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LIVRE SEPTIÈME. : LES DIEUX CHOISIS.
Argument. Saint Augustin sattache à lexamen des dieux choisis de la théologie civile, Janus, Jupiter, Saturne et les autres; il démontre que le culte rendu à ces dieux nest daucun usage pour acquérir la félicité éternelle.
DE LA DOCTRINE SECRÈTE DES PAÏENS ET DE LEUR EXPLICATION DE LA THÉOLOGIE PAR LA PHYSIQUE. ÉTAIT-IL RAISONNABLE DE FAIRE DEUX DIVINITÉS DE JANUS ET DE TERME? POURQUOI LES ADORATEURS DE JANUS LUI ONT DONNÉ TANTÔT DEUX VISAGES ET TANTÔT QUATRE. DE LA PUISSANCE DE JUPITER, ET DE CE DIEU COMPARÉ A JANUS. SIL ÉTAIT RAISONNABLE DE DISTINGUER JANUS DE JUPITER. DES DIVERS SURNOMS DE JUPITER, LESQUELS NE SE RAPPORTENT PAS A PLUSIEURS DIEUX, MAIS A UN SEUL. JUPITER EST AUSSI APPELÉ PECUNIA. SATURNE ET GÉNIUS NE SONT AUTRES QUE JUPITER. DES FONCTIONS DE MERCURE ET DE MARS. DE QUELQUES ÉTOILES QUE LES PAÏENS ONT DÉSIGNÉES PAR LES NOMS DE LEURS DIEUX. DAPOLLON, DE DIANE ET DES AUTRES DIEUX CHOISIS. VARRON LUI-MÊME A DONNÉ COMME DOUTEUSES SES OPINIONS TOUCHANT LES DIEUX. QUELLE EST. LA CAUSE LA PLUS VRAISEMBLABLE DE LA PROPAGATION DES ERREURS DU PAGANISME. DES EXPLICATIONS QUON DONNE DU CULTE DE SATURNE. DES MYSTÈRES DE CÉRÈS ÉLEUSINE. DE LINFAMIE DES MYSTÈRES DE LIBER OU BACCHUS. DE NEPTUNE, DE SALACIE ET DE VÈNILIE. QUELLE EXPLICATION LA SCIENCE DES SAGES DE LA GRÂCE A IMAGINÉE DE LA MUTILATION DATYS.
INFAMIES DES MYSTÈRES DE LA GRANDE MÈRE. LA THÉOLOGIE DE VARRON PARTOUT EN CONTRADICTION AVEC ELLE-MÊME.
PRÉFACE.
Si je mefforce de délivrer les âmes des fausses doctrines quune longue et funeste erreur y a profondément enracinées, coopérant ainsi de tout mon pouvoir, avec le secours den haut, à la grâce de celui qui peut tout faire, parce quil est le vrai Dieu, jespère que ceux de mes lecteurs, dont lesprit plus prompt et plus perçant a jugé les six précédents livres suffisants pour cet objet, voudront bien écouter avec patience ce qui me reste à dire encore, et, en considération des personnes moins éclairées, ne pas regarder comme superflu ce qui pour eux nest pas nécessaire. Il ne sagit point ici dune question de médiocre importance: il faut persuader aux hommes que ce nest point pour les biens de cette vie mortelle, fragile et légère comme une vapeur, que le vrai Dieu veut être servi, bien quil ne laisse pas de nous donner tout ce qui est ici-bas nécessaire à notre faiblesse, mais pour la vie bienheureuse de léternité.
CHAPITRE PREMIER.SI LE CARACTÈRE DE LA DIVINITÉ, LEQUEL NEST POINT DANS LA THÉOLOGIE CIVILE, SE RENCONTRE DANS LES DIEUX CHOISIS.
Que le caractère de la divinité ou (pour mieux rendre le mot grec Teotes) de la déité ne se trouve pas dans la théologie civile exposée en seize livres par Varron, en dautres termes, que les institutions religieuses du paganisme ne servent de rien pour conduire à la vérité éternelle, cest ce dont quelques-uns nauront peut-être pas été entièrement convaincus par ce qui précède; mais jai lieu de croire quaprès avoir lu ce qui va suivre ils nauront plus aucun éclaircissement à désirer. Les personnes que jai en vue ont pu en effet, simaginer quon doit au moins servir pour la vie bienheureuse, cest-à-dire pou la vie éternelle, ces dieux choisis que Varron a réservés pour son dernier livre et dont jai encore très-peu parlé. Or, je me garderai de leur opposer ce mot plus mordant que vrai de Tertullien : « Si on choisit les dieux comme on fait les oignons, tout ce quon ne prend pas est de rebut ». Non, je ne dirai pas cela, car il peut arriver que même dans une élite on fasse encore un choix pour quelque fin plus excellente et plus relevée, comme à la guerre on sadresse pour un coup de main aux jeunes soldats et parmi eux aux plus braves. De même, dans lÉglise, quand on fait choix de certains hommes pour être pasteurs, ce nest pas à dire que le reste des fidèles soit réprouvé, puisquil nen est pas un qui nait droit au nom délu. Cest ainsi encore quen construisant un édifice on choisit les grosses pierres pour les angles, sans pour cela rejeter les autres, qui trouvent également leur emploi; et enfin, quand on réserve certaines grappes de raisin pour les manger, on nen garde pas moins les autres pour en faire du vin. Il est inutile de pousser plus loin les exemples. Je dis donc quil ne sensuit pas, de ce que dans la multitude des dieux païens on en a distingué quelques-uns, quil y ait à blâmer ni lauteur qui rapporte ce choix, ni ceux qui lont fait, ni les divinités préférées : il sagit seulement dexaminer quelles sont ces divinités et pourquoi elles ont été lobjet dune préférence.
CHAPITRE II.QUELS SONT LES DIEUX CHOISIS ET SI ON LES REGARDE COMME AFFRANCHIS DES FONCTIONS DES PETITES DIVINITÉS.
Voici les dieux choisis que Varron a compris en un seul livre: Janus, Jupiter, Saturne, Génius, Mercure, Apollon, Mars, Vulcain, Neptune, le Soleil, Orcus, Liber, la Terre, Cérès, Junon, la Lune, Diane, Minerve, Vénus et Vesta; vingt en tout, douze mâles et huit femelles. Je demande pourquoi ces divinités sont appelées choisies: est-ce parce quelles
1. Tertullien, Contra Nation., lib. II, cap. 9.
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ont des fonctions dun ordre supérieur dans lunivers ou parce quelles ont été plus connues des hommes et ont reçu de plus grands honneurs? Si cest la grandeur de leurs emplois qui les distingue, on ne devrait pas les trouver mêlées dans cette populace dautres divinités chargées des soins les plus bas et les plus minutieux. Par où commencent, en effet, les petites fonctions réparties entre tous ces petits dieux? à la conception dun enfant. Or, Janus intervient ici pour ouvrir une issue à la semence. La matière de cette semence regarde Saturne. Il faut aussi Liber pour aider lhomme à sen délivrer et Libera, quils identifient avec Vénus, pour rendre à la femme le même service. Tous ces dieux sont au nombre des dieux choisis ; mais voici Mena, qui préside aux mois des femmes, déesse assez peu connue, quoique fille de Jupiter 1. Et cependant Varron, dans le livre des dieux choisis, confère cet emploi à Junon, qui nest pas seulement une divinité délite, mais la reine des divinités; toute reine quelle soit, elle nen préside pas moins aux mois des femmes, conjointement avec Mena, sa belle-fille. Je trouve encore ici deux autres dieux des plus obscurs, Vitumnus et Sentinus, dont lun donne la vie, et lautre le sentiment au nouveau-né 2. Aussi bien, si peu considérables quils soient, ils font beaucoup plus que toutes ces autres divinités patriciennes et choisies; car sans la vie et le sentiment, quest-ce, je vous prie, que ce fardeau quune femme porte dans son sein, sinon un misérable mélange très-peu différent de la poussière et du limon?
CHAPITRE III.ON NE PEUT ASSIGNER AUCUN MOTIF RAISONNABLE DU CHOIX QUON A FAIT DE CERTAINS DIEUX DÉLITE, PLUSIEURS DES DIVINITÉS INFÉRIEURES AYANT DES FONCTIONS PLUS RELEVÉES QUE LES LEURS.
Doù vient donc que tant de dieux choisis se sont abaissés à de si petits emplois, au point même de jouer un rôle moins considérable que des divinités obscures, telles que Vitumnus et Sentinus? Voilà Janus, dieu choisi, qui introduit la semence et lui ouvre pour ainsi dire la porte; voilà Saturne, autre dieu choisi,
1. Sur la déesse Mena, voyez plus haut, livre VI, ch. 9, et livre IV, ch. II. 2. Comparez Tertullien, Contra Nat., lib, II, cap. 11.
qui fournit la semence même; voilà Liber, encore un dieu choisi, qui aide lhomme à sen délivrer, et Libera, quon appelle aussi Cérès ou Vénus, qui rend à la femme le même service; enfin, voilà la déesse choisie Junon, qui procure le sang aux femmes pour laccroissement de leur fruit, et elle ne fait pas seule cette besogne, étant assistée de Mena, fille de Jupiter; or, en même temps, cest un Vitumnus, un Sentinus, dieux obscurs et sans gloire, qui donnent la vie et le sentiment : fonctions éminentes, qui surpassent autant celles des autres dieux que la vie et le sentiment sont surpassés eux-mêmes par lintelligence et la raison. Car autant les êtres intelligents et raisonnables lemportent sur ceux qui sont réduits, comme les bêtes, à vivre et à sentir, autant les êtres vivants et sensibles lemportent sur la matière insensible et sans vie. Il était donc plus juste de mettre au rang des dieux choisis Vitumnus et Sentinus, auteurs de la vie et du sentiment, que Janus, Saturne, Liber et Libera, introducteurs, pourvoyeurs ou promoteurs dune vile semence qui nest rien tant quelle na pas reçu le sentiment et la vie. Nest-il pas étrange que ces fonctions délite soient retranchées aux dieux délite pour être conférées à des dieux très-inférieurs en dignité et à peine connus? On répondra peut-être que Janus préside à tout commence. ment et quà ce titre on est fondé à lui attribuer la conception de lenfant; que Saturne préside à toute semence et quen cette qualité il a droit à ce que la semence de lhomme ne soit pas retranchée de ses attributions; que Liber et Libera président à lémission de toute semence, et que par conséquent celle qui sert à propager lespèce humaine tombe sous leur juridiction; que Junon, enfin, préside à toute purgation, à toute délivrance, et que dès lors elle ne peut rester étrangère aux purgations et à la délivrance des femmes; soit, mais alors que répondra-t-on sur Vitumnus et Sentinus, quand je demanderai si ces dieux président, oui ou non, à tout ce qui a vie et sentiment? Dira-t-on quils y président?cest leur donner une importance infinie; car, tandis que tout ce qui naît dune semence naît dans la terre ou sur la terre, vivre et sentir, suivant les païens, sont des priviléges qui sétendent jusquaux astres mêmes dont ils ont fait autant de dieux. Dira-t-on, au contraire, que le pouvoir de Vitumnus et de Sentinus se termine (134) aux êtres qui vivent dans la chair et qui sentent par des organes? mais alors pourquoi le dieu qui donne la vie et le sentiment à toutes choses ne les donne-t-il pas aussi à la chair? pourquoi toute génération nest-elle pas comprise dans son domaine? et quest-il besoin de Vitumnus et de Sentinus? Que si le dieu de la vie universelle a confié à ces petits dieux, comme à des serviteurs, les soins de la chair, comme choses basses et secondaires, doù vient que tous ces dieux choisis sont si mal pourvus de domestiques, quils nont pu se décharger aussi sur eux de mille détails infimes, et qu?en dépit de toute leur dignité, ils ont été obligés de vaquer aux mêmes fonctions que les divinités du dernier ordre ? Ainsi Junon, déesse choisie, reine des dieux, soeur et femme de Jupiter, partage, sous le nom dIterduca, le soin de conduire les enfants avec deux déesses de la plus basse qualité, Abéona et Adéona 1. On lui adjoint encore la déesse Mens 2, chargée de donner bon esprit aux enfants, et qui néanmoins na pas été mise au rang des divinités choisies, quoiquun bon esprit soit assurément le plus beau présent quon puisse faire à lhomme. Chose singulière! lhonneur quon refuse à Mens, on laccorde à Junon Iterduca et Domiduca 3, comme sil servait de quelque chose de ne pas ségarer en chemin et de revenir chez soi, quand on na pas lesprit comme il faut. Certes, la déesse qui le rend bien fait méritait dêtre préférée à Minerve, à qui on a donné, parmi tant de menues fonctions, celle de présider à la mémoire des enfants. Qui peut douter quil ne vaille beaucoup mieux avoir un bon esprit que de posséder la meilleure mémoire? Nul ne saurait être méchant avec un bon esprit, au lieu quil y a de très-méchantes personnes qui ont une mémoire admirable, et elles sont dautant plus méchantes quelles peuvent moins oublier leurs méchantes pensées. Cependant Minerve est du nombre des dieux choisis, tandis que Mens est perdue dans la foule des petits dieux. Que naurais-je pas à dire de la Vertu et de la Félicité, si je nen avais déjà beaucoup parlé au quatrième livre? On en a fait des déesses, et néanmoins on na pas voulu les mettre au rang des divinités délite, bien quon y mît Mars et Orcus, dont
1. Voyez plus haut, livre IV, ch. 21. 2. On sait que Mens signifie esprit, intelligence. 3. Junon était appelée Domiduca (ducere, conduire, domi, à la maison) comme conduisant lépousée à la maison conjugale.
lun est chargé de faire des morts et lautre de les recevoir. Puis donc que nous voyons les dieux délite confondus dans ces fonctions mesquines avec les dieux inférieurs, comme des membres du sénat avec la populace, et que même quelques-uns de ces petits dieux ont des offices plus importants et plus nobles que les dieux quon appelle choisis, il sensuit que ceux-ci nont pas mérité leur rang par la grandeur de leurs emplois dans le gouvernement du monde, mais quils ont eu seulement la bonne fortune dêtre plus connus des peuples. Cest ce qui fait dire à Varron lui-même quil est arrivé à certains dieux et à certaines déesses du premier ordre de tomber dans lobscurité, comme cela se voit parmi les hommes. Mais alors, si on a bien fait de ne pas placer la Félicité parmi les dieux choisis, parce que cest le hasard et non le mérite qui a donné à ces dieux leur rang, au moins fallait-il placer avec eux, et même au-dessus deux, la Fortune, qui passe pour dispenser au hasard ses faveurs. Évidemment elle avait droit à la première place parmi les dieux choisis; cest envers eux, en effet, quelle a montré ce dont elle est capable, tous ces dieux ne devant leur grandeur ni à léminence de leur vertu, ni à une juste félicité, mais à la puissance aveugle et téméraire de la Fortune, comme parlent ceux qui les adorent. Nest-ce pas aux dieux que fait allusion léloquent Salluste, quand il dit: « La Fortune gouverne le monde; cest elle qui met tout en lumière et qui obscurcit tout, plutôt par caprice que par raison 1 ». Je défie les païens, en effet, dassigner la raison qui fait que Vénus est en lumière, tandis que la Vertu, déesse comme elle et dun tout autre mérite, est dans lobscurité. Dira-t-on que léclat de Vénus vient de la masse de ses adorateurs, beaucoup plus nombreux, en effet, que ceux de la Vertu? mais alors pourquoi Minerve est-elle si renommée, et la déesse Pecunia si inconnue 2 ? car assurément la science est beaucoup moins recherchée parles hommes que largent, et entre ceux qui cultivent les sciences et les arts, il en est bien peu qui ne sy proposent la récompense et le gain. Or, ce qui importe avant tout, cest la fin quon poursuit en faisant une chose, plutôt que la chose même quon fait, Si donc lélection des
1. Salluste, Conj. Catil., cap. 8. 2. La déesse Pecunia navait point de temple. Voyez Juvénal, Sat. I, v.113, 114.
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dieux a dépendu de la populace ignorante, pourquoi la déesse Pecunia na-t-elle pas été préférée à Minerve, la plupart des hommes ne travaillant quen vue de largent? et si, au contraire, cest un petit nombre de sages qui a fait le choix, pourquoi la Vertu na-t-elle pas été préférée à Vénus, quand la raison lui donne une préférence si marquée? La Fortune tout au moins, qui domine le monde, au sentiment de ceux qui croient à son immense pouvoir, la Fortune, qui met au grand jour ou obscurcit toute chose plutôt par caprice que par raison, sil est vrai quelle ait eu assez de puissance sur les dieux eux-mêmes pour les rendre à son gré célèbres ou obscurs, la Fortune, dis-je, devrait occuper parmi les dieux choisis la première place. Pourquoi ne ta-t-elle pas obtenue? serait-ce quelle a eu la fortune contraire ? Voilà la fortune contraire à elle-même; la voilà qui sait tout faire pour élever les autres et ne sait rien faire pour soi.
CHAPITRE IV.ON A MIEUX TRAITÉ LES DIEUX INFÉRIEURS, QUI NE SONT SOUILLÉS DAUCUNE INFAMIE, QUE LES DIEUX CHOISIS, CHARGÉS DE MILLE TURPITUDES.
Je concevrais quun esprit amoureux de léclat et de la gloire félicitât les dieux choisis de leur grandeur et les regardât comme heureux, sil pouvait ignorer que cette grandeur même leur est plus honteuse quhonorable. En effet, la foule des petites divinités est protégée contre lopprobre par son obscurité bien quil soit difficile de ne pas rire quand on voit cette troupe de dieux occupés aux différents emplois que leur a départis la fantaisie humaine : semblables à larmée des petits fermiers dimpôts 1, ou encore à ces nombreux ouvriers qui, dans la rue des Orfèvres, travaillent à un seul vase, où chacun met un peu du sien, quand il suffirait dun habile homme pour lachever; mais on a jugé que le meilleur emploi de cette multitude douvriers, cétait de leur diviser le travail, afin que chacun fît sa part de loeuvre avec promptitude et facilité, au lieu dacquérir par un long et pénible labeur le talent daccomplir loeuvre tout entière. Quoi quil en soit, il en est fort peu parmi ces petits dieux dont la réputation
1. Selon Ducange, ces petits fermier, dimpôts, minuscularii, dont parle saint Augustin, servaient dintermédiaires entre les contribuables et un petit nombre de gros fermiers qui avaient lentreprise générale de limpôt. Comparez Facciolati au mot minuscularius.
ait souffert quelque atteinte, au lieu, quon aurait de la peine à citer un seul des grands dieux qui ne soit déshonoré par quelque infamie. Les grands dieux sont descendus aux basses fonctions des petits; mais les petits dieux ne se sont pas élevés aux crimes sublimes des grands. Pour Janus, il est vrai, je ne vois pas quon dise rien de lui qui souille son honneur, et peut-être a-t-il mené une meilleure vie que les autres. Il fit bon accueil à Saturne fugitif et partagea avec lui son royaume, doù prirent naissance les deux villes de Janiculum et de Saturnia 1; mais les païens, empressés de mettre à tout prix du scandale dans le culte de leurs dieux, ont déshonoré limage de celui-ci, faute de pouvoir déshonorer sa vie; ils lont représenté avec un corps double et monstrueux, ayant deux et même quatre visages. Serait-ce par hasard quil a fallu donner du front en abondance à ce dieu vertueux, les autres dieux nen ayant pas assez pour rougir de leur turpitude?
CHAPITRE V.DE LA DOCTRINE SECRÈTE DES PAÏENS ET DE LEUR EXPLICATION DE LA THÉOLOGIE PAR LA PHYSIQUE.
Mais écoutons les explications physiques dont ils se servent pour couvrir des apparences dune doctrine profonde la turpitude de leurs misérables superstitions. Varron prétend que les statues des dieux, leurs attributs et leurs ornements ont été institués par les anciens, afin que les esprits initiés au sens mystérieux de ces symboles pussent, en les voyant, sélever à la contemplation de lâme du monde et de ses parties, cest-à-dire à la connaissance des dieux véritables. Si on a représenté la divinité sous une figure humaine, cest, selon lui, parce que lesprit qui anime le corps de lhomme est semblable à lesprit divin. Supposez, dit-il, quon se serve de différents vases pour distinguer les dieux, un oenophore 2 placé dans le temple de Bacchus servira à désigner le vin; le contenant sera le signe du contenu; cest ainsi quune statue de forme humaine est le symbole de lâme raisonnable dont le corps humain est comme le vase et qui par son essence est semblable à lâme des
1. Voyez Ovide, Fastes, livre I, vers 365 et seq.; et Virgile, Enéide, livre VIII, vers 357, 358. 2. Vase pour conserver ou transporter du vin.
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dieux. Voilà les mystères de doctrine où Varron avait pénétré et quil a voulu révéler au monde. Mais, je vous le demande, ô habile homme! nauriez-vous pas égaré dans ces profondeurs le sens judicieux qui vous faisait dire tout à lheure que les premiers instituteurs du culte des idoles ont ôté aux peuples la crainte pour la remplacer par la superstition, et que les anciens qui navaient point didoles adoraient les dieux dun culte plus pur? Cest lautorité de ces vieux Romains qui vous a donné la hardiesse de parler de la sorte à leurs descendants, et peut-être si lantiquité eût adoré des idoles, eussiez-vous enseveli dans un silence discret cet hommage à la vérité, et célébré dune voix plus pompeuse encore et plus complaisante les mystères de sagesse cachés sous une vaine et pernicieuse idolâtrie. Et cependant tous ces mystères nont pu élever votre âme, malgré les trésors de science et de lumière que nous aimons à y reconnaître et qui redoublent nos regrets, jusquà la connaissance de son Dieu, de ce Dieu qui est son principe créateur et non sa substance, dont elle nest point une partie, mais une production, qui nest pas lâme de toutes choses, mais lauteur de toutes les âmes et la source unique de la béatitude pour celles qui se montrent touchées de ses dons. Au surplus, que signifient au fond et que valent les mystères du paganisme ? cest ce que nous aurons tout à lheure à examiner de près. Constatons, dès ce moment, cet aveu de Varron, que lâme du monde et ses parties sont les dieux véritables; doù il suit que toute sa théologie, même la naturelle quil tient en si haute estime, ne sest pas élevée au-dessus de lidée de lâme raisonnable. Il sétend du reste fort peu sur cette théologie naturelle dans le livre où il en parle, et nous verrons si, avec ses explications physiologiques, il parvient à y ramener cette partie de la théologie civile qui regarde les dieux choisis. Sil le fait, toute la théologie sera théologie naturelle; et alors quel besoin den séparer si soigneusement la théologie civile? Veut-il que cette séparation soit légitime? en ce cas, la théologie naturelle, qui lui plaît si fort, nétant déjà pas la théologie vraie, puisquelle sarrête à lâme et ne sélève pas jusquau vrai Dieu, créateur de lâme, à combien plus forte raison la théologie civile sera-t-elle méprisable ou fausse, puisquelle sattache presque uniquement à la nature corporelle, comme on pourra le voir par quelques-unes des savantes et subtiles explications que jaurai à citer dans la suite.
CHAPITRE VI.DE CETTE OPINION DE VARRON QUE DIEU EST LÂME DU MONDE ET QUIL COMPREND EN SOI UNE MULTITUDE DÂMES PARTICULIÈRES DONT LESSENCE EST DIVINE.
Varron dit encore, dans son introduction à la théologie naturelle, quil croit que Dieu est lâme du monde ou du cosmos, comme parlent les Grecs, et que ce monde est Dieu; mais de même quun homme sage, quoique formé dune âme et dun corps, est appelé sage à cause de son âme, ainsi le monde est appelé Dieu à cause de lâme qui le gouverne, bien quil soit également composé dune âme et dun corps. Il semble ici que Varron reconnaisse en quelque façon lunité de Dieu; mais pour faire en même temps la part du polythéisme, il ajoute que le monde est divisé en deux parties, le ciel et la terre, le ciel en deux autres, léther et lair, la terre, de même, en eau et en continent; que léther occupe la région la plus haute, lair la seconde, leau la troisième, la terre enfin la plus basse région; que ces quatre éléments sont lemplis dâmes, le feu et lair dâmes immortelles, leau et la terre dâmes mortelles; que dans lespace qui sétend depuis la limite circulaire du ciel jusquau cercle de la lune habitent les âmes éthérées, qui sont les astres et les étoiles, dieux célestes, visibles aux sens en même temps quintelligibles à la raison; quentre la sphère lunaire et la partie de lair où se forment les nuées et les vents habitent les âmes aériennes, que lesprit conçoit sans que les yeux les puissent voir, cest-à-dire les héros, les lares, les génies; voilà labrégé que nous offre Varron de sa théologie naturelle qui est aussi celle dun grand nombre de philosophes. Nous aurons à lexaminer à fond, quand ce qui nous reste à dire sur la théologie civile relativement aux dieux choisis aura été conduit à bonne fin, avec la grâce de Dieu.
CHAPITRE VII.ÉTAIT-IL RAISONNABLE DE FAIRE DEUX DIVINITÉS DE JANUS ET DE TERME?
Je demande dabord ce que cest que Janus, (137) quon place à la tête de ces dieux choisis? on me dit: cest le monde. Voilà une réponse courte et claire assurément; mais pourquoi nattribue-t-on à Janus que le commencement des choses, tandis quon en réserve la fin à un autre dieu nommé Terme? car cest pour cela, dit-on, quen dehors des dix mois qui sécoulent de mars à décembre, on a consacré deux mois à ces divinités, janvier à Janus et février à Terme; doù vient aussi que les Terminales se célèbrent en février et quil sy fait une cérémonie expiatrice appelée Februum , laquelle a donné au mois son nom 1. Quoi donc! est-ce à dire que le commencement des choses appartienne à Janus et que la fin ne lui appartienne pas, étant réservée à un autre dieu? Mais nest-il pas reconnu des païens que tout ce qui prend commencement en ce monde y prend également fin ? Voilà une dérision étrange de ne donner à ce dieu quune demi-puissance dans la réalité, tandis quon donne à sa statue un double visage! Ne serait-ce pas une explication plus heureuse de cet emblème, de dire que Janus et Terme sont un seul et même dieu dont une face répond au commencement des choses et lautre à leur fin? car on ne peut agir sans considérer ces deux points. Quiconque, en effet, perd de vue le commencement de son action, ne saurait en prévoir la fin, et il faut que lintention qui regarde lavenir se lie à la mémoire qui regarde le passé. Autrement, après avoir oublié par où on a commencé, on ne sait plus par où finir. Dira-t-on que si la vie bienheureuse commence dans le monde, elle sachève ailleurs, et que cest pour cela que Janus, qui est le monde, na de pouvoir que sur les commencements? mais à ce compte on aurait dû mettre le dieu Terme au-dessus de Janus, au lieu de lécarter du nombre des divinités choisies; et même dès cette vie, où lon partage le commencement et la fin des choses entre Jan us et Terme, Terme aurait dû être plus honoré que Janus. Cest en effet quand on touche au terme dune entreprise quon éprouve le plus de joie. Les commencements sont pleins dinquiétude, et lâme nest tranquille quen voyant la fin de son action; cest à la fin quelle tend ; cest la fin quelle désire, quelle espère, quelle appelle de ses voeux, et il ny a de triomphe
1. Vairon cite cette cérémonie comme une institution de Numa (De lingua lat., lib. VI, § 13). Sur la fête des Terminales, voyez Ovide, Fastes, livre II, V. 639 et suiv.
pour elle que dans le complet achèvement.
CHAPITRE VIII.POURQUOI LES ADORATEURS DE JANUS LUI ONT DONNÉ TANTÔT DEUX VISAGES ET TANTÔT QUATRE.
Mais voyons un peu comment on explique cette statue à double face. On dit que Janus a deux visages, lun devant, lautre derrière, parce que notre bouche ouverte a quelque ressemblance avec la forme du monde, ce qui fait que les Grecs ont appelé le palais de la bouche ouranos (ciel), comme aussi quelques poètes latins ont donné au ciel le nom de palais 1. Ce nest pas tout : notre bouche ouverte a deux issues, lune extérieure du côté des dents; lautre intérieure vers le gosier. E! voilà ce quon a fait du monde avec un mot grec ou poétique qui signifie palais 2! Mais quel rapport y a-t-il entre tout cela et lâme et la vie éternelle ? Quon adore ce dieu seulement pour la salive qui entre ou sort sous le ciel du palais, je le veux bien ; mais quoi de plus absurde à des gens incapables de trouver dans le monde deux portes opposées lune à lautre et servant à y introduire les choses du dehors et à en rejeter celles du dedans, que de vouloir, de notre bouche et de notre gosier auxquels le monde ne ressemble en rien, figurer le monde sous les traits de Janus, à cause du palais seul auquel Janus ne ressemble pas davantage? Dautre part, quand on lui donne quatre faces en le nommant double Janus, on veut y voir un emblème des quatre parties du monde; comme si le monde regardait quelque chose hors de soi ainsi que Janus regarde par ses quatre visages ! Et puis, si Janus est le monde et si le monde a quatre parties, il sensuit que le Janus à deux faces est une fausse image, ou si elle est vraie en ce sens que lOrient et lOccident embrassent le monde entier, lemblème ne laisse pas dêtre faux à un autre point de vue; car en considérant les deux autres parties du monde, le Septentrion et le Midi, nous ne disons pas que le monde est double, comme on appelle double le Janus à quatre visages. Toujours est-il que si on a trouvé dans la bouche de lhomme une analogie avec le Janus à double visage, on ne
1. Allusion à cette expression dEnnius : le palais du ciel, rapportée par Cicéron, De nat. deor., lib.II, cap. 18. 2. On ne trouve nulle part, ni dans Plutarque, ni dans Macrobe, ni dans Servius, aucune trace de cette étrange théorie du dieu Janus, que saint Augustin paraît emprunter à Varron.
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saurait trouver dans le monde rien qui ressemble aux quatre portes figurées par les quatre visages de Janus; à moins que Neptune narrive au secours des interprètes, tenant à la main un poisson qui, outre la bouche et le gosier, nous présente à droite et à gauche la double ouverture de ses ouïes. Et cependant, avec toutes ces portes, il nen est pas une seule par laquelle lâme puisse échapper aux vaines superstitions, à moins quelle nécoute la vérité, qui a dit : « Je suis la porte 1 ».
CHAPITRE IX.DE LA PUISSANCE DE JUPITER, ET DE CE DIEU COMPARÉ A JANUS.
Je voudrais encore savoir quel est ce Jovis quils nomment aussi Jupiter. Cest, disent-ils, le dieu de qui dépendent les causes de tout ce qui se fait dans le monde. Voilà une fonction admirable et dont Virgile exprime fort bien la grandeur dans ce vers célèbre
« Heureux qui a pu connaître les causes des choses 2! »
Mais doù vient quon place Jupiter après Janus? Que le docte et pénétrant Varron nous réponde là-dessus : « Cest, dit-il, que Janus gouverne le commencement des choses, et Jupiter leur accomplissement. Il est donc juste que Jupiter soit estimé le roi des dieux; car si laccomplissement a la seconde place dans lordre du temps, il a la première dans lordre de limportance ». Cela serait vrai sil sagissait ici de distinguer dans les choses lorigine et le terme de leur développement. Ainsi, partir est lorigine dune action, arriver en est le terme; létude est une action qui commence et qui-se termine à la science; or partout, en général, le commencement nest le premier quen date et la perfection est dans la fin. Cest un procès déjà vidé entre Janus et Terme 3 mais les causes dont on donne le gouvernement à Jupiter sont des principes efficients et non des effets; et il est impossible, même dans lordre du temps, que les effets et les commencements des effets soient avant les causes; car ce qui fait une chose est toujours antérieur à la chose qui est faite. Quimporte donc que les commencements soient gouvernés par Jan us? ils nen sont pas pour cela
1. Jean. X, 9. 2. Géorg. liv. II, V. 490. 3. Voyez plus haut le chap. VII.
antérieurs aux causes efficientes gouvernées par Jupiter; car de même que rien narrive, rien aussi ne commence qui ne soit précédé dune cause. Si donc cest ce dieu, arbitre de toutes les causes et de tout ce qui existe et arrive dans la nature, que lon salue du nom de Jupiter et que lon adore par tant dopprobres et dinfamies, je, dis quil y a là une impiété plus grande quà ne reconnaître aucun dieu, Ne serait-il pas, en effet, préférable dappeler Jupiter quelque objet digne de ces adorations honteuses, quelque fantôme, par exemple, comme celui quon présenta, dit-on, à Saturne à la place de son enfant, plutôt que de se figurer un dieu tout à la fois tonnant et adultère, maître du monde et asservi à limpudicité, disposant de toutes les causes des actions naturelles et ne sachant pas donner des causes légitimes à ses propres actions? Je demanderai ensuite, en supposant que Janus soit le monde, quel sera le rôle de Jupiter parmi les dieux? Varron na-t-il pas déclaré que les vrais dieux sont lâme du monde et ses parties? par conséquent tout ce qui nest pas cela nest pas vraiment dieu. Dira-t-on que Jupiter est lâme du monde et que Janus. en est le corps, cest-à-dire quil est le monde visible? Mais à ce compte Janus nest pas vraiment dieu, puisquil est accordé par nos adversaires que la divinité consiste, non dans le corps du monde, mais dans lâme du monde et dans ses parties; et cest ce qui a fait dire nettement à Varron que Dieu, pour lui, nest autre chose que lâme du monde, et que si le monde lui-même est appelé Dieu, cest au même sens où un homme est appelé sage à cause de son âme, bien quil soit composé dune âme et dun corps; ainsi le monde, quoique formé dune âme et dun corps, doit à son âme seule dêtre appelé dieu. Doù il suit que le corps du monde, pris isolément, nest pas dieu; il ny a de divin que lâme toute seule, ou la réunion de lâme et du corps, de telle façon pourtant que dans cette réunion même, la divinité vienne de lâme et non pas du corps. Si donc Janus est le monde, et si Janus est dieu, comment Jupiter sera-t-il dieu, à moins dêtre une partie de Janus? Or, on a coutume, au contraire, dattribuer lunivers entier à Jupiter, doù vient ce mot du poète:
« Tout est plein de Jupiter 1 ».
1. Virgile, Eglogues, III, V, 60
(139)
Si donc on veut que Jupiter soit dieu, bien plus quil soit le roi des dieux, il faut nécessairement quil soit le monde, afin de pouvoir régner sur les autres dieux, cest-à-dire sur ses propres parties. Voilà sans doute en quel sens Varron, dans cet autre ouvrage quil a composé sur le culte des dieux, rapporte les deux vers suivants de Valérius Soranus 1:
« Jupiter tout-puissant, père et mère des rois, des choses et des dieux, dieu unique, embrassant tous les dieux ».
Varron explique en son traité que le mâle est ici le principe qui répand la semence, et la femelle celui qui la reçoit; or, Jupiter étant le monde, toute semence vient de lui et rentre en lui : « Cest pourquoi, ajoute Varron, Soranus appelle Jupiter père et mère, et fait de lui tout ensemble lunité et le tout; car « le monde est un et cet un comprend tout 2».
CHAPITRE X.SIL ÉTAIT RAISONNABLE DE DISTINGUER JANUS DE JUPITER.
Si donc Janus est le monde, et si Jupiter lest aussi, pourquoi, ny ayant quun seul monde, Janus et Jupiter sont-ils deux dieux? pourquoi ont-ils chacun son temple et ses autels, ses sacrifices et ses statues? Dira-t-on quautre chose est la vertu des commencements, autre chose celle des causes, et que cest pour cela quon a nommé lune Janus et lautre Jupiter? Je demanderai à mon tour si parce quun homme est revêtu dun double pouvoir ou parce quil exerce une double profession, on est autorisé à voir en lui deux magistrats ou deux artisans? Pourquoi donc dun seul Dieu, qui gouverne les commencements et les causes, ferait-on deux dieux distincts, sous prétexte que les commencements et les causes sont deux choses distinctes? A ce compte, il faudrait dire aussi que Jupiter est à lui seul autant de dieux quon lui a donné de noms différents à cause de ses attributions différentes, puisque les objets qui sont lorigine de ces noms sont différents. Je vais en citer quelques exemples.
1. Valérius, de Sora, ville du Latium, est ce savant homme dont parle Cicéron dans le De orat., lib. III, cap, II. Pline lui attribue (Hist. nat.., Praefat., et lib. III, cap. 5-9) un ouvrage intitulé Epoptidon sont peut-être tirés les deux vers que citent Varron et saint Augustin. 2 . Jupiter est également appelé mâle et femelle dans un vers orphique cité par lauteur du De mundo (cap. 7) et par Éusèbe (Praepar. Evang., lib. III, cap. 9.)
CHAPITRE XI.DES DIVERS SURNOMS DE JUPITER, LESQUELS NE SE RAPPORTENT PAS A PLUSIEURS DIEUX, MAIS A UN SEUL.
Jupiter a été appelé Victor, Invictus, Opitulus,Iimpulsor, Stator, Centipeda, Supinalis, Tigillus, Almus, Ruminus, et autres surnoms quil serait trop long dénumérer; tous ces titres sont fondés sur la diversité des puissances dun même dieu, et non sur la diversité de plusieurs dieux. On a nommé Jupiter Victor, parce quil est toujours vainqueur; Invictus, parce quil est invincible; Opitulus, parce quil est secourable aux faibles; Propulsor et Stator, Centipeda et Supinalis, parce quil donne et arrête le mouvement, parce quil soutient et renverse tout; Tigillus 1, parce quil est lappui du monde; Almus 2, parce quil nourrit les êtres; Ruminus 3, parce quil allaite les animaux. De toutes ces fonctions, il est assez clair que les unes sont grandes, les autres mesquines, et cependant on les attribue au même dieu. Dé plus, ny a-t-il pas plus de rapport entre les causes et les commencements des choses, quentre soutenir le monde et donner la mamelle aux animaux? Et cependant on a voulu, pour les commencements et les causes, admettre deux dieux, Janus et Jupiter, en dépit de lunité du monde, au lieu que pour deux fonctions bien différentes en importance et en dignité on sest contenté du seul Jupiter, en lappelant tour à tour Tigillus et Ruminus. Je pourrais ajouter quil eût été plus à propos de faire donner la mamelle aux animaux par Junon que par Jupiter, du moment surtout quil y avait là une autre déesse, Rumina, toute prête à laider dans cet office; mais on me répondrait que Junon elle-même nest autre que Jupiter, comme cela résulte des vers de Valérius. Soranus déjà cités :
« Jupiter tout-puissant, père et mère des roi!, des choses et des dieux ».
Mais alors pourquoi lappeler Ruminus, du moment, quà y regarder de près, il est aussi la déesse Rumina? Si, en effet, cest une chose indigne de la majesté des dieux, comme nous lavons montré plus haut, que pour un même
1. Tigillum signifie soliveau. 2. Almus, nourricier. 3. De ruma, mamelle.
(140)
épi de blé, un dieu soit chargé des noeuds du tuyau et un autre de lenveloppe des grains, combien nest-il pas plus indigne encore quune fonction aussi misérable que lallaitement des animaux soit partagée entre deux dieux, dont lun est Jupiter même, le roi de tous les dieux, et quil la remplisse, non pas avec sa femme Junon, mais avec je ne sais quelle absurde Rumina? à moins quil ne soit tout ensemble Ruminus et Rumina, Ruminus pour les mâles et Rumina pour les femelles. Dirai-je quils nont pas voulu donner à Jupiter un nom féminin? mais il est appelé père et mère dans les vers quon vient de lire, et dailleurs je rencontre sur la liste de ses noms celui dune de ces petites déesses que nous avons mentionnées au quatrième livre1, la déesse Pecunia. Sur quoi je demande pour quel motif on na pas admis Pecunius avec Pecunia, comme on a fait Ruminus avec Rumina; car enfin, mâles et femelles, tous les hommes regardent à largent.
CHAPITRE XII.JUPITER EST AUSSI APPELÉ PECUNIA.
Mais quoi! ne faut-il pas admirer la raison ingénieuse quon donne de ce surnom? Jupiter, dit-on, sappelle Pecunia, parce que tout est à lui. O la belle raison dun nom divin! et nest-ce pas plutôt avilir et insulter celui à qui tout appartient que de le nommer Pecunia? car au prix de ce quenferment le ciel et la terre, que vaut la richesse des hommes? Cest lavarice qui seule a donné ce nom à Jupiter, pour fournir à ceux qui aiment largent le prétexte daimer une divinité, et non pas quelque déesse obscure, mais le roi même des dieux. Il nen serait pas de même si on lappelait Richesse. Car autre chose est la richesse, autre chose est largent. Nous appelons riches ceux qui sont sages, justes, gens de bien quoique nayant pas dargent ou en ayant peu; car ils sont effectivement riches en vertus qui leur enseignent à se contenter de ce quils ont, alors même quils sont privés des commodités de la vie; nous disons au contraire que les avares sont pauvres, parce que, si grands que soient leurs trésors, comme ils en désirent toujours davantage, ils sont toujours dans lindigence. Nous disons encore fort bien que le vrai Dieu est riche, non certes
1. Chap. 21.
en argent, mais en toute-puissance. Je sais que les hommes pécunieux sont aussi appelés riches, mais ils sont pauvres au dedans, sils sont cupides. Je sais aussi quun homme sans argent est réputé pauvre, mais il est riche au dedans, sil est sage. Quel cas peut donc faire un homme sage dune théologie qui donne au roi des dieux le nom dune chose quaucun sage na jamais désirée 1? neût-il pas été plus simple, sans la radicale impuissance du paganisme à rien enseigner dutile à la vie éternelle, de donner au souverain Maître du monde le nom de Sagesse plutôt que celui de Pecunia? car cest lamour de la sagesse qui purifie le coeur des souillures de lavarice, cest-à-dire de lamour de largent.
CHAPITRE XIII.SATURNE ET GÉNIUS NE SONT AUTRES QUE JUPITER.
Mais à quoi bon parler davantage de ce Jupiter, à qui peut-être il convient de rapporter toutes les autres divinités? Et dès lors la pluralité des dieux ne subsiste plus, du moment que Jupiter les comprend tous, soit quon les regarde comme ses parties ou ses puissances, soit quon donne à lâme du monde partout répandue le nom de plusieurs dieux à cause des différentes parties de lunivers ou des différentes opérations de la nature. Quest-ce, en effet, que Saturne? « Cest, dit Varron, un des principaux dieux, dont le pouvoir sétend sur toutes les semences ». Or, na-t-il pas expliqué tout à lheure les vers de Valénus Soranus en soutenant que Jupiter est le monde, quil répand hors de soi toutes les semences et les absorbe toutes en soi? Jupiter ne diffère donc pas du dieu dont le pouvoir sétend sur toutes les semences. Quest-ce maintenant que Génius? « Un dieu, dit Varron, qui a autorité et pouvoir sur toute génération ». Mais le dieu qui a ce pouvoir, quest-il autre chose que le monde, invoqué par Valérius sous le nom de « Jupiter père et mère de toutes choses? » Et quand Varron soutient ailleurs que Génius est lâme raisonnable de chaque homme, assurant dautre part que cest lâme raisonnable du monde qui est Dieu, ne donne-t-il pas à entendre que lâme du monde est une sorte de Génie universel? Cest donc ce Génie que lon nomme Jupiter;
1. Allusion à un passage de Salluste, De conj. Catil., cap. 11.
(141)
car si vous entendez que tout Génie soit un dieu et que lâme de chaque homme soit un Génie, il en résultera que lâme de chaque homme sera un dieu, conséquence tellement absurde que les païens eux-mêmes sont obligés de la-rejeter; doù il suit quil ne leur reste plus quà nommer proprement et par excellence Génius le dieu, qui est, suivant eux, lâme du monde, cest-à-dire Jupiter.
CHAPITRE XIV.DES FONCTIONS DE MERCURE ET DE MARS.
Quant à Mercure et à Mars, ne sachant comment les rapporter à aucune partie du monde ni à aucune opération divine sur les éléments, ils se sont contentés de les faire présider à quelques autres actions humaines et de leur donner puissance sur la parole et sur la guerre. Or, si le pouvoir de Mercure sétend aussi sur la parole des dieux, il sensuit que le roi même des dieux lui est soumis, puisque Jupiter ne peut prendre la parole quavec le consentement de Mercure, ce qui est absurde. Dira-t-on quil nest maître que du discours des hommes? mais il est incroyable que Jupiter, qui a pu sabaisser jusquà allaiter non-seulement les enfants, mais encore les bêtes, doù lui est venu le nom de Ruminus, nait pas voulu prendre soin de la parole, laquelle élève lhomme au-dessus des bêtes? Donc Mercure nest autre que Jupiter. Que si lon veut identifier Mercure avec la parole (comme font ceux qui dérivent Mercure de medius currens 1, parce que la parole court au milieu des hommes; et cest pourquoi, selon eux, Mercure sappelle en grec Ermes, parce que la parole ou linterprétation de la pensée se dit ermeneia 2 , doù vient encore que Mercure préside au commerce, où la parole sert de médiatrice entre les vendeurs et les acheteurs; et si ce dieu a des ailes à la tête et aux pieds, cest que la parole est un son qui senvole; et enfin le nom de messager quon lui donne vient de ce que la parole est la messagère de nos pensées), tout cela posé, que sensuit-il, sinon que Mercure, nétant autre que le langage, nest pas vraiment un dieu? Et voilà comment il arrive que les païens, en se faisant
1. Qui court au milieu. Arnobe et Servius dérivent Mercurius de medicurrius. (Voyez Arnobe, Contra Gent., lib. III, p. 112, 113, et Servius, ad Georg., lib. III, V, 302.)
2. Cette étymologie est une de celles que donne Platon dans le Cratyle (trad. fr., tome XI, page 70.) (142)
des dieux qui ne sont pas même des démons, et en adressant leurs supplications à des esprits immondes, sont sous lempire, non des dieux, mais des démons. Même conclusion pour ce qui regarde Mars : dans limpossibilité de lui assigner aucun élément, aucune partie du monde où il pût contribuer à quelque action de la nature, ils en ont fait le dieu de la guerre, laquelle est le triste ouvrage des hommes. Doù il résulte que si la déesse Félicité donnait aux hommes la paix perpétuelle, le dieu Mars naurait rien à faire. Veut-on dire que la guerre même fait la réalité de Mars comme la parole fait celle de Mercure? plût au ciel alors que la guerre ne fût pas plus réelle quune telle divinité!
CHAPITRE XV.DE QUELQUES ÉTOILES QUE LES PAÏENS ONT DÉSIGNÉES PAR LES NOMS DE LEURS DIEUX.
On dira, peut-être que ces dieux ne sont autre chose que les étoiles auxquelles les païens ont donné leurs noms; et, en effet, il y a une étoile quon appelle Mercure et une autre quon appelle Mars; mais il y en a une aussi quon appelle Jupiter, et cependant les païens soutiennent que Jupiter est le monde. Ce nest pas tout, il y en a une quon appelle Saturne, et cependant Saturne est déjà pourvu dune fonction considérable, celle de présider à toutes les semences; il y en a une enfin, et la plus éclatante de toutes, quon appelle Vénus, et cependant on veut que Vénus soit aussi la lune, bien quau surplus les païens ne tombent pas plus daccord au sujet de cet astre que ne firent Vénus et Junon au sujet de la pomme dor. Les uns, en effet, donnent létoile du matin à Vénus, les autres à- Junon; mais, ici comme toujours, cest Vénus qui lemporte, et presque toutes les voix sont en sa faveur. Or, qui ne rirait dentendre appeler Jupiter le roi des dieux, quand on voit son étoile si pâle à côté de celle de Vénus? Létoile de ce dieu souverain ne devrait-elle pas être dautant plus brillante quil est lui-même plus puissant? On répond quelle paraît moins lumineuse parce quelle est plus haute et plus éloignée de la terre ; mais si elle est plus haute parce quelle appartient à. un plus grand dieu, pourquoi létoile de Saturne est-elle placée plus haut que Jupiter? Est-ce donc que le mensonge de la fable, qui a fait roi Jupiter, (142) na pu monter jusquaux astres, et que Saturne a obtenu dans le ciel ce quil na pu obtenir ni dans son royaume ni dans le Capitole 1? Et puis, pourquoi Janus na-t-il pas son étoile? Est-ce parce quil est le monde et quà ce titre il embrasse toutes les étoiles? mais Jupiter est le monde aussi, et cependant il y a une étoile qui porte son nom. Janus se serait-il arrangé de son mieux, et, au lieu dune étoile quil devait avoir dans le ciel, se serait-il contenté davoir plusieurs visages sur la terre? Enfin, si cest seulement à cause de leurs étoiles quon regarde Mercure et Mars comme des parties du monde, afin den pouvoir faire des dieux, le langage et la guerre nétant point des parties du monde, mais des actes de lhumanité, pourquoi na-t-on pas dressé des temples et des autels au Bélier, au Taureau, au Cancer, au Scorpion et autres signes célestes, lesquels ne sont pas composés dune seule étoile, mais de plusieurs, et sont placés au plus haut des cieux avec des mouvements si justes et si réglés? Pourquoi ne pas les mettre, sinon au rang des dieux choisis, au moins parmi les dieux de lordre plébéien 2.
CHAPITRE XVIDAPOLLON, DE DIANE ET DES AUTRES DIEUX CHOISIS.
Ils veulent quApollon soit devin et médecin; et cependant, pour lui donner une place dans lunivers, ils disent quil est aussi le soleil, et que sa soeur Diane est la lune et tout ensemble la déesse des chemins. De là vient quils la font vierge, les chemins étant stériles; et sils donnent des flèches au frère et à la soeur, cest comme symbole des rayons quils lancent du ciel sur la terre. Vulcain est le feu, Neptune leau, Dis ou Orcus lélément inférieur et terrestre. Liber et Cérès président aux semences : le premier à celle des mâles, la seconde à celle des femelles, ou encore lun à ce quelles ont de liquide, et lautre à ce quelles ont de sec. Et ils rapportent tout cela au monde, cest-à-dire à Jupiter, qui est appelé père et mère, comme répandant hors de soi toutes les semences et les recevant
1. Il faut rappeler ici deux choses; dabord, que, selon la mythologie païenne, Saturne fut chassé de son royaume de Crète par Jupiter, son fils, puis, que la colline du Capitole était consacrée à Saturne, avant de lêtre à Jupiter. 2. Cette argumentation rappelle trait pour trait celle de Cotta contre le stoïcien Balbus, dans le De natura deorum de Cicéron (livre III, chap. 20.)
toutes en soi. Ils veulent encore que la grande mère des dieux soit Cérès, laquelle nest autre chose que la terre, et quelle soit aussi Junon. Cest pourquoi on la fait présider aux causes secondes, quoique Jupiter, en tant quil est le monde entier, soit appelé, comme nous lavons vu, père et mère des dieux. Pour Minerve, dont ils ont fait la déesse des arts, ne trouvant pas une étoile où la placer, ils ont dit quelle était léther, ou encore la lune. Vesta passe aussi pour la plus grande des déesses, en tant quelle est la terre, ce qui na pas empêché de lui lui départir ce feu léger mis au service de lhomme, et qui nest pas le feu violent dont lintendance est à Vulcain1. Ainsi tous les dieux choisis ne sont que le monde; les uns le monde entier, les autres, quelques-unes de ses parties : le monde entier, comme Jupiter; ses parties, comme Génius, la grande Mère, le Soleil et la Lune, ou plutôt Apollon et Diane; tantôt un seul dieu en plusieurs choses, tantôt une seule chose en plusieurs dieux: un dieu en plusieurs choses, comme Jupiter, par exemple, qui est le monde entier et qui est aussi le ciel et une étoile. De même, Junon est la déesse des causes secondes, et elle est encore lair et la terre, et elle serait en outre une étoile, si elle leût emporté sur Vénus. Minerve, elle aussi, est la plus haute région de lair, ce qui ne lempêche pas dêtre en même temps la lune, qui est pourtant située dans la région la plus basse. Voici enfin quune seule et même chose est plusieurs dieux : le monde est Jupiter, et il est aussi Janus; la terre est Junon, et elle est aussi la grande Mère et Cérès.
CHAPITRE XVII.VARRON LUI-MÊME A DONNÉ COMME DOUTEUSES SES OPINIONS TOUCHANT LES DIEUX.
On peut juger, par ce qui précède, de tout le reste de la théologie des païens : ils embrouillent toutes choses en essayant de les débrouiller et courent à laventure, selon que les pousse ou les ramène le flux ou le reflux de lerreur; cest au point que Varron a mieux aimé douter de tout que de rien affirmer sans réserve. Après avoir achevé le premier de ses trois derniers livres, celui où il traite des dieux certains, voici ce quil dit sur les dieux 1. Même argument dans la bouche de Balbus chez Cicéron (De nat. Dor., lib. II, cap. 27.)
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incertains au commencement du second livre: « Si jémets dans ce livre des opinions douteuses touchant les dieux, on ne doit point le trouver mauvais. Libre à tout autre, sil croit la chose possible et nécessaire, de trancher ces questions avec assurance; pour moi, on mamènerait plus aisément à révoquer en doute ce que jai dit dans le premier livre, quà donner pour certain tout ce que je dirai dans celui-ci ». Cest ainsi que Varron a rendu également incertain, et ce quil avance des dieux incertains, et ce quil affirme des dieux certains. Bien plus, dans le troisième livre, qui traite des dieux choisis, passant de quelques vues préliminaires sur la théologie naturelle aux folies et aux mensonges de la théologie civile, où, loin dêtre conduit par la vérité des choses, il est pressé par lautorité de la coutume: « Je vais parler, dit-il, des dieux publics du peuple romain, de ces dieux à qui on a élevé des temples et des statues; mais, pour me servir des ex pressions de Xénophane de Colophon 1 je dirai plutôt ce que je pense que ce que jaffirme; car lhomme a sur de tels objets des opinions, Dieu a la science ».Ce nest donc quen tremblant quil promet de parler de ces choses, qui ne sont point à ses yeux lobjet dune claire compréhension et dune ferme croyance, mais dune opinion incertaine, étant louvrage de la main des hommes. Il savait bien, dans le fait, quil y a au monde un ciel et une terre; que le ciel est orné dastres étincelants, que la terre est riche en semences, et ainsi du reste; il croyait également que toute nature est conduite et gouvernée par une force invisible et supérieure qui est lâme de ce grand corps; mais que Janus soit le monde, que Saturne, père de Jupiter, devienne son sujet, et autres choses semblables, cest ce que Varron ne pouvait pas aussi positivement affirmer
CHAPITRE XVIII.QUELLE EST. LA CAUSE LA PLUS VRAISEMBLABLE DE LA PROPAGATION DES ERREURS DU PAGANISME.
Ce quon peut dire de plus vraisemblable sur ce sujet, cest que les dieux du paganisme ont été des hommes à qui leurs flatteurs ont
1. Philosophe grec du sixième siècle avant lère chrétienne, fondateur de lécole dElée. Voyez Aristote, Metaphys., livre I, ch. 4, et Cicéron, Acad., livre II, ch. 3.
offert des fêtes et des sacrifices selon leurs moeurs, leurs actions et les accidents de leur vie, et que ce culte sacrilége sest glissé peu à peu dans lâme des hommes, semblable à celle des démons et amoureuse de frivolités, pour être bientôt propagé par les ingénieux mensonges des poëtes et par les séductions des malins esprits. En effet, quun fils impie, poussé par lambition ou par la crainte dun père impie, ait chassé son père de son royaume, cela est plus aisé à croire que de simaginer Saturne vaincu par son fils Jupiter, sous prétexte que la cause des êtres est antérieure à leur semence; car si cette explication était bonne, jamais Saturne neût existé avant Jupiter, puisque la cause précède toujours la semence et nen est jamais engendrée. Mais quoi ! dès que nos adversaires sefforcent de relever de vaines fables et des actions purement humaines par des explications tirées de la nature, les plus habiles se trouvent réduits à de telles extrémités, que nous sommes forcés de les plaindre.
CHAPITRE XIX.DES EXPLICATIONS QUON DONNE DU CULTE DE SATURNE.
« Quand on raconte (cest Varron qui parle) que Saturne avait coutume de dévorer ses enfants, cela veut dire que les semences rentrent au même lieu où elles ont pris naissance. Quant à la motte de terre substituée à Jupiter, elle signifie quavant linvention du labourage, les hommes recouvraient les blés de terre avec leurs mains ». A ce compte, il fallait dire que Saturne était la terre, et non pas la semence, puisquen effet la terre dévore en quelque sorte ce quelle a engendré, quand les semences sorties de son sein y rentrent de nouveau. Et cette motte de terre, que Saturne prit pour Jupiter, quel rapport a-t-elle avec lusage de jeter de la terre sur les grains de blé? Est-ce que la semence, ainsi recouverte de terre, en était moins dévorée pour cela? Il semblerait, à entendre cette explication, que celui qui jetait de la terre emportait le grain, comme on emporta, dit-on, Jupiter, tandis quau contraire, en jetant de la terre sur le grain, cela ne servait quà le faire dévorer plus vite. Dailleurs, de cette façon, Jupiter est la semence, et non, comme Varron le disait tout à lheure, la (144) cause de la semence. Aussi bien, que peuvent dire de raisonnable des gens qui veulent expliquer des folies? « Saturne a une faux, poursuit Varron, comme symbole de lagriculture ». Mais lagriculture nexistait pas sous le règne de Saturne, puisquon fait remonter ce règne aux temps primitifs, ce qui signifie, suivant Varron, que les hommes de cette époque vivaient de ce que la terre produisait sans culture. Serait-ce quaprès avoir perdu son sceptre, Saturne aurait pris une faux, afin de devenir sous le règne de son fils un laborieux mercenaire, après avoir été aux anciens jours un prince oisif? Varron ajoute que dans certains pays, à Carthage par exemple, on immolait des enfants à Saturne, et que les Gaulois lui sacrifiaient même des hommes faits, parce que, de toutes les semences, celle de lhomme est la plus excellente. Mais quest-il besoin dinsister sur une folie si cruelle? Il nous suffit de remarquer et de tenir pour certain que toutes ces explications ne se rapportent point au vrai Dieu, à cette nature vivante, immuable, incorporelle, à qui lon doit demander la vie éternellement heureuse, mais quelles se terminent à des objets temporels, corruptibles, sujets au changement et à la mort. « Quand on dit que Saturne a mutilé le Ciel, son père, cela signifie, dit encore Varron, que la semence divine nappartient pas au Ciel, mais à Saturne, et cela parce que rien au Ciel, autant quon en peut juger, ne provient dune semence ». Mais si Saturne est fils du Ciel, il est fils de Jupiter; car on reconnaît dun commun accord que le Ciel est Jupiter. Et voilà comme ce qui ne vient pas de la vérité se ruine de soi-même, sans que personne y mette la main. Varron dit aussi que Saturne est appelé Cronos, mot grec qui signifie le Temps , parce que sans le temps les semences ne sauraient devenir fécondes; et il y a encore sur Saturne une foule de récits que les théologiens ramènent tous à lidée de semence. Il semble tout au moins que Saturne, avec une puissance si étendue , aurait dû suffire à lui tout seul pour ce qui regarde la semence; pourquoi donc lui adjoindre dautres divinités, comme Liber et Libera, cest-à-dire Cérès? pourquoi entrer, comme fait Varron, dans mille détails sur les attributions de ces divinités relativement à la semence, comme sil navait pas déjà été question de Saturne?
CHAPITRE XX.DES MYSTÈRES DE CÉRÈS ÉLEUSINE.
Entre les mystères de Cérès, les plus fameux sont ceux qui se célébraient à Eleusis, ville de lAttique. Tout ce que Varron en dit ne regarde que linvention du blé attribuée à Cérès, et lenlèvement de sa fille Proserpine par Pluton. Il voit dans ce dernier récit le symbole de la fécondité des femmes : « La terre, dit-il, ayant été stérile pendant quelque temps, cela fit dire que Pluton avait enlevé et retenu aux enfers la fille de Cérès, cest-à-dire la fécondité même, appelée Proserpine, de proserpere (pousser, lever). Et comme après cette calamité qui avait causé un deuil public on vit la fécondité revenir, on dit que Pluton avait rendu Proserpine, et on institua des fêtes solennelles en lhonneur de Cérès ». Varron ajoute que les mystères dEleusis renferment plusieurs autres traditions, qui toutes se rapportent à linvention du blé.
CHAPITRE XXI.DE LINFAMIE DES MYSTÈRES DE LIBER OU BACCHUS.
Quant aux mystères du dieu Liber, qui préside aux semences liquides, cest-à-dire non-seulement à la liqueur des fruits, parmi lesquels le vin tient le premier rang, mais aussi aux semences des animaux, jhésite à prolonger mon discours par le récit de ces turpitudes; il le faut néanmoins pour confondre lorgueilleuse stupidité de nos adversaires. Entre autres rites que je suis forcé domettre, parce quil y en a trop, Varron rapporte quen certains lieux 1 de lItalie, aux fêtes de Liber, la licence était poussée au point dadorer, en lhonneur de ce dieu, les parties viriles de lhomme, non dans le secret pour épargner la pudeur, mais en public pour étaler limpudicité. On plaçait en triomphe ce membre honteux sur un char que lon conduisait dans la ville, après lavoir dabord promené à travers la campagne. A Lavinium, on consacrait à Liber un mois entier, pendant lequel chacun se donnait carrière en discours
1. Saint Augustin se sert du mot compita, ce qui a fait conjecturer quil sagissait ici des fétos nommées Compitalia.
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scandaleux, jusquau moment où le membre obscène, après avoir traversé la place publique, était mis en repos dans le lieu destiné à le recevoir. Là il fallait que la mère de famille la plus honnête allât couronner et déshonnête objet devant tous les spectateurs. Cest ainsi quon rendait le dieu Liber favorable aux semences, et quon détournait de la terre tout sortilége en obligeant une matrone à faire en public ce qui ne serait pas permis sur le théâtre à une courtisane, si les matrones étaient présentes. On voit maintenant pourquoi Saturne na pas été jugé suffisant pour ce qui regarde les semences; cest afin que lâme corrompue eût occasion de multiplier les dieux, et quabandonnée du Dieu véritable en punition de son impureté, de jour en jour plus impure et plus misérablement prostituée à une multitude de divinités fausses, elle couvrît ces sacriléges du nom de mystères sacrés et sabandonnât aux embrassements et aux turpitudes de cette foule obscène de démons.
CHAPITRE XXIIDE NEPTUNE, DE SALACIE ET DE VÈNILIE.
Neptune avait pour femme Salacie, qui figure, dit-on, la région inférieure des eaux de la mer : à quoi bon lui donner encore Vénilie1? Je ne vois là que le goût dépravé de lâme corrompue qui veut se prostituer à un plus grand nombre de démons. Mais écoutons les interprétations de cette belle théologie et les raisons secrètes qui vont la mettre à couvert de notre censure : « Vénilie, dit Varron, est leau qui vient battre le rivage 2, Salacie leau qui rentre dans la pleine mer (salum) ». Pourquoi faire ici deux déesses, puisque leau qui vient et leau qui sen va ne sont quune seule et même eau? En vérité, cette fureur de multiplier les dieux ressemble elle-même à lagitation tumultueuse des flots. Car bien que leau du flux et celle du reflux ne soient pas deux eaux différentes, toutefois, sous le vain prétexte de ces deux mouvements, lâme « qui sen va et qui ne revient plus 3 » se plonge plus avant dans la fange en invoquant
1. Cette Vénilie nest pas la même dont saint Augustin a parlé au livre CV, ch. II. Dans Virgile (Enéide, livre X, vers 76), il est question dune déesse Vénilie, qui parait nêtre quune nymphe. (Voyez Servius, ad Aeneid., I, 1)
2. Il y a ici entre Venilia et venire, Salacia et salum des rapporta supposés détymologie presque intraduisibles. 3. Allusion à ces paroles du psaume LXXVII, 44 : Spiritus vadens et non rediens.
deux démons. Je ten prie, Varron, et je vous en conjure aussi, vous tous qui avez lu les écrits de tant de savants hommes, et vous vantez dy avoir appris de grandes choses, de grâce expliquez-moi ce point, je ne dis pas en partant de cette nature éternelle et immuable qui est Dieu seul, mais du moins selon la doctrine de lâme du monde et de ses parties qui sont pour vous des dieux véritables. Que vous ayez fait le dieu Neptune de cette partie de lâme du monde qui pénètre la mer, cest une erreur supportable; mais leau qui vient battre contre le rivage et qui retourne dans la pleine mer, voyez-vous là deux parties du monde ou deux parties de lâme du monde, et y a-t-il quelquun parmi vous dassez extravagant pour le supposer? Pourquoi donc vous en a-t-on fait deux déesses, sinon parce que vos ancêtres, ces hommes pleins de sagesse, ont pris soin, non pas que vous fussiez conduits par plusieurs dieux, mais possédés par plusieurs démons amis de ces vanités et de ces mensonges? Je demande en outre de quel droit cette explication théologique exile Salacie de cette partie inférieure de la mer où elle vivait soumise à son mari; car, identifier Salacie avec le reflux, cest la faire monter à la surface de la mer. Serait-ce quelle a chassé son mari de la partie supérieure pour le punir davoir fait sa concubine de Vénilie?
CHAPITRE XXIII.DE LA TERRE, QUE VARRON REGARDE COMME UNE DÉESSE, PARCE QUA SON AVIS LÂME DU MONDE, QUI EST DIEU, PÉNÈTRE JUSQUÀ CETTE PARTIE INFÉRIEURE DE SON CORPS ET LUI COMMUNIQUE UNE FORCE DIVINE.
Il ny a quune seule terre, peuplée, il est vrai, dêtres animés, mais qui nest après tout quun grand corps parmi les éléments et la plus basse partie du monde. Pourquoi veut-on en faire une déesse? est-ce à cause de sa fécondité? mais alors les hommes seraient des dieux, à plus forte raison, puisque leurs soins lui donnent un surcroît de fécondité en la cultivant et non pas en ladorant. On répond quune partie de lâme du monde, en pénétrant la terre, lassocie à la divinité. Comme si lâme humaine, dont lexistence ne fait pas question, ne se manifestait pas dune manière plus sensible ! et cependant les hommes ne passent point pour des dieux. Ce quil y a de (146) plus déplorable, cest quils sont assez aveugles pour adorer des êtres qui ne sont pas des dieux et qui ne les valent pas. Dans ce même livre des dieux choisis, Varron distingue dans tout lensemble de la nature trois degrés dâmes au premier degré, lâme, bien que pénétrant les parties dun corps vivant, ne possède pas le sentiment, mais seulement la force qui fait vivre, celle, par exemple, qui sinsinue dans nos os, dans nos ongles et dans nos cheveux. Cest ainsi que nous voyons les plantes se nourrir, croître et vivre à leur manière, sans avoir le sentiment. Au second degré lâme est sensible, et cette force nouvelle se répand dans les yeux, dans les oreilles, dans le nez, dans la bouche et dans les organes du toucher. Le troisième degré, le plus élevé de lâme, cest lâme raisonnable où brille lintelligence, et qui, entre tous les êtres mortels, ne se trouve que dans lhomme. Cette partie de lâme du monde est Dieu; dans lhomme elle sappelle Génie. Varron dit encore que les pierres et la terre, où le sentiment ne pénètre pas, sont comme les os et les ongles de Dieu; que le soleil, la lune et les étoiles sont ses organes et ses sens; que léther est son âme, et que linfluence de ce divin principe, pénétrant les astres, les transforme en dieux; de là, gagnant la terre, en fait la déesse Tellus, et atteignant enfin la mer et lOcéan, constitue la divinité de Neptune 1. Que Varron veuille bien quitter un instant cette théologie naturelle où, après mille détours et mille circuits, il est venu se reposer; quil revienne à la théologie civile. Je ly veux retenir encore; il me reste quelques mots à lui adresser. Je pourrais lui dire en passant que si la terre et les pierres sont pareilles à nos os et à nos ongles, elles sont pareillement destituées dintelligence comme de sentiment, à moins quil ne se trouve un esprit assez extravagant pour prétendre que nos os et nos ongles ont de lintelligence, parce quils sont des parties de lhomme intelligent; doù il suit quil y a autant de folie à regarder la. terre et les pierres comme des dieux, quà vouloir que les os et les ongles des hommes soient des hommes. Mais ce sont là des questions que nous aurons peut-être à discuter avec des philosophes; je nai affaire encore quà un politique. Car, bien que Varron
1. Comparez Ciréron (De Nat. deor., lib. II, cap. 2 et seq.)
semble, en cette rencontre, avoir voulu relever un peu la tête et respirer lair plus libre de la théologie naturelle, il est très-supposable que le sujet de ce livre, qui roule sur les dieux choisis, laura ramené au point de vue de la théologie politique, et quil naura pas voulu laisser croire que les anciens Romains et dautres peuples aient rendu un vain culte à Tellus et à Neptune. Je lui demande donc pourquoi, ny ayant quune seule et même terre, cette partie de lâme du monde qui la pénètre nen fait pas une seule divinité sous le nom de Tellus? Et si la terre est une divinité unique, que devient alors Oreus ou Dis, frère de Jupiter et de Neptune 1? Que devient sa femme Proserpine qui, selon une autre opinion rapportée dans les mêmes livres, nest pas la fécondité de la terre, mais sa plus basse partie 2? Si lon prétend que lâme du monde, en pénétrant la partie supérieure de la terre, fait le dieu Dis, et Proserpine en pénétrant sa partie inférieure, que devient alors la déesse Tellus? Elle est tellement divisée entre ces deux parties et ces deux divinités, quon ne sait plus ce quelle est, ni où elle est, à moins quon ne savise de prétendre que Pluton et Proserpine ne sont ensemble que la déesse Tellus, et quil ny a pas là trois dieux, mais un seul, ou deux tout au plus. Et cependant on sobstine à en compter trois, on les adore tous trois ; ils ont tous trois leurs temples, leurs autels, leurs statues, leurs sacrifices, leurs prêtres, cest-à-dire autant de sacriléges, autant de démons à qui se livre lâme prostituée. Quon me dise encore quelle est la partie de la terre que pénètre lâme du monde pour faire le dieu Tellumon? Ce nest pas cela, dira Varron; la même terre a deux vertus : lune, masculine, pour produire les semences; lautre, féminine, pour les recevoir et les nourrir; de celle-ci lui vient le nom de Tellus, de celle-là le nom de Tellumon. Mais alors pourquoi, selon Varron lui-même, les pontifes ajoutaient-ils à ces deux divinités Altor et Rusor? Supposons Tellus et Tellunion expliqués; pourquoi Altor? Cest, dit Varron, que la terre nourrit tout ce qui naît 3.Et Rusor? Cest que tout retourne à la terre 4.
1. Voyez plus haut, ch. 16. 2. Voyez plus haut, livre IV, ch. 8. 3. Altor, dalere, nourrir. Saint Augustin, daprès Varron, fait venir Rusor de rursus, qui marque un mouvement de retour.
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CHAPITRE XXIV.SUR LEXPLICATION QUON DONNE DES DIVERS NOMS DE LA TERRE, LESQUELSDÈSIGNENT, IL EST VRAI, DIFFÉRENTES VERTUS; MAIS NAUTORISENT PAS LEXISTENCE DE DIFFÉRENTES DIVINITÉS.
La terre ayant les quatre vertus quon vient de dire, je conçois quon lui ait donné quatre noms, mais non pas quon en ait fait quatre divinités. Jupiter est un, malgré tous ses surnoms; Junon est une avec tous les siens; dans la diversité des désignations se maintient lunité du principe, et plusieurs noms ne font pas plusieurs dieux. De même quon voit des courtisanes prendre en dégoût la foule de leurs amants, il arrive aussi sans doute quune âme, après sêtre abandonnée aux esprits impurs, vient à rougir de cette multitude de démons dont elle recherchait les impures caresses. Car Varron lui-même, comme sil avait honte dune si grande foule de divinités, veut que Tellus ne soit quune seule déesse: « On lappelle aussi, dit-il, la grande Mère. Le tambour quelle porte figure le globe terrestre; les tours qui couronnent sa tête sont limage des villes; les sièges dont elle est environnée signifient que dans le mouvement universel elle reste immobile. Si elle a des Galles pour serviteurs, cest que pour avoir des semences il faut cultiver la terre, qui renferme tout dans son sein. En sagitant autour delle, ces prêtres enseignent aux laboureurs quils ne doivent pas demeurer oisifs, ayant toujours quelque chose à faire. Le son des cymbales marque le bruit que font les instruments du labourage, et ces instruments sont dairain, parce quon se servait dairain avant la découverte du fer. Enfin, dit Varron, on place auprès de la déesse un lion libre et apprivoisé pour faire entendre quil ny a point de terre si sauvage et si stérile quon ne la puisse dompter et cultiver ». Il ajoute que les divers noms et surnoms donnés à Tellus lont fait prendre pour plusieurs dieux. « On croit, dit-il, que Tellus est la déesse Ops 2, parce que la terre saméliore par le travail, quelle est la grande Mère, parce quelle est féconde, Proserpine, parce que les blés sortent de son sein, Vesta, parce que lherbe est son vêtement 3, et cest
1. Sur les prêtres de Cybèle nommés Galles, voyez plus haut, livre VI, ch. 7, et livre II, ch. 5 et 6. 2. Ops, puissance, effort, travail. 3. Vesta, de vestire.
ainsi quon rapporte, non sans raison, plu- sieurs divinités à celle-ci ». Soit Tellus, je le veux bien , nest quune déesse , elle qui, dans le fond, nest rien de tout cela ; mais pourquoi supposer cette multitude de divinités? Que- ce soient les noms divers dune seule, à la bonne heure, mais que des noms ne soient pas des déesses. Cependant, lautorité dune erreur ancienne est si grande sur lesprit de Varron, quaprès ce quil vient de dire, il tremble encore et- ajoute: « Cette opinion nest pas contraire à celle de nos ancêtres, qui voyaient là plusieurs divinités ». Comment cela? y a-t-il rien de plus différent que de donner plusieurs noms à une seule déesse et de reconnaître autant de déesses que de noms? « Mais il se peut, dit-il, quune chose soit à la fois une et multiple ». Jaccorderai bien, en effet, quil y a plusieurs choses dans un seul homme ; mais sensuit-il que cet homme soit plusieurs hommes? Donc, de ce quil y a plusieurs choses en une déesse, il ne sensuit pas quelle soit plusieurs déesses. Quils en usent, au surplus, comme il leur plaira: quils les divisent, quils les réunissent, quils les multiplient, quils les mêlent et les confondent, cela les regarde. Voilà les beaux mystères de Tellus et de la grande Mère, où il est clair que tout se rapporte à des semences périssables et à lart de lagriculture; et tandis que ces tambours, ces tours, ces Galles, ces folles convulsions, ces cymbales retentissantes et ces lions symboliques viennent aboutir à cela, je cherche où est la promesse de la Vie éternelle. Comment soutenir dailleurs que les eunuques mis au service de cette déesse font connaître la nécessité de cultiver la terre pour la rendre féconde, tandis que leur condition même les condamne à la stérilité? Acquièrent-ils, en sattachant au culte de cette déesse, la semence quils nont pas, ou plutôt ne perdent-ils pas celle quils ont? Ce nest point là vraiment expliquer des mystères, cest découvrir des turpitudes; mais voici une chose quon oublie de remarquer, cest à quel degré est montée la malignité des démons, davoir promis si peu aux hommes et toutefois den avoir obtenu contre eux-mêmes des sacrifices si cruels. Si lon neût pas fait de la terre une déesse, lhomme eût dirigé ses mains uniquement contre elle pour en tirer de la semence, et non contre soi pour sen priver en son honneur; il eût rendu la (148) terre féconde et ne se serait pas rendu stérile. Que dans les fêtes de Bacchus une chaste matrone couronne les parties honteuses de lhomme, devant une foule où se trouve peut-être son mari qui sue et rougit de honte, sil y a parmi les hommes un reste de pudeur; que lon oblige, aux fêtes nuptiales, la nouvelle épouse de sasseoir sur un Priape, tout cela nest rien en comparaison de ces mystères cruellement honteux et honteusement cruels, où lartifice des démons trompe et mutile lun et lautre sexe sans détruire aucun des deux. Là on craint pour les champs les sortiléges, ici on ne craint pas pour les membres la mutilation; là on blesse la pudeur de la nouvelle mariée, mais on ne lui ôte ni la fécondité, ni même la virginité; ici on mutile un homme de telle façon quil ne devient point femme et cesse dêtre homme.
CHAPITRE XXV.QUELLE EXPLICATION LA SCIENCE DES SAGES DE LA GRÂCE A IMAGINÉE DE LA MUTILATION DATYS.
Varron ne dit rien dAtys et ne cherche pas à expliquer pourquoi les Galles se mutilent en mémoire de lamour que lui porta Cybèle 1. Mais les savants et les sages de la Grèce nont eu garde de laisser sans explication une tradition si belle et si sainte. Porphyre 2, le célèbre philosophe, y voit un symbole du printemps qui est la plus brillante saison de lannée; Atys représente les fleurs, et, sil est mutilé, cest que la fleur tombe avant le fruit. A ce compte le vrai symbole des fleurs nest pas cet homme ou ce semblant dhomme quon appelle Atys, ce sont ses parties viriles qui tombèrent, en effet, par la mutilation; ou plutôt elles ne tombèrent pas; elles furent, non pas cueillies, mais déchirées en lambeaux, citant sen faut que la chute de cette fleur ait fait place à aucun fruit quelle fût suivie de stérilité. Que signifie donc cet Atys mutilé, ce reste dhomme? à quoi le rapporter et quel sens lui découvrir? Certes, les efforts impuissants où lon se consume pour expliquer ce prétendu mystère font bien voir quil faut sen tenir à ce que la renommée en publie et à ce quon en a écrit, je veux dire que cet Atys est un homme quon a mutilé. Aussi
1. Sur Cybèle, Atys et les Galles, voyez le chapitre précédent. 2. Dans son livre De ratione naturali deorum. Sur Porphyre, voyez plus bas, chap. 9 du livre X.
Varron garde-t-il ici le silence; et comme un si savant homme na pu ignorer ce genre dexplication , il faut en conclure quil ne la goûtait nullement.
CHAPITRE XXVI.INFAMIES DES MYSTÈRES DE LA GRANDE MÈRE.
Un mot maintenant sur ces hommes énervés que lon consacre à la grande Mère par une mutilation également injurieuse à la pudeur des deux sexes; hier encore on les voyait dans les rues et sur les places de Carthage, les cheveux parfumés, le visage couvert de fard, imitant de leur corps amolli la démarche des femmes, demander aux passants de quoi soutenir leur infâme existence 1. Cette fois encore Varron a trouvé bon de ne rien dire, et. je ne me souviens daucun auteur qui se soit expliqué sur ce sujet. Ici lexégèse fait défaut, la raison rougit, la parole expire. La grande Mère a surpassé tous ses enfants, non par la grandeur de la puissance, mais par celle du crime. Cest une monstruosité qui éclipse le monstrueux Janus lui-même ; car Janus nest hideux que dans ses statues, elle est hideuse et cruelle dans ses mystères; Janus na quen effigie des membres superflus, elle fait perdre en réalité des membres nécessaires. Son infamie est si grande, quelle surpasse toutes les débauches de Jupiter. Séducteur de tant de femmes, il na déshonoré le ciel que du seul Ganymède ; mais elle, avec son cortége de mutilés scandaleux, a tout ensemble souillé la terre et outragé le ciel. Je ne trouve rien à lui comparer que Saturne, qui, dit-on, mutila son père. Encore, dans les mystères de ce dieu, les hommes périssent par la main dautrui; ils ne se mutilent point de leur propre main. Les poètes, il est vrai, imputent à Saturne davoir dévoré ses enfants, et la théologie physique interprète cette tradition comme il lui plaît; mais lhistoire porte simplement quil les tua; et si à Carthage on lut sacrifiait des enfants, cest un usage que les Romains ont répudié. La mère des dieux, au contraire, a introduit ses eunuques dans les temples des Romains, et cette cruelle coutume sest conservée, comme si on pouvait accroître la virilité de lâme en retranchant la virilité du
1. Une loi romaine donnait aux prêtres de Cybèle le droit de demander laumône. Voyez Ovide (Fastes, liv. IV, V. 350 et suiv.), et Cicéron (De legibus, lib. II, cap. 9 et 16.)
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corps. Au prix dun tel usage, que sont les larcins de Mercure, les débauches de Vénus, les adultères des autres dieux, et toutes ces turpitudes dont nous trouverions la preuve dans les livres, si chaque jour on ne prenait soin de les chanter et de les danser sur le théâtre? Quest-ce que tout cela au prix dune abomination qui, par sa grandeur même, rie pouvait convenir quà la grande Mère, dautant plus quon a soin de rejeter les autres scandales sur limagination des poètes! Et, en effet, que les poètes aient, beaucoup inventé, jen tombe daccord; seulement je demande si le plaisir que procurent aux dieux ces fictions est aussi une invention des poètes? Quon impute donc, jy consens, à leur audace ou à leur impudence léclat scandaleux que la poésie et la scène donnent aux aventures des dieux; mais quand jen vois faire, par lordre des dieux, une partie de leur culte et de leurs honneurs, nest-ce pas le crime des dieux mêmes, ou plutôt un aveu fait par les démons et un piége tendu aux misérables? En tout cas, ces consécrations deunuques à la Mère des dieux ne sont point une fiction, et les poètes en ont eu tellement horreur quils se sont abstenus de les décrire. Qui donc voudrait se consacrer à de telles divinités, afin de vivre heureusement dans lautre monde, quand il est impossible, en sy consacrant, de vivre honnêtement dans celui-ci? « Vous oubliez, me dira Varron, que tout ce culte na rapport quau monde ». Jai bien peur que ce soit plutôt à limmonde. Dailleurs, il est clair que tout ce qui est dans le monde peut aisément y être rapporté; mais ce que nous cherchons, nous, nest pas dans le monde: cest une âme affermie par la vraie religion, qui nadore pas le monde comme un dieu, mais qui le glorifie comme loeuvre de Dieu et pour la gloire de Dieu même, afin de se dégager de toute souillure mondaine et de parvenir pure et sans tache à Dieu, Créateur du monde.
CHAPITRE XXVII.SUR LES EXPLICATIONS PHYSIQUES DONNÉES PAR CERTAINS PHILOSOPHES QUI NE CONNAISSENT NI LE VRAI DIEU NI LE CULTE QUI LUI EST DU.
Nous voyons à la vérité que ces dieux choisis ont plus de réputation que les autres; mais elle na servi, loin de mettre leur mérite en lumière, quà faire mieux éclater leur indignité, ce qui porte à croire de plus en plus que ces dieux ont été des hommes, suivant le témoignage des poètes et même des historiens. Virgile na-t-il pas dit 1:
« Saturne, le premier, descendit des hauteurs éthérées de lOlympe, exilé de son royaume et poursuivi par les armes de Jupiter ».
Or, ces vers et les suivants ne font que reproduire le récit développé tout au long par Evhémère et traduit par Ennius 2 : mais comme les écrivains grecs et latins, qui avant nous ont combattu les erreurs du paganisme, ont suffisamment discuté ce point, il nest pas nécessaire dy insister. Quant aux raisons physiques proposées par des hommes aussi doctes que subtils pour transformer en choses divines ces choses purement humaines, plus je les considère, moins jy vois rien qui ne se rapporte à des oeuvres terrestres et périssables, à une nature corporelle qui, même conçue comme invisible, ne saurait être le vrai Dieu. Du moins, si ce culte symbolique avait un caractère de religion, tout en regrettant son impuissance complète à faire connaître le vrai Dieu, il serait consolant de penser quil ny a là du moins ni commandements impurs, ni honteuses pratiques. Mais, dabord, cest déjà un crime dadorer le corps ou lâme à la place du vrai Dieu, qui seul peut donner à lâme où il habite la félicité; combien donc est-il plus criminel encore de leur offrir un culte qui ne contribue ni au salut, ni même à lhonneur de celui qui le rend? Que des temples, des prêches, des sacrifices, que tous ces tributs, qui ne sont dus quau vrai Dieu, soient consacrés à quelque élément du monde ou à quelque esprit créé, ne fût-il dailleurs ni impur ni méchant, cest un mal, sans aucun doute; non que le mal se trouve dans les objets employés à ce culte, mais parce quils ne doivent servir quà honorer celui à qui ce culte est dû. Que si lon prétend adorer le Vrai Dieu, cest-à-dire le Créateur de toute âme et de tout corps, par des statues ridicules ou monstrueuses, par des couronnes déposées sur des organes honteux, par des prix décernés à limpudicité, par des incisions et des mutilations cruelles, par la consécration dhommes énervés, par des
1. Enéide, livre VIII, v. 319, 320 2. Sur Evhémère, voyez plus haut, livre VI, ch. 7
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spectacles impurs et scandaleux, cest encore un grand mal, non quon ne doive adorer celui quon adore ainsi, mais parce que ce nest pas ainsi quon le doit adorer. Mais dadorer une créature quelle quelle soit, même la plus pure, soit âme, soit corps, soit âme et corps tout ensemble, et de ladorer par ce culte infâme et détestable, cest pécher doublement contre Dieu, en ce quon adore, au lieu de lui, ce qui nest pas lui, et en ce quon lui offre un culte qui ne doit être offert ni à lui, ni à ce qui nest pas lui. Pour le culte des païens, il est aisé de voir combien il est honteux et abominable; mais on ne sexpliquerait pas suffisamment lorigine et lobjet de ce culte, si les propres historiens du paganisme ne nous apprenaient que ce sont les dieux eux-mêmes qui, sous de terribles menaces, ont imposé ce culte à leurs adorateurs. Concluons donc sans hésiter, que toute cette théologie civile se réduit à attirer les esprits de malice et dimpureté sous de stupides simulacres pour semparer du coeur insensé des hommes.
CHAPITRE XXVIII.LA THÉOLOGIE DE VARRON PARTOUT EN CONTRADICTION AVEC ELLE-MÊME.
Que sert au savant et ingénieux Varron de se consumer en subtilités pour rattacher tous les dieux païens au ciel et à la terre? Vains efforts! ces dieux lui échappent des mains; ils sécoulent, glissent et tombent. Voici en quels termes il commence son exposition des divinités femelles ou déesses : « Ainsi que je lai dit en parlant des dieux au premier livre, les dieux ont deux principes, savoir: le ciel et la terre, ce qui fait quon les a divisés en dieux célestes et dieux terrestres. Dans les livres précédents jai commencé par le ciel, cest-à-dire par Janus, qui est le ciel pour les uns et le monde pour les autres; dans celui-ci je commencerai par la déesse Tellus ». Ainsi parle Varron, et je crois sentir ici lembarras quéprouve ce grand génie. Il est soutenu par quelques analogies assez vraisemblables, quand il fait du ciel le principe actif, de la terre le principe passif, et quil rapporte en conséquence la puissance masculine à celui-là et la féminine à celle-ci; mais il ne prend pas garde que le vrai principe de toute action et de toute passion, de tout phénomène terrestre ou céleste, cest le Créateur de la terre et du ciel. Varron ne paraît pas moins aveuglé au livre précédent, où il prétend donner .lexplication des fameux mystères de Samothrace, et sengage avec une sorte de solennité pieuse à révéler à ses concitoyens des choses inconnues. A lentendre, il sest assuré par un grand nombre dindices que, parmi les statues des dieux, lune est le symbole du ciel, lautre celui de la terre; une autre est lemblème de ces exemplaires des choses que Platon appelle idées. Dans Jupiter il voit le ciel, la terre dans Junon et les idées dans Minerve; le ciel est le principe actif des choses; la terre, le principe passif, et les idées en sont les types. Je ne rappellerai pas ici limportance supérieure que Platon attribue aux idées (à ce point que, suivant lui, le ciel, loin davoir rien produit sans idées, a été lui-même produit sur le modèle des idées 1); je remarquerai seulement que Varron, dans son livre des dieux choisis, perd de vue cette doctrine des trois divinités auxquelles il avait réduit tout le reste. En effet, il rapporte au ciel les dieux et à la terre les déesses, parmi lesquelles il range Minerve, placée tout à lheure au-dessus du ciel. Remarquez encore que Neptune, divinité mâle, a pour demeure la mer, laquelle fait partie de la terre plutôt que du ciel. Enfin, Dis, le Pluton des Grecs, frère de Jupiter et de Neptune, habite la partie supérieure du ciel, laissant la partie inférieure à son épouse Proserpine; or, que devient ici la distribution faite plus haut qui assignait le ciel aux dieux et la terre aux déesses ? où est la solidité de ces théories, où en est la conséquence, la précision, lenchaînement? La suite des déesses commence par Tellus, la grande Mère, autour de laquelle sagite bruyamment cette foule insensée dhommes sans sexe et sans force qui se mutilent en son honneur; la tête des dieux cest Janus, comme Tellus est la tête des déesses. Mais quoi ! la superstition multiplie la tête du dieu, et la fureur trouble celle de la déesse. Que de vains efforts pour rattacher tout cela au monde! et à quoi bon, puisque lâme pieuse nadorera jamais le inonde à la place du vrai Dieu? Limpuissance des théologiens est donc manifeste, et il ne leur reste plus quà rapporter ces fables à des
1. Voyez le Timée où Platon nous montre en effet lartiste suprême formant le ciel et la terre, tous les êtres en un mot, sur le modèle des idées (tome XI de la trad. franç., page 416 et suiv.). Même doctrine dans la République, livre, VI et VII, et dans les Lois, livre X.
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hommes morts et à dimpurs démons; à ce prix toute difficulté disparaîtra.
CHAPITRE XXIX.IL FAUT RAPPORTER A UN SEUL VRAI DIEU TOUT CE QUE LES PHILOSOPHES ONT RAPPORTÉ AU MONDE ET A SES PARTIES.
Et en effet, tout ce que la théologie physique rapporte au monde, combien il serait plus aisé, sans crainte dune opinion sacrilége, de le rapporter au vrai Dieu, Créateur du monde, principe de toutes les âmes et de tous les corps ! Cest ce qui résulte de ce simple énoncé de notre croyance : Nous adorons Dieu, et non pas le ciel et la terre, ces deux parties dont se compose le monde; nous nadorons ni lâme ni les âmes répandues dans tous les corps vivants, mais le Créateur du ciel, de la terre et de tous les êtres, lAuteur de toutes les âmes, végétatives, sensibles ou raisonnables.
CHAPITRE XXX.UNE RELIGION ÉCLAIRÉE DISTINGUE LES CRÉATURES DU CRÉATEUR, AFIN DE NE PAS ADORER, A LA PLACE DU CRÉATEUR, AUTANT DE DIEUX QUIL Y A DE CRÉATURES.
Pour commencer à parcourir les oeuvres de ce seul vrai Dieu, lesquelles ont donné lieu aux païens de se forger une multitude de fausses divinités dont ils sefforcent vainement dinterpréter en un sens honnête les mystères infâmes et abominables, je dis que nous adorons ce Dieu qui a marqué à toutes les natures, dont il est le Créateur, le commencement et la fin de leur existence et de leur mouvement; qui renferme en soi toutes les causes, les connaît et les dispose à son gré; qui donne à chaque semence sa vertu; qui a doué dune âme raisonnable tels animaux quil lui a plu; qui leur a départi la faculté et lusage de la parole; qui communique à qui bon lui semble lesprit de prophétie, prédisant lavenir par la bouche de ses serviteurs privilégiés, et par leurs mains guérissant les malades; qui est larbitre de la guerre et qui en règle le commencement, le progrès et la fin, quand il a trouvé bon de châtier ainsi les hommes; qui a produit le feu élémentaire et en gouverne lextrême violence et la prodigieuse activité suivant les besoins de la nature; qui est le principe et le modérateur des eaux universelles; qui a fait le soleil le plus brillant des corps lumineux, et lui a donné une force et un mouvement convenables; qui étend sa domination et sa puissance jusquaux enfers; qui a communiqué aux semences et, aux aliments, tant liquides que solides, les propriétés qui leur conviennent; qui a posé le fondement de la terre et qui lui donne sa fécondité; qui en distribue les fruits dune main libérale aux hommes et aux animaux; qui connaît et gouverne les causes secondes aussi bien que les causes premières; qui a imprimé à la lune son mouvement; qui, sur la terre et dans le ciel, ouvre des routes au passage des corps; qui a doté lesprit humain, son ouvrage, des sciences et des arts pour le soulagement de la vie; qui a établi lunion du mâle et de la femelle pour la propagation des espèces; qui enfin a fait présent du feu terrestre aux sociétés humaines pour en tirer à leur usage lumière et chaleur. Voilà les oeuvres divines que le docte et ingénieux Varron sest efforcé de distribuer entre ses dieux ,par je ne sais quelles explications physiques, tantôt empruntées à autrui, et tantôt imaginées par lui-même. Mais Dieu seul est la cause Véritable et universelle; Dieu, dis-je, en tant quil est tout entier partout, sans être enfermé dans aucun lieu ni retenu par aucun obstacle, indivisible, immuable, emplissant le ciel et la terre, non de sa nature, mais de sa puissance. Si en effet il gouverne tout ce quil a créé, cest de telle façon quil laisse à chaque créature son action et son mouvement propres; aucune ne peut être sans lui, mais aucune nest lui. Il agit souvent par le ministère des anges, mais il fait seul la félicité des anges. De même, bien quil envoie quelquefois des anges aux hommes, ce nest point par les anges, cest par lui-même quil rend les hommes heureux. Tel est le Dieu unique et véritable de qui nous espérons la vie éternelle.
CHAPITRE XXXI.QUELS BIENFAITS PARTICULIERS DIEU AJOUTE EN FAVEUR DES SECTATEURS DE LA VÉRITÉ A CEUX QUIL ACCORDE A TOUS LES HOMMES.
Outre les biens quil .dispense aux bons et
1. Tout lecteur attentif remarquera que lénumération qui précède répond trait pour trait aux douze dieux choisis et à la suite de leurs attributions convenues.
aux méchants dans ce gouvernement général de la nature dont nous venons de dire quelques mots, nous avons encore une preuve du grand amour quil porte aux bons en particulier. Certes, en nous donnant lêtre, la vie, le privilége de contempler le ciel et la terre, enfin cette intelligence et cette raison qui nous élèvent jusquau Créateur de tant de merveilles, il nous a mis dans limpuissance de trouver des remerciements dignes de ses bienfaits; mais si nous venons à considérer que dans létat où nous sommes tombés, cest-à-dire accablés sous le poids de nos péchés et devenus aveugles par la privation de la vraie lumière et lamour de liniquité, loin de nous avoir abandonnés à nous-mêmes, il a daigné nous envoyer son Verbe, son Fils unique, pour nous apprendre par son incarnation et par sa passion combien lhomme est précieux à Dieu, pour nous purifier de tous nos péchés par ce sacrifice unique, répandre son amour dans nos coeurs par la grâce de son Saint-Esprit, et nous faire arriver, malgré tous les obstacles, au repos éternel et à lineffable douceur de la vision bienheureuse, quels coeurs et quelles paroles peuvent suffire aux actions de grâces qui lui sont dues?
CHAPITRE XXXII.LE MYSTÈRE DE LINCARNATION NA MANQUÉ A AUCUN DES SIÈCLES PASSÉS, ET PAR DES SIGNES DIVERS IL A TOUJOURS ÉTÉ ANNONCÉ AUX HOMMES.
Dès lorigine du genre humain, les anges ont annoncé à des hommes choisis ce mystère de la vie éternelle par des figures et des signes appropriés aux temps. Plus tard, les Hébreux ont été réunis en corps de nation pour figurer ce même mystère, et cest parmi eux que toutes les choses accomplies depuis lavénement du Christ jusquà nos jours, et toutes celles qui doivent saccomplir dans la suite des siècles, ont été prédites par des hommes dont les uns comprenaient et les autres ne comprenaient pas ce quils prédisaient. Puis la nation hébraïque a été dispersée parmi les nations, afin de servir de témoin aux Ecritures qui annonçaient le salut éternel en Jésus-Christ. Car non-seulement toutes les prophéties transmises par la parole, aussi bien que les préceptes de morale et de piété contenus dans les saintes lettres, mais encore les rites sacrés, les prêtres, le tabernacle, le temple, les autels, les sacrifices, les cérémonies, les fêtes, et généralement tout ce qui appartient au culte qui es dû à Dieu et que les Grecs nomment proprement culte de latrie1, tout cela était autant de figures et de prophéties de ce que nous croyons sêtre accompli dans le présent, et de ce que nous espérons devoir saccomplir dans lavenir par rapport à la vie éternelle dont les fidèles jouiront en Jésus-Christ.
CHAPITRE XXXIII.LA FOURBERIE DES DÉMONS, TOUJOURS PRÊTS A SE RÉJOUIR DES ERREURS DES HOMMES, NA PU ÊTRE DÉVOILÉE QUE PAR LA RELIGION CHRÉTIENNE.
La religion chrétienne, la seule véritable, est aussi la seule qui ait pu convaincre les divinités des gentils de nêtre que dimpurs démons, dont le but est de se faire passer pour dieux sous le nom de quelques hommes morts ou de quelques autres créatures, afin dobtenir des honneurs divins qui flattent leur orgueil et où se mêlent de coupables et abominables impuretés. Ces esprits immondes envient à lhomme son retour salutaire vers Dieu; mais lhomme saffranchit de leur domination cruelle et impie, quand il croit en Celui qui lui a enseigné à se relever par lexemple dune humilité égale à lorgueil qui fit tomber les démons. Cest parmi ces esprits de malice quil faut placer non-seulement tous les dieux dont jai déjà beaucoup parlé, et tant dautres semblables quon voit adorés des autres peuples, mais particulièrement ceux dont il est question dans ce livre, je veux dire cette élite et comme ce sénat de dieux qui durent leur rang non à léclat de leurs vertus, mais à lénormité de leurs crimes. En vain Varron sefforce de justifier les mystères de ces dieux par des explications physiques; il veut couvrir dun voile dhonnêteté des choses honteuses et il ny parvient pas la raison en est simple, cest que les causes des mystères du paganisme ne sont pas celles quil croit ou plutôt quil veut faire croire. Si les causes quil assigne étaient les véritables, sil était possible, en effet, dexpliquer les mystères par des raisons naturelles, cette interprétation aurait au moins lavantage de diminuer le scandale de certaines pratiques qui paraissent obscènes ou absurdes, tant quon en ignore le sens. Et cest justement ce que Varron a essayé de faire pour certaines
1. Sur le culte de latrie, voyez plus haut la préface du livre VI.
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fictions du théâtre ou certains mystères du temple : or, bien quil ait moins réussi à justifier le théâtre par le temple quà condamner le temple par le théâtre, il na toutefois rien négligé pour affaiblir par de prétendues ex pli-cations physiques la répugnance quinspirent tant de choses abominables.
CHAPITRE XXXIV.DES LIVRES DE NUMA POMPILIUS, QUE. LE SÉNAT FIT BRULER POUR NE POINT DIVULGUER LES CAUSES DES INSTITUTIONS RELIGIEUSES.
Et cependant, au témoignage de Varron lui-même, on ne put souffrir les livres de Numa, où sont expliqués les principes de ses institutions religieuses, et on les jugea indignes non-seulement dêtre lus par les personnes de piété, mais encore dêtre conservés par écrit dans le secret des ténèbres. Cest ici le moment de rapporter ce que jai promis au troisième livre de placer en son lieu. Voici donc ce quon lit dans le traité de Varron sur le culte des dieux: « Un certain Térentius », dit ce savant homme, « possédait une terre au pied du Janicule. Or, il arriva un jour que son bouvier, faisant passer la charrue près du tombeau de Numa Pompilius, déterra les livres où ce roi avait consigné les raisons de u ses institutions religieuses. Térentius sempressa de les porter au préteur, qui, en ayant lu le commencement, jugea la chose assez importante pour en donner avis au sénat. Les principaux de cette assemblée eurent à peine pris connaissance de quelques-unes des raisons par où chaque institution était expliquée, quil fut décidé que, sans toucher aux règlements de Numa, il était de lintérêt de la religion que ses livres fussent brûlés par le préteur 1». Chacun en pensera ce quil voudra, et il sera même permis à quelque habile défenseur dune si étrange impiété de dire ici tout ce que lamour insensé de la dispute lui pourra suggérer; pour nous, quil nous suffise de faire observer que les explications données sur le culte par son propre fondateur, devaient rester inconnues au peuple, au sénat, aux prêtres eux-mêmes, ce qui fait bien voir quune curiosité illicite avait initié Numa Pompilius aux secrets des démons; il les mit donc
1. Ce récit est reproduit, mais avec de différences, dans Tite-Live ( lib. XL, Cap. 29) et dans Plutarque (Vie de Numa). Voyez aussi, Pline lAncien (Hist. nat. ., lib. XIII, cap. 27.)
par écrit pour son usage et afin de sen souvenir; mais il nosa jamais, tout roi quil était et nayant personne à craindre, ni les communiquer à qui que ce soit, de peur de découvrir aux hommes des mystères dabominations, ni les effacer ou les détruire, de peur dirriter ses dieux, et cest ce qui le porta à les enfouir dans un lieu quil crut sûr, ne prévoyant pas que la charrue dût jamais approcher de son tombeau. Quant au sénat, bien quil eût pour maxime de respecter la religion des ancêtres, et quil fût obligé par là de ne pas toucher aux institutions de Numa, il jugea toutefois ces livres si pernicieux quil ne voulut point quon les remît en terre, de peur dirriter la curiosité, et ordonna de livrer aux flammes ce scandaleux monument. Estimant nécessaire le maintien des institutions établies, il pensa quil valait mieux laisser les hommes dans lerreur en leur en dérobant les causes, que de troubler lEtat eu les leur découvrant.
CHAPITRE XXXV.DE LHYDROMANCIE 1 DONT LES DÉMONS SE SERVAIENT POUR TROMPER NUMA EN LUI MONTRANT DANS LEAU LEURS IMAGES.
Comme aucun prophète de Dieu, ni aucun ange ne fut envoyé à Numa, il eut recours à lhydromancie pour voir dans leau les images des dieux ou plutôt les prestiges des démons, et apprendre deux les institutions quil devait fonder. Varron dit que ce genre de divination a son origine chez les Perses, et que le roi Numa, et après lui le philosophe Pythagore, en ont fait usage. Il ajoute quon interroge aussi les enfers en répandant du sang, ce que les Grecs appellent nécromancie 2; mais hydromancie et nécromancie ont ce point commun quon se sert des morts pour connaître lavenir. Comment y réussit-on? cela regarde les experts en ces matières; pour moi, je ne veux pas soutenir que ces sortes de divinations fussent interdites par les lois chez tous les peuples et sous des peines rigoureuses, même avant lavénement du Christ; je ne dis pas cela, car peut-être étaient-elles permises; je dis seulement que cest par des pratiques de ce genre que Numa connut les mystères quil institua et dont il dissimula les causes,
1. Hydromancie, divination par leau ( dudor, eau, et divination.) 2. Nekromanteia, divination par les morts.
(154) tant il avait peur lui-même de ce quil avait appris. Que vient donc faire ici Varron avec ses explications tirées de la physique? Si les livres de Numa nen eussent renfermé que de cette espèce, on ne les eût pas brûlés, ou bien on eût brûlé également les livres de Varron, lesquels sont dédiés au souverain pontife César. La vérité est que le mariage prétendu de Numa Pompilius avec la nymphe Egérie vient de ce quil puisait de leau 1 pour ses opérations dhydromancie, ainsi que Varron lui-même le rapporte. Et voilà comme le mensonge fait une fable dun fait réel. Cest donc par lhydromancie que ce roi trop curieux fut initié, soit aux mystères quil consigna dans les livres des pontifes, soit aux causes de ces mystères dont il se réserva à lui le secret et quil fit pour ainsi dire mourir avec lui, en prenant soin de les ensevelir dans son tombeau. Il faut assurément, ou que ces livres continssent des choses assez abominables pour révolter ceux-là mêmes qui avaient déjà reçu des démons bien des rites honteux, ou quils fissent connaître que toutes ces divinités prétendues nétaient que des hommes morts dont le temps avait consacré le culte chez la plupart des peuples, à la grande joie des démons
1. Il y a ici un rapport intraduisible entre le nom dEgérie et le mot latin egere , puiser.
qui se faisaient adorer sous le nom de ces morts transformés en dieux. Quest-il arrivé? cest que, par une secrète providence de Dieu, Numa sétant fait lami des démons, grâce à lhydromancie, ils lui ont tout révélé, sans toutefois lavertir de brûler en mourant ses livres plutôt que de les enfouir. Ils nont pu même empêcher quils naient été découverts par un laboureur, et que Varron nait fait passer jusquà nous cette aventure. Après tout, ils ne peuvent que ce que Dieu leur permet, et Dieu, par un conseil aussi profond quéquitable, ne leur donne pouvoir que sur ceux qui méritent dêtre tentés par leurs prestiges ou trompés par leurs illusions. Ce qui montre, au surplus, à quel point ces livres étaient dangereux et contraires au culte du Dieu véritable, cest que le sénat passa par-dessus la crainte qui avait arrêté Numa et les fit brûler. Que ceux donc qui naspirent point, même en ce monde, à une vie pieuse, demandent la vie éternelle à de tels mystères ! mais pour ceux qui ne veulent point avoir de société avec les démons, quils sachent bien que toutes ces superstitions nont rien qui leur puisse être redoutable, et quils embrassent la religion vraie par qui les démons sont dévoilés et vaincus.
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