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LIVRE QUATORZIÈME. : LE PÉCHÉ ORIGINEL 1.
Saint Augustin traite encore du péché originel, source de la vie charnelle de lhomme et de ses affections vicieuses. Il sattache surtout à faire voir que la honte qui accompagne en nous la volupté est le juste châtiment de la désobéissance primitive, et cherche comment lhomme, sil neût pas péché, eût engendré des enfants sans aucun mouvement de concupiscence.
LIVRE QUATORZIÈME. : LE PÉCHÉ ORIGINEL .
CE QUIL FAUT ENTENDRE PAR VIVRE SELON LA CHAIR.
LA CHAIR NEST PAS CAUSE DE TOUS LES PÉCHÉS.
CE QUE CEST QUE VIVRE SELON LHOMME ET QUE VIVRE SELON DIEU.
LES MOUVEMENTS DE LÂME SONT BONS OU MAUVAIS, SELON QUE LA VOLONTÉ EST BONNE OU MAUVAISE.
DU BON USAGE QUE LES GENS DE BIEN FONT DES PASSIONS.
SI LES PREMIERS HOMMES AVANT LE PÉCHÉS ÉTAIENT EXEMPTS DE TOUTE PASSION.
GRANDEUR DU PÉCHÉ DU PREMIER HOMME.
LE PÉCHÉ DADAM A ÉTÉ PRÉCÉDÉ DUNE MAUVAISE VOLONTÉ.
LORGUEIL DE LA TRANSGRESSION DANS LE PÉCHÉ ORIGINEL A ÉTÉ PIRE QUE LA TRANSGRESSION ELLE-MÊME.
LA PEINE DU PREMIER PÉCHÉ EST TRÈS-JUSTE.
DU DANGER DU MAL DE LA CONVOITISE, A NENTENDRE CE MOT QUE DES MOUVEMENTS IMPURS DU CORPS.
COMMENT ADAM ET ÉVE CONNURENT QUILS ÉTAIENT NUS.
DE LA HONTE QUI ACCOMPAGNE, MÊME DANS LE MARIAGE, LA GÉNÉRATION DES ENFANTS.
IL EST NÉCESSAIRE DOPPOSER A LACTIVITÉ DE LA COLÈRE ET DE LA CONVOITISE LE FREIN DE LA SAGESSE.
CONTRE LINFAMIE DES CYNIQUES.
DE LUNION CONJUGALE INSTITUÉE ORIGINAIREMENT PAR DIEU, QUI LA BÉNIE.
COMMENT ON EUT ENGENDRÉ DES ENFANTS DANS LE PARADIS SANS AUCUN MOUVEMENT DE CONCUPISCENCE.
ON NE SAURAIT ÊTRE VRAIMENT HEUREUX EN CETTE VIE.
LES HOMMES AURAIENT REMPLI SANS ROUGIR, DANS LE PARADIS, LOFFICE DE LA GÉNÉRATION.
CHAPITRE PREMIER.LA DÉSOBÉISSANCE DU PREMIER HOMME ENTRAÎNERAIT TOUS SES ENFANTS DANS LABÎME ÉTERNEL DE LA SECONDE MORT, SI LA GRÂCE DE DIEU NEN SAUVAIT PLUSIEURS.
Nous avons déjà dit aux livres précédent que Dieu, voulant unir étroitement les hommes non-seulement par la communauté de nature mais aussi par les noeuds de la parenté, les a fait tous sortir dun seul, et que lespèce humaine neût point été sujette à la mort, si Adam et Eve (celle-ci tirée du premier homme, tiré lui-même du néant) neussent mérité ce châtiment par leur désobéissance, qui a corrompu toute la nature humaine et transmis leur péché à leurs descendants, aussi bien que la nécessité de mourir. Or, lempire de la mort sest dès lors tellement établi parmi les hommes, quils seraient tous précipités dans la seconde mort qui naura point de fin, si une grâce de Dieu toute gratuite nen sauvait quelques-uns. De là vient que tant de nations qui sont dans le monde, si différentes de moeurs, de coutumes et de langage, ne forment toutes ensemble que deux sociétés dhommes , que nous pouvons justement appeler cités, selon le langage de lEcriture. Lune se compose de ceux qui veulent vivre selon la chair, et lautre de ceux qui veulent vivre selon lesprit; et quand les uns et les autres ont obtenu ce quils désirent, ils sont en paix chacun dans son genre.
CHAPITRE II.CE QUIL FAUT ENTENDRE PAR VIVRE SELON LA CHAIR.
Et dabord, quest-ce que vivre selon la chair, quest-ce que vivre selon lesprit? Celui qui ne serait pas fort versé dans le langage de
1. Ce livre a été écrit par saint Augustin avant lannée 420; car il en fait mention dans un autre de ses ouvrages (Contra adversarium Legis et Prophetarum, n. 7) composé vers cette époque.
1Ecriture pourrait simaginer que les Epicuriens et les autres philosophes sensualistes, et tous ceux qui, sans faire profession de philosophie, ne connaissent et naiment que les plaisirs des sens, sont les seuls qui vivent selon la chair, parce quils mettent le souverain bien de lhomme dans la volupté du corps, tandis que les Stoïciens, qui le mettent dans lâme, vivent selon lesprit; mais il nen est point ainsi, et, dans le sens de lEcriture, les uns et les autres vivent selon la chair. En effet, elle nappelle pas seulement chair le corps de tout animal mortel et terrestre, comme quand elle dit: « Toute chair nest pas la même chair; car autre est la chair de lhomme, autre celle des bêtes, autre celle des oiseaux, autre celle des poissons 1 »; elle donne encore à ce mot beaucoup dautres acceptions; elle lui fait entre autres signifier lhomme même, en prenant la partie pour le tout, comme dans ce passage de lApôtre « Nulle chair ne sera justifiée par les oeuvres « de la loi 2 »; où par nulle chair on doit entendre nul homme, ainsi que saint Paul le déclare lui-même dans son épître aux Galates 3 « Nul homme ne sera justifié parla loi », et peu après: « Sachant que nul homme ne sera justifié par les oeuvres de la loi ». Cest en ce sens que doivent se prendre ces paroles de saint Jean 4: « Le Verbe sest fait chair », cest-à-dire homme. Quelques-uns, pour avoir mal entendu ceci, ont pensé que Jésus-Christ navait point dâme humaine 5. De même, en effet, que lon entend la partie pour le tout dans ces paroles de Marie-Madeleine: « Ils ont enlevé mon Seigneur et je ne sais où ils lont mis 6 »; par où elle nentend parler que de son corps, quelle croyait enlevé du tombeau, de même on entend quelquefois le tout pour la partie, comme dans les expressions que nous venons de rapporter.
1. I Cor. XV, 39. 2. Rom. III, 20. 3. Gal. II, 16. 4. Jean, I, 14. 2. Allusion à lhérésie des Apollinaires. Voyez le livre de saint .Augustin De haeresibus , haer. 55, et son écrit Contre les Ariens, n. 7. 3. Jean, XX, 13.
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Puis donc que lEcriture prend ce mot de chair en plusieurs façons quil serait trop long de déduire, si nous voulons savoir ce que cest que vivre selon la chair, considérons attentivement cet endroit de saint Paul aux Galates, où il dit : « Les oeuvres de la chair sont aisées à connaître, comme ladultère, la fornication, limpureté, limpudicité, lidolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés , les contentions , les jalousies, les animosités, les dissensions, les hérésies, les envies, livrognerie, les débauches, et autres semblables dont je vous ai dit et vous dis encore que ceux qui commettent ces crimes ne posséderont point le royaume de Dieu 1 ». Parmi les oeuvres de la chair que lApôtre dit quil est aisé de connaître et quil condamne, nous ne trouvons pas seulement celles qui concernent la volupté du corps, comme la fornication, limpureté, limpudicité, livrognerie, la gourmandise, mais encore celles qui ne regardent que lesprit. En effet, qui ne demeurera daccord que lidolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés, les contentions, les jalousies, les animosités, les dissensions, les hérésies et les envies, sont plutôt des vices de lâme que dû corps? Il se peut faire quon sabstienne des plaisirs du corps pour se livrer à lidolâtrie ou pour former quelque hérésie , et cependant un homme de la sorte est convaincu par lautorité de lApôtre de ne pas vivre selon lesprit, et, dans son abstinence même des voluptés de la chair , il est certain quil pratique les oeuvres damnables de la chair. Les inimitiés ne sont-elles pas dans lesprit? Qui saviserait de dire à son ennemi : Vous avez une mauvaise chair contre moi, pour dire une mauvaise volonté? Enfin, il est clair que les animosités se rapportent à lâme, comme les ardeurs charnelles à la chair. Pourquoi donc le Docteur des Gentils appelle-t-il tout cela oeuvres de la chair, si ce nest en usant de cette façon de parler qui fait quon exprime le tout par la partie, cest-à-dire par la chair lhomme tout entier?
CHAPITRE III.LA CHAIR NEST PAS CAUSE DE TOUS LES PÉCHÉS.
Prétendre que la chair est cause de tous les vices, et que lâme ne fait le mal que parce
1. Galat. V, 19, 21.
quelle est sujette aux affections de la chair, ce nest pas faire lattention quil faut à toute la nature de lhomme. Il est vrai que « le corps corruptible appesantit lâme » ; doù vient que lApôtre, parlant de ce corps corruptible, dont il avait dit un peu auparavant: « Quoique notre homme extérieur se corrompe 2», ajoute: «Nous savons que si cette maison de terre vient à se dissoudre, Dieu doit nous donner dans le ciel une autre maison qui ne sera point faite de la main des hommes. Cest ce qui nous fait soupirer après le moment de nous revêtir de la gloire de cette maison céleste, si toutefois nous sommes trouvés vêtus, et non pas nus. Car, pendant que nous sommes dans cette demeure mortelle, nous gémissons sous le faix; et néanmoins nous ne désirons pas être dépouillés, mais revêtus par dessus, en sorte que ce quil y a de mortel en nous soit absorbé par la vie 3 ».Nous sommes donc tirés en bas par ce corps corruptible comme par un poids; mais parce que nous savons que cela vient de la corruption du corps et non de sa nature et de sa substance, nous ne voulons pas en être dépouillés, mais être revêtus dimmortalité. Car ce corps demeurera toujours; mais comme il ne sera pas corruptible, il ne nous appesantira point. Il reste donc vrai quici-bas « le corps corruptible appesantit lâme, et que cette demeure de terre abat lesprit qui pense beaucoup », et, en même temps, cest une erreur de croire que tous les déréglements de lâme viennent du corps. Vainement Virgile exprime-t-il en ces beaux vers la doctrine platonicienne :
« Filles du ciel, les âmes sont animées dune flamme divine, tant quune enveloppe corporelle ne vient pas engourdir leur activité sous le poids de terrestres organes et de membres moribonds 4 ».
Vainement rattache-t-il au corps ces quatre passions bien connues de lâme: le désir et la crainte, la joie et la tristesse, où il voit la source de tous les vices:
« Et de là, dit-il, les craintes elles désirs, les tristesses et les joies de ces âmes captives qui du fond de leurs ténèbres et de leur épaisse prison, ne peuvent plus élever leurs regards vers le ciel 5 »
Notre foi nous enseigne toute autre chose. Elle nous dit que la corruption du corps qui appesantit lâme nest pas la cause, mais là peine
1. Sag. IX, 15. 2. II Cor. IV, 16. 3. Ibid. V, l-4. 4. Enéide, livre VI, v. 730-732. 4. Ibid. v. 733, 731.
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du premier péché; de sorte quil ne faut pas attribuer tous les désordres à la chair, encore quelle excite en nous certains désirs déréglés; car ce serait justifier le diable, qui na point de chair. On ne peut assurément pas dire quil soit fornicateur, ni ivrogne, ni sujet aux autres péchés de la chair; et cependant il ne laisse pas dêtre extrêmement superbe et envieux; il lest au point que cest pour cela que, selon lapôtre saint Pierre, il a été précipité dans les prisons obscures de lair et destiné à des supplices éternels 1. Or, ces vices qui ont établi leur empire chez le diable, saint Paul les attribue à la chair, bien quil soit certain que le diable na point de chair. Il dit que les inimitiés, les contentions, les jalousies, les animosités et les envies sont les oeuvres de la chair, aussi bien que lorgueil, qui est la source de tous ces vices, et celui qui domine particulièrement dans le diable 2. En effet, qui est plus ennemi des saints que lui ? qui a plus danimosité contre eux? qui est plus jaloux de leur gloire? tous ces vices étant eu lui sans la chair, comment entendre que ce sont les oeuvres de la chair, sinon parce que ce sont les oeuvres de lhomme, identifié par saint Paul avec la chair? Ce nest pas, en effet, pour avoir une chair (car le diable nen a point), mais pour avoir voulu vivre selon lui-même, cest-à-dire selon lhomme, que lhomme est devenu semblable au diable. Le diable a voulu vivre aussi selon lui-même, quand il nest pas demeuré dans la vérité; en sorte que quand il mentait, cela ne venait pas de Dieu, mais de lui-même, de lui qui nest pas seulement menteur, mais aussi le père du mensonge 3; de lui qui a menti le premier, et qui nest lauteur du péché que parce quil est lauteur du mensonge.
CHAPITRE IV.CE QUE CEST QUE VIVRE SELON LHOMME ET QUE VIVRE SELON DIEU.
Lors donc que lhomme vit selon lhomme, et non selon Dieu, il est semblable au diable, parce que lange même ne devait pas vivre selon lange, mais selon Dieu, pour demeurer dans la vérité et pour parler le langage de la vérité qui vient de Dieu, et non celui du mensonge
1. Sur le supplice du diable, comp. saint Augustin, De Agone Christ., n. 3-5, et De natura Boni cont. Man., cap. 33. 2. Galat. V, 20, 21. Jean, VIII, 44.
songe quil tire de son propre fond. Si le même Apôtre dit dans un autre endroit: « La vérité a éclaté davantage par mon mensonge1 »; nest-ce pas déclarer que le mensonge est de lhomme, et la vérité de Dieu? Ainsi, quand lhomme vit selon la vérité, il ne vit pas selon lui-même, mais selon Dieu; car cest Dieu qui a dit : « Je suis la vérité». Quand il vit selon lui-même, il vit selon le mensonge, non quil soit lui-même mensonge, ayant pour auteur et pour créateur un Dieu qui nest point auteur ni créateur du mensonge, mais parce que lhomme na pas été créé innocent pour vivre selon lui-même, mais pour vivre selon celui qui la créé, cest-à-dire pour faire plutôt la volonté de Dieu que la sienne. Or, ne pas vivre de la façon pour laquelle il a été créé, voilà le mensonge. Car il veut certainement être heureux, même en ne vivant pas comme il faut pour lêtre, et quoi de plus mensonger que cette volonté? Aussi peut-on fort bien dire que tout péché est un mensonge. Nous ne péchons en effet que par la même volonté qui nous porte à désirer dêtre heureux, ou à craindre dêtre malheureux. Il y a donc mensonge, quand ce que nous faisons pour devenir heureux ne seul quà nous rendre malheureux. Et doù vient cela, sinon de ce que lhomme ne saurait trouver son bonheur quen Dieu, quil abandonne en péchant, et non en soi-même? Nous avons dit que tous les hommes sont partagés en deux cités différentes et contraires, parce que les uns vivent selon la chair, et les autres selon lesprit; on peut aussi exprimer la même idée en disant que les uns vivent selon lhomme, et les autres selon Dieu. Saint Paul use même de cette expression dans son épître aux Corinthiens, quand il dit: « Puis- quil y a encore des rivalités et des jalousies parmi vous, nest-il pas visible que vous êtes charnels et que vous marchez encore selon lhomme 3? » Cest donc la même chose de marcher selon lhomme et dêtre charnel, en prenant la chair, cest-à-dire une partie de lhomme pour lhomme tout entier. Il avait appelé un peu auparavant animaux ceux quil nomme ici charnels : « Qui des hommes, dit-il, connaît ce qui est en lhomme, si ce nest les prit même de lhomme qui est en lui? Ainsi personne ne connaît ce qui est en Dieu que lesprit de Dieu. Or, nous navons pas reçu
1. Rom. III, 7.- 2. Jean XIV, 6. 3. I Cor. III, 3.
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lesprit prit du monde, mais lesprit de Dieu, pour connaître les dons que Dieu nous a faits; et nous les annonçons, non dans le docte langage de la sagesse humaine, mais comme des hommes instruits par lesprit de Dieu et qui parlent spirituellement des choses spirituelles. Pour lhomme animal, il ne conçoit point ce qui est lesprit de Dieu; car cela passe à son sens pour une folie 1». Il sadresse à ces sortes dhommes qui sont encore animaux, lorsquil dit un peu après : « Aussi, mes frères, nai-je pu vous parler comme à des personnes spirituelles, mais comme à des hommes qui sont encore charnels 2 »; ce que lon doit encore entendre de la même manière, cest-à-dire la partie pour le tout. Lhomme tout entier peut être désigné par lesprit ou par la chair, qui sont les deux parties qui le composent; et dès lors lhomme animal et lhomme charnel ne sont point deux choses différentes, mais une même chose, cest-à-dire lhomme vivant selon lhomme. Et cest ainsi quon ne doit entendre que lhomme, soit en ce passage : « Nulle chair ne sera justifiée par les oeuvres de la loi 3 » ; soit en celui-ci : « Soixante et quinze âmes 4 descendirent en Egypte avec Jacob 5 ». Toute chair veut dire tout homme, et soixante-quinze âmes est pour soixante-quinze hommes. LApôtre dit : « Je ne vous parlerai pas le docte langage de la sagesse humaine »; il aurait pu dire : de la sagesse charnelle. Il dit aussi : « Vous marchez selon lhomme »; dans le même sens où il aurait dit : selon la chair. Mais cela paraît plus clairement dans ces paroles : « Lorsque lun dit : Je suis à Paul, et lautre : Je suis à Apollo, nêtes-vous pas encore des hommes 6? » . Il appelle hommes ceux quil avait auparavant appelés charnels et animaux. Vous êtes des hommes, dit-il, cest-à-dire vous vivez selon lhomme, et non pas selon Dieu; car si vous viviez selon Dieu, vous seriez des dieux.
1. I Cor. II, 1114. 2 Ibid. III, 1. 3. Rom, III, 20.
2. Saint Augustin suit en cet endroit la version des Septante, car la Vulgate porte soixante-dix âmes, et non soixante-quinze. Les Actes des Apôtres (VII, 14) sont daccord avec les Septante. Voyez plus bas, livre XVI, ch. 40. 3. Gen. XLVI, 27. 4. I Cor, III, 4.
CHAPITRE V.LOPINION DES PLATONICIENS TOUCHANT LA NATURE DE LÂME ET CELLE DU CORPS EST PLUS SUPPORTABLE QUE CELLE DES MANICHÉENS; TOUTEFOIS NOUS LA REJETONS EN CE POINT QUELLE FAIT VENIR DU CORPS TOUS LES DÉSIRS DÉRÉGLÉS.
Il ne faut donc pas, lorsque nous péchons, accuser la chair eu elle-même, et faire retomber ce reproche sur le Créateur, puisque la chair est bonne en son genre; ce qui nest pas bon, cest dabandonner le Créateur pour vivre selon un bien créé, soit quon veuille vivre selon la chair, ou selon lâme, ou selon lhomme tout entier, qui est composé des deux ensemble. Celui qui glorifie lâme comme le souverain bien et qui condamne la chair comme un mal, aime lune et fuit lautre charnellement, parce que sa haine, aussi bien que son amour, ne sont pas fondés sur la vérité, mais sur une fausse imagination. Les Platoniciens, je lavoue, ne tombent pas dans lextravagance des Manichéens et ne détestent pas avec eux les corps terrestres comme une nature mauvaise 1, puisquils font venir tous les éléments dont ce monde visible est composé et toutes leurs qualités de Dieu comme créateur. Mais ils croient que le corps mortel fait de telles impressions sur lâme, quil engendre en elle la crainte, le désir, la joie et la tristesse, quatre perturbations, pour parler avec Cicéron 2, ou, si lon veut se rapprocher du grec, quatre passions, qui sont la source de la corruption des moeurs. Or, si cela est, doù vient quEnée, dans Virgile, entendant dire à son père que les âmes retourneront dans les corps après les avoir quittés, est surpris et sécrie:
« O mon père, faut-il croire que les âmes, après être montées au ciel, quittent ces sublimes régions pour revenir dans des corps grossiers? Infortunés ! doù leur vient ce funeste amour de la lumière 3 ? »
Je demande à mon tour si, dans cette pureté tant vantée où sélèvent ces âmes, le funeste amour de la lumière peut leur Venir de ces organes terrestres et de ces membres moribonds? Le poëte nassure-t-il pas quelles ont été délivrées de toute contagion charnelle alors quelles veulent retourner dans des corps? Il résulte de là que cette révolution
1. Voyez le traité de saint Augustin De haeres., haers. 46, et tous ses écrits contre les Manichéens. 2. Tusc. Qust., lib. IV, cap. 6 et alibi. 3. Enéide, liv, vi,v. 719-721.
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éternelle des âmes, fût-elle aussi vraie quelle est fausse, on ne pourrait pas dire que tous leurs désirs déréglés leur viennent du corps, puisque, selon les Platoniciens et leur illustre interprète, le funeste amour de la lumière ne vient pas du corps, mais de lâme, qui en est saisie au moment même où elle est libre de tout corps et purifiée de toutes les souillures de la chair. Aussi conviennent-ils que ce nest pas seulement le corps qui excite dans lâme des craintes, des désirs, des joies et des tristesses, mais quelle peut être agitée par elle-même de tous ces mouvements.
CHAPITRE VI.LES MOUVEMENTS DE LÂME SONT BONS OU MAUVAIS, SELON QUE LA VOLONTÉ EST BONNE OU MAUVAISE.
Ce qui importe, cest de savoir quelle est la volonté de lhomme. Si elle est déréglée, ces mouvements seront déréglés, et si elle est droite, ils seront innocents et même louables. Car cest la volonté qui est en tous ces mouvements, ou plutôt tous ces mouvements ne sont que des volontés. En effet, quest-ce que le désir et la joie, sinon une volonté qui consent à ce qui nous plaît? et quest-ce que la crainte et la tristesse, sinon une volonté qui se détourne de ce qui nous déplaît? Or, quand nous consentons à ce qui nous plaît en le souhaitant, ce mouvement sappelle désir, et quand cest en jouissant, il sappelle joie. De même, quand nous nous détournons de lobjet qui nous déplaît avant quil nous arrive, cette volonté sappelle crainte, et après quil est arrivé, tristesse. En un mot, la volonté de lhomme, selon les différents objets qui lattirent ou qui la blessent, quelle désire ou quelle fuit, se change et se transforme en ces différentes affections. Cest pourquoi il faut que lhomme qui ne vit pas selon lhomme, mais selon Dieu, aime le bien, et alors il haïra nécessairement le mal; or, comme personne nest mauvais par nature, mais par vice, celui qui vit selon Dieu doit avoir pour les méchants une haine parfaite 1, en sorte quil ne haïsse pas lhomme à cause du vice, et quil naime pas le vice à cause de lhomme, mais quil haïsse le vice et aime lhomme. Le vice guéri, tout ce quil doit aimer restera, et il ne restera rien de ce quil doit haïr.
1. Ps. CXXXVIII, 22.
CHAPITRE VII.LES MOTS AMOUR ET DILECTION SE PRENNENT INDIFFÉREMMENT EN BONNE ET EN MAUVAISE PART DANS LES SAINTES LETTRES.
On dit de celui qui ale ferme propos daimer Dieu et daimer son prochain comme lui- même, non pas selon lhomme, mais selon Dieu, quil a une bonne volonté. Cette bonne volonté sappelle ordinairement charité dans lEcriture sainte, qui la nomme aussi quelquefois amour. En effet, lApôtre veut que celui dont on fait choix pour gouverner le peuple aime le bien 1; et nous lisons aussi dans lEvangile que Notre-Seigneur ayant dit à Pierre : « Me chéris-tu 2 plus que ne font « ceux-ci ? » Pierre répondit : « Seigneur, « vous savez que je vous aime » Et le Seigneur lui ayant demandé de nouveau, non pas sil laimait , mais sil le chérissait 3, Pierre lui répondit encore : « Seigneur, vous savez que je vous aime ». Enfin, le Seigneur lui ayant demandé une troisième fois sil le chérissait, lévangéliste ajoute : « Pierre fut contristé de ce que le Seigneur lui avait dit trois fois : Maimes-tu ? » Et cependant le Seigneur ne lui avait fait la question en ces termes quune seule fois, sétant servi les deux autres fois du mot chérir. Doù je conclus que le Seigneur nattachait pas au mot chérir (diligere) un autre sens quau mot aimer (amare). Aussi bien Pierre répond sans avoir égard à cette différence dexpressions : « Seigneur, vous savez tout; vous savez donc bien que je vous aime 4». Jai cru devoir marrêter sur ces deux mots, parce que plusieurs imaginent une différence entre dilection et charité ou amour. A leur avis, la dilection se prend en bonne part et lamour en mauvaise part. Mais il est certain que les auteurs profanes nont jamais fait cette distinction, et je laisse aux philosophes le soin de résoudre le problème. Je remarquerai seulement que, dans leurs livres, ils ne manquent pas de relever lamour qui a pour objet le bien et Dieu même 5. Quant à lEcriture sainte, dont lautorité surpasse infiniment celle de tous les monuments humains, nulle
1. I Tim. III, 1-10.
2. Le latin dit : « As-tu pour moi de la dilection (diligis me) P 3. Toujours la même opposition entre amo et diligo, amor et dilectio. 4. Jean, XXI, 15-17. 5. Voyez le Phèdre et, dans le Banquet, le discoura de Diotime.
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part elle ninsinue la moindre différence entre lamour et la dilection ou charité. Jai déjà prouvé que lamour y est pris en bonne part; et si lon simagine que lamour y est pris, à la vérité, en bonne et en mauvaise part, mais que la dilection sy prend en bonne part exclusivement, il suffit, pour se convaincre du contraire, de se souvenir de ce passage du Psalmiste : « Celui qui chérit (diligit ) liniquité hait son âme », et cet autre de lapôtre saint Jean : « Celui qui chérit le monde (si quis dilexerit), la dilection du Père nest pas en lui 1 ». Voilà, dans un même passage, le mot diligere pris tour à tour en mauvaise et en bonne part. Et quon ne me demande pas si lamour, que jai montré entendu en un sens favorable, peut aussi être pris dans le sens opposé; car il est écrit « Les hommes deviendront amoureux deux-mêmes, amoureux de largent 3 », La volonté droite est donc le bon amour, et la volonté déréglée est le mauvais, et les différents mouvements de cet amour font toutes les passions. Sil se porte vers quelque objet, cest le désir; sil en jouit, cest la joie; sil sen détourne, cest la crainte; sil le sent malgré lui, cest la tristesse. Or, ces passions sont bonnes ou mauvaises, selon que lamour est bon ou mauvais. Prouvons ceci par lEcriture. LApôtre « désire de sortir de cette vie et dêtre avec Jésus-Christ 4 ». Ecoutez maintenant le Prophète : «Mon âme languit dans le désir dont elle brûle sans cesse pour votre loi 5». Et encore : « La concupiscence de la sagesse mène au royaume de Dieu 6 ». Lusage toutefois a voulu que le mot concupiscence, employé isolément, fût pris en mauvaise part. Mais la joie est prise en bonne part dans ce passage du Psalmiste : « Réjouissez-vous dans le Seigneur; justes, tressaillez de joie 7 ». Et ailleurs : « Vous avez versé la joie dans mon coeur 8 ». Et encore : « Vous me remplirez de joie en me dévoilant votre face 9 ».Maintenant, ce qui prouve que la crainte est bonne, cest ce mot de lApôtre : « Opérez votre salut avec crainte et frayeur 10». Et cet autre passage : « Gardez-vous de viser plus haut quil ne convient, et craignez 11». Et encore: «Je crains que, comme le serpent séduisit Eve, vous ne
1. Ps. X, 6.- 2. I Jean, IX, 15. 3. II Tim. III, 2. 4. Philipp. I, 23. 5. Ps. CXVIII, 20. 6. Sag. VI, 21. 7. Ps. XXXI, 11.- 8. Ps. IV, 7. 9. Ps. XV, 11. 10. Philipp. II, 12. 11. Rom. XI, 20.
vous écartiez de cet amour chaste qui est en Jésus-Christ 1 » Enfin, quant à la tristesse que Cicéron appelle une maladie 2 et que Virgile assimile à la douleur en disant: « Et de là leurs douleurs et leurs joies 3 », peut-elle se prendre aussi en bonne part? cest une question plus délicate.
CHAPITRE VIII.DES TROIS SEULS MOUVEMENTS QUE LES STOÏCIENS CONSENTENT A ADMETTRE DANS LÂME DU SAGE, A LEXCLUSION DE LA DOULEUR OU DE LA TRISTESSE, QUILS CROIENT INCOMPATIBLES AVEC LA VERTU.
Les Stoïciens substituent dans lâme du sage aux perturbations trois mouvements de lâme que la langue grecque appelle eupathies 4, et Cicéron constanti 5 : ils remplacent le désir par la volonté, la joie par le contentement, et la crainte par la précaution; quant à la souffrance ou à la douleur, que nous avons de préférence appelée tristesse afin déviter toute ambiguïté, ils prétendent que rien de semblable ne peut se rencontrer dans lâme du sage. La volonté, disent-ils, se porte vers le bien, qui est ce que fait le sage; le contentement est la suite du bien accompli, et le sage accomplit toujours le bien; enfin la précaution évite le mal, et le sage le doit constamment éviter; mais la tristesse naissant du mal qui survient, comme il ne peut survenir aucun mal au sage, rien dans lâme du sage ne peut tenir la place de la tristesse. Ainsi, dans leur langage, volonté, entendement, précaution, voilà qui nappartient quau sage, et le désir, la joie, la crainte et la tristesse, sont le partage de linsensé. Les trois premières affections sont ce que Cicéron appelle constantiae, les quatre autres, sont ce que le même philosophe appelle perturbations, et le langage ordinaire passions, et cette distinction des affections du sage et de celles du vulgaire est marquée en grec par les mots deupatheiai et de pathe. Jai voulu examiner si ces manières de parler des Stoïciens étaient conformes à1Ecriture, et jai trouvé que le Prophète dit « quil ny a pas de contentement desprit
1. II Cor. XI, 3.
2. Tusculanes, livre III, ch. 10 et ailleurs. 3. Enéide, livre VI, v. 733 4. Bonnes passions, de eù et de páthos . 5. Tusculanes, livre IV.
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pour les impies 1 »; le propre des méchants étant plutôt de se réjouir du mal que dêtre contents, ce qui nappartient quaux gens de bien. Jai aussi trouvé dans lEvangile « Faites aux hommes tout ce que vous voulez quils vous fassent 2 »; comme si lon ne pouvait vouloir que le bien, le mal étant lobjet des désirs, mais non celui de la volonté. Il est vrai que quelques versions portent: « Tout le bien que vous voulez quils vous fassent », par où on a coupé court à toute interprétation mauvaise, de crainte par exemple que dans le désordre dune orgie, quelque débauché ne se crût autorisé à légard dautrui à une action honteuse sous la seule condition de la subir à son tour; mais cette version nest pas conforme à loriginal grec, et jen conclus quen disant : Tout ce que vous voulez quils vous fassent, lApôtre a entendu tout le bien, car il ne dit pas: Que vous désirez quils vous fassent, mais: Que vous voulez. Au surplus, bien que ces sortes dexpressions soient les plus propres, il ne faut pas pour cela sy assujétir; il suffit de les prendre en cette acception dans les endroits de lEcriture où elles nen peuvent avoir dautre, tels que ceux que je viens dalléguer. Ne dit-on pas en effet que les impies sont transportés de joie, bien que le Seigneur ait dit: « Il ny a pas de contentement pour les impies 3 » Doù vient cela, sinon de ce que contentement veut dire autre chose que joie, quand il est employé proprement et dans un sens étroit? De même, il est clair que le précepte de lEvangile, ainsi exprimé « Faites aux autres ce que vous désirez quils vous fassent 4 », nimpliquerait pas la défense de désirer des choses déshonnêtes, au lieu quexprimé de la sorte : « Faites aux autres ce que vous voulez quils vous fassent », il est salutaire et vrai. Encore une fois, doù vient cela, sinon de ce que la volonté, prise en un sens étroit, ne peut sentendre quen bonne part? Et cependant, il est certain que cette manière de parler ne serait point passée en usage : « Ne veuillez point mentir 5 »; sil ny avait aussi une mauvaise volonté, profondément distincte de celle que les anges ont recommandée par ces paroles : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ». Ce
1. Isaïe, LVII, 21, sec. LXX. 2.Matth. VII, 12. 3. Isaïe, LVII, 21, sec. LXX. 4. Matth. VII, 12. 5. Eccli. VII, 14. 6. Luc, II, 14.
serait inutilement que IEvangile ajouterait bonne, sil ny en avait aussi une mauvaise. Dailleurs, quelle si grande louange lApôtre aurait-il donnée à la charité, lorsquil a dit « quelle ne prend point son contentement « dans le mal 1 » , si la malignité ne ly prenait ? Nous voyons aussi que les auteurs profanes se servent indifféremment de ces termes: « Je désire, Pères conscrits », dit le grand orateur Cicéron, « ne point sortir des voies de la douceur 2 ». Il prend ici le désir en bonne part. Dans Térence, au contraire, le désir est pris en mauvaise part. Il introduit un jeune libertin qui, brûlant dassouvir sa convoitise, sécrie :
« Je ne veux rien que Philuména 3. »
La preuve que cette volonté nest quune ardeur brutale, cest la réponse du vieux serviteur
« Ah! quil vaudrait mieux prendre soin déloigner cet amour de votre coeur que dirriter inutilement votre passion par de pareils discours ».
Quant au contentement, que les auteurs païens laient aussi employé en mauvaise part, Virgile seul suffit pour le prouver, dans ce vers si plein et si précis où il embrasse les quatre passions de lâme
« Et de là leurs craintes et leurs désirs, leurs douleurs et leurs contentements 4 ».
Le même poëte dit encore :
« Les mauvais contentements de lesprit 5 ».
Cest donc un trait commun des bons et des méchants de vouloir, de se tenir en garde et dêtre contents, ou pour mexprimer dune autre sorte : Les bons et les méchants désirent, craignent et se réjouissent également, mais les uns bien, les autres mal, selon que leur volonté est bonne ou mauvaise. La tristesse même, à laquelle les Stoïciens nont pu rien substituer dans lâme de leur sage, se prend aussi quelquefois en bonne part, surtout dans nos auteurs. LApôtre loue les Corinthiens de sêtre attristés selon Dieu. Quelquun dira peut-être que cette tristesse dont saint Paul les félicite venait du repentir de leurs fautes; car cest en ces termes quil sexprime : « Quoique ma lettre vous ait attristés
1. I Cor. XIII, 6. 2. Catilinaires, I, ch. 2. 3. Andrienne, act. II, scen. I, v. 6-8. 4. Enéide, livre VI, v. 733 5. Ibid v. 278, 279 (291)
pour un peu de temps, je ne laisse pas maintenant de me réjouir, non de ce que vous avez été tristes, mais de ce que votre tristesse vous a portés à faire pénitence. Votre tristesse a été selon Dieu, et ainsi vous navez pas sujet de vous plaindre de nous; car la tristesse qui est selon Dieu produit un repentir salutaire dont on ne se repent point, au lieu que la tristesse du monde cause la mort. Et voyez déjà combien cette tristesse selon Dieu a excité votre vigilance 1 ». A ce compte, les Stoïciens 2 peuvent répondre que la tristesse est, à la vérité, utile pour se repentir, mais quelle ne peut pas tomber en lâme du sage, parce quil est incapable de pécher pour se repentir ensuite et que nul autre mal ne peut lattrister. On rapporte quAlcibiade, qui se croyait heureux, pleura, quand Socrate lui eut prouvé quil était misérable, parce quil était fou. La folie donc fut cause en lui de cette tristesse salutaire qui fait que lhomme safflige dêtre autre quil ne devrait; or, ce nest pas au fou que les Stoïciens interdisent la tristesse, mais au sage.
CHAPITRE IX.DU BON USAGE QUE LES GENS DE BIEN FONT DES PASSIONS.
Voilà ce que les Stoïciens peuvent dire; mais nous avons déjà répondu là-dessus à ces philosophes au neuvième livre de cet ouvrage 3, Où nous avons montré que ce nest quune question de nom-et quils sont plus amoureux de la dispute que de la vérité. Parmi nous, selon la divine Ecriture et la saine doctrine, les citoyens de la sainte Cité de Dieu qui vivent selon Dieu dans le pèlerinage de cette vie, craignent, désirent, saffligent et se réjouissent; et comme leur amour est pur, toutes ces passions sont en eux innocentes. Ils craignent les supplices éternels et désirent limmortalité bienheureuse. Ils saffligent, parce quils soupirent encore intérieurement dans lattente de ladoption divine, qui aura lieu lorsquils seront délivrés de leurs corps 4. Ils se réjouissent en espérance, parce que cette parole saccomplira, qui annonce que « la mort sera absorbée dans la victoire 5 ». Bien plus, ils craignent de fléchir; ils désirent de persévérer;
1. II Cor. VIII, 8-11
2. Voyez Cicéron, Tusculanes, livre III, ch. 32. 3. Chap. 4, 5. 4. Rom. VIII, 23. 5. I Cor. XV, 54.
ils saffligent de leurs péchés; ils se réjouissent de leurs bonnes oeuvres. Ils craignent de pécher, parce quils entendent que « la charité se refroidira en plusieurs, quand ils verront le vice triompher 1 » . Ils désirent de persévérer, parce quil est écrit « quil ny aura de sauvé que celui qui persévérera jusquà la fin 2 ». Ils saffligent de leurs péchés, parce quil est dit : « Si nous nous prétendons exempts de tout péché, nous nous abusons nous-mêmes, et la vérité nest point en nous 3 ». Ils se réjouissent de leurs bonnes oeuvres, parce que saint Paul leur dit: « Dieu aime celui qui donne avec joie 4 ». Dailleurs, selon quils sont faibles ou forts, ils craignent ou désirent dêtre tentés, et saffligent ou se réjouissent de leurs tentations. Ils craignent dêtre tentés, à cause de cette parole : « Si quelquun tombe par surprise en quelque péché, vous autres qui êtes spirituels, ayez soin de len reprendre avec douceur, dans la crainte dêtre tentés comme lui 5 ». Ils désirent dêtre tentés, parce quils entendent un homme fort de la Cité de Dieu, qui dit: « Eprouvez-moi, Seigneur, et me tentez, brûlez mes reins et mon cur 6 ». Ils seffrayent dans les tentations, parce quils voient saint Pierre pleurer 7. Ils se réjouissent dans les tentations, parce quils entendent cette parole de saint Jacques: « Nayez jamais plus de joie, mes frères, que lorsque vous êtes attaqués de plusieurs tentations 8 ? Or, ils ne sont pas seulement touchés de ces mouvements pour eux-mêmes, mais aussi pour ceux dont ils désirent la délivrance et craignent la perte, et dont la perte ou la délivrance les afflige ou les réjouit. Pour ne par. 1er maintenant que de ce grand homme qui se glorifie de ses infirmités 9, de ce docteur des nations qui a plus travaillé que tous les autres Apôtres 10 et qui a instruit ceux de son temps et toute la postérité par ses admirables Epîtres, du bienheureux saint Paul, de ce brave athlète de Jésus-Christ, formé par lui 11, oint par lui, crucifié avec lui 12, glorieux en lui, combattant vaillamment sur le théâtre de ce monde à la vue des anges et des hommes 13, et savançant à grands pas dans la carrière pour remporter le prix de la lutte 14, qui ne serait ravi de le contempler des yeux de la foi,
1. Matth. XXIV, 12. 2. Ibid. X, 22. 3. I Jean, I, 8. 4. II Cor. IX, 7. 5. Galat. VI, 1. 6. Ps. XXV, 11. 7. Matth. XXVI, 75. 8. Jac. I, 2. 9. II Cor. XII, 5. 10. I Cor. XV, 10. 11. Galat. I, 12. 12 Ibid. 19. 13. I Cor. IV, 9. 13. Philipp. III, 14.
(292)
se réjouissant avec ceux qui se réjouissent, pleurant avec ceux qui pleurent 1, ayant à soutenir des combats au dehors et des frayeurs au dedans 2, souhaitant de mourir et dêtre avec Jésus-Christ 3, désirant de voir les Romains, pour, amasser du fruit parmi eux, comme il avait fait parmi les autres nations 4, ayant pour les Corinthiens une sainte jalousie qui lui fait appréhender quils ne se laissent séduire et quils ne sécartent de lamour chaste quils avaient pour Jésus-Christ 5, touché pour les Juifs dune tristesse profonde et dune douleur continuelle qui le pénètre jusquau cur 6, de ce quignorant la justice dont Dieu est auteur, et voulant établir leur propre justice, ils nétaient point soumis à Dieu 7, saisi enfin dune profonde tristesse au point déclater en gémissements et en plaintes au sujet de quelques-uns qui, après être tombés dans de grands désordres, nen faisaient point pénitence 8 ? Si lon doit appeler vices ces mouvements qui naissent de lamour de la vertu et de la charité, il ne reste plus que dappeler vertus les affections qui sont réellement des vices. Mais puisque ces mouvements suivent la droite raison, étant dirigés où il faut, qui oserait alors les appeler des maladies de lâme ou des passions vicieuses? Aussi Notre-Seigneur, qui a daigné vivre ici-bas revêtu de la forme desclave, mais sans aucun péché, a fait usage des affections, lorsquil a cru le devoir faire. Comme il avait véritablement un corps et une âme, il avait aussi de véritables passions. Lors donc quil fut touché dune tristesse mêlée dindignation 9, en voyant lendurcissement des Juifs, et que, dans une-autre occasion, il dit: «Je me réjouis pour lamour de vous de ce que je nétais pas là, afin que vous croyiez 10 »; quand, avant de ressusciter Lazare, il pleura 11, quand il désira ardemment de manger la pâque avec ses disciples 12, quand enfin son âme fut triste jusquà la mort aux approches de sa passion 13 nous ne devons point douter que toutes ces choses ne se soient effectivement passées en lui. Il sest revêtu de ces passions quand il lui a plu pour laccomplissement de ses desseins, comme il sest fait homme quand il a voulu. Mais quelque bon usage quon puisse faire des passions, il nen faut pas moins
1. Rom. XII, 15. 2. II Cor. VII, 5. 3. Philipp. I, 23. 4. Rom. I, 11, 13. 5. II Cor. XI, 2, 3. 6. Rom.IX, 2. 7. Ibid. X,3. 8. II Cor. XII, 21. 9. Marc, III, 5. 10. Jean, XI, 15. 12. Ibid. 35. 13. Luc, XXII, 15. 14. Matth. XXVI, 38.
reconnaître que nous ne les éprouverons point dans lautre vie, et quen celle-ci elles nous emportent souvent plus loin que nous ne voudrions; ce qui fait que nous pleurons même quelquefois malgré nous, dans une effusion dailleurs innocente et toute de charité. Cest en nous une suite de notre condition faible et mortelle; mais il nen était pas ainsi de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui était maître de toutes ces faiblesses. Tant que nous sommes dans ce corps fragile, ce serait un défaut dêtre exempt de toute passion; car lApôtre blâme et déteste certaines personnes quil accuse dêtre sans amitié 1 . Le Psalmiste de même condamne ceux dont il dit: « Jai attendu quelquun qui « prendrait part à mon affliction, et personne nest venu 2 ». En effet, navoir aucun sentiment de douleur, tandis que nous sommes dans ce lieu de misère, cest, comme le disait un écrivain profane 3, un état que nous ne saurions acheter quau prix dune merveilleuse stupidité. Voilà pourquoi ce que les Grecs appellent apathie 4, mot qui ne pourrait se traduire que par impassibilité, cest-à-dire cet état de lâme dans lequel elle nest sujette à aucune passion qui la trouble et qui soit contraire à la raison, est assurément une bonne chose et très-souhaitable, mais qui nest pas de cette vie. Ecoutez, en effet, non pas un homme vulgaire, mais un des plus saints et des plus parfaits, qui a dit: « Si nous nous prétendons exempts de tout péché, nous nous abusons nous-mêmes, et la vérité nest point en nous 5 ». Cette apathie nexistera donc en vérité que quand lhomme sera affranchi de tout péché. Il suffit maintenant de vivre sans crime, et quiconque croit vivre sans péché éloigne de lui moins le péché que le pardon. Si donc lapathie consiste à nêtre touché de rien, qui ne voit que cette insensibilité est pire que tous les vices? On peut fort bien dire, il est vrai, que la parfaite béatitude dont nous espérons jouir en lautre vie sera exempte de crainte et de tristesse; mais qui peut soutenir avec quelque ombre de raison que lamour et la joie en seront bannis? Si par cette apathie on entend un état entièrement exempt de crainte et de douleur, il faut fuir cet état en cette vie, si nous voulons bien
1. Rom. I, 31. 2. Ps. LXVIII, 21. 2. Cet écrivain est Crantor, philosophe de lécole de Platon. Voyez les Tusculanes (lib. III, cap. 6). 3. Sur lapateia stoïcienne, voyez Sénèque, Lettres, IX. 4. Jean, I, 8.
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vivre, cest-à-dire vivre selon Dieu; mais pour lautre, où lon nous promet une félicité éternelle, la crainte ny entrera pas. Cette crainte, en effet, dont saint Jean dit: « La crainte ne se trouve point avec la charité; car la charité parfaite bannit la crainte, parce que la crainte est pénible 1 » ; cette crainte, dis-je, nest pas du genre de celle qui faisait redouter à saint Paul que les Corinthiens ne se laissassent surprendre aux artifices du serpent 2, attendu que la charité est susceptible de cette crainte, ou, pour mieux dire, il ny a que la charité qui en soit capable; mais elle est du genre de celle dont parle ce même Apôtre quand il dit : « Vous navez point reçu lesprit de servitude pour vivre encore dans la crainte 3 ». Quant à cette crainte chaste « qui demeure dans le siècle du siècle 4 », si elle demeure dans le siècle à venir (et comment entendre autrement le siècle du siècle ?), ce ne sera pas une crainte qui nous donne appréhension du mal, mais une crainte qui nous affermira dans un bien que nous ne pourrons perdre. Lorsque lamour du bien acquis est immuable, on est en quelque sorte assuré contre lappréhension de tout mal. En effet, cette crainte chaste dont parle le Prophète signifie cette volonté par laquelle nous répugnerons nécessairement au péché, en sorte que nous éviterons le péché avec cette tranquillité qui accompagne un amour parfait, et non avec les inquiétudes qui sont maintenant des suites de notre infirmité. Que si toute sorte de crainte est incompatible avec cet état heureux où nous serons entièrement assurés de notre bonheur, il faut entendre cette parole de lEcriture: « La crainte chaste du Seigneur qui demeure dans le siècle du siècle », au même sens que celle-ci: « La patience des pauvres ne périra jamais 5 » non que la patience doive être réellement éternelle, puisquelle nest nécessaire quoù il y a des maux à souffrir, mais le bien quon acquiert par la patience sera éternel, au même sens peut-être où 1Ecriture dit que la crainte chaste demeurera dans le siècle du siècle, parce que la récompense en sera éternelle. Ainsi, puisquil faut mener une bonne vie pour arriver à la vie bienheureuse, concluons que toutes les affections sont bonnes en ceux
1. Jean VI, 18. 2. II Cor. XI, 3 .- 3. Rom. VIII, 15 .- 4. Ps. XVIII, 10. 5. Ps. IX, 19.
qui vivent bien, et mauvaises dans les autres. Mais dans cette vie bienheureuse et éternelle, lamour et la joie ne seront pas seulement bons, mais assurés, et il ny aura ni crainte ni douleur. Par là, on voit déjà en quelque façon quels doivent être dans ce pèlerinage les membres de la Cité de Dieu qui vivent selon lesprit et non selon la chair, cest-à-dire selon Dieu et non selon lhomme, et quels ils seront un jour dans cette immortalité à laquelle ils aspirent. Mais pour ceux de lautre Cité, cest-à-dire pour la société des impies qui ne vivent pas selon Dieu, mais selon lhomme, et qui embrassent la doctrine des hommes et des démons dans le culte dune fausse divinité et dans le mépris de la véritable, ils sont tourmentés de ces passions comme dautant de maladies, et si quelques-uns semblent les modérer, on les voit enflés dun orgueil impie, dautant plus monstrueux quils en ont moins le sentiment. En se haussant jusquà cet excès de vanité de nêtre touchés daucune passion, non pas même de celle de la gloire, ils ont plutôt perdu toute humanité quils nont acquis une tranquillité véritable. Une âme nest pas droite pour être inflexible, et linsensibilité nest pas la santé. -
CHAPITRE X.SI LES PREMIERS HOMMES AVANT LE PÉCHÉS ÉTAIENT EXEMPTS DE TOUTE PASSION.
On a raison de demander si nos premiers parents, avant le péché, étaient sujets dans le corps animal à ces passions dont ils seront un jour affranchis dans le corps spirituel. En effet, sils les avaient, comment étaient-ils bienheureux? La béatitude peut-elle sallier avec la crainte ou la douleur? Mais, dun autre côté, que pouvaient-ils craindre ou souffrir au milieu de tant de biens, dans cet état où ils navaient à redouter ni la mort ni les maladies, où leurs justes désirs étaient pleinement comblés et où rien ne les troublait dans la jouissance dune si parfaite félicité? lamour mutuel de ces époux, aussi bien que celui quils portaient à Dieu, était libre de toute traverse, et de cet amour naissait une joie admirable, parce quils possédaient toujours ce quils aimaient. Ils évitaient le péché sans peine et sans inquiétude, et ils navaient point dautre mal à craindre. Dirons-nous quils désiraient de manger du fruit défendu, mais quils (294) craignaient de mourir, et quainsi ils étaient agités de crainte et de désirs? Dieu nous garde davoir cette pensée! car la nature humaine était encore alors exempte de péché. Or, nest-ce pas déjà un péché de désirer ce qui est défendu par la loi de Dieu, et de sen abstenir par la crainte de la peine et non par lamour de la justice? Loin de nous donc lidée quils fussent coupables dès lors à légard du fruit détendu de cette sorte de péché dont Notre-Seigneur dit à légard dune femme: « Quiconque regarde une femme pour la convoiter, a déjà commis ladultère dans son cur 1 ». Tous les hommes seraient maintenant aussi heureux que nos premiers parents et vivraient sans être troublés dans leur âme par aucune passion, ni affligés dans leur corps par aucune incommodité, si le péché neût point été commis par Adam et Eve, qui ont légué leur corruption à leurs descendants, et cette félicité aurait duré jusquà ce que le nombre des prédestinés eût été accompli, en vertu de cette bénédiction de Dieu: « Croissez et multipliez 2 »; après quoi ils seraient passés sans mourir dans cette félicité dont nous espérons jouir après la mort et qui doit nous égaler aux anges.
CHAPITRE XI.DE LA CHUTE DU PREMIER HOMME, EN QUI LA NATURE A ÉTÉ CRÉÉE BONNE ET NE PEUT ÊTRE RÉPARÉE QUE PAR SON AUTEUR.
Dieu, qui prévoit tout, nayant pu ignorer que lhomme pécherait, il convient que nous considérions la sainte Cité selon lordre de la prescience de Dieu, et non selon les conjectures de notre raison imparfaite à qui échappent les plans divins. Lhomme na pu troubler par son péché les desseins éternels de Dieu et lobliger à changer de résolution, qui que Dieu avait prévu à quel point lhomme quil a créé bon devait devenir méchant et quel bien il devait tirer de sa malice. En effet, quoique lon dise que Dieu change ses conseils (doù vient que, par une expression figurée, on lit dans lEcriture quil sest repenti 3), cela ne doit sentendre que par rapport à ce que lhomme attendait ou à lordre des causes naturelles, et non par rapport à la prescience de Dieu. Dieu, comme parle lEcriture, a créé lhomme droit 4, et par conséquent avec une
1. Matt. V, 28 .- 2. Gen. I, 28 .- 3. Gen. VI, 6 ; I Rois, XV, 11. - 4. Eccl. VII, 30.
bonne volonté; autrement il naurait pas été droit. La bonne volonté est donc louvrage de Dieu, puisque lhomme la reçue dès linstant de sa création. Quant à la première mauvaise volonté, elle a précédé dans lhomme toutes les mauvaises oeuvres; elle a plutôt été en lui une défaillance et un abandon de louvrage de Dieu, pour se porter vers ses propres ouvrages, quaucune oeuvre positive. Si ces ouvrages de la volonté ont été mauvais, cest quils nont pas eu Dieu pour fin, mais la volonté elle-même; en sorte que cest cette volonté ou lhomme en tant quayant une mauvaise volonté, qui a été comme le mauvais arbre qui a produit ces mauvais fruits. Or, bien que la mauvaise volonté, loin dêtre selon la nature, lui soit contraire, parce quelle est un vice, - il nen est pas moins vrai que, comme tout vice, elle ne peut être que dans une nature, mais dans une nature que le Créateur a tirée du néant, et non dans celle quil a engendrée de lui-même, telle quest le Verbe, par qui toutes choses ont été faites. Dieu a formé lhomme de la poussière de la terre, mais la terre elle-même a été créée de rien, aussi bien que lâme de lhomme. Or, le mal est tellement surmonté par le bien, quencore que Dieu permette quil y en ait, afin de faire voir comment sa justice en peut bien user, ce bien néanmoins peut être sans le mal, comme en Dieu, qui est le souverain bien, et dans toutes les créatures célestes et invisibles qui font leur demeure au-dessus de cet air ténébreux, au lieu que le mal ne saurait subsister sans le bien, parce que les natures en qui il est sont bonnes comme natures. Aussi lon ôte le mal, non en ôtant quelque nature étrangère, ou quelquune de ses parties, mais en guérissant celle qui était corrompue. Le libre arbitre est donc vraiment libre quand il nest point esclave du péché. Dieu lavait donné tel à lhomme; et maintenant quil la perdu par sa faute, il ny a que celui qui le lui avait donné qui puisse le lui rendre. Cest pourquoi la Vérité dit : « Si le Fils vous met en liberté, cest alors que vous serez vraiment libres l »; ce qui revient à ceci : Si le Fils vous sauve , cest alors que vous serez vraiment sauvés. En effet, le Christ nest notre libérateur que par cela même quil est notre sauveur. Lhomme vivait donc selon Dieu dans le
1. Jean VIII, 36
(295)
paradis à la fois corporel et spirituel. Car il ny avait pas un paradis corporel pour les biens du corps, sans un paradis spirituel pour ceux de lesprit; et, dun autre côté, un paradis spirituel, source de jouissances intérieures, ne pouvait être sans un paradis corporel, source de jouissances extérieures. Il y avait donc, pour ce double objet, un double paradis 1. Mais cet ange superbe et envieux (dont jai raconté la chute aux livres précédents 2, aussi bien que celle des autres anges devenus ses compagnons), ce prince des démons qui séloigne de son Créateur pour se tourner vers lui-même, et sérige en tyran plutôt que de rester sujet, ayant été jaloux du bonheur de lhomme, choisit le serpent, animal fin et rusé, comme linstrument le plus propre à lexécution de son dessein, et sen servit pour parler à la femme, cest-à-dire à la partie la plus faible du premier couple humain, afin darriver au tout par degrés, parce quil ne croyait pas lhomme aussi crédule, ni capable de se laisser abuser, si ce nest par complaisance pour lerreur dun autre. De même quAaron ne se porta pas à fabriquer une idole aux Hébreux de son propre mouvement, mais parce quil y fut forcé par leurs instances 3, de même encore quil nest pas croyable que Salomon ait cru quil fallait adorer des simulacres, mais quil fut entraîné à ce culte sacrilége par les caresses de ses concubines 4, ainsi ny a-t-il pas dapparence que le premier homme ait violé la loi de Dieu pour avoir été trompé par sa femme, mais pour navoir pu résister à lamour quil lui portait. Si lApôtre a dit : « Adam na point été séduit, mais bien la femme 5 » ; ce nest que parce que la femme ajouta foi aux paroles du serpent et que lhomme ne voulut pas se séparer delle, même quand il sagissait de mal faire. Il nen est pas toutefois moins coupable, attendu quil na péché quavec connaissance. Aussi saint Paul ne dit pas : Il na point péché, mais : Il na point été séduit. LApôtre témoigne bien au contraire quAdam a péché, quand il dit: « Le péché est entré dans le monde par un seul homme » ; et peu après, encore plus clairement : « A la ressemblance de la prévarication dAdam 6» . Il entend donc que ceux-là sont séduits qui ne croient
1. Voyez plus haut, livre XIII, ch. 21. 2. Voyez les livres XI et XII. 3. Exod. XXXII, 3-5. 4. III Rois, XI, 4. 5. I Tim. II, 14. 6. Rom. V, 12, 14.
pas mal faire ; or, Adam savait fort bien quil faisait mal ; autrement, comment serait-il vrai quil na pas été séduit ? Mais nayant pas encore fait lépreuve de la sévérité de la justice de Dieu, il a pu se tromper en jugeant sa faute vénielle. Ainsi il na pas été séduit, puisquil na pas cru ce que crut sa femme, mais il sest trompé en se persuadant que Dieu se contenterait de cette excuse quil lui allégua ensuite: « La femme que vous mavez donnée pour compagne ma présenté du fruit et jen ai mangé 1 ». Quest-il besoin den dire davantage ? Il est vrai quils nont pas tous deux été crédules, mais ils ont été tous deux pécheurs et sont tombés tous deux dans les filets du diable.
CHAPITRE XII.GRANDEUR DU PÉCHÉ DU PREMIER HOMME.
Si quelquun sétonne que la nature humaine ne soit pas changée par les autres péchés, comme elle la été par celui qui est la cause originelle de cette grande corruption à laquelle elle est sujette, de la mort et de tant dautres misères dont lhomme était exempt dans le paradis terrestre, je répondrai quon ne doit pas juger de la grandeur de ce péché par sa matière (car le fruit défendu navait rien de mauvais en soi), mais par la gravité de la désobéissance. En effet, Dieu, dans le commandement quil fit à lhomme, ne considérait que son obéissance, vertu qui est la mère et la gardienne de toutes les autres, puisque la créature raisonnable a été ainsi faite que rien ne lui est plus utile que dêtre soumise à son Créateur, ni rien de plus pernicieux que de faire sa propre volonté. Et puis, ce commandement était si court à retenir et si facile à observer au milieu dune si grande abondance dautres fruits dont lhomme était libre de se nourrir ! Il a été dautant plus coupable de le violer quil lui était plus aisé dêtre docile, à une époque surtout où le désir ne combattait pas encore sa volonté innocente, ce qui nest arrivé depuis quen punition de son péché.
CHAPITRE XIII.LE PÉCHÉ DADAM A ÉTÉ PRÉCÉDÉ DUNE MAUVAISE VOLONTÉ.
Mais nos premiers parents étaient déjà
1. Gen. III, 12.
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corrompus au dedans avant que de tomber au dehors dans cette désobéissance ; car une mauvaise action est toujours précédée dune mauvaise volonté. Or, qui a pu donner commencement à cette mauvaise volonté, sinon lorgueil, puisque, selon lEcriture, tout péché commence par là 1 ? Et quest-ce que lorgueil, sinon le désir dune fausse grandeur? Grandeur bien fausse, en effet, que dabandonner celui à qui lâme doit être attachée comme à son principe pour devenir en quelque sorte son principe à soi-même! Cest ce qui arrive à quiconque se plaît trop en sa propre beauté, en quittant cette beauté souveraine et immuable qui devait faire lunique objet de ses complaisances. Ce mouvement de lâme qui se détache de son Dieu est volontaire, puisque si la volonté des premiers hommes fût demeurée stable dans lamour de ce souverain bien qui léclairait de sa lumière et léchauffait de son ardeur, elle ne sen serait pas détournée pour se plaire en elle-même, cest-à-dire pour tomber dans la froideur et dans les ténèbres, et la femme naurait pas cru le serpent, ni lhomme préféré la volonté de sa femme au commandement de Dieu, sous le prétexte illusoire de ne commettre quun péché véniel. Ils étaient donc méchants avant que de transgresser le commandement. Ce mauvais fruit ne pouvait venir que dun mauvais arbre 2, et cet arbre ne pouvait devenir mauvais que par un principe contraire à la nature, cest-à-dire par le vice de la mauvaise volonté. Or, la nature ne pourrait être corrompue par le vice, si elle navait été tirée du néant ; en tant quelle est comme nature, elle témoigne quelle a Dieu pour auteur ; en tant quelle se détache de Dieu , elle témoigne quelle est faite de rien. Lhomme néanmoins, en se détachant de Dieu, nest pas retombé dans le néant, mais il sest tourné vers lui. même, et a commencé dès lors à avoir moins dêtre que lorsquil était attaché à lEtre souverain. Etre dans soi-même, ou, en dautres termes, sy complaire après avoir abandonné Dieu, ce nest pas encore être un néant, mais cest approcher du néant. De là vient que lEcriture sainte appelle superbes ceux qui se plaisent où eux-mêmes 3. II est bon davoir le coeur élevé en haut, non pas cependant vers soi-même, ce qui tient de lorgueil, mais vers Dieu, ce qui est leffet dune obéissance dont
1. Eccl. X, 15. 2. Matt. VII, 38. 3. II Pierre, II, 10.
les humbles sont seuls capables. Il y a donc quelque chose dans lhumilité qui élève le coeur en haut et quelque chose dans lorgueil qui le porte en bas. On a quelque peine à entendre dabord que ce qui sabaisse tende en haut, et que ce qui sélève aille en bas; mais cest que notre humilité envers Dieu nous unit à celui qui ne voit rien de plus élevé que lui, et par conséquent nous élève, tandis que lorgueil qui refuse de sassujétir à lui se détache et tombe. Alors saccomplit cette parole du Prophète: « Vous les avez abattus lorsquils sélevaient 1 » Il ne dit pas: Lorsquils sétaient élevés, comme si leur chute avait suivi leur élévation, mais : Ils ont été abattus, dit-il, lorsquils sélevaient, parce que sélever de la sorte, cest tomber. Aussi est-ce, dune part, lhumilité, si fort recommandée en ce monde à la Cité de Dieu et si bien pratiquée par Jésus-Christ, son roi, et, de lautre, lorgueil, apanage de lennemi de cette Cité sainte, selon le témoignage de lEcriture, qui mettent cette grande différence entre les deux Cités dont nous parlons, composées, lune de lassemblée des bons, et lautre de celle des méchants, chacune avec les anges de son parti, que lamour-propre et lamour de Dieu ont distingués dès le commencement. Le diable naurait donc pas pris lhomme dans ses piéges, si lhomme ne sétait plu auparavant en lui-même. Il se laissa charmer par cette parole : « Vous serez comme des dieux 2 » ; mais ils lauraient bien mieux été en se tenant unis par lobéissance à leur véritable et souverain principe quen voulant par lorgueil devenir eux-mêmes leur principe. En effet, les dieux créés ne sont pas dieux par leur propre vertu, mais par leur union avec le véritable Dieu. Quand lhomme désire dêtre plus quil ne doit, il devient moins quil nétait, et, en croyant se suffire à lui-même, il perd celui qui lui pourrait suffire réellement. Ce désordre qui fait que lhomme, pour se trop plaire en lui-même, comme sil était lui-même lumière, se sépare de cette lumière qui le rendrait lumière, lui aussi, sil savait se plaire en elle, ce désordre, dis-je, était déjà dans le coeur de lhomme avant quil passât à laction qui lui avait été défendue. Car la Vérité a dit: « Le coeur sélève avant la chute et shumilie avant la gloire 3 » ; cest-à-dire que la chute qui se
1. Ps. LXXII, 18. 2. Gen. III, 5. 3. Prov. XV, 18.
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fait dans le cur précède celle qui arrive au dehors, la seule quon veuille reconnaître. Car qui simaginerait que lélévation fût une chute ? Et cependant, celui-là est déjà tombé qui sest séparé du Très-Haut. Qui ne voit au contraire quil y a chute, quand il y a violation manifeste et certaine du commandement ? Jose dire quil est utile aux superbes de tomber en quelque péché évident et manifeste, afin que ceux qui étaient déjà tombés par la complaisance quils avaient en eux commencent à se déplaire à eux-mêmes 1. Les larmes et le déplaisir de saint Pierre lui furent plus salutaires que la fausse complaisance de sa présomption 2 . Cest ce que le Psalmiste dit aussi quelque part: « Couvrez-les de honte, Seigneur, et ils chercheront votre nom 3 » en dautres termes: « Ceux qui sétaient plu « dans la recherche de leur gloire se plairont « à rechercher la vôtre ».
CHAPITRE XIV.LORGUEIL DE LA TRANSGRESSION DANS LE PÉCHÉ ORIGINEL A ÉTÉ PIRE QUE LA TRANSGRESSION ELLE-MÊME.
Mais lorgueil le plus condamnable est de vouloir excuser les péchés manifestes, comme fit Eve, quand elle dit : « Le serpent ma trompée, et jai mangé du fruit de larbre »; et Adam, quand il répondit : « La femme que vous mavez donnée ma donné du fruit de larbre, et jen ai mangé 4 ». On ne voit point quils demandent pardon de leur crime, ni quils en implorent le remède. Quoiquils ne le désavouent pas, à lexemple de Caïn 5, leur orgueil, néanmoins, tâche de le rejeter sur un autre, la femme sur le serpent, et lhomme sur la femme. Mais quand le péché est manifeste, cest saccuser que de sexcuser. En effet, lavaient-ils moins commis pour avoir agi, la femme sur les conseils du serpent, et lhomme sur les instances de la femme? comme sil y avait quelquun à qui lon dût plutôt croire ou céder quà Dieu !
CHAPITRE XV.LA PEINE DU PREMIER PÉCHÉ EST TRÈS-JUSTE.
Lors donc que lhomme eût méprisé le commandement de Dieu, de ce Dieu qui
1. Voyez le traité de saint Augustin De la nature et de la grâce, contre Pélage (nn. 28, 27 et 32.) 2. Matt. XXVI, 75, 33. 3. Ps. LXXXII, 17. 4. Gen. III, 13, 12. 5.Gen, IV, 9.
lavait créé, fait à son image, établi sur les autres animaux, placé dans le paradis, comblé de tous les biens, et qui, loin de le charger dun grand nombre de préceptes fâcheux, ne lui en avait donné quun très-facile, pour lui recommander lobéissance et le faire souvenir quil était son Seigneur et que la véritable liberté consiste à servir Dieu, ce fut avec justice que lhomme tomba dans la damnation, et dans une damnation telle que son esprit devint charnel, lui dont le corps même devait devenir spirituel, sil neût point péché; et comme il sétait plu en lui-même par son orgueil, la justice de Dieu labandonna à lui-même, non pour vivre dans lindépendance quil affectait, mais pour être esclave de celui à qui il sétait joint en péchant, pour souffrir malgré lui la mort du corps, comme il sétait volontairement procuré celle de lâme, et pour être même condamné à la mort éternelle (si Dieu ne len délivrait par sa grâce), en puni-lion davoir abandonné la vie éternelle. Quiconque estime cette condamnation ou trop grande ou trop injuste ne sait certainement pas peser la malice dun péché qui était si facile à éviter. De même que lobéissance dAbraham a été dautant plus grande que le commandement que Dieu lui avait fait était plus difficile 1, ainsi la désobéissance du premier homme a été dautant plus criminelle quil ny avait aucune difficulté à faire ce qui lui avait été commandé ; et comme lobéissance du second Adam est dautant plus louable quil a été obéissant jusquà la mort 2, la désobéissance du premier est dautant plus détestable quil a été désobéissant jusquà la mort. Ce que le Créateur commandait étant si peu considérable et la peine de la désobéissance si grande, qui peut mesurer la faute davoir manqué à faire une chose si aisée et de navoir point redouté un si grand supplice? Enfin, pour le dire en un mot, quelle a été la peine de la désobéissance, sinon la désobéissance même? En quoi consiste au fond la misère de lhomme, si ce nest dans une révolte de soi contre soi, en sorte que, comme il na pas voulu ce quil pouvait, il veut maintenant ce quil ne peut 3 ? En effet, bien que dans le paradis il ne fût pas tout-puissant, il ne voulait que ce quil pouvait, et ainsi il
1. Gen. XXII, 2. 2. Philipp. II, 8. 3. Vivès pense quil y a ici un ressouvenir de ce mot de lAndrienne : Ne pouvant faire ce que tu veux, tâche de vouloir ce qui se peut (acte II, scène I, v. 5, 6) ». Voyez plus bas, ch. 25.
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pouvait tout ce quil voulait; mais maintenant, comme dit lEcriture, lhomme nest que vanité 1. Qui pourrait compter combien il veut de choses quil ne peut, tandis que sa volonté est contraire à elle-même et que sa chair ne lui veut pas obéir? Ne voyons-nous pas quil se trouble souvent malgré lui, quil souffre malgré lui, quil vieillit malgré lui, quil meurt malgré lui? Combien endurons-nous de choses que nous nendurerions pas, si notre nature obéissait en tout à notre volonté? Mais, dit-on, cest que notre chair est sujette à certaines infirmités qui lempêchent de nous obéir. Quimporte la raison pour laquelle notre chair, qui nous était soumise, nous cause de la peine en refusant de nous obéir, puisquil est toujours certain que cest un effet de la juste vengeance de Dieu, à qui nous navons pas voulu nous-mêmes être soumis, ce qui du reste na pu lui causer aucune peine? Car il na pas besoin de notre service comme nous avons besoin de celui de notre corps, et ainsi notre péché na fait tort quà nous. Pour les douleurs quon nomme corporelles, cest lâme qui les souffre dans le corps et par son moyen. Et que peut souffrir ou désirer par elle-même une chair sans âme? Quand on dit que la chair souffre ou désire, lon entend par là ou lhomme entier, comme nous lavons montré ci-dessus, ou quelque partie de lâme que la chair affecte dimpressions fâcheuses ou agréables qui produisent en elle un sentiment de douleur onde volupté. Ainsi la douleur du corps nest autre chose quun chagrin de lâme à cause du corps et la répulsion quelle oppose à ce qui se fait dans le corps, comme la douleur de lâme quon nomme tristesse est la répulsion quelle oppose aux choses qui arrivent contre son gré. Mais la tristesse est ordinairement précédée de la crainte, qui est aussi dans lâme et non dans la chair, au lieu que la douleur de la chair nest précédée daucune crainte de la chair qui se sente dans la chair avant la douleur. Pour la volupté, elle est précédée dans la chair même dun certain aiguillon, comme la faim, la soif et ce libertinage des parties de la génération que lon nomme convoitise aussi bien que toutes les autres passions. Les anciens ont défini la colère même une convoitise de la vengeance 2, quoique parfois un homme se
1. Ps. CXLIII, 4. 2. Cicéron, Tusc. quaest., lib, III, cap. 6, et lib. IV, cap. 9.
fâche contre des objets qui ne sont pas capables de ressentir sa vengeance, comme quand il rompt en colère une plume qui ne vaut rien. Mais bien que ce désir de vengeance soit plus déraisonnable que les autres, il ne laisse pas dêtre une convoitise et dêtre même fondé sur quelque ombre de cette justice qui veut que ceux qui font le mal souffrent à leur tour. Il y a donc une convoitise de vengeance quon appelle colère; il y a une convoitise damasser quon nomme avarice; il y a une convoitise de vaincre quon appelle opiniâtreté; et il y a une convoitise de se glorifier quon appelle vanité. II y en a encore bien dautres, soit quelles aient un nom, soit quelles nen aient point; car quel nom donner à la convoitise de dominer, qui néanmoins est si forte dans lâme des tyrans, comme les guerres civiles le font assez voir?
CHAPITRE XVI.DU DANGER DU MAL DE LA CONVOITISE, A NENTENDRE CE MOT QUE DES MOUVEMENTS IMPURS DU CORPS.
Bien quil y ait plusieurs espèces de convoitises, ce mot, quand on ne le détermine pas, ne fait guère penser à autre chose quà ce désir particulier qui excite les parties honteuses de la chair. Or, cette passion est si forte quelle ne sempare pas seulement du corps tout entier, au dehors et au dedans, mais quelle émeut tout lhomme en unissant et mêlant ensemble lardeur de lâme et lappétit charnel, de sorte quau moment où cette volupté, la plus grande de toutes entre celles du corps, arrive à son comble, lâme enivrée en perd la raison et sendort dans loubli delle-même. Quel est lami de la sagesse et des joies innocentes qui, engagé dans le mariage, mais sachant, comme dit lApôtre, « conserver le vase de son corps saint et pur, au lieu de sabandonner à la maladie des désirs déréglés, à lexemple des païens qui ne connaissent point Dieux 1 », quel est le chrétien, dis-je, qui ne voudrait, sil était possible, engendrer des enfants sans cette sorte de volupté, de telle façon que les membres destinés à la génération fussent soumis, comme les autres, à lempire de la volonté plutôt quemportés par le torrent impétueux de la convoitise? Aussi bien, ceux mêmes qui recherchent avec ardeur cette
1. I Thess. IV, 4, 5.
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volupté, soit dans lunion légitime du mariage, soit dans les commerces honteux de limpureté, ne ressentent pas à leur gré lémotion charnelle. Tantôt ces mouvements les importunent malgré eux et tantôt ils les abandonnent dans le transport même de la passion; lâme est tout en feu et le corps reste glacé. Ainsi, chose étrange! ce nest pas seulement aux désirs légitimes du mariage, mais encore aux désirs déréglés de la concupiscence, que la concupiscence elle-même refuse dobéir. Elle, qui dordinaire résiste de tout son pouvoir à lesprit qui fait effort pour larrêter, dautres fois, elle se divise contre soi et se trahit soi-même en remuant lâme sans émouvoir le corps.
CHAPITRE XVII.COMMENT ADAM ET ÉVE CONNURENT QUILS ÉTAIENT NUS.
Cest avec raison que nous avons honte de cette convoitise, et les membres qui sont, pour ainsi dire, de son ressort et indépendants de la volonté, sont justement appelés honteux. Il nen était pas ainsi avant le péché. « Ils étaient nus, dit lEcriture, et ils nen avaient point honte 1 » Ce nest pas que leur nudité leur fût inconnue, mais cest quelle nétait pas encore honteuse; car alors la concupiscence ne faisait pas mouvoir ces membres contre le consentement de la volonté, et la désobéissance de la chair ne témoignait pas encore contre la désobéissance de lesprit. En effet, ils navaient pas été créés aveugles, comme le vulgaire ignorant se limagine 2, puisque Adam vit les animaux auxquels il donna des noms, et quil est dit dEve: « Elle vit que le fruit défendu était bon à manger et agréable à la vue 3 ». Leurs yeux étaient donc ouverts, mais ils ne létaient pas sur leur nudité, cest-à-dire quils ne prenaient pas garde à ce que la grâce couvrait en eux, alors que leurs membres ne savaient ce que cétait que désobéir à la volonté. Mais quand ils eurent perdu cette grâce, Dieu, vengeant leur désobéissance par une autre, un mouvement déshonnête se fit sentir tout à coup dans leur corps, qui leur apprit leur nudité et les couvrit de confusion.
1. Gen. II, 25. 2. Cette erreur bizarre avait sa source dans un passage de la Genèse prie littéralement : « Ils mangèrent du fruit et aussitôt leurs yeux souvrirent (Gen. III, 20) ». Voyez le traité de saint Augustin De locutionibus, lib. I, et le De Genesi ad litt., lib. II, n. 40. 3. Gen. III, 6.
De là vient quaprès quils eurent violé le commandement de Dieu, lEcriture dit : « Leurs yeux furent ouverts, et, connaissant quils étaient nus, ils entrelacèrent des feuilles de figuier et sen firent une ceinture 1 ». Leurs yeux, dit-elle, furent ouverts, non pour voir, car ils voyaient auparavant, mais pour connaître le bien quils avaient perdu et le mal quils venaient dencourir. Cest pour cela que larbre même dont le fruit leur était défendu et qui leur devait donner cette funeste connaissance sappelait larbre de la science du bien et du mal. Ainsi, lexpérience de la maladie fait mieux sentir le prix de la santé. Ils connurent donc quils étaient nus, cest-à-dire dépouillés de cette grâce qui les empêchait davoir honte de leur nudité, parce que la loi du péché ne résistait pas encore à leur esprit; ils connurent ce quils eussent plus heureusement ignoré, si, fidèles et obéissants à Dieu, ils neussent pas commis un péché qui leur fît connaître les fruits de linfidélité et de la désobéissance. Confus de la révolte de leur chair comme dun témoignage honteux de leur rébellion, ils entrelacèrent des feuilles de figuier et sen firent une ceinture, dit la Genèse. (Ici, quelques traductions portent succinctoria 2 au lieu de campestria, mot latin qui désigne le vêtement court des lutteurs dans le champ de Mars, in campo, doù campestria et campestrati). La honte leur fit donc couvrir, par pudeur, ce qui nobéissait plus à la volonté déchue. De là vient quil est naturel à tous les peuples de couvrir ces parties honteuses, à ce point quil y a des nations barbares qui ne les découvrent pas même dans le bain; et parmi les épaisses et solitaires forêts de lInde, les gymnosophistes, ainsi nommés parce quils philosophent nus, font exception pour ces parties et prennent soin de les cacher.
CHAPITRE XVIII.DE LA HONTE QUI ACCOMPAGNE, MÊME DANS LE MARIAGE, LA GÉNÉRATION DES ENFANTS.
Quand la convoitise veut se satisfaire, je ne parle pas seulement de ces liaisons coupables qui cherchent lobscurité pour échapper à la justice des hommes, mais de ces commerces
1. Gen. III, 7. 2. Succinctoria, vêtement serré autour du corps. Le texte des Septante porte peridzomata . (300)
impurs que la loi humaine tolère, elle m laisse pas de fuir le jour et les regards; ce qui prouve que, même dans les lieux de débauche il a été plus aisé à limpudicité de saffranchir du joug des lois quà limpudence de fermer tout asile à la pudeur. Les débauchés appellent eux-mêmes leurs actions déshonnêtes; et, quoiquils les aiment, ils rougissent de les publier. Que dirai-je de lunion légitime du mariage, dont pourtant lobjet exprès, suivant la loi civile, est la procréation des enfants? Ne cherche-t-elle pas aussi le secret, et, avant la consommation, ne chasse-t-elle pas tous ceux qui avaient été présents jusque-là, serviteurs, amis et même les paranymphes? Un grand maître de léloquence romaine 1 dit que toutes les bonnes actions veulent paraître au grand jour, cest-à-dire être connues; et celle-ci, quelle que soit sa bonté, ne veut lêtre quen ayant honte de se montrer Chacun sait, par exemple, ce qui se passe entre les époux en vue de la génération des enfants, et pour quelle autre fin célèbre-t-on te mariage avec tant de solennité? et néanmoins, quand les époux veulent sunir, ils ne souffrent pas que leurs enfants, sils en ont déjà, soient témoins dune action à laquelle ils doivent la vie. Doù vient cela, sinon de ce que cette action, bien quhonnête et permise, se ressent toujours de la honte qui accompagne la peine du péché?
CHAPITRE XIX.IL EST NÉCESSAIRE DOPPOSER A LACTIVITÉ DE LA COLÈRE ET DE LA CONVOITISE LE FREIN DE LA SAGESSE.
Voilà pour quel motif les philosophes qui ont le plus approché de la vérité sont demeurés daccord que la colère et la concupiscence sont des passions vicieuses de lâme, en ce quelles se portent en tumulte et avec désordre aux choses même que la sagesse ne défend point; elles ont donc besoin dêtre conduites et modérées par la raison qui, selon eux, a son siége dans la plus haute partie de lâme, doù, comme dun lieu éminent, elle gouverne ces deux autres parties inférieures, afin que des commandements de lune et de lobéissance des autres naisse dans lhomme une justice accomplie 2. Mais ces deux parties quils tiennent
1. Cest ainsi que Lucain, dans la Pharsale, appelle Cicéron (livre VII, v. 62, 63). 2. Voyez le Timée, trad. fr, tome XII, pages 196 et suiv.; et la République, livre IV.
pour vicieuses, même dans lhomme sage et tempérant, en sorte quil faut que la raison les retienne et les arrête pour ne leur permettre de se porter quà de bonnes actions, comme la colère à châtier justement, la concupiscence à engendrer des enfants, ces parties, dis-je, nétaient point vicieuses dans le paradis avant le péché. Elles navaient point alors de mouvements qui ne fussent parfaitement soumis à la droite raison, et si elles en ont aujourdhui qui lui sont contraires et que les gens de bien tâchent de réprimer, ce nest point là létat naturel dune âme saine, mais celui dune âme rendue malade par le péché. Comment se fait-il maintenant que nous nayons pas honte des mouvements de la colère et des autres passions comme nous faisons de ceux de la concupiscence, et que nous ne nous cachions pas pour leur donner un libre cours? cest que les membres du corps que nous employons pour les exécuter ne se meuvent pas au gré de ces passions, mais par le commandement de la volonté. Lorsque, dans la colère, nous frappons ou injurions quelquun, cest bien certainement la volonté qui meut notre langue ou notre main, comme elle les meut aussi lorsque nous ne sommes pas en colère; mais pour les parties du corps qui servent à la génération, la concupiscence se les est tellement assujéties quelles nont de mouvement que ce quelle leur en donne: voilà ce dont nous avons honte, voilà ce quon ne peut regarder sans rougir; aussi un homme souffre-t-il plus aisément une multitude de té. moins, quand il se fâche injustement, quil nen souffrirait un seul dans des embrassements légitimes
CHAPITRE XX.CONTRE LINFAMIE DES CYNIQUES.
Cest à quoi les philosophes cyniques nont pas pris garde, lorsquils ont voulu établir leur immonde et impudente opinion, bien digne du nom de la secte, savoir que lunion des époux étant chose légitime, il ne faut pas avoir honte de laccomplir au grand jour, dans la rue ou sur la place publique. Cependant la pudeur naturelle a cette fois prévalu sur lerreur. Car bien quon rapporte que Diogène osa mettre son système en pratique, dans
1. Voyez Diogène Laërce, lib. VI, § 69, et Cicéron, De officiis, lib. I, cap. 41.
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lespoir sans doute de rendre sa secte dautant plus célèbre quil laisserait dans la mémoire des hommes un plus éclatant témoignage de son effronterie, cet exemple na pas été imité depuis par les cyniques ;- la pudeur a eu plus de pouvoir pour leur inspirer le respect de leurs semblables que lerreur pour leur faire imiter lobscénité des chiens. Jimagine donc que Diogène et ses imitateurs ont plutôt fait le simulacre de cette action, devant un public qui ne savait pas ce qui se passait sous leur-manteau, quils nont pu laccomplir effectivement; et ainsi des philosophes nont pas rougi de paraître faire des choses où la concupiscence même aurait eu honte de lès assister. Chaque jour encore nous voyons de ces philosophes cyniques : ce sont ces hommes qui ne se contentent pas de porter le manteau et qui y joignent une massue 1 or, si quelquun deux était assez effronté pour risquer laventure dont il sagit, je ne doute point quon ne le lapidât, ou du moins quon ne lui crachât à la figure. Lhomme donc a naturellement honte de cette concupiscence, et avec raison, puisquelle atteste son indocilité, et il fallait que les marques en parussent surtout dans les parties qui servent à la génération de la nature humaine, cette nature ayant été tellement corrompue par le premier péché que tout homme en garde la souillure, à moins que la grâce de Dieu nexpie en lui le crime commis par tous et vengé sur tous, quand tous étaient en un seul.
CHAPITRE XXI.LA PRÉVARICATION DES PREMIERS HOMMES NA PAS DÉTRUIT LA SAINTETÉ DU COMMANDEMENT QUI LEUR FUT DONNÉ DE CROÎTRE ET DE MULTIPLIER.
Loin de nous la pensée que nos premiers parents aient ressenti dans le paradis cette concupiscence dont ils rougirent ensuite en couvrant leur nudité, et quils en eussent besoin pour accomplir le précepte de Dieu: « Croissez et multipliez , et remplissez la terre 2». Cette concupiscence est née depuis le péché; cest depuis le péché que notre nature, déchue de lempire quelle avait sur son corps, mais non déshéritée de toute pudeur,
1. Les cyniques portaient une massue en lhonneur dHercule, qui était leur dieu de prédilection, comme symbole de courage et de force. Voyez saint Augustin, Cont. Academ., lib. III, n. 17. 2. Gen. I, 28.
sentit ce désordre, laperçut, en eut honte et le couvrit. Quant à cette bénédiction quils reçurent pour croître, multiplier et remplir la terre, quoiquelle soit demeurée depuis le péché, elle leur fut donnée auparavant, afin de montrer que la génération des enfants est lhonneur du mariage et non la peine du péché. Mais maintenant les hommes qui ne savent pas quelle était la félicité du paradis, simaginent quon ny aurait pu engendrer des enfants que par le moyen de cette concupiscence dont nous voyons que le mariage même, tout honorable quil est, ne laisse pas de rougir. En effet, les uns 1 rejettent avec un mépris insolent cette partie de lEcriture sainte où il est dit que les premiers hommes, après avoir péché, eurent honte de leur nudité et se couvrirent; les autres, il est vrai, la reçoivent respectueusement 2, mais ils ne veulent pas quon entende ces paroles: « Croissez et multipliez», de la fécondité du mariage, parce quon lit dans les Psaumes une parole toute semblable et qui ne concerne point le corps, mais lâme: « Vous multiplierez, dit le Prophète, la vertu dans mon âme 3 »; et quant à ce qui suit dans la Genèse: « Remplissez la terre et dominez sur elle » ; par la terre, ils entendent le corps que lâme remplit par sa présence et sur qui elle domine quand la vertu est multipliée en elle. Mais ils assurent que les enfants neussent point été engendrés dans le paradis autrement quils le sont à cette heure, et même que, sans le péché, on ny en eût point engendré du tout, ce qui est réellement arrivé ; car Adam na connu sa femme et nen a eu des enfants quaprès être sorti du paradis.
CHAPITRE XXII.DE LUNION CONJUGALE INSTITUÉE ORIGINAIREMENT PAR DIEU, QUI LA BÉNIE.
Pour nous, nous ne doutons point que croître, multiplier et remplir la terre en vertu de la bénédiction de Dieu, ce ne soit un don du mariage que Dieu a établi dès le commencement
1. Allusion aux Manichéens qui rejetaient lAncien Testament, comme nous lassure positivement saint Augustin dans son traité De lutilité de la foi, n. 4, et ailleurs. 2. Quels sont ces interprètes respectueux de lEcriture? nous ne sayons; mais peut-être saint Augustin lui-même a-t-il dabord quelque peu incliné vers leur opinion, comme on peut linférer dun passage de son De Gen. cont. Man., n. 30, et du chap. 24 du livre XVIII des Confessions. Au surplus, même en ces endroit, saint Augustin conclut à linterprétation littérale. 3. Ps. CXXXVII, 40.
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avant le péché, en créant un homme et une femme, cest-à-dire deux sexes différents. Cet ouvrage de Dieu fut immédiatement suivi de sa bénédiction; ce qui résulte évidemment de lEcriture, qui, après ces paroles : « Il les créa mâle et femelle », ajoute aussitôt : « Et Dieu les bénit , disant : Croissez et multipliez, et remplissez la terre et dominez sur elle 1 ». Malgré la possibilité de donner un sens spirituel à tout cela, on ne peut pas dire pourtant que ces mots mâle et femelle puissent sentendre de deux choses qui se trouvent en un même homme, sous prétexte quen lui autre chose est ce qui gouverne, et autre chose ce qui est gouverné; mais il paraît clairement que deux hommes de différent sexe furent créés, afin que, par la génération des enfants, ils crussent, multipliassent et remplissent la terre. On ne saurait, sans une extrême absurdité, combattre une chose aussi manifeste. Ce ne fut ni à propos de lesprit qui commande et du corps qui obéit, ni de la raison qui gouverne et de la convoitise qui est gouvernée, ni de la vertu active qui est soumise à la contemplative, ni de lentendement, qui est de lâme, et des sens qui sont du corps, mais à propos du lien conjugal qui unit ensemble les deux sexes, que Notre-Seigneur, interrogé sil était permis de quitter sa femme (car Moïse avait permis le divorce aux Juifs à cause de la dureté de leur cur), répondit : « Navez-vous point lu que celui qui les créa dès le commencement les créa mâle et femelle, et quil est dit: Cest pour cela que lhomme quittera son père et sa mère pour sunir à sa femme, et ils ne seront tous deux quune même chair? Ainsi ils ne sont « plus deux , mais une seule chair . Que lhomme donc ne sépare pas ce que Dieu a joint 2 ». Il est dès lors certain que les deux sexes ont été créés dabord en différentes personnes, telles que nous les voyons maintenant, et lEvangile les appelle une seule chair, soit à cause de lunion du mariage, soit à cause de lorigine de la femme, qui a été formée du côté de lhomme; cest en effet de cette origine que lApôtre prend sujet dexhorter les maris à aimer leurs femmes 2.
1. Gen. I, 27, 28. 2. Matt. XIX, 4-6. 3. Ephés. V, 25; Coloss. III19. -
CHAPITRE XXIII.COMMENT ON EUT ENGENDRÉ DES ENFANTS DANS LE PARADIS SANS AUCUN MOUVEMENT DE CONCUPISCENCE.
Quiconque soutient quils neussent point eu denfants, sils neussent point péché, ne dit autre chose sinon que le péché de lhomme était nécessaire pour accomplir le nombre des saints. Or, si cela ne se peut avancer sans absurdité, ne vaut-il pas mieux croire que le nombre des saints nécessaire à laccomplissement de cette bienheureuse Cité serait aussi grand, quand personne naurait péché, quil lest maintenant que la grâce de Dieu le recueille de la multitude des pécheurs, tandis que les enfants de ce siècle engendrent et sont engendrés 1 ? Ainsi, sans le péché, ces mariages, dignes de la félicité du paradis, eussent été exempts de toute concupiscence honteuse et féconds en aimables fruits. Comment cela eût-il pu se faire? Nous navons point dexemple pour le montrer; et toutefois il ny a rien dincroyable à ce que la partie sexuelle eût obéi à la volonté, puisque tant dautres parties du corps lui sont soumises. Si nous remuons les pieds et les mains et tous les autres membres du corps avec une facilité qui étonne, surtout chez les artisans en qui une heureuse industrie vient au secours de notre faible et lente nature, pourquoi, sans le secours de la concupiscence, fille du péché, neussions-nous pas trouvé dans les organes de la génération la même docilité? En parlant de la différence des gouvernements dans son ouvrage de la République 2, Cicéron ne dit-il pas que lon commande aux membres du corps comme à des enfants, à cause de leur promptitude à obéir, mais que les parties vicieuses de lâme sont comme des esclaves quil faut gourmander pour en venir à bout? Cependant, selon lordre naturel, lesprit est plus excellent que le corps; ce qui nempêche pas que lesprit ne commande plus aisément au corps quà soi-même. Mais cette concupiscence dont je parle est dautant plus honteuse que lesprit ny est absolument maître ni de soi-même, ni de son corps, et
1. Luc, XX, 34. 2. Ces paroles de Cicéron ne se rencontrent pas dan, le palimpseste du Vatican et elles ne sont nulle part mentionnées par le savant éditeur des fragmente de la République, Angelo Maio. On peut affirmer quelles avaient leur place dans une des six lacunes qui interrompent le cours des chapitre, 25 à 34 du livre I.
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que cest plutôt la concupiscence que la volonté qui le meut. Sans cela, nous naurions point sujet de rougir de ces sortes de mouvements; au lieu quil nous semble honteux de voir ce corps, qui naturellement devait être soumis à lesprit, lui résister. Certes, la résistance que souffre lesprit dans les autres passions est moins honteuse, puisquelle vient de lui-même, et quil est tout ensemble le vainqueur et le vaincu; et toutefois, il nen est pas moins contraire à lordre que les parties de lâme qui devraient être dociles à la raison lui fassent la loi. Quant aux victoires que lesprit remporte sur soi-même en soumettant ses affections brutales et déréglées, elles lui sont glorieuses, pourvu quil soit lui-même soumis à Dieu. Mais enfin il est toujours vrai de dire quil y a moins de honte pour lui à être son propre vainqueur, de quelque manière que ce soit, que dêtre vaincu par son propre corps, lequel, outre linfériorité de sa nature, na de vie que ce que lesprit lui en communique. La chasteté est sauve toutefois, tant que la volonté retient les autres membres sans lesquels ceux que la concupiscence excite en dépit de nous ne peuvent accomplir leur action. Cest cette résistance, cest ce combat entre la concupiscence et la volonté qui nauraient point eu lieu dans le paradis sans le péché; tous les membres du corps y eussent été entièrement soumis à lesprit. Ainsi le champ de la génération 1 eût été ensemencé par les organes destinés à cette fin, de même que la terre reçoit les semences que la main y répand; et tandis quà cette heure la pudeur mempêche de parler plus ouvertement de ces matières, et moblige de ménager les oreilles chastes, nous aurions pu en discourir librement dans le paradis, sans craindre de donner de mauvaises pensées; il ny aurait point même eu de paroles déshonnêtes, et tout ce que nous aurions dit de ces parties aurait été aussi honnête que ce que nous disons des autres membres du corps. Si donc quelquun lit ceci avec des sentiments peu chastes, quil accuse la corruption de lhomme, et non sa nature; quil condamne limpureté de son coeur, et non les paroles dont la nécessité nous oblige de nous servir et que les lecteurs chastes nous pardonneront aisément, jusquà ce que nous ayons terrassé linfidélité sur le terrain où elle nous a conduit. Celui qui nest point
1. Souvenir de Virgile, Georg., lib. III, v. 136.
scandalisé dentendre saint Paul parler de limpudicité monstrueuse de ces femmes « qui changeaient lusage qui est selon la nature en un autre qui est contre la nature 1 », lira tout ceci sans scandale, alors surtout que sans parler , comme fait saint Paul , de cette abominable infamie , mais nous bornant à expliquer selon notre pouvoir ce qui se passe dans la génération des enfants, nous évitons, à son exemple, toutes les paroles déshonnêtes.
CHAPITRE XXIV.SI LES HOMMES FUSSENT DEMEURÉS INNOCENTS DANS LE PARADIS, LACTE DE LA GÉNÉRATION SERAIT SOUMIS A LA VOLONTÉ COMME TOUTES NOS AUTRES ACTIONS.
Lhomme aurait semé et la femme aurait recueilli, quand il eût fallu et autant quil eût été nécessaire, les organes nétant pas mus par la concupiscence, mais par la volonté. Nous ne remuons pas seulement à notre gré les membres où il y a des os et des jointures, comme les pieds, les mains et les doigts, mais aussi ceux où il ny a que des chairs et des nerfs, et nous les étendons, les plions, les accourcissons comme il nous plaît, ainsi que cela se voit dans la bouche et dans le visage. Les poumons enfin, cest-à-dire les plus mous de tous les viscères, plus mous même que la moëlle des os, et pour cette raison enfermés dans la poitrine qui leur sert de rempart, ne se meuvent-ils pas à notre volonté comme des soufflets dorgue, quand nous respirons ou quand nous parlons? Je ne rappellerai pas ici ces animaux qui donnent un tel mouvement à leur peau, lorsquil en est besoin, quils ne chassent pas seulement les mouches en remuant lendroit où elles sont sans remuer les autres, mais quils font même tomber les flèches dont on les a percés. Les hommes, il est vrai, nont pas cette sorte de mouvement, mais niera-t-on que Dieu eût pu le leur donner? Ne pouvait-il donc point pareillement faire que ce qui se meut maintenant dans son corps par la concupiscence neût été mû que par le commandement de la volonté? Ne voyons-nous pas certains hommes qui font de leur corps tout ce quils veulent? Il y en a qui remuent les oreilles, ou toutes deux
1. Rom. I, 26.
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ensemble, ou chacune séparément, comme bon leur semble; on en rencontre dautres qui, sans mouvoir la tête, font tomber tous leurs cheveux sur le front, puis les redressent et les renversent de lautre côté; dautres qui, en pressant un peu leur estomac, dune infinité de choses quils ont avalées, en tirent comme dun sac celles quil leur plaît; quelques-uns contrefont si bien le chant des oiseaux ou la voix des bêtes et des hommes, quon ne saurait sen apercevoir si on ne les voyait; il sen trouve même qui font sortir par en bas, sans aucune ordure, tant de vents harmonieux quon dirait quils chantent. Jai vu, pour mon compte, un homme qui suait à volonté. Tout le monde sait quil y en a qui pleurent quand ils veulent et autant quils veulent. Mais voici un fait bien plus incroyable, qui sest passé depuis peu et dont la plupart de nos frères ont été témoins. Il y avait un prêtre de léglise de Calame 1, nommé Restitutus, qui, chaque fois quon len priait (et cela arrivait souvent), pouvait, au bruit de certaines voix plaintives, perdre les sens et rester étendu par terre comme mort, ne se sentant ni pincer, ni piquer, ni même brûler. Or, ce qui prouve que son corps ne demeurait ainsi immobile que parce quil était privé de tout sentiment, cest quil navait plus du tout de respiration non plus quun mort. Il disait néanmoins que quand on parlait fort haut, il entendait comme des voix qui venaient de loin. Puis donc que, dans la condition présente, il est des hommes à qui leur corps obéit en des choses si extraordinaires, pourquoi ne croirions-nous pas quavant le péché et la corruption de la nature, il eût pu nous obéir pour ce qui regarde la génération? Lhomme a été abandonné à soi, parce quil a abandonné Dieu par une vaine complaisance en soi, et il na pu trouver en soi lobéissance quil navait pas voulu rendre à Dieu. De là vient quil est manifestement misérable en ce quil ne vit pas comme il lentend. Il est vrai que sil vivait à son gré, il se croirait bienheureux; mais il ne le serait pas même de la sorte,. à moins quil ne vécût comme il faut.
1. Saint Augustin a eu plusieurs fois loccasion de parler de Calame, et dans un de ses écrits (Cont. litt. Petil., lib. II, n. 323), il en indique assez nettement la position, entre Constantine et Hippone, peur quon puisse reconnaître cette ancienne ville dans les ruines de Ghelma.
CHAPITRE XXV.ON NE SAURAIT ÊTRE VRAIMENT HEUREUX EN CETTE VIE.
A y regarder de près, lhomme heureux seul vit selon sa volonté, et nul nest heureux sil nest juste; mais le juste même ne vit pas comme il veut, avant dêtre parvenu à un état où il ne puisse plus ni mourir, ni être trompé, ni souffrir de mal, et tout cela avec la certitude dy demeurer toujours. Tel est létat que la nature désire; et elle ne saurait être pleinement et parfaitement heureuse quelle nait obtenu lobjet de ses voeux. Or, quel est lhomme qui puisse dès à présent vivre comme il veut, lorsquil nest pas seulement en son pouvoir de vivre? Il veut vivre, et il est contraint de mourir. Comment donc vivra-t-il comme il lentend, cet être qui ne vit pas autant quil le souhaite? Que sil veut mourir, comment peut-il vivre comme il veut, lorsquil ne veut pas vivre? Et même, de ce quil veut mourir, il ne sensuit pas quil ne soit bien aise de vivre; mais il veut mourir pour vivre après la mort. Il ne vit donc pas encore comme il veut, mais il vivra selon son désir, quand il sera arrivé en mourant où il désire arriver. A la bonne heure! quil vive comme il veut, puisquil a gagné sur lui de ne vouloir que ce qui se peut, suivant le précepte de Térence:
« Ne pouvant faire ce que tu veux, tâche de vouloir ce qui se peut 1 ».
Mais est-ce bien le bonheur que de souffrir son mal en patience? Si lon naime réellement la vie bienheureuse, on ne la possède point. Or, pour laimer comme il faut, il est nécessaire de laimer par-dessus tout, puisque cest pour elle que lon doit aimer tout ce que lon aime. Mais si on laime autant quelle mérite dêtre aimée (car celui-là nest pas heureux qui naime pas la vie bienheureuse autant quelle le mérite), il ne se peut faire que celui qui laime ainsi, ne désire quelle soit éternelle: sa béatitude tient donc essentiellement à son éternité,
CHAPITRE XXVI.LES HOMMES AURAIENT REMPLI SANS ROUGIR, DANS LE PARADIS, LOFFICE DE LA GÉNÉRATION.
Lhomme vivait donc dans le paradis comme
1. Andrienne, acte II, scène I, v. 5, 6.
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il voulait, puisquil ne voulait que ce qui était conforme au commandement divin; il vivait jouissant de Dieu, et bon par sa bonté; il vivait sans aucune indigence, et pouvait vivre éternellement. Sil avait faim, les aliments ne lui manquaient pas, ni, sil avait soif, les breuvages, et larbre de vie le défendait contre la vieillesse. Aucune corruption dans sa chair qui pût lui causer la moindre douleur. Point de maladies à craindre au dedans, point daccidents au dehors. Son corps jouissait dune pleine santé, et son âme dune tranquillité absolue. Tout comme le froid et le chaud étaient inconnus dans le paradis, ainsi son heureux habitant était à labri des vicissitudes de la crainte et du désir. Ni tristesse, ni fausses joies; toute sa joie venait de Dieu, quil aimait dune ardente charité, et cette charité prenait sa source dans un coeur pur, une bonne conscience et une foi sincère 1. La société conjugale y était accompagnée dun amour honnête. Le corps et lesprit vivaient dans un parfait accord, et lobéissance au commandement de Dieu était facile; car il ny avait à redouter aucune surprise, soit de la fatigue, soit du sommeil 2. Dieu nous garde de croire quavec une telle facilité en toutes choses et une si grande félicité, lhomme eût été incapable dengendrer sans le secours de la concupiscence. Les parties destinées à la génération auraient été mues, comme les autres membres, par le seul commandement de la volonté. Il aurait pressé sa femme dans ses bras 3 avec une entière tranquillité de corps et desprit, sans ressentir en sa chair aucun aiguillon de volupté, et sans que la virginité de sa femme en souffrît aucune atteinte. Si lon objecte que nous ne pouvons invoquer ici le témoignage de lexpérience, je réponds que ce nest pas une raison dêtre incrédule; car il suffit de savoir que cest la volonté et non une ardeur turbulente qui aurait présidé à la génération. Et dailleurs, pourquoi la semence conjugale eût-elle nécessairement fait tort à lintégrité de la femme, quand nous savons que lécoulement des mois nen fait aucun à lintégrité de la jeune fille? Injection, émission, les deux opérations sont inverses, mais la route est la
1. I Tim. I, 5.
2. Comparez cette description du paradis avec celles de saint Basile (Homilia de Paradiso ) et de saint Jean Damascène (De Fide orth., lib. II,cap. 11). 3. Il y a ici un ressouvenir de Virgile : Conjugis infusas gremio... (Enéide, livre VIII, v. 406.)
même. La génération se serait donc accomplie avec la même facilité que laccouchement; car la femme aurait enfanté sans douleur, et lenfant serait sorti du sein maternel sans aucun effort, comme un fruit qui tombe lorsquil est mûr. Nous parlons de choses qui sont maintenant honteuses, et quoique nous tâchions de les concevoir telles quelles auraient pu être, alors quelles étaient honnêtes, il vaut mieux néanmoins céder à la pudeur qui nous retient, que de nous laisser aller au mouvement de notre faible éloquence. Lobservation nous faisant ici défaut, tout comme à nos premiers parents (car le péché et lexil, juste châtiment du péché, les empêchèrent de sunir saintement), il nous est difficile de concevoir cette union calme et libre sans le cortège des mouvements déréglés qui la troublent présentement ; et de là celle retenue quon observe à parler de ces matières, quoique lon ne manque pas de bons raisonnements pour les éclaircir. Mais le Dieu tout-puissant et souverainement bon, créateur de toutes les natures, qui aide et récompense les bonnes volontés, abandonne et condamne les mauvaises, et les ordonne toutes, ce Dieu na pas manqué de moyens pour tirer de la masse corrompue du genre humain un certain nombre de prédestinés, comme autant de pierres vivantes quil veut faire entrer dans la structure de sa cité, ne les discernant point par leurs mérites, puisquils étaient tous également corrompus, mais par sa grâce, et leur montrant, non-seulement par eux-mêmes quil délivre, mais aussi par ceux quil ne délivre pas, combien ils lui sont redevables. On ne peut en effet imputer sa délivrance quà la bonté gratuite de son libérateur, quand on se voit délivré de la compagnie de ceux avec qui lon méritait dêtre châtié. Pourquoi donc Dieu naurait-il pas créé ceux quil prévoyait devoir pécher, puisquil était assez puissant pour les punir ou pour leur faire grâce, et que, sous un maître si sage, les désordres mêmes des méchants contribuent à lordre de lunivers?
CHAPITRE XXVII.DES HOMMES ET DES ANGES PRÉVARICATEURS, DONT LE PÉCHÉ NE TROUBLE PAS LORDRE DE LA DIVINE PROVIDENCE.
Les anges et les hommes pécheurs ne font rien dès lors qui puisse troubler léconomie des grands ouvrages de Dieu, dans lesquels sa volonté se trouve toujours accomplie 1. Comme il dispense à chaque chose ce qui lui appartient avec une sagesse égale à sa puissance, il ne sait pas seulement bien user des bons, mais encore des méchants. Ainsi, usant bien du mauvais ange, dont la volonté sétait tellement endurcie quil nen pouvait plus avoir de bonne, pourquoi naurait-il pas permis quil tentât le premier homme, qui avait été créé droit, cest-à-dire avec une bonne volonté? En effet, il avait été créé de telle sorte quil pouvait vaincre le diable en sappuyant sur Dieu, et quil en devait être vaincu en abandonnant son créateur et son protecteur pour se complaire vainement en soi-même. Si sa volonté, aidée de la grâce, fût demeurée droite, elle aurait été en lui une source de mérite, comme elle devint une source de péché, parce quil abandonna Dieu, Quoiquil ne pût au fond mettre sa confiance dans ce secours du ciel sans ce secours même, il était néanmoins en son pouvoir de ne pas sen servir. De même que nous ne saurions vivre ici-bas sans prendre des aliments, et que nous pouvons néanmoins nen pas prendre, comme font ceux qui se laissent mourir de faim, ainsi, même dans le paradis, lhomme ne pouvait vivre sans le secours de Dieu, et toutefois il pouvait mal vivre par lui-même, mais en perdant sa béatitude et tombant dans la peine très-juste qui devait suivre son péché. Qui sopposait donc à ce que Dieu, lors même quil prévoyait la chute de lhomme, permît que le diable le tentât et le vainquît, puisquil prévoyait aussi que sa postérité, assistée de sa grâce, remporterait sur le diable une victoire bien plus glorieuse ? De cette sorte, rien de ce qui devait arriver na été caché à Dieu; sa prescience na contraint personne à pécher, et il a fait voir à lhomme et à lange, par leur propre expérience, lintervalle qui sépare la présomption de la créature de la protection du créateur. Qui oserait dire que Dieu nait pu empêcher la chute de lhomme et de lange? Mais il a mieux aimé la laisser en leur pouvoir, afin de montrer de quel mal
1. Ps. CX,2.
lorgueil est capable, et ce que peut sa grâce victorieuse.
CHAPITRE XXVIII.DIFFÉRENCE DES DEUX CITÉS.
Deux amours ont donc bâti deux cités : lamour de soi-même jusquau mépris de Dieu, celle de la terre, et lamour de Dieu jusquau mépris de soi-même, celle du ciel. Lune se glorifie en soi, et lautre dans le Seigneur; lune brigue la gloire des hommes, et lautre ne veut pour toute gloire que le témoignage de sa conscience; lune marche la tête levée, toute bouffie dorgueil, et lautre dit-à Dieu : « Vous êtes ma gloire, et cest vous qui me faites marcher la tête levée 1 » ; en lune, les princes sont dominés par la passion de dominer sur leurs sujets, et en lautre, les princes et les sujets sassistent mutuellement, ceux-là par leur bon gouvernement, et ceux-ci par leur obéissance; lune aime sa propre force en la personne de ses souverains, et lautre dit à Dieu : « Seigneur, qui êtes ma vertu, je vous aimerai 2 ». Aussi les sages de lune, vivant selon lhomme, nont cherché que les biens du corps ou de lâme, ou de tous les deux ensemble; et si quelques-uns ont connu Dieu, ils ne lui ont point rendu lhomme et lhommage qui lui sont dus, mais ils se sont perdus dans la vanité de leurs pensées et sont tombés dans lerreur et laveuglement. En se disant sages, cest-à-dire en se glorifiant de leur sagesse, ils sont devenus fous et ont rendu lhonneur qui nappartient quau Dieu incorruptible à limage de lhomme corruptible et à des figures doiseaux, de quadrupèdes et de serpents; car, ou bien ils ont porté les peuples à adorer les idoles, ou bien ils les ont suivis, aimant mieux rendre le culte souverain à la créature quau Créateur, qui est béni dans tous les siècles 3. Dans lautre cité, au contraire, il ny a de sagesse que la piété, qui fonde le culte légitime du vrai Dieu et attend pour récompense dans la société des saints, cest-à-dire des hommes et des anges, laccomplissement de cette parole : « Dieu tout en tous 4 ».
1. Ps. III, 4 .- 2. Ps. XVII, 2 . 3. Rom.. I, 21-25. 4. I Cor. V, 28.
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