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LIVRE VINGT ET UNIÈME : LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS
Saint Augustin traite en ce livre de la fin justement réservée à la cité du diable, ou, en dautres termes, du supplice éternel des damnés, et il réfute sur ce point les arguments des incrédules.
LIVRE VINGT ET UNIÈME : LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS
SI DES CORPS PEUVENT VIVRE ÉTERNELLEMENTDANS LE FEU.
LA SOUFFRANCE CORPORELLE NABOUTIT PAS NÉCESSAIREMENT À LA DISSOLUTION DES CORPS.
LA TOUTE-PUISSANCE DE DIEU EST LA RAISON SUPRÊME QUE DOIT FAIRE CROIRE AUX MIRACLES.
DE LA GÉHENNE DE FEU ET DE LA NATURE DES PEINES ÉTERNELLES.
SIL Y AURAIT JUSTICE A CE QUE LA DURÉE DES PEINES NE FUT PAS PLUS LONGUE QUE LA VIE DES PÉCHEURS.
CONTRE CEUX QUI CROIENT QUE LES MÉCHANTS, APRÈS LA MORT, NE SERONT PUNIS QUM DE PEINES PURIFIANTES.
DES PEINES TEMPORELLES DE CETTE VIE, QUI SONT UNE SUITE DE LHUMAINE CONDITION.
DES LOIS DE GRÂCE QUI SÉTENDENT SUR TOUTES LES ÉPOQUES DE LA VIE DES HOMMES RÉGÉNÉRÉS.
DE CEUX QUI PENSENT QUE NUL HOMME NAURA A SUBIR DES PEINES ÉTERNELLES.
CHAPITRE PREMIER.LORDRE DE LA DISCUSSION VEUT QUE LON TRAITE DU SUPPLICE ÉTERNEL DES DAMNÉS AVANT DE PARLER DE LÉTERNELLE FÉLICITÉ DES SAINTS.
Je me propose, avec laide de Dieu, de traiter dans ce livre du supplice que doit souffrir le diable avec tous ses complices, lorsque les deux cités seront parvenues à leurs fins par Notre-Seigneur Jésus-Christ, juge des vivants et des morts. Ce qui me décide à observer cet ordre et à ne parler quau livre suivant de la félicité des saints, cest que, dans lun et dans lautre état, lâme sera unie à un corps, et quil semble moins croyable que des corps puissent subsister parmi des tourments éternels, que dans une félicité éternelle, exempte de toute douleur. Ainsi, quand jaurai établi le premier point, je prouverai plus aisément lautre. LEcriture sainte ne séloigne pas de cet ordre; car, bien quelle commence quelquefois par la félicité des bons, comme dans ce passage : « Ceux qui ont bien vécu sortiront de leur tombeau pour ressusciter à la vie, et ceux qui ont mal vécu en sortiront pour être condamnés », il y a aussi dautres passages où elle nen parle quen second lieu, comme dans celui-ci: « Le Fils de lhomme enverra ses anges, qui ôteront tous les scandales de son royaume et les jetteront dans la fournaise ardente. Cest là quil y aura des pleurs et des grincements de dents. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père 1 ». Et encore: « Ainsi les méchants iront au supplice éternel, et «les bons à la vie éternelle 2 ». Si lon y veut regarder, on trouvera aussi que les Prophètes ont suivi tantôt le premier ordre, tantôt le second. Mais il serait trop long de le prouver ici; quil me suffise davoir rendu raison de lordre que jai choisi.
1. Jean, V, 29. 2. Matt. XIII, 41-43.
CHAPITRE II.SI DES CORPS PEUVENT VIVRE ÉTERNELLEMENTDANS LE FEU.
Que dirai-je pour prouver aux incrédules que des corps humains vivants et animés peuvent non-seulement ne jamais mourir, mais encore subsister éternellement au milieu des flammes et des tourments? Car ils ne veulent pas que notre démonstration se fonde sur la toute-puissance de Dieu, mais sur des exemples. Nous leur répondrons donc quil y a des animaux qui certainement sont corruptibles, puisquils sont mortels, et qui ne laissent pas de vivre au milieu du feu 1, et de plus, que dans des sources deau chaude où on ne saurait porter la main sans se brûler, il se trouve une certaine sorte de vers qui non-seulement y vivent, mais qui ne peuvent vivre ailleurs. Mais nos adversaires refusent de croire le fait, à moins de le voir; ou si on le leur montre, du moins si on le leur prouve par des témoins dignes de foi, ils prétendent que cela ne suffit pas encore, sous prétexte que les animaux en question, dune part, ne vivent pas toujours, et de lautre, que, vivant dans le feu sans douleur, parce que cet élément est conforme à leur nature, ils sy fortifient, bien loin dy être tourmentés. Comme si le contraire nétait pas plus vraisemblable! Car cest assurément une chose merveilleuse dêtre tourmenté par le feu, et néanmoins dy vivre; mais il est bien plus surprenant de vivre dans le feu et de ny pas souffrir. Si donc on croit la première de ces choses, pourquoi ne croirait-on pas lautre?
1. Saint Augustin revient un peu plus bas (au ch. IV) sur les animaux qui vivent au milieu du feu, et il cite la salamandre en invoquant lautorité des naturalistes; mais la vérité est que les naturalistes les plus célèbres de lantiquité naffirment rien à cet égard et se bornent à rapporter une croyance populaire.
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CHAPITRE III.LA SOUFFRANCE CORPORELLE NABOUTIT PAS NÉCESSAIREMENT À LA DISSOLUTION DES CORPS.
Mais, disent-ils, il ny a point de corps qui puisse souffrir sans pouvoir mourir 1. Quen savent-ils ? Car qui peut assurer que les démons ne souffrent pas en leur corps, quand ils avouent eux-mêmes quils sont extrêmement tourmentés? Que si lon réplique quil ny a point du moins de corps solide ou palpable, en un mot, quil ny a point de chair qui puisse souffrir sans pouvoir mourir, il est vrai que lexpérience favorise cette assertion, car nous ne connaissons point de chair qui ne soit mortelle; mais à quoi se réduit largumentation de nos adversaires ? à prétendre que ce quils nont point expérimenté est impossible. Cependant, si lon prend les choses en elles-mêmes, comment la douleur serait-elle une présomption de mort, puisquelle est plutôt une marque de vie? Car lon peut demander si ce qui souffre peut toujours vivre; mais il est certain que tout ce qui souffre vit, et que la douleur ne se peut trouver quen ce qui a vie. Il est donc nécessaire que celui qui souffre vive; et il nest pas nécessaire que la douleur donne la mort, puisque toute douleur ne tue pas même nos corps, qui sont mortels et doivent mourir. Or, ce qui fait que la douleur tue en ce monde, cest que lâme est unie au corps de manière à ne pas résister aux grandes douleurs; elle se retire donc, parce que la liaison des membres est si délicate que lâme ne peut soutenir leffort des douleurs aiguès. Mais, dans lautre monde, lâme sera tellement jointe au corps et le corps sera tel que cette union ne pourra être dissoute par aucun écoulement de temps, ni par quelque douleur que ce soit. Il est donc vrai quil ny a point maintenant de chair qui puisse souffrir sans pouvoir mourir; mais la chair ne sera pas alors telle quelle est, comme aussi la mort sera bien différente de celle que nous connaissons. Car il y aura bien toujours une mort, mais elle sera éternelle, parce que lâme ne pourra, ni vivre étant séparée de Dieu, ni être délivrée par la mort des douleurs du corps. La première mort chasse lâme du corps, malgré elle, et
1. Les adversaires du christianisme empruntaient cette thèse aux écoles de philosophie. Voyez Cicéron, De nat. Deor., lib. III, cap. 13.
la seconde ly retient malgré elle. Lune et lautre néanmoins ont cela de commun que le corps fait souffrir à lâme ce quelle ne veut pas. Nos adversaires ont soin de remarquer quil ny a point maintenant de chair qui puisse souffrir sans pouvoir mourir; et ils ne prennent pas garde quil en arrive tout autrement dans une nature bien plus noble que la chair. Car lesprit, qui par sa présence fait vivre et gouverne le corps, peut souffrir et ne pas mourir. Voilà un être qui a le sentiment de la douleur et qui est immortel. Or, ce que nous voyons maintenant se produire dans lâme de chacun des hommes se produira alors dans le corps de tous les damnés. Dailleurs, si nous voulons y regarder de plus près, nous trouvons que la douleur, quon appelle corporelle, appartient moins au corps quà lâme; car cest lâme qui souffre et non le corps, lors même que la douleur vient du corps, comme, par exemple, quand lâme souffre à lendroit où le corps est blessé. Et de même que nous disons que les corps sentent et vivent, quoique le sentiment et la vie du corps viennent de lâme, de même nous disons que les corps souffrent, quoique la douleur du corps soit originairement dans lâme. Lâme donc souffre avec le corps à lendroit du corps où il se passe quelque chose qui la fait souffrir; mais elle souffre seule aussi, bien quelle soit dans le corps, quand, par exemple, cest une cause invisible qui lafflige, le corps étant sain. Elle souffre même quelquefois hors du corps. Car le mauvais riche souffrait dans les enfers, quand il disait: «Je suis torturé dans cette flamme1», Au contraire, le corps ne souffre point sans être animé, et du moment quil est animé, il ne souffre point sans avoir une âme, Si donc de la douleur à la mort, la conséquence était bonne, ce serait plutôt à lâme de mourir, puisque cest elle principalement qui souffre. Or, souffrant plus que le Corps, elle ne peut mourir; comment donc conclure que les corps des damnés mourront, de ce quils doivent être dans les souffrances? Les Platoniciens ont cru que cest de nos corps terrestres et de nos membres moribonds que les passions tirent leur origine : « Et de là, dit Virgile 2, nos craintes et nos désirs, nos douleurs et nos joies». Mais nous avons établi, au
1. Luc, XVI, 24. 2. Enéide, livre VI, v. 733,
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quatorzième livre de cet ouvrage 1, que, du propre aveu des Platoniciens, les âmes, même purifiées de toute souillure, gardent un désir étrange de retourner dans des corps 2. Or, il est certain que ce qui est capable de désir est aussi capable de douleur, puisque le désir se tourne en douleur, lorsquil est frustré de son attente ou quil perd le bien quil avait acquis. Si donc lâme ne laisse pas dêtre immortelle, quoique ce soit elle qui souffre seule dans lhomme, ou du moins qui souffre le plus, il ne sensuit pas, de ce que les corps des damnés souffriront, quils puissent mourir. Enfin, si les corps sont cause que les âmes souffrent, pourquoi ne leur causent-ils pas la mort aussi bien que la douleur, sinon parce quil est faux de conclure que ce qui fait souffrir doit faire mourir. Il ny a donc rien dincroyable à ,ce que ce feu puisse causer de la douleur aux corps des damnés sans leur donner la mort, puisque nous voyons que les corps mêmes font souffrir les âmes sans les tuer. Evidemment, la douleur nest pas une présomption nécessaire de la mort.
CHAPITRE IV.EXEMPLES TIRÉS DE LA NATURE.
Si donc la salamandre vit dans le feu, comme lont affirmé les naturalistes 3, si certaines montagnes célèbres de la Sicile, qui subsistent depuis tant de siècles 4 au milieu des flammes quelles vomissent , sont une preuve suffisante que tout ce qui brûle ne se consume pas, comme dailleurs lâme fait assez voir que tout ce qui est susceptible de souffrir ne lest pas de mourir, pourquoi nous demande-t-on encore des exemples qui prouvent que les corps des hommes condamnés au supplice éternel pourront conserver leur âme au milieu des flammes ; brûler sans être consumés, et souffrir éternellement sans mourir? Nous devons croire que la substance de la chair recevra cette propriété nouvelle de celui qui en a donné à tous les autres corps de si merveilleuses et que leur multitude seule nous empêche dadmirer. Car quel autre que le Dieu créateur de toutes choses a donné
1. Aux chap. III, V et VI. 2. Enéide, livre VI, v. 720, 721. 3. Aristote na point affirmé cela comme un fait constaté par lui, mais comme une tradition populaire (Hist. anim., lib. V, cap. 19). Pline nest pas moine réservé ( Hist. nat., lib. XXIX, cap. 23). Dioscoride déclare la chose impossible (lib. II, cap. 68). 4. Voyez Pline lAncien, livre II, ch. 110.
à la chair du paon la propriété de ne point se corrompre après la mort? Cela mavait dabord paru incroyable ; mais il arriva quon me servit à Carthage un oiseau de cette espèce. Jen fis garder quelques tranches prises sur la poitrine, et quand on me les rapporta après le temps suffisant pour corrompre toute autre viande, je trouvai celle-ci parfaitement saine; un mois après, je la vis dans le même état; au bout de lannée, elle était seulement un peu plus sèche et plus réduite 1. Je demande aussi qui a donné à la paille une qualité si froide quelle conserve la neige, et si chaude quelle mûrit les fruits vers. Mais qui peut expliquer les merveilles du feu lui-même 2, qui noircit tout ce quil brûle, quoiquil soit lui-même du plus pur éclat, et qui, avec la plus belle couleur du inonde, décolore la plupart des objets quil touche, et transforme en noir charbon une braise étincelante ? Et encore cet effet nest-il pas régulier; car les pierres cuites au feu blanchissent, et, bien que le feu soit rouge, il les rend blanches, tandis que le blanc saccorde naturellement avec la lumière, comme le noir avec les ténèbres. Mais de ce que le feu brûle le bois et calcine la pierre, il ne faut pas conclure que ces effets contraires sexercent sur des éléments contraires. Car le bois et la pierre sont des éléments différents, à la vérité, mais non pas contraires, comme le blanc et le noir. Et cependant le blanc est produit dans la pierre elle noir dans le bois par cette même cause, savoir le feu, qui rend le bois éclatant et la pierre sombre, et qui ne pourrait agir sur la pierre, sil nétait lui-même alimenté par le bois. Que dirai-je du charbon lui-même? Nest-ce pas une chose merveilleuse quil soit si fragile que le moindre choc suffit pour lécraser, et si fort que lhumidité ne le peut corrompre, ni le temps le détruire? Cest pourquoi ceux qui plantent des bornes mettent dordinaire du charbon dessous, pour le faire servir au besoin à prouver en justice à un plaideur de mauvaise foi , même après une longue suite dannées, que la borne est restée à la place convenue. Qui a pu préserver ce charbon de la corruption, dans une
1. La viande cuite peut se conserver longtemps, particulièrement dans les pays chauds. Tout dépend du milieu quon choisit et des circonstances atmosphériques, Plusieurs momies dEgypte sont des cadavres humains enterrés dans du sable et qui ont échappé en se desséchant à la putréfaction. 2. Comp. Pline, Hist. nat,, lib. II, cap. 111, et livre XXXVI, cap.68.
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terre où le bois pourrit, sinon ce feu même, qui pourtant corrompt toute chose 1 ? Considérons maintenant les effets prodigieux de la chaux. Sans répéter ce que jai déjà dit, que le feu la blanchit, lui qui noircit tout, na-t-elle pas la vertu de nourrir intérieurement le feu ? et lors même quelle ne nous Semble quune masse froide, ne voyons-nous pas que le feu est caché et comme assoupi en elle ? Voilà pourquoi nous lui donnons le nom de chaux vive, comme si le feu quelle recèle était lâme invisible de ce corps. Mais ce qui est admirable, cest quon lallume quand on léteint. Car, pour en dégager le feu latent 2, on le couvre deau, et alors elle séchauffe par le moyen même qui fait refroidir tout ce qui est chaud. Comme sil abandonnait la chaux expirante, le feu caché en elle paraît et sen va, et elle devient ensuite si froide par cette espèce de mort , que leau cesse de lallumer, et quau lieu de lappeler chaux vive, nous lappelons chaux éteinte. Peut-on imaginer une chose plus étrange? et néanmoins en voici une plus étonnante encore: au lieu deau, versez de lhuile sur la chaux, elle ne sallumera point, bien que lhuile soit laliment du feu. Certes, si lon nous racontait de pareils effets de quelque pierre de lInde, sans que nous en pussions faire lexpérience, nous nen voudrions rien croire, ou nous serions étrangement surpris. Mais nous nadmirons pas les prodiges qui se font chaque jour sous nos yeux, non pas quils soient moins admirables, mais parce que lhabitude leur ôte leur prix, comme il arrive de certaines raretés des Indes, qui, venues du bout du monde, ont cessé dêtre admirées, dès quon a pu les admirer à loisir. Bien des personnes, parmi nous, possèdent des diamants, et on en peut voir chez les orfèvres et les lapidaires. Or, on assure que cette pierre ne peut être entamée ni par le fer ni par le feu 3 , mais seulement par du sang de bouc 4. Ceux qui possèdent et connaissent
1. Comp. Pline, Hist. nat., lib. II, cap. 111 ; lib. XXXVI, cap. 68. 2. Les physiciens modernes appellent ce feu, comme saint Augustin, chaleur latente, et ils nen ont pas encore expliqué lorigine. Tout au moins reconnaissent-ils dans le fait dont saint Augustin sétonne un cas particulier dune loi générale de la nature. 3. Le diamant est en effet plus dur que le fer, en ce sens quil le raye et nen peut être rayé; mais il est si peu incombustible quil est chimiquement identique au charbon. Au surplus, saint Augustin ne se donne pas pour chimiste, et cest dhier que datent les découvertes de Lavoisier. 4. Tradition populaire que saint Augustin rapporte sans lavoir, à coup sûr, vérifiée et qui na aucun fondement.
cette pierre ladmirent-ils comme les personnes à qui on en montre la vertu pour la première fois? et celles qui nont pas vu lexpérience sont-elles bien convaincues du fait ? Si elles y croient , elles ladmirent comme une chose quon na jamais vue. Viennent-elles à faire lexpérience, lhabitude leur fait perdre insensiblement de leur admiration. Nous savons que laimant attire le fer, et la première fois que je fus témoin de ce phénomène, jen demeurai vraiment stupéfait. Je voyais un anneau de fer enlevé par la pierre daimant, et puis, comme si elle eût communiqué sa vertu au fer, cet anneau en enleva un autre, celui-ci un troisième, de sorte quil y avait une chaîne danneaux suspendus en lair, sans être intérieurement entrelacés. Qui ne serait épouvanté de la vertu de cette pierre, vertu qui nétait pas seulement en elle, mais qui passait danneau en anneau, et les attachait lun à lautre par un lien invisible? Mais ce que jai appris par mon frère et collègue dans lépiscopat, Sévère 1, évêque de Milévis, est bien étonnant. Il ma raconté que, dînant un jour chez Bathanarius, autrefois comte dAfrique, il le vit prendre une pierre daimant, et, après lavoir placée sous une assiette dargent où était un morceau de fer, communiquer au fer tous les mouvements que sa main imprimait à laimant et le faire aller et venir à son gré , sans que dailleurs lassiette dargent en reçut aucune impression. Je raconte ce que jai vu ou ce que jai entendu dire à une personne dont le témoignage est pour moi aussi certain que celui de mes propres yeux. Jai lu aussi dautres effets de la même pierre. Quand en place un diamant auprès, elle nenlève plus le fer, et si déjà elle lavait enlevé, à lapproche du diamant. elle le laisse tomber 2. Laimant nous vient des Indes; or, si nous cessons déjà de ladmirer, parce quil nous est connu, que sera-ce des peuples qui nous lenvoient, eux qui se le procurent aisément? Peut-être est-il chez eux aussi commun que lest ici la chaux, que nous voyons sans étonnement sallumer par laction de leau, qui éteint le feu, et ne pas senflammer sous laction de lhuile qui excite
1. Sévère, ami et disciple de saint Augustin,. Milévis, où il était évêque, est une petite ville dAfrique qui a donné son nom à un concile tenu contre les Pélagiens (Concilium Mélevitanum). Voyez les Lettres de saint Augustin (Ep. LXII, LXIII, CIX, CX, CLXXVI). - 2. Rien de moins vrai que ce prétendu phénomène dont parle aussi Pline en son Histoire naturelle, livre XXXVII, ch. 15.
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la flamme: tant ces effets nous sont devenus familiers par lhabitude !
CHAPITRE V.IL Y A BEAUCOUP DE CHOSES DONT NOUS NE POUVONS RENDRE RAISON ET QUI NEN SONT PAS MOINS TRÈS-CERTAINES.
Et cependant, lorsque nous parlons aux infidèles des miracles de Dieu, passés ou futurs, dont nous ne pouvons leur prouver la vérité par des exemples, ils nous en demandent la raison; et comme nous ne saurions la leur donner, les miracles étant au-dessus de la portée de lesprit humain, ils les traitent de fables. Quils nous rendent donc raison eux-mêmes de tant de merveilles dont nous sommes ou dont nous pouvons être témoins! Sils avouent que cela leur est impossible, ils doivent convenir aussi quil ne faut pas conclure quune chose na point été ou ne saurait être, de ce quon nen peut rendre raison. Sans marrêter à une foule de choses passées dont lhistoire fait foi, je veux seulement rapporter ici quelques faits dont on peut sassurer sur les lieux mêmes. On dit que le sel dAgrigente, en Sicile, fond dans le feu et pétille dans leau; que chez les Garamantès 1 il y a une fontaine si froide, le jour, quon nen saurait boire, et si chaude, la nuit, quon ny peut toucher. Oh en trouve une aussi dans lEpire, où les flambeaux allumés séteignent et où les flambeaux éteints se rallument. En Arcadie, il y a une pierre qui, une fois échauffée, demeure toujours chaude, sans quon la puisse refroidir, et quon appelle pour cela asbeste 2. En Egypte, le bois dun certain figuier ne surnage pas comme les autres bois, mais coule au fond de leau ; et, ce qui est plus étrange, cest quaprès y avoir séjourné quelque temps , il remonte à la surface, bien quune fois pénétré par leau il dût être plus pesant. Aux environs de Sodome, la terre produit des fruits que leur apparente maturité invite à cueillir, et qui tombent en cendre sous la main ou sous la dent qui les touche 3. En Perse, il y a une pierre appelée
1. Peuple de lAfrique. 2. Asbeste, d asbestos , inextinguible. La vérité est que la pierre damianthe, minéral filamenteux dont on peut faire une espèce de toile, résiste à un feu très-intense, comme font dailleurs tous les autres silicates. 3. Voyez lItinéraire de Paris à Jérusalem, tome II, pag. 176 et suiv. Comparez avec le récit du plus récent voyageur, M. de Sauley, en son livre sur la mer Morte.
pyrite, ainsi appelée parce quelle senflamme si on la presse fortement 1, et une autre nommée sélénite, dont la blancheur intérieure croît et diminue avec la lune 2. Les cavales de Cappadoce sont fécondées par le vent, et leurs poulains ne vivent pas plus de trois années. Dans lInde, le sol de lîle de Tylos est préféré à tous les autres, parce que les arbres ny sont jamais dépouillés de leur feuillage 3. Que ces incrédules qui ne veulent pas ajouter foi à lEcriture sainte, sous prétexte quelle contient des choses incroyables, rendent raison, sils le peuvent, de toutes ces merveilles. Il ny a aucune raison, disent-ils, qui fasse comprendre que la chair brûle sans être consumée, quelle souffre sans mourir. Grands raisonneurs, qui peuvent rendre raison de tout ce quil y a de merveilleux dans le monde! quils rendent donc raison de ce peu que je viens de rapporter. Je ne doute point que si les faits cités plus haut leur étaient restés inconnus et quon vînt leur dire quils doivent arriver un jour, ils ny crussent bien moins encore quils ne font aux peines futures que nous leur annonçons. En effet, qui dentre eux voudrait nous croire, si, au lieu daffirmer que les corps des damnés vivront et souffriront éternellement dans les flammes, nous leur disions quil y aura un sel qui fondra au feu et qui pétillera dans leau, une fontaine si chaude, pendant la fraîcheur de la nuit, quon nosera y toucher, et si froide, dans la grande chaleur du jour, que personne ny voudra boire ; une pierre qui brûlera ceux qui la presseront, et une autre, qui, une fois enflammée, ne pourra séteindre ? Si nous annoncions toutes ces merveilles pour le siècle futur, les incrédules nous répondraient: Voulez-vous que nous y croyions? rendez-nous-en raison. Ne faudrait-il pas alors avouer que cela nest point en notre pouvoir, et que lintelligence humaine est trop bornée pour pénétrer les causes de ces merveilleux ouvrages de Dieu? Mais nous nen sommes pas moins assurés que Dieu ne fait rien sans raison, que rien de ce quil veut ne lui est impossible, et nous croyons tout ce quil annonce, parce que nous ne pouvons croire quil soit menteur ou impuissant. Que répondent cependant ces détracteurs de notre foi,
1.Il serait plus exact de dire : si on la frappe fortement. 2. Il est inutile davertir que ce préjugé populaire ne sappuie sur aucune observation sérieuse. 3. Tylos est une lie du golfe Persique et non de lInde.
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ces grands chercheurs de raisons, quand nous leur demandons raison des merveilles qui existent sous nos yeux et de ces prodiges que la raison naturelle ne peut comprendre, puisquils semblent contraires à la nature même des choses? Si nous les annoncions comme devant arriver, ne nous défieraient-ils pas den rendre raison, comme de tous les miracles que nous annonçons pour lavenir? Donc, puisque la raison détaille et que la parole expire devant ces ouvrages de Dieu, que nos adversaires cessent de dire quune chose nest pas ou ne peut pas être parce que la raison de lhomme ne peut lexpliquer. Cela nempêche pas les faits que nous avons cités de se produire: cela nempêchera pas les prodiges annoncés par la foi de saccomplir un jour.
CHAPITRE VI.TOUS LES MIRACLES QUON CITE NE SONT PAS DES FAITS NATURELS, MAIS LA PLUPART SONT DES IMAGINATIONS DE LHOMME OU DES ARTIFICES DES DÉMONS.
Mais je les entends sécrier: Tout cela nest pas, nous nen croyons rien; ce quon a dit, ce quon a écrit sont autant de faussetés. Sil fallait y croire, il faudrait croire aussi les récits des mêmes auteurs: quil y a eu, par exemple, ou quil y a un certain temple de Vénus où lon voit un candélabre surmonté dune lampe qui brûle en plein air et que les vents ni les pluies ne peuvent éteindre, ce qui lui a valu, comme à la pierre dont nous parlions tout à lheure, le nom dasbeste, cest-à-dire lumière inextinguible. Je ne serais pas surpris que nos adversaires crussent par ce discours nous avoir fermé la bouche; car si nous déclarons quil ne faut point croire à la lampe de Vénus, nous infirmons les autres merveilles que nous avons rapportées, et si nous admettons, au contraire, ce récit comme véritable, nous autorisons les divinités du paganisme. Mais, ainsi que je lai dit au dix-huitième livre de cet ouvrage, nous ne sommes pas obligés de croire tout ce que renferme lhistoire profane, les auteurs eux-mêmes qui lont écrite nétant pas toujours daccord, et, comme dit Varron, semblant conspirer à se contredire. Nous nen croyons donc (et encore, si nous le jugeons à propos) que ce qui, nest point contraire aux livres que nous devons croire, Et quant à ces merveilles de la nature dont nous nous servons pour persuader aux incrédules la vérité des merveilles à venir que la foi nous annonce, nous nous contentons de croire à celles dont nous pouvons nous-mêmes faire lexpérience, ou quil nest pas difficile de justifier par de bons témoignages. Ce temple de Vénus, cette lampe qui ne peut séteindre, loin de nous embarrasser, nous donnerait beau jeu contre nos adversaires; car nous la rangeons parmi tous les miracles de la magie, tant ceux que les démons opèrent par eux-mêmes que ceux quils font par lentremise des hommes. Et nous ne saurions nier ces miracles sans aller contre les témoignages de lEcriture. Or, de trois choses lune: ou lindustrie des hommes sest servie de la pierre asbeste pour allumer cette lampe, ou cest un ouvrage de la magie, ou quelque démon, sous le nom de Vénus, a produit cette merveille. En effet, les malins esprits sont attirés en certains lieux, non par des viandes, comme les animaux, mais par certains signes appropriés à leur goût, comme diverses sortes de pierres, dherbes, de bois, danimaux, de charmes et de cérémonies. Or, pour être ainsi attirés par les hommes, ils les séduisent dabord, soit en leur glissant un poison secret dans le coeur, soit en nouant avec eux de fausses amitiés; et ils font quelques disciples, quils établissent maîtres de plusieurs. On naurait pu savoir au juste, si eux-mêmes ne lavaient appris, quelles sont les choses quils aiment ou quils abhorrent, ce qui les attire ou les contraint de venir, en un mot, tout ce qui fait la science de la magie. Mais ils travaillent surtout à se rendre maîtres des coeurs, et cest ce dont ils se glorifient le plus, .quand ils essaient de se transformer en anges de lumière 1. Ils font donc beaucoup de choses, jen conviens, et des choses dont nous devons dautant plus nous défier que nous avouons quelles sont plus merveilleuses. Au surplus, elles-mêmes nous servent à prouver notre foi; car si les démons impurs sont si puissants, combien plus puissants sont les saints anges! combien aussi Dieu, qui a donné aux anges le pouvoir dopérer tant de merveilles, est-il encore plus puissant queux! Quil soit donc admis que les créatures de Dieu produisent, par le moyen des arts mécaniques, tous ces prodiges, assez surprenants
1. II Cor. XI, 14
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pour que ceux qui nen ont pas le secret les croient divins, comme cette statue de fer suspendue en lair dans un temple par des pierres daimant, ou comme cette lampe de Vénus citée tout à lheure et dont peut-être tout le miracle consistait en une asbeste quon y avait adroitement adaptée. Si tout cela est admis comme vrai; et si les ouvrages des magiciens, que 1Ecriture appelle sorciers et enchanteurs, ont pu donner une telle renommée aux démons quun grand poète na pas hésité à dire dune magicienne:
« Elle assure que ses enchantements peuvent à son gré délivrer les âmes ou leur envoyer de cruels soucis, arrêter le coure des fleuves et faire rétrograder les astres; elle invoque tes mânes ténébreux; la terre va mugir sous ses pieds et on verra les arbres descendre des montagnes 1 ...»
combien est-il plus aisé à Dieu de faire des merveilles qui paraissent incroyables aux infidèles, lui qui a donné leur vertu aux pierres comme à tout le reste, lui qui a départi aux hommes le génie qui leur sert à modifier la nature en mille façons merveilleuses, lui qui a fait les anges, créatures plus puissantes que toutes les forces de la terre! Son pouvoir est une merveille qui surpasse toutes les autres, et sa sagesse, qui agit, ordonne et permet, néclate pas moins dans lusage quil fait de toutes choses que dans la création de lunivers.
CHAPITRE VII.LA TOUTE-PUISSANCE DE DIEU EST LA RAISON SUPRÊME QUE DOIT FAIRE CROIRE AUX MIRACLES.
Pourquoi donc Dieu ne pourrait-il pas faire que les corps des morts ressuscitent et que ceux des damnés soient éternellement tourmentés, lui qui a créé le ciel, la terre, lair, les eaux et toutes les merveilles innombrables qui remplissent lunivers? Lunivers lui-même nest-il point la plus grande et la plus étonnante des merveilles? Mais nos adversaires, qui croient à un Dieu créateur de lunivers et qui le gouverne par le ministère des dieux inférieurs également créés de sa main, nos adversaires, dis-je, tout en se plaisant à exalter, bien loin de les méconnaître, les puissances qui opèrent divers effets surprenants (soit quelles agissent de heur propre gré, soit quon les contraigne dagir par le moyen de certains rites ou même des invocations magiques), quand nous leur parlons de la vertu
1. Enéide, livre IV , v. 487-491.
merveilleuse de plusieurs objets naturels, qui ne sont ni des animaux raisonnables, ni des esprits, ceux, par exemple, dont nous venons de faire mention, ils nous répondent: Cest leur nature; la nature leur a donné cette propriété : ce ne sont là que les vertus naturelles des choses. Ainsi la seule raison pour laquelle le sel dAgrigente fond dans le feu et pétille dans leau, cest que telle est sa nature. Or, il semble plutôt que ce soit là un effet contre nature, puisque la nature a donné au feu, et non à leau, la propriété de faire pétiller le sel; à leau, et non au feu, celle de le dissoudre. Mais, disent-ils, la nature de ce sel est dêtre contraire au sel ordinaire. Voilà donc encore apparemment la belle explication quils nous réservent de la fontaine des Garamantes, glacée dans le jour et bouillante pendant la nuit, et de cette source extraordinaire qui, froide à la main et éteignant comme toutes les autres les flambeaux allumés, allume les flambeaux éteints; il en sera de même de la pierre asbeste, qui, sans avoir une chaleur propre, une fois enflammée, ne petit plus séteindre, et enfin, de tant dautres phénomènes quil serait fastidieux de rappeler. Ils ont beau être contre nature, on les expliquera toujours en disant que telle est la nature des choses. Explication très-courte, jen conviens, et réponse très-satisfaisante. Mais puisque Dieu est lauteur de toutes les natures, doù vient que nos adversaires, quand ils refusent de croire une chose que nous affirmons, sous prétexte quelle est impossible, ne veulent pas convenir que nous-en donnions une explication meilleure que la leur, en disant que telle est la volonté du Tout-Puissant? car enfin Dieu nest appelé de ce nom que parce quil peut faire tout ce quil veut. Nest-ce point lui qui a créé tant de merveilles surprenantes que jai rapportées, et quon croirait sans doute impossibles, si on ne les voyait de ses yeux, ou du moins sil ny en avait des preuves et des témoignages dignes de foi? Car pour celles qui nont dautres témoins que les auteurs qui les rapportent, lesquels; nétant pas inspirés des lumières divines, ont pu, comme. tous les hommes, être induits en erreur, il est permis à chacun den croire ce quil lui plaît. Pour moi, je ne veux pas quon croie légèrement les prodiges que jai rapportés, parce que je ne suis pas moi-même assure (490) de leur existence, excepté ceux dont jai fait et dont chacun peut aisément faire lexpérience : ainsi, la chaux qui boue dans leau et demeure froide dans lhuile; la pierre daimant, qui ne saurait remuer un fétu et qui enlève le fer; la chair du paon, inaccessible à la corruption qui na pas épargné le corps de Platon; la paille, si froide quelle conserve la neige, et si chaude quelle fait mûrir les fruits; enfin le feu qui blanchit les pierres et noircit tous les autres objets. Il en est de même de lhuile qui fait. des taches noires, quoiquelle soit claire et luisante, et de largent qui noircit ce quil touche, bien quil soit blanc. Cest encore un fait certain que la transformation du bois en charbon : brillant, il devient noir; dur, il devient fragile; sujet à corruption, il devient incorruptible. Jai vu tous ces effets et un grand nombre dautres quil est inutile de rappeler. Quant à ceux que je nai pas vus, et que jai trouvés dans les livres, javoue que je nai pu les contrôler par des témoignages certains, excepté pourtant cette fontaine où les flambeaux allumés séteignent et les flambeaux éteints se rallument, et aussi ces fruits de Sodome, beaux au dehors, au dedans cendre et fumée. Cette fontaine, toutefois, je nai rencontré personne qui mait dit lavoir vue en Epire; mais dautres voyageurs mont assuré en avoir rencontré en Gaule une toute semblable, près de Grenoble. Et pour les fruits de Sodome, non-seulement des historiens dignes de foi, mais une foule de voyageurs lassurent si fermement que je nen puis douter. Je laisse les autres prodiges pour ce quils sont; je les ai-rapportés sur la foi des historiens de nos adversaires, afin de montrer avec quelle facilité on sen rapporte à leur parole en labsence de toute bonne raison, tandis quon ne daigne pas nous croire nous-mêmes quand nous annonçons des merveilles que Dieu doit accomplir, sous prétexte quelles sont au-dessus de lexpérience. Nous rendons pourtant, nous, raison de notre foi; car quelle raison meilleure donner de ces merveilles quen disant : Le Tout-Puissant les a prédites dans les mêmes livres où il en a prédit beaucoup dautres que nous avons vues saccomplir? Celui-là saura faire, selon ce quil a promis, des choses quon juge impossibles, qui a déjà promis et qui a fait que les nations incrédules croiraient des choses impossibles.
CHAPITRE VIII.CE NEST POINT UNE CHOSE CONTRE NATURE QUE LA CONNAISSANCE APPROFONDIE DUN OBJET FASSE DÉCOUVRIR EN LUI DES PROPRIÉTÉS OPPOSÉES A CELLES QUON Y AVAIT APERÇUES AUPARAVANT.
Mais, disent nos contradicteurs, ce qui nous empêche de croire que des corps humains puissent toujours brûler sans jamais mourir, cest que nous savons que telle nest point la nature des corps humains, au lieu que tous les faits merveilleux qui ont été rap. portés tout à lheure sont une suite de la nature des choses. Je réponds à cela que, selon nos saintes Ecritures, la nature du corps de lhomme, avant le péché, était de ne pas mourir, et quà la résurrection des morts, il sera rétabli dans son premier état. Mais comme les incrédules ne veulent point admettre cette autorité, puisque sils la recevaient, nous ne serions plus en peine de leur prouver les tourments éternels des damnés, il faut produire ici quelques témoignages de leurs plus savants écrivains, qui fassent voir quune chose peut devenir, par la suite du temps, toute autre quon ne lavait connue auparavant. Voici ce que je trouve textuellement dans le livre de Varron, intitulé: De lorigine du
peuple romain : « Il se produisit dans le ciel un étrange prodige. Castor 1 atteste que la brillante étoile de Vénus, que Plaute appelle Vesperugo 2, et Homère Hesperos 3, changea de couleur, de grandeur, de figure et de mouvement, phénomène qui ne sétait jamais vu jusqualors. Adraste de Cyzique et Dion de Naples, tous deux mathématiciens célèbres , disent que cela arriva sous le règne dOgygès 4 ». Varron, qui est un auteur considérable, nappellerait pas cet accident un prodige, sil ne lui eût semblé contre nature. Car nous disons que tous les prodiges sont contre nature; mais cela nest point vrai. En effet, comment appeler contraires à la nature des effets qui se font par la volonté de Dieu, puisque la volonté du Créateur fait seule la nature de chaque chose? Les prodiges
1. Castor, né Rhodien ou Galate, était un habile chronographe, contemporain de Varron. 2. Voyez lAmphitryon, acte I, sc. 1, v. 119. 3. Iliade, livre X, v. 318. 4. Sur ce prodige voyez Fréret, dans les Mémoires de lAcadémie des Belles-Lettres, tome X, p. 357-376.
(491)
ne sont donc pas contraires è la nature, mais seulement à une certaine notion que nous avions auparavant de la nature des objets. Qui pourrait raconter la multitude innombrable de prodiges qui sont rapportés dans les auteurs profanes? mais arrêtons-nous seulement à ce qui regarde notre sujet. Quy a-t-il de mieux réglé par lauteur de la nature que le cours des astres? quy a-t-il au monde qui soit établi sur des lois plus fixes et plus immuables? Et toutefois, quand celui qui gouverne ses créatures avec un empire absolu la jugé convenable, une étoile, qui est remarquable entre toutes les autres par sa grandeur, par son éclat) a changé de couleur, de grandeur, de figure, et, ce qui est plus étonnant encore, de règle et de loi dans son cours. Certes, voilà un événement qui met en défaut toutes les tables astrologiques, sil en existait déjà, et tous ces calculs des savants, si certains à leurs yeux et si infaillibles quils ont osé avancer que cette métamorphose de Vénus ne sétait pas produite auparavant et ne sest pas représentée depuis. Pour nous, nous lisons dans les Ecritures que le soleil même sarrêta au commandement de Jésus Navé 1, pour lui donner le temps dachever sa victoire, et quil retourna en arrière pour assurer le roi Ezéchias des quinze années de vie que Dieu lui accordait 2 ; mais quand les infidèles croient ces sortes de miracles accordés à la vertu des saints, ils les attribuent à la magie, comme je le disais tout à lheure de cette enchanteresse de Virgile, « qui arrêtait le cours des rivières et faisait rétrograder les astres 3 ». Nous lisons aussi dans lEcriture que le Jourdain arrêta le cours de ses eaux et retourna en arrière, pour laisser passer le peuple de Dieu sous la conduite de Jésus Navé 4, et que la même chose arriva au prophète Elie et à son disciple Elisée nous y lisons aussi le miracle de la course rétrograde du soleil en faveur du roi Ezéchias. Mais ce prodige de létoile de Vénus, rapporté par Varron, nous ne voyons pas quil soit arrivé à la prière daucun homme. Que les infidèles ne se laissent-donc point aveugler par cette prétendue connaissance de la naturé des choses. Comme si Dieu ny pouvait apporter des changements quils ne connaissent pas ! et, à dire vrai, les choses les
1. Josué, X, 13. 2. Isa. XXVIII, 8. 3. Enéide, livre IV, v. 489. 4. Josué, IV, 18. 5. IV Rois, II, 8, 14.
plus ordinaires ne nous paraîtraient pas moins merveilleuses que les autres, si nous nétions pas accoutumés à nadmirer que celles qui sont rares. Consultez la seule raison : qui nadmirera que, dans cette multitude infinie dhommes, tous soient assez semblables les uns aux autres pour que leur nature les distingue de tous les autres animaux, et assez dissemblables pour se distinguer entre eux aisément? Et cette différence est même encore plus admirable que leur ressemblance ; car il paraît assez naturel que des animaux dune même espèce se ressemblent ; et pourtant, comme il ny a pour nous de merveilleux que ce qui est rare, nous ne nous étonnons jamais plus quen voyant deux hommes qui se ressemblent si fort quon les prendrait lun pour lautre et quon sy tromperait toujours. Mais peut-être nos adversaires ne croiront-ils pas au phénomène que je viens de rapporter daprès Varron, bien que Varron soit un de leurs historiens et un très-savant homme ; ou bien en seront-ils faiblement touchés, parce que ce prodige ne dura pas longtemps et que létoile reprit ensuite son cours ordinaire. Voici donc un autre prodige qui subsiste encore aujourdhui, et qui, à mon avis, doit suffire pour les convaincre que, si clairement quils se flattent de connaître la nature dune chose, ce nest pas une raison de défendre à Dieu de la transformer à son gré et de la rendre tout autre quils ne la connaissaient. La terre de Sodome na pas toujours été ce quelle est aujourdhui. Sa surface était semblable à celle des autres terres, et même plus fertile, car lEcriture la compare au paradis terrestre 1. Cependant, depuis que le feu du ciel la touchée, laspect en est affreux, au témoignage même des historiens profanes, confirmé par le récit des voyageurs, et ses fruits, sous une belle apparence, ne renferment que cendre et fumée. Elle nétait pas telle autrefois, et voilà ce quelle est maintenant. Lauteur de toutes les natures a fait dans la sienne un changement si prodigieux quil dure encore, après une longue suite de siècles. De même quil na pas été impossible à Dieu de créer les natures quil lui a plu, il ne lui est pas impossible non plus de les changer comme il lui plaît. De là vient ce nombre infini de choses extraordinaires quon
1. Gen. XII, 10.
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appelle prodiges, monstres, phénomènes, et quil serait infiniment long de rapporter. On dit que les monstres sont ainsi nommés parce quils montrent en quelque façon lavenir, et on donne aussi aux autres mots une origine semblable1. Mais que les devins prédisent ce quils voudront, soit quils se trompent, soit que Dieu permette en effet que les démons les inspirent pour les punir de leur curiosité et les aveugler davantage, soit enfin que les démons ne rencontrent juste que par hasard; pour nous, nous pensons que ce quon appelle phénomènes contre nature, suivant une locution employée par saint Paul lui-même, quand il dit que lolivier sauvage, enté contre nature sur le bon olivier, participe à son suc et à sa séve 2, nous pensons que ces phénomènes, au fond, ne sont rien moins que contre nature, et servent à Prouver clairement quaucun obstacle, aucune loi de la nature, nempêchera Dieu de faire des corps des damnés ce quil a prédit. Or, comment la-t-il prédit ? cest ce que je pense avoir montré suffisamment, au livre précédent, par les témoignages tirés de lAncien et du Nouveau Testament.
CHAPITRE IX.DE LA GÉHENNE DE FEU ET DE LA NATURE DES PEINES ÉTERNELLES.
Il ne faut donc point douter que la sentence que Dieu a prononcée par son Prophète, touchant le supplice éternel des damnés , ne saccomplisse exactement. Il est dit : « Leur «ver ne mourra point, et le feu qui les brûlera ne séteindra point 3 ». Et cest pour nous faire mieux comprendre cette vérité que Jésus-Christ, quand il prescrit de retrancher les membres qui scandalisent lhomme, désignant par là les hommes mêmes que nous chérissons à légal de nos membres, sexprime ainsi : « Il vaut mieux pour vous que vous entriez avec une seule main dans la vie, que den avoir deux et dêtre jeté dans lenfer, où leur ver ne meurt point et où le feu qui les consume ne séteint point ». Il en dit autant du pied « Il vaut mieux pour vous entrer dans la vie éternelle nayant quun
1. Voici ces douteuses étymologies rapportées par saint Augustin : monstrum, de monstrare; ostentum de ostendere; portenta de portendere, prostendere; prodigia de porro dicere, praedicare. 2. Rom. XI, 17, 24. 3. Isa. LXVI, 21.
pied, que den avoir deux et dêtre précipité dans lenfer, où leur ver ne meurt point et où le feu qui les brûle ne séteint point 1 ». Enfin il parle de loeil dans les mêmes termes: « Il vaut mieux pour vous que vous entriez au royaume de Dieu nayant quun oeil, que den avoir deux et dêtre précipité dans lenfer, où leur ver ne meurt point et où le feu qui les brûle ne séteint point 2 ». Il ne sest pas lassé de répéter trois fois la même chose au même lieu. Qui ne serait épouvanté de cette répétition et de cette menace sortie avec tant de force dune bouche divine? Au reste, ceux qui veulent que ce ver et que ce feu ne soient pas des peines du corps, mais de lâme, disent que les hommes séparés du royaume de Dieu seront brûlés dans lâme jar une douleur et un repentir tardifs et inutiles, et quainsi lEcriture a fort bien pu se servir du mot feu pour marquer cette douleur cuisante doù vient, ajoutent-ils, cette parole de lApôtre : « Qui est scandalisé, sans que je brûle ? » ils croient aussi que le ver figure la même douleur; car il est écrit, disent-ils, que « comme la teigne ronge un habit, et le ver le bois, ainsi la tristesse afflige le coeur de lhomme 3 ». Mais ceux qui ne doutent point que le corps ne soit tourmenté en enfer aussi bien que lâme, soutiennent que le corps y sera brûlé par le feu, et lâme rongée en quelque sorte par un ver de douleur. Bien que ce sentiment soit probable, car il est absurde de supposer que soit le corps, soit lâme, ne souffrent pas ensemble dans lenfer, je croirais cependant plus volontiers que le ver et le feu sappliquent ici tous deux au corps, et non à lâme. Je dirais donc que lEcriture ne fait pas mention de la peine de lâme, parce quelle est nécessairement impliquée dans celle du corps. En effet, on lit dans lAncien Testament : « Le supplice de la chair de limpie sera le feu et le ver 4 ». Il pouvait dire plus brièvement: « Le supplice de limpie » ; pourquoi dit-il « le supplice de la chair de limpie », sinon parce que le ver et le feu seront tous deux le supplice du corps? Ou, sil a parlé de la chair, parce que les hommes seront punis pour avoir vécu selon la chair, et tomberont dans la seconde mort que lApôtre a marquée ainsi : « Si vous vivez selon la chair, vous
1. Marc, IX, 42.47. 2. II Cor. XI, 29. 3. prov. XXV, 20. 4. Eccli. VII, 19.
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mourrez 1 » ; que chacun choisisse, entre les deux sens, celui quil préfère, soit quil rapporte le feu au corps, et le ver à lâme, soit quil les rapporte tous deux au corps. Jai déjà montré que les animaux pouvaient vivre et souffrir dans le feu sans mourir et sans se consumer, par un miracle de la volonté de Dieu, à qui on ne saurait contester ce pouvoir sans ignorer quil est lauteur de tout ce quon admire dans la nature. En effet, cest lui qui a produit dans le monde et les merveilles que jai rappelées et tontes celles en nombre infini que jai passées sous silence, et ce inonde enfin dont lensemble est plus merveilleux encore que tout ce quil contient. Ainsi donc, libre à chacun de choisir des deux sens celui quil préfère, et de rapporter le ver au corps, en prenant lexpression au propre, ou à lâme, en prenant le sens au figuré. Quant à savoir qui a le mieux choisi, cest ce que nous saurons mieux un jour, lorsque la science des saints sera si parfaite quils nauront pas besoin déprouver ces peines pour les connaître. « Car maintenant nous ne savons les choses que dune façon partielle, jusquau jour où la plénitude saccomplira 2 ». Il suffit pour le moment de repousser cette opinion que les corps des damnés ne seront pas tourmentés par le feu.
CHAPITRE X.COMMENT LE FEU DE LENFER, SI CEST UN FEU CORPOREL, POURRA BRÛLER LES MALINS ESPRITS, CEST-A-DIRE LES DÉMONS QUI NONT POINT DE CORPS.
Ici se présente une question : si le feu de lenfer nest pas un feu immatériel, analogue à la doutent de lâme, mais un feu matériel, brûlant au contact et capable de tourmenter les corps, comment pourra-t-il servir au supplice des démons qui sont des esprits? car nous savons que le même feu doit servir de supplice aux démons et aux hommes, suivant cette parole de Jésus-Christ « Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel, qui a été préparé pour le diable et pour ses anges ». Il faut donc que les démons aient aussi, comme lont pensé de savants hommes, des corps composés de cet air grossier et humide qui se fait sentir à nous, quand il est
1. Rom. VIII, 13. 2. I Cor. XIII, 9. 3. Matt. XXV, 41.
agité par le vent 1. En effet, si cet élément ne pouvait recevoir aucune impression du feu, il ne deviendrait pas brûlant, lorsquil est échauffé dans un bain; pour brûler, il faut quil soit brûlé lui-même, et il cause limpression quil subit. Au surplus, si lon veut que les démons naient point de corps, il est inutile de se mettre beaucoup en peine de prouver le contraire. Qui nous empêchera de dire que les esprits, même incorporels, peuvent être tourmentés par un feu corporel dune manière très-réelle, quoique merveilleuse, du moment que les esprits des hommes, qui certainement sont aussi incorporels, peuvent être actuellement enfermés dans des corps, et y sont unis alors par des liens indissolubles? Si les démons nont point de corps, ils seront attachés à des feux matériels pour en être tourmentés; non quils animent ces feux de manière à former des animaux composés dâme et de corps; mais, comme je lai dit, cela se fera dune manière merveilleuse; et ils seront tellement unis à ces feux, quils en recevront de la douleur sans leur communiquer la vie. Aussi bien, cette union même qui enchaîne actuellement les esprits aux corps, pour en faire des animaux, nest-elle pas merveilleuse et incompréhensible à lhomme? et cependant cest lhomme même» Je dirais volontiers que ces esprits brûleront sans corps, comme le mauvais riche brûlait dans les enfers, quand il disait : « Je « souffre beaucoup dans cette flamme 2 » ; mais jentends ce quon va mobjecter : que cette flamme était de même nature que les yeux que le mauvais riche éleva sur Lazare, que la langue quil voulait rafraîchir dune goutte deau, et que le doigt de Lazare dont il voulait se servir pour cet office, bien que tout cela se fit dans un lieu, où les âmes navaient point de corps. Cette flamme qui le brûlait et cette goutte deau quil demandait étaient donc incorporelles, comme sont les choses que lon voit en dormant ou dans lextase, lesquelles, bien quincorporelles, apparaissent pourtant comme des corps. Lhomme qui est en cet état, quoiquil ny soit quen esprit, ne laisse pas de se voir si semblable à son corps
1. Cest le sentiment dOrigène, qui soutient en son traité des Principes (livre II) que Dieu seul est incorporel. Tertullien, distinguant subtilement entre le corps et la chair, veut que les anges soient corporels sans avoir de chair (De Carne Christi, passim). Enfin saint Basile soutient que les anges ont chacun leur corps et un corps visible (De spir. sanct., cap. 16). 2. Luc, XVI, 24.
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quil ny peut trouver de différence. Mais cette géhenne, que lEcriture appelle aussi un étang de feu et de soufre 1, sera un feu corporel, et tourmentera les corps des hommes et des démons; ou bien, si ceux-ci nont point de corps, ils seront unis à ce feu, pour en souffrir de la douleur sans lanimer. Car il ny aura quun feu pour les uns et pour les autres, comme la dit la Vérité 2.
CHAPITRE XI.SIL Y AURAIT JUSTICE A CE QUE LA DURÉE DES PEINES NE FUT PAS PLUS LONGUE QUE LA VIE DES PÉCHEURS.
Mais, parmi les adversaires de la Cité de Dieu, plusieurs prétendent quil est injuste de punir les péchés, si grands quils soient, de cette courte vie par un supplice éternel. Comme si jamais aucune loi avait proportionné la durée de la peine à celle du crime ! Les lois, suivant Cicéron, établissent huit sortes de peines lamende, la prison, le fouet, le talion, lignominie, lexil, la mort, la servitude. Y a-t-il aucune de ces peines dont la durée se mesure à celle du crime, si ce nest peut-être la peine du talion 3, qui ordonne que le criminel souffre le même mal quil a fait souffrir; doù vient cette parole de la loi : « OEil pour oeil, dent pour dent 4 ». Il est matériellement possible, en. effet, que la justice arrache loeil au criminel en aussi peu de temps quil la arraché à sa victime; mais si la raison veut que celui qui adonné un baiser à la femme dautrui soit puni du fouet, combien de temps ne souffrira-l-il pas pour une faute qui sest passée en un moment? La douceur dune courte volupté nest-elle pas punie en ce cas par une longue douleur? Que dirai-je de la prison? ny doit-on demeurer quautant qua duré le délit qui vous y a fait condamner? mais ne voyons-nous pas quun esclave demeuré plusieurs années dans les fers, pour avoir offensé son maître par une seule -parole ou lavoir blessé dun coup dont la trace a passé en un instant? Pour lamende, lignominie, lexil et la servitude, comme ces peines sont dordinaire irrévocables, ne sont-elles pas en quelque
1. Apoc. XX, 9. Matt. XXV, 41. 2. Sur la peine du talion imposés par la loi des Douze Tables ( Si membrum rupit, nicum eo pacit, talio esto ), voyez Aulu.Gelle, Nuits attiques, livre XX, ch. 1. 3. Exod. XXI, 24.
sorte semblables aux peines éternelles, eu égard à la brièveté de cette vie? Elles ne peuvent pas être réellement éternelles, parce que la vie même où on les souffre ne lest pas; et toutefois des fautes que lon punit par de si longs supplices se commettent en très-peu de temps, sans que personne ait jamais cru quil fallût proportionner la longueur des tourments à la durée plutôt quà la grandeur des crimes. Se peut-il imaginer que les lois fassent consister le supplice des condamnés à mort dans le court moment que dure lexécution? elles le font consister à les supprimer pour jamais de la société des vivants. Or, ce qui se fait dans cette cité mortelle par le supplice de la première mort, se fera pareillement dans la cité immortelle par la seconde mort. De même que les lois humaines ne rendent jamais lhomme frappé du supplices capital à la société, ainsi les lois divines ne rappellent jamais le pécheur frappé de la seconde mort à la vie éternelle. Comment donc, dira-t-on, cette parole de votre Christ sera-t-elle vraie: «On vous mesurera selon la mesure que vous aurez appliquée aux autres 1 », si un péché temporel est puni dune peine éternelle 2 ? Mais on ne prend pas garde que cette mesure dont il est parlé ici ne regarde pas le temps, mais le mal, ce qui revient à dire que celui qui aura fait le mal le subira. Au surplus, on peut fort bien entendre aussi cette parole de Jésus-Christ au sens propre, je veux dire au sens des jugements et des condamnations dont il est question en cet endroit. Ainsi, que celui qui juge et condamne injustement son -prochain soit jugé lui-même et condamné justement, il est mesuré sur la même mesure, bien quil ne reçoive pas ce quil a donné : il est jugé comme il a jugé les autres; mais la punition quil souffre est juste, tandis que celle quil avait infligée était injuste.
CHAPITRE XII.DE LA GRANDEUR DU PREMIER PÉCHÉ, QUI EXIGEAIT UNE PEINE ÉTERNELLE POUR TOUS LES BOMMES, ABSTRACTION FAITE DE LA GRÂCE DU SAUVEUR.
Mais une peine éternelle semble dure et
1. Luc, VI, 38. 2. Saint Augustin discute cette même question avec étendue dans une de ses lettres. Voyez Epist. CII, ad Deo gratias, qu. 4, n. 22 et seq.
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injuste aux hommes, parce que, dans les misères de la vie terrestre, ils nont pas cette haute et pure sagesse qui pourrait leur faire sentir la grandeur de la prévarication primitive. Plus lhomme jouissait de Dieu, plus son crime a été grand de lavoir abandonné, et il a mérité de souffrir un mal éternel pour avoir détruit en lui un bien qui pouvait aussi être éternel. Et, de là, la damnation de toute la masse du genre humain; car le premier coupable a été puni avec toute sa postérité, qui était en lui comme dans sa racine. Aussi nul nest exempt du supplice quil mérite, sil nen est délivré par une grâce quil ne mérite pas; et tel est le partage des hommes que lon voit en quelques-uns ce que peut une miséricorde gratuite, et, dans tout le ,reste, ce que peut une juste vengeance. Lune et lautre ne sauraient paraître en tous, puisque, si tous demeuraient sous la peine dune juste condamnation, on ne verrait dans aucun la miséricorde de Dieu ; et dautre part, si tons étaient transportés des ténèbres à la lumière, on ne verrait dans aucun sa sévérité. Et sil y en a plus de punis que de sauvés, cest pour montrer ce qui était dû à tous. Car alors même - que tous seraient enveloppés dans la vengeance, nul ne pourrait blâmer justement la justice du Dieu vengeur; si donc .un si grand nombre sont délivrés, que dactions de grâce ne sont pas dues pour ce bienfait gratuit au divin libérateur!
CHAPITRE XIII.CONTRE CEUX QUI CROIENT QUE LES MÉCHANTS, APRÈS LA MORT, NE SERONT PUNIS QUM DE PEINES PURIFIANTES.
Les Platoniciens, il est vrai, ne veulent pas quune seule faute reste impunie 1 mais ils ne reconnaissent que des peines qui servent à lamendement du coupable 2, quelles soient infligées par les lois humaines ou par les lois divines, quon les souffre dès cette vie ou quon ait à les subir dans lautre pour nen avoir point souffert ici-bas ou nen être p-as devenu meilleur. De là vient que Virgile,
1. Voyez particulièrement dans Platon le Gorgias on est exposée la théorie sublime de lexpiation. Même doctrine dans Plotin, Ennéades, III, livre II, ch. 5 et ailleurs. 2. Ceci ne pourrait pins être appliqué justement à Platon, dont les idées sur la pénalité sont beaucoup plus solides et plus étendue, que celles de quelques-uns de ses disciples. Dans plusieurs dialogues, il as montre même favorable à la croyance aux peines éternelles. Voyez le mythe du Gorgias et celui de la République.
après avoir parlé de ces corps terrestres, et de ces membres moribonds doù viennent à lâme
« Et ses craintes et les désirs, et ses douleurs et ses joies, enfermée quelle est dans une prison ténébreuse doù elle ne peut contempler le ciel » ;
Virgile ajoute
« Et lorsquau dernier jour la vie abandonne les âmes, leurs misères ne sont pas finies et elles ne sont pas purifiées dun seul coup de leurs souillures corporelles. Par une loi nécessaire, mille vices invétérés sy attachent encore et y germent en mille façons. Elles sont donc soumises à des peines et expient dans les supplices leurs crimes passés : les unes suspendues dans le vide et livrées au souffle du vent, les autres plongées dans un abîme immense pour sy laver de leurs souillures ou pour y être purifiées par le feu 1 »
Ceux qui adoptent ce sentiment ne reconnaissent après la mort que des peines purifiantes; et comme lair, leau et le feu sont des éléments supérieurs à la terre, ils les font servir de moyens dexpiation pour purifier les âmes que le commerce de la terre a souillées. Aussi Virgile a-t-il employé ces trois éléments : lair, quand il dit quelles sont livrées au souffle du vent; leau, quand il les plonge dans un abîme immense ; le feu, quand il charge le feu de les purifier. Pour nous, nous reconnaissons quil y a dans cette vie mortelle quelques peines purifiantes, mais elles nont ce caractère que chez ceux qui en profitent pour se corriger, et non chez les autres, qui nen deviennent pas meilleurs, ou qui nen deviennent que pires. Toutes les autres peines, temporelles ou éternelles, que la providence de Dieu inflige à chacun par le ministère des hommes ou par celui des bons et des mauvais anges, ont pour objet, soit de punir les péchés passés ou présents, soit dexercer et de manifester la vertu. Quand nous endurons quelque mal par la malice ou par lerreur dun autre, celui-là pèche qui nous cause ce mal; mais Dieu, qui le permet par un juste et secret jugement, ne pèche pas. Les uns donc souffrent des peines temporelles en cette vie seulement, les autres après la mort; et dautres en cette vie et après la mort tout ensemble, bien que toujours avant le dernier jugement. Mais tous ceux qui souffrent des peines temporelles après la mort ne tombent point dans les éternelles. Nous avons déjà dit quil y en a à qui les peines ne sont pas remises en ce siècle et à qui elles seront remises en lautre, afin quils
1. Enéide, livre VI, v. 733-742.
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ne soient pas punis du supplice qui ne finit pas.
CHAPITRE XIV.DES PEINES TEMPORELLES DE CETTE VIE, QUI SONT UNE SUITE DE LHUMAINE CONDITION.
Ils sont bien rares ceux qui, dans cette vie, nont rien à souffrir en expiation de leurs péchés, et qui ne les expient quaprès la mort. Nous avons connu toutefois quelques personnes arrivées à une extrême vieillesse sans avoir eu la moindre fièvre, et qui ont passé leur vie dans une tranquillité parfaite. Cela nempêche pas quà y regarder de près, la vie des hommes nest quune longue peine, selon la parole de IEcriture : « La vie humaine sur la terre est-elle autre chose quune tentation 1 ? »La seule ignorance est déjà une grande peine, puisque, pour y échapper, on oblige les enfants, à force de châtiments, à apprendre les arts et les sciences. Létude où on les contraint par, la punition est quelque chose de si pénible, quà lennui de létude ils préfèrent quelquefois lennui de la punition. Dailleurs, qui naurait horreur de recommencer son enfance et naimerait mieux mourir? Elle commence par les larmes, présageant ainsi, sans le savoir, les maux où elle nous engage. On dit cependant que Zoroastre, roi des Bactriens, rit en naissant; mais ce prodige ne lui annonça rien de bon, car il passe pour avoir inventé la magie, qui, dailleurs, ne lui fut daucun secours contre ses ennemis , puisquil fut vaincu par Ninus, roi des Assyriens 2 . Aussi nous lisons dans lEcriture : « Un joug pesant est imposé aux enfants dAdam, du jour où ils sortent du sein de leur mère jusquà celui où ils entrent dans le sein de la mère commune 3 » .Cet arrêt est tellement inévitable, que les enfants mêmes, délivrés par le baptême du péché originel, le seul qui les rendit coupables, sont sujets à une infinité de maux, jusquà être tourmentés quelquefois par les malins esprits; mais loin de nous la pensée que ces souffrances leur soient fatales, quand, par laggravation de la maladie, elles arrivent à séparer lâme du corps.
1. Job, VII, 1, sec. LXX.
2. Voyez Justin, lib. I, cap. 1, § 1.
3. Eccli XL 1.
CHAPITRE XV.LA GRACE DE DIEU, QUI NOUS FAIT REVENIR DE LA PROFONDEUR DE NOTRE ANCIENNE MISÈRE, EST UN ACHEMINEMENT AU SIÈCLE FUTUR.
Aussi bien, ce joug pesant qui a été imposé aux fils dAdam, depuis leur sortie du sein de leur mère jusquau jour de leur ensevelissement au sein de la mère commune, est encore pour nous, dans notre misère, un enseignement admirable : il nous exhorte à user sobrement de toutes choses, et nous fait comprendre que cette vie de châtiment nest quune suite du péché effroyable commis dans le Paradis, et que tout ce qui nous est promis par le Nouveau Testament ne regarde que la part que nous aurons à la vie future; il faut donc accepter .cette promesse comme un gage et vivre dans lespérance, en faisant chaque jour de nouveaux progrès et mortifiant par lesprit les mauvaises inclinations de la chair 1 car « Dieu connaît ceux qui sont à lui 2 »; et « tous ceux qui sont conduits par lesprit de Dieu sont enfants de Dieu » ; enfants par grâce, et non par nature, ny ayant quun seul Fils de Dieu par nature, qui, par sa bonté, sest fait fils de lhomme, afin que nous, enfants de lhomme par nature, nous devinssions par grâce enfants de Dieu. Toujours immuable, il sest revêtu de notre nature pour nous sauver, et, sans perdre sa divinité, il sest fait participant de notre faiblesse, afin que, devenant meilleurs, nous perdions ce que nous avons de vicieux et de mortel par la communication de sa justice et de son immortalité, et que nous conservions ce quil a mis de bon en nous dans la plénitude de sa bonté. De même que nous sommes tombés, par le péché dun seul homme, dans une si déplorable misère 4, ainsi nous arrivons, par la grâce dun seul homme, mais dun homme-Dieu, à la possession dun si grand bonheur. Et nul ne doit être assuré davoir passé du premier état au second, quil ne soit arrivé au lieu où il ny aura plus de tentation, et quil ne possède cette paix quil poursuit à travers les combats que la chair livre contre lesprit et lesprit contre la chair 5. Or, une telle guerre naurait pas lieu, si lhomme, par lusage de son libre arbitre, eût conservé sa droiture naturelle; mais par son refus dentretenir avec Dieu une paix qui
1. Rom. VIII, 13. 2. Tim. II, 19. 3. Rom. VIII, 14. 4. Ibid. v, 12. 5. Galat. V, 17.
(497)
faisait son bonheur, il est contraint de combattre misérablement contre lui-même. Toutefois cet état vaut mieux encore que celui où il se trouvait avant de sêtre converti à Dieu : il vaut mieux combattre le vice que de le laisser régner sans combat, et la guerre, accompagnée de lespérance dune paix éternelle, est préférable à la captivité dont on nespère point sortir. Il est vrai que nous souhaiterions bien de navoir plus cette guerre à soutenir, et quenflammés dun divin amour, nous désirons ardemment cette paix et cet ordre accomplis, où les chosés dun prix inférieur seront pour jamais subordonnées aux choses supérieures. Mais lors même, ce quà Dieu ne plaise, que nous naurions pas foi dans un si grand bien, nous devrions toujours mieux aimer ce combat, tout pénible quil puisse être, quune fausse paix achetée par labandon de notre âme à la tyrannie des passions.
CHAPITRE XVI.DES LOIS DE GRÂCE QUI SÉTENDENT SUR TOUTES LES ÉPOQUES DE LA VIE DES HOMMES RÉGÉNÉRÉS.
Telle est la miséricorde de Dieu à légard des vases de miséricorde quil a destinés à la gloire, que la première et la seconde enfance de lhomme, lune livrée sans défense à la domination de la chair, lautre en qui la raison encore faible, quoique aidée de la parole, ne peut combattre les mauvaises inclinations, toutes deux ne laissent pas cependant de passer de la puissance des ténèbres au royaume de Jésus-Christ, sans même traverser le purgatoire, quand une créature humaine vient à mourir à cet âge où elle nest pas encore capable daccomplir les commandements de Dieu, pourvu quelle ait reçu les sacrements du Médiateur 1. Car la seule régénération spirituelle suffit pour rendre impuissante à nuire après la mort lalliance que la génération charnelle avait contractée avec la mort. Mais quand on est arrivé à un âge capable de discipline, il faut commencer la guerre contre les vices, et sy porter avec courage, de peur de tomber en des péchés qui méritent la damnation. Nos mauvaises inclinations sont plus faciles à surmonter, quand elles ne sont pas encore fortifiées par lhabitude; si nous les laissons prendre empire sur nous et nous
1. Comp. saint Augustin, Epist. XCVIII ad Bonifacium.
maîtriser, la victoire est plus difficile, et on ne les surmonte véritablement que lorsquon le fait par amour de la véritable justice, qui ne se trouve quen la foi de Jésus-Christ. Car si la loi commande sans que lesprit vienne à son secours, la défense quelle fait du péché ne sert quà en augmenter le désir; si bien quon y ajoute encore par la violation de la loi. Quelquefois aussi on surmonte des vices manifestes par dautres qui sont cachés et que lon prend pour des vertus, quoique lorgueil et une vanité périlleuse en soient les véritables principes. Les vices ne sont donc vraiment vaincus que lorsquils le sont par lamour de Dieu, amour que Dieu seul donne, et quil ne donne que par le Médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme, qui a voulu participer à notre mortalité misérable pour nous faire participer à sa divinité. Or, ils sont en bien petit nombre ceux qui ont atteint ladolescence sans commettre aucun péché mortel, sans tomber dans aucun excès, dans aucune impiété, assez heureux et assez forts pour avoir comprimé par la grâce abondante de lesprit tous les mouvements déréglés de la convoitise. La plupart, après avoir reçu le commandement de la loi, lont violé, et, sétant laissé emporter au torrent des vices, ont eu recours ensuite à la pénitence; de la sorte, assistés de la grâce de Dieu, ils reprennent courage, et leur esprit soumis à Dieu parvient à soumettre la chair. Que celui donc qui veut se soustraire aux peines éternelles, ne soit pas seulement baptisé, mais justifié en Jésus-Christ, afin de passer véritablement de lempire du diable sous la puissance du Sauveur. Et quil ne compte pas sur des peinés purifiantes, si ce nest avant le dernier et redoutable jugement! On ne saurait nier pourtant que le feu; même éternel, ne fasse plus ou moins souffrir les damnés, selon la diversité de leurs crimes; et u quil ne doive être moins ardent pour les uns, plus ardent pour les autres, soit que son ardeur varie suivant lénormité de la peine, soit quelle reste égale, mais que tous ne la sentent pas également.
CHAPITRE XVII.DE CEUX QUI PENSENT QUE NUL HOMME NAURA A SUBIR DES PEINES ÉTERNELLES.
Il me semble maintenant à propos de combattre avec douceur lopinion de ceux (498) dentre nous qui, par esprit de miséricorde, ne veulent pas croire au supplice éternel des damnés, et soutiennent quils seront délivrés après un espace de temps plus ou moins long, selon la grandeur de leurs péchés. Les uns font cette grâce à tous les damnés, les autres la font seulement à quelques-uns. Origène est encore plus indulgent: il croit que le diable même et ses anges, après avoir longtemps souffert, seront à la fin délivrés de leurs tourments pour être associés aux saints anges. Mais 1Eglise la condamné justement pour cette erreur et pour dautres encore, entre lesquelles je citerai surtout ces vicissitudes éternelles de félicité et de misère où il soumet les âmes, Eu cela, il se départ de cette compassion quil semble avoir pour les malheureux damnés, puisquil fait souffrir aux saints de véritables misères, en leur attribuant une béatitude où ils ne sont point assurés de posséder éternellement le bien qui les rend heureux 1. Lerreur de ceux qui restreignent aux damnés cette vicissitude et veulent que leurs supplices fassent place à une éternelle félicité est bien loin de celle dOrigène. Cependant, si leur opinion est tenue pour bonne et pour vraie, parce quelle est indulgente, elle sera dautant meilleure et dautant pins vraie quelle sera plus indulgente. Que cette source de bonté se répande donc jusque sur les anges réprouvés, au moins après plusieurs siècles de tortures. Pourquoi se répand-elle sur toute la nature humaine et vient-elle à tarir pour les auges? Mais non, cette pitié nose aller aussi loin et sétendre jusquau diable. Et pourtant, si un de ces miséricordieux se risquait à aller jusque-là, sa bonté nen serait-elle pas plus grande? mais aussi son erreur serait plus pernicieuse et plus opposée aux paroles de Dieu.
1. Sur les systèmes dOrigène, voyez Epiphane (Lettre à Jean de Jérusalem), saint Jérôme (Epist. LXI ad Pammachium et LXXV ad Vigilantium) et saint Augustin lui-même, Traité des hérésies, hér. XLIII. Saint Jérôme nous apprend aussi que les sentiments dOrigène furent condamnés par le pape Anastase. Ce ne fut qua plus tard, après la mort de saint Augustin, quOrigène fut condamné sous le pape Virgile et lempereur Justinien, au cinquième concile oecuménique. Voyez les actes, de ce concile (act. IV, cap. 11) et Nicéphore Calliste, Lb. XVII, cap. 27, 28.
CHAPITRE XVIII.DE CEUX QUI CROIENT QUAUCUN HOMME NE SERA DAMNÉ AU DERNIER JUGEMENT, A CAUSE DE LINTERCESSION DES SAINTS.
Dautres encore, comme jai pu men assurer dans la conversation, sous prétexte de respecter lEcriture, mais en effet dans leur propre intérêt, font Dieu encore plus indulgent envers les hommes. lis avouent bien que les méchants et les infidèles méritent dêtre punis, comme lEcriture les en menace; mais ils soutiennent que lorsque le jour du jugement sera venu, la clémence lemportera, et que Dieu, qui est bon, rendra tous les coupables aux prières et aux intercessions des saints. Car, si les saints priaient pour eux, quand ils en étaient persécutés, que ne feront-ils point, quand ils les verront abattus, humiliés et suppliants? Et comment croire que les saints perdent leurs entrailles de miséricorde, surtout en cet état de vertu consommée qui les met à labri de toutes les passions? ou comment douter que Dieu ne les exauce, alors que leurs prières seront parfaitement pures? Lopinion précédente, qui veut que les méchants soient à la fin délivrés de leurs tourments, allègue en leur faveur ce passage du psaume : « Dieu oubliera-t-il sa clémence? et sa colère arrêtera-t-elle le cours de ses miséricordes 1? ». Mais nos nouveaux adversaires soutiennent que ce même passage favorise bien mieux encore leur opinion. La colère de Dieu, disent-ils, veut que tous ceux qui sont indignes de la béatitude éternelle souffrent un supplice éternel, mais pour permettre quils en souffrent un quelconque, si court quil soit, ne faut-il pas que sa colère arrête le cours de ses miséricordes? Et cest pourtant ce que nie le Psalmiste. Car il ne dit pas : Sa colère arrêtera-t-elle longtemps le cours de ses miséricordes? mais il dit quelle ne larrêtera nullement. Si lon répond quà ce compte les menaces de Dieu sont fausses, puisquil né condamnera personne, ils répliquent quelles né sont pas plus faussés que celle quil fit à Ninive de la détruire 2, ce qui pourtant narriva pas, bien quil len eût menacée sans condition. En effet, le Prophète ne dit pas : Ninive sera détruite, si elle ne se corrige et ne fait pénitence, mais il dit : « Encore quarante jours,
1. Ps. LXXVI, 10. 2. Jonas, III, 4.
(499)
et Ninive sera détruite ». Cette menace était donc vraie, ajoutent-ils, puisque les Ninivites méritaient ce châtiment; mais Dieu ne lexécuta point , parce que sa colère narrêta pas le cours de ses miséricordes, et quil se laisse fléchir à leurs cris et à leurs larmes. Si donc, disent-ils, il pardonna alors, bien que cela dût contrister son prophète, combien sera-t-il plus favorable encore, quand tous ses saints intercéderont pour des suppliants? Objecte-t-on que lEcriture na point parlé de ce pardon, cest, à leur sens, afin deffrayer un grand nombre de pécheurs par la crainte des supplices et de les obliger à se convertir, et aussi afin quil y en ait qui puissent prier pour ceux qui ne se convertiront pas. Ils ne prétendent pas néanmoins que lEcriture nait rien laissé entrevoir à ce sujet. Car à quoi sapplique, disent-ils, cette parole du psaume: « Seigneur, que la douceur que vous avez cachée à ceux qui vous craignent est grande et abondante 1 !» Ne veut-elle pas nous faire entendre que cette douceur de la miséricorde de Dieu est cachée aux hommes pour les retenir dans la crainte? Ils ajoutent que cest pour cela que lApôtre a dit: « Dieu a permis que tous tombassent dans linfidélité, afin de faire grâce à tous 2 »; montrant ainsi quil ne damnera personne. Toutefois ceux qui sont de cette opinion ne létendent pas jusquà Satan et à ses anges. Car ils ne sont touchés de compassion que pour leurs semblables; et en cela ils plaident principalement leur cause, parce que, comme ils vivent dans le désordre et dans limpiété, ils se flattent de profiter de cette impunité générale quils couvrent du nom de miséricorde. Mais ceux qui létendent même au prince des démons et à ses satellites portent encore plus haut queux la miséricorde de Dieu 3.
CHAPITRE XIX.DE CEUX QUI PROMETTENT LIMPUNITÉ DE TOUS LEURS PÉCHÉS, MÊME AUX HÉRÉTIQUES, A CAUSE DE LEUR PARTICIPATION AU CORPS DE JÉSUS-CHRIST.
Il y en a dautres qui ne promettent pas à tous les hommes cette délivrance des supplices éternels, mais seulement à ceux qui, ayant reçu le baptême, participent au corps
1. Ps. XXX, 20. 2. Rom. XI, 32.
de Jésus-Christ, de quelque manière dailleurs quils aient vécu, et en quelque hérésie, en quelque impiété quils soient tombés. Et ils se fondent sur ce que le Sauveur a dit: « Voici le pain qui est descendu du ciel, afin que celui qui en mangera ne meure point. Je suis le pain descendu du ciel: si quelquun mange de ce pain, il vivra éternellement 1 ». Il faut donc nécessairement, disent-ils, quà ce prix les hérétiques soient délivrés de la mort éternelle, et quils passent quelque jour à léternelle félicité.
CHAPITRE XXDE CEUX QUI PROMETTENT LINDULGENCE DE DIEU, NON A TOUS LES PÊCHEURS, MAIS A CEUX QUI SE SONT FAITS CATHOLIQUES, DANS QUELQUES CRIMES ET DANS QUELQUES ERREURS QUILS SOIENT TOMBÉS PAR LA SUITE.
Quelques-uns ne font pas cette promesse à tous ceux qui ont reçu le baptême de Jésus-Christ et participé au sacrement de son corps, mais aux seuls catholiques, alors même dailleurs quils vivent mal. Ceux-là, disent-ils, sont établis corporellement en Jésus-Christ, ayant mangé son corps, non pas seulement en sacrement, mais en réalité. Et comme dit lApôtre : « Nous ne sommes tous ensemble quun même pain et quun même corps 2 »; Or, bien que les catholiques tombent ensuite dans lhérésie, ou même dans lidolâtrie, par cela seul quils ont reçu le baptême de Jésus-Christ étant dans son corps, cest-à-dire dans lEglise catholique, et ayant mangé le corps du Sauveur, ils ne mourront point éternellement, mais ils jouiront quelque jour de léternelle félicité. Et la grandeur de leur impiété rendra sans doute leurs peines plus longues, mais elle ne les rendra pas éternelles.
CHAPITRE XXL.DE CEUX QUI CROIENT AU SALUT DES CATHOLIQUES QUI AURONT PERSÉVÉRÉ DANS LEUR FOI, BIEN QUILS AIENT TRÈS-MAL VÉCU ET MÉRITÉ PAR LÀ LE FEU DE LENFER.
Mais dautres, considérant cette parole de lEcriture : « Celui qui persévérera jusquà la fin sera sauvé 3 », ne promettent le salut quà ceux qui seront toujours demeurés dans lEglise catholique, quoiquils aient dailleurs
1. Jean, VI, 50-52. 2. I Cor. X, 17. Matt. XXIV, 13.
(500)
mal vécu. Ils disent quils seront sauvés par lépreuve du feu, en vertu de ce que dit lApôtre : « Personne ne peut établir dautre fondement que celui qui est posé, savoir, Jésus-Christ. Or, on verra ce que chacun aura bâti sur ce fondement, si cest de lor, de largent et des pierres précieuses, ou du bois, du foin et de la paille; car le jour du Seigneur le manifestera, et le feu fera connaître quel est louvrage de chacun : celui dont louvrage demeurera en recevra la récompense; celui dont louvrage sera brûlé en souffrira préjudice; il ne laissera pas pourtant dêtre sauvé, mais par lépreuve du feu 1 », Ils disent donc quun chrétien catholique, quelque vie quil mène, a Jésus-Christ pour fondement, lequel manque à tout hérétique retranché de lunité du corps; et dès lors, dans quelque désordre quil ait vécu, comme il aura bâti sur le fondement de Jésus-Christ, bois, foin ou paille, peu importe, il sera sauvé par lépreuve du feu, cest-à-dire, après une peine passagère, délivré de ce feu éternel qui tourmentera les méchants au dernier jugement.
CHAPITRE XXII.DE CEUX QUI PENSENT QUE LES FAUTES RACHETÉES PAR DES AUMÔNES NE SERONT PAS COMPTÉES AU JOUR DU JUGEMENT.
Jen ai rencontré aussi plusieurs convaincus que les flammes éternelles ne seront que pour ceux qui négligent de racheter leurs péchés par des aumônes convenables, suivant cette parole de lapôtre saint Jacques : « On jugera sans miséricorde celui qui aura été sans miséricorde ». Celui donc, disent-ils, qui aura fait laumône, tout en menant une vie déréglée, sera jugé avec miséricorde, si bien quil ne sera point puni, ou quil sera finalement délivré; cest pour cela, suivant eux, que le Juge même des vivants et des morts ne fait mention que des aumônes, lorsquil sadresse à ceux qui sont à sa droite et à sa gauche 3. Ils prétendent aussi que cette demande que nous faisons tous les jours dans lOraison dominicale : «Remettez-nous nos offenses, comme nous les remettons à ceux qui nous ont offensés 2 », doit être entendue dans le même sens. Cest faire laumône que
1. I Cor. III, 10-15. 2. Jacques, II, 18. 3. Matt, XXV, 33 et seq. 4. Ibid. VI, 12.
de pardonner une offense. Notre-Seigneur lui-même a donné un si haut prix au pardon des injures, quil a dit: « Si vous pardonnez à ceux qui vous offensent, votre Père vous pardonnera vos péchés; mais si vous ne leur pardonnez point, votre Père céleste ne vous pardonnera pas non plus 1 ». A cette sorte daumône se rapporte aussi ce qui a été cité de saint Jacques, que celui qui naura point fait miséricorde sera jugé sans miséricorde. Notre-Seigneur na point distingué les grands des petits péchés, mais il a dit généralement : «Votre Père vous remettra vos péchés, si vous remettez vos offenses ». Ainsi, dans quelque désordre que vive un pécheur jusquà la mort, ils estiment que ses crimes lui sont remis tous les jours en vertu de cette oraison quil récite tous les jours, pourvu quil se souvienne de pardonner de bon coeur les offenses à qui lui en demande pardon. Pour moi, je vais, avec laide de Dieu, réfuter toutes ces erreurs, et je mettrai fin à ce vingt-unième livre.
CHAPITRE XXIII.CONTRE CEUX QUI PRÉTENDENT QUE NI LES SUPPLICES DU DIABLE, NI CEUX DES HOMMES PERVERS NE SERONT ÉTERNELS.
Et premièrement, il faut senquérir et savoir pourquoi lEglise na pu souffrir lopinion de ceux qui promettent au diable le pardon, même après de très-grands et de très-longs supplices. Car tant de saints si versés dans le Nouveau et dans lAncien Testament nont envié la béatitude à personne; mais cest quils ont vu quils ne pouvaient anéantir ni infirmer cet arrêt que le Sauveur déclare quil prononcera au jour du jugement : « Retirez-vous de moi, maudits, et allez dans le feu éternel préparé pour le diable et pour ses anges 2». Ces paroles montrent clairement que le diable et ses anges brûleront dans le feu éternel, et cest aussi ce qui résulte de ce passage de lApocalypse : « Le diable qui les séduisait fut jeté dans un étang de feu et de soufre, avec la bête et le faux prophète, et ils y seront tourmentés jour et nuit, dans les siècles des siècles 3 ». LEcriture disait tout à lheure: « Le feu éternel » ; elle dit maintenant: « Pendant les siècles des siècles » : expressions
1. Matt. VI, 14, 15. 2. Matt. XXV, 41. Apoc. XX, 9, 10.
(501)
synonymes pour désigner une durée sans fin. Il ny a donc pas à chercher dautre raison, de raison plus juste et plus évidente que celle-là de cette croyance fixe et immuable de la véritable piété, quil ny aura plus- de retour à la justice et à la vie des saints pour le diable et pour ses anges. Cela sera ainsi, parce que lEcriture. qui ne trompe personne, dit que Dieu ne les a point épargnés 1, mais quil les a jetés dans les ténébreuses prisons de lenfer, pour y être gardés jusquau dernier jugement, après lequel ils seront précipités dans le feu éternel et tourmentés durant les siècles des siècles. Et maintenant, comment prétendre que tous les hommes, ou même quelques-uns, seront délivrés de cette éternité de peines, après quelques longues souffrances que ce puisse être, sans porter atteinte à la foi qui nous fait croire que le supplice des démons sera éternel? En effet, si parmi ceux à qui lon dira: « Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel préparé pour le diable et pour ses anges 2 », il en est qui ne doivent pas toujours demeurer dans ce feu, pourquoi voudrait-on que le diable et ses anges y demeurassent éternellement? Est-ce que la sentence que Dieu prononcera contre les anges et contre les hommes -ne sera vraie que pour les anges ? Oui, si les conjectures des hommes lemportent sur la parole de Dieu. Mais comme cela est absurde, ceux qui veulent se garantir du supplice éternel ne doivent pas perdre leur temps à disputer contre Dieu, mais accomplir ses commandements, tandis quil en est encore temps. Dailleurs, quelle apparence y a-t-il dentendre par ces mots: Supplice éternel, un feu qui doit durer longtemps, et, par vie éternelle, une vie qui doit durer toujours, alors que Jésus-Christ, au même lieu, et sans distinction, ni intervalle, a dit: « Ceux-ci iront au supplice éternel, et les justes dans la vie éternelle 3 ». Si les deux destinées sont éternelles, on doit entendre ou que toutes deux dureront longtemps, mais pour finir un jour, ou que toutes deux dureront toujours, pour ne finir jamais. Car les deux choses sont corrélatives: dun côté, le supplice éternel, de lautre, la vie éternelle; de sorte quon ne peut prétendre sans absurdité quune seule et même expression caractérise une vie éternelle qui naurait point de fin, et un supplice
1. II Pierre, II, 4. 2. Matt. XXV, 41. 3. Ibid. 46.
éternel qui en aurait une. Puis donc que la vie éternelle des saints ne finira point, il en sera de même du supplice éternel des démons.
CHAPITRE XXIV.CONTRE CEUX QUI PENSENT QUAU JOUR DU JUGEMENT DIEU PARDONNERA A TOUS LES MÉCHANTS SUR LINTERCESSION DES SAINTS.
Or, ce raisonnement est aussi concluant contre ceux qui, dans leur propre intérêt, tâchent dinfirmer, les paroles de Dieu, sous prétexte dune plus grande miséricorde, et qui prétendent que les paroles de lEcriture sont vraies, non parce que les hommes doivent souffrir les peines dont il les a menacés, mais parce quils méritent de les souffrir. Dieu se laissera fléchir, disent-ils, à lintercession des saints, qui, priant alors dautant plus pour leurs ennemis que leur sainteté sera plus grande , en obtiendront plus aisément le pardon. Mais pourquoi donc, si leurs prières sont si efficaces, ne les emploieraient-ils pas de même pour les anges à qui le feu éternel est préparé, afin que Dieu révoque son arrêt contre eux et les préserve de ces flammes? Quelquun sera-t-il assez hardi pour aller jusque-là et dire que les saints anges se joindront aux saints hommes, devenus égaux aux anges de Dieu, afin dintercéder pour les anges et pour les hommes condamnés, et dobtenir que la miséricorde de Dieu les dérobe aux vengeances de sa justice ? Voilà ce quaucun catholique na dit et ne dira jamais. Autrement il ny a plus de raison pour que lEglise ne prie pas même dès maintenant pour le diable et pour ses anges, puisque Dieu, qui est son maître, lui a commandé de prier pour ses ennemis. La même raison donc qui empêche maintenant lEglise de prier pour les mauvais anges quelle sait être ses ennemis, lempêchera alors de prier pour les hommes destinés aux flammes éternelles. Car maintenant elle prie pour les hommes qui sont ses ennemis, parce que cest encore, le temps dune pénitence utile. En effet, que demande-t-elle à Dieu pour eux, sinon, comme dit lApôtre : « Quils fassent pénitence et quils sortent des pièges du diable qui les tient captifs et en dispose à son gré 1?» Que si lEglise connaissait ès à présent ceux qui sont prédestinés à aller avec le diable dans
1. II Tim. II, 25, 26.
(502)
le feu éternel, elle prierait aussi peu pour eux que pour lui. Mais, comme elle nen est pas assurée, elle prie pour tous ses ennemis qui sont ici-bas, quoiquelle ne soit pas exaucée pour tous. Car elle nest exaucée que pour ceux qui, bien que ses ennemis, sont prédestinés à devenir ses enfants par le moyen de ses prières. Mais prie-t-elle pour les âmes de ceux qui meurent dans lobstination et qui nentrent point dans son sein? Non, et pourquoi cela, sinon parce quelle compte déjà au nombre des complices du diable ceux qui pendant cette vie ne sont pas amis de Jésus-Christ? Cest donc, je le répète, la même raison qui empêche maintenant lEglise de prier pour les mauvais anges qui lempêchera alors de prier pour les hommes destinés au feu éternel. Et cest encore pour la même raison que tout en priant maintenant pour les morts en général, elle ne prie pas pourtant pour les méchants et les infidèles qui sont morts. Car, parmi les hommes qui meurent, il en est pour qui les prières de lEglise ou de quelques personnes pieuses sont exaucées ; mais ce sont-ceux qui ayant été régénérés en Jésus-Christ, nont pas assez mal vécu pour quon les juge indignes de cette assistance, ni assez bien pour quelle ne leur soit pas nécessaire. Il sen trouvera aussi, après la résurrection des morts, à qui Dieu fera miséricorde et quil nenverra point dans le feu éternel, à condition quils auront souffert les peines que souffrent les âmes des trépassés. Car il ne serait pas vrai de dire de quelques-uns, quil ne leur sera pardonné ni en cette vie, ni dans lautre, sil ny en avait à qui Dieu ne pardonne point en cette vie, mais à qui il pardonnera dans lautre. Donc, puisque le Juge des vivants et des morts a dit: « Venez, vous que mon Père a bénis, prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès la naissance du monde » ; et aux autres au contraire: « Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel préparé pour le diable et ses anges » ; et: « Ceux-ci iront au supplice éternel et les justes à la vie éternelle 1 », il y a trop de présomption à prétendre que le supplice ne sera éternel pour aucun de ceux que Dieu envoie au supplice éternel, et ce serait donner lieu de désespérer ou de douter de la vie éternelle. Que personne nexplique donc ces paroles du
1. Matt. XXV, 34, 41, 46.
psaume : « Dieu oubliera-t-il sa clémence ? et sa colère arrêtera-t-elle le cours de ses miséricordes 1 ? » comme si la sentence de Dieu était vraie à légard des bons et fausse à légard des méchants, ou vraie à légard des hommes de bien et des mauvais anges, et fausse à légard des hommes méchants. Ce que dit le psaume se rapporte aux vases de miséricorde et aux enfants de la promesse, du nombre desquels était ce prophète même qui, après avoir dit : « Dieu oubliera-t-il sa clémence ? et sa colère arrêtera-t-elle le cours de ses miséricordes?» ajoute aussitôt: «Et jai dit: Je commence; ce changement est un coup de la droite du Très-Haut 2 » ; par où il explique sans doute ce quil venait de dire « Sa colère arrêtera-t-elle le cours de ses « miséricordes? » Car cette vie mortelle où lhomme est devenu semblable à la vanité, et où ses jours passent comme une ombre 3, est un effet de la colère de Dieu. Et cependant, malgré cette colère, il noublie pas de montrer sa miséricorde, en faisant lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes 4. Ainsi sa colère narrête pas le cours de ses miséricordes, surtout en ses changements dont parle la suite du psaume : « Je commence; ce changement est un coup de la droite du Très-haut ». Quelque misérable, en effet, que soit cette vie, Dieu ne laisse pas dy changer en mieux les vases de miséricorde ; non que sa colère ne subsiste toujours au milieu de cette malheureuse corruption, mais elle narrête pas le cours de sa bonté. Et puisque la vérité du divin cantique se trouve ainsi accomplie, il nest pas besoin den étendre le sens au châtiment de ceux qui nappartiennent pas à la Cité de Dieu. Si donc lon persiste à linterpréter de la sorte, quon fasse du moins consister la miséricorde divine, non à préserver les damnés de ces peines ou à les en délivrer, mais à les leur rendre plus légères quils ne le méritent 5 : sentiment que je ne prétends pas dailleurs établir, me bornant à ne le point rejeter. Quant à ceux qui ne voient quune menace au lieu dun arrêt effectif dans ces paroles: « Retirez-vous de moi, maudits, et allez au
1. Ps. LXXVI, 10. 2. Ibid. 11. 3. Ps. CXLIII, 4. 4. Matt. V, 45. 2. Cest aussi le sentiment plusieurs fois exprimé par saint Jean Chrysostome, notamment dans son homélie XXXVII sur la Genèse, n. 3.
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« feu éternel » ; et dans cet autre passage « Ceux-ci iront au supplice éternel 1 »; et encore dans celui-ci : « Ils seront tourmentés dans les siècles des siècles 2 » ; et enfin dans cet endroit: « Leur ver ne mourra point, et le feu qui les brûlera ne séteindra point 3»; ce nest pas moi qui les combats et qui les réfute, cest 1Ecriture sainte. En effet, les Ninivites ont fait pénitence en cette vie 4; et cela leur a été utile, parce quils ont semé dans ce champ où Dieu a voulu quon semât avec larmes pour y moissonner plus tard avec joie 5.Qui peut nier toutefois que la prédiction de Dieu nait été accomplie, à moins de ne pas considérer assez comment Dieu détruit les pécheurs non-seulement quand il est en colère contre eux, mais aussi quand il leur fait miséricorde ? Il les détruit de deux manières : ou comme les habitants de Sodome, en punissant les hommes mêmes pour leurs péchés, ou comme les habitants de Ninive, en détruisant les péchés des hommes par la pénitence. Ce que Dieu avait annoncé est donc arrivé : la mauvaise Ninive a été renversée, et elle est devenue bonne, ce quelle nétait pas ; et, bien que ses murs et ses maisons soient demeurés debout, elle a été ruinée dans ses mauvaises murs 6. Ainsi, quoique le Prophète ait été contristé de ce que les Ninivites navaient pas ressenti leffet quils appréhendaient de ses menaces et de ses prédictions 7, néanmoins ce que Dieu avait prévu arriva, parce quil savait bien que cette prédiction devait être accomplie dans un plus favorable sens. Mais afin que ceux que la miséricorde égare comprennent quelle est la portée de ces paroles de lEcriture : « Seigneur, que la douceur que vous avez cachée à ceux qui vous craignent est grande et abondante ! »quils lisent ce qui suit : « Mais vous lavez consommée en ceux qui espèrent en vous 8 ». Quest-ce à dire sinon que la justice de Dieu nest pas douce à ceux qui ne le servent que par la crainte du châtiment, comme font ceux qui veulent établir leur propre justice en la fondant sur la loi ? Ne connaissant pas en effet la justice de Dieu, ils ne la peuvent goûter 9. Ils mettent leur espérance en eux-mêmes, au lieu de la mettre en lui ; aussi
1. Matt. XXV, 41, 46. 2. Apoc. XX, 10. 3. Isa. LXVI, 24. 4. Jonas, III, 7. 5. Ps. CXXV, 6. 6. Comp. saint Augustin, Enarrat. in Ps. L, n. 11. 7. Jonas, IV, 1-3. 8. Ps. XXX, 20. 9. Rom. X, 3.
labondance de la douceur de Dieu leur est cachée ; parce que , sils craignent Dieu cest de cette crainte servile qui nest point accompagnée damour, car lamour parfait bannit la crainte 1. Dieu a donc consommé sa douceur en ceux qui espèrent en lui ; il la consommée en leur inspirant son amour, afin quétant remplis dune crainte, chaste que lamour ne bannit pas, mais qui demeure éternellement 2, ils ne sen glorifient que dans le Seigneur. En effet, la justice de Dieu, cest Jésus-Christ « qui nous a été donné de Dieu pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption, afin que, comme il est écrit, celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur 3 ». Cette justice de Dieu, qui est un don de la grâce et non leffet de nos mérites, nest pas connue de ceux qui, voulant établir leur propre justice, ne sont point soumis à la justice de Dieu, qui est Jésus-Christ 4. Cest dans cette justice que se trouve labondance de la douceur de Dieu. De là vient cette parole du psaume : « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux 5 ! »En ce pèlerinage, nous le goûtons plutôt que nous ne pouvons nous en rassasier, ce qui excite plus fortement encore la faim et la soit que nous eu avons, jusquau jour où nous le verrons tel quil est 6, et où cette parole du psalmiste sera accomplie : « Je serai rassasié, quand votre gloire paraîtra 7 ». Cest ainsi que Jésus-Christ consomme labondance de sa douceur en ceux qui espèrent en lui. Or, si Dieu cache à ceux qui le craignent labondance de cette douceur dans le sens où lentendent nos adversaires, cest-à-dire afin que la peur dêtre damnés engage les impies à bien vivre, de sorte quil puisse y avoir des fidèles qui prient pour leurs frères qui vivent mal, comment alors Dieu a-t-il consommé sa douceur en ceux qui espèrent en lui, puisque, selon ces rêveries, cest par cette douceur même quil ne doit pas damner ceux qui nespèrent pas en lui ? Que le chrétien cherche donc cette douceur que Dieu consomme en ceux qui espèrent en lui, et non celle quon simagine quil consommera en ceux qui le méprisent et le blasphèment; car cest en vain quon cherche en lautre vie ce quon a négligé dacquérir en celle-ci. Cette parole de lApôtre : « Dieu a permis
1. Jean, IV, 18. 2. Ps. XVIII, 10. 3. I Cor. I, 30, 31. 4. Rom. X, 3. 5. Ps. XXXII, 9. 6. I Jean, III, 2. 7. Ps. XVI, 15.
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que tous tombassent dans linfidélité, afin de faire miséricorde à tous », ne veut pas dire que Dieu ne damnera personne, et, après ce qui précède, le sens en est assez clair. Quand saint Paul écrit aux païens convertis, il leur dit, à propos des Juifs qui devaient se convertir dans la suite : « De même quautrefois vous naviez point foi en Dieu, et que maintenant vous avez obtenu miséricorde, tandis que les Juifs sont demeurés incrédules, ainsi les Juifs nont pas cru pendant que vous avez obtenu « miséricorde, afin quun jour ils lobtiennent eux-mêmes 1 ». Puis il ajoute ces paroles, dont ceux-ci se servent pour le tromper: « Car Dieu a permis que tous tombassent dans linfidélité, afin de faire grâce à tous ». Qui donc tous, sinon ceux dont il parlait, cest-à-dire vous et eux? Dieu a donc laissé tomber dans linfidélité tous les Gentils et tous les Juifs quil a connus et prédestinés pour être conformes à limage de son fils, afin que, se repentant de leur infidélité et ayant recours à la miséricorde de Dieu, ils pussent sécrier comme le Psalmiste : « Seigneur, que la douceur que vous avez cachée à ceux qui vous « craignent est grande et abondante! mais « vous lavez consommée en ceux qui espèrent », non en eux-mêmes, mais « en vous». Il fait donc miséricorde à tous les vases de miséricorde. Quest-ce à dire à tous ? évidemment, à ceux quil a prédestinés, appelés, justifiés et glorifiés dentre les Gentils et dentre les Juifs; cest de tous ces hommes, et non de tous les hommes, que nul ne sera damné.
CHAPITRE XXV.SI CEUX DENTRE LES HÉRÉTIQUES QUI ONT ÉTÉ BAPTISÉS, ET QUI SONT DEVENUS MAUVAIS PAR LA SUITE EN VIVANT DANS LE DÉSORDRE, ETCEUX QUI, RÉGÉNÉRÉS PAR LA FOI CATHOLIQUE, ONT PASSÉ ENSUITE A LHÉRÉSIE ET AU SCHISME, ET ENFIN CEUX QUI, SANS RENIER LA FOI CATHOLIQUE, ONT PERSISTÉ DANS LE DÉSORDRE, SI TOUS CEUX-LA POURRONT ÉCHAPPER AU SUPPLICE ÉTERNEL PAR LEFFET DES SACREMENTS.
Répondons maintenant à ceux qui promettent la remise du feu éternel, non au diable et à ses anges, non à tous les hommes, mais seulement à ceux qui, ayant reçu le baptême
1. Rom. XI, 31, 32.
de Jésus-Christ, ont participé à son corps et à son sang, de quelque manière quils aient vécu, et en quelque hérésie, en quelque impiété quils soient tombés1. LApôtre les réfute, lorsquil dit : « Les oeuvres de la chair sont aisées à connaître, comme la fornication, limpureté, limpudicité, lidolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés, les contentions, les jalousies, les animosités, les divisions, les hérésies, lenvie, livrognerie, la débauche, et autres crimes, dont je vous ai déjà dit et dont je vous dis encore, que ceux qui les commettent ne posséderont «point le royaume de Dieu 2 ». Cette menace de saint Paul est vaine, si des hommes qui ont commis ces crimes possèdent le royaume de Dieu, quelques souffrances quils aient pu endurer auparavant. Mais comme cette menace a pour fondement la vérité, il sensuit quils ne le posséderont point. Or, sils ne possèdent jamais le royaume de Dieu, ils seront condamnés au supplice éternel; car il ny a point de milieu entre le royaume de Dieu et lenfer. Il faut donc voir comment on doit entendre ce que dit Notre-Seigneur: « Voici le pain qui est descendu du ciel, afin que quiconque en mange ne meure point. Je suis le pain vivant descendu du ciel : si quelquun mange de ce pain, il vivra éternellement 3 ». Les adversaires à qui nous aurons tout à lheure à répondre, et qui ne promettent pas le pardon à tous ceux qui auront reçu le baptême et le corps de Jésus-Christ, mais seulement aux catholiques, quoiquayant mal vécu, réfutent eux-mêmes ceux à qui nous répondons maintenant. Il ne suffit pas, disent-ils, pour être sauvé, davoir mangé le corps de Jésus-Christ sous la forme du sacrement, il faut lavoir mangé en effet, il faut avoir été véritablement partie de son corps, dont lApôtre dit: « Nous ne sommes tous ensemble quun même pain et quun même corps 4 ». Il ny a donc que celui qui est dans lunité du corps de Jésus-Christ, de ce corps dont les fidèles ont coutume de recevoir le sacrement à lautel, cest-à-dire membre de lEglise, dont on puisse dire quil mange véritablement le corps de Jésus-Christ et quil boit son sang. Ainsi les hérétiques et les schismatiques qui sont séparés de lunité de ce corps peuvent bien rece
1. Comp. ce chapitre avec le traité de saint Augustin De la foi et des uvres. 2. Galat. V, 19-21. 3. Jean, VI, 50-52, 4. I Cor. X, 17.
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voir le même sacrement, mais sans fruit, et même avec dommage, pour être condamnés plus sévèrement, et non pour être un jour délivrés; car ils ne sont pas dans le lien de paix représenté par ce sacrement. Mais, dautre part, ces derniers interprètes, qui ont raison de soutenir que celui-là qui ne mange pas le corps de Jésus-Christ nest pas dans le corps de Jésus-Christ, ont tort de promettre la délivrance des peines éternelles à ceux qui sortent de lunité de ce corps pour se jeter dans lhérésie ou dans lidolâtrie. Dabord, il nest pas supportable que ceux qui, sortant de lEglise catholique, ont formé des hérésies détestables, soient dans une condition meilleure que ceux qui, nayant jamais été catholiques, sont tombés dans les piéges des hérésiarques. Un déserteur est un ennemi de la foi pire que celui qui ne la jamais abandonnée, ne layant jamais reçue. En second lieu, lApôtre réfute cette opinion, lorsquaprès avoir énuméré les oeuvres de la chair, il ajoute: « Ceux qui commettent ces crimes ne posséderont pas le royaume de Dieu 1 ». Cest pourquoi ceux qui vivent dans le désordre, et qui, dailleurs, persévèrent dans la communion de lEglise, ne doivent pas se croire en sûreté, sous prétexte quil est dit « Celui qui persévérera jusquà la fin sera sauvé 2 ». Par leur mauvaise vie, en effet, ils abandonnent la justice qui donne la vie, et qui nest autre que Jésus-Christ, soit en pratiquant la fornication, soit en déshonorant leur corps par dautres impuretés que lApôtre na pas voulu nommer, soit enfin en commettant quelquune de ces oeuvres dont il est dit: « Ceux qui les commettront ne posséderont pas le royaume de Dieu ». Or, ne devant pas être dans le royaume de Dieu, ils seront inévitablement dans le feu éternel. On ne peut pas dire, du moment quils ont persévéré dans le désordre jusquà la fin de leur vie, quils aient persévéré en Jésus-Christ jusquà la fin, puisque persévérer en Jésus-Christ, cest persévérer dans la foi. Or, cette foi, selon la définition du même apôtre, opère par amour 3, et lamour, comme il le dit encore ailleurs, ne fait point le mal 4. Il ne faut donc pas dire que ceux-ci même mangent le corps de Jésus-Christ, puisquils ne doivent pas être comptés comme membres du corps
1. Galat. V, 21. 2. Matt. X, 22. 3. Galat. V, 6. 4. I Cor. XIII, 4 ; Rom. XIII, 10.
de Jésus-Christ. A part les autres raisons, ils ne sauraient être tout ensemble les membres de Jésus-Christ et les membres dune prostituée 1. Enfin, lorsque Jésus-Christ lui-même dit: « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi en lui 2», il fait bien voir ce que cest que manger son corps et boire son sang en vérité, et non pas seulement sous la forme du sacrement cest demeurer en Jésus-Christ, afin que Jésus-Christ demeure aussi en nous. Comme sil disait: Que celui qui ne demeure point en moi, et en qui je ne demeure point, ne prétende pas manger mon corps, ni boire mon sang. Ceux-là donc ne demeurent point en Jésus-Christ qui ne sont pas ses membres: or, ceux-là ne sont pas ses membres qui se font les membres dune prostituée, à moins quils ne renoncent au mal par la pénitence, et quils reviennent au bien par cette réconciliation.
CHAPITRE XXVI.CE QUIL FAUT ENTENDRE PAR CES PAROLES : ÊTRE SAUVÉ COMME PAR LE FEU ET AVOIR JÉSUS-CHRIST POUR FONDEMENT.
Mais les chrétiens catholiques, disent-ils, ont pour fondement Jésus-Christ, de lunité duquel ils ne se sont pas séparés, quelque mauvaise vie quils aient menée, cest-à-dire quoiquils aient bâti sur ce fondement une très-mauvaise vie, comparée par lApôtre au bois, au foin, à la paille. La vraie foi, qui fait quils ont eu Jésus-Christ pour fondement, pourra les délivrer finalement de lenfer, non toutefois sans quil y ait pour eux quelque punition, puisquil est écrit que ce quils auront bâti sera brûlé. Que lapôtre saint Jacques leur réponde en peu de mots: « Si quelquun dit quil a la foi, et quil nait point les oeuvres, la foi pourra-t-elle le sauver 4 ? » Ils insistent et demandent quel est donc celui dont lapôtre saint Paul dit: « Il ne laissera pas pourtant dêtre sauvé, mais comme par le feu 5 ». Voyons ensemble quel est celui-là ; mais toujours est-il très certain que ce nest pas celui dont parle saint Jacques. Autrement ce serait mettre en opposition deux apôtres, puisque lun dirait quencore quun homme ait de mauvaises oeuvres,
1. Cor. VI, 15. 2. Jean, VI, 57. 3. I Cor. III, 11, 12. 4. Jacques, II, 14. 5. I Cor. III, 15.
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la foi ne le sauvera pas du feu, et lautre: que la foi ne pourra. sauver celui qui naura pas de bonnes oeuvres. Nous saurons quel est celui qui peut être sauvé parle feu, si nous connaissons auparavant ce que cest que davoir Jésus-Christ pour fondement. Or, cette image même nous lenseigne ; car il suffit de considérer que dans un édifice rien ne précède le fondement. Quiconque donc a de telle sorte Jésus-Christ dans le coeur, quil ne lui préfère point les choses terrestres et temporelles, pas même celles dont lusage est permis, celui-là a Jésus-Christ pour fondement. Mais sil lui préfère ces choses, bien quil semble avoir la foi de Jésus-Christ, il na pas Jésus-Christ pour fondement. Combien moins la-t-il donc, alors que, méprisant ses commandements salutaires, il ne songe quà satisfaire, ses passions? Ainsi, quand un chrétien aime une femme de mauvaise vie, et, sattachant à elle, devient un même corps avec elle 1, il na point Jésus-Christ pour fondement. Mais quand il aime sa femme légitime selon Jésus-Christ 2, qui doute quil ne puisse avoir Jésus-Christ pour fondement? Sil laime selon le monde et charnellement, comme les Gentils qui ne connaissent pas Dieu 3, lApôtre lui permet encore cela par condescendance, ou plutôt cest Jésus-Christ qui le lui permet. Dès lors il peut encore avoir Jésus-Christ pour fondement, puisque, sil ne lui préfère point son amour et son plaisir, sil bâtit sur ce fondement du bois, du foin et de la paille, il ne laissera pas dêtre sauvé par le feu. Les afflictions, comme un feu, brûleront ses délices et ses amours, qui ne sont pas criminelles, à cause du mariage. Ce feu figure donc les veuvages, les pertes denfants, et toutes les autres calamités qui emportent ou traversent les plaisirs terrestres. Ainsi cet édifice fera tort à celui qui laura construit, parce quil naura pas ce quil a édifié, et quil sera affligé de la perte des choses dont la jouissance le charmait. Mais- il sera sauvé par le feu à cause du fondement, parce que, si un tyran lui proposait le choix, il ne préférerait pas ces choses à Jésus-Christ. Voyez dans les écrits de lApôtre un homme qui édifie sûr ce fondement de lor, de largent et des pierres précieuses : « Celui, dit-il, qui na point de femme pense aux choses de Dieu et à plaire à Dieu ». Voyez-en un autre maintenant qui
1. I Cor. VI, 16. 2. Ephés. V, 25. 3. I Thess. IV, 5.
édifie du bois, du foin et de la paille: « Mais celui, dit-il, qui a une femme pense aux choses du monde et à plaire à sa femme 1. On verra quel est louvrage de chacun « car le jour du Seigneur le fera connaître » entendez le jour daffliction; « car », ajoute lApôtre, « il sera manifesté par le feu 2 ». Il donne ici à laffliction le nom de feu, au même sens où il est dit ailleurs dans lEcriture : « La fournaise ardente éprouve les vases du potier, et laffliction les hommes justes 3». Et encore: « Le feu découvrira quel est louvrage de chacun. Celui dont louvrage demeurera (car les pensées de Dieu et le soin de lui plaire demeurent) recevra récompense pour ce quil aura édifié »; ce qui veut dire quil recueillera le fruit de ses pensées et de ses afflictions. « Mais celui dont louvrage sera brûlé en souffrira la perte », parce quil avait aimé. « Il ne laissera pas pourtant dêtre sauvé », parce quaucune affliction ne la séparé de ce fondement; « mais comme par le feu 4 » ; car il ne perdra pas sans douleur ce quil possédait avec affection. Nous avons trouvé, ce me semble, un feu qui ne damne aucun des deux hommes dont nous parlons, mais qui enrichit lun, nuit à lautre, et les éprouve tous deux. Mais si nous voulons entendre dans le même sens le feu dont Notre-Seigneur dit à ceux qui sont à sa gauche : « Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel 5 » ; en sorte que nous embrassions dans cet arrêt ceux qui bâtissent sur le fondement du bois, du foin, de la paille, et que nous prétendions quils sortiront du feu par la vertu de ce fondement, après avoir été tourmentés pendant quelque temps pour leurs péchés, que devons-nous penser de ceux qui sont à la droite de Jésus-Christ et à qui il dit : « Venez, vous que mon Père a bénis, prenez possession du royaume qui vous est préparé 6 », sinon que ce sont ceux qui ont bâti sur le fondement de lor, de largent et des pierres précieuses ? Si donc par le feu dont parle lApôtre, quand il dit: « Comme par le feu », nous entendons le feu denfer, il faudra dire que les uns et les autres , cest-à-dire ceux qui sont à la droite et ceux qui sont à la gauche, y seront également envoyés. Le feu dont il est dit « Le jour du Seigneur manifestera quel est
1. Cor. VII, 32, 33. 2. Ibid. III, 13. 3. Eccl. XXVII, 6. 4. I Cor. III, 13-15. 5. Matt. XXV, 41. 6. Ibid. 34.
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« louvrage de chacun et le fera connaître1 »ce feu éprouvera les uns et les autres ; et par conséquent ce nest pas le feu éternel, puisque celui dont louvrage demeurera, cest-à-dire ne sera pas consumé par ce feu, recevra récompense pour ce quil aura édifié, et que celui dont louvrage sera brûlé trouvera son châtiment dans son regret. Ceux-là seuls qui seront à la gauche seront envoyés au feu éternel par une suprême et éternelle condamnation, au lieu que le feu dont parle saint Paul au passage cité éprouve ceux qui sont à la droite. Mais il les éprouve de telle sorte quil ne brûle point lédifice des uns et brûle celui des autres, sans que cela empêche ces derniers même dêtre sauvés, parce quils ont établi Jésus-Christ pour leur fondement, et lont plus aimé que tout le reste. Or, sils sont sauvés, ils seront certainement assis à la droite et entendront avec les autres ces paroles « Venez, vous que mon Père a bénis, prenez « possession du royaume qui vous est préparé », au lieu dêtre à la gauche avec les réprouvés, à qui il sera dit: «Retirez-vous de moi,. maudits, et allez au feu éternel ». Car nul de ces maudits ne sera délivré du feu; ils iront tous au supplice éternel 2, ou leur ver ne mourra point 3, et où le feu qui les brûlera ne séteindra point, et où ils seront tourmentés jour et nuit, dans les siècles des siècles 4 . Maintenant si lon dit que dans lintervalle de temps qui se passera entre la mort de chacun et ce jour qui sera, après la résurrection des corps, le dernier jour de rémunération et de damnation, si lon dit que les âmes seront exposées à lardeur dun feu que ne sentiront point ceux « qui nauront pas eu dans cette vie des moeurs et des affections charnelles, de telle sorte quils naient point bâti un édifice de bois, de foin et de paille que le feu puisse consumer » ; mais que sentiront ceux qui auront bâti un semblable édifice, cest-à-dire qui auront commis des péchés véniels, et qui devront pour cela être soumis à un supplice transitoire, je ne my oppose point, car cela peut être vrai. La mon même du corps, qui est une peine du premier péché et que chacun souffre en son temps, peut être une partie de ce feu. Les persécutions de lEglise, qui ont couronné tant de martyrs et quendurent tous ceux qui sont
1. I Cor. III, 13. 2. Matt. XXV, 46. 3. Isa. LXVI, 24. 4. Apoc. XX, 10.
chrétiens, sont aussi comme un feu qui éprouve ces différents édifices, qui consume les uns avec leurs auteurs, lorsquil ny trouve pas Jésus-Christ pour fondement, qui brûle les autres sans toucher à leurs auteurs, qui seront sauvés, quoiquaprès punition, et qui épargne absolument les autres, parce quils sont bâtis pour durer éternellement. Il y aura aussi vers la fin du monde, au temps de lAntéchrist, une persécution si horrible quil ny en a jamais eu de semblable. Combien y aura-t-il alors dédifices, soit dor ou de foin, élevés sur le bon fondement, qui est Jésus-Christ, que ce feu éprouvera avec dommage pour les uns, avec joie pour les autres , mais sans perdre ni les uns ni les autres à cause de ce bon fondement? Mais quiconque préfère à Jésus-Christ, je ne dis pas sa femme, dont il se sert pour la volupté charnelle, mais même dautres personnes quon naime pas de cette sorte, comme sont les parents, celui-là na point pour fondement Jésus-Christ; et ainsi il ne sera pas sauvé par le feu. Il ne sera point du tout sauvé, parce quil ne pourra demeurer avec le Sauveur, qui, parlant de cela très-clairement, dit « Celui qui aime son père ou « sa mère plus que moi, nest pas digne de moi; et celui qui aime son fils et sa fille plus que moi, nest pas non plus digne de moi 1». Pour celui qui aime humainement ses parents, de sorte néanmoins quil ne les préfère pas à Jésus-Christ, et qui aimerait mieux les perdre que lui, si on le mettait à cette épreuve, celui-là sera sauvé par le feu, parce quil faut que la perte de ces choses humaines cause autant de douleur quon y trouvait de plaisir. Enfin, celui qui aime ses parents en Jésus-Christ, et qui les aide à sunir à lui et à acquérir son royaume, ou qui ne les aime que parce quils sont les membres de Jésus-Christ, à Dieu ne plaise quun amour de cette sorte soit un édifice de bois, de foin et de paille que le feu consumera ! Cest un édifice dor, dargent et de pierres précieuses. Eh ! comment pourrait-il aimer plus que Jésus-Christ ceux quil naime que pour Jésus-Christ?
1. Matt. X, 37
(508) CHAPITRE XXVII.CONTRE CEUX QUI CROIENT QUILS NE SERONT PAS DAMNÉS, QUOIQUAYANT PERSÉVÉRÉ DANS LE PÉCHÉ, PARCE QUILS ONT PRATIQUÉ L AUMÔNE.
Nous navons plus réfuter quun dernier système, savoir, que le feu éternel ne sera que pour ceux qui négligent de racheter leurs péchés par de convenables aumônes, suivant cette parole de lapôtre saint Jacques: « On « jugera sans miséricorde celui qui sera sans miséricorde 1 ». Celui donc, disent-ils, qui a pratiqué la miséricorde, bien quil nait pas renoncé à sa mauvaise vie, sera jugé avec miséricorde, de sorte quil ne sera pas damné, mais délivré finalement de son supplice. Ils assurent que le discernement que Jésus-Christ fera entre ceux de sa droite et ceux de sa gauche, pour envoyer les uns au royaume de Dieu et les autres au supplice éternel, ne sera fondé que sur le soin quon aura mis ou non à faire des aumônes. Ils tâchent encore de prouver par lOraison dominicale, que les péchés quils commettent tous les jours, quelque grands quils soient, peuvent leur être remis en retour des oeuvres de charité, De même, disent-ils, quil ny a point de jour où les chrétiens ne récitent cette oraison, il ny a point de crime commis tous les jours quelle nefface, à condition quen disant: « Pardonnez-nous nos offenses », nous ayons soin de faire ce qui suit: « Comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés 2 ». Notre-Seigneur, ajoutent-ils, ne dit pas: Si vous pardonnez aux hommes les fautes quils ont faites contre vous, votre Père vous pardonnera les péchés légers que vous commettrez tous les jours; mais il dit: « Il vous pardonnera vos péchés 3 ». Ils estiment donc quen quelque nombre et de quelque espèce quils soient, quand même on les commettrait tous les jours et quand on mourrait sans y avoir renoncé auparavant, les aumônes en obtiendront le pardon. Certes, ils ont raison de vouloir que ce soient de dignes aumônes; car sils disaient que tous les crimes, en quelque nombre quils soient, seront remis par toute sorte daumônes, ils seraient choqués eux-mêmes dune proposition si absurde. En effet, ce serait dire quun homme très-riche, en
1. Jacques, II, 13. 2. Matt. VI, 12. 3. Ibid. 14.
donnant tous les jours quelques pièces de monnaie aux pauvres, pourrait racheter des homicides, des adultères, et les autres crimes les plus énormes. Si lon ne peut avancer cela sans folie, reste à savoir quelles sont ces dignes aumônes capables deffacer les péchés, et dont le précurseur même de Jésus-Christ entendait parler; quand il disait: « Faites de dignes fruits de pénitence 1 ». On ne trouvera pas sans doute que ces dignes aumônes soient celles des gens qui commettent tous les jours des crimes. En effet, leurs rapines vont bien plus haut que le peu quils donnent à Jésus-Christ en la personne des pauvres, afin dacheter tous les jours de lui limpunité de leurs actions damnables. Dailleurs, quand fis donneraient tout leur bien aux membres de Jésus-Christ pour un seul crime, sils ne renonçaient à leurs désordres, touchés par cette charité dont il est dit que jamais elle ne fait le mal 2, cette libéralité leur serait inutile. Que celui donc qui fait de dignes aumônes pour ses péchés commence à les faire envers lui-même. Il nest pas raisonnable dexercer envers le prochain une charité quon nexerce pas envers soi, puisquil est écrit : « Vous aimerez votre prochain comme vous-même 3 »; et encore : « Ayez pitié de votre âme, en vous rendant agréable à Dieu 4 ». Celui donc qui ne fait pas à son âme cette aumône afin de plaire à Dieu, comment peut-on dire quil fait de dignes aumônes pour ses péchés ? Cest pour cela quil est écrit : « A qui peut être bon celui qui est méchant envers lui-même 5 ? » Car les aumônes aident les prières ; et cest encore pourquoi il faut se rendre attentif à ces paroles: « Mon fils, vous avez péché, ne péchez plus, et priez Dieu quil vous pardonne vos péchés passés 6 ». Nous devons donc faire des aumônes pour être exaucés, lorsque nous prions pour nos péchés passés, et non pour obtenir la licence de mal faire. Or, Notre-Seigneur a prédit quil imputera à ceux qui seront à la droite les aumônes quils auront faites, et à ceux qui seront à la gauche celles quils auront manqué de faire, voulant montrer ce que peuvent les aumônes pour effacer les péchés commis, et non pour les commettre sans cesse impunément. Mais il ne faut pas croire que ceux qui ne veulent
1. Matt. III, 8. 2. I Cor. XIII, 4. 3. Matt. XXII, 39. 4. Eccli. XXX, 24. 5. Ibid, XIV, 5. 6. Eccli. XXI, 1.
(509)
pas changer de vie fassent de véritables aumônes; car ce que Jésus-Christ même leur dit: « Quand vous avez manqué de rendre ces devoirs au moindre des miens, cest à moi que vous avez manqué de les rendre 1 », fait assez voir quils ne les rendent pas, lors même quils croient les rendre. En effet, quand ils donnent du pain à un chrétien qui a faim, sils le lui donnaient en tant quil est chrétien, certes, ils ne se refuseraient pas à eux-mêmes le pain de la justice, qui est Jésus-Christ; car Dieu ne regarde pas à qui lon donne, mais dans quel esprit on donne. Ainsi, celui qui aime Jésus-Christ dans un chrétien lui fait laumône dans le même esprit où il sapproche de ce Sauveur, au lieu que les autres ne cherchent quà sen éloigner, puisquils naspirent quà jouir de limpunité: or, on séloigne dautant plus de Jésus-Christ quon aime davantage ce quil condamne. En effet, que sert-il dêtre baptisé, si lon nest justifié? Celui qui a dit: « Si lon ne renaît de leau et du Saint-Esprit, on ne saurait entrer dans le royaume de Dieu 2 », na-t-il pas dit aussi : « Si votre justice nest pas plus grande que celle des Scribes et des Pharisiens, vous nentrerez point dans le royaume des cieux 3? » Pourquoi plusieurs courent-ils au baptême pour éviter le premier arrêt , et pourquoi si peu se mettent-ils en peine dêtre justifiés pour éviter le second? De même que celui-là ne dit pas à son frère: Fou! qui, lorsquil lui dit cette injure, nest pas en colère contre son frère, mais contre ses défauts, car, autrement, il mériterait lenfer 4, ainsi, celui qui donne laumône à un chrétien, et qui naime pas en lui Jésus-Christ, ne la donne pas à un chrétien. Or, celui-là naime pas Jésus-Christ qui refuse dêtre justifié en Jésus-Christ; et comme il servirait de peu à celui qui appellerait son frère fou par colère, et sans songer à le corriger, de faire des aumônes pour obtenir le pardon de cette faute, à moins de se réconcilier avec lui, suivant ce commandement qui nous est fait au même lieu: « Lorsque vous faites votre offrande à lautel, si vous vous souvenez davoir offensé votre frère, laissez là votre offrande, et allez auparavant vous réconcilier avec lui, et puis vous reviendrez offrir votre présent 5 »; de même, il sert de peu de faire de grandes
1. Matt. XXV, 45. 2. Jean, III, 5. 3. Matt. V, 20. 4. Matt. V, 22. 5. Ibid. 23, 24.
aumônes pour ses péchés, lorsquon demeure dans lhabitude du péché. Quant à loraison de chaque jour que Notre-Seigneur lui-même nous a enseignée, doù vient quon lappelle dominicale, elle efface, il est vrai, les péchés de chaque jour, quand chaque jour on dit : « Pardonnez-nous nos offenses », et quon ne dit pas seulement, mais quon fait ce qui suit: « Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés1»; mais on récite cette prière parce quon commet des péchés , et non pas pour en commettre. Notre Sauveur nous a voulu montrer par là que, quelque bonne vie que nous menions, dans les ténèbres et la langueur où nous sommes, nous commettons tous les jours des fautes pour lesquelles nous avons besoin de prier et de pardonner à ceux qui nous offensent, si nous voulons que Dieu nous pardonne. Lors donc que Notre-Seigneur dit: « Si vous pardonnez aux hommes les fautes quils font contre vous, votre Père vous pardonnera aussi vos péchés 2 », il na pas entendu nous donner une fausse confiance dans cette oraison pour commettre tous les jours des crimes, soit en vertu de lautorité quon exerce en se mettant au-dessus des lois, soit par adresse en trompant les hommes ; mais il a voulu par là nous apprendre à ne pas nous croire exempts de péchés, quoique nous soyons exempts de crimes: avertissement que Dieu donna aussi autrefois aux prêtres de lancienne loi, en leur commandant doffrir en premier lieu des sacrifices pour leurs péchés, et ensuite pour ceux du peuple 3. Aussi bien, si nous considérons attentivement les paroles de notre grand et divin Maître, nous trouverons quil ne dit pas : Si vous pardonnez aux hommes les fautes quils font contre vous, votre Père vous pardonnera aussi tous vos péchés, quels quils soient; mais: « Votre Père vous pardonnera aussi vos péchés ». Il enseignait une prière de tous les jours, et parlait à ses disciples, qui étaient justes. Quest-ce donc à dire vos péchés, sinon ceux dont vous-mêmes, qui êtes justifiés et sanctifiés, ne serez pas exempts ? Nos adversaires, qui cherchent dans cette prière un prétexte pour commettre tous les jours des crimes , prétendent que Notre-Seigneur a voulu aussi parler des grands péchés, parce quil na pas dit: Il vous pardonnera les petits
1. Matt. VI, 12. 2. Matt. VI, 14. 3. Lévit. XVI, 6.
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péchés, mais : Il vous pardonnera vos péchés. Nous, au contraire, considérant ceux à qui il parlait, et lui entendant dire vos péchés, nous ne devons entendre par là que les petits, parce que ses disciples nen commettaient point dautres ; mais les grands mêmes, dont il se faut entièrement défaire par une véritable conversion, ne sont pas remis par la prière, si lon ne fait ce qui est dit au même endroit: « Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». Que si les fautes, même légères , dont les plus saints ne sont pas exempts en cette vie, ne se pardonnent quà cette condition , combien plus les crimes énormes, bien quon cesse de les commettre, puisque Notre-Seigneur a dit: « Mais si vous ne pardonnez pas les fautes quon commet contre vous, votre Père ne vous pardonnera pas non plus 1 ». Cest ce que veut dire lapôtre saint Jacques, lorsquil parle ainsi : «On jugera sans miséricorde celui qui aura été sans miséricorde2 ». On doit aussi se souvenir de ce serviteur, à qui son maître avait remis dix mille talents, quil lobligea à payer ensuite, parce quil avait été inexorable envers un autre serviteur comme lui, qui lui devait cent deniers 3. Ces paroles de lApôtre : « La miséricorde lemporte sur la justice4 », sappliquent à ceux qui sont enfants de la promesse et vases de miséricorde. Les justes mêmes, qui ont vécu dans une telle sainteté quils reçoivent dans les tabernacles éternels ceux qui ont acquis leur amitié par les richesses diniquité 5, ne sont devenus tels que par la miséricorde de celui qui justifie limpie et qui lui donne la récompense selon la grâce, et non selon les mérites. Du nombre de ces impies justifiés est lApôtre, qui dit « Jai obtenu miséricorde pour être fidèle 6 » Ceux qui sont ainsi reçus dans les tabernacles éternels, il faut avouer que, comme ils nont pas assez bien vécu pour être sauvés sans le suffrage des saints, la miséricorde à leur égard lemporte encore bien plus sur la justice. Et néanmoins, on ne doit pas simaginer quun scélérat impénitent soit reçu dans les tabernacles éternels pour avoir assisté les saints avec des richesses diniquité, cest-à-dire avec des biens mal acquis, ou tout au moins avec de fausses richesses,
1. Matt. VI, 15. 2. Jacques, II, 13. 3. Matt. XVIII, 23 et seq. 4. Jacques, II, 13. 5. Voyez la parabole rapportée par saint Luc, XVI, 9. 6. I Cor. VII, 25.
mais que liniquité croit vraies, parce quelle ne connaît pas les vraies richesses qui rendent opulents ceux lui reçoivent les autres dans les tabernacles éternels. Il y a donc un certain genre de vie qui nest pas tellement criminel que les aumônes y soient inutiles pour gagner le ciel, ni tellement bon quil suffise pour atteindre un si grand bonheur, à moins dobtenir miséricorde par les mérites de ceux dont on sest fait des amis par les aumônes. A ce propos, je métonne toujours quon trouve, même dans Virgile, cette parole du Seigneur: « Faites-vous des amis avec les richesses diniquité, afin quils vous reçoivent dans les tabernacles éternels 1 », ou bien en dautres termes : « Celui qui reçoit un prophète, en qualité de prophète, recevra la récompense du prophète, et celui qui reçoit un juste, en qualité de juste, recevra la récompense du juste 2 ». En effet, dans le passage où Virgile décrit les Champs-Elysées, que les païens croient être le séjour des bienheureux, non-seulement il y place ceux qui y sont arrivés par leurs propres mérites, mais encore :
« Ceux qui ont gravé leur nom dans la mémoire des autres par des services rendus 3 ».
Nest-ce pas là ce mot que les chrétiens ont si souvent à la bouche, quand par humilité ils se recommandent à un juste : Sou venez-vous de moi, lui disent-ils, et ils cherchent par de bons offices à graver leur nom dans son souvenir? Maintenant si nous revenons à la question de savoir quel est ce genre de vie et quels sont ces crimes qui ferment lentrée du royaume de Dieu, et dont néanmoins on obtient le pardon, il est très-difficile de sen assurer et très-dangereux de vouloir le déterminer. Pour moi, quelque soin que jy ai mis jusquà présent, je ne lai pu découvrir. Peut-être cela est-il caché, de peur que nous nen devenions moins courageux à éviter les péchés quon peut commettre sans péril de damnation. En effet, si nous les connaissions, il se pourrait que nous ne nous fissions pas scrupule de les commettre, sous prétexte que les aumônes suffisent pour nous en obtenir le. pardon; au lieu que, ne les connaissant pas, nous sommes plus obligés de nous tenir sur nos gardes, et de faire effort pour avancer
1. Luc, XVI, 9. 2. Matt. X, 41. 3. Enéide , livre VI, vers 664.
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dans la vertu, sans toutefois négliger de nous faire des amis parmi les saints au moyen des aumônes. Mais cette délivrance quon obtient ou par ses prières, ou par lintercession des saints, ne sert quà empêcher dêtre envoyé au feu éternel ; elle ne servira pas à en faire sortir, quand on y sera déjà. Ceux mêmes qui pensent que ce qui est dit dans lEvangile de ces bonnes terres qui rapportent des fruits en abondance, lune trente, lautre soixante, et lautre cent pour un, doit sentendre des saints, qui, selon la diversité de leurs mérites, délivreront les uns trente hommes, les autres soixante, les autres cent 1, ceux-là même croient quil en sera ainsi au jour du jugement, mais nullement après. On rapporte à ce sujet le mot dune personne desprit qui, voyant les hommes se flatter dune fausse impunité et croire que par lintercession des saints tous les pécheurs peuvent être sauvés, répondit fort à propos quil était plus sûr de tâcher, par une bonne vie, dêtre du nombre des intercesseurs, de peur que ce nombre soit si restreint quaprès quils auront délivré lun trente pécheurs, lautre soixante, lautre cent, il nen reste encore un grand nombre pour lesquels ils nauront plus le droit dintercéder, et parmi eux celui qui aura mis vainement son espérance dans un autre. Mais jai suffisamment répondu à ceux qui, ne méprisant pas lautorité de nos saintes Ecritures, mais les comprenant mal, y trouvent, non pas le sens quelles ont, mais celui quils veulent leur donner. Notre réponse faite, terminons cet avant-dernier livre, comme nous lavons annoncé.
1. Matt. XIII, 8.
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