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LIVRE VINGT-DEUXIÈME : BONHEUR DES SAINTS.
Le sujet de ce livre (1) est la fin réservée à la Cité de Dieu, cest-à-dire léternelle félicité des saints. On y établit la résurrection future des corps et on y explique en quoi elle consistera. Louvrage se termine par la description de la vie des bienheureux dans leurs corps immortels et spirituels.
LIVRE VINGT-DEUXIÈME : BONHEUR DES SAINTS.
DE LA CONDITION DES ANGES ET DES HOMMES.
DE LÉTERNELLE ET IMMUABLE VOLONTÉ DE DIEU.
DE LA PROMESSE DUNE BÉATITUDE ÉTERNELLE POUR LES SAINTS ET DUN SUPPLICE ÉTERNEL POUR LES IMPIES.
CONTRE LES CALOMNIES ET LES RAILLERIES DES INFIDÈLES AU SUJET DE LA RÉSURRECTION DES CORPS.
SI LES ENFANTS RESSUSCITERONT AVEC LE MÊME CORPS QUILS AVAIENT A LÂGE OÙ ILS SONT MORTS.
COMMENT IL FAUT ENTENDRE QUE LES SAINTS SERONT RENDUS CONFORMES A LIMAGE DU FILS DE DIEU.
SI LES FEMMES, EN RESSUSCITANT, GARDERONT LEUR SEXE.
DU CORPS SPIRITUEL EN QUI SERA RENOUVELÉE ET TRANSFORMÉE LA CHAIR DES BIENHEUREUX.
DES BIENS DONT LE CRÉATEUR A REMPLI CETTE VIE, TOUTE EXPOSÉE QUELLE SOIT A LA DAMNATION.
OPINION DE PORPHYRE SUR LE SOUVERAIN BIEN.
DE LA NATURE DE LA VISION PAR LAQUELLE LES SAINTS CONNAÎTRONT DIEU DANS LA VIE FUTURE.
DE LÉTERNELLE FÉLICITÉ DE LA CITÉ DE DIEU ET DU SABBAT ÉTERNEL.
CHAPITRE PREMIER.DE LA CONDITION DES ANGES ET DES HOMMES.
Ce dernier livre, ainsi que je lai promis au livre précédent, roulera tout entier sur la question de la félicité de la Cité de Dieu: félicité éternelle 2, non parce quelle doit longtemps durer, mais parce quelle ne doit jamais finir, selon ce qui est écrit dans 1Evangile « Son royaume naura point de fin 3 ». La suite des générations humaines, dont les unes meurent pour être remplacées par dautres, nest que le fantôme de léternité, de même quon dit quun arbre est toujours vert, lorsque de nouvelles feuilles, succèdent à celles qui tombent, lui conservent toujours son ombrage. Mais la Cité de Dieu sera véritablement éternelle; car tous ses membres seront immortels, et les hommes justes y acquerront ce que les anges ny ont jamais perdu. Le Dieu tout-puissant, son fondateur, fera cette merveille; car il la promis, et il ne peut mentir; nous en avons pour gage tant dautres promesses déjà accomplies, sans parler des merveilles accomplies sans avoir été promises. Cest lui qui, dès le commencement, a créé ce monde, peuplé dêtres visibles et intelligibles, tous excellents, mais entre lesquels nous ne voyons rien de meilleur que les esprits quil a créés intelligents et capables de le connaître et de le posséder, les unissant ensemble par les liens dune société que nous appelons la Cité sainte et céleste, où le soutien de leur., existence et le principe de leur félicité, cest Dieu lui-même qui leur sert daliment et de vie. Cest lui qui a donné le libre arbitre à cette nature intelligente, à condition que si elle venait à abandonner Dieu, source de sa béatitude, elle tomberait aussitôt dans la plus
1. Ecrit vers le commencement de lan 427. 2. Sur le sens précis du mot éternel, voyez saint Augustin, Quaest. in Gen., qu. 31, et Quaest in Exod., qu. 43. 3. Luc, I, 33.
profonde misère. Cest lui qui, prévoyant que parmi les anges quelques-uns, enflés dorgueil, mettraient leur félicité en eux-mêmes et perdraient ainsi le vrai bien, na pas voulu leur ôter cette puissance, jugeant quil était plus digne de sa propre puissance et de sa bonté de se bien servir du mal que de ne pas le permettre 1. En effet, le mal neût jamais été, si la nature muable, quoique bonne et créée par le Dieu suprême et immuablement bon qui a fait bonnes toutes ses oeuvres, ne sétait elle-même rendue mauvaise par le péché. Aussi bien son péché même atteste son excellence primitive. Car si elle-même nétait un bien très-grand, quoique inférieur à son divin principe, la perte quelle a faite de Dieu comme de sa lumière ne pourrait être un mal pour elle. De même, en effet, que la cécité est un vice de loeil, et que ce vice non-seulement témoigne que loeil a été fait pour voir la lumière, mais encore fait ressortir lexcellence du plus noble des sens, ainsi la nature qui jouissait de Dieu nous apprend, par son désordre même, quelle a été créée bonne, puisque ce qui la rend misérable, cest de ne plus jouir de Dieu. Cest lui qui a très-justement puni dune misère éternelle la chute volontaire des mauvais anges, et qui a donné aux autres, fidèlement attachés à leur souverain bien, lassurance de ne jamais le perdre, comme prix de leur fidélité. Cest lui qui a créé lhomme dans la même droiture que les anges, avec le même libre arbitre, animal terrestre à la vérité, mais digne du ciel, sil demeure attaché à son créateur; et il la condamné aussi à la misère, sil vient à sen détacher. Cest lui qui, prévoyant que lhomme pècherait à son tour par la transgression de la loi divine et labandon de son Dieu, na pas voulu non plus lui ôter la puissance du libre arbitre, parce quil prévoyait aussi le bien
1. Comp. saint Augustin, De Gen. ad litt., XI, n. 12 et seq.
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quil pourrait tirer de ce mal; et en effet, sa grâce a rassemblé parmi cette race mortelle justement condamnée un si grand peuple quelle en a pu remplir la place désertée par les anges prévaricateurs. Ainsi cette Cité suprême et bien-aimée, loin dêtre trompée dans le compte de ses élus, se réjouira peut-être den recueillir une plus abondante moisson.
CHAPITRE II.DE LÉTERNELLE ET IMMUABLE VOLONTÉ DE DIEU.
Les méchants, il est vrai, font beaucoup de choses qui sont contre la volonté de Dieu; mais il est si puissant et si sage quil fait aboutir ce qui paraît contredire sa volonté aux fins déterminées par sa prescience. Cest pourquoi, 1orsquon dit quil change de volonté, quil entre en colère, par exemple, contre ceux quil regardait dun oeil favorable, ce sont les hommes qui changent, et non pas lui. Leurs dispositions changeantes font quils trouvent Dieu changé. Ainsi le soleil change pour des yeux malades; il était doux et agréable, il devient importun et pénible, et cependant il est resté le même en soi. On appelle aussi volonté de Dieu celle quil forme dans les coeurs dociles à ses commandements, et voilà le sens de ces paroles de lApôtre : « Cest Dieu qui opère en nous le vouloir même 1». De même que la justice de Dieu nest pas seulement celle qui le fait juste en soi, mais encore celle quil produit dans lhomme justifié, ainsi la loi de Dieu est plutôt la loi des hommes, mais cest Dieu .qui la leur a donnée. En effet, cest à des hommes que Jésus-Christ disait: « Il est écrit dans votre loi 2 » ; et nous lisons encore autre part « La loi de Dieu est gravée dans son cur 3 ». On parle de cette volonté que Dieu forme dans les hommes, quand on dit quil veut ce quen effet il ne veut pas lui-même, mais ce quil fait vouloir aux siens, comme on dit aussi quil connaît ce quil fait connaître à lignorance des hommes. Par exemple, quand lApôtre sexprime ainsi : « Mais maintenant connaissant Dieu, ou plutôt étant connus de Dieu 4 », il ne faut pas croire que Dieu commençât alors à les connaître, eux quil connaissait avant la création du monde; mais il est dit quil les connut alors, parce quil leur donna alors le
1. Philipp. II, 13. 2. Jean, VIII, 17. 3. Ps. XXXVI, 31. 4. Galat. IV, 9.
don de connaître. Jai déjà touché un mot de ces locutions dans les livres précédents. Ainsi donc, selon cette volonté par laquelle nous disons que Dieu veut ce quil fait vouloir aux autres qui ne connaissent pas lavenir, il veut plusieurs choses quil ne fait pas. En effet, ses saints veulent souvent, dune volonté sainte que lui-même inspire, beaucoup de choses qui narrivent pas; ils prient Dieu, par exemple, en faveur de quelquun, et ils ne sont pas exaucés, bien que ce soit lui qui les ait portés à prier par un mouvement du Saint-Esprit. Ainsi, quand les saints inspirés de Dieu veulent et prient que chacun soit sauvé, nous pouvons dire : Dieu veut et ne fait pas. Mais, si lon parle de cette volonté qui est aussi éternelle que sa prescience, il a certainement fait tout ce quil a voulu au ciel et sur la terre, et non-seulement les choses passées ou présentes, mais même les choses à venir 1. Or, avant que le temps arrive où il a fixé laccomplissement des choses quil a connues et ordonnées avant tous les temps, nous disons : Cela arrivera quand Dieu voudra. Mais quand nous ignorons non-seulement à quelle époque une chose doit arriver, mais même si elle doit arriver en effet, nous disons: Cela arrivera si Dieu le veut. Ce nest pas quil doive alors survenir en Dieu une volonté quil navait pas, mais cest qualors arrivera ce quil avait prévu de toute éternité dans sa volonté immuable.
CHAPITRE III.DE LA PROMESSE DUNE BÉATITUDE ÉTERNELLE POUR LES SAINTS ET DUN SUPPLICE ÉTERNEL POUR LES IMPIES.
Donc, pour ne rien dire de mille autres questions, de même que nous voyons maintenant saccomplir en Jésus-Christ ce que Dieu promit à Abraham en lui disant : « Toutes les nations seront bénies en vous », ainsi saccomplira ce quil a promis à cette même race, quand il a dit par son Prophète : « Ceux qui étaient dans les tombeaux ressusciteront »; et encore : « Il y aura un ciel nouveau et une terre nouvelle, et ils ne se souviendront plus du passé, et ils en perdront entièrement la mémoire; mais ils trouveront en elle des sujets de joie et dallégresse. Et voici que je ferai de Jérusalem et de mon peuple une
1. Ps CXIII, 3 bis. 2. Gen. XXII, 18
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fête et une réjouissance, et je prendrai mon plaisir en Jérusalem et mon contentement en mon peuple, et lon ny entendra plus désormais ni plaintes ni soupirs 1 ». Même prédiction par la bouche dun autre prophète: « En ce temps-là, tout votre peuple qui se trouvera écrit dans le livre sera sauvé, et plusieurs de ceux qui dorment dans la poussière de la terre (ou, selon dautres interprètes, sous un amas de terre) ressusciteront les uns pour la vie éternelle, et les autres pour recevoir un opprobre et une confusion éternelle 2 ». Et ailleurs par le même prophète: « Les saints du Très-Haut recevront le royaume, et ils le posséderont jusque dans le siècle, et jusque dans les siècles des siècles 3»; et un peu après : « Et son royaume sera éternel 4». Ajoutez à cela tant dautres promesses semblables que jai rapportées dans le vingtième livre 5, ou que jai omises et qui se trouvent néanmoins dans lEcriture. Tout cela arrivera comme les merveilles dont laccomplissement a déjà été un sujet détonnement pour les incrédules. Cest le même Dieu qui a promis, lui devant qui tremblent les divinités des païens, de laveu dun éminent philosophe païen 6.
CHAPITRE IV.CONTRE LES SAGES DU MONDE QUI PENSENT QUE LES CORPS TERRESTRES DES HOMMES NE POURRONT ÊTRE TRANSPORTÉS DANS LE CIEL.
Mais ces personnages si remplis de science et de sagesse, et en même temps si rebelles à une autorité qui a soumis, comme elle lavait annoncé bien des siècles à lavance, tant de générations humaines, ces philosophes, dis-je, simaginent avoir trouvé un argument fort décisif contre la résurrection des corps, quand ils allèguent un certain passage de Cicéron, au troisième livre de sa République. Après avoir dit quHercule et Romulus sont devenus des dieux, dhommes quils étaient auparavant, Cicéron ajoute : « Mais leurs corps nont pas été enlevés au ciel, la nature ne souffrant pas que ce qui est formé de la terre subsiste autre part que dans la terre». Voilà le grand raisonnement de ces sages
1. Isa. XXVI, 19, sec. LXX; LXV, 17-19, sec. LXX. 2. Dan. XII, 1, 2. 3. Ibid VII, 18. 4. Ibid. 27. 5. Aux chap. XXI et suiv. 6. Porphyre. Voyez plus haut, livre XIX, ch. 23.
dont le Seigneur connaît les pensées, et les. connaît pour vaines1. Car supposez que nous soyons ces esprits purs , cest-à-dire des esprits sans corps, habitant le ciel sans savoir sil existe des animaux terrestres, si lon venait nous dire quun jour nous serons unis par un lien merveilleux aux corps terrestres pour les animer, naurions-nous pas beaucoup plus de sujet de nen rien croire, et de dire que la nature ne peut souffrir quune substance incorporelle soit emprisonnée dans un corps? Cependant la terre est pleine desprits à qui des corps terrestres sont unis par un lien mystérieux. Pourquoi donc, sil plaît à Dieu, qui a fait tout cela, pourquoi un corps terrestre ne pourrait-il pas être enlevé parmi les corps célestes, puisquun esprit, plus excellent que tous les corps, et, par conséquent, quun corps céleste, a pu être uni à un corps terrestre ? Quoi donc! une si petite particule de terre a pu retenir un être fort supérieur à un corps céleste, afin den recevoir la vie et le sentiment, et le ciel dédaignerait de recevoir ou ne pourrait retenir cette terre vivante et animée qui tire la vie et le sentiment dune substance plus excellente que tout corps céleste? Si cela ne se fait pas maintenant, cest que le temps nest pas venu, le temps, dis-je, déterminé par celui-là même qui a fait une chose beaucoup plus merveilleuse, mais que lhabitude a rendue vulgaire. Car enfin, que des esprits incorporels, plus excellents que tout corps céleste, soient unis à des corps terrestres, nest-ce pas là un phénomène qui doit nous étonner plutôt que de voir des corps, quoique terrestres, être élevés à des demeures célestes, il est vrai, mais corporelles ? Mais nous sommes accoutumés à voir la première de ces merveilles, qui est nous-mêmes; au lieu que nous navons jamais vu Lautre, qui nest pas encore devenue notre propre nature. Certes, si nous consultons la raison, nous trouverons quil est beaucoup plus merveilleux de joindre des corps à des esprits que dunir des corps à des corps, bien que ces corps soient différents, les uns étant célestes et les autres terrestres.
1. Ps. XCIII, 11
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CHAPITRE V.DE LA RÉSURRECTION DES CORPS, BIEN QUE CERTAINS ESPRITS NE VEULENT PAS ADMETTRE, BIEN QUE PROCLAMÉE PAR LE MONDE ENTIER.
Mais je veux que cela ait été autrefois incroyable. Voilà le monde qui croit maintenant que le corps de Jésus-Christ, tout terrestre quil est, a été emporté au ciel; voilà les doctes et les ignorants qui croient que la chair ressuscitera-et. quelle montera au ciel; et il en est très-peu qui demeurent incrédules. Or, de deux choses lune: sils croient une chose croyable, que ceux qui ne la croient pas saccusent eux-mêmes de stupidité ; et sils croient une chose incroyable, il nest pas moins incroyable quon soit porté à croire une chose de cette espèce. Le même Dieu a donc prédit ces deux choses incroyables, que les corps ressusciteraient et que le monde le croirait; et il les a prédites toutes deux, bien longtemps avant que lune des deux arrivât. De ces deux choses incroyables, nous en voyons déjà une accomplie, qui est que le monde croirait une chose incroyable; pourquoi désespérerions-nous de voir lautre, puisque celle lui est arrivée nest pas moins difficile à croire? Et, si lon y songe, la manière même dont le monde a cru est une chose encore plus incroyable. Jésus-Christ a envoyé un petit nombre dhommes sans lumières et sans politesse, étrangers aux belles connaissances, ignorant les ressources de la grammaire, les armes de la dialectique, les artifices pompeux de la rhétorique, en un mot de pauvres pécheurs; il les a envoyés à locéan du siècle avec les seuls filets de la foi, et. ils ont pris une infinité de poissons de toute espèce, de lespèce même la plus merveilleuse et la plus rare, je veux parler des philosophes. Ajoutez, si vous voulez, ce troisième miracle aux deux autres. Voilà en tout trois choses incroyables qui néanmoins sont arrivées: il est incroyable que Jésus-Christ soit ressuscité en sa chair, et quavec cette même chair il soit monté au ciel; il est incroyable que le monde ait cru une chose aussi incroyable; il est incroyable enfin quun petit nombre dhommes de basse condition, inconnus, ignorants, aient pu persuader une chose aussi incroyable au monde et aux savants du monde. De ces trois choses incroyables, nos adversaires ne veulent pas croire la première; ils sont contraints de voir la seconde, et ils ne sauraient la comprendre, à moins de croire la troisième. En effet, la résurrection de Jésus-Christ, et son ascension au ciel en la chair où il est ressuscité, sont choses déjà prêchées et crues dans tout luni. vers; si elles ne sont pas croyables, doù vient que lunivers les croit? Admettez quun grand nombre de personnages illustres, doctes, puissants, aient déclaré les avoir vues et se soient chargés de les publier en tout lieu, il nest plus étrange que le monde les ait crues; et en ce cas il y a bien de lopiniâtreté à ne pas les croire. Mais si, comme il est vrai, le monde a cru un petit nombre dhommes inconnus et ignorants sur leur parole, comment se fait-il quune poignée dincrédules entêtés ne veuille pas croire ce que le monde croit? Et si le monde a cru à ce peu de témoins obscurs, infimes, ignorants, méprisables, cest quen eux elle a vu paraître avec plus déclat la majesté de Dieu. Leur éloquence a été toute en miracles, et non en paroles; et ceux qui navaient pas vu Jésus-Christ ressusciter et monter au ciel avec son corps, nont pas eu de peine à le croire, sur la foi de témoignages confirmés par une infinité de prodiges. En effet, des hommes qui ne pouvaient savoir au plus que deux langues, ils les entendaient parler soudain toutes les langues du monde 1 . Ils voyaient un boiteux de naissance, après quarante ans dinfirmité, marcher dun pas égal, à leur parole et au nom de Jésus-Christ; les linges quils avaient touchés guérissaient les malades ; et tandis que des milliers dhommes infirmes se rangeaient sur leur passage, il suffisait que leur nombre les couvrît en passant pour les rendre à la santé. Et combien ne pourrais-je pas citer dautres prodiges, sans parler même des morts quils ont ressuscités au nom du Sauveur 2 ! Si nos adversaires nous accordent la réalité de ces miracles, voilà bien des choses incroyables qui viennent sajouter aux trois premières; et il faut être singulièrement opiniâtre pour ne pas croire une chose incroyable, telle que la résurrection du corps de Jésus-Christ et son ascension au ciel, du moment quelle est confirmée par tant dautres choses non moins incroyables et pourtant réelles. Si, au contraire, ils ne croient pas que les Apôtres aient fait ces miracles pour établir la croyance à la résurrection et à lascension de Jésus-Christ, ce
1. Act. II. 2. Ibid. III, 4.
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seul grand miracle nous suffit, que toute la terre ait cru sans miracles.
CHAPITRE VI.ROME A FAIT UN DIEU DE ROMULUS, PARCE QUELLE AIMAIT EN LUI SON FONDATEUR; AU LIEU QUE LÉGLISE A AIMÉ JÉSUS-CHRIST, PARCE QUELLE LA CRU DIEU.
Rappelons ici le passage où Cicéron sétonne que la divinité de Romulus ait obtenu créance. Voici ses propres paroles : « Ce quil y a de plus admirable dans lapothéose de Romulus, cest que les autres hommes qui ont été faits dieux vivaient dans des siècles grossiers, où il était aisé de persuader aux peuples tout ce quon voulait. Mais il ny a pas encore six cents ans quexistait Romulus, et déjà les lettres et les sciences fionsusaient depuis longtemps dans le monde, et y avaient dissipé la barbarie 2 ». Et un peu après il ajoute: « On voit donc que Romulus a existé bien des années après Homère, et que, les hommes commençant à être éclairés, il était difficile, dans un siècle déjà poli, de recourir à des fictions. Car lantiquité « a reçu des fables qui étaient quelquefois bien grossières ; mais le siècle de Romulus était trop civilisé pour rien admettre qui ne fût au moins vraisemblable ». Ainsi, voilà un des hommes les plus savants et les plus éloquents du monde, Cicéron, qui sétonne quon ait cru à la divinité de Romulus, parce que le siècle où-il est venu était assez éclairé pour répudier des fictions. Cependant, qui a cru que Romulus était un dieu, sinon Rome, et encore Rome faible et naissante? Les générations suivantes furent obligées de conserver la tradition des ancêtres; et, après avoir sucé cette superstition avec le lait, elles la répandirent parmi les peuples que Rome fit passer sous son joug. Ainsi, toutes ces nations vaincues, sans ajouter foi à la divinité de Romulus, ne laissaient pas de la proclamer pour ne pas offenser la maîtresse du monde, trompée elle-même, sinon par amour de lerreur, du moins par lerreur de son amour. Combien est différente notre foi dans la divinité de Jésus-Christ !
1. Ce nest pas Cicéron en personne qui donne le chiffre de six cents ans, et comment le donnerait-il, lui qui écrivait la République sept cents ans environ après la fondation de Rome? Il faut mettre les paroles citées par saint Augustin dans la bouche dun des interlocuteurs du dialogue, le second Africain ou Lélius. 2. De Republ., lib., II, cap. 10.
Il est sans doute le fondateur de la Cité éternelle; mais tant sen faut quelle lait cru dieu, parce quil la fondée, quelle ne mérite dêtre fondée que parce quelle le croit dieu. Rome, déjà bâtie et dédiée, a élevé à son fondateur un temple où elle la adoré comme un dieu ; la nouvelle Jérusalem, afin dêtre bâtie et dédiée, a pris pour base de sa foi son fondateur, Jésus-Christ Dieu. La première, par amour pour Romulus, la cru dieu ; la seconde, convaincue que Jésus-Christ était Dieu, la aimé. Quelque chose a donc précédé lamour de celle-là, et la portée à croire complaisamment à une perfection, même imaginaire, de celui quelle aimait; et de même, quelque chose a précédé la foi de celle-ci, pour lui-faire aimer sans témérité un privilége très-véritable dans celui en qui elle croit. Sans parler, en effet, de tant de miracles qui ont établi la divinité de Jésus-Christ, nous avions sur lui, avant quil ne parût sur la terré, des prophéties divines parfaitement dignes de foi et dont nous nattendions pas laccomplissement, comme nos pères, mais qui sont déjà accomplies. Il nen est pas ainsi de Romulus. On sait par les historiens quil a bâti Rome et quil y a régné, sans quaucune prophétie antérieure eût rien annoncé de cela. Main tenant, quil ait été transporté parmi les dieux, lhistoire le rapporte comme une croyance, elle ne le prouve point comme un fait. Point de miracle pour témoigner de la vérité de cette apothéose. On parle dune louve qui nourrit les deux frères comme dune grande merveille. Mais quest-ce que cela pour prouver quun homme est un dieu? Alors même que cette louve aurait été Une vraie louve et non pas une courtisane 1, le prodige aunait été commun aux deux-frères, et cependant il ny en a quun qui passe pour un dieu. Dailleurs, à qui a-t-on défendu de croire et de dire que Romulus, Hercule et autres personnages semblables étaient des dieux? Et qui a mieux aimé mourir que de cacher sa foi? Ou plutôt se serait-il jamais rencontré une seule nation qui eût adoré Romulus sans la crainte du nom romain? Et cependant qui pourrait compter tous ceux qui ont mieux aimé perdre la vie dans les plus cruels tourments que de nier la divinité de Jésus-Christ? Ainsi la crainte, fondée ou non, dencourir une légère
1. Voyez plus haut ce qui est dit sur ce point, au livre XVIII, ch. 21.
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indignation des Romains contraignait quelques peuples vaincus à adorer Romulus comme un dieu; et la crainte des plus horribles supplices et de la mort même, na pu empêcher sur toute la terre un nombre immense de martyrs, non-seulement dadorer Jésus-Christ comme un dieu, mais de le confesser publiquement. La Cité de Dieu, étrangère encore ici-bas, mais qui avait déjà recruté toute une armée de peuples, na point alors combattu contre ses persécuteurs pour la conservation dune vie temporelle; mais au contraire elle ne leur a point résisté, afin dacquérir la vie éternelle. Les chrétiens étaient chargés de chaînes, mis en prison, battus de verges, tourmentés, brûlés, égorgés, mis en pièces, et leur nombre augmentait 1. Ils ne croyaient pas combattre pour leur salut éternel, sils ne méprisaient leur salut éternel pour lamour du Sauveur. Je sais que Cicéron, dans sa République, au livre huitième, si je ne me trompe, soutient quun Etat bien réglé nentreprend jamais la guerre que pour garder sa foi ou pour veiller à son salut. Et Cicéron explique ailleurs ce quil entend par le salut dun Etat, lorsquil dit : « Les particuliers se dérobent souvent par une prompte mort à la pauvreté, à lexil, à la prison, au fouet, et aux autres peines auxquelles les hommes les plus grossiers ne sont pas insensibles; mais la mort même, qui semble affranchir de toute peine, est une peine pour un Etat, qui doit être constitué pour être éternel. Ainsi la mort nest point naturelle à une république comme elle lest à un individu, qui doit non-seulement la subir malgré lui, mais souvent même la souhaiter. Lors donc quun Etat succombe, disparaît, sanéantit, il nous est (si lon peut comparer les petites choses aux grandes), il nous est une image de la ruine et de la destruction du monde entier ». Cicéron parle ainsi, parce quil pense, avec les Platoniciens, que le monde ne doit jamais périr 2. Il est donc avéré que, suivant Cicéron,
1. Ces mots rappellent léloquent passage de Tertullien : « Nous ne somes que dhier et nous remplissons vos ville, vos îles, vos châteaux, vos municipes, vos conseils, vos camps, vos tribus, vos décuries, le palais, le sénat, le forum ; nous ne vous laissons que vos temples. Quil nous serait aisé de vous rendre guerre pour guerre, même à nombre inégal, nous qui nous laissons massacrer sans aucun regret, si ce nétait une de nos maximes quil vaut mieux subir la mort que de la donner? . » (Apolog., ch. 37). 2. Cicéron semble dire le contraire au chapitre 24 du livre VI de la République; mais, en cet endroit, il ne parle pas en son nom; il est linterprète des croyances populaires. Voyez, à lappui de linterprétation de saint Augustin, De somn. Scip., li. II, cap. 12 et seq.
un Etat doit entreprendre la guerre pour son salut, cest-à-dire pour subsister éternellement ici-bas, tandis que ceux qui le composent, naissent et meurent par une continuelle révolution : comme un olivier, un laurier, ou tout autre arbre semblable, conserve toujours le même ombrage, malgré la chute et le renouvellement de ses feuilles. La mort, selon lui, nest pas une peine pour les particuliers, puisquelle les délivre souvent de toute autre peine, mais elle est une peine pour un Etat. Ainsi lon peut demander avec raison si les Sagontins firent bien daimer mieux que leur cité pérît que de manquer de foi aux Romains, car les citoyens de la cité de la terre les louent de cette action. Mais je ne vois pas comment ils pouvaient suivre cette maxime de Cicéron: quil ne faut entreprendre la guerre que pour sa foi ou son salut, Cicéron ne disant pas ce quil faut faire de préférence dans le cas où lon ne pourrait conserver lun de ces biens sans perdre lautre. En effet, les Sagontins ne pouvaient se sauver sans trahir leur foi envers les Romains, ni garder cette foi sans périr, comme ils périrent en effet. Il nen est pas de même du salut dans la Cité de Dieu : on le conserve, ou plutôt on lacquiert avec ta foi et par la foi, et la perte de la foi entraîne celle du salut. Cest cette pensée dun coeur ferme et généreux qui a fait un si grand nombre de martyrs, tandis que Romulus nen a pu avoir un seul qui ait versé son sang pour confesser sa divinité.
CHAPITRE VII.SI LE MONDE A CRU EN JÉSUS-CHRIST, CEST LOUVRAGE DUNE VERTU DIVINE, ET NON DUNE PERSUASION HUMAINE.
Mais il est parfaitement ridicule de nous opposer la fausse divinité de Romulus, quand nous parlons de Jésus-Christ. Si, dès le temps de Romulus, cest-à-dire six cents ans avant Cicéron 1, le monde était déjà tellement éclairé quil rejetait comme faux tout ce qui nétait pas vraisemblable, combien plutôt encore, au temps de Cicéron lui-même, et surtout plus tard, sous les règnes dAuguste et de Tibère,
1. Au lieu de lire avant Cicéron, Vivès propose avant Scipion, et en effet, comme nous lavons remarqué plus haut, lexactitude historique saccommoderait très-bien de cette correction que les éditeurs de Louvain ont adoptée; mais il faut céder, comme ont fait les Bénédictins, à lautorité unanime des manuscrits.
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époques de civilisation de plus en plus avancée, eût-on rejeté bien loin la résurrection de Jésus-Christ en sa chair et son ascension au ciel comme choses absolument impossibles! Il a fallu, pour ouvrir loreille et le coeur des hommes à cette croyance, que la vérité divine ou la divinité véritable et une infinité de miracles eussent déjà démontré que de tels miracles pouvaient se faire et sétaient effectivement accomplis. Voilà pourquoi, malgré tant de cruelles persécutions, on a cru et prêché hautement la résurrection et limmortalité de la chair, lesquelles ont dabord paru en Jésus-Christ pour se réaliser un jour en tous les hommes; voilà pourquoi cette croyance a été semée par toute la terre pour croître et se développer de plus en plus par le sang fécond des martyrs; car lautorité des miracles venant confirmer lautorité des prophéties, la vérité a pénétré enfin dans les esprits, et lon a vu quelle était plutôt contraire à la coutume quà la raison, jusquau jour où le monde entier a embrassé par la foi ce quil persécutait dans sa fureur.
CHAPITRE VIII.DES MIRACLES QUI ONT ÉTÉ FAITS POUR QUE LE MONDE CRUT EN JÉSUS-CHRIST ET QUI NONT PAS CESSÉ DEPUIS QUIL Y CROIT.
Pourquoi, nous dit-on, ces miracles qui, selon vous, se faisaient autrefois, ne se font-ils plus aujourdhui? Je pourrais répondre que les miracles étaient nécessaires avant que le monde crût, pour le porter à croire, tandis quaujourdhui quiconque demande encore des miracles pour croire est lui-même un grand miracle de ne pas croire ce que toute la terre croit; mais ils ne parlent ainsi que pour faire douter de la réalité des miracles. Or, doù vient quon publie si hautement partout que Jésus-Christ est monté au ciel avec son corps? doù vient quen des siècles éclairés, où lon rejetait tout ce qui paraissait impossible, le monde a cru sans miracles des choses tout à fait incroyables? Aiment-ils mieux dire quelles étaient incroyables, et que cest pour cela quon les a crues? Que ne les croient-ils donc eux-mêmes? Voici donc à quoi se réduit tout notre raisonnement : ou bien des choses incroyables que tout le monde voyait ont persuadé une chose incroyable que tout le monde ne voyait pas; ou bien cette chose était tellement croyable quelle navait pas besoin de miracles pour être crue, et, dans ce dernier cas, où trouver une opiniâtreté plus extrême que celle de nos adversaires? Voilà ce quon peut répondre aux plus obstinés. Que plusieurs miracles aient été opérés pour assurer ce grand et salutaire miracle par lequel Jésus-Christ est ressuscité et monté au ciel avec son corps, cest ce que lon ne peut nier. En effet, ils sont consignés dans les livres sacrés qui déposent tout ensemble et de la réalité de ces miracles et de la foi quils devaient fonder. La renommée de ces miracles sest répandue pour donner la foi, et la foi quils leur ont donnée ajoute à leur renommée un nouvel éclat. On les lit aux peuples afin quils croient, et néanmoins on ne les leur lirait pas, si déjà ils navaient été crus. Car il se fait encore des miracles au nom de Jésus-Christ, soit par les sacrements, soit par les prières et les reliques des saints, mais ils ne sont pas aussi célèbres que les premiers. Le canon des saintes Lettres, qui devait être fixé par 1Eglise, fait connaître ces premiers miracles en tous lieux et les confie à la mémoire des peuples. Au contraire, ceux-ci ne sont connus quaux lieux où ils se passent, et souvent à peine le sont-ils dune ville entière, surtout quand elle est grande, ou dun voisinage restreint. Ajoutez enfin que lautorité de ceux qui les rapportent, tout fidèles quils sont et sadressant à des fidèles, nest pas assez considérable pour ne laisser aucun doute aux bons esprits. Le miracle qui eut lieu à Milan (jy étais alors), quand un aveugle recouvra la vue, a pu être connu de plusieurs; en effet, la ville est grande, lempereur était présent, et ce miracle sopéra à la vue dun peuple immense accouru de tous côtés pour voir les corps des saints martyrs Gervais et Protais, qui avaient été découverts en songe à lévêque Ambroise. Or, par la vertu de ces reliques, laveugle sentit se dissiper les ténèbres de ses yeux et recouvra la vue 1 . Mais qui, à lexception dun petit nombre, a entendu parler à Carthage de la guérison miraculeuse dInnocentius, autrefois avocat de la préfecture, guérison que jai vue de mes propres yeux? Cétait un homme très-pieux,
1. Saint Augustin raconte ce même miracle avec plus de détails au premier livre des Confessions (ch. 13, n. 7); il le rappelle en son Sermon CCCXVIII, n.1, et dans ses Rétractations (livre I, ch. 13, n. 7). Comparez saint Ambroise (Epist. LXXXV, et Serm. XCI) et Sidoine Apollinaire (lib. VII, epist. 1).
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ainsi que toute sa maison, et il nous avait reçus chez lui, mon frère Alype 1 et moi, au retour de notre voyage doutre-mer, quand nous nétions pas encore clercs, mais engagés cependant au service de Dieu; nous demeurions donc avec lui. Les médecins le traitaient de certaines fistules hémorroïdales quil avait en très-grande quantité, et qui le faisaient beaucoup souffrir. Ils avaient déjà appliqué le fer et usé de tous les médicaments que leur conseillait leur art. Lopération avait été fort douloureuse et fort longue; mais les médecins, par mégarde, avaient laissé subsister une fistule quils navaient point vue entre toutes les autres. Aussi , tandis quils soignaient et guérissaient toutes les fistules ouvertes, celle-là seule rendait leurs soins inutiles. Le malade, se défiant de ces longueurs, et appréhendant extrêmement une nouvelle incision, comme le lui avait fait craindre un médecin , son domestique, que les autres avaient renvoyé au moment de lopération, ne voulant pas de lui, même comme simple témoin, et que son maître, après lavoir chassé dans un accès de colère, navait consenti à recevoir quavec beaucoup de difficulté, le malade, dis-je, sécria un jour, hors de lui : Est-ce que vous allez minciser encore? et faudra-t-il que je souffre ce que ma prédit celui que vous avez éloigné? Alors ils commencèrent à se moquer de lignorance de leur confrère et à rassurer le malade par de belles- promesses. Cependant plusieurs jours se passent, et tout ce que lun tentait était inutile. Les médecins persistaient toujours à dire quils guériraient cette hémorroïde par la force de leurs médicaments, sans employer le fer. Ils appelèrent un vieux praticien, fameux par ces sortes de cures, nommé Ammonius, qui, après avoir examiné le mal, en porta le même jugement. Le malade , se croyant déjà hors daffaire, raillait le médecin domestique, sur ce quil avait prédit quil faudrait une nouvelle opération. Que dirai-je de plus? Après bien des jours, inutilement reculés, ils en vinrent à avouer, las et confus, que le fer pouvait seul opérer la guérison. Le malade épouvanté, pâlissant, aussitôt que son extrême frayeur lui eût permis de parler, leur enjoignit de se retirer et de ne plus revenir.
1. Alype, compatriote de saint Augustin, un de ses plus fidèles disciples et de ses plus tendres ami. Il fut évêque dans sa ville natale à Tagaste Voyez les lettres de saint Augustin et ses Confessions (livre VI, ch. 10 et 12; livre VIII, ch. 12 et ailleurs).
Cependant, après avoir longtemps pleuré, il neut dautre ressource que dappeler un certain Alexandrin, chirurgien célèbre, pour faire ce quil navait pas voulu que les autres fissent. Celui-ci vint donc; mais après avoir reconnu par les cicatrices lhabileté de ceux qui lavaient traité, il lui conseilla, en homme de bien, de les reprendre, et de ne pas les priver du fruit de leurs efforts. Il ajouta quInnocentius ne pouvait guérir, en effet, quen subissant une nouvelle incision, mais quil ne voulait point avoir lhonneur dune cure si avancée, et dans laquelle il admirait ladresse de ceux qui lavaient précédé. Le malade se réconcilia donc avec ses médecins; il fut résolu quils feraient lopération en présence de lAlexandrin, et elle fut remise par eux au lendemain. Cependant, les médecins sétant retirés, le malade tomba dans une si profonde tristesse que toute sa maison en fut remplie de deuil, comme sil eût déjà été mort. Il était tous les jours visité par un grand nombre de personnes pieuses, et entre autres par Saturnin, dheureuse mémoire, évêque dUzali, et par Gélose, prêtre, ainsi que par quelques diacres de lEglise de Carthage. De ce nombre aussi était lévêque Aurélius, le seul de tous qui ait survécu , personnage éminemment respectable avec lequel nous nous sommes souvent entretenus de ce miracle de Dieu, dont il se souvenait parfaitement. Comme ils venaient, sur le soir, voir le malade, suivant leur ordinaire, il les pria de la manière la plus attendrissante dassister le lendemain même à ses funérailles plutôt quà ses souffrances, car les incisions précédentes lui avaient causé tant de douleur quil croyait fermement mourir entre les mains des médecins. Ceux-ci le consolèrent du mieux quils purent, et lexhortèrent à se confier à Dieu et à se soumettre à sa volonté. Ensuite nous nous mîmes en prière; et nous étant agenouillés et prosternés à terre, selon notre coutume, il sy jeta lui-même avec tant dimpétuosité quil semblait que quelquun leût fait tomber rudement, et il commença à prier. Mais q ai pourrait exprimer de quelle manière, avec quelle ardeur, quels transports, quels torrents de larmes, quels gémissements et quels sanglots, tellement enfin que tous ses membres tremblaient et quil était comme suffoqué! Je ne sais si les autres priaient et. si tout cela ne les détournait point; pour (520) moi, je ne le pouvais faire, et je dis seulement en moi-même ce peu de mots: Seigneur, quelles prières de vos serviteurs exaucerez-vous, si vous nexaucez pas celles-ci? Il me paraissait quon ny pouvait rien ajouter, sinon dexpirer en priant. Nous nous levons, et, après avoir reçu la bénédiction de lévêque, nous nous retirons, le malade priant les assistants de se trouver le lendemain matin chez lui, et nous, lexhortant à avoir bon courage. Le jour venu, ce jour tant appréhendé, les serviteurs de Dieu arrivèrent, comme ils lavaient promis. Les médecins entrent; on prépare tout ce qui est nécessaire à lopération, on tire les redoutables instruments; chacun demeure interdit et en suspens. Ceux qui avaient le plus dautorité encouragent le malade, tandis quon le met sur son lit dans la position la plus commode pour lincision; on délie les bandages, on met à nu la partie malade, le médecin regarde, et cherche de loeil et de la main lhémorroïde quil devait ouvrir. Enfin, après avoir exploré de toutes façons la partie malade, il finit par trouver une cicatrice très-ferme. Il ny a point de paroles capables dexprimer la joie, le ravissement, et les actions de grâces de tous ceux qui étaient présents. Ce furent des larmes et des exclamations que lon peut simaginer, mais quil est impossible de rendre. Dans la même ville de Carthage, Innocentia, femme très-pieuse et du rang le plus distingué, avait au sein un cancer, mal incurable, à ce que disent les médecins 1. On a coutume de couper et de séparer du corps la partie où est le mal, ou, si lon veut prolonger un peu la vie du malade, de ny rien faire; et cest, dit-on, le sentiment dHippocrate 2. Cette dame lavait appris dun savant médecin, son ami, de sorte quelle navait plus recours quà Dieu. La fête de Pâques étant proche, elle fut avertie en songe de prendre garde à la première femme qui se présenterait à elle au sortir du baptistère 3, et de la prier de faire le signe de la croix sur son mal. Cette femme le fit, et Innocentia fut guérie à lheure même. Le médecin qui lui
1. Voyez Galien, Therap. ad Glauc., lib. II, cap. 10. 2. Voyez les Aphorismes, sect. VI, aph. 2. 3. De toute antiquité, dans la primitive Eglise, le jour de Pâques et celui de la Pentecôte étaient prescrits pour le baptême, sauf le cas de nécessité. Voyez Tertullien (De Baptismo, cap. 19; De cor. mil., cap. 3) et les Sermons de saint Augustin.
avait conseillé de nemployer aucun remède, si elle voulait vivre un peu plus longtemps, la voyant guérie, lui demanda vivement ce quelle avait fait pour cela, étant bien aise sans doute dapprendre un remède quHippocrate avait ignoré. Elle lui dit ce qui en était, non sans craindre, à voir son visage méfiant, quil ne lui répondît quelque parole injurieuse au Christ : « Vraiment, sécria-t-il, je pensais que vous malliez dire quelque chose de bien merveilleux! » Et comme elle se révoltait déjà : « Quelle grande merveille, ajouta-t-il, que Jésus-Christ ait guéri un cancer au sein, lui qui a ressuscité un mort de quatre jours 1? » Quand jappris ce qui sétait passé, je ne pus supporter la pensée quun si grand miracle, arrivé dans une si grande ville, à une personne de si haute condition, pût demeurer caché; je fus même sur le point de réprimander cette dame. Mais quand elle meut assuré quelle ne lavait point passé sous silence, je demandai à quelques dames de ses amies intimes, qui étaient alors avec elle, si elles le savaient. Elles me dirent que non. « Voilà donc, mécriai-je, de quelle façon vous le publiez! vos meilleures amies nen savent rien ! » Et comme elle mavait rapporté le fait très-brièvement, je lui en fis recommencer lhistoire tout au long devant ces dames, qui en furent singulièrement étonnées et en rendirent gloire à Dieu. Un médecin goutteux de la même ville, ayant donné son nom pour être baptisé, vit en songe, la nuit qui précéda son baptême, des petits enfants noirs et frisés quil prit pour des démons, et qui lui défendirent de se faire baptiser cette année-là. Sur son refus de leur obéir, ils lui marchèrent sur les pieds, en sorte quil y sentit des douleurs plus cruelles que jamais. Cela ne lempêcha point de se faire baptiser le lendemain, comme il lavait promis à Dieu, et il sortit du baptistère non-seulement guéri de ses douleurs extraordinaires, mais encore de sa goutte, sans quil en ait jamais rien ressenti, quoique ayant encore longtemps vécu. Qui a entendu parler de ce miracle? Cependant nous lavons connu, nous et un certain nombre de frères à qui le bruit en a pu parvenir.
Un ancien mime de Curube 2 fut guéri
1. Jean, XI. 2. Curobe ou Curubis est le nom dune ville autrefois située près de Carthage. Voyez Pline, Hist. nat., livre V, ch. 3.
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de même dune paralysie et dune hernie, et sortit du baptême comme sil navait jamais rien eu. Qui connaît ce miracle, hors ceux de Curube, et peut-être un petit nombre de personnes? Pour nous, quand nous lapprîmes, nous fîmes venir cet homme à Carthage, par lordre du saint évêque Aurélius, bien que nous en eussions été informés par des personnes tellement dignes de foi que nous nen pouvions douter. Hespérius, dune famille tribunitienne, possède dans notre voisinage un domaine sur les terres de Fussales 1, appelé Zubédi. Ayant reconnu que lesprit malin tourmentait ses esclaves et son bétail, il pria nos prêtres, en mon absence, de vouloir bien venir chez lui afin den chasser les démons. Lun deux sy rendit, et offrit le sacrifice du corps de Jésus-Christ, avec de ferventes prières, pour faire cesser cette possession. Aussitôt elle cessa par la miséricorde de Dieu. Or, Hespérius avait reçu dun de ses amis un peu de la terre sainte de Jérusalem où Jésus-Christ fut enseveli et ressuscita le troisième jour. Il avait suspendu cette ferre dans sa chambre à coucher, pour se mettre lui-même à labri des obsessions du démon. Lorsque sa maison en fut délivrée, il se demanda ce quil ferait de cette terre quil ne voulait plus, par respect, garder dans sa chambre. Il arriva par hasard que mon collègue Maximin, évêque de Sinite, et moi, nous étions alors dans les environs. ilespérius nous fit prier de laller voir, et nous y allâmes. Il nous raconta tout ce qui sétait passé, et nous pria denfouir cette terre en un lieu où les chrétiens pussent sassembler pour faire le service de Dieu. Nous y consentîmes. Il y avait près de là un jeune paysan paralytique, qui, sur cette nouvelle, pria ses parents de le porter sans délai vers ce saint lieu ; et à peine y fut-il arrivé et eut-il prié, quil put sen retourner sur ses pieds, parfaitement guéri. Dans une métairie nommée Victoriana, à trente milles dHippone, il y a un monument en lhonneur des deux martyrs de Milan, Gervais et Protais. On y porta un jeune homme qui, étant allé vers midi, pendant lété, abreuver son cheval à la rivière, fut possédé par le démon. Comme il était étendu mourant et semblable à un mort, la maîtresse du lieu vint sur le soir, selon sa coutume, près du
1. Ville située près dHippone.
monument, avec ses servantes et quelques religieuses, pour y chanter des hymnes et y faire sa prière. Alors le démon, frappé et comme réveillé par ces voix, saisit lautel avec un frémissement terrible, et sans oser ou sans pouvoir le remuer, il sy tenait attaché et pour ainsi dire lié. Puis, priant dune voix gémissante, il suppliait quon lui pardonnât, et il confessa même comment et en quel endroit il était entré dans le corps de ce jeune homme. A la fin, promettant den sortir, il en nomma toutes les parties, avec menace de les couper, quand il sortirait, et, en disant cela, il se retira de ce jeune homme. Mais loeil du malheureux tomba sur sa joue, retenu par une petite veine comme par une racine, et la prunelle devint toute blanche. Ceux qui étaient présents et qui sétaient mis en prière avec les personnes accourues au bruit, touchés de ce spectacle et contents de voir ce jeune homme revenu à son bon sens, saffligeaient néanmoins de la perte de son oeil et disaient quil fallait appeler un médecin. Alors le beau-frère de celui qui lavait transporté prenant la parole: « Dieu, dit-il, qui a chassé le « démon à la prière de ces saints, peut bien aussi rendre la vue à ce jeune homme ». Là-dessus il remit comme il put loeil à sa place et le banda avec son mouchoir; sept jours après, il crut pouvoir lenlever, et il trouva loeil parfaitement guéri. Dautres malades encore trouvèrent en ce lieu leur guérison; mais ce récit nous mènerait trop loin. Je connais une fille dHippone, qui, sétant frottée dune huile où le prêtre qui priait pour elle avait mêlé ses larmes, fut aussitôt délivrée du malin esprit. Je sais que la même chose arriva à un jeune homme, la première fois quun évêque, qui ne lavait point vu, pria pour lui. Il y avait à Hippone un vieillard nommé Florentius, homme pauvre et pieux, qui vivait de son métier de tailleur. Ayant perdu lhabit qui le couvrait et nayant pas de quoi en acheter un autre, il courut au tombeau des Vingt. Martyrs 1, qui est fort célèbre chez nous, et les pria de le vêtir. Quelques jeunes gens qui se trouvaient là par hasard, et qui avaient envie de rire, layant entendu, le suivirent quand il sortit et se mirent à le railler, comme sil eût
1. Voyez le sermon CCCXXV de saint Augustin, prononcé en lhonneur de ces vingt Martyrs.
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demandé cinquante oboles aux martyrs pour avoir un habit. Mais lui, continuant toujours son chemin sans rien dire, vit un grand poisson qui se débattait sur le rivage; il le prit avec le secours de ces jeunes gens, et In vendit trois cents oboles à un cuisinier nommé Catose, chrétien zélé, à qui il raconta tout ce qui sétait passé. Il se disposait à acheter de la laine, afin que sa femme lui en fît tel habit quelle pourrait; mais le cuisinier ayant ouvert le poisson, trouva dedans une bague dor. Touché à la fois de compassion et de pieux effroi, il la porta à cet homme, en lui disant: Voilà comme les vingt Martyrs ont pris soin de vous vêtir. Lévêque Projectus ayant apporté à Tibilis des reliques du très-glorieux martyr saint Etienne, il se fit autour du reliquaire un grand concours de peuple. Une femme aveugle des environs pria quon la menât à lévêque qui portait ce sacré dépôt, et donna des fleurs pour les faire toucher aux reliques. Quand on les lui eut rendues, elle les porta à ses yeux, et recouvra tout dun coup la vue. Tous ceux qui étaient présents furent surpris de ce miracle; mais elle, dun air dallégresse, se mit à marcher la première devant eux et neut plus besoin de guide. Lucillus, évêque de Sinite, ville voisine dHippone, portait en procession les reliques du même martyr, fort révéré en ce lieu. Une fistule, qui le faisait beaucoup souffrir et que son médecin était sur le point douvrir, fut tout dun coup guérie par leffet de ce pieux fardeau ; car il nen souffrit plus désormais. Eucharius, prêtre dEspagne, qui habitait à Calame 1, fut guéri dune pierre, qui le tourmentait depuis longtemps, par les reliques du même martyr, que lévêque Possidius y apporta. Le même prêtre, étant en proie à une autre maladie qui le mit si bas quon le croyait mort et que déjà on lui avait lié les mains, revint par le secours du même martyr. On jeta sur les reliques sa robe de prêtre que lon remit ensuite sur lui, et il fut rappelé à la vie. Il y avait là un homme fort âgé, nommé Martial, le plus considérable de la ville, qui avait une grande aversion pour la religion chrétienne. Sa fille était chrétienne et son
1. Sur Calame, voyez plus haut, livre XIV, ch. 24. 2. Possidius, évêque de Calame, disciple et ami de saint Augustin dont il a écrit la vie.
gendre avait été baptisé la même année. Ceux-ci le voyant malade, le conjurèrent en pleurant de se faire chrétien; mais il refusa, et les chassa avec colère dauprès de lui. Son gendre trouva à propos daller au tombeau de saint Etienne, pour demander à Dieu la conversion de son beau-père. Il pria avec beaucoup de ferveur, et, prenant quelques fleurs de lautel, les mit sur la tête du malade, comme il était déjà nuit., Le vieillard sendormit; mais il nétait pas jour encore quil cria quon allât chercher lévêque qui se trouvait alors avec moi à Hippone. A son défaut, il fit venir des prêtres, à qui il dit quil était chrétien, et qui le baptisèrent, au grand étonnement de fout le monde. Tant quil vécut, il eut toujours ces mots à la bouche: «Seigneur Jésus, recevez mon esprit » ; sans savoir que ces paroles, les dernières quil prononça, avaient été aussi les dernières paroles de saint Etienne, quand il fut lapidé par les Juifs. Deux goutteux, lun citoyen et lautre étranger, furent aussi guéris par le même saint: le premier fut guéri instantanément ; le second eut une révélation de ce quil devait faire, quand la douleur se ferait sentir; il le fit et fut soulagé. Audurus est une terre où il y a une église, et dans cette église une chapelle dédiée à saint Etienne. Il arriva par hasard que, pendant quun petit enfant jouait dans la cour, des boeufs qui traînaient un chariot, sortant de leur chemin, firent passer la roue sur lui et le tuèrent. Sa mère lemporte et le place près du lieu consacré au saint ; or, non-seulement il recouvra la vie, mais il ne parut pas même quil eût été blessé. Une religieuse qui demeurait à Caspalium, terre située dans les environs , étant fort malade et abandonnée des médecins, on porta sa robe à la même chapelle ; mais la religieuse mourut avant quon eût eu le temps de la rapporter. Cependant ses parents en couvrirent -son corps inanimé, et aussitôt elle ressuscita et fut guérie. A Hippone, un nommé Bassus, de Syrie, priait devant les reliques du saint martyr pour sa fille, dangereusement malade ; il avait apporté avec lui la robe de son enfant. Tout à coup ses gens accoururent pour lui annoncer quelle était morte. Mais quelques-uns de ses amis, quils rencontrèrent en chemin, les empêchèrent de lui annoncer cette nouvelle, (523) de peur quil ne pleurât devant tout le monde. De retour chez lui, et quand la maison retentissait déjà des plaintes de ses domestiques, il jeta sur sa fille la robe quil apportait de léglise, et elle revint incontinent à la vie. Le fils dun certain Irénéus, collecteur des impôts, était mort dans la même ville. Pendant que lon se préparait à faire ses funérailles, un des amis du père lui conseilla de faire frotter le corps de son fils de lhuile du même martyr. On le fit, et lenfant ressuscita. Lancien tribun Eleusinus, qui avait mis son fils, mort de maladie, sur le tombeau du môme martyr, voisin du faubourg où il demeurait, le remporta vivant, après avoir prié et versé des larmes pour lui. Je pourrais encore rapporter un grand nombre dautres miracles que je connais; mais comment faire? il faut bien, comme je lai promis, arriver à la fin de cet ouvrage. Je ne doute point que plusieurs des nôtres qui me liront ne soient fâchés que jen aie omis beaucoup quils connaissent aussi bien que moi; mais je les prie de mexcuser, et de considérer combien il serait long de faire ce que je suis obligé de négliger. Si je voulais rapporter seulement toutes les guérisons qui ont été opérées à Calame et à Hippone par le glorieux martyr saint Etienne, elles contiendraient plusieurs volumes ; encore ne seraient-ce que celles dont on a écrit les relations pour les lire au peuple. Aussi bien, cest par mes ordres que ces relations ont été dressées, quand jai vu se faire de notre temps plusieurs miracles semblables à ceux dautrefois et dont il fallait ne pas laisser perdre la mémoire. Or, il ny a pas encore deux ans que les reliques de ce martyr sont à Hippone 1 ; et bien quon nait pas donné de relation de tous les miracles qui sy sont faits, il sen trouve déjà près de soixante-dix au moment où jécris ceci. Mais à Calame, où les reliques de ce saint martyr sont depuis plus longtemps et où lon a plus de soin décrire ces relations, le nombre en monte bien plus haut. Nous savons encore que plusieurs miracles sont arrivés à Uzales, colonie voisine dUtique, grâce aux reliques du même martyr, que lévêque Evodius 2 y avait apportées, bien avant quil y en eût à Hippone; mais on na pas
1. Ce passage a donné le moyeu de fixer la composition du dernier livre de la Cité de Dieu vers lan 426. 2. Evodius, évêque dUzales, disciple et ami de saint Augustin. Voyez les Confessions et les Lettres.
coutume en ce pays den écrire dès relations, ou du moins cela ne se pratiquait pas autrefois. Peut-être le fait-on maintenant. Comme nous y étions, il ny a pas longtemps, une dame de haute condition, nommée Pétronia, ayant été guérie miraculeusement dune langueur qui avait épuisé tous les remèdes des médecins, nous lexhortâmes, avec lagrément de lévêque, à en faire une relation qui pût être lue au peuple. Elle nous laccorda fort obligeamment et y inséra une circonstance que je ne puis négliger ici, quoique pressé de passer à ce qui me reste à dire. Elle dit quun juif lui persuada de porter sur elle à nu une ceinture de cheveux où serait une bague dont le chaton avait été fait dune pierre trouvée dans les reins dun boeuf. Cette dame, portant cette ceinture sur elle, venait à léglise du saint martyr. Mais un jour partie de Carthage, comme elle sétait arrêtée dans une de ses terres sur les bords du fleuve Bagrada et quelle se levait pour continuer son chemin, elle fut tout étonnée de voir son anneau à ses pieds. Elle tâta sa ceinture pour voir si elle ne sétait pas détachée, et la trouvant bien liée, elle crut que lanneau sétait rompu. Mais elle lexamina, le trouva parfaitement entier, et prit ce prodige pour une assurance de sa guérison. Elle délia donc sa ceinture et la jeta avec lanneau dans le fleuve. Ils ne croiront pas ce miracle ceux qui ne croient pas que le Seigneur Jésus-Christ soit sorti du sein de sa mère sans altérer sa virginité, et quil soit entré, toutes portes fermées, dans le lieu où étaient réunis ses disciples. Mais quils sinforment au moins du fait que je viens de citer, et sils le trouvent vrai, quils croient aussi le reste. Cest une dame illustre, de grande naissance, et mariée en haut lieu; elle demeure à Carthage. La ville est grande, et la personne connue. Il est donc impossible que ceux qui senquerront de ce miracle napprennent pas ce qui en est. Tout au moins le martyr même, par les prières duquel elle a été guérie, a cru au fils dune vierge, à celui qui est entré, les portes fermées, dans le lieu où étaient réunis ses disciples; en un mot, et tout ce que nous disons présentement nest que pour en venir là, il a cru en celui qui est monté au ciel avec le même corps dans lequel il est ressuscité; et si tant de merveilles sopèrent par lintercession du saint martyr, cest quil a donné sa (524) vie pour maintenir sa foi. Il saccomplit donc encore aujourdhui beaucoup de miracles; le même Dieu qui a fait les prodiges que nous lisons fait encore ceux-ci par les personnes quil lui plaît de choisir, et comme il lui plaît. Mais ces derniers ne sont pas aussi connus, parce quune fréquente lecture ne les imprime pas dans la mémoire aussi fortement que les autres. Aux lieux mêmes où lon prend soin den écrire des relations, ceux qui sont présents, lorsquon les lit, ne les entendent quune fois, et il y a beaucoup dabsents. Les personnes mêmes qui les ont entendu lire ne les retiennent pas, et à peine sen trouve-t-il une seule de celles-là qui les rapporte aux autres. Voici un miracle qui est arrivé parmi nous et qui nest pas plus grand que ceux dont jai fait mention ; mais il est si éclatant que je ne crois pas quil y ait à Hippone une personne qui ne lait vu, ou qui nen ait ouï parler, et qui jamais puisse loublier : dix enfants, dont sept fils et trois filles, natifs de Césarée on Cappadoce, et dassez bonne condition, ayant été maudits par leur mère pour quelque outrage quils lui firent après la mort de son mari, furent miraculeusement frappés dun tremblement de membres. Ne pouvant souffrir la confusion à laquelle ils étaient en butte dans leur pays, ils sen allèrent, chacun de leur côté, errer dans lempire romain. Il en vint deux à Hippone, un frère et une soeur, Paul et Palladia, déjà fameux en beaucoup dendroits par leur disgrâce ; ils y arrivèrent quinze jours avant la fête de Pâques, et ils visitaient tous les jours lEglise où se trouvaient les reliques du glorieux saint Etienne, priant Dieu de sapaiser à leur égard et de leur rendre la santé. Partout où ils allaient, ils attiraient les regards, et ceux qui les avaient vus ailleurs disaient aux autres la cause de leur tremblement. Le jour de Pâques venu, et comme déjà un grand concours de peuple remplissait léglise, le jeune homme, tenant les balustres du lieu où étaient les reliques du martyr, tomba tout dun coup, et demeura par terre comme endormi , sans toutefois trembler, comme il faisait dordinaire, même en dormant. Cet accident étonna tout le monde, et plusieurs en furent touchés. Il sen trouva qui voulurent le relever; mais dautres les en empêchèrent, et dirent quil valait mieux attendre la fin de son sommeil. Tout à coup le jeune homme se releva sur ses pieds sans trembler, car il était guéri, examinant tous ceux qui le regardaient. Qui put sempêcher alors de rendre grâces à Dieu ? Toute léglise retentit de cris de joie, et lon courut promptement à moi pour me dire lévénement, à lendroit où jétais assis, prêt à mavancer vers le peuple. Ils venaient lun sur lautre, le dernier mannonçant cette nouvelle, comme si je ne lavais point apprise du premier. Tandis que je me réjouissais et rendais grâces à Dieu, le jeune homme guéri entra lui-même avec les autres, et se jeta à mes pieds ; je lembrassai et le relevai. Nous nous avançâmes vers le peuple, léglise étant toute pleine, et lon nentendait partout que ces mots : Dieu soit béni ! Dieu soit béni ! Je saluai le peuple, et il recommença encore plus fort les mêmes acclamations. Enfin, comme chacun eut fait silence, on lut quelques leçons de lEcriture. Quand le moment où je devais parler fut venu, je fis un petit discours, selon lexigence du temps et la grandeur de cette joie, aimant mieux quils goûtassent léloquence de Dieu dans une oeuvre si merveilleuse, que dans mon propre discours. Le jeune homme dîna avec nous, et nous raconta en détail lhistoire de son malheur et celle de ses frères, de ses soeurs et de sa mère. Le lendemain, après le sermon, je promis au peuple de lui en lire le récit, au jour suivant 1. Le troisième jour donc après le dimanche de Pâques, comme on faisait la lecture promise 2, je fis mettre le frère et la soeur sur les degrés du lieu où je montais pour parler, afin quon pût les voir. Tout le peuple les regardait attentivement, lun dans une attitude tranquille, lautre tremblant de tous ses membres. Ceux qui ne les avaient pas vus ainsi apprenaient, par le malheur de la soeur, la miséricorde de Dieu pour le frère. Ils voyaient ce dont il fallait se réjouir pour lui et ce quil fallait demander pour elle. Quand on eut achevé de lire la relation, je les fis retirer. Je commençais à faire quelques observations sur cette histoire, lorsquon entendit de nouvelles acclamations qui venaient du tombeau du saint martyr. Toute lassemblée se tourna de ce côté et sy porta en masse. La jeune fille navait pas plus tôt descendu les degrés où je lavais fait mettre, quelle avait couru se mettre en prières auprès du tombeau.
1. Voyez les Sermons de saint Augustin, serm. CCXXI. 2. Voyez le Sermon CCCXXII.
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A peine en eut-elle touché les balustres quelle tomba comme son frère et se releva parfaitement guérie. Or, comme nous demandions ce qui était arrivé, et doù venaient ces cris de joie, les fidèles rentrèrent avec elle dans la basilique où nous étions, la ramenant guérie du tombeau du martyr. Alors il séleva un si grand cri de joie de la bouche des hommes et des femmes, que lon crut que les larmes et les acclamations 1 ne finiraient point. Palladia fut conduite au même lieu où on lavait vue un peu auparavant trembler de tous ses membres. Plus on sétait affligé de la voir moins favorisée que son frère, plus on se réjouissait de la voir aussi bien guérie que lui. On glorifiait la bonté de Dieu, qui avait entendu et exaucé les prières quon avait à peine eu le temps de faire pour elle. Aussi, il sélevait de toute part de si grands cris dallégresse quà peine nos oreilles pouvaient-elles les soutenir. Quy avait-il dans le coeur de tout ce peuple si joyeux, sinon cette foi du Christ, pour laquelle saint Etienne avait répandu son sang?
CHAPITRE IX.TOUS LES MIRACLES OPÉRÉS PAR LES MARTYRS AU NOM DE JÉSUS-CHRIST SONT AUTANT DE TÉMOIGNAGES DE LA FOI QUILS ONT EUE EN JÉSUS-CHRIST.
A qui ces miracles rendent-ils témoignage, sinon à cette foi qui prêche Jésus-Christ ressuscité et monté au ciel eu corps et en âme? Les martyrs eux-mêmes ont été les martyrs, cest-à-dire les témoins 2 de cette foi cest pour elle quils se sont attiré la haine et la persécution du monde, et quils ont vaincu, non en résistant, mais en mourant. Cest pour elle quils sont morts, eux qui peuvent obtenir ces grâces du Seigneur au nom duquel ils sont morts. Cest pour elle quils ont souffert, afin que leur admirable patience fût suivie de ces miracles de puissance. Car sil nétait pas vrai que la résurrection de la chair sest dabord manifestée en Jésus-Christ et quelle doit saccomplir dans tous les hommes telle quelle a été annoncée par ce Sauveur et prédite par les Prophètes, pourquoi les martyrs, égorgés pour cette foi qui prêche la résurrection, ont-ils, quoique morts, un si
1. Voyez le Sermon CCCXXIII
grand pouvoir? En effet, soit que Dieu fasse lui-même ces miracles, selon ce merveilleux mode daction qui opère des effets temporels du sein de léternité, soit quil agisse par ses ministres, et, dans ce dernier cas, soit quil emploie le ministère des esprits des martyrs, comme sils étaient encore au monde, ou celui des anges, les martyrs y interposant seulement leurs prières, soit enfin quil agisse de quelque autre manière incompréhensible aux hommes, toujours faut-il tomber daccord que les martyrs rendent témoignage à cette foi qui prêche la résurrection éternelle des corps.
CHAPITRE X.COMBIEN SONT PLUS DIGNES DÊTRE HONORÉS LES MARTYRS QUI OPÈRENT DE TELS MIRACLES POUR QUE LON ADORE DIEU, QUE LES DÉMONS QUI NE FONT CERTAINS PRODIGES QUE POUR SE FAIRE EUX-MÊMES ADORER COMME DES DIEUX.
Nos adversaires diront peut-être que leurs dieux ont fait aussi des miracles. A merveille, pourvu quils en viennent déjà à comparer leurs dieux aux hommes qui sont morts parmi nous. Diront-ils quils ont aussi des dieux tirés du nombre des morts, comme Hercule, Romulus et plusieurs autres quils croient élevés au rang des dieux? Mais nous ne croyons point, nous, que nos martyrs soient des dieux, parce que nous savons que notre Dieu est le leur; et cependant, les miracles que les païens prétendent avoir été faits par les temples de leurs dieux ne sont nullement comparables à ceux qui se font par les tombeaux de nos martyrs. Ou sil en est quelques-uns qui paraissent du même ordre, nos martyrs ne laissent pas de vaincre leurs dieux, comme Moïse vainquit les mages de Pharaon 1. En effet, les prodiges opérés par les démons sont inspirés par le même orgueil qui les a portés à vouloir être dieux; au lieu que nos martyrs les font, ou plutôt Dieu les fait par eux et à leur prière, afin détablir de plus en plus cette foi qui nous fait croire, non que les martyrs sont nos dieux, mais quils nont avec nous quun même Dieu. Enfin, les païens ont bâti des temples aux divinités de leur choix, leur ont dressé des autels, donné des prêtres et fait des sacrifices; mais nous, nous nélevons point à nos martyrs des temples
1. Exod. VIII.
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comme à des dieux, mais des tombeaux comme à des morts dont les esprits sont vivants devant Dieu. Nous ne dressons point dautels pour leur offrir des sacrifices, mais nous immolons lhostie à Dieu seul, qui est notre Dieu et le leur. Pendant ce sacrifice, ils sont nommés en leur lieu et en leur ordre, comme des hommes de Dieu qui, en confessant son nom, ont vaincu le monde; mais le prêtre qui sacrifie ne les invoque point : cest à Dieu quil sacrifie et non pas à eux, quoiquil sacrifie en mémoire deux; car il est prêtre de Dieu et non des martyrs. Et en quoi consiste le sacrifice lui-même? cest le corps de Jésus-Christ, lequel nest pas offert aux martyrs, parce queux-mêmes sont aussi ce corps. A quels miracles croira-t-on de préférence? aux miracles de ceux qui veulent passer pour dieux, ou aux miracles de ceux qui ne les font que pour établir la foi en la divinité de Jésus-Christ? A qui se fier? à ceux qui veulent faire consacrer leurs crimes ou à ceux qui ne souffrent pas même que lon consacre leurs louanges, et qui veulent quon les rapporte à la gloire de celui en qui on les loue? Cest en Dieu, en effet, que leurs âmes sont glorifiées 1 . Croyons donc à la vérité de leurs discours et à la puissance de leurs miracles; car cest pour avoir dit la vérité quils ont souffert la mort, et cest la mort librement subie qui leur a valu le don des miracles. Et lune des principales vérités quils ont affirmées, cest que Jésus-Christ est ressuscité des morts et quil a fait voir, en sa chair limmortalité de la résurrection quil nous a promise au commencement du nouveau siècle ou à la fin de celui-ci.
CHAPITRE XI.CONTRE LES PLATONICIENS QUI PRÉTENDENT PROUVER, PAR LE POIDS DES ÉLÉMENTS, QUUN CORPS TERRESTRE NE PEUT DEMEURER DANS LE CIEL.
A cette grâce signalée de Dieu, quopposent ces raisonneurs dont Dieu sait que les pensées sont vaines 2 ? Ils argumentent sur le poids des éléments. Platon, leur maître, leur a enseigné en effet que deux des grands éléments du monde, et les plus éloignés lun de lautre, le feu et la terre, sont joints et unis par deux éléments intermédiaires, cest-à-dire par lair
1. Ps. XXXIII, 3. 2. Ibid. XCIII, 11.
et par leau 1. Ainsi, disent-ils, puisque la terre est le premier corps en remontant la série, leau le second, lair le troisième, et le ciel le quatrième, un corps terrestre ne peut pas être dans le ciel. Chaque élément, pour tenir sa place, est tenu en équilibre par son propre poids 2. Voilà les arguments dont la faiblesse présomptueuse des hommes se sert pour combattre la toute-puissance de Dieu, Que font donc tant de corps terrestres dans lair, qui est le troisième élément au-dessus de la terre? à moins quon ne veuille dire que celui qui a donné aux corps terrestres des oiseaux la faculté de sélever en lair par la légèreté de leurs plumes ne pourra donner aux hommes, devenus immortels, la vertu de résider même au plus haut des cieux! A ce compte, les animaux terrestres qui ne peuvent voler, comme sont les hommes, devraient vivre sous la terre comme les poissons, qui sont des animaux aquatiques et vivent sous leau. Pourquoi un animal terrestre ne tire-t-il pas au moins sa vie du second élément, qui est leau, et ne peut-il y séjourner sans être suffoqué ; et pourquoi faut-il quil vive dans le troisième? Y a-t-il donc erreur ici dans lordre des éléments, ou plutôt nest-ce pas leur raisonnement, et non la nature, qui est en défaut? Je ne reviendrai pas ici sur ce que jai déjà dit au troisième livre 3, comme par exemple quil y a beaucoup de corps terrestres pesants, tels que le plomb, auxquels lart peut donner une certaine figure qui leur permet de nager sur leau. Et lon refusera au souverain artisan le pouvoir de donner au corps humain une qualité qui lélève et le retienne dans le ciel! Il y a plus, et ces philosophes ne peuvent pas même se servir, pour me combattre, de lordre prétendu des éléments. Car si la terre occupe par son poids la première région, si leau vient ensuite, puis lair, puis le ciel, lâme est au-dessus de tout cela. Aristote en fait un cinquième corps 4, et Platon nie quelle
1. Platon, Timée, trad. fr., tome XI.
2. Voyez Pline, Hist. nat., livre II, ch. 4. 3. Chap. 18. 4. Cest sans doute sur la foi de Cicéron que saint Augustin attribue à Aristote cette étrange doctrine. Nous trouvons en effet dans les Tusculanes un passage doù il est naturel de conclure que lâme nétait pour Aristote quun élément plus pur que les autres (Tusc. Qu., lib. s, cap. 10). La vérité est quAristote admettait en effet au-dessous des quatre éléments, reconnus par tonte la physique ancienne, une cinquième substance dont les astres sont formés. Maie jamais ce grand esprit na fait de lâme humaine une substance corporelle. Suivant sa définition si précise et toute sa doctrine si amplement développée dans le beau traité De anima, lâme est pour lui la forme ou lénergie du corps, cest-à-dire son essence et sa vie.
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soit un corps. Or, si elle est un cinquième corps, assurément ce corps est au-dessus de tous les autres; et si elle nest point un corps, elle les surpasse tous à un titre encore plus élevé. Que fait-elle donc dans un corps terrestre? que fait la chose la plus subtile, la plus légère, la plus active de toutes, dans une masse si grossière, si pesante et si inerte? Une nature à ce point excellente ne pourra-t-elle pas élever son corps dans le ciel? Et si maintenant des corps terrestres ont la vertu de retenir les âmes en bas, les âmes ne pourront-elles pas un jour élever en haut des corps terrestres? Passons à ces miracles de leurs dieux quils opposent à ceux de nos martyrs, et nous verrons quils nous justifient. Certes, si jamais les dieux païens ont fait quelque chose dextraordinaire, cest ce que rapporte Varron dune vestale qui, accusée davoir violé son voeu de chasteté, puisa de leau du Tibre dans un crible et la porta à ses juges, sans quil sen répandît une seule goutte 1. Qui soutenait sur le crible le poids de leau? qui lempêchait de fuir à travers tant douvertures? Ils répondront que cest quelque dieu ou quelque démon. Si cest un dieu, en est-il un plus puissant que celui qui a créé le monde? et si cest un démon, est-il plus puissant quun ange soumis au Dieu créateur du monde? Si donc un dieu inférieur, ange ou démon, a pu tenir suspendu un élément pesant et liquide, en sorte quon eût dit que leau avait changé de nature, le Dieu tout-puissant, qui a créé tous les éléments, ne pourra-t-il ôter à un corps terrestre sa pesanteur, pour quil habite, renaissant et vivifié.Où il plaira à lesprit qui le vivifie? Dailleurs, puisque ces philosophes- veulent que lair soit entre le feu et leau, au-dessous de lun et au-dessus de lautre, doù vient que nous le trouvons souvent entre leau et leau, ou entre leau et la terre? Quest-ce que les nuées, selon eux? de leau, sans doute; et cependant, ne trouve-t-on pas lair entre elles et les mers? Par quel poids et quel ordre des éléments, des torrents deau, très-impétueux et très-abondants, sont-ils suspendus dans les nues, au-dessus de lair, avant de courir au-dessous de lair sur la terre? Et enfin, pour
1. Voyez plus haut, livre X, ch. 16.
quoi lair est-il entre le ciel et la terre dans toutes les parties du monde, si sa place est entre le ciel et leau, comme celle de leau est entre lair et la terre? Bien plus, si lordre des éléments veut, comme le dit Platon, que les deux extrêmes, cest-à-dire le feu et la terre, soient unis par les deux autres qui sont au milieu, cest-à-dire leau et le feu, et que le feu occupe le plus haut du ciel, et la terre la plus basse partie du monde comme une sorte de fondement, de telle sorte que la terre ne puisse être dans le ciel, pourquoi le feu est-il sur la terre? Car enfin, dans leur système, ces deux éléments, la terre et le feu, le plus bas et le plus haut, doivent se tenir si bien, chacun à sa place, que ni celui qui doit être en bas ne puisse monter en haut, ni celui qui est en haut descendre en bas. Ainsi, puisquà leur avis il ne peut y avoir la moindre parcelle de feu dans le ciel, nous ne devrions pas voir non plus la moindre parcelle de feu sur la terre. Cependant le feu est si réellement sur la terre, et même sous la terre, que les sommets des montagnes le vomissent; outre quil sert sur la terre aux différents usages des hommes, et quil naît même dans la terre, puisque nous le voyons jaillir du bois et du caillou, qui sont sans doute des corps terrestres. Mais le feu den liant, disent-ils, est un feu tranquille, pur, inoffensif et éternel, tandis que celui-ci est violent, chargé de vapeur, corruptible et corrompant 1. Il ne corrompt pourtant pas les montagnes et les cavernes, où il brûle continuellement. Mais je veux quil soit différent de lautre, afin de pouvoir servir à nos besoins. Pourquoi donc ne veulent-ils pas que la nature des corps terrestres, devenue un jour incorruptible, puisse un jour se mettre en harmonie avec celle du ciel, comme aujourdhui le feu corruptible sunit avec la terre? Ils ne sauraient donc tirer aucun avantage ni du poids, ni de lordre des éléments, pour montrer quil est impossible au Dieu tout-puissant de modifier nos corps de telle sorte quils puissent demeurer dans le ciel.
1. Voyez Plotin, Ennead., II, lib. I, capp. 7, 8; lib. II, cap. 11 et alibi.
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CHAPITRE XII.CONTRE LES CALOMNIES ET LES RAILLERIES DES INFIDÈLES AU SUJET DE LA RÉSURRECTION DES CORPS.
Mais nos adversaires nous pressent de questions minutieuses et ironiques sur la résurrection de la chair; ils nous demandent si les créatures avortées ressusciteront; et comme Notre-Seigneur a dit : « En vérité, je vous le déclare, le moindre cheveu de votre tête ne périra pas 1» ; ils nous demandent encore si la taille et la force seront égales en tous, ou si les corps seront de différentes grandeurs. Dans le premier cas, doù les êtres avortés, supposé quils ressuscitent, prendront-ils ce qui leur manquait en naissant? Et si lon dit quils ne ressusciteront pas, nétant pas véritablement nés, la même difficulté sélève touchant les petits enfants venus à terme, mais morts au berceau. En effet, nous ne pouvons pas dire que ceux qui nont pas été seulement engendrés, mais régénérés par le baptême, ne ressusciteront pas De plus, ils demandent de quelle stature seront les corps dans cette égalité de tous : sils ont tous la longueur et la largeur de ceux qui ont été ici les plus grands, où plusieurs prendront-ils ce qui leur manquait sur terre pour atteindre à cette hauteur? Autre question : si, comme dit lApôtre, nous devons parvenir à « la plénitude de lâge de Jésus-Christ 2 »; si, selon le même Apôtre, « Dieu nous a prédestinés pour être rendus conformes à limage de son Fils 3»; si, en dautres termes, le corps de Jésus-Christ doit être la mesure de tous ceux qui seront dans son royaume, il faudra, disent-ils, retrancher de la stature de plusieurs hommes. Et alors comment saccomplira cette parole : « Que le moindre cheveu de votre tête ne périra pas?» Et au sujet des cheveux mêmes, ne demandent-ils pas encore si nous aurons tous ceux que le barbier nous a retranchés? Mais dans ce cas, de quelle horrible difformité ne serions-nous pas menacés! Car ce qui arrive aux cheveux ne manquerait pas darriver aux ongles. Où serait donc alors la bienséance, qui doit avoir ses droits en cet état bienheureux plus encore que dans cette misérable vie? Dirons-nous que tout cela ne reviendra pas aux ressuscités? Tout cela périra donc; et alors,
1. Luc, XXI, 18. 2. Ephés. IV, 13. 3. Rom. VIII, 29.
pourquoi prétendre quaucun des cheveux de notre tête ne périra? Mêmes difficultés sur la maigreur et lembonpoint : car si tous les ressuscités sont égaux, les uns ne seront plus maigres, et les autres ne seront plus gras. Il y aura à retrancher aux uns, à ajouter aux autres, Les uns gagneront ce quils navaient pas, les autres perdront ce quils avaient. On ne soulève pas moins dobjections au sujet de la corruption et de la dissolution des corps morts, dont une partie sévanouit en poussière et une autre sévapore dans lair; de plus, les uns sont mangés par les bêtes, les autres consumés par le feu; dautres tombés dans leau par suite dun naufrage ou autrement, se corrompent et se liquéfient. Comment croire que tout cela puisse se réunir pour reconstituer un corps? Ils se prévalent encore des défauts qui viennent de naissance ou daccident; ils allèguent les enfantements monstrueux, et demandent dun air de dérision si les corps contrefaits ressusciteront dans leur même difformité. Répondons-nous que la résurrection fera disparaître tous ces défauts? ils croient nous convaincre de contradiction par les cicatrices du Sauveur que nous croyons ressuscitées avec lui. Mais voici la question la plus difficile : A qui doit revenir la chair dun homme, quand un autre homme affamé en aura fait sa nourriture? Cette chair sest assimilée à la substance de celui qui la dévorée et a rempli les vides quavait creusés chez lui la maigreur. On demande donc si elle retournera au premier homme qui la possédait, ou à celui qui sen est nourri. Cest ainsi que nos adversaires prétendent livrer au ridicule la foi dans la résurrection, sauf à promettre à lâme, avec Platon, une vicissitude éternelle de véritable misère et de fausse félicité 1, ou à soutenir avec Porphyre quaprès diverses révolutions à travers les corps, elle verra la fin de ses misères, non en prenant un corps immortel, mais en restant affranchie de toute espèce de corps.
1. Nous avons fait remarquer plus haut, que Platon nadmet quavec réserve la doctrine pythagoricienne de la métempsycose, et que, dans le Phèdre, le Gorgias, le Timée, la République et le Phédon, il annonce expressément aux âmes justes une immortalité de bonheur au sein de la divinité.
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CHAPITRE XIII.SI LES ENFANTS AVORTÉS, ÉTANT COMPRIS AU NOMBRE DES MORTS, NE LE SERONT PAS AU NOMBRE DES RESSUSCITÉS.
Je vais répondre, avec laide de Dieu, aux objections que jai mises dans la bouche de nos adversaires. Je noserai nier, ni assurer que les enfants avortés, qui ont vécu dans le sein de leur mère et y sont morts, doivent ressusciter. Cependant je ne vois pas pourquoi, étant du nombre des morts, ils seraient exclus de la résurrection. En effet, ou bien tous les morts ne ressusciteront pas, et il y aura des âmes qui demeureront éternellement sans corps, comme celles qui nen ont eu que dans le- sein maternel; ou bien, si toutes les âmes humaines reprennent les corps quelles ont eus, en quelque lieu quelles les aient laissés, je ne vois pas de raison pour exclure de la résurrection les enfants même qui sont morts dans le sein de leur mère. Mais à quelque sentiment quon sarrête, tout au moins faut-il leur appliquer, sils ressuscitent, ce que nous allons dire des enfants déjà nés.
CHAPITRE XIV.SI LES ENFANTS RESSUSCITERONT AVEC LE MÊME CORPS QUILS AVAIENT A LÂGE OÙ ILS SONT MORTS.
Que dirons-nous donc des enfants, sinon quils ne ressusciteront pas dans létat de petitesse où ils étaient en mourant? Ils recevront, en un instant, par la toute-puissance de Dieu, laccroissement auquel ils devaient parvenir avec le temps. Quand Notre-Seigneur a dit: « Pas un cheveu de votre tête ne périra 1 »; il a entendu que nous ne perdrons rien de ce que nous avions, mais non pas que nous ne gagnerons rien de ce qui nous manquait. Or, ce qui manque à un enfant qui meurt, cest le développement complet de son corps. Il a beau être parfait comme enfant, la perfection de la grandeur corporelle lui manque, et il ne latteindra que parvenu au terme de sa croissance. On peut dire en un sens que, dès quil est conçu, il possède tout ce quil doit acquérir : il le possède idéalement et en puissance, mais non en fait, de même que toutes les parties du corps humain sont contenues dans la semence, quoique plusieurs
1. Luc, XXI, 18.
manquent aux enfants déjà nés, les dents, par exemple, et autres parties analogues. Cest dans cette raison séminale de la matière quest renfermé tout ce quon ne voit pas encore, tout ce qui doit paraître un jour. Cest en elle que lenfant, qui sera un jour petit ou grand, est déjà grand ou petit. Cest par elle enfin quà la résurrection des corps, nous ne perdrons rien de ce que nous avions ici-bas; et dussent les hommes ressusciter tous égaux et avec une taille de géants, ceux qui lont eue nen perdront rien, puisque Jésus-Christ a dit : Aucun cheveu de votre-tête ne périra; et, quant aux autres, ladmirable Ouvrier qui a tiré toutes choses du néant ne sera pas en peine de suppléer à ce qui leur manque 1.
CHAPITRE XV.SI LA TAILLE DE JÉSUS-CHRIST SERA LE MODÈLE DE LA TAILLE DE TOUS LES HOMMES, LORS DE LA RÉSURRECTION.
Il est certain que Jésus-Christ est ressuscité avec la même stature quil avait à sa mort, et ce serait se tromper que de croire quau jour de la résurrection générale, il prendra, pour égaler les plus hautes statures, une grandeur charnelle quil navait pas, quand il apparut à ses disciples sous la forme qui leur était connue. Maintenant, dirons-nous que les plus grands doivent être réduits à la mesure du Sauveur? mais alors il serait beaucoup retranché du corps de plusieurs, ce qui va contre cette parole divine: « Pas un cheveu « de votre tête ne périra». Reste donc à dire que chacun prendra la taille quil avait dans sa jeunesse, bien quil soit mort vieux, ou celle quil aurait dû prendre un jour, si la mort rie leût prévenu. Quant à cette mesure de lâge parfait de Jésus-Christ, dont parle lApôtre 2, ou bien il ne faut pas lentendre à la lettre et dire que la mesure parfaite de ce chef mystique trouvera son accomplissement dans la perfection de ses membres; ou, si nous lentendons de la résurrection des corps, il faut croire que les corps ne ressusciteront ni au-dessus, ni au-dessous de la jeunesse, mais dans lâge et dans la force où nous savons que Jésus-Christ était arrivé. Les plus savants même dentre les païens ont fixé la
1. Comp. saint Augustin, Enchiridion, n. 23; De Gen. ad litt., lib. III, 23. 2. Ephés. IV, 13.
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plénitude de la jeunesse à lâge de trente ans environ 1, après lequel lhomme commence à être sur le retour et incline vers la vieillesse. Aussi lApôtre na-t-il pas dit: A la mesure du corps ou de la stature; mais : A la mesure de lâge parfait de Jésus-Christ.
CHAPITRE XVI.COMMENT IL FAUT ENTENDRE QUE LES SAINTS SERONT RENDUS CONFORMES A LIMAGE DU FILS DE DIEU.
Et quand lApôtre parle de ces « prédestinés qui seront rendus conformes à limage du Fils de Dieu 2 », on peut fort bien entendre quil sagit de lhomme intérieur. Cest ainsi quil est dit dans un autre endroit: « Ne vous conformez point au siècle, mais réformez-vous par un renouvellement de votre esprit 3 ». Cest par la même partie de notre être que nous devons réformer pour nêtre pas conformes au siècle, que nous deviendrons conformes au Fils de Dieu. On peut encore entendre cette parole dans ce sens que, Dieu-lui-même sétant rendu conforme à nous, quand il a pris la condition mortelle, de même nous lui serons conformes par limmortalité, ce qui a rapport aussi à la résurrection des corps. Si lon veut expliquer ces paroles par la forme sous laquelle les corps ressusciteront, cette conformité, aussi bien que la mesure dont parle lApôtre, ne regardera que lâge, et non pas la taille. Chacun donc ressuscitera aussi grand quil était ou quil aurait été dans sa jeunesse, et quant à la forme, il importera peu que ce soit celle dun vieillard ou dun enfant, puisque ni lesprit ni le corps ne seront plus sujets à aucune faiblesse. Si donc on savisait de soutenir que chacun ressuscitera dans la même conformation des membres quil avait à sa mort, il ny aurait pas lieu à sengager contre lui dans une laborieuse discussion.
CHAPITRE XVII.SI LES FEMMES, EN RESSUSCITANT, GARDERONT LEUR SEXE.
De ces paroles: « Jusquà ce que nous par« venions tous à létat dhomme parfait, à la
1. Cest en effet lopinion dHippocrate et celle de Varron, daprès Cennorinus, De die natali, cap. 14. Comp. Aulu-Gelle, Noct. att., lib. X, cap. 28. 2. Rom. VIII, 29. 3. Ibid. XII, 2.
mesure de la plénitude de lâge de Jésus-Christ », et de celles-ci: « Rendus conformes à limage du Fils de Dieu », quelques-uns ont conclu 1 que les femmes ne ressusciteront point dans leur sexe, mais dans celui de lhomme, parce que Dieu a formé lhomme seul du limon de la terre, et quil a tiré la femme de lhomme. Pour moi, jestime plus raisonnable de croire à la résurrection de lun et de lautre sexe. Car il ny aura plus alors cette convoitise qui nous cause aujourdhui de la confusion. Aussi bien, avant le péché, lhomme et la femme étaient nus, et ils nen rougissaient pas. Le vice sera donc retranché de nos corps, mais leur nature subsistera. Or, le sexe de la femme nest point en elle un vice; cest sa nature. Dailleurs, il ny aura plus alors ni commerce charnel ni enfantement, et la femme sera ornée dune beauté nouvelle qui nallumera pas la convoitise désormais disparue, mais qui glorifiera la sagesse et la bonté de Dieu, qui a fait ce qui nétait pas, et délivré de la corruption ce quil a fait. Il fallait, au commencement du genre humain, quune côte fût tirée du flanc de lhomme endormi pour en faire une femme; car cest là un symbole prophétique de Jésus-Christ et de son Eglise. Ce sommeil dAdam 2 était la mort du Sauveur 3, dont le côté fut percé dune lance sur la croix, après quil eut rendu lesprit; il en sortit du sang et de leau 4, lesquels figurent les sacrements, sur lesquels lEglise est « édifiée » ; aussi lEcriture sest-elle servie de ce mot: car elle ne dit pas que Dieu forma ou façonna la côte du premier homme, mais quil « lédifia en femme 5 », doù vient que lApôtre appelle lEglise lédifice du corps de Jésus-Christ 6. La femme est donc la créature de Dieu aussi bien que lhomme, mais elle a été faite de lhomme, pour consacrer lunité, et elle en a été faite de cette manière pour figurer Jésus-Christ et lEglise. Celui qui a créé lun et lautre sexe les rétablira tous deux. Aussi Jésus-Christ lui-même quand les Sadducéens, qui niaient la résurrection, lui demandèrent auquel des sept frères appartiendrait la femme qui les avait tous eus pour maris lun après lautre, chacun voulant, selon le précepte de la loi, perpétuer
1. Cétait le sentiment dOrigène, comme nous lapprend saint Jérôme dans sa lettre à Pammachius. 2. Gen. II, 21. 3. Comp. saint Augustin, De Gen. contra Man., n. 37. 4. Jean, XIX, 34. 5. Gen. II, 22. 6. Ephés. IV, 13.
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la postérité de son frère: « Vous vous trompez leur dit-il, faute de connaître les Ecriture elle pouvoir de Dieu 1 ». Et loin de dire comme cétait le moment: Que me demandez - vous? celle dont vous me parlez sera plus une femme, mais un homme, il ajouta; « Car à la résurrection on ne se mariera point et où népousera point; mais tous seront comme les anges de Dieu dans le ciel 2 ». Ils seront en effet égaux aux anges pour limmortalité et la. béatitude, mais non quant au corps, ni quant à la résurrection, dont les anges nont pas eu besoin, parce quils nont pas pu mourir. Notre-Seigneur a donc dit quil ny aura point de noces à la résurrection, mais non pas quil ny aura point de femmes; et il la dit en une occasion où la réponse naturelle était : Il ny aura point de femmes, sil avait prévu quil ne devait point y en avoir. Bien plus, il a déclaré que la différence des sexes subsisterait, en disant: « On ne sy mariera point », ce qui regarde les femmes, et : « On ny épousera point », ce qui regarde les hommes. Aussi celles qui se marient ici-bas, comme ceux qui y épousent, seront à la résurrection; mais ils ny feront point de telles alliances.
CHAPITRE XVIII.DE LHOMME PARFAIT, CEST-à-DIRE DE JÉSUS-CHRIST, ET DE SON CORPS, CEST-A-DIRE DE LÉGLISE, QUI EN EST LA PLÉNITUDE.
Pour comprendre ce que dit lApôtre, que nous parviendrons tous à létat dhomme parfait, il faut examiner avec attention toute la suite de sa pensée. Il sexprime ainsi: « Celui qui est descendu est celui-là même qui est monté au-dessus de tous les cieux, afin de consommer toutes choses. Lui-même en a établi quelques-uns apôtres, dautres prophètes, ceux-ci évangélistes, ceux-là pasteurs et docteurs, pour la consommation des saints, loeuvre du ministère et lédifice du corps de Jésus-Christ, jusquà ce que nous parvenions tous à lunité dune même foi, à la connaissance du Fils de Dieu, à létat dhomme parfait et à la mesure de la plénitude de lâge de Jésus-Christ, afin que nous ne soyons plus comme des enfants, nous laissant aller à tout vent de doctrine et aux illusions des hommes fourbes qui
1. Matt. XXII, 29. 2. Ibid. 30.
veulent nous engager dans lerreur, mais que, pratiquant la vérité parla charité, nous croissions en toutes choses dans Jésus-Christ, qui est la tête. doù tout le corps bien lié et bien disposé reçoit, selon la mesure et la force de chaque partie, le développement nécessaire pour sédifier soi-même dans la charité 1 ». Voilà quel est lhomme parfait: la tête dabord, puis le corps composé de tous les membres, qui recevront la dernière perfection en leur temps. Chaque jour cependant, de nouveaux éléments se joignent à ce corps, tandis que sédifie lEglise à qui lon dit: « Vous êtes le corps de Jésus-Christ et ses membres 2 » ; et ailleurs: « Pour son corps qui est 1Eglise 3 » ; et encore: « Nous ne sommes- tous ensemble quun seul pain et quun seul corps 4 ». Cest de lédifice de ce corps quil est dit ici: « Pour la consommation des saints, pour loeuvre du ministère et lédifice du corps de Jésus-Christ ». Puis lApôtre ajoute ce passage dont il est question: « Jusquà ce que nous parvenions tous à « lunité dune même foi, à la connaissance du Fils de Dieu, à létat dhomme parfait et à la mesure de la plénitude de lâge de Jésus-Christ »; et le reste, montrant enfin de quel corps on doit entendre cette mesure par ces paroles; « Afin que nous croissions en toutes tout le corps bien lié et bien disposé reçoit, selon la mesure et la force de chaque partie, le développement qui lui convient». Comme il y a une mesure de chaque partie, il y en a aussi une de tout le corps, composé de toutes ces parties; et cest la mesure de la plénitude dont il est dit: « A la mesure de la plénitude de lâge de Jésus-Christ». LApôtre fait encore mention de cette plénitude, lorsque, parlant de Jésus-Christ, il dit ; « Il la établi pour être le chef de toute IEglise, qui est son corps et sa plénitude, lui qui consomme tout en tous 5 ».Mais, lors même quil faudrait entendre le passage dont il sagit de la résurrection, qui nous empêcherait dappliquer aussi à la femme ce quil dit de lhomme, en prenant lhomme pour tous les deux, comme dans ce verset du Psaume: « Bienheureux lhomme qui craint le Seigneur 6 ! » Car assurément les femmes qui craignent le Seigneur sont comprises dans la pensée du Psalmiste.
1. Ephés. IV, 10-16. 2. I Cor. XII, 27. 3. Coloss. I, 24 . 4. I Cor. X 17 5. Ephés. I, 22,23 6. Ps. CXI, 1.
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CHAPITRE XIX.TOUS LES DÉFAUTS CORPORELS, QUI, PENDANT CETTE VIE, SONT CONTRAIRES À LA BEAUTÉ DE LHOMME, DISPARAÎTRONT A LA RÉSUMRECTION, LA SUBSTANCE NATURELLE DU CORPS TERRESTRE DEVANT SEULE SUBSISTER, MAIS AVEC DAUTRES PROPORTIONS DUNE JUSTESSE ACCOMPLIE.
Est-il besoin de répondre maintenant aux objections tirées des ongles et des cheveux? Si lon a bien compris une fois quil ne périra rien de notre corps, afin quil nait rien de difforme, on comprendra aussi aisément que ce qui ferait une monstrueuse énormité sera distribué dans toute la masse du corps, et non pas accumulé à une place où la proportion des membres en serait altérée. Si, après avoir fait un vase dargile, on le voulait défaire pour en recomposer un vase nouveau, il ne serait pas nécessaire que cette portion de terre qui formait lanse ou le fond dans le premier vase, les formât aussi dans le second; il suffirait que toute largile y fût employée. Si donc les ongles et les cheveux, tant de fois coupés, ne peuvent revenir à leur place quen produisant une difformité, ils ny reviendront pas. Cependant ils ne seront pas anéantis, parce quils seront changés en la même chair à laquelle ils appartenaient, afin dy occuper une place où ils ne troublent pas léconomie générale des parties. Je ne dissimule pas, au surplus, que cette parole du Seigneur: « Pas un cheveu de votre tête ne périra », ne paraisse sappliquer plutôt au nombre des cheveux quà leur longueur. Cest dans ce sens quil a dit aussi : « Tous les cheveux de votre tête sont comptés 1 ». Je ne crois donc pas que rien doive périr de notre corps de tout ce qui lui était naturel; je veux seulement montrer que tout ce qui en lui était défectueux, et servait à faire voir la misère de sa condition, sera rendu à sa substance transfigurée, le fond de lêtre restant tout entier, tandis que la difformité seule périra. Si un artisan ordinaire, qui a mal fait une statue, peut la refondre si bien quil en conserve toutes les parties, sans y laisser néanmoins ce quelle avait de difforme, que ne faut-il pas attendre, je le demande, du suprême Artisan? Ne pourra-t-il ôter et retrancher aux corps des hommes toutes les difformités naturelles ou monstrueuses, qui sont une condition de cette vie
1. Luc, XII, 7.
misérable, mais qui ne peuvent convenir à la félicité future des saints, comme ces accroissements naturels sans doute, mais cependant disgracieux, de notre corps, sans rien enlever pour cela de sa substance? Il ne faut point dès lors que ceux qui ont trop ou trop peu dembonpoint appréhendent dêtre au séjour céleste ce quils ne voudraient pas être, même ici-bas. Toute la beauté du corps consiste, en effet, en une certaine proportion de ses parties, couvertes dun coloris agréable. Or, quand cette proportion manque, ce qui choque la vue, cest quil y a quelque chose qui fait défaut, ou quelque chose dexcessif. Ainsi donc, cette difformité qui résulte de la disproportion des parties du corps disparaîtra, lorsque le Créateur, par des moyens connus de lui, suppléera à ce qui manque ou ôtera le superflu. Et quant à la couleur des chairs, combien na sera-t-elle pas vive et éclatante en ce séjour où : « Les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur père 1 ?» Il faut croire que Jésus-Christ déroba cet éclat aux yeux de ses disciples, quand il parut devant eux après sa résurrection; car ils nauraient pu le soutenir, et cependant ils avaient besoin de regarder leur maître pour le reconnaître. Cest pour cette raison quil leur fit toucher ses cicatrices, quil but et mangea avec eux, non par nécessité, mais par puissance. Quand on ne voit pas un objet présent, tout en voyant dautres objets également présents, comme il arriva aux disciples qui ne virent pas alors léclat du visage de Jésus-Christ, quoique présent, et qui pourtant voyaient dautres choses, les Grecs appellent cet état aorasia mot que les Latins ont traduit dans la Genèse par caecitas, faute dun autre équivalent. Cest laveuglement dont les Sodomites furent frappés, lorsquils cherchaient la porte de Loth sans pouvoir la trouver. En effet, si ceût été chez eux une véritable cécité, comme celle qui empêche de rien voir, ils nauraient point cherché la porte pour entrer, mais des guides pour les ramener 2, Or, je ne sais comment, laffection que nous avons pour les bienheureux martyrs nous fait désirer de voir dans le ciel les cicatrices des plaies quils ont reçues pour le nom de Jésus-Christ, et peut-être les verrons-nous. Ce ne sera pas une difformité dans leur corps, mais
1. Matt. XIII, 43.
2. Comp. saint Augustin, Quaest. in Gen., qu. 42. (533)
une marque dhonneur, qui donnera de léclat, non point à leur corps, mais à icuz gloire. Il ne faut pas croire toutefois que les membres quon leur aura coupés leur manqueront à la résurrection, eux à qui il a été dit: « Pas un cheveu de votre tête ne périra ». Mais, sil est à propos quon voie, dans le siècle nouveau, ces marques glorieuses de leur martyre gravées jusque dans leur chair immortelle, on doit penser que les endroits où ils auront été blessés ou mutilés conserveront seulement une cicatrice, en sorte quils ne laisseront pas de recouvrer les membres quils avaient perdus. La foi nous assure, il est vrai, que dans lautre vie aucun des défauts de notre corps ne paraîtra plus; mais ces marques de vertu ne peuvent être considérées comme des défauts 1 .
CHAPITRE XX.AU JOUR DE LA RÉSURRECTION, LA SUBSTANCE DE NOTRE CORPS, DE QUELQUE MANIÈRE QUELLE AIT ÉTÉ DISSIPÉE, SERA RÉUNIE INTÉGRALEMENT.
Loin de nous la crainte que la toute-puissance du Créateur ne puisse rappeler, pour ressusciter les corps, toutes les parties qui ont été dévorées par les bêtes, ou consumées par le feu, ou changées en poussière, ou dissipées dans lair ! Loin de nous la pensée que rien soit tellement caché dans le sein de la nature, quil puisse se dérober à la connaissance ou au pouvoir du Créateur ! Cicéron, dont lautorité est si grande pour nos adversaires, voulant définir Dieu autant quil en est capable : « Cest, dit-il, un esprit libre et indépendant, dégagé de toute composition mortelle, qui connaît et meut toutes choses, et qui a lui-même un mouvement éternel 2», Cicéron sinspire ici des plus grands philosophes 3. Hé bien ! pour parler selon leur sentiment, peut-il y avoir une chose qui reste inconnue à celui qui connaît tout, ou qui se dérobe pour jamais à celui qui meut tout? Ceci me conduit â répondre à cette question
1. Comp. saint Jean Chrysostome, Hom., I in SS. Machab., n. 1, et saint Ambroise, lib. 10, in Lucam. 2. Tuscul. Lib. I, cap. 27.
3. La définition de Cicéron peut, en effet, sappliquer à merveille au dieu dAnaxagore et de Platon, et même au dieu dAristote, pourvu quon entende par le mouvement éternel quelle attribue au Moteur suprême, non pas un mouvement sensible et matériel, mais linvisible mouvement de la Pensée éternelle se repliant éternellement sur elle-même pour contempler sa propre essence.
qui paraît plus difficile que toutes les autres: à qui, lors de la résurrection, appartiendra la chair dun homme mort, devenue celle dun homme vivant? Supposez, en effet, quun malheureux, pressé par la faim, mange de la chair dun homme mort, et cest là une extrémité que nous rencontrons quelquefois dans lhistoire et dont nos misérables temps 1 fournissent aussi plus dun exemple, peut-on soutenir avec quelque raison que toute cette substance ait disparu par les sécrétions et quil ne sen soit assimilé aucune partie à la chair de celui qui sen est nourri, alors que lembonpoint quil a recouvré montre assez quelles ruines il a réparées par ce triste secours? Mais jai déjà indiqué plus haut le moyen de résoudre cette difficulté; car toutes les chairs que la faim a consommées se sont évaporées dans lair, et nous avons reconnu que la toute-puissance de Dieu en peut rappeler tout ce qui sy est évanoui. Cette chair mangée sera donc rendue à celui en qui elle a dabord commencé dêtre une chair humaine, puisque lautre ne la que demprunt, et cest comme un argent prêté quil doit rendre. La sienne, que la faim avait amaigrie, lui sera rendue par celui qui peut rappeler à son gré tout ce qui a disparu; et alors même quelle serait tout à fait anéantie et quil nen serait rien resté dans les plus secrets replis de la nature, le Dieu tout-puissant saurait bien y suppléer par quelque moyen. La Vérité ayant déclaré que « pas un cheveu de votre « tête ne périra u, il serait absurde de penser quun cheveu ne puisse se perdre, et que tant de chairs dévorées ou consumées par la faim pussent périr. De toutes ces questions que nous avons traitées et examinées selon notre faible pouvoir, il résulte que les corps auront, à la ré. surrection, la même taille quils avaient dans leur jeunesse, avec la beauté et la proportion de tous leurs membres. Il est assez vraisemblable que, pour garder cette proportion, Dieu distribuera dans toute la masse du corps ce qui, placé en un seul endroit, serait disgracieux, et quainsi il pourra même ajouter quelque chose à notre stature. Que si lon prétend que chacun ressuscitera dans la même stature quil avait à la mort, à la
1. Allusion à la famine qui désola Rome, quand elle fut assiégée en 409 par Alaric. Voyez les affreux détails rapportés par Sozomène ( Hist. eccles., lib. IX, cap. 8) et par saint Jérôme (Epist. XVI ad Principiam).
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bonne heure, pourvu quon bannisse toute difformité, toute faiblesse, toute pesanteur, toute corruption, et enfin tout autre défaut contraire à la beauté de ce royaume, où les enfants de la résurrection et de la promesse seront égaux aux anges de Dieu, sinon pour le corps et pour lâge, au moins pour la félicité.
CHAPITRE XXI.DU CORPS SPIRITUEL EN QUI SERA RENOUVELÉE ET TRANSFORMÉE LA CHAIR DES BIENHEUREUX.
Tout ce qui sest perdu des corps vivants ou des cadavres après la mort sera dès lors rétabli avec ce qui est demeuré dans les tombeaux, et ressuscitera en un corps nouveau et spirituel, revêtu dincorruptibilité et dimmortalité. Mais alors même que , par quelque fâcheux accident ou par la cruauté de mains ennemies, un corps humain serait entièrement réduit en poudre, et que, dissipé en air et en eau, il ne se trouverait pour ainsi dire nulle part, il ne pourra néanmoins être soustrait à la toute-puissance du Créateur, et pas un cheveu de sa tête ne périra. La chair devenue spirituelle sera donc soumise à lesprit; mais ce sera une chair néanmoins, et non un esprit, tout comme quand lesprit devenu charnel a été soumis à la chair, il reste un esprit, et non pas une chair. Nous avons donc de cela ici-bas une expérience qui est un effet de la peine du péché. En effet, ceux-là nétaient pas charnels selon la chair, mais selon lesprit, à qui lApôtre disait : « Je nai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des personnes qui sont encore charnelles 1 ». Et lhomme spirituel, en cette mortelle vie, ne laisse pas dêtre encore charnel selon le corps, et de voir en ses membres une loi qui résiste à la loi de son esprit. Mais il sera spirituel, même selon le corps, lorsque la chair sera ressuscitée et que cette parole de saint Paul se trouvera accomplie : « Le corps est semé animal, et il ressuscitera spirituel 2 », Or, quelles seront les perfections de ce corps spirituel ? Comme nous nen avons pas encore lexpérience, jaurais peur quil ny eût de la témérité à en parler. Toutefois, puisquil y va de la gloire de Dieu de ne pas cacher la joie quallume en nous lespérance, et que le Psalmiste, dans les plus violents transports dun
1. I Cor, III, 1. 2. Rom. VII, 23.
saint et ardent amour, sécrie: «Seigneur, jai aimé la beauté de votre maison 1 ! » tâchons, avec son aide, de conjecturer, par les grâces quil fait aux bons et aux méchants en cette vie de misère, combien doit être grande celle dont nous ne pouvons parler dignement, faute de lavoir éprouvée. Je laisse à part ce temps où Dieu créa lhomme droit; je laisse à part la vie bienheureuse de ce couple fortuné dans les délices du paradis terrestre, puisquelle fut si courte que leurs enfants neurent pas le bonheur de la goûter. Je ne parle que de cette condition misérable que nous connaissons, en laquelle nous sommes, qui est exposée à une infinité de tentations, ou, pour mieux dire, qui nest quune tentation continuelle, quelques progrès que nous fassions dans la vertu. Hé bien ! qui pourrait compter encore tous les témoignages que Dieu y donne aux hommes de sa bonté?
CHAPITRE XXII.DES MISÈRES ET DES MAUX DE CETTE VIE, QUI SONT DES PEINES DU PÉCHÉ DU PREMIER HOMME, ET DONT ON NE PEUT ÊTRE DÉLIVRÉ QUE PAR LA GRÂCE DE JÉSUS-CHRIST.
Que toute la race des hommes ait été condamnée dans sa première origine, cette vie même, sil faut lappeler une vie, le témoigne assez par les maux innombrables et cruels dont elle est remplie. En effet, que veut dire cette profonde ignorance où naissent les enfants dAdam, principe de toutes leurs erreurs, et dont ils ne peuvent saffranchir sans le travail, la douleur et la crainte? Que signifient tant daffections vaines et nuisibles doù naissent les cuisants soucis, les inquiétudes, les tristesses , les craintes, les fausses joies , les querelles, les procès, les guerres, les trahisons, les colères, les inimitiés, les tromperies, la fraude, la flatterie, les larcins, les rapines, la perfidie, lorgueil, lambition, lenvie, les homicides, les parricides, la cruauté, linhumanité, la méchanceté, la débauche, linsolence, limpudence, limpudicité, les fornications, les adultères, les incestes, les péchés contre nature de lun et de lautre sexe, et tant dautres impuretés quon noserait seulement nommer : sacriléges, hérésies, blasphèmes, parjures, oppression des innocents, calomnies, surprises, prévarications, faux
1. Ps. XXV,8.
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témoignages, jugements injustes , violences brigandages, et autres malheurs semblable que ne saurait embrasser la pensée, mais qu remplissent et assiégent la vie ? Il est vrai que ces crimes sont loeuvre des méchants ; mais ils ne laissent pas de venir tous de cette ignorance et de cet amour déréglé, comme dune racine que tous les enfants dAdam portent en eux en naissant. Qui en effet, ignore dans quelle ignorance manifeste chez les enfants, et dans combien de passions qui se développent au sortir même de lenfance, lhomme vient au monde ! Certes, si on le laissait vivre à sa guise et faire ce qui lui plairait, il nest pas un des crimes que jai nommés, sans parler de ceux que je nai pu nommer, où on ne le vît se précipiter. Mais, par un conseil de la divine Providence, qui nabandonne pas tout à fait ceux quelle a condamnés, et qui, malgré sa colère, narrête point le cours de ses miséricordes 1, la loi et linstruction veillent contre ces ténèbres et ces convoitises dans lesquelles nous naissons. Bienfait inestimable, mais qui ne sopère point sans peines et sans douleurs. Pourquoi, je vous le demande, toutes ces menaces que lon fait aux enfants, pour les retenir dans le devoir? pourquoi ces maîtres, ces gouverneurs, ces férules, ces fouets, ces verges dont lEcriture dit quil faut souvent se servir envers un enfant quon aime, de peur quil ne devienne incorrigible et indomptable 2? pourquoi toutes ces peines, sinon pour vaincre lignorance et réprimer la convoitise, deux maux qui avec nous entrent dans le monde ? Doù vient que nous avons de la peine à nous souvenir dune chose, et que nous loublions sans peine ; quil faut beaucoup de travail pour apprendre, et point du tout pour ne rien savoir ; quil en coûte tant dêtre diligent, et si peu dêtre paresseux? Cela ne dénote-t-il pas clairement à quoi la nature corrompue se porte par le poids de ses inclinations, et de quel secours elle a besoin pour sen relever? La paresse, la négligence, la lâcheté, la fainéantise, sont des vices qui fuient le travail, tandis que le travail même, tout bienfaisant quil puisse être, est une peine. Mais outre les peines de lenfance, sans lesquelles rien ne peut sapprendre de ce que
1. Ps. LXXVI, 10, 2. Eccli. XXX, 12.
veulent les parents, qui veulent rarement quelque chose dutile, où est la parole capable dexprimer, où est la pensée capable de comprendre toutes celles où les hommes sont sujets et qui sont inséparables de leur triste condition ? Quelle appréhension et quelle douleur ne nous causent pas, et la mort des personnes qui nous sont chères, et la perte des biens, et les condamnations, et les supercheries des hommes, et les faux soupçons, et toutes les violences que lon peut avoir à souffrir, comme les brigandages, les captivités, les fers, la prison, lexil, les tortures, les mutilations, les infamies et les brutalités, et mille autres souffrances horribles qui nous accablent incessamment? A ces maux ajoutez une multitude daccidents auxquels les hommes ne contribuent pas: le chaud, le froid, les orages, les inondations, les foudres, la grêle, les tremblements de terre, les chutes de maison, les venins des herbes, des eaux, de lair ou des animaux, les morsures des bêtes, ou mortelles ou incommodes., la rage dun chien, cet animal naturellement ami de lhomme, devenu alors plus à craindre que les lions et les dragons, et qui rend un homme quil a mordu plus redoutable aux siens que les bêtes les plus farouches. Que ne souffrent point ceux qui voyagent sur mer et sur terre? Qui peut se déplacer sans sexposer à quelque accident imprévu ? Un homme qui se portait fort bien, revenant chez lui, tombe, se rompt la jambe et meurt 1. Le moyen dêtre, en apparence, plus en sûreté quun homme assis dans sa chaise ! Héli tombe de la sienne et se tue 2. Quels accidents les laboureurs, ou plutôt tous les hommes, ne craignent-ils pas pour les biens de la campagne, tarit du côté du ciel et de la terre que du côté des animaux? Ils ne sont assurés de la moisson que quand elle est dans la grange, et toutefois nous en savons qui lont perdue, même quand elle y était, par des tempêtes et des inondations. Qui se peut assurer sur son innocence dêtre à couvert des insultes des démons, puisquon les voit quelquefois tourmenter dune façon si cruelle les enfants nouvellement baptisés, que Dieu, qui le permet ainsi, nous apprend bien par là à déplorer la misère de cette vie et à désirer la félicité de lautre? Que dirai-je des maladies, qui sont
1. Comp. Pline, Hist. nat., lib. VII, cap. 54. 2. I Rois, IV, 18.
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en si grand nombre que même les livres des médecins ne les contiennent pas toutes? la plupart des remèdes quon emploie pour les guérir sont autant dinstruments de torture, si bien quun homme ne peut se délivrer dune douleur que par une autre. La soif nai-elle pas contraint quelques malheureux à boire de lurine? la faim na-t-elle pas porté des hommes, non-seulement à se nourrir de cadavres humains quils avaient rencontrés, mais à tuer leurs semblables pour les dévorer? Na-t-on pas vu des mères, poussées par une faim exécrable, plonger le couteau dans le sein de leurs enfants? Le sommeil même, quon appelle proprement repos 1, combien est-il souvent inquiet, accompagné de songes terribles et affreux, qui effraient lâme et dont les images sont si vives quon ne les saurait distinguer des réalités de la veille? En certaines maladies, ces visions fantastiques tourmentent même ceux qui veillent , sans parler des illusions dont les démons abusent les hommes en bonne santé, afin de troubler du moins les sens de leurs victimes, sils ne peuvent réussir à les attirer à leur parti. Il ny a que la grâce du Sauveur Jésus-Christ, notre Seigneur et notre Dieu, qui nous puisse délivrer de lenfer de cette misérable vie. Cest ce que son nom même signifie: car Jésus veut dire Sauveur. Et nous lui devons demander surtout quaprès la vie actuelle, il nous délivre dune autre encore plus misérable, qui nest pas tant une vie quune mort. Ici-bas, bien que nous trouvions de grands soulagements à nos maux dans les choses saintes et dans lintercession des saints, ceux qui demandent ces grâces ne les obtiennent pas toujours; et la: Providence le veut ainsi, de peur quun motif temporel ne nous porte à suivre une religion quil faut plutôt embrasser en vue de lautre vie, où il aura plus de mal. Cest pour cela que la grâce aide les bons au milieu des maux, afin quils les supportent dautant plus constamment quils ont plus de foi. Les doctes du siècle prétendent que la philosophie y fait aussi quelque chose , cette philosophie que les dieux, selon Cicéron, ont accordée dans sa
1. Repos, en latin quies, ce qui donne occasion à saint Augustin détablir entre la quiétude naturelle du sommeil et son inquiétude trop fréquente une antithèse difficile à traduire en français.
pureté à un petit nombre dhommes 1. « Ils nont jamais fait, dit-il, et ne peuvent faire un plus grand présent aux hommes 2 . » Cela prouve que ceux mêmes que nous combattons ont été obligés de reconnaître en quelque façon que la grâce de Dieu est nécessaire pour acquérir la véritable philosophie. Et si la véritable philosophie, qui est lunique secours contre les misères de la condition mortelle, a été donnée à un si petit nombre dhommes, voilà encore une preuve que ces misères sont des peines auxquelles les hommes ont été condamnés. Or, comme nos philosophes tombent daccord que le ciel ne nous a pas fait de don plus précieux, il faut croire aussi quil na pu venir que du vrai Dieu, de ce Dieu qui est reconnu comme le plus grand de tous par ceux-là mêmes qui en adorent plusieurs.
CHAPITRE XXIII.DES MISÈRES DE CETTE VIE QUI SONT PROPRES AUX BONS INDÉPENDAMMENT DE CELLES QUI LEUR SONT COMMUNES AVEC LES MÉCHANTS.
Outre les maux de cette vie qui sont communs aux bons et aux méchants, les bons ont des traverses particulières à essuyer dans la guerre continuelle quils font à leurs passions. Les révoltes de la chair contre lesprit sont tantôt plus fortes, tantôt moindres, mais elles ne cessent jamais; de sorte que, ne faisant jamais ce que nous voudrions 3, il ne nous reste quà lutter contre toute concupiscence mauvaise, autant que Dieu nous en donne le pouvoir, et à veiller continuellement sur nous-mêmes, de crainte quune fausse apparence ne nous trompe, quun discours artificieux ne nous surprenne, que quelque erreur ne sempare de notre esprit, que nous ne prenions un bien pour un mal, ou un mal pour un bien, que la crainte ne nous détourne
1. Où est ce mot, de Cicéron? je nai pu le découvrir; mais il y a dans le De finibus (livre V, cap. 21) une pensée analogue. 2. Cicéron sexprime ainsi dans les Académiques (livre I, ch. 2), répétant une pensée de Platon qui se trouve dans le Timée (pag. 47 A, B). Voici le passage : « La vue est pour nous, à mon sentiment, la cause du plus grand bien; car personne naurait pu discourir, comme nous le faisons, sur lunivers, sans avoir contemplé les astres, le soleil et le ciel. Cest lobservation du jour et de la nuit, ce sont les révolutions des mois et des années, qui ont produit le nombre, fourni la notion du temps, et rendu possible létude de lunivers. Ainsi, nous devons à la vue la philosophie elle-même, le plus noble présent que le genre humain ait jamais reçu et puisse
jamais recevoir de la munificence des dieux (trad. de M. Cousin, tome XII, p. 148) ». 3. Galat. V, 17.
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de faire ce quil faut, que la passion ne nous porte à faire ce quil ne faut pas, que le soleil ne se couche sur notre colère 1, que la peine ne nous entraîne à rendre le mal pour le mal, quune tristesse excessive ou déraisonnable ne nous accable, que nous ne soyons ingrats pour un bienfait reçu, que les médisances ne nous troublent, que nous ne portions des jugements téméraires, que nous ne soyons accablés de ceux que lon porte contre nous, que le péché ne règne en notre corps mortel en secondant nos désirs, que nous ne fassions de nos membres des instruments diniquité pour le péché 2, que notre oeil ne suive ses appétits déréglés, quun désir de vengeance ne nous entraîne, que nous narrêtions nos regards ni nos pensées sur des objets illégitimes, que nous ne prenions du plaisir à entendre quelque parole outrageuse ou déshonnête, que nous ne fassions ce qui nest pas permis, quoique nous en soyons tentés, que, dans cette guerre pénible et pleine de dangers, nous ne nous promettions la victoire par nos propres forces, ou que nous cédions à lorgueil de nous lattribuer au lieu den faire honneur à celui dont lApôtre dit: « Grâces soient rendues à Dieu, qui nous donne la victoire par Notre-Seigneur Jésus-Christ 3 »; et ailleurs: « Nous demeurons victorieux au milieu de tous ces maux par la grâce de celui qui nous a aimés 4 ». Sachons pourtant que, quelque résistance que nous opposions aux vices et quelque avantage que nous remportions sur eux, tant que nous sommes dans ce corps mortel, nous ne pouvons manquer de dire à Dieu : « Remettez-nous nos dettes 5 »Mais dans ce royaume où nous demeurerons éternellement, revêtus de corps immortels, nous naurons plus de guerre ni de dettes, comme nous nen aurions jamais eu, si notre nature était demeurée dans sa première pureté . Ainsi cette guerre même, où nous sommes si exposés et dont nous désirons être délivrés par une dernière victoire, fait partie des maux de cette vie, qui, ainsi que nous venons de létablir par le dénombrement de tant de misères, a été condamnée par un arrêt divin.
1. Ephés. IV, 26. 2. Rom. IX, 12, 13. 3. I Cor. XV, 57. 4. Rom. VIII, 37 5. Matt. VI, 12
CHAPITRE XXIV.DES BIENS DONT LE CRÉATEUR A REMPLI CETTE VIE, TOUTE EXPOSÉE QUELLE SOIT A LA DAMNATION.
Cependant, il faut louer la justice de Dieu dans ces misères mêmes qui affligent le genre humain; car de quelle multitude de biens sa bonté na-t-elle pas aussi rempli cette vie ! Dabord, il na pas voulu arrêter, même après le péché, leffet de cette bénédiction quil a répandue sur les hommes, en leur disant: « Croissez et multipliez et remplissez la terre1», La fécondité est demeurée dans une race justement condamnée; et bien que le péché nous ait imposé la nécessité de mourir, il na pas pu nous ôter cette vertu admirable des semences, ou plutôt cette vertu encore plus admirable qui les produit, et qui est profondément enracinée et comme entée dans la substance du corps. Mais dans ce fleuve ou ce torrent qui emporte les générations humaines, le mal et le bien se mêlent toujours: le mal que nous devons à notre premier père, le bien que nous devons à la bonté du Créateur. Dans le mal originel, il y a deux choses : le péché et le supplice; et il y en a deux autres dans le bien originel : la propagation et la conformation. Jai déjà parlé suffisamment de ce double mal, je veux dire du péché, qui vient de notre audace, et du supplice, qui est leffet du jugement de Dieu, Jai dessein maintenant de parler des biens que Dieu a communiqués ou communique encore à notre nature, toute corrompue et condamnée quelle est. En la condamnant, il ne lui a pas ôté tout ce quil lui avait donné : autrement, elle ne serait plus du tout; et, en lassujétissant au démon pour la punir, il ne sest pas privé du pouvoir quil avait sur elle, puisquil a toujours conservé son empire sur le démon lui. même, qui dailleurs ne subsisterait pas un instant sans celui qui est lêtre souverain et le principe de tous les êtres. De ces deux biens qui se répandent du sein de sa bonté, comme dune source féconde, sur la nature humaine, même corrompue et condamnée, le premier, la propagation, fut le premier don que Dieu accorda à lhomme en le bénissant, lorsquil fit les premiers ouvrages du monde, dont il se reposa le septième jour. Pour la conformation, il la lui donne sans
1. Gen. I, 28.
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cesse par son action continuellement créatrice 1. Sil venait à retirer à soi sa puissance efficace, ses créatures ne pourraient aller au delà, ni accomplir la durée assignée à leurs mouvements mesurés, ni même conserver lêtre quelles ont reçu. Dieu a donc créé lhomme de telle façon quil lui a donné le pouvoir de se reproduire, sans néanmoins ly obliger; et sil a ôté ce pouvoir à quelques-uns, en les rendant stériles, il ne la pas ôté au genre humain. Toutefois, bien que cette faculté soit restée à lhomme, malgré son péché, elle nest pas telle quelle aurait été, sil navait jamais péché. Car depuis que lhomme est déchu par sa désobéissance de cet état de gloire où il avait été créé, il est devenu semblable aux bêtes 2 et engendre comme elles, gardant toujours en lui cependant cette étincelle de raison qui fait quil est encore créé à limage de Dieu. Mais si la conformation ne se joignait pas à la propagation, celle-ci demeurerait oisive et ne pourrait accomplir son ouvrage. Dieu en effet avait-il besoin pour peupler la terre que lhomme et la femme eussent commerce ensemble? il lui suffisait de créer plusieurs hommes comme il avait créé le premier. Et maintenant même, le mâle et la femelle pourraient saccoupler, et nengendreraient rien, sans laction créatrice de Dieu. De même que lApôtre a dit de linstitution spirituelle qui forme lhomme à la piété et à la justice : « Ce nest ni celui qui plante, ni celui qui arrose, qui est quelque chose, mais Dieu, qui donne laccroissement 3 »; ainsi lon peut dire que ce nest point lhomme, dans lunion conjugale, qui est quelque chose, mais Dieu qui donne lêtre; que ce nest point la mère, bien quelle porte son fruit - dans son sein et le nourrisse, qui est quelque chose, mais Dieu qui donne laccroissement. Lui seul, par laction quil exerce maintenant encore, fait que les semences se développent, et sortent de ces plis secrets et invisibles qui les tenaient cachées, pour exposer à nos yeux les beautés visibles que nous admirons. Lui seul, liant ensemble par des noeuds admirables la nature spirituelle et la nature corporelle, lune pour commander, lautre pour obéir, compose lêtre animé, ouvrage si grand et si merveilleux, que non-seulement lhomme, qui est un animal raisonnable, et par conséquent plus noble
1. Jean, VI, 17. 2. Ps. XLVIII, 13. 3. I Cor. III, 7.
et plus excellent que tous les animaux de la terre, mais la moindre petite mouche ne peut être attentivement considérée sans étonner lintelligence et faire louer le Créateur. Cest donc lui qui a donné à lâme humaine cet entendement où la raison et lintelligence sont comme assoupies dans les enfants, pour se réveiller et sexercer avec lâge, afin quils soient capables de connaître la vérité et daimer le bien, et quils acquièrent ces vertus de prudence, de force, de tempérance et de justice nécessaires pour combattre les erreurs et les autres vices, et pour les vaincre par le seul désir du Bien immuable et souverain. Que si cette capacité na pas toujours son effet dans la créature raisonnable, qui peut néanmoins exprimer ou seulement concevoir la grandeur du bien renfermé dans ce merveilleux ouvrage du Tout-Puissant? Outre lart de bien vivre et darriver à la félicité immortelle, art sublime qui sappelle la vertu, et que la seule grâce de Dieu en Jésus-Christ donne aux enfants de la promesse et du royaume, lesprit humain na-t-il pas inventé une infinité darts qui font bien voir quun entendement si actif, si fort et si étendu, même en les choses superflues ou nuisibles, doit avoir un grand fonds de bien dans sa nature, pour avoir pu y trouver tout cela? Jusquoù nest pas allée lindustrie des hommes dans lart de former des tissus, délever des bâtiments, dans lagriculture et la navigation? Que dimagination -et de perfection dans ces vases de toutes formes, dans cette multitude de tableaux et de statues! Quelles merveilles ne se font pas sur la scène, qui semblent incroyables à qui nen a pas été témoin! Que de ressources et de ruses pour prendre, tuer ou dompter les bêtes farouches! Combien de sortes de poisons, darmes, de machines, les hommes nont-ils pas inventées contre les hommes mêmes! combien de secours et de remèdes pour conserver la santé! combien dassaisonnements et de mets pour le plaisir de la bouche et pour réveiller lappétit! Quelle diversité de signes pour exprimer et faire agréer ses pensées, et au premier rang, la parole et lécriture ! quelle richesse dornements dans léloquence et la poésie pour réjouir lesprit et pour charmer loreille, sans parler de tant dinstruments de musique, de tant dairs et de chants ! Quelle connaissance admirable des mesures et des nombres ! quelle sagacité (539) desprit dans la découverte des harmonies et des révolutions des globes célestes ! Enfin, qui pourrait dire toutes les connaissances dont lesprit humain sest enrichi touchant les choses naturelles, surtout si on voulait insister sur chacune en particulier, au lieu de les rapporter en général ? Pour défendre même des erreurs et des faussetés, combien les philosophes et les hérétiques nont-ils pas fait paraître desprit? car nous ne parlons maintenant que de la nature de lentendement qui sert dornement à cette vie mortelle, et non de la foi et de la vérité par lesquelles on acquiert la vie immortelle. Certes une nature excellente, ayant pour auteur un Dieu également juste et puissant, qui gouverne lui-même tous ses ouvrages, ne serait jamais tombée dans ces misères, et de ces misères nirait point (les seuls justes exceptés) dans tous les tourments éternels, si elle navait été corrompue originairement dans le premier homme, doù sont sortis tous les autres, par quelque grand et énorme péché. Si nous considérons notre corps même, bien quil meure comme celui des bêtes, qui lont souvent plus robuste que nous, quelle bonté et quelle providence de Dieu y éclatent de toutes parts? Les organes des sens et les autres membres ny sont-ils pas tellement dis-pesés, sa forme et sa stature si bien ordonnées, quil paraît clairement avoir été fait pour le service et le ministère dune âme raisonnable? Lhomme na pas été créé courbé vers la terre, comme les animaux sans raison; mais sa stature droite et élevée lavertit de porter ses pensées et ses désirs vers le ciel 1. Dailleurs cette merveilleuse vitesse donnée à la langue et à la main pour parler et pour écrire, et pour exécuter tant de choses, ne montre-t-elle pas combien est excellente lâme qui a reçu un corps si bien fait pour serviteur ? que dis-je ? et quand bien même le corps naurait pas besoin dagir, les proportions en sont observées avec tant dart et de justesse, quil serait difficile de décider si, dans sa structure, Dieu
1. On se souvient du vers célèbre dOvide et de ce beau passage de Platon dans le Timée : « Quant à celle de nos âmes qui est la plus puissante en nous ( le nous la raison), voici ce quil en faut penser : cest que Dieu, la donnée chacun de nous comme un génie ; nous disons quelle habite le lieu le plus élevé de notre corps, parce que nous pensons avec raison quelle novas élève de la terre vers le ciel, notre patrie, car nous sommes une plante du ciel et non de la terre. Dieu, en élevant notre tête, et ce qui est pour nous comme la racine de notre être, vers le lieu où lâme a été primitivement engendrée, dirige ainsi tout le corps (trad. de M. Cousin, tome XII, p. 239) ».
a eu plus dégard à lutilité quà la beauté. Au moins ny voyons-nous rien dutile qui ne soit beau tout à la fois : ce qui nous serait plus, évident encore, si nous connaissions les rapports et les proportions que toutes les parties ont entre elles, et dont nous pouvons découvrir quelque chose par ce que nous voyons au dehors. Quant à ce qui est caché, comme lenlacement des veines, des nerfs, des muscles, des fibres, personne ne le saurait connaître. En effet, bien que les anatomistes aient disséqué des cadavres, et quelquefois même se soient cruellement exercés sur des hommes vivants 1 pour fouiller dans les parties les plus secrètes du corps humain, et apprendre ainsi à les guérir, toutefois, comment aucun dentre eux aurait-il trouvé cette proportion admirable dont nous parlons, et que les Grecs appellent harmonie, puisquils ne lont pas seulement osé chercher? Si nous pouvions la connaître dans les entrailles, qui nont aucune beauté apparente, nous y trouverions quelque chose de plus beau et qui satisferait plus notre esprit que tout ce qui flatte le plus agréablement nos yeux dans la figure extérieure du corps. Or, il y a certaines parties dans le corps qui ne sont que pour lornement et non pas pour lusage, comme les mamelles de lhomme, et la barbe, qui nest pas destinée à le défendre, puisque autrement les femmes, qui sont plus faibles, devraient en avoir. Si donc il ny a aucun membre, de tous ceux qui paraissent, qui norne le corps autant quil le sert, et sil y en a même qui ne sont que pour lornement et je pense que lon comprend aisément que, dans la structure du corps, Dieu a eu plus dégard à la beauté quà la nécessité. En effet, le temps de la nécessité passera, et il en viendra un autre, où nous ne jouirons que de la beauté de nos semblables, sans aucune concupiscence: digne sujet de louanges envers le Créateur, à qui il est dit dans le psaume : « Vous vous êtes revêtu de gloire et de splendeur 2 !» Que dire de tant dautres choses également belles et utiles qui remplissent lunivers et dont la bonté de Dieu a donné lusage et le spectacle à lhomme, tout condamné quil soit à tant de peines et à tant de misères? Parlerai-je de ce vif éclat de la lumière, de la magnificence
1. Celse fait honneur aux célèbres médecins Hérophile et Erasistrate davoir pratiqué des vivisections sur des criminels condamnés à mort (De Medic, paef., page 11 de lédition de Paris, 1823 ). 2. Ps. CIII, 1.
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du soleil, de la lune et des étoiles, de ces sombres beautés des forêts, des couleurs et des parfums des fleurs, de cette multitude doiseaux si différents de chant et de plumage, de cette diversité infinie danimaux dont les plus petits sont les plus admirables ? car les ouvrages dune fourmi et dune abeille nous étonnent plus que le corps gigantesque dune baleine. Parlerai-je de la mer, qui fournit toute seule un si grand spectacle à nos yeux, et des diverses couleurs dont elle se couvre comme dautant dhabits différents, tantôt verte, tantôt bleue, tantôt pourprée ? Combien même y a-t-il de plaisir à la voir en courroux, pourvu que lon se sente à labri de ses flots? Que dire de cette multitude de mets différents quon a trouvés pour apaiser la faim, de ces divers assaisonnements que nous offre la libéralité de la nature contre le dégoût, sans recourir à lart des cuisiniers, de cette infinité de remèdes qui servent à conserver ou à rétablir la santé, de cette agréable vicissitude des jours et des nuits, de ces doux zéphyrs qui tempèrent les chaleurs de lété, et de mille sortes de vêtements que nous fournissent les arbres et les animaux ? Qui peut tout décrire? et si je voulais même étendre çe peu que je me borne à indiquer, combien de temps ne me faudrait-il pas? car il ny a pas une de ces merveilles qui nen comprenne plusieurs. Et ce ne sont là pourtant que les consolations de misérables condamnés et non les récompenses des bienheureux; quelles seront donc ces récompenses? quest-ce que Dieu donnera à ceux quil prédestine à la vie, sil donne tant ici-bas à ceux quil a prédestinés à la mort? de quels biens ne comblera-t-il point en la vie bienheureuse ceux pour qui il a voulu que son Fils unique souffrît tant de maux et la mort même en cette vie mortelle et misérable? Aussi lApôtre, parlant de ceux qui sont prédestinés au royaume céleste « Que ne nous donnera-t-il point, dit-il, après « navoir pas épargné son propre Fils, et lavoir « livré à la mort pour nous tous 1 ? » Quand cette promesse sera accomplie, quels biens navons-nous pas à espérer dans ce royaume, ayant déjà reçu pour gage la mort dun Dieu? En quel état sera lhomme lorsquil naura plus de passions à combattre et quil sera dans une paix parfaite avec lui-même? Ne connaîtra-t-il pas certainement toutes choses sans
1. Rom. VIII, 32.
peine et sans erreur, lorsquil puisera la sagesse de Dieu à sa source même? Que sera son corps, lorsque, parfaitement soumis à lesprit dont il tirera une vie abondante, il naura plus besoin daliments ? il ne sera plus animal, mais spirituel, gardant, il est vrai, la substance de la chair, mais exempt désormais de toute corruption charnelle.
CHAPITRE XXV.DE LOBSTINATION DE QUELQUES INCRÉDULES QUI NE VEULENT PAS CROIRE A LA RÉSURRECTION DE LA CHAIR, ADMISE AUJOURDHUI , SELON LES PRÉDICTIONS DES LIVRES SAINTS, PAR LE MONDE ENTIER.
Les plus fameux philosophes conviennent avec nous des biens dont lâme heureuse jouira; ils combattent seulement la résurrection de la chair et la nient autant quils peu. vent. Mais le grand nombre de ceux qui y croient a rendu imperceptible le nombre de ceux qui la nient; et les savants et les ignorants, les sages du monde et les simples se sont rangés du côté de Jésus-Christ, qui a fait voir comme réel dans sa résurrection ce quune poignée dincrédules trouve absurde. Le monde a cru ce que Dieu a prédit, et cette foi même du monde a été aussi prédite, sans quon en puisse attribuer la prédiction aux sortilèges de Pierre, puisquelle la précédé de tant dannées. Celui qui a annoncé ces choses est le même Dieu devant qui tremblent toutes les autres divinités; je lai déjà dit et je ne suis pas fâché de le répéter; car ici Porphyre est daccord avec moi, lui qui cherche dans les oracles mêmes de ses dieux des témoignages à lhonneur de notre Dieu, et va jusquà lui donner le nom de Père et de Roi. Or, gardons-nous dentendre ce que Dieu a prédit comme lentendent ceux qui ne partagent pas avec le monde cette foi du monde quil a prédite. Et pourquoi en effet ne pas lentendre plutôt comme lentend le monde dont la foi même a été prédite? En effet, sils ne veulent lentendre dune autre manière que pour ne pas faire injure à ce Dieu à qui ils rendent un témoignage si éclatant, et pour ne pas dire que sa prédiction est vaine, nest-ce pas lui faire une plus grande injure encore de dire quil la faut entendre autrement que
1. Sur les prétendus sortilèges de saint Pierre, voyez plus haut, livre XVIII, ch. 53.
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le monde ne la croit, puisque lui-même a annoncé, loué, accompli la foi du monde? Pourquoi ne peut-il pas faire que la chair ressuscite et vive éternellement? est-ce là un mal et une chose indigne de lui? Mais nous avons déjà amplement parlé de sa toute-puissance qui a fait tant de choses incroyables. Voulez-vous savoir ce que ne peut le Tout-Puissant? le voici : il ne peut mentir. Croyez donc ce quil peut en ne croyant pas ce quil ne peut. Ne croyant pas quil puisse mentir, croyez donc quil fera ce quil a promis, et croyez-le comme la cru le monde dont il a prédit la foi. Maintenant, comment nos philosophes montrent-ils que ce soit un mal? Il ny aura là aucune corruption, par conséquent, aucun mal du corps. Dailleurs, nous avons parlé de lordre des éléments et des autres objections que lon a imaginées à ce sujet, et nous avons fait voir, au treizième livre, combien les mouvements dun corps incorruptible seront souples et aisés, à nen juger que par ce que nous voyons maintenant, lorsque notre corps se porte bien, quoique sa santé actuelle la plus parfaite ne soit pas comparable à limmortalité quil possédera un jour. Que ceux qui nont pas lu ce que jai dit ci-dessus, ou qui ne veulent pas sen souvenir, prennent la peine de le relire.
CHAPITRE XXVI.OPINION DE PORPHYRE SUR LE SOUVERAIN BIEN.
Mais, disent-ils, Porphyre assure quune âme, pour être heureuse, doit fuir toute sorte de corps 1. Cest donc en vain que nous prétendons que le corps sera incorruptible, si lâme ne peut être heureuse quà condition de fuir le corps. Jai déjà suffisamment répondu à cette objection, au livre indiqué. Jajouterai ceci seulement: si les philosophes ont raison, que Platon, leur maître, corrige donc ses livres, et dise que les dieux fuiront leurs corps pour être bienheureux, cest-à-dire quils mourront, lui qui dit quils sont enfermés dans des corps célestes et que néanmoins le dieu qui les a créés leur a promis quils y demeureraient toujours, afin quils pussent être assurés de leur félicité, quoique cela ne dût pas être naturellement. Il renverse en cela du même coup cet autre raisonnement 1. Cette opinion de Porphyre est amplement discutée plus haut, livre X, ch. 30 et suivants, livre XIII, ch. 16 et suivants.
quon nous oppose à tout propos: quil ne faut pas croire à la résurrection de la chair, parce quelle est impossible. En effet, selon ce même philosophe, lorsque le Dieu incréé a promis limmortalité aux dieux créés, il leur a dit quil faisait une chose impossible. Voici le discours même que Platon prête à Dieu « Comme vous avez commencé dêtre, vous ne sauriez être immortels ni parfaitement indissolubles; mais vous ne serez jamais dissous, et vous ne connaîtrez aucune sorte de mort, parce que la mort ne peut rien contre ma volonté, laquelle est un lien plus fort et plus puissant que ceux dont vous « fûtes unis au moment de votre naissance 1». Après cela, on ne peut plus douter, que, suivant Platon, le Dieu créateur des autres dieux ne leur ait promis ce qui est impossible. Celui qui dit : Vous ne pouvez à la vérité être immortels, mais vous le serez, parce que je le veux, que dit-il autre chose, sinon : Je ferai que vous serez ce que vous ne pouvez être? Celui-là donc ressuscitera la chair et la rendra immortelle, incorruptible et spirituelle, qui, selon Platon, a promis de faire ce qui est impossible. Pourquoi donc simaginer encore que ce que Dieu a promis de faire, ce que le monde entier croit sur sa parole, est impossible, surtout lorsquil a aussi promis que le monde le croirait? Nous ne disons pas quun autre dieu le doive faire que celui qui, selon Platon, fait des choses impossibles. Il ne faut donc pas que les âmes fuient toutes sortes de corps pour être heureuses, mais il faut quelles en reçoivent un incorruptible. Et en quel corps incorruptible est-il plus raisonnable quelles se réjouissent, que dans le corps corruptible où elles ont gémi? Ainsi elles nauront pas ce désir que Virgile leur attribue, daprès Platon, de vouloir de nouveau retourner dans les corps a, puisquelles auront éternellement ces corps, et elles les auront si bien quelles ne sen sépareront pas, même pendant le plus petit espace de temps.
1.Voyez plus haut, livre XIII, ch. 16, la traduction puis complète de ce passage de Platon, et les notes. 2. Virgile, Enéide, livre VI, v. 751.
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CHAPITRE XXVII.DES OPINIONS CONTRAIRES DE PLATON ET DE PORPHYRE, LESQUELLES LES EUSSENT CONDUITS À LA VÉRITÉ, SI CHACUN DEUX AVAIT VOULU CÉDER QUELQUE CHOSE A LAUTRE.
Platon et Porphyre ont aperçu chacun certaines vérités qui peut-être en auraient fait des chrétiens, sils avaient pu se les communiquer lun à lautre. Platon avance que les âmes ne peuvent être éternellement sans corps, de sorte que celles même des sages retourneront à la vie corporelle, après un long espace de temps 1. Porphyre déclare que lorsque lâme parfaitement purifiée sera retournée au Père, elle ne reviendra jamais aux misères de cette vie. Si Platon avait persuadé à Porphyre cette vérité, que sa raison avait conçue, que les âmes mêmes des hommes justes et sages retourneront en des corps humains; et si Porphyre eût fait part à Platon de cette autre vérité, quil avait établie, que les âmes des saints ne reviendront jamais aux misères dun corps corruptible, je pense quils auraient bien vu quil sensuit de là que les âmes doivent retourner dans des corps, mais dans des corps immortels et incorruptibles. Que Porphyre dise donc avec Platon: elles retourneront dans des corps; que Platon dise avec Porphyre: elles ne retourneront pas à leur première misère. Ils reconnaîtront alors tous deux quelles retourneront en des corps où elles ne souffriront plus rien. Ce nest autre chose que ce que Dieu a promis, savoir léternelle félicité des âmes dans des corps immortels. Et maintenant; une fois accordé que les âmes des saints retourneront en des corps immortels, je pense quils nauraient pas beaucoup de peine à leur permettre de retourner en ceux où ils ont souffert les maux de la terre, et où ils ont religieusement servi Dieu pour être délivrés de tout mal.
CHAPITRE XXVIII.COMMENT PLATON, LABÉON ET MÊME VARRON AURAIENT PU VOIR LA VÉRITÉ DE LA RÉSURRECTION DE LA CHAIR, SILS AVAIENT RÉUNI LEURS OPINIONS EN UNE SEULE.
Quelques-uns des nôtres, qui aiment Platon
1. Encore une fois, Platon nenseigne pas cela, et il enseigne même tout le contraire dans le Phèdre, le Gorgias, le Phédon, le Timée et la République.
à cause de la beauté de son style et de quelques vérités répandues dans ses écrits, disent quil professe à peu près le même sentiment que nous sur la résurrection. Mais Cicéron, qui en touche un mot dans sa République, laisse voir que le célèbre philosophe a plutôt voulu se jouer que dire ce quil croyait véritable. Platon, en effet, introduit dans un de ses dialogues un homme ressuscité qui fait des récits conformes aux sentiments des Platoniciens 1. Labéon 2 rapporte aussi que deux hommes morts le même jour se rencontrèrent dans un carrefour, et quensuite, ayant reçu lordre de retourner dans leur corps, ils se jurèrent une parfaite amitié, qui dura jusquà ce quils moururent de nouveau. Mais ces sortes de résurrections sont comme celles des personnes que nous savons avoir été de nos jours rendues à la vie, mais non pas pour ne plus mourir, Varron rapporte quelque chose de plus merveilleux dans son traité: De lorigine du peuple romain. Voici ses propres paroles: « Quelques astrologues ont écrit que les hommes sont destinés à une renaissance quils appellent palingénésie, et ils en fixent lépoque à quatre cent quarante ans après la mort. A ce moment, lâme reprendra le même corps quelle avait auparavant ». Ce que Varron et ces astrologues, je ne sais lesquels, car il ne les nomme point, disent ici, nest pas absolument vrai, puisque, lorsque les âmes seront revenues à leurs corps, elles ne les quitteront plus; mais au moins cela renverse-t-il beaucoup darguments que nos adversaires tirent dune prétendue impossibilité. En effet, les païens qui ont été de ce sentiment nont donc pas estimé que des corps évaporés dans lair, ou écoulés en eau, ou réduits en cendre et en poussière, ou passés dans la substance soit des bêtes, soit des hommes, ne puissent être rétablis en leur premier état. Si donc Platon et Porphyre, ou plutôt ceux qui les aiment et qui sont actuellement en vie, tiennent que les âmes purifiées retourneront dans des corps, comme le dit Platon, et que néanmoins elles ne reviendront point à leurs misères, comme le veut Porphyre, cest-à-dire sils tiennent ce quenseigne notre religion, quelles rentreront dans des corps où elles demeureront éternellement sans
1. Voyez à la fin de la République de Platon, livre X, le mythe dEr lArménien. 2. Sur Labéon, voyez plus haut, livre II, ch. 11.
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souffrir aucun mal, il ne leur reste plus quà dire avec Varron quelles retourneront aux même corps quelles animaient primitivement, et toute la question de la résurrection sera résolue.
CHAPITRE XXIX.DE LA NATURE DE LA VISION PAR LAQUELLE LES SAINTS CONNAÎTRONT DIEU DANS LA VIE FUTURE.
Voyons maintenant, autant quil plaira à Dieu de nous éclairer, ce que les saints feront dans leurs corps immortels et spirituels, alors que leur chair ne vivra plus charnellement, mais spirituellement. Pour avouer avec franchise ce qui en est, je ne sais quelle sera cette action, ou plutôt ce calme et ce repos dont ils jouiront. Les sens du corps ne men ont jamais donné aucune idée, et quant à lintelligence, quest-ce que toute la nôtre, en comparaison dun si grand objet ? Cest au séjour céleste que règne « cette paix de Dieu, qui », comme dit lApôtre, « surpasse tout entendement 1 » : quel entendement, sinon le nôtre, ou peut-être même celui des anges? mais elle ne surpasse pas celui de Dieu. Si donc les saints doivent vivre dans la paix de Dieu, assurément la paix où ils doivent vivre surpasse tout entendement. Quelle surpasse le nôtre, il nen faut point douter; mais si elle surpasse même celui des anges, comme il semble que lApôtre le donne à penser, qui dit tout nexceptant rien, il faut appliquer ses paroles à la paix dont jouit Dieu, et dire que ni nous, ni les anges même ne la peuvent connaître comme Dieu la connaît. Ainsi elle surpasse tout autre entendement que le sien. Mais de même que nous participerons un jour, selon notre faible capacité, à cette paix, soit en nous-mêmes, soit en notre prochain, soit en Dieu, en tant quil est notre souverain bien, ainsi les anges la connaissent aujourdhui autant quils en sont capables, et les hommes aussi, mais beaucoup moins queux, tout avancés quils soient dans les voies spirituelles. Quel homme en effet peut surpasser celui qui a dit: «Nous connaissons en partie, et en partie nous devinons, jusquau jour où le parfait saccomplira 2 »; et ailleurs: « Nous ne voyons maintenant que comme dans un miroir et en énigme; mais alors nous verrons face à face 3 ». Cest ainsi que voient
1. Philip. IV, 7. 2. I Cor. XIII, 9, 10. 3. Ibid. 12.
déjà les saints anges, qui sont aussi appelés nos anges, parce que, depuis que nous avons été délivrés de la puissance des ténèbres et transportés au royaume de Jésus-Christ, après avoir reçu le Saint-Esprit pour gage de notre réconciliation, nous commençons à appartenir à ces anges avec qui nous posséderons en commun cette sainte et chère Cité de Dieu, sur laquelle nous avons déjà écrit tant de livres. Les anges de Dieu sont donc nos anges, comme le Christ de Dieu est notre Christ. Ils sont les anges de Dieu, parce quils ne lont point abandonné; et ils sont nos anges, parce que nous commençons à être leurs concitoyens. Cest ce qui a fait dire à Notre-Seigneur : « Prenez bien garde de ne mépriser aucun de ces petits; car je vous assure que leurs anges voient sans cesse la face de mon Père dans le ciel 1 ». Nous la verrons, nous aussi, comme ils la voient, mais nous ne la voyons pas encore de cette façon, doù vient cette parole de lApôtre, que jai rapportée: « Nous ne voyous maintenant que dans un miroir et en énigme; mais alors nous verrons face à face ». Cette vision nous est réservée pour récompense de notre foi, et saint Jean parle ainsi : « Lorsquil paraîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel quil est 2 ». Il est clair que dans ces passages, par la face de Dieu, on doit entendre sa manifestation, et non cette partie de notre corps que nous appelons ainsi 3 . Cest pourquoi quand on me demande ce que feront les saints dans leur corps spirituel, je ne dis pas ce que je vois, mais ce que je crois, suivant cette parole du psaume: « Jai cru, et cest ce qui ma fait parler 4 ». Je dis donc que cest dans ce corps quils verront Dieu; mais de savoir sils le verront par ce corps, comme maintenant nous voyons le soleil, la lune, les étoiles elles autres objets sensibles, ce nest pas une petite question. Il est dur de dire que les saints ne pourront alors ouvrir et fermer les yeux quand il leur plaira, mais il est encore plus dur de dire que quiconque fermera les yeux ne verra pas Dieu. Si Elisée, quoique absent de corps, vit son serviteur Giezi qui prenait, se croyant inaperçu, des présents de Naaman le Syrien que le Prophète avait guéri de la lèpre 5, à
1. Matt. XVIII, 10. 2. I Jean, III, 2. 2. Comparez une belle lettre de saint Augustin sur la vision de Dieu (Epist. CXLVII) et les Rétractations, lib. II, cap. 41. 3. Ps. CXV, 10. IV Rois, V, 8-27.
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combien plus forte raison les saints verront-ils toutes choses dans ce corps spirituel, non-seulement ayant les yeux fermés, mais même étant corporellement absents! Ce sera alors le temps de cette perfection dont parle lApôtre, quand il dit: « Nous connaissons en partie et en partie nous devinons; mais quand le parfait sera arrivé, le partiel sera aboli ». Pour montrer ensuite par une sorte de comparaison combien cette vie, quelque progrès quon y fasse dans la vertu, est différente de lautre: « Quand jétais enfant, dit-il, je jugeais en enfant, je raisonnais en enfant; mais lorsque je suis devenu homme, je me suis défait de tout ce qui tenait de lenfant. Nous ne voyons maintenant que comme dans un miroir et en énigme, mais alors nous verrons face à face. Je ne connais maintenant quen partie, mais je connaîtrai alors comme je suis connu 1 ». Si donc en cette vie, où la connaissance des plus grands prophètes ne mérite pas plus dêtre comparée à celle que nous aurons dans la vie future, quun enfant nest comparable à un homme fait, Elisée tout absent quil était, vit son serviteur qui prenait des présents, dirons-nous que, lorsque le parfait sera arrivé et que le corps corruptible nappesantira plus lâme, les saints auront besoin pour voir des yeux dont le prophète Elisée neut pas besoin? Voici comment ce Prophète parle à Giezi, selon la version des Septante: « Mon esprit nallait-il pas avec toi, et ne sais-je pas que Naaman est sorti de son char au-devant de toi et que tu as accepté de largent? ». Ou comme le prêtre Jérôme traduit sur lhébreu: « Mon esprit nétait-il pas présent, quand Naaman est descendu de son char pour aller au-devant de toi 2 ? » Le Prophète dit quil vit cela avec son esprit, aidé sans doute surnaturellement den haut ; à combien plus forte raison, les saints recevront. ils cette grâce du ciel, lorsque Dieu sera tout en tous 3 ! Toutefois les yeux du corps auront aussi leur fonction et seront à leur place, et lesprit sen servira par le ministère du corps spirituel. Bien que le prophète Elisée nait pas eu besoin de ses yeux pour voir son serviteur absent, ce nest pas à dire quil ne sen servit point pour voir les objets présents, quil pouvait néanmoins voir aussi avec son esprit, bien quil fermât ses yeux, comme il en vit qui étaient loin de lui. Gardons-nous donc de
1. I Cor. XIII, 11, 12. 2. IV Rois, V, 26. 3. I Cor, XV, 28.
dire que les saints ne verront pas Dieu en lautre vie les yeux fermés, puisquils le verront toujours avec lesprit. La question est de savoir sils le verront aussi avec les yeux du corps, quand ils les auront ouverts. Si leurs yeux, tout spirituels quils seront dans leur corps spirituel, nont pas plus de vertu que nen ont les nôtres maintenant, il est certain quils ne leur serviront point à voir Dieu. Ils auront donc une vertu infiniment plus grande, si, par leur moyen, on voit cette nature immatérielle qui nest point contenue dans un lieu limité, mais qui est tout entière partout. Quoique nous disions en effet que Dieu est au ciel et sur la terre, selon ce quil dit lui-même par le Prophète : « Je remplis le ciel et le terre 1 »; il ne sensuit pas quil ait une partie de lui-même dans le ciel et une autre sur la terre mais il est tout entier dans le ciel et tout entier sur la terre, non en divers temps, mais à la fois, ce qui est impossible à toute nature corporelle. Les yeux des saints auront donc alors une infiniment plus grande vertu, par où je nentends pas dire quils auront la vue plus perçante que celle quon attribue aux aigles ou aux serpents; car ces animaux, quelque clairvoyants quils soient, ne sauraient voir que des corps, au lieu que les yeux des saints verront même des choses incorporelles. Telle était peut-être cette vertu qui fut donnée au saint homme Job, quand il disait à Dieu: « Auparavant je vous entendais, mais à cette heure mon oeil vous voit; cest pourquoi je me suis méprisé moi-même; je me suis comme fondu devant vous, et jai cru que je nétais que cendre et que poussière 2 ». Au reste, ceci se peut très-bien entendre des yeux de lesprit dont saint Paul dit: « Afin quil éclaire les yeux de votre cur 3 ». Or, que Dieu se voie de ces yeux-là, cest ce dont ne doute aucun chrétien qui accepte avec foi cette parole de notre Dieu et maître: «Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce quils verront Dieu 4 ! » mais il reste toujours à savoir si on le verra aussi des yeux du corps, et cest ce que nous examinons maintenant. Nous lisons dans lEvangile : « Et toute chair verra le salut de Dieu 5 »; or, il ny a aucun inconvénient à entendre ce passage
1. Jérém. XXIII, 24. 2. Job, XLII, 5, 6, sec. LXX. 3. Ephés. I, 18. 4. Matt. V, 8. 5. Luc, III, 6.
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comme sil y avait: Et tout homme verra le Christ de Dieu qui a été vu dans un corps, et qui sera vu sous la même forme, quand il jugera les vivants et les morts. En effet, que le Christ soit le salut de Dieu, cela se justifie par plusieurs témoignages de lEcriture, mais singulièrement par ces paroles du vénérable vieillard Siméon, qui, ayant pris Jésus enfant entre ses bras, sécria: « Cest maintenant, Seigneur, que vous pouvez laisser aller en paix votre serviteur, selon votre parole, puisque mes yeux ont vu votre salut 1 ». Quant à ce passage de Job, tel quil se trouve dans les exemplaires hébreux : « Je verrai Dieu dans ma chair 2 » , il faut croire sans doute que Job prophétisait ainsi la résurrection de la chair ; mais il na pas dit pourtant : Je verrai Dieu par ma chair. Et quand il laurait dit, on pourrait lentendre de Jésus-Christ, qui est Dieu aussi, et quon verra dans la chair et par le moyen de la chair. Mais maintenant, en lentendant de Dieu même, on peut fort bien lexpliquer ainsi : « Je verrai Dieu dans ma chair » cest-à-dire, je serai dans ma chair, lorsque je verrai Dieu. De même ce que dit lApôtre: « Nous verrons face à face 3 » ne nous oblige point à croire que nous verrons Dieu par cette partie du corps où sont les yeux corporels, lui que nous verrons sans interruption par les yeux de lesprit. En effet, si lhomme intérieur navait aussi une face, lApôtre ne dirait pas: « Mais nous, contemplant à face dévoilée la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, allant de clarté en clarté, comme par lesprit du Seigneur 4 ». Nous nentendons pas autrement ces paroles du psaume : « Approchez-vous de lui, et vous serez éclairés, et vos « faces ne rougiront point 5 ». Cest par là foi quon approche de Dieu, et il est certain que la foi appartient au coeur et non au corps. Mais comme nous ignorons jusquà quel degré de perfection doit être élevé le corps spirituel des bienheureux, car nous parlons dune chose dont nous navons point dexpérience et sur laquelle lEcriture ne se déclare pas formellement, il faut de toute nécessité quil nous arrive ce quon lit dans la Sagesse: « Les pensées des hommes sont chancelantes, et leur prévoyance est incertaine 6 ».
1. Luc, II, 29, 30 ; 2. Job, XIX, 26. 3. I Cor. XIII, 12. 4. II Cor. III, 18. 5. Ps. XXXIII, 6. 6. Sag. IX, 41.
Si cette opinion des philosophes que les objets des sens et de lesprit sont tellement partagés que lon ne saurait voir les choses intelligibles par le corps, ni les corporelles par lesprit, si cette opinion était vraie, assurément nous ne pourrions voir Dieu par les yeux dun corps, même spirituel. Mais la saine raison et lautorité des Prophètes se jouent de ce raisonnement. Qui, en effet, serait assez peu sensé pour dire que Dieu ne connaît pas les choses corporelles? et cependant il na point de corps pour les voir. Il y a plus : ce que nous avons rapporté dElisée ne montre-t-il pas clairement quon peut voir les choses corporelles par lesprit, sans avoir besoin du corps? Quand Giezi prit les présents de Naaman, le fait se passa corporellement; et cependant le Prophète ne le vit pas avec les yeux du corps, mais par lesprit. De plus, puisquil est constant que les corps se voient par lesprit, pourquoi ne se peut-il pas faire que la vertu dun corps spirituel soit telle quon voie même un esprit par ce corps? car Dieu est esprit. Dailleurs, si chacun connaît par un sentiment intérieur, et non par les yeux du corps, la vie qui lanime, il nen est pas de même pour la vie de nos semblables: nous la voyons par le corps, quoique ce soit une chose invisible. Comment discernons. nous les corps vivants de ceux qui ne le sont pas, sinon parce que nous voyons en même temps et les corps et la vie que nous ne saurions voir que par le corps? mais la vie sans le corps se dérobe aux yeux corporels. Cest pourquoi il est possible et fort croyable que dans lautre vie nous verrons de telle façon les corps du ciel nouveau et de la terre nouvelle que nous y découvrirons Dieu présent partout, non comme aujourdhui, où ce quon peut voir de lui se voit, en quelque sorte, par les choses créées, comme dans un miroir et en énigme 1, et dune façon partielles 2, et plus par la foi quautrement, mais comme nous voyons maintenant la vie des hommes qui se présentent à nos yeux. Nous ne croyons pas quils vivent; nous le voyons. Alors donc, ou bien les yeux du corps seront tellement perfectionnés quon verra Dieu avec leur aide, comme on le voit par lesprit, supposition difficile ou même impossible à justifier par aucun témoignage de lEcriture, on bien, ce qui est plus aisé à comprendre, Dieu nous
1. Rom. I, 20. 2. I Cor. XIII,12.
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sera si connu et si sensible que nous le verrons par lesprit au dedans de nous, dans les autres, dans lui-même, dans le ciel nouveau et dans la terre nouvelle, en un mot, dans tout être alors subsistant. Nous le verrons même par le corps dans tout corps, de quelque côté que nous jetions les yeux. Et nos pensées aussi deviendront visibles; car alors saccomplira ce que dit lApôtre : « Ne jugez point avant le temps, jusquà ce que le Seigneur vienne, et quil porte la lumière dans les plus épaisses ténèbres, et quil découvre les pensées des coeurs; et chacun alors recevra de Dieu la louange qui lui est due 1 ».
CHAPITRE XXX.DE LÉTERNELLE FÉLICITÉ DE LA CITÉ DE DIEU ET DU SABBAT ÉTERNEL.
Quelle sera heureuse cette vie où tout mal aura disparu, où aucun bien ne sera caché, où lon naura quà chanter les louanges de Dieu, qui sera tout en tous ! car que faire autre chose en un séjour où ne se peuvent rencontrer ni la paresse, ni lindigence? Le Psalmiste ne veut pas dire autre chose, quand il sécrie : « Heureux ceux qui habitent votre maison, Seigneur ! ils vous loueront éternellement 2 ». Toutes les parties de notre corps, maintenant destinées à certains usages nécessaires à la vie, nauront point dautre emploi que de concourir aux louanges de Dieu. Toute cette harmonie du corps humain dont jai parlé et qui nous est maintenant cachée, se découvrant alors à nos yeux avec une infinité dautres choses admirables, nous transportera dune sainte ardeur pour louer hautement le grand Ouvrier. Je noserais déterminer quels seront les mouvements de ces corps spirituels; mais, à coup sûr, mouvement, altitude, expression, tout sera dans la convenance, en un lieu où rien que de convenable ne se peut rencontrer. Un autre point assuré, cest que le corps sera incontinent où lesprit voudra, et que lesprit ne voudra rien qui soit contraire à la dignité du corps, ni à la sienne. Là régnera la véritable gloire, loin de lerreur et de la flatterie. Là le véritable honneur, qui ne sera pas plus refusé à qui le mérite que déféré à qui ne le mérite pas, nul indigne ny pouvant prétendre dans un séjour où le mérite seul donne accès. Là enfin la
1. I Cor. IV, 5. 2. Ps. LXXXIII, 5.
véritable paix où lon ne souffrira rien de contraire, ni de soi-même, ni des autres. Celui-là même qui est lauteur de la vertu en sera la récompense, parce quil ny a rien de meilleur que lui et quil a promis de se donner à tous. Que signifie ce quil a dit par le prophète : « Je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple 1 », sinon : Je serai lobjet qui remplira tous leurs souhaits ; je serai tout ce que les hommes peuvent honnêtement désirer, vie, santé, nourriture, richesses, gloire, honneur, paix, en un mot tous les biens, afin que, comme dit lApôtre: « Dieu soit tout en tous 2 ». Celui-là sera la fin de nos désirs, quon verra sans fin, quon aimera sans dégoût, quon louera sans lassitude : occupation qui sera commune à tous, ainsi que la vie éternelle. Au reste, il nest pas possible de savoir quel sera le degré de gloire proportionné aux mérites de chacun. Il ny a point de doute pourtant quil ny ait en cela beaucoup de différence. Et cest encore un des grands biens rie cette Cité, que lon ny portera point envie à ceux que lon verra au-dessus de soi, comme maintenant les anges ne sont point envieux de la gloire des archanges. Lon souhaitera aussi peu de posséder ce quon na pas reçu, quoiquon soit parfaitement uni à celui qui a reçu, que le doigt souhaite dêtre loeil, bien que loeil et le doigt entrent dans la structure du même corps. Chacun donc y possédera tellement son don, lun plus grand, lautre plus petit, quil aura en outre le don de nen point désirer de plus grand que le sien. Et il ne faut pas simaginer que les bienheureux nauront point de libre arbitre, sous prétexte quils ne pourront plus prendre plaisir au péché ; ils seront même dautant plus libres quils seront délivrés du plaisir de pécher pour prendre invariablement plaisir à ne pécher point. Le premier libre arbitre qui fut donné à lhomme, quand Dieu le créa droit, consistait à pouvoir ne pas céder au péché et aussi à pouvoir pécher. Mais ce libre arbitre supérieur, quil doit recevoir à la fin, sera dautant plus puissant quil ne pourra plus pécher, privilége quil ne tiendra pas de lui. même, mais do la bonté de Dieu. Autre chose est dêtre Dieu, autre chose est de participer de Dieu. Dieu, par nature, ne peut pécher; mais celui qui participe de Dieu reçoit 1. Lévit. XXVI, 12. 2. I Cor. XV, 28. -
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seulement de lui la grâce de ne plus pouvoir pécher. Or, cet ordre devait être gardé dans le bienfait de Dieu, de donner premièrement à lhomme un libre arbitre par lequel il pût ne point pécher, et ensuite de lui en donner un par lequel il ne puisse plus pécher: le premier pour acquérir le mérite, le second pour recevoir la récompense. Or, lhomme ayant péché lorsquil la pu, cest par une grâce plus abondante quil est délivré, afin darriver à cette liberté où il ne pourra plus pécher. De même que la première immortalité quAdam perdit en péchant consistait à pouvoir ne pas mourir, et que la dernière consistera à ne pouvoir plus mourir, ainsi la première liberté de la volonté consistait à pouvoir ne pas pécher, la dernière consistera à ne pouvoir plus pécher. De la sorte, lhomme ne pourra pas plus perdre sa vertu que sa félicité. Et il nen sera pourtant pas moins libre : car dira-t-on que Dieu na point de libre arbitre, sous prétexte quil ne saurait pécher? Tous les membres de cette divine Cité auront donc une volonté parfaitement libre, exempte de tout mal, comblée de tout bien, jouissant des délices dune joie immortelle, sans plus se souvenir de ses fautes ni de ses misères, et sans oublier néanmoins sa délivrance, pour nêtre pas ingrate envers son libérateur. Lâme se souviendra donc de ses maux passés, mais intellectuellement et sans les ressentir, comme un habile médecin qui connaît plusieurs maladies par son art, sans les avoir jamais éprouvées. De même quon peut connaître les maux de deux manières, par science ou par expérience, car un homme de bien connaît les vices autrement quun libertin, on peut aussi les oublier de deux matières. Celui qui les a appris par science ne les oublie pas de la même manière que celui qui les a soufferts ; car celui-là les oublie en abdiquant sa connaissance, et celui-ci en dépouillant sa misère. Cest de cette dernière façon que les saints ne se souviendront plus de leurs maux passés. Ils seront exempts de tous maux, sans quil leur en reste le moindre sentiment; et toutefois, par le moyen de la science quils posséderont au plus haut degré, ils ne connaîtront pas seulement leur misère passée , mais aussi la misère éternelle des damnés. En effet, sils ne se souvenaient lias davoir été misérables, comment, selon le Psalmiste, chanteraient-ils éternellement les miséricordes de Dieu 1? or, nous savons que cette Cité naura pas de plus grande joie que de chanter ce cantique à la gloire du Sauveur qui nous a rachetés par son sang. Là cette parole sera accomplie: « Tenez-vous en repos, et reconnaissez que je suis Dieu 2 » Là sera vraiment le grand sabbat qui naura point de soir, celui qui est figuré dans la Genèse, quand il est dit : « Dieu se reposa de toutes ses oeuvres le septième jour, et il le bénit et le sanctifia, parce quil sy reposa de tous les ouvrages quil avait entrepris 3 ». En effet, nous serons nous-mêmes le septième jour, quand nous serons remplis et comblés de la bénédiction et de la sanctification, de Dieu. Là nous nous reposerons, et nous reconnaîtrons que cest lui qui est Dieu, qualité souveraine que nous avons voulu usurper, quand nous avons abandonné Dieu pour écouter cette parole du séducteur : « Vous serez comme des dieux 4 »; dautant plus aveugles que nous aurions eu cette qualité en quelque sorte, par anticipation et par grâce, si nous lui étions demeurés fidèles au lieu de le quitter 5. Quavons-nous fait en le quittant, que mourir misérablement? Mais alors, rétablis par sa bonté et remplis dune grâce plus abondante, nous nous reposerons éternellement et nous verrons que cest lui qui est Dieu; car nous serons pleins de lui et il sera tout en tous. Nos bonnes oeuvres mêmes, quand nous les croyons plus à lui quà nous, nous sont imputées pour obtenir ce sabbat; au lieu que, si nous venons à nous les attribuer, elles deviennent des oeuvres serviles, puisquil est dit du sabbat : « Vous ny ferez aucune oeuvre servile 6 » ; doù cette parole qui est dans le prophète Ezéchiel : « Je leur ai donné mes sabbats comme un signe dalliance entre eux et moi, afin quils apprissent que je suis le Seigneur qui les sanctifie7 » . Nous saurons cela parfaitement, quand nous serons parfaitement en repos et que nous verrons parfaitement que cest lui qui est Dieu. Ce sabbat paraîtra encore plus clairement, si lon compte les âges, selon lEcriture, comme autant de jours, puisquil se trouve justement le septième. Le premier âge, comme le premier jour, se compte depuis Adam
1. Ps. LXXXVIII, 2. 2. Ps. XLV, 11. 3. Gen. II, 2, 3. 4. Ibid. III, 5. 5. Ps. LXXXIX, 9. 6. Deut. V, 14. 7. Ezéch. XX, 12.
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jusquau déluge ; le second, depuis le déluge jusquà Abraham; et, bien que celui-ci ne comprenne pas une aussi longue durée que le premier, il comprend autant de générations, depuis Abraham jusquà Jésus-Christ. Lévangéliste Matthieu compte trois âges qui comprennent chacun quatre générations : un dAbraham à David, lautre de David à la captivité de Babylone, le troisième de cette captivité à la naissance temporelle de Jésus-Christ. Voilà donc déjà cinq âges. Le sixième sécoule maintenant et ne doit être mesuré par aucun nombre certain de générations, à cause de cette parole du Sauveur : « Ce nest pas à vous de connaître les temps dont mon Père sest réservé la disposition 1 ». Après celui-ci, Dieu se reposera comme au septième jour, lorsquil nous fera reposer en lui, nous qui serons ce septième jour. Mais il serait trop
1. Act. 1, 7.
long de traiter ici de ces sept âges. Quil suffise de savoir que le septième sera notre sabbat, qui naura point de soir, mais qui finira par le jour dominical, huitième jour et jour éternel, consacré par la résurrection de Jésus-Christ et figurant le repos éternel, non-seulement de lesprit, mais du corps. Cest là que nous nous reposerons et que nous verrons, que nous verrons et que nous aimerons, que nous aimerons et que nous louerons. Voilà ce qui sera à la fin sans fin. Et quelle autre fin nous proposons-nous que darriver au royaume qui na point de fin? Il me semble, en terminant ce grand ouvrage, quavec laide de Dieu je me suis acquitté de ma dette. Que ceux qui trouvent que jen ai dit trop ou trop peu, me le pardonnent; et que ceux qui pensent que jen ai dit assez en rendent grâces, non à moi, mais à Dieu avec moi. Ainsi soit-il !
Traduction par M. SAISSET.
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