMMANDÉ DE FUIR LES VICES.
Pour ne considérer maintenant dans les démons que ce qui leur est commun avec les hommes suivant Apulée, cest-à-dire les passions, sil est vrai que chacun des quatre éléments ait ses animaux, le feu et lair les immortels, la terre et leau les mortels, je voudrais bien savoir pourquoi les âmes des démons sont sujettes aux troubles et aux orages des passions ; car le mot passion, comme le mot grec Pathos; dont il dérive, marque un état de perturbation, un mouvement de lâme contraire à la raison. Comment se fait-il donc que lâme des démons éprouve ces passions dont les bêtes sont exemptes? Si en effet il se trouve en elles quelques mouvements analogues, on ny peut voir des perturbations contraires à la raison, les bêtes étant privées de raison. Dans les hommes, quand la passion trouble lâme, cest un effet de sa folie ou de sa misère ; car nous ne possédons point ici-bas cette béatitude et cette perfection de la (168) sagesse qui nous sont promises à la fin des temps au sortir de ce corps périssable. Quant aux dieux, nos philosophes prétendent que sils sont à labri des passions, cest quils possèdent non-seulement léternité, mais la béatitude; et quoiquils aient une âme comme le reste des animaux, cette âme est pure de toute tache et de toute altération. Eh bien ! sil en va de la sorte, si les dieux ne sont point sujets aux passions en tant quanimaux doués de béatitude et exempts de misère, si les bêtes en sont affranchies en qualité danimaux incapables de misère comme de béatitude, il reste que les démons y soient accessibles au même titre que les hommes, à titre danimaux misérables. Quelle déraison, ou plutôt quelle folie de nous asservir aux démons par un culte, quand la véritable religion nous délivre des passions vicieuses qui nous rendent semblables à eux! Car Apulée, qui les épargne beaucoup et les juge dignes des honneurs divins, Apulée lui-même est forcé de reconnaître quils sont sujets à la colère; et la vraie religion nous ordonne de ne point céder à la colère, mais dy résister. Les démons se laissent séduire par des présents, et la vraie religion ne veut pas que lintérêt décide de nos préférences. Les démons se complaisent aux honneurs, et la vraie religion nous défend dy être sensibles. Les démons aiment ceux-ci, haïssent ceux-là, non par le choix sage et calme de la raison, mais par lentraînement dune âme passionnée; et la vraie religion nous prescrit daimer même nos ennemis. Enfin tous ces mouvements du coeur, tous ces orages de lesprit, tous ces troubles et toutes ces tempêtes de lâme, dont Apulée convient que les démons sont agités, la vraie religion nous ordonne de nous en affranchir. Nest-ce donc pas une folie et un aveuglement déplorables que de shumilier par ladoration devant des êtres à qui on désire ne pas être semblable, et de prendre pour objet de sa religion des dieux quon ne veut pas imiter, quand toute la substance de la religion, cest dimiter ce quon adore?
CHAPITRE XVIII.CE QUON DOIT PENSER DUNE RELIGION QUI RECONNAÎT LES DÉMONS POUR MÉDIATEURS NÉCESSAIRES DES HOMMES AUPRÈS DES DIEUX.
Cest donc en vain quApulée et ses adhérents font aux démons lhonneur de les placer dans lair, entre le ciel et la terre, pour transmettre aux dieux les prières des hommes et aux hommes les faveurs des dieux, sous prétexte qu « aucun dieu ne communique avec lhomme 1 », suivant le principe quils attribuent à Platon. Chose singulière! ils ont pensé quil nétait pas convenable aux dieux de se mêler aux hommes, mais quil était convenable aux démons dêtre le lien entre les prières des hommes et les bienfaits des dieux; de sorte que lhomme juste, étranger par cela même aux arts de la magie, sera obligé de prendre pour intercesseurs auprès des dieux ceux qui se plaisent à ces criminelles pratiques, alors que laversion quelles lui inspirent est justement ce qui le rend plus digne dêtre exaucé par les dieux. Aussi bien ces mêmes démons aiment les turpitudes du théâtre, tandis que la pudeur les déteste; ils se plaisent à tous les maléfices de la magie 2, tandis que linnocence les a en mépris. Voilà donc linnocence et la pudeur condamnées, pour obtenir quelque faveur des dieux, à prendre pour intercesseurs leurs propres ennemis. Cest en vain quApulée chercherait à justifier les fictions des poètes et les infamies du théâtre; nous avons à lui opposer lautorité respectée de son maître Platon, si toutefois lhomme peut à ce point renoncer à la pudeur que non-seulement il aime des choses honteuses, mais quil les juge agréables à la Divinité.
CHAPITRE XIX.LA MAGIE EST IMPIE QUAND ELLE A POUR BASE LA PROTECTION DES ESPRITS MALINS.
Pour confondre ces pratiques de la magie, dont quelques hommes sont assez malheureux et assez impies pour tirer vanité, je ne veux dautre témoin que lopinion publique. Si en effet les opérations magiques sont louvrage de divinités dignes dadoration, pourquoi sont-elles si rudement frappées par la sévérité des lois ? Sont-ce les chrétiens qui ont fait ces lois ? Admettez que les maléfices des magiciens ne soient pas pernicieux au genre humain, pourquoi ces vers dun illustre poëte?
1. Voyez Apulée, De deo Socratis, Platon, Banquet, discours de Diotime, page 203, A, trad. fr., tome VI, p. 299. 2. Voyez Virgile, Enéide, livre VII, V. 338.
(169)
« Jen atteste les dieux et toi-même, chère soeur, et ta tête chérie cest à regret que jai recours aux conjurations magiques. 1»
Et pourquoi cet autre vers?
« Je lai vu transporter des moissons dun champ dans un autre 2 »
allusion à cette science pernicieuse et criminelle qui fournissait, disait-on, le moyen de transporter à son gré les fruits de la terre? Et puis Cicéron ne remarqua-t-il pas quune loi des Douze Tables, cest-à-dire une des plus anciennes lois de Rome, punit sévèrement les magiciens 3? Enfin, est-ce devant les magistrats chrétiens quApulée fut accusé de magie +4 ? Certes, sil eût pensé que ces pratiques fassent innocentes, pieuses et en harmonie avec les oeuvres de la puissance divine, il devait non-seulement les avouer, mais faire profession de sen servir et protester contre les lois qui interdisent et condamnent un art digne dadmiration et de respect. De cette façon, ou il aurait persuadé ses juges, ou si, trop attachés à dinjustes lois, ils lavaient condamné à mort, les démons nauraient pas manqué de récompenser son courage. Cest ainsi que lorsquon imputait à crime à nos martyrs cette religion chrétienne où ils croyaient fermement trouver leur salut et une éternité de gloire, ils ne la reniaient pas pour éviter des peines temporelles, mais au contraire ils la confessaient, ils la professaient, ils la proclamaient; et cest en souffrant pour elle avec courage et fidélité, cest en mourant avec une tranquillité pieuse, quils firent rougir la loi de son injustice et en amenèrent la révocation. Telle na point été la conduite du philosophe platonicien. Nous avons encore le discours très-étendu et très-disert où il se défend contre laction de magie; et sil sefforce dy paraître innocent, cest en niant les actions quon ne peut faire innocemment. Or, tous ces prodiges de la magie, quil juge avec raison condamnables, ne saccomplissent-ils point par la science et par les oeuvres des démons? Pourquoi donc veut-il quon les honore? pourquoi dit-il que nos prières ne peuvent parvenir aux dieux que par lentremise de ces mêmes démons dont
1. Enéide, livre IV, V. 492, 493. - 2. Eglogue 8e, V. 99. 3. Un fragment de la loi des Douze Tables porte : Qui fruges excantasit. Qui malum carmen incantasit... Non alienam segetem pelexeris. Voyez Pline, Hist.nat., lib. XXV, cap. 2. Sénèque, Qust. natur., lib. IV. Apulée, Apologie, page 304. 4. Apulée fut cité pour crime- de magie devant le gouverneur de lAquitaine, Claudius, qui nétait rien moine que chrétien. Voyez Lettres de Marcellinus et de saint Augustin, 136, 138.
nous devons fuir les oeuvres, si nous voulons que nos prières parviennent jusquau vrai Dieu ? Dailleurs, je demande quelle sorte de prières les démons présentent aux dieux bons: des prières magiques ou des prières permises? les premières, ils nen veulent pas ; les secondes, ils les veulent par dautres médiateurs. De plus, si un pécheur pénitent vient à prier, se reconnaissant coupable davoir donné dans la magie, obtiendra-t-il son pardon par lintercession de ceux qui lont poussé au crime ? ou bien les démons eux-mêmes, pour obtenir le pardon des pécheurs, feront-ils tous les premiers pénitence pour les avoir séduits? Cest ce qui nest jamais venu à lesprit de personne ; car sils se repentaient de leurs crimes et en faisaient pénitence, ils nauraient pas la hardiesse de revendiquer pour eux les honneurs divins; une superbe si détestable ne peut saccorder avec une humilité si digne de pardon. CHAPITRE XX.SIL EST CROYABLE QUE DES DIEUX BONS PRÉFÈRENT AVOIR COMMERCE AVEC LES DÉMONS QUAVEC LES HOMMES.
Il y a, suivant eux, une raison pressante et impérieuse qui fait que les démons sont les médiateurs nécessaires entre les dieux et les hommes. Voyons cette raison, cette prétendue nécessité. Cest, disent-ils, quaucun dieu ne communique avec lhomme. Voilà une étrange idée de la sainteté divine ! elle empêche Dieu de communiquer avec lhomme suppliant, et le fait entrer en commerce avec le démon superbe ! Ainsi, Dieu ne communique pas avec lhomme pénitent, et il communique avec le démon séducteur; il ne communique pas avec lhomme qui invoque la Divinité, et il communique avec le démon qui lusurpe ; il ne communique pas avec lhomme implorant lindulgence, et il communique avec le démon conseillant liniquité ; il ne communique pas avec lhomme qui, éclairé par les livres des philosophes, chasse les poètes dun Etat bien réglé, et il communique avec le démon, qui exige du sénat et des pontifes quon représente sur la scène les folles imaginations des poètes; il ne communique pas avec lhomme qui interdit dimputer aux dieux des crimes fantastiques, et il communique avec le démon qui se complaît à voir ces crimes donnés en spectacle; il ne communique pas avec lhomme qui (170) punit par de justes lois les pratiques des magiciens, et il communique avec le démon qui enseigne et exerce la magie; il ne communique pas avec lhomme qui fuit les oeuvres des démons, et il communique avec le démon qui tend des pièges à la faiblesse de lhomme
CHAPITRE XXI SI LES DIEUX SE SERVENT DES DÉMONS COMME DE MESSAGERS ET DINTERPRÈTES, ET SILS SONT TROMPÉS PAR EUX, A LEUR INSU OU DE LEUR PLEIN GRÉ.
Mais, disent-ils, ce qui vous paraît dune absurdité et dune indignité révoltantes est absolument nécessaire, les dieux de léther ne pouvant rien savoir de ce que font les habitants de la terre que par lintermédiaire des démons de lair; car léther est loin de la terre, à une hauteur prodigieuse, au lieu que lair est à la fois contigu à léther et à la terre. O ladmirable sagesse et le beau raisonnement! Il faut, dun côté, que les dieux dont la nature est essentiellement bonne, aient soin des choses humaines, de peur quon ne les juge indignes dêtre honorés; de lautre côté, il faut que, par suite de la distance des éléments, ils ignorent ce qui se passe sur la terre, afin de rendre indispensable le ministère des démons et daccréditer leur culte parmi les peuples, sous prétexte que cest par leur entremise que les dieux peuvent être informés des choses den bas, et venir au secours des mortels. Si cela est, les dieux bons connaissent mieux les démons par la proximité de leurs corps que les hommes par la bonté de leurs âmes. O déplorable nécessité, ou plutôt ridicule et vaine erreur, imaginée pour couvrir le néant de vaines divinités! En effet, sil est possible aux dieux de voir notre esprit par leur propre esprit libre des obstacles du corps, ils nont pas besoin pour cela du ministère des démons; si, au contraire, les dieux ne connaissent les esprits quen percevant, à laide de leurs propres corps éthérés, les signes corporels tels que le visage, la parole, les mouvements; si cest de la sorte quils recueillent les messages des démons, rien nempêche quils ne soient abusés par leurs mensonges. Or, comme il est impossible que la Divinité soit trompée par -les démons, il est impossible aussi que la Divinité ignore ce que font les hommes. Jadresserais volontiers une question à ces philosophes: Les démons ont-ils fait connaître aux dieux larrêt prononcé par Platon contre les fictions sacrilèges des poètes, sans leur avouer le plaisir quils prennent à ces fictions? ou bien ont-ils gardé le silence sur ces deux choses? ou bien les ont-ils révélées toutes deux, ainsi que leur libertinage, plus injurieux à la divinité que la religieuse sagesse de Platon ? ou bien, enfin, ont-ils caché aux dieux la condamnation dont Platon a frappé la licence calomnieuse du théâtre? et, en même temps, ont-ils eu laudace et limpudeur de leur avouer le plaisir criminel quils prennent à ce spectacle des dieux avilis? Quon choisisse entre ces quatre suppositions: je nen vois aucune où il ne faille penser beaucoup de mal des dieux bons. Si lon admet la première, il faut accorder quil na pas été permis aux dieux bons de communiquer avec un bon philosophe qui les défendait contre loutrage, et quils ont communiqué avec les démons qui se réjouissaient de les voir outragés. Ce bon philosophe, en effet, était trop loin des dieux bons pour quil leur fût possible de le connaître autrement que par des démons méchants qui ne leur étaient pas déjà très-bien connus malgré le voisinage. Si lon veut que les démons aient caché aux dieux tout ensemble et le pieux arrêt de Platon et leurs plaisirs sacriléges, à quoi sert aux dieux, pour la connaissance des choses humaines, lentremise des démons, du moment quils ne savent pas ce que font des hommes pieux, par respect pour la majesté divine, contre le libertinage des esprits méchants ? Jadmets la troisième supposition, que les démons nont pas fait connaître seulement aux dieux le pieux sentiment de Platon, mais aussi le plaisir criminel quils prennent à voir la Divinité avilie, je dis quun tel rapport adressé aux dieux est plutôt un insigne outrage. Et cependant on admet que les dieux, sachant tout cela, nont pas rompu commerce avec les démons, ennemis de leur dignité comme de la piété de Platon, mais quils ont chargé ces indignes voisins de transmettre leurs dons au vertueux Platon, trop éloigné deux pour les recevoir de leur main. Ils sont donc tellement liés par la chaîne indissoluble des éléments, quils peuvent communiquer avec leurs calomniateurs et ne le peuvent pas avec leurs défenseurs, connaissant les uns et (171) les autres, mais ne pouvant pas changer le poids de la terre et de lair. Reste la quatrième supposition, mais cest la pire de toutes: car comment admettre que les démons aient révélé aux dieux, et les fictions calomnieuses de la poésie, et les folies sacriléges du théâtre, et leur passion ardente pour les spectacles, et le plaisir singulier quils y prennent, et quen même temps ils leur aient dissimulé que Platon, au nom dune philosophie sévère, a banni ces jeux criminels dun Etat bien réglé? A ce compte les dieux seraient contraints dapprendre par ces étranges messagers les dérèglements les plus coupables, ceux de ces messagers mêmes, et il ne leur serait pas permis de connaître les bons sentiments des philosophes; singulier moyen dinformation, qui leur apprend ce quon fait pour les outrager, et leur cache ce quon fait pour les honorer !
CHAPITRE XXII.IL FAUT MALGRÉ APULÉE REJETER LE CULTE DES DÉMONS.
Ainsi donc, puisquil est impossible dadmettre aucune de ces quatre suppositions, il faut rejeter sans réserve cette doctrine dApulée et de ses adhérents, que les démons sont placés entre les hommes et les dieux, comme des interprètes et des messagers, pour transmettre au ciel les voeux de la terre et à la terre les bienfaits du ciel. Tout au contraire, ce sont des esprits possédés du besoin de nuire, étrangers à toute idée de justice, enflés dorgueil, livides denvie, artisans de ruses et dillusions; ils habitent lair, en effet, mais comme une prison analogue à leur nature, où ils ont été condamnés à faire leur séjour après avoir été chassés des hauteurs du ciel pour leur transgression inexpiable; et, bien que lair soit situé au-dessus de la terre et des eaux, les démons ne sont pas pour cela moralement supérieurs aux hommes, qui ont sur eux un tout autre avantage que celui du corps, cest de posséder une âme pieuse et davoir mis leur confiance dans lappui du vrai Dieu. Je conviens que les démons dominent sur un grand nombre dhommes indignes de participer à la religion véritable; cest aux yeux de ceux-là quils se sont fait passer pour des dieux, grâce à leurs faux prestiges et à leurs fausses prédictions. Encore nont-ils pu réussir à tromper ceux de ces hommes qui ont considéré leurs vices de plus près, et alors ils ont pris le parti de se donner pour médiateurs entre les dieux et les hommes, et pour distributeurs des bienfaits du ciel. Ainsi sest formée lopinion de ceux qui, connaissant les démons pour des esprits méchants, et persuadés que les dieux sont bons par nature, ne croyaient pas à la divinité des démons et refusaient de leur rendre les honneurs divins, sans oser toutefois les en déclarer indignes, de crainte de heurter les peuples asservis à leur culte par une superstition invétérée.
CHAPITRE XXIII.CE QUE PENSAIT HERMÈS TRISMÉGISTII DE LIDOLÂTRIE, ET COMMENT IL A PU SAVOIR QUE LES SUPERSTITiONS DE LÉGYPTE SERAIENT ABOLIES.
Hermès lEgyptien 1, celui quon appelle Trismégiste, a eu dautres idées sur les démons. Apulée, en effet, tout en leur refusant le titre de dieux, voit en eux les médiateurs nécessaires des hommes auprès des dieux, et dès lors le culte des démons et celui des dieux restent inséparables; Hermès, au contraire, distingue deux sortes de dieux: les uns qui ont été formés par le Dieu suprême, les autres qui sont louvrage des hommes. A sen tenir là, on conçoit dabord que ces dieux, ouvrages des hommes, ce sont les statues quon voit dans les temples ; point du tout; suivant Hermès, les statues visibles et tangibles ne sont que le corps des dieux, et il les croit animées par de certains esprits quon a su y attirer et qui ont le pouvoir de nuire comme aussi celui de faire du bien à ceux qui leur rendent les hommages du culte et les honneurs divins. Unir ces esprits invisibles à une matière corporelle pour en faire des corps animés, des symboles vivants dédiés et soumis aux esprits qui les habitent, voilà ce quil appelle faire des dieux, et il soutient que les hommes possèdent ce grand et merveilleux pouvoir. Je rapporterai ici ses paroles, telles quelles sont traduites dans notre langue2:
1. Au temps de saint Augustin il circulait un très grand nombre douvrages quon supposait traduits de légyptien en grec ou en latin, et composés par Hermès. Rien de plus suspect que lauthenticité des livres hermétiques; rien de plus douteux que lexistence dHermès, personnage symbolique en qui se résumaient toute la science et tous les arts de lantique Egypte. 2. Saint Augustin cite ici une traduction attribuée à Apulée du dialogue hermétique intitulé Escalope. Cest une compilation didées hébraiques, égyptiennes, platoniciennes, où se trahit la main dun falsificateur des premiers siècles de lEglise. Voyez la dissertation de M. Guignant De Ermou seu Mercurii mythologia. Paris, 1835.
(172)
« Puisque lalliance et la société des hommes et des dieux font le sujet de notre entretien, considérez, Esculape, quelle est la puissance et la force de lhomme. De même que le Seigneur et Père, Dieu en un mot, a produit les dieux du ciel; ainsi lhomme a formé les dieux qui font leur séjour dans les temples et habitent auprès de lui » - Et un peu après: « Lhomme donc, se souvenant de sa nature et de son origine, persévère dans cette imitation de la Divinité, de sorte quà lexemple de ce Père et Seigneur qui a fait des dieux éternels comme lui, lhomme sest formé des dieux à sa ressemblance ». Ici Esculape, à qui Hermès sadresse, lui ayant dit: « Tu veux parler des statues, Trismégiste », celui-ci répond: « Oui, cest des statues que je parle, Esculape, quelque doute qui puisse tarrêter, de ces statues vivantes toutes pénétrées desprit et de sentiment, qui tont tant et de si grandes choses, de ces statues qui connaissent lavenir et le prédisent par les sortiléges, les devins, les songes et de plusieurs autres manières, qui envoient aux hommes des maladies et qui les guérissent, qui répandent enfin dans les coeurs, suivant le mérite de chacun, la joie ou la tristesse. Ignores-tu, Esculape, que lEgypte est limage du ciel, ou, pour mieux parler, que le ciel, avec ses mouvements et ses lois, y est comme descendu; enfin, sil faut tout dire, que notre pays est le temple de lunivers? Et cependant, puisquil est dun homme sage de tout prévoir, voici une chose que vous ne devez pas ignorer: un temps viendra où il sera reconnu que les Egyptiens ont vainement gardé dans leur coeur pieux un culte fidèle à la Divinité, et toutes leurs cérémonies saintes tomberont dans loubli et le néant». Hermès sétend fort longuement sur ce sujet, et il semble prédire le temps où la religion chrétienne devait détruire les vaines superstitions de lidolâtrie par la puissance de sa vérité et de sa sainteté librement victorieuses, alors que la grâce du vrai Sauveur viendrait arracher lhomme au joug des dieux qui sont louvrage de lhomme, pour le soumettre au Dieu dont lhomme est louvrage. Mais, quand il fait cette prédiction, Hermès, tout en parlant en ami déclaré des prestiges des démons, ne prononce pas nettement le nom du christianisme; il déplore au contraire, avec laccent de la plus vive douleur, la ruine future de ces pratiques religieuses qui, suivant lui, entretenaient en Egypte la ressemblance de lhomme avec les dieux. Car il était de ceux dont lApôtre dit: « Ils ont connu Dieu sans le glorifier et ladorer comme Dieu; mais ils se sont perdus dans leurs chimériques pensées, et leur coeur insensé sest rempli de ténèbres. En se disant sages ils sont devenus fous, et ils ont prostitué la « gloire de lincorruptible divinité à limage « de lhomme corruptible1 ». On trouve en effet dans Hermès un grand nombre de pensées vraies sur le Dieu unique et véritable qui a créé lunivers; et je ne sais par quel aveuglement de coeur il a pu vouloir que les hommes demeurassent toujours soumis à ces dieux qui sont, il en convient, leur propre ouvrage, et saffliger de la ruine future de cette superstition. Comme sil y avait pour lhomme une condition plus malheureuse que dobéir en esclave à loeuvre de ses mains! Après tout, il lui est plus facile de cesser dêtre homme en adorant les dieux quil a faits, quil ne lest à ces idoles de devenir dieux par le culte quil leur rend; que lhomme, en effet, déchu de létat glorieux où il a été mis 2, descende au rang des brutes, cest une chose plus facile que de voir louvrage de lhomme devenir plus excellent que louvrage de Dieu fait à son image, cest-à-dire que lhomme même. Et il est juste par conséquent que lhomme tombe infiniment au-dessous de son Créateur, quand il met au-dessus de soi sa propre créature. Voilà les illusions pernicieuses et les erreurs sacriléges dont Hermès lEgyptien prévoyait et déplorait labolition ; mais sa plainte était aussi impudente que sa science était téméraire. Car le Saint-Esprit ne lui révélait pas lavenir comme il faisait aux saints Prophètes qui, certains de la chute future des idoles, sécriaient avec joie : « Si lhomme se fait des dieux, ce ne seront point des dieux véritables 3 ». Et ailleurs : « Le jour viendra, dit le Seigneur, où je chasserai les noms des idoles de la face de la terre, et la mémoire même en périra 4 ». Et Isaïe, prophétisant de lEgypte en particulier: « Les idoles de lEgypte seront renversées devant le Seigneur, et le coeur des Egyptiens se sentira
1. Rom. I, 21-23 2. Ps. XLVIII, 12. 3. Jér. XVI, 20. 4. Zach. XIII, 2.
(173)
vaincu 1 ». Parmi les inspirés du Saint- -Esprit, il faut placer aussi ces personnages qui se réjouissaient des événements futurs dévoilés à leurs regards, comme Siméon et Anne 2 qui connurent Jésus-Christ aussitôt après sa naissance; ou comme Elisabeth 3, qui le connut en esprit dès sa conception; ou comme saint Pierre qui sécria, éclairé par une révélation du Père: « Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant 4 ». Quant à cet égyptien, les esprits qui lui avaient révélé le temps de leur défaite, étaient ceux-là mêmes qui dirent en tremblant à Notre-Seigneur pendant sa vie mortelle: « Pourquoi êtes-vous venu nous « perdre avant le temps 5? » soit quils fussent surpris de voir arriver sitôt ce quils prévoyaient à la vérité, mais sans le croire si proche, soit quils fissent consister leur-perdition à être démasqués et méprisés. Et cela arrivait avant le temps , cest-à-dire avant lépoque du jugement, où ils seront livrés à la damnation éternelle avec tous les hommes qui auront accepté leur société; car ainsi lenseigne la religion, celle qui ne trompe pas, qui nest pas trompée, et qui ne ressemble pas à ce prétendu sage flottant à tout vent de doctrine, mêlant le faux avec le vrai, et se lamentant sur la ruine dune religion convaincue derreur par son propre aveu.
CHAPITRE XXIV.TOUT EN DÉPLORANT LA RUINE FUTURE DE LA RELIGION DE SES PÈRES, HERMÈS EN CONFESSE OUVERTEMENT LA FAUSSETÉ.
Après un long discours Hermès reprend en ces termes ce quil avait dit des dieux formés par la main-des hommes: « En voilà assez pour le moment sur ce-sujet; revenons à lhomme et à ce don divin de la raison qui lui mérite le nom danimal raisonnable. On a beaucoup célébré les merveilles de la nature humaine; mais, si étonnantes quelles paraissent, elles ne sont rien à côté de cette merveille incomparable, lart dinventer et de faire des dieux. Nos pères, en effet, tombés dans lincrédulité et aveuglés par de grandes erreurs qui les détournaient de la religion et du culte, imaginèrent de former des dieux de leurs propres mains; cet art une fois inventé, ils y joignirent une vertu
1. Isaïe, XIX, 1 .- 2. Luc, II, 25-38.- 3. Id. I, 45.- 4. Matt. XVI, 16.- 5.- Ephés. IV, 14.
mystérieuse empruntée à la nature universelle, et, dans limpuissance où ils étaient de faire des âmes, ils évoquèrent celles des démons ou des-anges, en les attachant à ces images sacrées et aux divins mystères, ils donnèrent leurs idoles le pouvoir de faire du bien ou du mal ». Je ne sais en vérité si les démons évoqués en personne voudraient faire des aveux aussi complets; Hermès, en effet, dit en propres termes: « Nos pères, tombés dans lincrédulité et aveuglés par de grandes erreurs qui les détournaient de la religion et du culte, imaginèrent de former des dieux de leurs propres mains ». Or, ne pourrait-il pas se contenter de dire: Nos pères ignoraient la vérité? Mais non; il prononce le mot derreur, et il dit même de grandes erreurs. Telle est donc lorigine de ce grand art de faire des dieux: cest lerreur, cest lincrédulité, cest loubli de la religion et du culte. Et cependant notre sage égyptien déplore la ruine future de cet art, comme sil sagissait dune religion divine. Nest-il pas évident, je le demande, quen confessant de la sorte lerreur de ses pères, il cède à une force divine, comme en déplorant la défaite future des démons, il cède à une force diabolique? Car enfin, si cest par lerreur, par lincrédulité, par loubli de la religion et du culte qua été trouvé lart de faire des dieux, il ne faut plus sétonner que toutes les oeuvres de cet art détestable, conçues en haine de la religion divine, soient détruites par cette religion, puisquil, appartient à la vérité de redresser lerreur, à la foi de vaincre lincrédulité, à lamour qui ramène à Dieu de triompher de la haine qui en détourne. Supposons que Trismégiste, en nous apprenant que ses pères-avaient inventé lart de faire des dieux, neût rien dit des causes de cette invention, ceût été à nous de comprendre, pour peu que nous fussions éclairés par la piété, que jamais lhomme neût imaginé rien de semblable sil ne se fût détourné du vrai, sil eût gardé à Dieu une foi digne de lui, sil fût resté attaché au culte légitime et à la bonne religion. Et toutefois, si nous eussions, nous, attribué lorigine de lidolâtrie à lerreur, à lincrédulité loubli de la vraie religion limpudence des adversaires du christianisme serait jusquà un certain point supportable; mais quand celui qui admire avec transport dans lhomme cette puissance de faire des (174) dieux, et prévoit avec douleur le temps où les lois humaines elles-mêmes aboliront ces fausses divinités instituées par les hommes, quand ce même personnage vient confesser ouvertement les causes de cette idolâtrie savoir : lerreur, lincrédulité et loubli de la religion véritable, que devons-nous dire, ou plutôt que devons-nous faire, sinon rendre des actions de grâces immortelles au Seigneur notre Dieu, pour avoir renversé ce culte sacrilége par des causes toutes contraires à celles qui le firent établir? Car, ce qui avait été établi par lerreur a été renversé par la vérité; ce-qui avait été établi par lincrédulité a été renversé par la roi; ce qui avait été établi par la haine du culte véritable a été rétabli par lamour du seul vrai Dieu. Ce merveilleux changement ne sest pas opéré seulement en Egypte, unique objet des lamentations que lesprit des dénions inspire à Trismégiste; il sest étendu à toute la terre, qui chante au Seigneur un nouveau cantique, selon cette prédiction des Ecritures vraiment saintes et vraiment prophétiques: « Chantez au Seigneur un cantique nouveau, chantez au Seigneur, peuples de toute la terre 1». Aussi le titre de ce psaume porte-t-il: « Quand la maison sédifiait après la captivité ». En effet la maison du Seigneur, cette Cité de Dieu qui est la sainte Eglise, sédifie par toute la terre, après la captivité où les démons retenaient les vrais croyants, devenus maintenant les pierres vivantes de lédifice. Car, bien que lhomme fût lauteur de ses dieux, cela nempêchait pas quil ne leur fût soumis par le culte quil leur rendait et qui le faisait entrer dans leur société, je parle de la société des démons, et non de celle de ces idoles sans vie. Que sont en-effet les idoles, sinon des êtres qui ont eu des yeux et ne voient pas », suivant la parole de IEcriture 2, et qui, pour être des chefs-doeuvre de lart, nen restent pas moins -dépourvus de sentiment et de vie? Mais les esprits immondes, liés à ces idoles par un art détestable, avaient misérablement asservi les âmes de leurs adorateurs en se les associant. Cest pourquoi lApôtre dit: « Nous savons quune idole nest rien et cest aux démons, et non à Dieu, que les gentils offrent leurs victimes. Or, je ne veux pas que vous ayez aucune société avec les démons 3 . » Cest donc après -cette captivité qui asservissait les
1. Ps. XCV, 1. 2. Id. CXIII, 5. 3. I Cor. VIII, 4; X, 20.
hommes aux démons, que la maison de Dieu sédifie par toute la terre, et de là le titre du psaume où il est dit: « Chantez au Seigneur un cantique nouveau; chantez au Seigneur, peuples de toute la terre; chantez au Seigneur et bénissez son saint nom; annoncez dans toute la suite des jours son assistance salutaire ; annoncez sa gloire parmi les nations et ses merveilles au milieu de tous les peuples; car le Seigneur est grand et infiniment louable; il est plus redoutable que tous les dieux, car tous les dieux des gentils sont des démons, mais le Seigneur a fait les cieux 1 ». Ainsi, celui qui saffligeait de prévoir un temps où le culte des idoles serait aboli, et où les démons cesseraient de dominer sur leurs adorateurs, souhaitait, sous linspiration de lesprit du mal, que cette captivité durât toujours, au lieu que le psalmiste célèbre le moment où elle finira et où une maison sera édifiée par toute la terre. Trismégiste prédisait donc en gémissant ce que le Prophète prédit avec allégresse; et comme le Saint-Esprit qui anime les saints Prophètes est toujours victorieux, Trismégiste lui-même a été miraculeusement contraint davouer que les institutions dont la ruine lui causait tant de douleur, navaient pas été établies par des hommes sages, fidèles et religieux, mais par des ignorants, des incrédules et des impies. Il a beau appeler les idoles des dieux; du moment quil avoue quelles sont louvrage dhommes auxquels nous ne devons pas nous rendre semblables, par là même il-confesse, malgré quil en ait, quelles ne doivent point être adorées par ceux qui ne ressemblent pas à ces hommes, cest-à-dire qui sont sages, croyants et religieux. Il confesse, en outre, que ceux mêmes qui ont inventé lidolâtrie ont consenti à reconnaître pour dieux des êtres qui rie sont point dieux, suivant cette parole du Prophète: « Si lhomme se fait des dieux, ce ne sont point des dieux véritables 2». Lors donc que Trismégiste appelle dieux de tels êtres, reconnus par de tels adorateurs et formés par de tels ouvriers, lorsquil prétend que des démons, quun art ténébreux a attachés à de certains simulacres par le lien de leurs passions, sont des dieux de fabrique humaine, il ne va pas du moins jusquà cette opinion absurde
1. Ps. XCV, 1-5. 2. Jér. XVI, 20.
(175)
du platonicien Apulée, que les démons sont des médiateurs entre les dieux que Dieu a faits, et les hommes qui sont également son ouvrage, et quils transmettent aux dieux les prières des hommes, ainsi quaux hommes les faveurs des dieux. Car il serait par trop absurde que les dieux créés par lhomme eussent auprès des dieux que Dieu a faits, plus de pouvoir que nen a lhomme, qui a aussi Dieu pour auteur. En effet, le démon quun homme a lié à une statue par un art impie, est devenu un- dieu, mais pour cet homme seulement, et non pour tous les hommes. Quel est donc ce dieu quun homme ne saurait faire sans être aveugle, incrédule et impie? Enfin, si les démons quon adore dans les temples et qui sont liés par je ne sais quel art à leurs images visibles, ne sont point des médiateurs et des interprètes entre les dieux et les hommes, soit à cause de leurs moeurs détestables, soit parce que les hommes, même en cet état dignorance, dincrédulité et dimpiété où ils ont imaginé de faire des dieux, sont dune nature supérieure à ces démons enchaînas par leur art au corps des idoles, il sensuit finalement que ces prétendus dieux nont de pouvoir quà titre de démons, et que dès lors ils nuisent ouvertement aux hommes, ou que, sils semblent leur faire du bien, cest pour leur nuire encore plus en les trompant. Remarquons toutefois quils nont ce double pouvoir quautant que Dieu le permet par un conseil secret et profond de la Providence, et non pas en qualité de médiateurs et damis des dieux. Ils ne sauraient, en effet, être amis de ces dieux excellents que nous appelons Anges, Trônes, Dominations, Principautés, Puissances, toutes créatures raisonnables qui habitent le ciel, et dont ils sont aussi éloignés par la disposition de leur âme, que le vice lest de la vertu et la malice de la bonté.
CHAPITRE XXV.DE CE QUIL PEUT Y AVOIR DE COMMUN ENTRE LES SAINTS ANGES ET LES HOMMES.
Ce nest donc point par la médiation des démons que nous devons aspirer à la bienveillance et aux bienfaits des dieux, ou plutôt des bons anges, mais par limitation de leur bonne volonté; de la sorte, en effet, nous sommes avec eux, nous vivons avec eux et nous adorons avec eux le Dieu quils adorent, bien que nous ne puissions le voir avec les yeux du corps. Aussi bien, la distance des lieux nest pas tant ce qui nous sépare des anges, que légarement de notre volonté et la défaillance de notre misérable nature. Et si nous ne sommes point unis avec eux, la raison nen est pas dans notre condition charnelle et terrestre, mais dans limpureté de notre coeur, qui nous attache à la terre et à la chair. Mais, quand arrive pour nous la guérison, quand nous devenons semblables aux anges, alors la foi nous rapproche deux, pourvu que nous ne doutions pas que par leur assistance Celui qui les a rendus bienheureux fera aussi notre bonheur.
CHAPITRE XXVI.TOUTE LA RELIGION DES PAÏENS SE RÉDUISAIT A ADORER DES hOMMES MORTS.
Quand il déplore la ruine future de ce culte, qui pourtant, de son propre aveu, ne doit son existence quà des hommes pleins derreurs, dincrédulité et dirréligion, notre égyptien écrit ces mots dignes de remarque : « Alors cette terre, sanctifiée par les temples et les autels, sera remplie de sépulcres et de morts ». Comme si les hommes ne devaient pas toujours être sujets à mourir, alors même que lidolâtrie neût pas succombé! comme si on pouvait donner aux morts une autre place que la terre! comme si le progrès du temps et des siècles, en multipliant le nombre des morts, ne devait pas accroître celui des tombeaux! Mais le véritable sujet de sa douleur, cest quil prévoyait sans doute que les monuments de nos martyrs devaient succéder à leurs temples et à leurs autels; et peut-être, en lisant ceci, nos adversaires vont-ils se persuader, dans leur aversion pour les chrétiens et dans leur perversité, que nous adorons les morts dans les tombeaux comme les païens adoraient leurs dieux dans les temples. Car tel est laveuglement de ces impies, quils se heurtent, pour ainsi dire, contre des mensonges, et ne veulent pas voir des choses qui leur crèvent les yeux. Ils ne considèrent pas que, de tous les dieux dont il est parlé dans les livres des païens, à peine sen trouve-t-il qui naient été des hommes, ce qui ne les empêche pas de leur rendre les honneurs divins. Je ne veux pas mappuyer ici du témoignage de Varron, qui assure que tous les morts étaient regardés comme des dieux (176) mânes, et qui en donne pour preuve les sacrifices quon leur offrait, notamment les jeux funèbres, marque évidente, suivant lui, de leur caractère divin, puisque la coutume réservait cet honneur aux dieux; mais pour citer Hermès lui-même, qui nous occupe présentement, dans le même livre où il déplore lavenir en ces termes : « Cette terre, sanctifiée par les temples et les autels, sera rem plie de sépulcres et de morts r, il avoue que les dieux des Egyptiens nétaient que des hommes morts. Il vient, en effet, de rappeler que ses ancêtres, aveuglés par lerreur, lincrédulité et loubli de la religion divine, trouvèrent le secret de faire des dieux, et, cet art une fois inventé, y joignirent une vertu mystérieuse empruntée à la nature universelle; après quoi, dans limpuissance où ils étaient de faire des âmes, ils évoquèrent celles des démons et des anges, et, les attachant à ces images sacrées et aux divins mystères, donnèrent ainsi à leurs idoles le pouvoir de faire du bien et du mal »; puis, il poursuit, comme pour confirmer cette assertion par des exemples, et sexprime ainsi : « Votre aïeul, Esculape, a été linventeur de la médecine, et on lui a consacré sur la montagne de Libye, près du rivage des Crocodiles, un temple où repose son humanité terrestre, cest-à-dire son corps; car ce qui reste de lui, ou plutôt lhomme tout entier, si lhomme est tout entier dans le sentiment de la vie, est remonté meilleur au ciel; et maintenant il rend aux malades, par sa puissance divine, les mêmes services quil leur rendait autrefois par la science médicale ». Peut-on avouer plus clairement que lon adorait comme un dieu un homme mort, au lieu même où était son tombeau? Et, quant au retour dEsculape au ciel, Trismégiste, en laffirmant, trompe les autres et se trompe lui-même. « Mon aïeul Hermès », ajoute-t-il, « ne fait-il pas sa demeure dans une ville qui porte son nom, où il assiste et protége tous les hommes qui sy rendent de « toutes parts? » On rapporte, en effet, que le grand Hermès, cest-à-dire Mercure, que Trismégiste appelle son aïeul, a son tombeau dans Hermopolis. Voilà donc des dieux qui, de son propre aveu, ont été des hommes, Esculape et Mercure. Pour Esculape, les Grecs et les Latins en conviennent; mais à légard de Mercure, plusieurs refusent dy voir un mortel, ce qui nempêche pas Trismégiste de lappeler son aïeul. A ce compte le Mercure de Trismégiste ne serait pas le Mercure des Grecs, bien que portant le même nom. Pour moi, quil y en ait deux ou un seul, peu mimporte. Il me suffit dun Esculape qui dhomme soit devenu dieu, suivant Trismégiste, son petit-fils, dont lautorité est si grande parmi les païens. Il poursuit, et nous apprend encore « quIsis, femme dOsiris, fait autant de bien quand elle est propice, que de mal quand elle est irritée ». Puis il veut montrer que tous les dieux de fabrique humaine sont de la même nature quIsis, ce qui nous fait voir que les démons se faisaient passer pour des âmes de morts attachées aux statues des temples par cet art mystérieux dont Hermès nous a raconté lorigine. Cest dans ce sens quaprès avoir parlé du mal que fait Isis quand elle est irritée, il ajoute : « Les dieux de la terre et du monde sont sujets à sirriter, ayant reçu des hommes qui les ont formés lune et lautre nature »; ce qui signifie que ces dieux ont une âme et un corps: lâme, cest le démon; le corps, cest la statue. « Voilà pourquoi, dit-il, les Egyptiens les appellent de saints animaux; voilà aussi pourquoi chaque ville honore lâme de celui qui la sanctifiée de son vivant, obéit à ses lois, et porte son nom ». Que dire maintenant de ces plaintes lamentables de Trismégiste, sécriant que la terre, sanctifiée par les temples et les autels, va se remplir de sépulcres et de morts? Evidemment, lesprit séducteur qui inspirait Hermès se sentait contraint davouer par sa bouche que déjà la terre dEgypte était pleine en effet de sépulcres et de morts, puisque ces morts y étaient adorés comme des dieux. Et de là cette douleur des démons, qui prévoient les supplices qui les attendent sur les tombeaux des martyrs; car cest dans ces lieux vénérables quon les a vus plusieurs fois souffrir des tortures, confesser leur nom et sortir des corps des possédés.
CHAPITRE XXVII.DE LESPÈCE DHONNEURS QUE LES CHRÉTIENS RENDENT AUX MARTYRS.
Et toutefois, nous navons en lhonneur des martyrs, ni temples, ni prêtres, ni cérémonies, parce quils ne sont pas des dieux pour (177) nous, et que leur Dieu est notre seul Dieu. Nous honorons, il est vrai, leurs tombeaux comme ceux de bons serviteurs de Dieu, qui ont combattu jusquà la mort pour le triomphe de la vérité et de la religion, pour la chute de lerreur et du mensonge; courage admirable que nont pas eu les sages qui avant eux avaient soupçonné la vérité! Mais, qui dentre les fidèles a jamais entendu un prêtre devant lautel consacré à Dieu, sur les saintes reliques dun martyr, dire dans les prières Pierre, Paul ou Cyprien, je vous offre ce sacrifice? Cest à Dieu seul quest offert le sacrifice célébré en leur mémoire; à Dieu, qui les a faits hommes et martyrs, et qui a daigné les associer à la gloire de ses saints anges. On ne veut donc par ces solennités que rendre grâce au vrai Dieu des victoires des martyrs, et exciter les fidèles à partager un jour, avec lassistance du Seigneur, leurs palmes et leurs couronnes. Voilà le véritable objet de tous ces actes de piété qui se pratiquent aux tombeaux des saints martyrs : ce sont des honneurs rendus à des mémoires vénérables, et non des sacrifices offerts à des morts comme à des dieux 1. Ceux mêmes qui y portent des mets, coutume qui nest dailleurs reçue quen fort peu dendroits, et que les meilleurs chrétiens nobservent pas, les emportent après quelques prières, soit pour sen nourrir, soit pour les distribuer aux pauvres, et les tiennent seulement pour sanctifiés par les mérites des martyrs, au nom du Seigneur des martyrs 2 . Mais, pour voir là des sacrifices, il faudrait ne pas connaître lunique sacrifice des chrétiens, celui-là même qui soffre en effet sur ces tombeaux. Ce nest donc ni par des honneurs divins, ni par des crimes humains que nous rendons hommage à nos martyrs, comme font les païens à leurs dieux; nous ne leur offrons pas des sacrifices, et nous ne travestissons pas leurs crimes en choses sacrées. Parlerai-je dIsis, femme dOsiris, déesse égyptienne, et
1. Saint Augustin a traité à fond cette question dans son écrit Contre Fauste, ch. 21. 2. Comp. Confessions, livre VI, ch. 2.
de ses ancêtres qui sont tous inscrits au nombre des rois? Un jour quelle leur offrait un sacrifice, elle trouva, dit-on, une moisson dorge dont elle montra quelques épis au roi Osiris, son mari, et à Mercure, conseiller de ce prince; et cest pourquoi on a prétendu lidentifier avec Cérès. Si lon veut savoir tout le mal quelle a fait, quon lise, non les poètes, mais les livres mystiques, ceux dont parla Alexandre 1 à sa mère Olympias, quand il eut reçu les révélations du pontife Léon, et lon verra à quels hommes et à quelles actions on a consacré le culte divin. A Dieu ne plaise quon ose comparer ces dieux, tout dieux quon les appelle, à nos saints martyrs, dont nous ne faisons pourtant pas des dieux! Nous navons institué en leur honneur ni prêtres, ni sacrifices, parce que tout cela serait inconvenant, illicite, impie, étant offert à tout autre quà Dieu; nous ne cherchons pas non plus à les divertir en leur attribuant des actions honteuses ou en leur consacrant des jeux infâmes, comme on fait à ces dieux dont on célèbre les crimes sur la scène, soit quils les aient commis, en effet, quand ils étaient hommes, soit quon les invente à plaisir pour le divertissement de ces esprits pervers. Certes, ce nest pas un dieu de cette espèce que Socrate aurait eu pour inspirateur, sil avait été véritablement inspiré par un Dieu ; mais peut-être est-ce un conte imaginé après coup par des hommes qui ont voulu avoir pour complice dans lart de faire des dieux un philosophe vertueux, fort innocent, à coup sûr, de pareilles oeuvres. Pourquoi donc nous arrêter plus longtemps à démontrer quon ne doit point honorer les démons en vue du bonheur de la vie future? Il suffit dun sens médiocre pour navoir plus aucun doute à cet égard. Mais on dira peut-être que si tous les dieux sont bons, il y a parmi les démons les bons et les mauvais, et que cest aux bons quil faut adresser un culte pour obtenir la vie éternelle et bienheureuse; cest ce que nous allons examiner au livre suivant.
1. Sur cette prétendue lettre dAlexandre à Olympias, voyez plus haut, ch. 5. Comp. Diodore de Sicile, livre I, ch. 13 et suiv.
(178)
|