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LIVRE TROISIÈME : LES ROMAINS ET LEURS FAUX DIEUX.
Argument. Après avoir parlé, dans le livre précédent, des maux qui regardent lâme et les moeurs, saint Augustin considère ici les maux qui regardent le corps et les choses extérieures ; il fait voir que les Romains, dès lorigine, ont eu à endurer cette dernière sorte de maux, sans que les faux dieux, quils rien adoraient librement avant lavènement du Christ, aient été en capables de les en préserver.
DES SEULS MAUX QUE REDOUTENT LES MÉCHANTS ET DONT LE CULTE DES DIEUX NA JAMAIS PRÉSERVÉ LE MONDE. LES DIEUX NONT PU SOFFENSER DE LADULTÈRE DE PARIS, CE CRIME ÉTANT COMMUN PARMI EUX. SENTIMENT DE VARRON SUR LUTILITÉ DES MENSONGES QUI FONT NAÎTRE CERTAINS HOMMES DU SANG DES DIEUX. DE LA SECONDE DESTRUCTION DE TROIE PAR FIMBRIA, UN DES LIEUTENANTS DE MARIUS. ROME DEVAIT-ELLE SE METTRE SOUS LA PROTECTION DES DIEUX DE TROIE? FAUT-IL ATTRIBUER AUX DIEUX LA PAIX DONT JOUIRENT LES ROMAINS SOUS LE RÈGNE DE NUMA? PAR QUEL MOYEN LES ROMAINS SE PROCURÈRENT POUR LA PREMIÈRE FOIS DES ÉPOUSES. DE LA GUERRE IMPIE QUE ROME FIT AUX ALBAINS ET DU SUCCÈS QUE LUI VALUT SON AMBITION.
QUELLE A ÉTÉ LA VIE ET LA MORT DES ROIS DE ROME. DE LORDRE DONNÉ PAR MITHRIDATE DE TUER TOUS LES CITOYENS ROMAINS QUON TROUVERAIT EN ASIE. DE LA DISCORDE CIVILE QUALLUMA LESPRIT SÉDITIEUX DES GRACQUES. DES GUERRES QUI SUIVIRENT LA CONSTRUCTION DU TEMPLE DE LA CONCORDE. DE LA GUERRE CIVILE ENTRE MARIUS ET SYLLA. COMMENT SYLLA VICTORIEUX TIRA VENGEANCE DES CRUAUTÉS DE MARIUS. ROME EUT MOINS A SOUFFRIR DES INVASIONS DES GAULOIS ET DES GOTHS QUE DES GUERRES CIVILES. DE LENCHAÎNEMENT DES GUERRES NOMBREUSES ET CRUELLES QUI PRÉCÉDÈRENT LAVÈNEMENT DE JÉSUS-CHRIST.
CHAPITRE PREMIER.DES SEULS MAUX QUE REDOUTENT LES MÉCHANTS ET DONT LE CULTE DES DIEUX NA JAMAIS PRÉSERVÉ LE MONDE.
Je crois en avoir assez dit sur les maux qui sont le plus à redouter, cest-à-dire sur ceux qui regardent les moeurs et les âmes, et je tiens pour établi que les faux dieux, loin den alléger le poids à leurs adorateurs, ont servi au contraire à laggraver. Je vais parler maintenant des seuls maux que les idolâtres ne veulent point souffrir, tels que la faim, les maladies, la guerre, le pillage, la captivité, les massacres, et autres déjà énumérés au premier livre. Car le méchant ne met au rang des maux que ceux qui ne rendent pas lhomme mauvais, et il ne rougit pas, au milieu des biens quil loue, dêtre mauvais lui-même ; en les louant, il est plus peiné davoir une mauvaise villa quune mauvaise vie comme si le plus grand bien de lhomme était davoir tout bon hormis soi-même. Or, je ne vois pas que les dieux du paganisme, au temps où leur culte florissait en toute liberté, aient garanti leurs adorateurs de ces maux quils redoutent uniquement. En effet, avant lavénement de notre Rédempteur, quand le genre humain sest vu affligé en divers temps et en divers lieux dune infinité de calamités , dont quelques-unes même sont presque incroyables, quels autres dieux adorait-il que les faux dieux? à lexception toutefois du peuple juif et dun petit nombre dâmes délite qui, en vertu dun jugement de Dieu, aussi juste quimpénétrable , ont été dignes, en quelque lieu que ce fût, de recevoir sa grâce 1. Je passe, pour abréger, les grands désastres survenus chez les autres peuples et ne veux parler ici que de lempire
1. Voyez sur ce point le sentiment développé de Saint Augustin dans son livre De prdest. sanct., n. 19. Comp. Epist. CII ad Deo gratias, n. 15.
romain, par où jentends Rome elle-même et les provinces qui, réunies par alliance ou par soumission avant la naissance du Christ, faisaient déjà partie du corps de lEtat.
CHAPITRE II.SI LES DIEUX QUE SERVAIENT EN COMMUN LES ROMAINS ET LES GRECS ONT EU DES RAISONS POUR PERMETTRE LA RUINE DE TROIE.
Et dabord pourquoi Troie ou Ilion, berceau du peuple romain (car il ny a plus rien à taire ou à dissimuler sur cette question, déjà touchée 1 dans le premier livre), pourquoi Troie a-t-elle été prise et brûlée par les Grecs, dont les dieux étaient ses dieux? Cest, dit-on, que Priam a expié le parjure de son père Laomédon 2. Il est donc vrai quApollon et Neptune louèrent leurs bras à Laomédon pour bâtir les murailles de Troie, sur la promesse quil leur fit, et quil ne tint pas, de les payer de leurs journées. Jadmire quApollon, surnommé le divin, ait entrepris une si grande besogne sans prévoir quil nen serait point payé. Et lignorance de Neptune, son oncle, frère de Jupiter et roi de la mer, nest pas moins surprenante; car Homère (qui vivait, suivant lopinion commune, avant la naissance de Rome) lui fait faire au sujet des enfants dEnée, fondateurs de cette ville 3, les prédictions les plus magnifiques. Il ajoute même que Neptune couvrit Enée dun nuage pour la dérober à la fureur dAchille, bien que ce Dieu désirât, comme il lavoue dans Virgile:
« Renverser de fond en comble ces murailles de Troie construites de ses propres mains pour le parjure Laomédon 4 ».
Voilà donc des dieux aussi considérables que Neptune et Apollon qui, ne prévoyant pas que
1. Chap. IV. 2. Voyez Virgile, Georg., lib. I, vers. 502. 3. Iliade, chant xx, vers 302, 305. 4. Enéide, livre V, vers 810, 811.
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Laomédon retiendrait leur salaire, se sont faits constructeurs de murailles gratuitement et pour des ingrats. Prenez garde, car cest peut-être une chose plus grave dadorer des dieux si crédules que de leur manquer de parole. Homère lui-même na pas lair de sen rapporter à la fable, puisquen faisant de Neptune lennemi des Troyens, il leur donne pour ami Apollon, que le grief commun aurait dû mettre dans lautre parti. Si donc vous croyez aux fables, rougissez dadorer de pareils dieux; si vous ny croyez pas, ne parlez plus du parjure Laomédon; ou bien alors expliquez-nous pourquoi ces dieux si sévères pour les parjures de Troie sont si indulgents pour ceux de Rome; car autrement comment la conjuration de Catilina, même dans une ville aussi vaste et aussi corrompue que Rome, eût-elle trouvé un si grand nombre de partisans nourris de parjures et de sang romain 1? Que faisaient chaque jour dans les jugements les sénateurs vendus, que faisait le peuple dans ses comices et dans les causes plaidées devant lui, que se parjurer sans cesse? On avait conservé lantique usage du serment au milieu de la corruption des moeurs, mais cétait moins pour arrêter les scélérats par une crainte religieuse que pour ajouter le parjure à tous les autres crimes.
CHAPITRE III.LES DIEUX NONT PU SOFFENSER DE LADULTÈRE DE PARIS, CE CRIME ÉTANT COMMUN PARMI EUX.
Cest donc mal expliquer la ruine de Troie que de supposer les dieux indignés contre un roi parjure, puisquil est prouvé que ces dieux, dont la protection avait jusque-là maintenu lempire troyen, à ce que Virgile 2 assure, nont pu la défendre contre les Grecs victorieux. Lexplication tirée de ladultère de Pâris nest pas plus soutenable; car les dieux sont trop habitués à conseiller et à enseigner le crime pour sen être faits les vengeurs. « La ville de Rome, dit Salluste, eut, selon la tradition, pour fondateurs et pour premiers habitants des Troyens fugitifs qui erraient çà et là sous la conduite dEnée 3 » Je conclus de là que si les dieux avaient cru devoir punir ladultère de Pâris, ils auraient
1. Saint Augustin rappelle les propres expressions de Salluste, De Catil. conj., cap. 14. 2. Enéide, livre II, V. 352. 3. De Catil. conj., cap. 6.
dû à plus forte raison, ou tout au moins au même titre, étendre leur vengeance sur les Romains, puisque cet adultère fut loeuvre de la mère dEnée. Mais pouvaient-ils détester dans Pâris un crime quils ne détestaient point dans sa complice Vénus, devenue dailleurs mère dEnée par son union adultère avec Anchise? On dira peut-être que Ménélas fut indigné de la trahison de sa femme, au lieu que Vénus avait affaire à un mari complaisant. Je conviens que les dieux ne sont point jaloux de leurs femmes, à ce point même quils daignent en partager la possession avec les habitants de la terre. Mais, pour quon ne maccuse pas de tourner la mythologie en ridicule et de ne pas discuter assez gravement une matière de si grande importance, je veux bien ne pas voir dans Enée le fils de Vénus. Je demande seulement que Romulus ne soit pas le fils de Mars. Si nous admettons lun de ces récits, pourquoi rejeter lautre? Quoi! il serait permis aux dieux davoir commerce avec des femmes, et il serait défendu aux hommes davoir commerce avec les déesses? En vérité, ce serait faire à Vénus une condition trop dure que de lui interdire en fait damour ce qui est permis au dieu Mars. Dailleurs, les deux traditions ont également pour elles lautorité de Rome, et César sest cru descendant de Vénus tout autant que Romulus sest cru fils du dieu de la guerre.
CHAPITRE IV.SENTIMENT DE VARRON SUR LUTILITÉ DES MENSONGES QUI FONT NAÎTRE CERTAINS HOMMES DU SANG DES DIEUX.
Quelquun me dira: Est-ce que vous croyez à ces légendes? Non, vraiment, je ny crois pas; et Varron même, le plus docte des Romains, nest pas loin den reconnaître la fausseté, bien quil hésite à se prononcer nettement. Il dit que cest une chose avantageuse à lEtat que les hommes dun grand coeur se croient du sang des dieux. Exaltée par le sentiment dune origine si haute, lâme conçoit avec plus daudace de grands desseins, les exécute avec plus dénergie et les conduit à leur terme avec plus de succès. Cette opinion de Varron, que jexprime de mon mieux en dautres ternies que les siens, vous voyez quelle large porte elle ouvre au mensonge,
1. Voyez sur ce point la vie de César dans Suétone.
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et il est aisé de comprendre quil a dû se fabriquer bien des faussetés touchant les choses religieuses, puisquon a jugé que le mensonge, même appliqué aux dieux, avait son utilité. CHAPITRE V.IL NEST POINT CROYABLE QUE LES DIEUX AIENT VOULU PUNIR LADULTÈRE DANS PARIS, LAYANT LAISSÉ IMPUNI DANS LA MÈRE DE ROMULUS.
Quant à savoir si Vénus a pu avoir Enée de son commerce avec Anchise, et Mars avoir Romulus de son commerce avec la fille de Numitor, cest ce que je ne veux point présentement discuter; car une difficulté analogue se rencontre dans nos saintes Ecritures, quand il sagit dexaminer si en effet les anges prévaricateurs se sont unis avec les filles des hommes et en ont eu ces géants, cest-à-dire ces hommes prodigieusement grands et forts dont la terre fut alors remplie 1. Je me bornerai donc à ce dilemme : Si ce quon dit de la mère dEnée et du père de Romulus est vrai, comment ladultère chez les hommes peut-il déplaire aux dieux, puisquils le souffrent chez eux avec tant de facilité? Si cela est faux, il est également impossible que les dieux soient irrités des adultères véritables, puisquils se plaisent au récit de leurs propres adultères supposés. Ajoutez que si lon supprime ladultère de Mars, afin de retrancher du même coup celui de Vénus, voilà lhonneur de la mère de Romulus bien compromis; car elle était vestale, et les dieux ont dû venger plus sévèrement sur les Romains le crime de sacrilége que celui de parjure sur les Troyens. Les anciens Romains allaient même jusquà enterrer vives les vestales convaincues davoir manqué à la chasteté, au lieu que les femmes adultères subissaient une peine toujours plus douce que la mort 2; tant il est vrai quils étaient plus sévères pour la profanation des lieux sacrés que pour celle du lit conjugal.
CHAPITRE VI. LES DIEUX NONT PAS VENGÉ LE FRATRICIDE DE ROMULUS.
Il y a plus : si les crimes des hommes
1. Saint Augustin traitera cette question au livre XV, ch. 23. Comp. Quaest. in Gen., n. 3.
2. Voyez Tite-Live, liv. X, ch. 31.
déplaisaient tellement aux dieux quils eussent abandonné Troie au carnage et à lincendie pour punir ladultère de Pâris, le meurtre du frère de Romulus aurait dû les irriter beaucoup plus contre les Romains que ne lavait fait contre les Troyens linjure dun mari grec, et ils se seraient montrés plus sensibles au fratricide dune ville naissante quà ladultère dun empire florissant. Et peu importe à la question que Romulus ait seulement donné lordre de tuer son frère, ou quil lait massacré de sa propre main, violence que les uns nient impudemment, tandis que dautres la mettent en doute par pudeur, ou par douleur la dissimulent. Sans discuter sur ce point les témoignages de lhistoire 1, toujours est-il que le frère de Romulus fut tué, et ne le fut point par les ennemis, ni par des étrangers. Cest Romulus qui commit ce crime ou qui le commanda, et Romulus était bien plus le chef des Romains que Pâris ne létait des Troyens. Doù vient donc que le ravisseur provoque la colère des dieux contre les Troyens, au lieu que le fratricide attire sur les Romains la faveur de ces mêmes dieux? Que si Romulus na ni commis, ni commandé le crime, cest toute la ville alors qui en est coupable, puisquen ne le vengeant pas elle a manqué à son devoir; le crime est même plus grand encore; car ce nest plus un frère, mais un père quelle a tué, Rémus étant un de ses fondateurs, bien quune main criminelle lait empêché dêtre un de ses rois. Je ne vois donc pas ce que Troie a fait de mal pour être abandonnée par les dieux et livrée à la destruction, ni ce que Rome a fait de bien pour devenir le séjour des dieux et la capitale dun empire puissant, et il faut dire que les dieux, vaincus avec les Troyens, se sont réfugiés chez les Romains, afin de les tromper à leur tour, ou plutôt ils sont demeurés à Troie pour en séduire les nouveaux habitants, tout en abusant les habitants de Rome par de plus grands prestiges pour en tirer de plus grands honneurs.
CHAPITRE VII.DE LA SECONDE DESTRUCTION DE TROIE PAR FIMBRIA, UN DES LIEUTENANTS DE MARIUS.
Quel nouveau crime en effet avait commis
1. Voyez Tite-Live (lib. I, can. 17); Denys dHalicarnasse (Ant. Rom., lib. I, cap. 87); Plutarque (Vie de Romulus, cap. 10), et Cicéron (De offic., lib. III, cap. 10).
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Troie pour mériter quau moment où éclatèrent les guerres civiles, le plus féroce des partisans de Marius, Fimbria, lui fît subir une destruction plus sanglante encore et plus cruelle que celle des Grecs? Du temps de la première ruine, un grand nombre de Troyens trouva son salut dans la fuite, et dautres en perdant la liberté conservèrent la vie; mais Fimbria ordonna de népargner personne, et brûla la ville avec tous ses habitants. Voilà comment Troie fut traitée, non par les Grecs indignés de sa perfidie, mais par les Romains nés de son malheur, sans que les dieux, quelle adorait en commun avec ses bourreaux, se missent en peine de la secourir, ou pour mieux dire sans quils en eussent le pouvoir. Est-il donc vrai que pour la seconde fois ils séloignèrent tous de leurs sanctuaires, et désertèrent leurs autels 1, ces dieux dont la protection maintenait une cité relevée de ses ruines? Si cela est, jen demande la raison car la cause des dieux me paraît ici dautant plus mauvaise que je trouve meilleure celle des Troyens. Pour conserver leur ville à Sylla, ils avaient fermé leurs portes à Fimbria, qui, dans sa fureur, incendia et renversa tout. Or, à ce moment de la guerre civile, le meilleur parti était celui de Sylla; car Sylla sefforçait de délivrer la république opprimée. Les commencements de son entreprise étaient légitimes, et ses suites malheureuses navaient point encore paru. Quest-ce donc que les Troyens pouvaient faire de mieux, quelle conduite plus honnête, plus fidèle, plus convenable à leur parenté avec les Romains, que de conserver leur ville au meilleur parti, et de fermer leurs portes à celui qui portait sur la république ses mains parricides? On sait ce que leur coûta cette fidélité; que les défenseurs des dieux expliquent cela comme ils le pourront. Je veux que les dieux aient délaissé des adultères, et abandonné Troie aux flammes des Grecs, afin que Rome, plus chaste, naquit de ses cendres; mais depuis, pourquoi ont-ils abandonné cette même ville, mère de Rome, et qui, loin de se révolter contre sa noble fille, gardait au contraire au parti le plus juste une sainte et inviolable fidélité? pourquoi lont-ils laissée en proie, non pas aux Grecs généreux, mais au plus vil des Romains? Que si le parti de Sylla, à qui ces infortunés avaient voulu conserver leur ville,
1. Enéide, livre II, vers 351.
déplaisait aux dieux, doù vient quils lui promettaient tant de prospérités ? cela ne prouve-t-il point quils sont les flatteurs de ceux à qui sourit la fortune plutôt que les défenseurs des malheureux ? Ce nest donc pas pour avoir été délaissée par les dieux que Troie a succombé. Les démons, toujours vigilants à tromper, firent ce quils purent; car au milieu des statues des dieux renversées et consumées, nous savons par Tite-Live 1 quon trouva celle de Minerve intacte dans les ruines de son temple; non sans doute afin quon pût dire à leur louange:
« Dieux de la patrie, dont la protection veille toujours sur Troie 2! »
mais afin quon ne dît pas à leur décharge
« Ils ont tous abandonné leurs sanctuaires et délaissé leurs autels ».
Ainsi, il leur a été permis de faire ce prodige, non comme une consécration de leur pouvoir, mais comme une preuve de leur présence.
CHAPITRE VIII.ROME DEVAIT-ELLE SE METTRE SOUS LA PROTECTION DES DIEUX DE TROIE?
Confier la protection de Rome aux dieux troyens après le désastre de Troie, quelle singulière prudence! On dira peut-être que, lorsque Troie tomba sous les coups de Fimbria, les dieux sétaient habitués depuis longtemps à habiter Rome. Doù vient donc que la statue de Minerve était restée debout dans les ruines dIlion? Et puis, si les dieux étaient à Rome pendant que Fimbria détruisait Troie, ils étaient sans doute à Troie pendant que les Gaulois prenaient et brûlaient Rome; mais comme ils ont louïe très-fine et les mouvements pleins dagilité, ils accoururent au cri des oies, pour protéger du moins le Capitole; quant à sauver le reste de la ville, ils ne le purent, ayant été avertis trop tard.
CHAPITRE IX.FAUT-IL ATTRIBUER AUX DIEUX LA PAIX DONT JOUIRENT LES ROMAINS SOUS LE RÈGNE DE NUMA?
On simagine encore que si Numa Pompilius, successeur de Romulus, jouit de la paix
1. Ce récit devait se trouver dans le livre LXXXIII, un des livres perdus de Tite-Live. Voyez, sur la tradition du palladium, Servius ad Aeneid. , liv. II, vers 166. 2. Enéide, liv. II, vers 702, 703.
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pendant tout son règne et ferma les portes du temple de Janus quon a coutume de tenir ouvertes en temps de guerre, il dut cet avantage à la protection des dieux, en récompense des institutions religieuses quil avait établies chez les Romains. Et, sans doute, il y aurait à féliciter ce personnage davoir obtenu un si grand loisir, sil avait su lemployer à des choses utiles et sacrifier une curiosité pernicieuse à la recherche et à lamour du vrai Dieu; mais, outre que ce ne sont point les dieux qui lui procurèrent ce loisir, je dis quils lauraient moins trompé, sils lavaient trouvé moins oisif; car moins ils le trouvèrent occupé, plus ils semparèrent de lui. Cest ce qui résulte des révélations de Varron, qui nous a donné la clef des institutions de Numa et des pratiques dont il se servit pour établir une société entre Rome et les dieux. Mais nous traiterons plus amplement ce sujet en son lieu 1, sil plaît au Seigneur. Pour revenir aux prétendus bienfaits de ces divinités, je conviens que la paix est un bienfait, mais cest un bienfait du vrai Dieu, et il en est delle comme du soleil, de la pluie et des autres avantages de la vie, qui tombent souvent sur les ingrats et les pervers. Supposez dailleurs que les dieux aient en effet procuré à Rome et à Numa un si grand bien, pourquoi ne lont-ils jamais accordé depuis à lempire romain, même dans les meilleures époques? est-ce que les rites sacrés de Numa avaient de linfluence, quand il les instituait, et cessaient den avoir, quand on les célébrait après leur institution? Mais au temps de Numa, ils nexistaient pas encore, et cest lui qui les fit ajouter au culte; après Numa, ils existaient depuis longtemps, et on ne les conservait quen vue de leur utilité. Comment se fait-il donc que ces quarante-trois ans, ou selon dautres, ces trente-neuf ans du règne de Numa 2 se soient passés dans une paix continuelle, et quensuite, une fois les rites établis et les dieux invoqués comme tuteurs et chefs de lempire, il ne se soit trouvé, depuis la fondation de Rome jusquà Auguste, quune seule année, celle qui suivit la première guerre punique, où les Romains, car le fait est rapporté comme une grande merveille, aient pu fermer les portes du temple de Janus 3?
1. Voyez plus bas le livre VII; ch. 34. 2. Le règne de Numa dura quarante-trois ans selon Tite-Live, et trente-neuf selon Polybe. 3. Ce fut lan de Rome 519, sous le consulat de C. Atilius et de T. Manlius. Voyez Tite-Live, lib. I, cap. 19.
CHAPITRE X. SIL ÉTAIT DÉSIRABLE QUE LEMPIRE ROMAIN SACCRUT PAR DE GRANDES ET TERRIBLES GUERRES, ALORS QUIL SUFFISAIT, POUR LUI DONNER LE REPOS ET LA SÉCURITÉ, DE LA MÊME PROTECTION QUI LAVAIT FAIT FLEURIR SOUS NUMA.
Répondra-t-on que lempire romain, sans cette suite continuelle de guerres, naurait pu étendre si loin sa puissance et sa gloire? Mais quoi! un empire ne saurait-il être grand sans être agité? ne voyons-nous pas dans le corps humain quil vaut mieux navoir quune stature médiocre avec la santé que datteindre à la taille dun géant avec des souffrances continuelles qui ne laissent plus un instant de repos et sont dautant plus fortes quon a des membres plus grands? quel mal y aurait-il, ou plutôt quel bien ny aurait-il pas à ce quun État demeurât toujours au temps heureux dont parle Salluste, quand il dit: « Au commencement, les rois (cest le premier nom de lautorité sur la terre) avaient des inclinations différentes : les uns sadonnaient aux exercices de lesprit, les autres à ceux du corps. Alors la vie des hommes sécoulait sans ambition; chacun était content du sien 1». Fallait-il donc, pour porter lempire romain à ce haut degré de puissance, quil arrivât ce que déplore Virgile :
« Peu à peu le siècle se corrompt et se décolore ; bientôt surviennent la fureur de la guerre et lamour de lor 2 »
On dit, pour excuser les Romains davoir tant fait la guerre, quils étaient obligés de résister aux attaques de leurs ennemis et quils combattaient, non pour acquérir de la gloire, mais pour défendre leur vie et leur liberté. Eh bien! soit; car, comme dit Salluste: « Lorsque lEtat, par le développement des lois, des moeurs et du territoire, eut atteint un certain degré de puissance, la prospérité, selon lordinaire loi des choses humaines, fit naître lenvie. Les rois et les peuples voisins de Rome lui déclarent la guerre; ses alliés lui donnent peu de secours, la plupart saisis de crainte et ne cherchant quà écarter de soi le danger. Mais les Romains, attentifs au dehors comme au dedans, se hâtent, sapprêtent, sencouragent, vont au-devant de lennemi; liberté, patrie,
1. Salluste, Catilina, ch. 2. 2. Virgile, Enéide, liv. VIII, vers 326, 327.
famille, ils défendent tout les armes à la main. Puis, quand le péril a été écarté par leur courage, ils portent secours à leurs « alliés, et se font plus damis à rendre des services quà en recevoir 1 ». Voilà sans doute une noble manière de sagrandir; mais je serais bien aise de savoir si, sous le règne de Numa, où lon jouit dune si longue paix, les voisins de Rome venaient lattaquer, ou sils demeuraient en repos, de manière à ne point troubler cet état pacifique; car si Rome alors était provoquée, et si elle trouvait moyen, sans repousser les armes par les armes, sans déployer son impétuosité guerrière contre les ennemis, de les faire reculer, rien ne lempêchait demployer toujours le même moyen, et de régner en paix, les portes de Janus toujours closes. Que si cela na pas été en son pouvoir, il sensuit quelle nest pas restée en paix tant que ses dieux lont voulu, mais tant quil a plu à ses voisins de la laisser en repos; à moins que de tels dieux ne poussent limpudence jusquà se faire un mérite de ce qui ne dépend que de la volonté des hommes. Il est vrai quil a été permis aux démons dexciter ou de retenir les esprits pervers et de les faire agir par leur propre perversité; mais ce nest point dune telle influence quil est question présentement; dailleurs, si les démons avaient toujours ce pouvoir, sils nétaient pas souvent arrêtés par une force supérieure et plus secrète, ils seraient toujours les arbitres de la paix et de la guerre, qui ont toujours leur cause dans les passions des hommes. Et cependant, il nen est rien, comme on peut le prouver, non-seulement par la fable, qui ment souvent et où lon rencontre à peine quelque trace de vérité, mais aussi par lhistoire de lempire romain.
CHAPITRE XI.DE LA STATUE DAPOLLON DE CUMES, DONT ON PRÉTEND QUE LES LARMES PRÉSAGÈRENT LA DÉFAITE DES GRECS QUE LE DIEU NE POUVAIT SECOURIR.
Il ny a dautre raison que cette impuissance des dieux pour expliquer les larmes que versa pendant quatre jours Apollon de Cumes, au temps de la guerre contre les Achéens et le roi Aristonicus a 2 Les aruspices effrayés furent
1. Salluste, Conj. De Catil., ch. 6. 2. La guerre dont il sagit ici est évidemment celle qui fut suscitée par la succession dAttale, roi de Pergame, succession que son neveu Aristonicus disputait aux Romains. (Voyez Tite-Live, lib. LIX;) Cest par inadvertance que saint Augustin nomme les Achéens, qui étaient alors entièrement vaincus et soumis.
davis quon jetât la statue dans la mer; mais les vieillards de Cumes sy opposèrent, disant que le même prodige avait éclaté pendant les guerres contre Antiochus et contre Persée, et que, la fortune ayant été favorable aux Romains, il avait été décrété par sénatus-consulte que des présents seraient envoyés à Apollon. Alors on fit venir dautres aruspices plus habiles, qui déclarèrent que les larmes dApollon étaient de bon augure pour les Romains, parce que, Cumes étant une colonie grecque, ces larmes présageaient malheur au pays doù elle tirait son origine. Peu de temps après on annonça que le roi Aristonicus avait été vaincu et pris : catastrophe évidemment contraire à la volonté dApollon, puisquil la déplorait davance et en marquait son déplaisir par les larmes de sa statue. On voit par là que les récits des poëtes, tout fabuleux quils sont, nous donnent des moeurs du démon une image qui ressemble assez à la vérité. Ainsi, dans Virgile, Diane plaint Camille 1, et Hercule pleure la mort prochaine de Pallas 2. Cest peut-être aussi pour cette raison que Numa, qui jouissait dune paix profonde, mais sans savoir de qui il la tenait et sans se mettre en peine de le savoir, sétant demandé dans son loisir à quels dieux il confierait le salut de Rome, Numa, dis-je, dans lignorance où il était du Dieu véritable et tout-puissant qui tient le gouvernement du monde, et se souvenant dailleurs que les dieux des Troyens apportés par Énée navaient pas longtemps conservé le royaume de Troie, ni celui de Lavinium quÉnée lui-même avait fondé, Numa crut devoir ajouter dautres dieux à ceux qui avaient déjà passé à Rome avec Romulus, comme on donne des gardes aux fugitifs et des aides aux impuissants.
CHAPITRE XII. QUELLE MULTITUDE DE DIEUX LES ROMAINS ONT AJOUTÉE A CEUX DE NUMA, SANS QUE CETTE ABONDANCE LEUR AIT SERVI DE RIEN.
Et pourtant Rome ne daigna passe contenter des divinités déjà si nombreuses instituées par Numa. Jupiter navait pas encore son temple
1. Enéide, liv. XI, vers 836-849. 2. Enéide liv. X vers 464 465.
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principal, et ce fut le roi Tarquin qui bâtit le Capitole 1. Esculape passa dÉpidaure à Rome, afin sans doute dexercer sur un plus brillant théâtre ses talents dhabile médecin 2. Quant à la mère des dieux, elle vint je ne sais doù, de Pessinunte 3. Aussi bien il nétait pas convenable quelle continuât dhabiter un lieu obscur, tandis que son fils dominait sur la colline du Capitole. Sil est vrai du reste quelle soit la mère de tous les dieux, on peut dire tout ensemble quelle a suivi à Rome certains de ses enfants et quelle en a précédé quelques autres. Je serais étonné pourtant quelle fût la mère de Cynocéphale, qui nest venu dÉgypte que très-tardivement 4. A-t-elle aussi donné le jour à la Fièvre? cest à son petit-fils Esculape de le décider; mais quelle que soit lorigine de la Fièvre, je ne pense pas que des dieux étrangers osent regarder comme de basse condition une déesse citoyenne de Rome. Voilà donc Rome sous la protection dune foule de dieux; car qui pourrait les compter? indigènes et étrangers, dieux du ciel, de la terre, de la mer, des fontaines et des fleuves; ce nest pas tout, et il faut avec Varron y ajouter les dieux certains et les dieux incertains, dieux de toutes les espèces, les uns mâles, les autres femelles, comme chez les animaux. Eh bien! avec tant de dieux, Rome devait-elle être en butte aux effroyables calamités quelle a éprouvées et dont je ne veux rapporter quun petit nombre? Élevant dans les airs lorgueilleuse fumée de ses sacrifices, elle avait appelé, comme par un signal 5, cette multitude de dieux à son secours, leur prodiguant les temples, les autels, les victimes et les prêtres, au mépris du Dieu véritable et souverain qui seul a droit à ces hommages. Et pourtant elle était plus heureuse quand elle avait moins de dieux; mais à mesure quelle sest accrue, elle a pensé quelle avait besoin dun plus grand nombre de dieux, comme un plus vaste navire demande plus de matelots, simaginant sans doute que ces premiers dieux, sous lesquels ses moeurs étaient pures en comparaison de ce
1.Cest Tarquin lAncien qui commença le temple de Jupiter-Capitolin, et Tarquin le Superbe qui le continua; le monument ne fut achevé que trois ans après linstitution du consulat. 2. Voyez Tite-Live, lib. X, cap. 47; lib. XXIX, cap. 11. 3. Voyez Tite-Live, lib. XXIX, cap. 11 et 14. 4. Saint Augustin veut parler ici du culte dAnubis, qui ne fut re. connu à Roms que sous les empereurs. On dit que Commode, au, fêtes dIsis, porta lui-même la statue du dieu à la tête de chien. Sur Cynocéphale et la Fièvre, voyez plus haut, liv. II, ch. 14. 5. Allusion à lusage ancien des signaux, formés par des feu, quon allumait sur les montagnes.
quelles furent depuis, ne suffisaient plus désormais à soutenir le poids de sa grandeur. Déjà en effet, sous ses rois mêmes, à lexception de Numa dont jai parlé plus haut, il faut que lesprit de discorde eût fait bien des ravages, puisquil poussa Romulus au meurtre de son frère.
CHAPITRE XIII.PAR QUEL MOYEN LES ROMAINS SE PROCURÈRENT POUR LA PREMIÈRE FOIS DES ÉPOUSES.
Comment se fait-il que ni Junon, qui dès lors, daccord avec son Jupiter,
« Couvrait de sa protection les Romains dominateurs du monde et le peuple vêtu de la toge 2 »
ni Vénus même, protectrice des enfants de son cher Énée, naient pu leur procurer de bons et honnêtes mariages? car ils furent obligés denlever des filles pour les épouser, et de faire ensuite à leurs beaux-pères une guerre où ces malheureuses femmes, à peine réconciliées avec leurs maris, reçurent en dot le sang de leurs parents? Les Romains, dit-on, sortirent vainqueurs du combat; mais à combien de proches et dalliés cette victoire coûta-t-elle la vie, et de part et dautre quel nombre de blessés! La guerre de César et de Pompée nétait que la lutte dun seul beau-père contre un seul gendre, et encore, quand elle éclata, la fille de César, lépouse de Pompée nétait plus; et cependant, cest avec un trop juste sentiment de douleur que Lucain sécrie :
« Je chante cette guerre plus que civile, terminée aux champs de lEmathie et où le crime fut justifié par la victoire 2 ».
Les Romains vainquirent donc, et ils purent dès lors, les mains encore toutes sanglantes du meurtre de leurs beaux-pères, obliger leurs filles à souffrir de funestes embrassements, tandis que celles-ci, qui pendant le combat ne savaient pour qui elles devaient faire des voeux, nosaient pleurer leurs pères morts, de crainte doffenser leurs maris victorieux. Ce ne fut pas Vénus qui présida à ces noces, mais Bellone, ou plutôt Alecton, cette furie denfer qui fit ce jour-là plus de mal aux Romains, en dépit de la protection que déjà leur accordait Junon, que lorsquelle fut déchaînée contre eux par cette déesse 3.
1. Virgile, Enéide, V. 281, 282. 2. Lucain, Pharsale, V. 1 et 2. 3. Voyez Virgile, Enéide, liv. VII, vers 323 et suiv.
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La captivité dAndromaque fut plus heureuse que ces premiers mariages romains 1; car, depuis que Pyrrhus fut devenu son époux, il ne fit plus périr aucun Troyen, au lieu que les Romains tuaient sur le champ de bataille ceux dont ils embrassaient les filles dans leurs lits. Andromaque, sous la puissance du vainqueur, avait sans doute à déplorer la mort de ses parents, mais elle navait plus à la craindre; ces pauvres femmes, au contraire, craignaient la mort de leurs pères, quand leurs maris allaient au combat, et la déploraient en les voyant revenir, ou plutôt elles navaient ni la liberté de leur crainte ni celle de leur douleur. Comment, en effet, voir sans douleur la mort de leurs concitoyens, de leurs parents, de leurs frères, de leurs pères? Et comment se réjouir sans cruauté de la victoire de leurs maris? Ajoutez que la fortune des armes est journalière et que plusieurs perdirent en même temps leurs époux et leurs pères; car les Romains ne furent pas sans éprouver quelques revers. On les assiégea dans leur ville, et après quelque résistance, les assaillants ayant trouvé moyen dy pénétrer, il sengagea dans le Forum même une horrible mêlée entre les beaux-pères et les gendres. Les ravisseurs avaient le dessous et se sauvaient à tous moments dans leurs maisons, souillant ainsi par leur lâcheté dune honte nouvelle leur premier exploit déjà si honteux et si déplorable. Ce fut alors que Romulus, désespérant de la valeur des siens, pria Jupiter de les arrêter, ce qui fit donner depuis à ce dieu le surnom de Stator. Mais cela naurait encore servi de rien, si les femmes ne se fussent jetées aux genoux de leurs pères, les cheveux épars, et neussent apaisé leur juste colère par dhumbles supplications 2. Enfin, Romulus, qui navait pu souffrir à côté de lui son propre frère, et un frère jumeau, fut contraint de partager la royauté avec Tatius, roi des Sabins; à la vérité il sen défit bientôt, et demeura seul maître, afin dêtre un jour un plus grand dieu. Voilà détranges contrats de noces, féconds en luttes sanglantes, et de singuliers actes de fraternité, dalliance, de parenté, de religion! voilà les moeurs dune cité placée sous le patronage de tant de dieux! On devine assez tout ce que je pourrais dire là-
1. On sait quAndromaque, veuve dHector, fut emmenée captive par le fils dAchille, Pyrrhus, qui lépousa. 2. Voyez Tite-Live, lib. I, cap. 10-13.
dessus, si mon sujet ne mentraînait vers dautres discours.
CHAPITRE XIV.DE LA GUERRE IMPIE QUE ROME FIT AUX ALBAINS ET DU SUCCÈS QUE LUI VALUT SON AMBITION.
Quarriva-t-il ensuite après Numa, sous les autres rois, et quels maux ne causa point, aux Albains comme aux Romains, la guerre provoquée par ceux-ci, qui sennuyaient sans doute de la longue paix de Numa? Que de sang répandu par les deux armées rivales, au grand dommage des deux Etats ! Albe, qui avait été fondée par Ascagne, fils dEnée, et qui était de plus près que Troie la mère de Rome, fut attaquée par Tullus Hostilius; mais si elle reçut du mal des Romains, elle ne leur en fit pas moins, au point quaprès plusieurs combats les deux partis, lassés de leurs pertes, furent davis de terminer leurs différends par le combat singulier de trois jumeaux de chaque parti. Les trois Horaces ayant été choisis du côté des Romains et les trois Curiaces du côté des Albains, deux Horaces furent tués dabord par les trois Curiaces; mais ceux-ci furent tués à leur tour par le seul Horace survivant. Ainsi Rome demeura victorieuse, mais à quel prix? sur six combattants, un seul revint du combat. Après tout, pour qui fut le deuil et le dommage, si ce nest pour les descendants dEnée, pour la postérité dAscagne, pour la race de Vénus, pour les petits-fils de Jupiter? Cette guerre ne fut-elle pas plus que civile, puisque la cité fille y combattit contre la cité mère? Ajoutez à cela un autre crime horrible et atroce qui suivit ce combat des jumeaux. Comme les deux peuples étaient auparavant amis, à cause du voisinage et de la parenté, la soeur des Horaces avait été fiancée à lun des Curiaces; or, cette fille ayant aperçu son frère qui revenait chargé des dépouilles de son mari, ne put retenir ses larmes, et, pour avoir pleuré, son frère la tua. Je trouve quen cette rencontre cette fille se montra plus humaine que fout le peuple romain, et je ne vois pas quon la puisse blâmer davoir pleuré celui à qui elle avait déjà donné sa foi, que dis-je? davoir pleuré peut-être sur un frère couvert du sang de lhomme à qui il avait promis sa soeur. On applaudit aux larmes que verse Enée, dans Virgile, sur son ennemi quil a tué de sa (55) propre main 1 et cest encore ainsi que Marcellus, sur le point de détruire Syracuse, au souvenu de la splendeur où cette ville était parvenue avant de tomber sous ses coups, laissa couler des larmes de compassion. A mon tour, je demande au nom de lhumanité quon ne fasse point un crime à une femme davoir pleuré son mari, tué par son frère, alors que dautres ont mérité des éloges pour avoir pleuré leurs ennemis par eux-mêmes vaincus. Dans le temps que cette fille pleurait la mort de son fiancé, que son frère avait tué, Rome se réjouissait davoir combattu avec tant de rage contre la cité sa mère, au prix de torrents de sang répandus de part et dautre par des mains parricides. A quoi bon malléguer ces beaux noms de gloire et de triomphe? Il faut écarter ces vains préjugés, il faut regarder, peser, juger ces actions en elles-mêmes. Quon nous cite le crime dAlbe comme on nous parle de ladultère de Troie, on ne trouvera rien de pareil, rien dapprochant. Si Albe est attaquée, cest uniquement parce que
« Tullus veut réveiller les courages endormis des bataillons romains, qui se désaccoutumaient de la victoire 2 »
Il ny eut donc quun motif à cette guerre criminelle et parricide, ce fut lambition, vice énorme que Salluste ne manque pas de flétrir en passant, quand après avoir célébré les temps primitifs, où les hommes vivaient sans convoitise et où chacun était content du sien, il ajoute : « Mais depuis que Cyrus en Asie, les Lacédémoniens et les Athéniens en Grèce, commencèrent à semparer des villes et des nations, à prendre pour un motif de guerre lambition de sagrandir, à mettre la gloire de lEtat dans son étendue 3 », et tout ce qui suit sans que jaie besoin de prolonger la citation. Il faut avouer que cette passion de dominer cause détranges désordres parmi les hommes. Rome était vaincue par elle quand elle se vantait davoir vaincu Albe et donnait le nom de gloire à lheureux succès de son crime. Car, comme dit lEcriture : « On loue le pécheur de ses mauvaises convoitises, et celui qui consomme liniquité est béni 4 ». Ecartons donc ces déguisements artificieux et ces fausses couleurs, afin de
1. Enéide, liv. X, vers 821 et seq. 2. Enéide, livre VI, vers 814, 815. 3. Salluste, Conjur. de Catil., ch. 2. 4.Psal. X, 3. pouvoir juger nettement les choses. Que personne ne me dise: Celui-là est un vaillant homme, car il sest battu contre un tel et la vaincu. Les gladiateurs combattent aussi et triomphent, et leur cruauté trouve des applaudissements; mais jestime quil vaut mieux être taxé de lâcheté que de mériter de pareilles récompenses. Cependant, si dans ces combats de gladiateurs lon voyait descendre dans larène le père contre le fils, qui pourrait souffrir un tel spectacle? qui nen aurait horreur? Comment donc ce combat de la mère et de la fille, dAlbe et de Rome, a-t-il pu être glorieux à lune et à lautre? Dira-t-on que la comparaison nest pas juste, parce quAlbe et Rome ne combattaient pas dans une arène? Il est vrai; mais au lieu de larène, cétait un vaste champ où lon ne voyait pas deux gladiateurs, mais des armées entières joncher la terre de leurs corps. Ce combat nétait pas renfermé dans un amphithéâtre, mais il avait pour spectateurs lunivers entier et tous ceux qui dans la suite des temps devaient entendre parler de ce spectacle impie. Cependant ces dieux tutélaires de lempire romain, spectateurs de théâtre à ces sanglants combats, nétaient pas complétement satisfaits; et ils ne furent contents que lorsque la soeur des Horaces, tuée par son frère, fut allée rejoindre les trois Curiaces, afin sans doute que Rome victorieuse neût pas moins de morts quAlbe vaincue. Quelque temps après, pour fruit de cette victoire, Albe fut ruinée, Albe, où ces dieux avaient trouvé leur troisième asile depuis quils étaient sortis de Troie ruinée par les Grecs, et de Lavinium, où le roi Latinus avait reçu Enée étranger et fugitif. Mais peut-être étaient-ils sortis dAlbe, suivant leur coutume, et voilà sans doute pourquoi Albe succomba. Vous verrez quil faudra dire encore
« Tous les dieux protecteurs de cet empire se sont retirés, abandonnant leurs temples et leurs autels 1 »
Vous verrez quils ont quitté leur séjour pour la troisième fois, afin quune quatrième Rome fût très-sagement confiée à leur protection. Albe leur avait déplu, à ce quil paraît, parce quAmulius, pour semparer du trône, avait chassé son frère, et Rome ne leur déplaisait pas, quoique Romulus eût tué le sien. Mais, dit-on, avant de ruiner Albe, on
1. Enéide, liv, II, vers 351, 352.
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en avait transporté les habitants à Rome pour ne faire quune ville des deux. Je le veux bien, mais cela nempêche pas que la ville dAscagne, troisième retraite des dieux de Troie, nait été ruinée par sa fille. Et puis, pour unir en un seul corps les débris de ces deux peuples, combien de sang en coûta-t-il à lun et à lautre ? Est-il besoin que je rapporte en détail comment ces guerres, qui semblaient terminées par tant de victoires, ont été renouvelées sous les autres rois, et comment , après tant de traités conclus entre les gendres et les beaux-pères, leurs descendants ne laissèrent pas de reprendre les armes et de se battre avec plus de rage que jamais? Ce nest pas une médiocre preuve de ces calamités quaucun des rois de Rome nait fermé les portes du temple de Janus, et cela fait assez voir quavec tant de dieux tutélaires aucun deux na pu régner en paix.
CHAPITRE XV.QUELLE A ÉTÉ LA VIE ET LA MORT DES ROIS DE ROME.
Et quelle fut la fin de ces rois eux-mêmes? Une fable adulatrice place Romulus dans le ciel, mais plusieurs historiens rapportent au contraire quil fut mis en pièces par le sénat à cause de sa cruauté, et que lon suborna un certain Julius Proculus pour faire croire que Romulus lui était apparu et lavait chargé dordonner de sa part au peuple romain de lhonorer comme un dieu, expédient qui apaisa le peuple sur le point de se soulever contre le sénat. Une éclipse de soleil survint alors fort à propos pour confirmer cette opinion; car le peuple, peu instruit des secrets de la nature, ne manqua pas de lattribuer à la vertu de Romulus : comme si la défaillance de cet astre, à linterpréter en signe de deuil, ne devait pas plutôt faire croire que Romulus avait été assassiné et que le soleil se cachait pour ne pas voir un si grand crime, ainsi quil arriva en effet lorsque la cruauté et limpiété des Juifs attachèrent en croix Notre-Seigneur. Pour montrer que lobscurcissement du soleil, lors de ce dernier événement, narriva pas suivant le cours ordinaire des astres, il suffit de considérer que les Juifs célébraient alors la pâque, ce qui na lieu que dans la pleine lune : or, les éclipses de soleil narrivent jamais naturellement quà la fin de la lunaison. Cicéron témoigne aussi que lentrée de Romulus parmi les dieux est plutôt imaginaire que réelle, lorsque le faisant louer par Scipion dans ses livres De la République, il dit: « Romulus laissa de lui une telle idée, quétant disparu tout dun coup pendant une éclipse de soleil , on crut quil avait été enlevé parmi les dieux: opinion quon na jamais eue dun mortel sans quil nait déployé une vertu extraordinaire ». Et quant à ce que dit Cicéron que Romulus disparut tout dun coup, ces paroles marquent ou la violence de la tempête qui le fit périr, ou le secret de lassassinat: attendu que, suivant dautres historiens 1, léclipse fut accompagnée de tonnerres qui, sans doute, favorisèrent le crime ou même consumèrent Romulus. En effet, Cicéron, dans louvrage cité plus haut, dit, à propos de Tullus Hostilius, troisième roi de Rome, tué aussi dun coup de foudre, quon ne crut pas pour cela quil eût été reçu parmi les dieux, comme on le croyait de Romulus, afin peut-être de ne pas avilir cet honneur en le rendant trop commun. li dit encore ouvertement dans ses harangues: « Le fondateur de cette cité, Romulus, nous lavons, par notre bienveillance et lautorité de la renommée, élevé au rang des dieux immortels 3 ». Par où il veut faire entendre que la divinité de Romulus nest point une chose réelle, mais une tradition répandue à la faveur de ladmiration et de la reconnaissance quinspiraient ses grands services. Enfin, dans son Hortensius, il dit, au sujet des éclipses régulières du soleil : « Pour produire les mêmes ténèbres qui couvrirent la mort de Romulus, arrivée pendant une éclipse... » Certes, dans ce passage, il nhésite point à parler de Romulus comme dun homme réellement mort; et pourquoi cela? parce quil nen parle plus en panégyriste, mais en philosophe. Quant aux autres rois de Rome, si lon excepte Numa et Ancus, qui moururent de maladie, combien la fin des autres a-t-elle été funeste? Tullus Hostilius, ce destructeur de la ville dAlbe, fut consumé, comme jai dit, par le feu du ciel, avec toute sa maison. Tarquin lAncien fut tué par les enfants de son prédécesseur, et Servius Tullius par son gendre Tarquin le Superbe, qui lui succéda.
1. Cicéron, De Republ., lib. II, cap. 10. 2. Voyez Tite-Live, liv. I, ch. 26; Denys dHalycarnasse, Antiquit., liv. II, ch. 56; Plutarque, Vie de Romulus, ch. 28, 29. 3. Cicéron, Troisième discours contre Catilina, ch. 3.
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Cependant, après un tel assassinat, commis contre un si bon roi, les dieux ne quittèrent point leurs temples et leurs autels, eux qui, pour ladultère de Pâris, sortirent de Troie et abandonnèrent cette ville à la fureur des Grecs. Bien loin de là, Tarquin succéda à Tullius, quil avait tué, et les dieux, au lieu de se retirer, eurent bien le courage de voir ce meurtrier de son beau-père monter sur le trône, remporter plusieurs victoires éclatantes sur ses ennemis et de leurs dépouilles bâtir le Capitole; ils souffrirent même que Jupiter, leur roi, régnât du haut de ce superbe temple, ouvrage dune main parricide; car Tarquin nétait pas innocent quand il construisit le Capitole, puisquil ne parvint à la couronne que par un horrible assassinat. Quand plus tard les Romains le chassèrent du trône et de leur ville, ce ne fut quà cause du crime de son fils, et ce crime fut commis non-seulement à son insu, mais en son absence. Il assiégeait alors la ville dArdée; il combattait pour le peuple romain. On ne peut savoir ce quil eût fait si on se fût plaint à lui de lattentat de son fils; mais, sans attendre son opinion et son jugement à cet égard, le peuple lui ôta la royauté, ordonna aux troupes dArdée de revenir à Rome, et en ferma les portes au roi déchu. Celui-ci, après avoir soulevé contre eux leurs voisins et leur avoir fait beaucoup de mali forcé de renoncer à son royaume par la trahison des amis en qui il sétait confié, se retira à Tusculum, petite ville voisine de Rome, où il vécut de la vie privée avec sa femme lespace de quatorze ans, et finit ses jours 1 dune manière plus heureuse que son beau-père, qui fut tué par le crime dun gendre et dune fille. Cependant les Romains ne lappelèrent point le Cruel ou le Tyran, mais le Superbe, et cela peut-être parce quils étaient trop orgueilleux pour souffrir son orgueil. En effet, ils tinrent si peu compte du crime quil avait commis en tuant son beau-père, quils lélevèrent à la royauté; en quoi je me trompe fort si la récompense ainsi accordée à un crime ne fut pas un crime plus énorme. Malgré tout, les dieux ne quittèrent point leurs temples et leurs autels. A moins quon ne veuille dire pour les défendre quils ne demeurèrent à Rome que pour punir les
1. Selon Tite-Live, Tarquin séjourna en effet quelques années à Tusculum, auprès de son gendre Octavius Mamilius; mais il mourut à Cumes, chez le tyran Aristodème. (Voyez lib. I, cap. 16.)
Romains en les séduisant par de vains triomphes et les accablant par des guerres sanglantes. Voilà quelle fut la fortune des Romains sous leurs rois, dans les plus beaux jours de lempire, et jusquà lexil de Tarquin le Superbe, cest-à-dire lespace denviron deux cent quarante-trois ans, pendant lesquels toutes ces victoires, achetées au prix de tant de sang et de calamités, étendirent à peine cet empire jusquà vingt milles de Rome, territoire qui nest pas comparable à celui de la moindre ville de Gétulie.
CHAPITRE XVI.DE ROME SOUS SES PREMIERS CONSULS, DONT LUN EXILA LAUTRE ET FUT TUÉ LUI-MÊME PAR UN ENNEMI QUIL AVAIT BLESSÉ, APRÈS SÊTRE SOUILLÉ DES PLUS HORRIBLES PARRICIDES.
Ajoutons à cette époque celle où Salluste assure que Rome se gouverna avec justice et modération, et qui dura tant quelle eut à redouter le rétablissement de Tarquin et les armes des Étrusques. En effet, la situation de Rome fut très-critique au moment où les Etrusques se liguèrent avec le roi déchu. Et cest ce qui fait dire à Salluste que si la république fut alors gouvernée avec justice et modération, la crainte des ennemis y contribua plus que lamour du bien. Dans ce temps si court, combien fut désastreuse lannée où les premiers consuls furent créés après lexpulsion des rois ! Ils nachevèrent pas seulement le temps de leur magistrature, puisque Junius Brutus força son collègue Tarquin Collatin à se démettre de sa charge et à sortir de Rome, et que lui-même fut tué à peu de temps de là dans un combat où il senferra avec lun des fils de Tarquin 1, après avoir fait mourir ses propres enfants et les frères de sa femme comme coupables dintelligence avec lancien roi. Virgile ne peut se défendre de détester cette action, tout en lui donnant des éloges. A peine a-t-il dit:
« Voilà ce père, qui, pour sauver la sainte liberté romaine, envoie au supplice ses enfants convaincus de trahison »,
quil sécrie aussitôt :
« Infortuné, quelque jugement que porte sur toi lavenir! »
Cest-à-dire, malheureux père en dépit des
1. Arons. (Voyez Tite-Live, lib. II, cap. 2-8.)
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louanges de la postérité. Et, comme pour le consoler, il ajoute :
« Mais lamour de la patrie et une immense passion de gloire triomphent de ton cur 1 ».
Cette destinée de Brutus, meurtrier de ses enfants, tué par le fils de Tarquin quil vient de frapper à mort, ne pouvant survivre au fils et voyant le père lui survivre, ne semble-t-elle pas venger linnocence de son collègue Collatin, citoyen vertueux, qui, après lexpulsion de Tarquin, fut traité aussi durement que le tyran lui-même? Remarquez en effet que Brutus était, lui aussi, à ce quon assure, parent de Tarquin; seulement il nen portait pas le nom comme Collatin. On devait donc lobliger à quitter son nom, mais non pas sa patrie; il se fût appelé Lucius Collatin, et la perte dun mot ne leût touché que très-faiblement; mais ce nétait pas le compte de Brutus, qui voulait lui porter un coup plus sensible en privant lÉtat de son premier consul et la patrie dun bon citoyen. Fera-t-on cette fois encore un titre dhonneur à Brutus dune action aussi révoltante et aussi inutile à la république? Dira-t-on que :
« Lamour de la patrie et une immense passion de gloire ont triomphé de son cur ? »
Après quon eut chassé Tarquin le Superbe, Tarquin Collatin, mari de Lucrèce, fut créé consul avec Brutus. Combien le peuple romain se montra équitable, en regardant au nom dun tel citoyen moins quà ses moeurs, et combien, au contraire, Brutus fut injuste, en ôtant à son collègue sa charge et sa patrie, quand il pouvait se borner à lui ôter son nom, si ce nom le choquait! Voilà les crimes, voilà les malheurs de Rome au temps même quelle était gouvernée avec quelque justice et quelque modération. Lucrétius, qui avait été subrogé en la place de Brutus, mourut aussi avant la fin de lannée, Ainsi, Publius Valérius, qui avait succédé à Collatin, et Marcus Horatius, qui avait pris la place de Lucrétius, achevèrent cette année funeste et lugubre qui compta cinq consuls: triste inauguration de la puissance consulaire!
1. Enéide, livre VI, vers 820-823.
CHAPITRE XVII.DES MAUX QUE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE EUT A SOUFFRIR APRÈS LES COMMENCEMENTS DU POUVOIR CONSULAIRE, SANS QUE LES DIEUX SE MISSENT EN DEVOIR DE LA SECOURIR.
Quand la crainte de létranger vint à sapaiser, quand la guerre, sans être interrompue, pesa dun poids moins lourd sur la république, ce fut alors que le temps de la justice et de la modération atteignit son terme, pour faire place à celui que Salluste décrit en ce peu de mots : « Les patriciens se mirent à traiter « les gens du peuple en esclaves, condamnant celui-ci à mort, et celui-là aux verges, comme « avaient fait les rois, chassant le petit propriétaire de son champ et imposant à celui qui navait rien la plus dure tyrannie. Accablé de ces vexations, écrasé surtout par lusure, le «bas peuple, sur qui des guerres continuelles faisaient peser, avec le service militaire, les plus lourds impôts, prit les armes et se retira sur le mont Sacré et sur lAventin; ce fut ainsi quil obtint ses tribuns et dautres prérogatives. Mais la lutte et les discordes ne furent entièrement éteintes quà la seconde guerre punique ». Mais à quoi bon arrêter mes lecteurs et marrêter moi-même au détail de tant de maux? Salluste ne nous a-t-il pas appris en peu de paroles combien, durant cette longue suite dannées qui se sont écoulées jusquà la seconde guerre punique, Rome a été malheureuse, tourmentée au dehors par des guerres, agitée au dedans par des séditions? Les victoires quelle a remportées dans cet intervalle ne lui ont point donné de joies solides; elles nont été que de vailles consolations pour ses infortunes, et des amorces trompeuses à des esprits inquiets quelles engageaient de plus en plus dans des malheurs inutiles. Que les bons et sages Romains ne soffensent point de notre langage; et comment sen offenseraient-ils, puisque nous ne disons rien de plus fort que leurs propres auteurs, qui nous laissent loin derrière eux par léclat de leurs tableaux composés à loisir, et dont les ouvrages sont la lecture habituelle des Romains et de leurs enfants ?A ceux qui viendraient à sirriter contre moi, je demanderais comment donc ils me traiteraient, si je disais ce quon lit dans Salluste: «Les querelles, les séditions sélevèrent et enfin les guerres civiles, tandis quun petit nombre dhommes puissants, qui tenaient la (59) plupart des autres dans leur dépendance, affectaient la domination sous le spécieux prétexte du bien du peuple et du sénat; et lon appelait bons citoyens, non ceux qui servaient les intérêts de la république (car tous étaient également corrompus), mais ceux qui par leur richesse et leur crédit maintenaient létat présent des choses 1 ». Si donc ces historiens ont cru quil leur était permis de rapporter les désordres de leur patrie, à laquelle ils donnent dailleurs tant de louanges, faute de connaître cette autre patrie plus véritable qui sera composée de citoyens immortels, que ne devons-nous point faire, nous qui pouvons parler avec dautant plus de liberté que notre espérance en Dieu est meilleure et plus certaine, et que nos adversaires imputent plus injustement à Jésus-Christ les maux qui affligent maintenant le monde, afin déloigner les personnes faibles et ignorantes de la seule cité où lon puisse vivre éternellement heureux? Au reste, nous ne racontons pas de leurs dieux plus dhorreurs que ne font leurs écrivains les plus vantés et les plus répandus; cest dans ces écrivains mêmes que nous puisons nos témoignages, et encore ne pouvons-nous pas tout dire, ni dire les choses comme eux. Où étaient donc ces dieux que lon croit qui peuvent servir pour la chétive et trompeuse félicité de ce monde, lorsque les Romains, dont ils se faisaient adorer par leurs prestiges et leurs impostures, souffraient de si grandes calamités? où étaient-ils, quand Valérius fut tué en défendant le Capitole incendié par une troupe desclaves et de bannis? Il fut plus aisé à ce consul de secourir le temple quà cette armée de dieux et à leur roi très-grand et très excellent, Jupiter, de venir au secours de leur libérateur. Où étaient-ils, quand Rome, fatiguée de tant de séditions et qui attendait dans un état assez calme le retour des députés quelle avait envoyés à Athènes pour en emprunter des lois, fut désolée par une famine et par une peste épouvantables? Où étaient-ils, quand le peuple, affligé de nouveau par la disette, créa pour la première fois un préfet des vivres; et quand Spurius Mélius, pour avoir distribué du blé au peuple affamé, fut accusé par ce préfet devant le vieux dictateur
1. Ce passage a été emprunté sans nul doute par saint Augustin à la grande histoire de Salluste, et probablement au livre I. (Voyez plus haut le ch. 18 du livre II.)
Quintius daffecter la royauté et tué par Servilius, général de la cavalerie, au milieu du plus effroyable tumulte qui ait jamais alarmé la république? Où étaient-ils, quand Rome, envahie par une terrible peste, après avoir employé tous les moyens de salut et imploré longtemps en vain le secours des dieux, savisa enfin de leur dresser des lits dans les temples, chose qui navait jamais été faite jusqualors, et qui fit donner le nom de Lectisternes 1 à ces cérémonies sacrées ou plutôt sacriléges? Où étaient-ils, quand les armées romaines, épuisées par leurs défaites dans une guerre de dix ans contre les Véiens, allaient succomber sans lassistance de Camille, condamné depuis par son ingrate patrie? Où étaient-ils, quand les Gaulois prirent Rome, la pillèrent, la brûlèrent, la mirent à sac? Où étaient-ils, quand une furieuse peste la ravagea et enleva ce généreux Camille, vainqueur des Véiens et des Gaulois? Ce fut durant cette peste quon introduisit à Rome les jeux de théâtre, autre peste plus fatale, non pour les corps, mais pour les âmes. Où étaient-ils, quand un autre fléau se déclara dans la cité, je veux parler de ces empoisonnements imputés aux dames romaines des plus illustres familles 2, et qui révélèrent dans les moeurs un désordre pire que tous les fléaux ? Et quand larmée romaine, assiégée par les Samnites avec ses deux consuls, aux Fourches-Caudines, fut obligée de subir des conditions honteuses et de passer sous le joug, après avoir donné en otage six cents chevaliers? Et quand, au milieu des horreurs de la peste, la foudre vint tomber sur le camp des Romains? Et quand Rome, affligée dune autre peste non moins effroyable, fut contrainte de faire venir dEpidaure Esculape à titre de médecin, faute de pouvoir réclamer les soins de Jupiter, qui depuis longtemps toutefois faisait sa demeure au Capitole, mais qui, ayant eu une jeunesse fort dissipée, navait probablement pas trouvé le temps dapprendre la médecine? Et quand les Laconiens, les Brutiens, les Samnites et les Toscans, ligués avec les Gaulois Sénonais contre Rome, firent dabord mourir ses ambassadeurs , mirent ensuite son armée en déroute et taillèrent en pièces treize mille hommes, avec le préteur et sept tribuns
1. Lectisternium, de lectus, lit, et sterno, étendre, dresser. 2. Suivant Tite-Live (livre VIII, ch. 18), il y eut 178 matrones condamnées pour crime dempoisonnement, parmi lesquelles les deux patriciennes Cornelia et Sergia.
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militaires? Et quand enfin le peuple, après de longues et fâcheuses séditions, sétant retiré sur le mont Aventin, on fut obligé davoir recours à une magistrature instituée pour les périls extrêmes et de nommer dictateur Hortensius, qui ramena le peuple à Rome et mourut dans lexercice de ses fonctions : chose singulière, qui ne sétait pas encore vue et qui constitua un grief dautant plus grave contre les dieux, que le médecin Esculape était alors présent dans la cité? Tant de guerres éclatèrent alors de toutes parts que, faute de soldats, on fut obligé denrôler les prolétaires, cest-à-dire ceux qui, trop pauvres pour porter les armes, ne servaient quà donner des enfants à la république. Les Tarentins appelèrent à leur secours contre les Romains Pyrrhus, roi dEpire, alors si fameux. Ce fut à ce roi quApollon, consulté par lui sur le succès de son entreprise, répondit assez agréablement par un oracle si ambigu que le dieu, quoi quil arrivât, ne pouvait manquer davoir été bon prophète. Cet oracle, en effet, signifiait également que Pyrrhus vaincrait les Romains ou quil en serait vaincu 1, de sorte quApollon navait quà attendre lévénement en sécurité. Quel horrible carnage ny eut-il point alors dans lune et lautre armée? Pyrrhus toutefois demeura vainqueur, et il aurait pu dès lors expliquer à son avantage la réponse dApollon, si, peu de temps après, dans un autre combat, les Romains navaient eu le dessus. A tant de massacres succéda une étrange maladie qui enlevait les femmes enceintes avant le moment de leur délivrance. Esculape, sans doute, sexcusait alors sur ce quil était médecin et non sage-femme. Le mal sétendait même au bétail, qui périssait en si grand nombre quil semblait que la race allait sen éteindre. Que dira ije de cet hiver mémorable où le froid fut si rigoureux que les neiges demeurèrent prodigieusement hautes dans les rues de Rome lespace de quinze jours et que le Tibre fut glacé? si cela était arrivé de notre temps, que ne diraient point nos adversaires contre les chrétiens? Parlerai-je encore de cette peste mémorable qui emporta tant de monde, et qui, prenant dune année à lautre plus dintensité, sans que la présence dEsculape servit de rien, obligea davoir recours aux livres
1. Saint Augustin cite loracle en ces termes : Dico te, Pyrrhe, Romanos vincere posse.
sibyllins, espèces doracles pour lesquels, suivant Cicéron, dans ses livres sur la divination 1, on sen rapporte aux conjectures de ceux qui les interprètent comme ils peuvent ou comme ils veulent? Les interprètes dirent donc alors que la peste venait de ce que plusieurs particuliers occupaient des lieux sacrés, réponse qui vint fort à propos pour sauver Esculape du reproche dimpéritie honteuse ou de négligence. Or, comment ne sétait-il trouvé personne qui sopposât à loccupation de ces lieux sacrés, sinon parce que tous étaient également las de sadresser si longtemps et sans fruit à cette foule de divinités? Ainsi ces lieux étaient peu à peu abandonnés par ceux qui les fréquentaient, afin quau moins, devenus vacants, ils pussent servir à lusage des hommes. Les édifices mêmes quon rendit alors à leur destination pour arrêter la peste, furent encore depuis négligés et usurpés par les particuliers, sans quoi on ne louerait pas tant Varron de sa grande érudition pour avoir, dans ses recherches sur les édifices sacrés, exhumé tant de monuments inconnus. Cest quen effet on se servait alors de ce moyen plutôt pour procurer aux dieux une excuse spécieuse quà la peste un remède efficace.
CHAPITRE XVIII.DES MALHEURS ARRIVÉS AUX ROMAINS PENDANT LA PREMIÈRE GUERRE PUNIQUE SANS QUILS AIENT PU OBTENIR LASSISTANCE DES DIEUX.
Et durant les guerres puniques, lorsque la victoire demeura si longtemps en balance, dans cette lutte où deux peuples belliqueux déployaient toute leur énergie, combien de petits Etats détruits, combien de villes dévastées, de provinces mises au pillage, darmées défaites, de flottes submergées, de sang répandu! Si nous voulions raconter ou seule-nient rappeler tous ces désastres, nous referions lhistoire de Rome. Ce fut alors que les esprits effrayés eurent recours à des remèdes vains et ridicules. Sur la foi des livres sibyllins, on recommença les jeux séculaires, dont lusage sétait perdu en des temps plus heureux. Les pontifes rétablirent aussi les jeux consacrés aux dieux infernaux, que la prospérité avait également fait négliger. Aussi bien je crois quen ce temps-là la joie devait être grande aux enfers, dy voir arriver tant de
1. Livre II, ch, 54.
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monde, et il faut convenir que les guerres furieuses et les sanglantes animosités des hommes fournissaient alors aux démons de beaux spectacles et de riches festins. Mais ce quil y eut de plus déplorable dans cette première guerre punique, ce fut cette défaite des Romains dont nous avons parlé dans les deux livres précédents et où fut pris Régulus ; grand homme auquel II ne manqua, pour mettre fin à la guerre, après avoir vaincu les Carthaginois, que de résister à un désir immodéré de gloire, qui lui fit imposer des conditions trop dures à un peuple déjà épuisé. Si la captivité imprévue de cet homme héroïque, si lindignité de sa servitude, si sa fidélité à garder son serment, si sa mort cruelle et inhumaine ne forcent point les dieux à rougir, il faut dire quils sont dairain comme leurs statues et nont point de sang dans les veines. Au reste, durant ce temps, les calamités ne manquèrent pas à Rome au dedans de ses murailles. Un débordement extraordinaire du Tibre ruina presque toutes les parties basses de la ville; plusieurs maisons furent renversées tout dabord par la violence du fleuve, et les autres tombèrent ensuite à cause du long séjour des eaux. Ce déluge fut suivi dun incendie plus terrible encore; le feu, qui commença parles plus hauts édifices du Forum, népargna même pas son propre sanctuaire, le temple de Vesta, où des vierges choisies pour cet honneur, ou plutôt pour ce supplice, étaient chargées dalimenter sa vie perpétuellement. Mais alors il ne se contentait pas de vivre, il sévissait, et les vestales épouvantées ne pouvaient sauver de lembrasement cette divinité fatale qui avait déjà fait périr trois villes 1 où elle était adorée. Alors le pontife Métellus, sans sinquiéter de son propre salut, se jeta à travers les flammes et parvint à en tirer lidole, étant lui-même à demi brûlé, car le feu ne sut pas le reconnaître. Etrange divinité, qui na seulement pas la force de senfuir, de sorte quun homme se montre plus capable de courir au secours dune déesse que la déesse ne lest daller au sien. Aussi bien si ces dieux ne savaient pas se défendre eux-mêmes du feu, comment en auraient-ils garanti la ville placée sous leur protection? et en effet il parut bien quils ny pouvaient rien du tout. Nous ne parlerions pas ainsi à nos adversaires, sils disaient que eurs idoles sont les symboles des biens
1. Troie, Lavinie et Albe.
éternels et non les gages des biens terrestres, et quainsi, quand ces symboles viennent à périr, comme toutes les choses visibles et corporelles, lobjet du culte subsiste et le dommage matériel peut toujours être réparé; mais, par un aveuglement déplorable, on simagine que des idoles passagères peuvent assurer à une ville une félicité éternelle, et quand nous prouvons à nos adversaires que le maintien même des idoles na pu les garantir daucune calamité, ils rougissent de confesser une erreur quils sont incapables de soutenir.
CHAPITRE XIX.ÉTAT DÉPLORABLE DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE PENDANT LA SECONDE GUERRE PUNIQUE, OU SÉPUISÈRENT LES FORCES DES DEUX PEUPLES ENNEMIS.
Quant à la seconde guerre punique, il serait trop long de rapporter tous les désastres des deux peuples dont la lutte se développait sur de si vastes espaces, puisque, de laveu même de ceux qui nont pas tant entrepris de décrire les guerres de Rome que de les célébrer, le peuple à qui resta lavantage parut moins vainqueur que vaincu. Quand Annibal, sorti dEspagne, se fut jeté sur lItalie comme un torrent impétueux, après avoir passé les Pyrénées, traversé les Gaules, franchi les Alpes et toujours accru ses forces dans une si longue marche en saccageant ou subjuguant tout, combien la guerre devint sanglante! que de combats, darmées romaines vaincues, de villes prises, forcées ou détachées du parti ennemi! Que dirai-je de cette journée de Cannes où la rage dAnnibal, tout cruel quil était, fut tellement assouvie, quil ordonna la fin du carnage? et de ces trois boisseaux danneaux dor quil envoya aux Carthaginois après la bataille, pour faire entendre quil y était mort tant de chevaliers romains, que la perte était plus facile à mesurer quà compter, et pour laisser à penser quelle épouvantable boucherie on avait dû faire de combattants sans anneaux dor? Aussi le manque de soldats contraignit les Romains à promettre limpunité aux criminels et à donner la liberté aux esclaves, moins pour recruter leur armée, que pour former une armée nouvelle avec ces soldats infâmes. Ce nest pas tout: les armes mêmes manquèrent à ces esclaves, ou, pour les appeler dun nom moins flétrissant, à ces nouveaux (62) affranchis enrôlés pour la défense de la république. On en prit donc dans les temples, comme si les Romains eussent dit à leurs dieux : Quittez ces armes que vous avez si longtemps portées en vain, pour voir si nos esclaves nen feront point un meilleur usage. Cependant le trésor public manquant dargent pour payer les troupes, les particuliers y contribuèrent de leurs propres deniers avec tant de zèle, quà lexception de lanneau et de la bulle 1, misérables marques de leur dignité, les sénateurs, et à plus forte raison les autres ordres et les tribuns, ne se réservèrent rien de précieux. Quels reproches les païens ne nous feraient-ils pas, sils venaient à être réduits à cette indigence, eux qui ne nous les épargnent pas dans ce temps où lon donne plus aux comédiens pour un vain plaisir quon ne donnait autrefois aux légions pour tirer la république dun péril extrême?
CHAPITRE XX.DE LA RUINE DE SAGONTE, QUI PÉRIT POUR NAVOIR POINT VOULU QUITTER LALLIANCE DES ROMAINS, SANS QUE LES DIEUX DES ROMAINS VINSSENT A SON SECOURS.
Mais de tous les malheurs qui arrivèrent pendant cette seconde guerre punique, il ny eut rien de plus digne de compassion que la prise de Sagonte 2 Cette ville dEspagne, si attachée au peuple romain, fut en effet détruite pour lui être demeurée trop fidèle. Annibal, après avoir rompu la paix, uniquement occupé de trouver des occasions de pousser les Romains à la guerre, vint assiéger Sagonte avec une puissante armée. Dès que la nouvelle en parvint à Rome, on envoya des ambassadeurs à Annibal pour lobliger à lever le siége, et sur son refus, ceux-ci passèrent à Carthage, où ils se plaignirent de cette infraction aux traités; mais ils sen retournèrent sans avoir rien pu obtenir. Cependant cette ville opulente, si chère à toute la contrée et à la république romaine, fut ruinée par les Carthaginois après huit ou neuf mois de siége. On nen saurait lire le récit sans horreur, encore moins lécrire; jy insisterai pourtant en quelques mots, parce que cela importe à mon sujet. Dabord elle fut tellement désolée par
1. La bulla était une petite boule dor ou dargent que portaient au cou les jeunes patriciens. 2.Voyez Tite-Live, lib. XXI, cap. 6-15.
la famine que, suivant quelques historiens, les habitants furent obligés de se repaître de cadavres humains; ensuite, accablés de toutes sortes de misères et ne voulant pas tomber entre les mains dAnnibal, ils dressèrent un grand bûcher où ils sentrégorgèrent, eux et leurs enfants, au milieu des flammes. Je demande si les dieux, ces débauchés, ces gourmands, avides à humer le parfum des sacrifices, et qui ne savent que tromper les hommes par leurs oracles ambigus, ne devaient pas faire quelque chose en faveur dune ville si dévouée aux Romains, et ne pas souffrir quelle pérît pour leur avoir gardé une inviolable fidélité, dautant plus quils avaient été les médiateurs de lalliance qui unissait les deux cités. Et pourtant Sagonte, fidèle à la parole quelle avait donnée en présence des dieux, fut assiégée, opprimée, saccagée par un perfide, pour navoir pas voulu se rendre coupable de parjure. Sil est vrai que ces dieux épouvantèrent plus tard Annibal par des foudres et des tempêtes, quand il était sous les murs de Rome, doù ils le forcèrent àse retirer, que nen faisaient-ils autant pour Sagonte? Jose dire quil y aurait eu pour eux plus dhonneur à se déclarer en faveur des alliés de Rome, attaqués à cause de leur fidélité et dénués de tout secours, quà secourir Rome elle-même, qui combattait pour son propre intérêt et était en état de tenir tête à Annibal. Sils étaient donc véritablement les protecteurs de la félicité et de la gloire de Rome, ils lui auraient épargné la honte ineffaçable de la ruine de Sagonte. Et maintenant, nest-ce pas une folie de croire quon leur doit davoir sauvé Rome des mains dAnnibal victorieux, quand ils nont pas su garantir de ses coups une ville si fidèle aux Romains? Si le peuple de Sagonte eût été chrétien, sil eût souffert pour la foi de lEvangile, sans toutefois se tuer et se brûler lui-même, il eût souffert du moins avec cette espérance que donne la foi et dont lobjet nest pas une félicité passagère, mais une éternité bienheureuse; au lieu que ces dieux que lon doit, dit-on, servir et honorer afin de sassurer la jouissance des biens pérïssables de cette vie, que pourront alléguer leurs défenseurs pour les excuser de la ruine de Sagonte? à moins quils né reproduisent les arguments déjà invoqués à loccasion de la mort de Régulus; il ny a dautre différence, en effet, sinon que Régulus (63) nest quun seul homme, et que Sagonte est une ville entière; mais ni Régulus, ni les Sagontins ne sont morts que pour avoir gardé leur foi. Cest pour le même motif que lun voulut retourner aux ennemis et que les autres refusèrent de sy joindre. Est-ce donc que la fidélité irrite les dieux, ou que lon peut avoir les dieux favorables et ne pas laisser de périr, soit villes, soit particuliers? Que nos adversaires choisissent. Si ces dieux soffensent contre ceux qui gardent la foi jurée, quils cherchent des perfides qui les adorent; mais si avec toute leur faveur, villes et particuliers peuvent périr après avoir souffert une infinité de maux, alors certes cest en vain quon les adore en vue de la félicité terrestre. Que ceux, donc qui se croient malheureux parce quil leur est interdit dadorer de pareilles divinités, cessent de se courroucer contre nous, puisque enfin ils pourraient avoir leurs dieux présents, et même favorables, et ne pas laisser non seulement dêtre malheureux, mais de souffrir les plus horribles tortures comme Régulus et les Sagontins.
CHAPITRE XXI.DE LINGRATITUDE DE ROME ENVERS SCIPION, SON LIBÉRATEUR, ET DE SES MOEURS A LÉPOQUE RÉPUTÉE PAR SALLUSTE LA PLUS VERTUEUSE.
Jabrége afin de ne pas excéder les bornes que je me suis prescrites, et je viens au temps qui sest écoulé entre la seconde et la dernière guerre contre Carthage, et où Salluste prétend que les bonnes moeurs et la concorde florissaient parmi les Romains. Or, en ces jours de vertu et dharmonie, le grand Scipion, le libérateur de Rome et de lItalie, qui avait achevé la seconde guerre punique, si funeste et si dangereuse, vaincu Annibal, dompté Carthage, et dont toute la vie avait été consacrée au service des dieux, Scipion se vit obligé, après le triomphe le plus éclatant, de céder aux accusations de ses ennemis, et de quitter sa patrie, quil avait sauvée et affranchie par sa valeur, pour passer le reste de ses jours dans la petite ville de Literne, si indifférent à son rappel quon dit quil ne voulut pas même quaprès sa mort on lensevelît dans cette ingrate cité. Ce tut dans ce même temps que le proconsul Manlius, après avoir subjugé les Galates, apporta à Rome les délices de lAsie, pires pour elle que les ennemis les plus redoutables 1.
1.Voyez Tite-Live, lib. XXXIX, cap. 6.
On y vit alors pour la première fois des lits dairain et de riches tapis; pour la première fois des chanteuses parurent dans les festins, et la porte fut ouverte à toutes sortes de dissolutions. Mais je passe tout cela sous silence, ayant entrepris de parler des maux que les hommes souffrent malgré eux, et non de ceux quils font avec plaisir. Cest pourquoi il convenait beaucoup plus à mon sujet dinsister sur lexemple de Scipion, qui mourut victime de la rage de ses ennemis, loin de sa patrie dont il avait été le libérateur, et abandonné de ces dieux quon ne sert que pour la félicité de la vie présente, lui qui avait protégé leurs temples contre la fureur dAnnibal. Mais comme Salluste assure que cétait le temps où florissaient les bonnes moeurs, jai cru devoir toucher un mot de linvasion des délices de lAsie, pour montrer que le témoignage de cet historien nest vrai que par comparaison avec les autres époques où les moeurs furent beaucoup plus dépravées et les factions plus redoutables. Vers ce moment, en effet, entre la seconde et la troisième guerre punique, fut publiée la loi Voconia, qui défendait dinstituer pour héritière une femme, pas même une fille unique. Or, je ne vois pas quil se puisse rien imaginer de plus injuste que cette loi. Il est vrai que dans lintervalle des deux guerres, les malheurs de la république furent un peu plus supportables; car si Rome était occupée de guerres au dehors, elle avait pour se consoler, outre ses victoires, la tranquillité intérieure dont elle navait pas joui depuis longtemps. Mais, après la dernière guerre punique, la rivale de lempire ayant été ruinée de fond en comble par un autre Scipion, qui en prit le surnom dAfricain, Rome, qui navait plus dennemis à craindre, fut tellement corrompue par la prospérité, et cette corruption fut suivie de calamités si désastreuses, que lon peut dire que Carthage lui fit plus de mal par sa chute quelle ne lui en avait fait par ses armes au temps de sa plus grande puissance. Je ne dirai rien des revers et des malheurs sans nombre qui accablèrent les Romains depuis cette époque jusquà Auguste, qui leur ôta la liberté, mais, comme ils le reconnaissent eux-mêmes, une liberté malade et languissante, querelleuse et pleine de périls, et qui faisant tout plier sous une autorité toute royale, communiqua une vie nouvelle à cet empire vieillissant. Je ne dirai rien (64) non plus du traité ignominieux fait avec Numance; les poulets sacrés, dit-on, sétaient envolés de leurs cages, ce qui était de fort mauvais augure pour le consul Mancinus; comme si, pendant cette longue suite dannées où Numance tint en échec les armées romaines et devint la terreur de la république, les autres généraux ne leussent attaquée que sous des auspices défavorables!
CHAPITRE XXII.DE LORDRE DONNÉ PAR MITHRIDATE DE TUER TOUS LES CITOYENS ROMAINS QUON TROUVERAIT EN ASIE. . .
Je passe, dis-je, tout cela sous silence; mais puis-je taire lordre donné par Mithridate, roi de Pont, de mettre à mort le même jour tous les citoyens romains qui se trouveraient en Asie, où un si grand nombre séjournaient pour leurs affaires privées, ce qui fut exécuté 1? Quel épouvantable spectacle! Partout où se rencontre un Romain, à la campagne, par les chemins, à la ville, dans les maisons, dans les rues, sur les places publiques, au lit, à table, partout, à linstant, il est impitoyablement massacré ! Quelles furent les plaintes des mourants, les larmes des spectateurs ou peut-être même des bourreaux! et quelle cruelle nécessité imposée aux hôtes de ces infortunés, non-seulement de voir commettre chez eux tant dassassinats, mais encore den être eux-mêmes les exécuteurs, de quitter brusquement le sourire de la politesse et de la bienveillance pour exercer au milieu de la paix le terrible devoir de la guerre et recevoir intérieurement le contre-coup des blessures mortelles quils portaient à leurs victimes! Tous ces Romains avaient-ils donc méprisé les augures? navaient-ils pas des dieux publics et des dieux domestiques à consulter avant que dentreprendre un voyage si funeste? Sils ne lont pas fait, nos adversaires nont pas sujet de se plaindre de la religion chrétienne, puisque longtemps avant elle les Romains méprisaient ces vaines prédictions et sils lont fait, quel profit en ont-ils retiré alors que les lois, du moins les lois humaines, autorisaient ces superstitions?
1. Voyez Appien, cap. 22 et seq., Cicéron, De lege Manil., cap. 3, et Orose, Hist., lib. VI, cap. 2.
CHAPITRE XXIII.DES MAUX INTÉRIEURS QUI AFFLIGÈRENT LA RÉPUBLIQUE ROMAINE A LA SUIVE DUNE RAGE SOUDAINE DONT FURENT ATTEINTS TOUS LES ANIMAUX DOMESTIQUES.
Rapportons maintenant le plus succinctement possible des maux dautant plus profonds quils furent plus intérieurs, je veux parler des discordes quon a tort dappeler civiles, puisquelles sont mortelles pour la cité. Ce nétaient plus des séditions, mais de véritables guerres où lon ne samusait pas à répondre à un discours par un autre, mais où lon repoussait le fer par le fer. Guerres civiles, guerres des alliés, guerres des esclaves, que de sang romain répandu parmi tant de combats! quelle désolation dans lItalie, chaque jour dépeuplée! On dit quavant la guerre des alliés tous les animaux domestiques, chiens, chevaux, ânes, boeufs, devinrent tout à coup tellement farouches quils sortirent de leurs étables et senfuirent çà et là, sans que personne pût les approcher autrement quau risque de la vie 1. Quel mal ne présageait pas un tel prodige, qui était déjà un grand mal, même sil nétait pas un présage! Supposez quun pareil accident arrivât de nos jours; vous verriez les païens plus enragés contre nous que ne létaient contre eux leurs animaux.
CHAPITRE XXIV.DE LA DISCORDE CIVILE QUALLUMA LESPRIT SÉDITIEUX DES GRACQUES.
Le signal des guerres civiles fut donné par les séditions quexcitèrent les Gracques à loccasion des lois agraires. Ces lois avaient pour objet de partager au peuple les terres que la noblesse possédait injustement; mais vouloir extirper une injustice si ancienne, cétait une entreprise non-seulement périlleuse, mais encore, comme lévénement la prouvé, des plus pernicieuses pour la république. Quelles funérailles suivirent la mort violente du premier des Gracques, et, peu après, celle du second! Au mépris des lois et de la hiérarchie des pouvoirs, cétaient la violence et les armes qui frappaient tour à tour les plébéiens et les patriciens. On dit quaprès la mort du second des Gracques, le consul Lucius Opimus,
1. Voyez Orose, Hist., lib. V, cap. 18.
qui avait soulevé la ville contre lui et entassé les cadavres autour du tribun immolé, poursuivit les restes de son parti selon les formes de la justice et fit condamner à mort jusquà trois mille hommes doù lon peut juger combien de victimes avaient succombé dans la chaleur de la sédition, puisquun si grand nombre fut atteint par linstruction régulière du magistrat. Le meurtrier de Caïus Gracchus vendit sa tête au consul son pesant dor; cétait le prix fixé avant ce massacre, où périt aussi le consulaire Marcus Fulvius avec ses enfants.
CHAPITRE XXV.DU TEMPLE ÉLEVÉ A LA CONCORDE PAR DÉCRET DU SÉNAT, DANS LE LIEU MÊME SIGNALÉ PAR LA SÉDITION ET LE CARNAGE.
Ce fut assurément une noble pensée du sénat que le décret qui ordonna lérection dun temple à la Concorde dans le lieu même où une sédition sanglante avait fait périr tant de citoyens de toute condition, afin que ce monument du supplice des Gracques parlât aux yeux et à la mémoire des orateurs. Et cependant nétait-ce pas se moquer des dieux que de construire un temple à une déesse qui, si elle eût été présente à Rome, leût empêchée de se déchirer et de périr par les dissensions? à moins quon ne dise que la Concorde, coupable de ces tumultes pour avoir abandonné le coeur des citoyens, méritait bien dêtre enfermée dans ce temple comme dans une prison. Si lon voulait faire quelque chose qui eût du rapport à ce qui sétait passé, pourquoi ne bâtissait-ou pas plutôt un temple à la Discorde? Y a-t-il des raisons pour que la Concorde soit une déesse, et la Discorde non? celle-là bonne et celle-ci mauvaise, selon la distinction de Labéon 1, suggérée sans doute par la vue du temple que les Romains avaient érigé à la Fièvre aussi bien quà la Santé. Pour être conséquents, ils devaient en dédier un non-seulement à la Concorde, mais aussi à la Discorde, Ils sexposaient à de trop grands périls en négligeant dapaiser la colère dune si méchante déesse, et ils ne se souvenaient plus que son indignation avait été le principe de la ruine de Troie. Ce fut elle, en effet, qui, pour se venger de ce quon ne lavait point invitée avec les autres dieux aux noces de Pélée et de
1. Voyez plus haut, livre II, ch. 11.
Thétis, mit la division entre les trois déesses 1, en jetant dans lassemblée la fameuse pomme dor, doù prit naissance le différend de ces divinités, la victoire de Vénus, le ravissement dHélène et enfin la destruction de Troie. Cest pourquoi si elle sétait offensée de ce que Rome navait pas daigné lui donner un temple comme elle avait fait à tant dautres, et si ce fut pour cela quelle y excita tant de troubles et de désordres, son indignation dut encore saccroître quand elle vit que dans le lieu même où le massacre était arrivé, cest-à-dire dans le lieu où elle avait montré de ses oeuvres, on avait construit un temple à son ennemie. Les savants et les sages sirritent contre nous quand nous tournons en ridicule toutes ces superstitions; et toutefois, tant quils resteront les adorateurs des mauvaises comme des bonnes divinités, ils nauront rien à répondre à notre dilemme sur la Concorde et la Discorde. De deux choses lune, en effet: ou ils ont négligé le culte de ces deux déesses, et leur ont préféré la Fièvre et la Guerre, qui ont eu des temples à Rome de toute antiquité; ou ils les ont honorées, et alors je demande pourquoi ils ont été abandonnés par la Concorde et poussés par la Discorde jusquà la fureur des guerres civiles.
CHAPITRE XXVI.DES GUERRES QUI SUIVIRENT LA CONSTRUCTION DU TEMPLE DE LA CONCORDE.
Ils crurent donc, en mettant devant les yeux des orateurs un monument de la fin tragique des Gracques, avoir an merveilleux obstacle contre les séditions; mais les événements qui suivirent, plus déplorables encore, firent paraître linutilité de cet expédient. A partir de cette époque, en effet, les orateurs, loin de songer à éviter lexemple des Gracques, sétudièrent à les surpasser. Cest ainsi que Saturninus, tribun du peuple, le préteur Caïus Servilius, et, quelques années après, Marcus Drusus, excitèrent dhorribles séditions, doù naquirent les guerres sociales qui désolèrent lItalie et la réduisirent à un état déplorable. Puis vint la guerre des esclaves, suivie elle-même des guerres civiles pendant lesquelles il se livra tant de combats et qui coûtèrent tant de sang. On eût dit que tous ces peuples dItalie, dont se composait la principale force
1. Junon, Pallas et Vénus.
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de lempire romain, étaient des barbares à dompter. Rappellerai-je que soixante-dix gladiateurs commencèrent la guerre des esclaves, et que cette poignée dhommes, croissant en nombre et en fureur, en vint à triompher des généraux du peuple romain? Comment citer toutes les villes quils ont ruinées, toutes les contrées quils ont dévastées? A peine les historiens suffisent-ils à décrire toutes ces calamités. Et cette guerre ne fut pas la seule faite par les esclaves; ils avaient auparavant ravagé la Macédoine, la Sicile et toute la côte. Enfin, qui pourrait raconter toutes les atrocités de ces pirates, qui, après avoir commencé par des brigandages, finirent par soutenir contre Home des guerres redoutables?
CHAPITRE XXVII.DE LA GUERRE CIVILE ENTRE MARIUS ET SYLLA.
Marius, encore tout sanglant du massacre de ses concitoyens, ayant été vaincu à son tour et obligé de senfuir, Rome commençait un peu à respirer, quand Cinna et lui y rentrèrent plus puissants que jamais. « Ce fut alors », pour me servir des expressions de Cicéron, « que lon vit, par le massacre des plus illustres citoyens, séteindre les flambeaux de la république. Sylla vengea depuis une victoire si cruelle; mais à combien de citoyens il en coûta la vie, et que de pertes sensibles pour lEtat 1 ! » En effet, la vengeance de Sylla fut plus funeste à Rome que neût été limpunité, et comme dit Lucain:
« Le remède passa toute mesure, et lon porta la main sur des parties malades où il ne fallait pas toucher. Les coupables périrent, mais quand il ne pouvait survivre que des coupables. Alors la haine se donna carrière, et la vengeance, libre du joug des lois, précipita ses fureurs 2 »
Dans cette lutte de Marius et de Sylla, outre ceux qui furent tués sur le champ de bataille, tous les quartiers de la ville, les places, les marchés, les théâtres , les temples même étaient remplis de cadavres, à ce point quon naurait pu dire si cétait avant ou après la victoire quil était tombé plus de victimes. De retour de son exil, Marius eut à peine rétabli sa domination, quon vit, sans parler dinnombrables assassinats qui se commirent de tous côtés, la tête du consul Octavius exposée sur la tribune aux harangues, César et
1. Voyez Cicéron, 3e Catilin., ch. 10, § 24. 2. Lucain, Pharsale, livre II, vers 142-146.
Fimbria tués dans leurs maisons, les deux Crassus, le père et le fils, égorgés sous les yeux lun de lautre, Bébius et Numitorius traînés par les rues et mis en pièces, Catulus forcé de recourir au poison pour se sauver des mains de ses ennemis; Mérula, flamme de Jupiter, souvrant les veines et faisant au dieu une libation de son propre sang; enfin on massacrait sous les yeux de Marias tous ceux à qui il ne donnait pas la main quand ils le saluaient 1.
CHAPITRE XXVIII.COMMENT SYLLA VICTORIEUX TIRA VENGEANCE DES CRUAUTÉS DE MARIUS.
Sylla, qui vint tirer vengeance de ces cruautés au prix de tant de sang, mit fin à la guerre; mais comme sa victoire navait pas détruit les inimitiés, elle rendit la paix encore plus meurtrière. A toutes les atrocités du premier Marius, son fils Marins le Jeune et Carbon en ajoutèrent de nouvelles. Instruits de lapproche de Sylla et désespérant de remporter la victoire, et même de sauver leurs têtes, ils remplirent Home de massacres où leurs amis nétaient pas plus épargnés que leurs adversaires. Ce ne fut pas assez pour eux de décimer la ville; ils assiégèrent le sénat et tirèrent du palais, comme dune prison, un grand nombre de sénateurs quils firent égorger en leur présence. Le pontife Mucius Scévola fut tué au pied de lautel de Vesta, où il sétait réfugié comme dans un asile inviolable, et il sen fallut de peu quil néteignît de son sang le feu sacré entretenu par les vestales. Bientôt Sylla entra victorieux à Rome, après avoir fait égorger dans une ferme publique sept mille hommes désarmés et sans défense 2. Ce nétait plus la guerre qui tuait, cétait la paix; on ne se battait plus contre ses ennemis, un mot suffisait pour les exterminer. Dans la ville, les partisans de Sylla massacrèrent qui bon leur sembla; les morts ne se comptaient plus, jusquà ce quenfin on conseilla à Sylla de laisser vivre quelques citoyens, afin que les vainqueurs eussent à qui commander. Alors sarrêta cette effroyable liberté du meurtre, et on
1. Voyez Appien, De bell. Civil., lib. I, cap. 71 seq. ; et Plutarque, Vies de Marius et de Sylla, passim. 2. Les historiens ne sont pas daccord sur le chiffre des morts, que les uns fixent au-dessus de sept mille et les autres au-dessous. Saint Augustin paraIt avoir adopté le récit de Velleius Paterculus (livre n, ch. 28).
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accueillit avec reconnaissance la table de proscription où étaient portés deux mille noms de sénateurs et de chevaliers. Ce nombre, si attristant quil pût être, avait au moins cela de consolant quil mettait fin au carnage universel, et on saffligeait moins de la perte de tant de proscrits quon ne se réjouissait de ce que le reste des citoyens navait rien à craindre. Mais malgré cette cruelle sécurité on ne laissa pas de gémir des divers genre et de supplices quune férocité ingénieuse faisait souffrir à quelques-unes des victimes dévouées et à la mort. Il y en eut un que lon déchira à belles mains, et on vit des hommes plus cruels pour un homme vivant que les bêtes farouches ne le sont pour un cadavre 1. On arracha les yeux à un autre et on lui coupa tous les membres par morceaux, puis on le laissa vivre ou plutôt mourir lentement au milieu de tortures effroyables 2. On mit des villes célèbres à lencan, comme on aurait fait dune ferme; il y en eut même une dont on condamna à mort tous les habitants, comme sil se fût agi dun seul criminel. Toutes ces horreurs se passèrent en pleine paix, non pour hâter une victoire, mais pour nen pas perdre le fruit. II y eut entre la paix et la guerre une lutte de cruauté, et ce fut la paix qui lemporta; car la guerre nattaquait que des gens armés, au lieu que la paix immolait des hommes sans défense. La guerre laissait à lhomme attaqué la faculté de rendre blessure pour blessure; la paix ne laissait au vaincu, à la place du droit de vivre, que la nécessité de mourir sans résistance.
CHAPITRE XXIX.ROME EUT MOINS A SOUFFRIR DES INVASIONS DES GAULOIS ET DES GOTHS QUE DES GUERRES CIVILES.
Quel acte cruel des nations barbares et étrangères peut être comparé à ces victoires de citoyens sur des citoyens, et Rome a-t-elle jamais rien vu de plus funeste, de plus hideux, de plus déplorable? Y a-t-il à mettre en balance lancienne irruption des Gaulois, ou linvasion récente des Goths, avec ces atrocités inouïes exercées par Marius, par Sylla, par tant dautres chefs renommés, sur des hommes
1. Voyez Florus, lib. III, cap. 21. 2. Lhomme qui subit ce sort cruel, fut le préteur Marcus Marius, parent du rival de Sylla. Voyez Florus, lib. III, cap. 21, et Valère Maxime, lib. IX, cap. 2 § 1.
qui formaient avec eux les membres dun même corps? Il est vrai que les Gaulois égorgèrent tout ce quils trouvèrent de sénateurs dans Rome, mais au moins permirent-ils à ceux qui sétaient sauvés dans le Capitole, et quils pouvaient faire périr par un long siége, de racheter leur vie à prix dargent. Quant aux Goths, ils épargnèrent un si grand nombre de sénateurs, quon ne saurait affirmer sils en tuèrent en effet quelques-uns. Mais Sylla, du vivant même de Marius, entra dans le Capitole, quavaient respecté les Gaulois, et ce fut de là quil dicta en vainqueur ses arrêts de mort et de confiscation, quil fit autoriser par un sénatus-consulte. Et quand Marius, qui avait pris la fuite, rentra dans Home en labsence de Sylla, plus féroce et plus sanguinaire que jamais, y eut-il rien de sacré qui échappât à sa fureur, puisquil népargna pas même Mucius Scévola, citoyen, sénateur et pontife, qui embrassait lautel où on croyait les destins de Rome attachés? Enfin, cette dernière proscription de Sylla, pour ne point parler dune infinité dautres massacres, ne fit-elle point périr plus de sénateurs que les Goths nen ont pu même dépouiller?
CHAPITRE XXX.DE LENCHAÎNEMENT DES GUERRES NOMBREUSES ET CRUELLES QUI PRÉCÉDÈRENT LAVÈNEMENT DE JÉSUS-CHRIST.
Quelle est donc leffronterie des païens, quelle audace à eux, quelle déraison, ou plutôt quelle démence, de ne pas imputer leurs anciennes calamités à leurs dieux et dimputer les nouvelles à Jésus-Christ! Ces guerres civiles, plus cruelles, de laveu de leurs propres historiens , que les guerres étrangères, et qui nont pas seulement agité, mais détruit la république, sont arrivées longtemps avant Jésus-Christ, et par un enchaînement de crimes, se rattachent de Marius et Sylla à Sertorius et Catilina, le premier proscrit et lautre formé par Sylla. Vint ensuite la guerre de Lépide et de Catulus, dont lun voulait abroger ce quavait fait Sylla et lautre le maintenir; puis la lutte de Pompée et de César, celui-là partisan de Sylla quil égala ou surpassa même en puissance; celui-ci, qui ne put souffrir la grandeur de son rival et la voulut dépasser encore après lavoir vaincu; puis enfin, nous arrivons à ce grand César, (68) qui fut depuis appelé Auguste, et sous lempire duquel naquit le Christ. Or, Auguste, lui aussi, prit part à plusieurs guerres civiles où périrent beaucoup dillustres personnages entre autres cet homme dEtat si éloquent, Cicéron. Quant à Jules César, après avoir vaincu Pompée, et usé avec tant de modération de sa victoire, quil pardonna à ses adversaires et leur rendit leurs dignités, il fut poignardé dans le sénat par quelques patriciens, prétendus vengeurs de la liberté romaine, sous prétexte quil aspirait à la royauté. Après sa mort, un homme dun caractère bien différent et tout perdu de vice, Marc-Antoine, affecta la même puissance, mais Cicéron lui résista vigoureusement, toujours au nom de ce fantôme de liberté. On vit alors sélever cet autre César, fils adoptif de Jules, qui depuis, comme je lai dit, fat nommé Auguste. Cicéron le soutenait contre Antoine, espérant quil renverserait cet ennemi de la république et rendrait ensuite la liberté aux Romains. Chimère dun esprit aveuglé et imprévoyant peu après, ce jeune homme, dont il avait caressé lambition, livra sa tête à Antoine comme un gage de réconciliation, et confisqua à son profit cette liberté de la république pour laquelle Cicéron avait fait tant de beaux discours.
CHAPITRE XXXI.IL Y A DE LIMPUDENCE AUX GENTILS A IMPUTER LES MALHEURS PRÉSENTS AU CHRISTIANISME ET A LINTERDICTION DU CULTE DES DIEUX, PUISQUIL EST AVÉRÉ QUA LÉPOQUE OU FLORISSAIT CE CULTE, ILS ONT EU A SUBIR LES PLUS HORRIBLES CALAMITÉS.
Quils accusent donc leurs dieux de tant de maux, ces mêmes hommes qui se montrent si peu reconnaissants envers le Christ! Certes, quand ces maux sont arrivés, la flamme des sacrifices brûlait sur lautel des dieux; lencens de lArabie sy mêlait au parfum des fleurs nouvelles 1; les prêtres étaient entourés dhonneurs, les temples étincelaient de magnificence; partout des victimes, des jeux, des transports prophétiques, et dans le même temps le sang des citoyens coulait partout, versé par des citoyens jusquaux pieds des autels. Cicéron nessaya pas de chercher un asile dans un temple, parce quavant lui
1. Allusion à un passage de lÉnéide, livre I, vers 416, 417.
Mucius Scévola ny avait pas évité la mort, au lieu quaujourdhui ceux qui semportent le plus violemment contre le christianisme ont dû la vie à des lieux consacrés au Christ, soit quils aient couru sy réfugier, soit que les barbares eux-mêmes les y aient conduits pour les sauver. Et maintenant jose affirmer, certain de nêtre contredit par aucun esprit impartial, que si le genre humain avait reçu le christianisme avant les guerres puniques, et si les mêmes malheurs qui ont désolé lEurope et lAfrique avaient suivi létablissement du culte nouveau, il nest pas un seul de nos adversaires qui ne les lui eût imputés. Que ne diraient-ils point, surtout si la religion Chrétienne eût précédé linvasion gauloise, ou le débordement du Tibre, ou lembrasement de Home, ou, ce qui surpasse tous ces maux, la fureur des guerres civiles? et tant dautres calamités si étranges quon les a mises au rang des prodiges, à qui les imputeraient-ils, sinon aux chrétiens, si elles étaient arrivées au temps du christianisme? Je ne parle point dune foule dautres événements qui ont causé plus de surprise que de dommage; et en effet que des boeufs parlent, que des enfants articulent quelques mots dans le ventre de leurs mères, que lon voie des serpents voler, des femmes devenir hommes et des poules se changer en coqs, tous ces prodiges, vrais ou faux, qui se lisent, non dans leurs poètes, mais dans leurs historiens, étonnent plus les hommes quils ne leur font de mal. Mais quand il pleut de la terre, ou de la craie, ou même des pierres, je parle sans métaphore, voilà des accidents qui peuvent causer de grands dégâts. Nous lisons aussi que la lave enflammée du mont Etna se répandit jusque sur le rivage de la mer, au point de briser les rochers et de fondre la poix des navires, phénomène désastreux, à coup sûr, quoique singulièrement incroyable 1. Une éruption toute semblable jeta, dit-on, sur la Sicile entière une telle quantité de cendres que les maisons de Catane en furent écrasées et ensevelies, ce qui toucha les Romains de pitié et les décida à faire remise aux Siciliens du tribut de cette année a Enfin, on rapporte encore que lAfrique, déjà
1. Cette éruption de IEtna est probablement celle dont parle Orose (Hist., lib. V, cap. 6) et qui se produisit lan de Rome 617. 2. Ce désastre eut lieu lan de Rome 637. Voyez Orose, lib. V, cap. 13.
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réduite en ce temps-là en province romaine, fut couverte dune prodigieuse quantité de sauterelles qui, après avoir dévoré les feuilles et les fruits des arbres, vinrent se jeter dans la mer comme une épaisse et effroyable nuée; rejetées mortes par les flots, elles infectèrent tellement lair que, dans le seul royaume de Massinissa, la peste fit mourir quatre-vingt mille hommes, et, sur les côtes, beaucoup plus encore. A Utique, il ne resta que des soldats de trente mille qui composaient la garnison 1. Est-il une seule de ces calamités que les insensés qui nous attaquent, et à qui nous sommes forcés de répondre, nimputassent au christianisme, si elles étaient arrivées du temps des chrétiens? Et cependant ils ne les imputent point à leurs dieux, et, pour éviter des maux de beaucoup moindres que ceux du passé, ils appellent le retour de ce même culte qui na pas su protéger leurs ancêtres.
1. Voyez Orose, lib. V, cap. 11, et Julius Obsequens, daprès Tite-Live, cap. 30.
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