CHAPITRE XXII
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CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME. Continuation du même sujet. (404.)

 

Voici enfin Jérôme qui répond. Il n'a pu recevoir encore (et c'est regrettable) la précédente lettre, si pleine d'humilité et d'amour, mais il a reçu les trois lettres que le diacre Cyprien avait été chargé de lui remettre. L'hôte des saints déserts va passer en revue les diverses questions posées par l'évêque d'Hippone; le porteur ne lui a demandé ses lettres que trois jours avant son départ; Jérôme s'est donc vu forcé de répondre, non pas avec la maturité de quelqu'un qui écrit, mais avec la rapidité hardie de quelqu'un qui dicte. Cette excuse de Jérôme n'en était pas une pour lui; le trait saillant de son génie, c'est une ardente verve qui produit vite. On va voir que sa défense ne souffrira point de la nécessité d'une dictée rapide.

Les armes de Jérôme, ces armes qu'il n'a que le temps de saisir, c'est le Christ, c'est l'enseignement de l'apôtre Paul, qui dit aux Ephésiens : Que la vérité soit la ceinture de vos reins; la justice, votre cuirasse; que vos pieds soient chaussés pour vous préparer à l'Évangile de paix. Prenez le bouclier de la foi..., le casque du salut, le glaive spirituel , qui est la parole de Dieu. De quels traits s'arma le jeune David? il choisit dans le torrent cinq pierres polies, pour montrer qu'il ne s'était pas souillé au milieu des flots orageux du siècle; il but en chemin de l'eau du torrent, et voilà pourquoi il éleva la tête et frappa au front son superbe ennemi. Jérôme demande à Dieu de remplir son coeur de sa parole; il ne doute pas qu'Augustin ne demande aussi à Dieu de faire triompher la vérité dans cette dispute, car il cherche, non pas sa gloire, mais celle du Christ. Si Augustin est victorieux , Jérôme le sera aussi, pourvu qu'il comprenne son erreur. Si Jérôme triomphe, Augustin triomphera également : « Ce ne sont pas, dit l'Apôtre (1), les enfants qui thésaurisent pour leurs pères, mais les pères qui thésaurisent pour leurs enfants.»

Jérôme arrive d'abord à ce titre d'Épitaphe qu'on avait inscrit à tort en tête de son livre des Hommes illustres; le mot d'Épitaphe ne pouvait pas convenir à un tel ouvrage; le livre de Jérôme est intitulé Des hommes illustres, ou proprement Des Écrivains ecclésiastiques.

Il aborde ensuite la principale question sur l'Épître aux Galates. Augustin lui demande pourquoi il a dit que Paul n'avait pu condamner dans l'apôtre Pierre ce qu'il avait fait lui-même, ni le blâmer d'une dissimulation dont il était lui-même réputé coupable. Augustin soutient que la réprimande de Paul n'était point simulée , ruais véritable; que Jérôme ne doit pas enseigner le mensonge, et que les Écritures doivent rester ce qu'elles sont. Si Augustin avait eu la prudence de lire la petite préface des commentaires de l'Épître aux Galates, il aurait vu que l'opinion de Jérôme était tout simplement celle d'Origène (2) et des auteurs grecs ; Jérôme a mêlé ses propres pensées à leurs pensées; il a donné les impressions de ses lectures; ses paroles laissaient au lecteur la liberté d'approuver ou de rejeter l'opinion des auteurs grecs. Augustin a changé la face de la question , en soutenant que les Gentils qui avaient cru en Jésus-Christ étaient délivrés du joug de la loi ; que les Juifs devenus chrétiens étaient soumis à cette même loi ; que Paul , comme docteur des Gentils , avait raison de reprendre les observateurs des cérémonies

 

1 Corinth. II, XII,14.

2 Origène a écrit quatre volumes sur l'Epître aux Galates, et son dixième livre des Stromates est une explication abrégée de cette épître.

 

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légales, et que Pierre, comme chef de la circoncision , avait tort de vouloir contraindre les Gentils à l'observation d'une loi obligatoire pour les Juifs seulement. Si Augustin pense que les Juifs chrétiens soient tenus de suivre l'ancienne loi , il est du devoir d'un évêque comme lui, connu dans tout l'univers, de publier cette opinion et d'engager tous les autres évêques à la suivre. Quant à lui, Jérôme, caché sous un pauvre petit toit avec des moines, c'est-à-dire avec des pécheurs comme lui, il n'ose pas prononcer sur ces grandes questions; il se contente d'avouer ingénument qu'il lit les ouvrages des anciens, et que, selon la coutume de tous les interprètes, il marque dans ses commentaires les différentes explications , afin que chacun adopte celle qu'il lui plaira.

Le but de l'interprétation d'Origène, interprétation adoptée par les autres auteurs, c'était de répondre aux blasphèmes de Porphyre, qui prétendait que Paul n'avait pu sans insolence reprendre en face le prince des Apôtres pour une faute où lui-même était tombé. Jérôme cite l'autorité de saint Jean Chrysostome , qui, dans un commentaire étendu sur le passage de l'Epître aux Galates, avait adopté le sentiment d'Origène et des anciens. Voilà les hommes avec lesquels s'égare le solitaire de Judée : il demande à Augustin de produire une autorité à l'appui de son propre jugement.

Toutefois, Jérôme ne se bornera pas à s'abriter derrière de grands noms; il entrera directement en lutte avec Augustin. Il rappelle la voix d'en-haut qui disait: Lève-toi, tue, et mange (1); et qui, se faisant entendre une seconde fois, avertissait Pierre de ne pas appeler impur ce que Dieu a purifié. Jérôme cite divers traits des Actes des Apôtres qui montrent de la part de Pierre une parfaite connaissance de l'inutilité de l'ancienne loi après l'Evangile. Il fut lui-même l'auteur du décret qu'on l'accuse d'avoir violé; il fit semblant de l'enfreindre pour ne pas offenser les Juifs qui s'étaient attachés à l'Evangile. Paul, qui a repris Pierre, n'avait-il pas fait comme lui? Le grand apôtre rencontre à Listra, dans l'Asie-Mineure, le disciple Timothée, fils d'une veuve chrétienne et d'un père gentil. Paul veut l'emmener avec lui, mais il le circoncit à cause des Juifs qui se trouvaient en ces lieux-là. Paul n'eut donc pas pour Pierre l'indulgence qu'il avait eue pour lui-même. De plus, l'Apôtre, qui avait laissé croître

 

1 Actes des Apôtres, XI, 7.

 

ses cheveux, pour accomplir un voeu, se fit raser la tête à Cenchrée. Pourquoi laissa-t-il croître sa chevelure dans un voeu? n'était-ce pas une concession à la loi de Moïse (1) qui ordonnait cela aux nazaréens consacrés à Dieu? A l'arrivée de Paul dans la ville de Jérusalem, Jacques et tous les prêtres qui étaient avec lui, après avoir approuvé son Evangile, lui dirent que des milliers de Juifs croyaient en Jésus-Christ, tout en pratiquant avec zèle l'ancienne loi; ces Juifs ont entendu répéter que Paul enseigne aux Juifs, qui sont parmi les Gentils, de ne pas circoncire leurs enfants et de ne pas suivre l'ancienne coutume. Jacques et les prêtres engagent Paul à prouver le contraire par son exemple : « Nous avons ici, lui disent-ils, quatre hommes qui ont fait un voeu ; prenez-les avec vous, purifiez-vous avec eux, faites leur raser la tête, afin que tous sachent que ce qu'ils ont entendu de vous est faux, mais que vous marchez vous-même dans l'observation de la loi (2). » Paul suivit ce conseil, et le jour suivant il entra dans le temple avec les quatre hommes.

« Dites-moi donc encore, Paul , s'écrie ici Jérôme: pourquoi vous êtes-vous rasé la tête? pourquoi avez-vous marché nu-Pieds selon les cérémonies judaïques ? pourquoi avez-vous offert des sacrifices et immolé pour vous des victimes selon la loi ? Vous répondrez sans doute que c'était pour ne pas scandaliser les Juifs qui avaient cru. Vous avez donc fait semblant d'être Juif pour gagner les Juifs, et Jacques et les autres prêtres vous ont appris cette dissimulation, qui ne vous a point sauvé de ce que vous appréhendiez. Car, une sédition s'étant élevée, vous alliez être tué, lorsqu'un tribun vous arracha des mains du peuple; il vous envoya à Césarée, escorté par des soldats, de crainte que les Juifs ne vous fissent mourir comme un imposteur et un destructeur de la loi. Arrivant ensuite à Rome, dans une maison que vous aviez louée, vous prêchâtes le Christ aux Juifs et aux Gentils, et, sous le glaive de Néron, vous scellâtes de votre sang ce que vous aviez enseigné. »

Nous venons de voir que, dans la crainte des Juifs, Pierre et Paul ont tous les deux fait semblant d'observer la loi. De quel front, par quelle audace Paul eût-il donc repris dans un autre ce qu'il avait fait lui-même? La feinte des deux apôtres n'était pas un mensonge officieux,

 

1 Livre des Nombres, VI, 18. — 2 Actes des Apôtres, XXI, 17-26..

 

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comme le prétend Augustin ; Origène et ceux qui l'ont suivi ne plaidaient pas la cause du mensonge, mais ils reconnaissent, dans la conduite des deux apôtres, la sagesse et la prudence. Ils réfutent les blasphèmes de Porphyre, qui dit que Pierre et Paul avaient eu entre eux une querelle d'enfants, et que la jalousie. avait inspiré Paul.

D'après l'opinion exprimée dans la lettre d'Augustin, l'erreur de Pierre semble ne pas consister dans la doctrine qui rendait la loi de Moïse obligatoire pour les Juifs devenus chrétiens, mais seulement dans l'idée de vouloir obliger les Gentils à judaïser: en ce cas , Paul aurait eu le droit de reprendre Pierre: jamais il n'avait contraint les Gentils à la pratique de h loi mosaïque. Jérôme fait observer à Augustin qu'il tomberait ainsi dans l'hérésie des cérinthiens et des ébionites. Cérinthe et Ebion avaient voulu mêler à l'Evangile les cérémonies judaïques , et les anciens docteurs de l'Eglise les avaient anathématisés. Au temps même de Jérôme, on rencontrait dans les synagogues de l'Orient la secte des minéens ou des nazaréens, qui, voulant être à la fois juifs et chrétiens, n'étaient ni chrétiens ni juifs. Jérôme insiste sur les passages de la lettre d'Augustin qui ont l'air d'autoriser les sacrements des Juifs parmi les chrétiens ; l'évêque d'Hippone ne trouvait rien de pernicieux dans les cérémonies judaïques. « Mais au contraire , dit Jérôme , je crierai contre le monde entier que les cérémonies des Juifs sont nuisibles et mortelles eaux chrétiens, et que l'observateur de ces cérémonies, soit Juif, soit Gentil, est tombé dans le gouffre du démon, car le Christ est la fin de la loi pour la justification de tout croyant (1). La loi et les prophètes ont duré jusqu'à Jean;Baptiste (2), etc. » Paul, qui fait le sujet de la dispute, avait dit: « Voilà que moi , Paul , je vous déclare que , si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous sert de rien (3). »

Augustin, dans sa lettre, avait marqué ce que saint Paul avait rejeté de mauvais chez les Juifs; il ne dit pas ce qu'il en avait retenu de bon. Paul suivait, répondra Augustin, les cérémonies anciennes , quoiqu'elles ne fussent pas de nécessité de salut. Que veulent dire ces mots? Pourquoi observer des cérémonies qui ne font tien pour mener au salut ? L'observation des cérémonies légales ne saurait être de ces choses indifférentes qui tiennent le milieu entre

 

1 Rom. , X, 4. — 2 Luc, XVI, 10 19. — 3 Galat., V. 7.

 

le bien et le mal, comme parlent les philosophes.

Entre deux docteurs si excellents, un désir de rapprochement était naturel. Jérôme le sent lui-même. « Après tout, dit-il, il n'y a pas une grande différence entre votre sentiment et le mien. Je dis que Pierre et Paul, par crainte des Juifs , ont fait semblant de remplir les préceptes de la loi. Vous, vous prétendez qu'ils ont fait cela charitablement; non par dissimulation, mais par une affectueuse compassion. Que ce soit crainte ou miséricorde, il sera établi que les deux apôtres feignirent d'être ce qu'ils n'étaient pas. »

Jérôme prie Augustin de lui pardonner cette petite discussion, qu'il a lui-même provoquée. Il ne veut pas être pris pour un docteur de mensonge, lui qui marche à la suite du Christ, la voie, la vérité et la vie. Il demande à Augustin de ne pas soulever contre lui le peuple qui l'honore comme son évêque, ce peuple qui l'écoute avec admiration , mais qui compte pour peu un homme au déclin de la vie, enfermé dans la solitude des champs et d'un monastère. « Cherchez, dit Jérôme à Augustin, cherchez d'autres gens à instruire et à reprendre; quant à nous, nous sommes séparés par une si grande étendue de terre et de mer, que le son de votre voix nous parvient à peine ; et, si vous m'écriviez des lettres, Rome et l'Italie les recevraient avant moi. »

On se souvient du désir d'Augustin de détourner Jérôme d'une traduction nouvelle de l'Ecriture sur l'hébreu. Augustin lui disait Ou les textes traduits par les Septante sont obscurs, ou bien ils sont clairs; s'ils sont obscurs, il est permis de croire que vous pouvez vous tromper vous aussi ; s'ils sont clairs, les erreurs n'ont pas été possibles. Jérôme répond à Augustin par son propre dilemme. Les choses expliquées par tous les anciens interprètes des Ecritures sont obscures ou bien sont claires si elles sont obscures, comment Augustin a-t-il osé à son tour entreprendre l'explication de ce qu'ils n'avaient pu comprendre ? si elles sont claires, il était inutile de travailler à mettre en lumière ce qui n'avait pu leur échapper, particulièrement sur les Psaumes, qui ont été le sujet de nombreux volumes des auteurs grecs, Origène, Eusèbe de Césarée, Théodore d'Héraclée, Astérius de Scytopolis, Apollinaire de Laodicée, Didyme d'Alexandrie. Chez les latins, Hilaire de Poitiers, Eusèbe, évêque de (110) Verceil, ont traduit Origène et Eusèbe de Césarée, et le grand Ambroise a suivi Origène. Pourquoi donc Augustin est-il revenu sur les Psaumes après tant d'illustres interprètes? — Avec une telle règle, il n'y aurait plus moyen d'écrire après les anciens. Jérôme n'a pas songé à abolir les versions anciennes, puisqu'il les a corrigées et mises en latin, à l'usage de ceux qui n'entendent que cette langue; mais il a voulu rétablir les passages que les juifs avaient supprimés ou altérés , et faire connaître aux latins la vérité hébraïque tout entière. Nul n'est forcé de lire sa version nouvelle. On peut boire délicieusement le vin vieux et mépriser le vin nouveau de Jérôme, c'est-à-dire son travail pour l'éclaircissement des anciens et l'intelligence des endroits qu'on ne comprenait pas. La malice des juifs parait préoccuper Augustin ; mais il ne faut pas croire que tous les juifs de la terre ressemblent à ceux de la petite ville d'Afrique dont on a parlé. En terminant sa lettre, Jérôme prie Augustin de ne plus forcer au combat un vieux soldat qui se repose; Augustin est jeune encore, il est placé sur une chaire pontificale; qu'il instruise les peuples, et qu'il enrichisse les greniers romains des nouvelles moissons de l'Afrique; il suffit au pauvre Jérôme de parler bas dans un coin de monastère, avec quelque pécheur comme lui, qui l'écoute ou le lit.

Telle est cette réponse, où nulle question n'est omise, réponse éloquente où l'esprit, l'imagination, la force de la pensée, se mêlent aux fleurs des livres divins, pour charmer et entraîner. Jérôme avait alors soixante et treize ans, et, sous ce front chauve, labouré par de profondes rides, dans cette poitrine amaigrie, desséchée, meurtrie par la pénitence, on sent tout le feu de la jeunesse. L'éloquence s'échappe ici de la bouche du vieux Jérôme, pareille à ces sources de Judée, qui, parfois sortent d'une terre aride et nue où la dévastation a passé.

Dans une petite lettre adressée à Augustin peu de temps après, Jérôme lui demande pardon de cette réponse à laquelle il a été si vivement sollicité; ce n'est pas lui qui a parlé, c'est sa cause qui s'est défendue contre celle d'Augustin. Il l'invite à laisser là ces querelles, et veut que leurs lettres ne soient plus que des lettres d'amitié. Jérôme a repoussé avec le style un ami qui , le premier, l'avait attaqué avec l'épée : il appartient à la bonté et à la justice d'Augustin de donner tort à l'agresseur, et non pas à celui qui se défend.

La réponse d'Augustin en 405 est d'une grande importance. Elle est empreinte d'un esprit fin, d'une raison ferme et d'un noble amour de la vérité et de la justice. Jérôme voulait qu'Augustin jouât avec lui dans le champ des Ecritures, de manière à ne pas se blesser l'un l'autre. L'évêque ne comprend guère ce jeu dans des recherches aussi sérieuses que celles de la vérité. Si quelque chose semble manquer d'exactitude dans les écrits des autres, il faut bien le dire, sous peine de perdre son temps en conférences inutiles ; alors on s'expose à être accusé de vouloir se faire une réputation, en attaquant les grand hommes, et de tirer une épée trempée dans le miel. Augustin ne cache pas à Jérôme que les livres canoniques sont les seuls dont il reconnaisse l'infaillibilité, et qu'il n'accepte les autres livres qu'après examen : Jérôme ne peut pas prétendre qu'on lise ses ouvrages comme ceux des prophètes et des apôtres.

Augustin persiste à soutenir que Paul a repris sérieusement l'apôtre Pierre, et qu'il n'a pu mentir dans cette épître où nous trouvons ces paroles : « Je prends Dieu à témoin que je ne vous mens point en tout ce que je vous! écris. » Paul a dit que Pierre ne marchait pas selon la vérité de l'Evangile ; ce sont là des termes positifs. Pierre agissait de manière à obliger les Gentils à judaïser, et à faire croire que les cérémonies mosaïques étaient nécessaires au salut. Si Paul a fait circoncire Timothée, s'il a acquitté un voeu à Cenchrée, si, à Jérusalem, d'après le concile de Jacques, il se conforme, avec des nazaréens, aux usages de la loi, il ne veut pas faire entendre par là que les sacrements juifs opèrent le salut des chrétiens. Il veut seulement empêcher qu'on ne le soupçonne de regarder comme une idolâtrie païenne des choses que Dieu avait ordonnées pour les temps auxquels elles convenaient, et qui étaient les ombres des choses à venir. On disait de lui, en effet, qu'il enseignait à se séparer de Moïse. Et c'eût été criminel que ceux qui croyaient au Christ se séparassent des prophètes du Christ, comme détestant et condamnant la doctrine de celui dont le Christ lui-même a dit : « Si vous croyiez à Moïse, vous croiriez aussi en moi ; car c'est de moi qu'il a écrit. » Les Juifs qui accusaient Paul accu. salent surtout en lui le véhément prédicateur de la grâce de Jésus-Christ, sans laquelle il n'y (111) avait pas de justification possible pour l'homme. Voilà pourquoi ils voulaient le faire passer pour un ennemi des divins préceptes de la loi.

Après la venue du Messie, les cérémonies de l'ancienne loi n'étaient ni bonnes ni mauvaises; Paul, qui avait fait circoncire Timothée, ne fit pas circoncire Tite. Par là, il montrait que les observances légales n'étaient ni sacrilèges ni nécessaires. Quoiqu'on ne dût pas les imposer aux Gentils, on ne devait pas les interdire aux Juifs comme quelque chose de détestable, mais les laisser mourir peu a peu, à mesure que la grâce du Christ aurait été prêchée. Il y a loin de la tolérance des cérémonies judaïques à l'opinion des cérinthiens, des ébionites et des minéens, qui ne croyaient pas le salut possible sans les observations de l'Ancien Testament. Augustin ne permettrait à aucun juif devenu chrétien d'observer sérieusement les cérémonies mosaïques. Paul et les autres chrétiens de la foi la plus pure devaient recommander véritablement les sacrements anciens, en les observant quelquefois, de peur que des observances d'un sens prophétique, gardées par la piété des pères, ne fussent détestées par leurs descendants comme des sacrilèges diaboliques. Depuis l'avènement de la foi, ces préceptes avaient perdu leur vie. Il fallait les conduire comme des corps morts à la sépulture, non point par dissimulation, mais par religion, et ne pas les abandonner tout d'un coup aux calomnies des ennemis comme aux morsures des chiens. Si maintenant, ajoute Augustin, quelque chrétien, fût-il même né juif, voulait célébrer ces cérémonies, ce ne serait plus leur faire une pieuse conduite ni les porter dans la tombe, mais ce serait déterrer des cendres endormies et violer avec impiété la sainteté des sépulcres.

Augustin avoue qu'il ne s'était pas suffisamment expliqué en disant que Paul, dans l'observance des cérémonies judaïques, avait voulu montrer seulement qu'elles n'avaient rien de pernicieux. Il avait plus complètement développé sa pensée dans son ouvrage contre le manichéen. Fauste. L'évêque d'Hippone se joint à Jérôme pour déclarer nuisible et mortelle aux chrétiens l'observation des cérémonies de l'ancienne loi.

La lettre d'Augustin, écrite avec un esprit de paix, offre un seul passage marqué d'une certaine intention; c'est le passage où il est question de l'humble soumission de Pierre et de la courageuse liberté de Paul. Pierre a laissé un grand et saint exemple en souffrant d'être repris par un apôtre moins ancien que lui, et Paul n'a pas craint de résister aux anciens pour la défense de la vérité évangélique, sauf la charité fraternelle qu'on ne doit jamais blesser : il est plus admirable cependant de recevoir volontiers une réprimande que d'oser la faire. C'est avec son humilité qu'il aurait fallu défendre Pierre contre les calomnies de Porphyre, et cela eût mieux valu que de répondre à ses blasphèmes en supposant la dissimulation dans les Ecritures. Lorsque Augustin a dit que Paul avait été Juif avec les Juifs, Gentil avec les Gentils, il n'a pas pu croire à une pensée de dissimulation de la part du grand Apôtre; il a donné à entendre qu'il n'y avait pas plus de feinte dans ce que Paul faisait pour se conformer aux Juifs, que dans ce qu'il faisait pour se conformer aux Gentils. Pour les gagner tous, Paul sut se faire tout à tous par affection et miséricorde.

Les dernières pages de la lettre exhalent un parfum de charité. On a induit en erreur Jérôme, en lui faisant croire que la lettre répandue à Rome et en Italie, avant d'être arrivée à Bethléem, avait été détournée de son but par malignité. Augustin prend Dieu à témoin qu'il est resté étranger à tout cela. Les frères de Judée, s'ils sont des vases du Christ, ajouteront foi à sa protestation. Augustin demande de nouveau pardon à Jérôme s'il l'a offensé; il s'accuse d'avoir montré plus d'imprudence que de littérature, en rappelant le souvenir du prêtre Stésichore, devenu aveugle pour avoir mal parlé d'Hélène, et supplie qu'on le reprenne hardiment quand il le méritera. L'épiscopat est au-dessus de la prêtrise; « cependant Augustin est, en beaucoup de choses, au-dessous de Jérôme. »

Passant à une autre question soulevée dans cette correspondance, l'évêque d'Hippone reconnaît les grands avantages de la version de Jérôme faite sur l'hébreu. Il lui demande sa version des Septante et son traité sur la meilleure manière de traduire. S'il ne fait pas lire dans les églises la traduction de Jérôme, c'est pour éviter le grand scandale qui troublerait le peuple du Christ accoutumé à la version des Septante, dans le cas où l'on voudrait introduire quelque nouveauté dans l'explication du texte hébraïque.

Ainsi se termina la dispute entre les deux (112) plus grands hommes de cette époque; et ce qui prouve la sainteté de Jérôme, malgré son impétuosité naturelle, c'est que, reconnaissant la vérité du côté d'Augustin, il se rangea à son avis. Nous n'avons pas les lettres dans lesquelles le grand solitaire acceptait l'opinion de l'évêque d'Hippone, mais le docteur africain nous l'apprend dans une lettre (1) à Océanus, ce Romain ami de Jérôme, écrite en 416; il cite l'ouvrage de Jérôme contre Pélage, publié sous le nom de Critobule, où le grand homme de Bethléem juge peu d'évêques irrépréhensibles, puisque saint Paul trouva quelque chose à reprendre même dans saint Pierre. Augustin, pour ne pas se donner l'honneur de la victoire, dit que Jérôme s'est rangé du côté de saint Cyprien, qui, dans une lettre (2) à Quintus, exprime un sentiment conforme à celui du docteur d'Hippone. Dans la suite nous aurons occasion de retrouver toute la tendresse et l'admiration de Jérôme pour Augustin, sans nulle trace des dissentiments et des vives impressions du passé.

Notre analyse de la correspondance d'Augustin et de Jérôme a dû suffire pour montrer à la fois toutes les faces des questions agitées et la diversité des deux caractères. Nous avons peint ailleurs' la figure du grand solitaire dont nous avons cherché les traces en Judée, et que nous avons admiré dans ses violentes luttes avec lui-même , dans son génie et sa piété. Augustin, accoutumé à controverser dans toute la plénitude de la liberté, poussé par le seul amour du vrai, s'en va heurter tout à coup Jérôme, dont il paraissait n'avoir qu'une imparfaite idée; le malheur veut que toute l'Italie connaisse avant Jérôme lui-même une lettre de polémique, adressée à l'illustre solitaire ; puis les insinuations perfides font leur oeuvre, et le saint vieillard de Palestine ne résiste que faiblement à sa fougue. Peu à peu il apprend à connaître le coeur et les intentions

 

1 Lettre 160. —  2 Lettre 71.

3 Histoire de Jérusalem, tome II, chap. 25.

 

d'Augustin; les nuages d'un doute injurieux s'effacent, et cette forte et impétueuse nature que le christianisme avait si merveilleusement domptée, s'adoucit à l'égard du tendre et pacifique génie d'Hippone. Jérôme, dans la discussion du fameux passage de l'Epître aux Galates, montre plus d'érudition que son adversaire; Augustin eut le bonheur de rencontrer la vérité , et la gloire de la soutenir avec une grande élévation de raison, une constante fermeté d'idées, et ce long regard qui avait pénétré dans les dernières profondeurs du génie chrétien. Paul , qu'il citait toujours avec tant de complaisance et dont la puissante pensée avait en quelque sorte créé la sienne, Paul est présenté comme un homme capable de dissimuler, et le mensonge va s'introduire dans nos livres saints l Augustin s'en émeut; il avait deviné le christianisme; jeune encore, il trouve la vérité , dans cette circonstance solennelle, mieux que les vétérans de la milice du Seigneur. Il entre admirablement dans l’esprit de Paul, et la vérité religieuse l'inspire, quand il dit qu'il fallait enterrer avec honneur la synagogue.

Il était tout simple en effet que l'ancien monde hébraïque disparût peu à peu, à mesure que se produisait le monde chrétien. La suppression du culte judaïque ne pouvait pas être soudaine. La nuit ne plie pas tout de suite ses voiles à l'approche du jour; quelque temps encore les ombres obscurcissent le ciel du côté du couchant. Si telle est l'image des grandes institutions humaines, destinées à faire place à d'autres plus parfaites, à plus forte raison cela est-il vrai des institutions marquées du sceau divin. Par égard pour leur céleste origine, on doit leur dire un adieu respectueux. Le mosaïsme méritait de belles funérailles, et c'est ce qui explique la conduite des apôtres. Mais Pierre fit plus qu'il ne convenait; il fut trop fidèle au passé en obligeant les Gentils à judaïser, et c'est pour cela que Paul eut le courage de le reprendre, et Paul se montra alors le parfait interprète de la pensée chrétienne.

 

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