CHAPITRE XXX
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CHAPITRE TRENTIÈME. Réponse aux cinq questions posées par Honoré de Carthage. —  Humilité de saint Augustin. —  Voyage de saint Augustin à Constantine. —  Peinture de cette ville.

 

Un citoyen de Carthage, qui n'était pas encore chrétien et qui depuis fut élevé à la dignité du sacerdoce, Honoré, ami d'Augustin, lui envoya de Carthage cinq questions avec prière d'y répondre par écrit. Honoré demandait le sens de ces paroles de Jésus-Christ sur la croix: «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné? » et le sens de ces paroles de l'Apôtre: « Je prie Dieu qu'étant enracinés et fondés dans la charité, vous puissiez comprendre avec tous les saints quelle est la largeur, la longueur, la hanteur et la profondeur. » Il demandait en outre ce que c'est que les vierges folles et les vierges sages de l'Evangile ; ce que c'est que les ténèbres extérieures; et enfin comment il faut entendre ces mots de saint Jean « Le verbe a été fait chair. » L'évêque d'Hippone s'occupait alors (1) de l'hérésie ennemie de la grâce de Jésus-Christ: il résolut d'ajouter .à ces questions une sixième question, et de traiter de la grâce de la nouvelle alliance. Il écrivit à Honoré une lettre (2) qui forme un livre et dans lequel nous trouvons la solution des cinq questions posées par le catéchumène de Carthage. Le grand évêque n'a point pris ces questions une à une et séparément, mais il les a fondues dans un même discours, de manière à les rapporter toutes à une fin principale, et à les faire concourir à une même vérité. Recueillons l'esprit de cette lettre, qui creuse profondément le dogme chrétien. Nous écarterons ce que nous avons déjà reproduit ailleurs.

Il y a deux sortes de vies: l'une qui est toute matérielle, et c'est dans celle-là qu'est jeté l'enfant que sa,mère vient de mettre au monde; l'autre , dont les plaisirs retouchent que l'esprit

 

1 Revue, livre II, chap. 26. — 1 Lettre 140.

 

et dont les joies sont éternelles. A l'âge où la raison commence à sortir du sommeil de l'enfance, la volonté, aidée de la grâce, peut choisir cette vie spirituelle. L'âme de l'homme est comme dans un certain milieu qui la place, au-dessus des natures corporelles et au-dessous du créateur commun des corps et des intelligences. On peut faire un bon usage de la félicité même temporelle, lorsqu'on la rapporte au service du Créateur. Toutes les créatures de Dieu étant bonnes, il est permis d'en user en gardant l'ordre naturel, c'est-à-dire en préférant toujours les choses d'en-haut aux choses d'en-bas: la corruption est une négligence des biens éternels. Dieu a béni en quelque sorte l'usage des biens temporels, quand, dans l'ancienne loi, il a donné aux patriarches la félicité de la terre comme une prophétique figure de la nouvelle alliance, et aussi comme une image de la félicité éternelle.

Dans la plénitude des temps où devait soi manifester la grâce, longtemps cachée sous les; voiles de l'ancienne alliance, Dieu a envoyé son Fils formé d'une femme (1). De peur qu'os ne vît qu'un homme et non pas Dieu dans le Christ fait homme, Jean, qui n'était pas la lumière, fut envoyé pour rendre témoignage à la lumière; et ce témoin fut tel, qu'on a pu dire de lui: « Entre tous ceux qui sont nés de la femme, il n'y en a pas eu de plus grand. C'est ainsi que Jean prophétisait la divinité do Messie. Jean, comme les apôtres, n'était qu'une lampe , et les lampes ont besoin qu'on les allume, et peuvent s'éteindre. Mais le Verbe était cette lumière primitive qui ne tire pas ses splendeurs d'une autre lumière, et qui éclaire tout homme venant au monde. Ce monde, que le Verbe a fait et qui ne l'a pas connu, n'est

 

1 Galates, IV, 4.

 

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point la masse du ciel et de la terre : la créature raisonnable est seule capable de connaître. Le monde à qui l'Evangile reproche de n'avoir pas connu Jésus-Christ, ce sont les incroyants. Jésus-Christ a donné à ceux qui ont cru en son nom le pouvoir d'être faits enfants de Dieu. C'est la grâce de la nouvelle alliance, annoncée autrefois par de mystérieuses figures , cette grâce qui mène l'âme à la connaissance de son Dieu et à une renaissance spirituelle ou adoption. Jésus-Christ est descendu pour nous faire monter, et, sans rien perdre de sa nature, il a pris la nôtre, afin que sans rien perdre de la nôtre, nous participassions à la sienne; mais avec cette différence qu'au lieu que la participation à notre nature ne le dégrade point, la participation à la sienne nous relève et nous rend meilleurs. C'est pourquoi le Verbe a été fait chair et a habité parmi nous. Dieu a semblé nous dire: Ne désespérez point, enfants des hommes, de pouvoir devenir enfants de Dieu, puisque le Fils de Dieu même , qui est son Verbe, s'est fait chair et qu'il a habité parmi vous.

Jésus-Christ homme n'a rien montré en lui d'heureux ni de désirable selon le monde, parce que sa mission ne regardait point la vie d'ici-bas: de là viennent, ses abaissements, sa passion et sa mort. Dieu a voulu que les méchants aient part à la félicité de cette vie, afin que les bons ne la recherchent pas comme quelque chose d'un grand prix. L'évêque d'Hippone renvoie ici Honoré à l'explication du psaume LXXII qu'il avait donnée à Carthage, la veille de la fête de saint Cyprien.

L'Homme-Dieu a emprunté le langage de notre infirmité, lorsque, près de mourir, il s'est écrié : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné? » Ces paroles sont le premier verset d'un psaume de David qui, mille ans auparavant , prophétisait les souffrances (1), la mort, la résurrection et la gloire du Messie. Elles sont le langage du vieil homme qui s'attache à la durée de cette vie. Quelque certaine que soit la fin plus ou moins prochaine de nos jours , nous cherchons à les prolonger, car personne n'a jamais haï sa propre chair, dit saint Paul (2).

Ceux-mêmes qui désirent le plus de se voir dégager des liens du corps voudraient être revêtus d'immortalité sans passer par la mort. C'est le corps de Jésus-Christ, c'est-à-dire son

 

1 Ps. XXI. — 2 Eph., V, 29.

 

Eglise, qui parlait par la bouche du Sauveur; c'est l'épouse qui parle par la bouche de l'époux. Gardez-vous donc de -croire que ce soit le Verbe de Dieu qui se plaigne ainsi dans ce psaume. Cette voix, qui descend du haut de la croix, est la voix d'une chair mortelle, devenue, par son union avec le Verbe, le remède de nos misères. L'Eglise souffrante en Jésus-Christ s'écrie par la bouche du divin Rédempteur : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonnée, » de même que Jésus-Christ souffrant dans son Eglise dira plus tard : « Saul, Saul, pourquoi me persécutez-vous ? »

L'évêque d'Hippone explique à son ami tous les versets du psaume prophétique. En interprétant ces mots: « Pour moi je suis un ver et non un homme, » il rappelle le sens donné au nom de ver par d'anciens auteurs ecclésiastiques. Jésus-Christ, disent-ils, a voulu être désigné, sous ce nom, parce que la formation du ver, né de la chair, mais sans l'alliance des sexes, a quelque rapport avec la naissance du Sauveur, sorti du sein d'une vierge. L'explication du verset XXIV amène Augustin à parler du sacrifice de la nouvelle alliance. Il dit à Honoré, qui n'était encore que catéchumène : « Quand vous serez baptisé, vous saurez en quel temps et de quelle manière on offre ce sacrifice. » La messe catholique est ici bien clairement indiquée. Personne n'ignore que le mystère de l'eucharistie était caché aux catéchumènes ,. et c'est ce qui a motivé les obscurités de plusieurs Pères de l'Eglise sur le sacrement du corps et du sang de Jésus-Christ.

Nous avons une explication littéraire du psaume XXI par Bossuet. Il est intéressant de rencontrer deux des plus grands évêques du monde catholique dans l'interprétation du cantique où, selon l'expression d'Augustin, on croit entendre plutôt l'Evangile qu'un prophète. L'évêque de Meaux dit avec l'évêque d'Hippone que ce psaume est plutôt historique que prophétique. « Comme Jésus-Christ, ajoute Bossuet, y mêle sa mort douloureuse avec sa glorieuse résurrection, il faudrait, pour entrer dans son esprit, faire succéder au ton plaintif de Jérémie, qui seul a pu égaler les lamentations aux calamités , le ton triomphant de Moïse , lorsque , après le passage de la mer Rouge, il a chanté Pharaon défait en sa personne, avec son armée ensevelie sous les eaux. » Il y a beaucoup d'éloquence dans l'explication de Bossuet. Il complète Augustin pour le (162) verset : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous délaissé? » C'est ainsi qu'a traduit Bossuet. Il remarque, d'après saint Paul (1), que le Sauveur prononça ces paroles avec un grand cri et beaucoup de larmes. Si Jésus, dit-il, a pleuré si amèrement sur la ruine prochaine de Jérusalem, s'il a pleuré Lazare mort, encore qu'il l'allât ressusciter, on doit bien croire qu'il n'aura pas épargné ses larmes sur la croix, où il déplorait les péchés et les misères du genre humain. Bossuet nous fait observer que le propre du pécheur c'est d'être délaissé de Dieu, et que, dans le sacrifice du Calvaire, Jésus-Christ faisait le personnage de pécheur, chargé des iniquités du monde. « Dieu , avait dit Isaïe (2), a mis sur lui l'iniquité de nous tous. » Et saint Paul (3) disait. « Celui qui n'a pas connu le péché, Dieu l'a fait péché pour nous, afin que nous fussions faits en la justice de Dieu. » Ainsi Jésus-Christ a exprimé tout le fond de son supplice, quand il a crié avec tant de force :  Pourquoi m'avez-vous délaissé? Dieu ne voit plus en lui que le péché dont il s'est entièrement revêtu. Il l'abandonne à la cruauté de ses ennemis.

« Ce n'est pas ici, dit Bossuet, une plainte comme on la peut faire dans l'approche d'un grand mal. Jésus-Christ parle sur la croix, où il est effectivement enfoncé dans l'abîme des souffrances les plus accablantes, et jamais le délaissement n'a été si réel ni poussé plus loin, puisqu'il l'a été jusqu'à la mort et à la mort de la croix, qui, par une horreur naturelle, faisait frémir en Jésus-Christ son humanité tout entière. La voix de mon rugissement est bien éloignée de mon salut (la voix de mon rugissement ne suffit pas pour empêcher que mon salut ne s'éloigne). Mes cris, quoique semblables par leur violence au rugissement du lion, n'avancent pas le salut que je demande, et rien ne me peut sauver de la croix: Dieu demeure toujours inexorable ; sans se laisser adoucir par les cris de l'humanité désolée. »

Comme donc il (Jésus-Christ) est mort par puissance, dit plus loin l'évêque de Meaux, « qu'il a pris aussi par puissance toutes les passions, qui sont des appartenances et des apanages de la nature humaine, nous avons dit qu'il en a pris la vivacité, la sensibilité, la vérité , tout ce qu'elles ont d'affligeant et de douloureux. Jamais homme n'a dû ressentir

 

1 Hébreux, V, 7. — 2 Isaïe, LIII, 6. — 2 Corinth., II, V, 21.

 

plus d'horreur pour la mort que Jésus-Christ, « puisqu'il l'a regardée par rapport au péché, qui, étant étranger au monde, y a été introduit par le démon: il voyait d'ailleurs tous les blasphèmes et tous les crimes qui devaient accompagner la sienne: c'est pourquoi il a ressenti cette épouvante, ces frayeurs, ces tristesses que nous avons vues. »

« Nul homme n'a jamais eu un sentiment plus exquis; mais pour cela il ne faut pas croire que l'agitation de ses passions turbulentes ait pénétré la haute partie de son âme ses agonies n'ont pas été jusque-là , et le trouble même n'a pas troublé cet endroit intime et imperturbable ; il en a été à peu prés comme de ces hautes montagnes qui sont battues de l'orage et des tempêtes dans leurs parties basses, pendant qu'au sommet elles jouissent d'un beau soleil et de la sérénité parfaite. »

Ainsi, à treize cents ans de distance, l'évêque de Meaux achevait de répondre au catéchumène , de Carthage qui avait demandé à l'évêque d'Hippone ce que voulaient dire ces paroles: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné?

Augustin continue la réponse aux questions posées par son ami de Carthage. Les ténèbres extérieures, sur lesquelles Honoré demandait des.explications, sont réservées aux orgueilleux qui n'auront mis leur confiance qu'en leurs k propres oeuvres, qui ne seront pas devenus enfants de la promesse, enfants de la grâce, enfants de la miséricorde. L'évêque d'Hippone distingue les ténèbres extérieures et les ténèbres plus extérieures; les unes sont le partage; des âmes malades qui peuvent revenir encore à la vigueur de la vérité, des âmes plongées dans les ombres qui peuvent revenir à la divine lumière; les autres sont le partage de ceux qui sont à jamais séparés de Dieu, splendeur éternelle, et qui souffrent des tourments en expiation de leurs désordres. C'est à la charité soutenue par la vie du Christ que conviennent les quatre dimensions dont parle saint Paul, et qui faisaient le sujet d'une question; d'Honoré. La charité s'exerce dans les bonne oeuvres, cherchant le bien à faire, s'étendant il tous les besoins : c'est là sa largeur. Elle est patiente dans les maux, persévérante dans les voies de la vérité : c'est là sa longueur. Le but auquel elle aspire, c'est l'éternel avenir qui lui est promis : c'est là sa hauteur. Le principe (163) de la charité est dans les profondeurs divines c'est là sa profondeur. La figure de la croix est une expression du mystère de la charité de Jésus-Christ, charité qui passe toutes nos pensées. Le choix de la croix comme instrument de son supplice a eu pour motif de nous remettre devant les yeux cette largeur, cette longueur, cette hauteur et cette profondeur dont nous parlons. Augustin indique le sens mystérieux de ces quatre parties de la croix.

Enfin, pour répondre à la dernière question d'Honoré, le grand évêque dit que la créature raisonnable ne doit pas se laisser aller aux louanges des hommes, de peur de ressembler aux vierges folles; elle doit plutôt imiter les vierges sages dont toute la gloire, à l'exemple de l'Apôtre , est dans le témoignage de leur conscience. Telle est la signification de l'huile que les vierges sages portent avec elles, tandis que les folles sont réduites à en acheter de ceux qui font profession d'en vendre, c'est-à-dire des flatteurs, car leurs louanges sont comme une huile dont ils trafiquent et qu'ils vendent aux insensés. Les lampes ardentes dans les mains de ces vierges sont les bonnes oeuvres qui, selon la parole de Jésus-Christ, doivent luire aux yeux des hommes, afin qu'ils glorifient notre Père céleste. C'est cette glorification de Dieu que cherchent les vierges sages dans leurs bonnes oeuvres. Leurs lampes ne s'éteignent point, parce qu'une huile abondante en nourrit la flamme : cette huile représente l'intention pure d'une bonne conscience. Les lampes des vierges folles s'éteignent à chaque moment faute d'huile, c'est-à-dire que leurs bonnes œuvres cessent de luire dès que les louanges des hommes leur manquent, parce que le motif de leurs oeuvres, c'est le désir d'être agréable aux hommes et non. pas de rendre gloire à Dieu.

Dans la dernière partie de cette lettre, la manière dont Augustin parle des ennemis de la grâce mérite d'être citée. Les pélagiens gardaient encore de saintes apparences; l'évêque d'Hippone croyait à leurs vertus.

« La grâce de la nouvelle alliance a des ennemis qui, troublés par la profondeur de ce mystère, veulent attribuer plutôt à eux-mêmes qu'à Dieu ce qu'il y a de bon en eux. Ce ne sont pas des hommes que vous puissiez «aisément mépriser : ils vivent dans la continence et se recommandent parleurs oeuvres : ils n'ont pas une fausse idée du Christ comme les manichéens et d'autres hérétiques ; ils croient que le Christ est égal et coéternel au père; qu'il s'est véritablement fait homme et qu'il est venu; ils attendent son second avènement; mais ils ignorent la justice de Dieu et ont voulu établir leur propre justice. »

Tout ce qui peut révéler le caractère d'Augustin est pour nous d'un grand prix; nous l'écoutons avec bonheur quand il parle de lui; chaque mot est comme une couleur qui nous sert à retrouver son portrait, et l'évêque d'Hippone est de ces rares génies qu'on admire et qu'on aime davantage à mesure que leur physionomie se dégage des nuages du passé. La lettre 1 à Marcellin, écrite en 412, est un des monuments où Augustin nous initie aux secrets de sa haute nature. Le tribun son ami lui avait proposé quelques difficultés auxquelles l'évêque répond; une de ces difficultés était tirée d'un passage du traité du Libre arbitre, où le grand docteur dit que l'âme, attachée à une nature fort au-dessous de la sienne, c'est-à-dire a la nature corporelle, ne gouverne pas tout à fait son corps comme elle le voudrait, mais qu'elle est soumise, dans le gouvernement du corps, aux lois générales de l'ordre établi de Dieu. D'après ce passage, on prétendait qu'Augustin avait pris parti pour une des quatre opinions sur l'origine de l'âme. L'évêque d'Hippone fait voir qu'il s'est tenu dans une égale mesure à l'égard de ces diverses opinions, et qu'il a eu raison de dire que l'âme, depuis le péché, ne gouverne pas son corps comme elle voudrait. A ce sujet, ce grand homme parle de lui et de ses travaux avec une modestie sincère dont on ne peut qu'être frappé. Un tel langage nous découvre les trésors d'humilité de ce merveilleux génie.

Augustin, d'après ses propres aveux, écrivait à mesure qu'il profitait et profitait à mesure qu'il écrivait. Il ne veut pas qu'on soit surpris ou affligé de trouver des fautes dans ses écrits, et demande qu'on lui sache gré de les reconnaître. Celui-là s'aimerait d'un amour bien désordonné, qui, pour cacher ses erreurs, laisserait errer les autres. Le grand docteur confie à Marcellin un dessein qu'il mettra plus tard à exécution, c'est de publier une revue critique de ses ouvrages. Il supplie tous ses amis de ne pas le défendre contre ceux qui croient devoir te censurer, et surtout de ne pas soutenir qu'il ne s'est jamais trompé: «Vous

 

1 Lettre 143.

 

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plaidez, leur dit-il, une mauvaise cause, et vous la perdriez même devant moi. » Augustin ne veut pas que ses meilleurs amis le prennent pour autre chose que ce qu'il est aimer ce qu'il n'est pas, ce serait aimer un autre homme sous son nom. Le plus éloquent des Romains a dit de quelqu'un, qu'il ne lui était jamais échappé un seul mot qu'il eût voulu n'avoir pas dit. Augustin fait observer que cela pouvait se dire plutôt d'un fou achevé que d'un sage, quelque sage qu'il pût être. Un repentir suppose du sens et du jugement, et la cervelle des fous est trop renversée pour qu'il puisse y avoir un regret. Le mot de Cicéron ne saurait convenir qu'aux hommes par la bouche de qui l'esprit divin a parlé. Ce qui donnerait de l'autorité à un écrivain, ce ne serait pas de ne vouloir rien changer dans ses ouvrages, mais ce serait de n'y avoir rien mis que l'on dût changer. Il faut se corriger de bonne foi, lorsqu'on n'a pas su s'élever à cette perfection. Augustin nous dit qu'il connaît mieux que ses ennemis les choses sur lesquelles on pourrait le reprendre. Il répète que le mot de Cicéron cité plus haut ne lui convient pas, et ajoute qu'un autre mot lui revient sans cesse et le tourmente, c'est la pensée d'Horace : Une parole lâchée ne se retient plus.

Cette peur de l'inexactitude, cette défiance de lui-même, l'empêchaient de publier deux importants ouvrages auxquels il travaillait depuis plusieurs années : les livres de la Genèse et les livres de la Trinité. Des questions très-difficiles s'offraient à l'évêque d'Hippone dans ces sujets si élevés : il revoyait assidûment les deux ouvrages, s'efforçant de diminuer le nombre des fautes. Les amis qui regrettaient ces retards craignaient que l'illustre pontife ne quittât ce monde avant l'apparition des livres de la Genèse et de la Trinité; ils désiraient que ces travaux fussent publiés du vivant d'Augustin, pour qu'il répondît lui-même aux attaques qui pourraient s'élever. En vue de ces attaques, Augustin aimerait mieux qu'on l'exhortât à corriger avec soin ces deux ouvrages qu'à se hâter de les donner. Il veut être le premier et le plus sévère de ses censeurs, et ne veut laisser à reprendre dans ses ouvrages que les fautes qui lui auront échappé après un long et attentif examen. L'évêque d'Hippone dit ailleurs dans cette lettre : «Mes livres sont entre les mains de trop de gens pour les pouvoir corriger; mais tant que je vivrai,

je suis en état de me corriger moi-même. » Il faut que l'orgueil soit quelque chose de bien contraire à l'ordre moral, pour que l'humilité d'un beau génie devienne un si grand spectacle aux yeux des hommes !

Le retour de la moitié de l'Afrique chrétienne à l'unité catholique était une très-grande affaire. Augustin recherchait toutes les occasions d'achever cette oeuvre immense. Quand il allait dans une ville encore attachée au donatisme, il cherchait à s'entretenir avec les chefs du  parti et à faire entendre aux populations de salutaires paroles. C'est ainsi que les donatistes de Cirta ou Constantine reçurent une impression profonde d'une visite du grand docteur; peu de temps après son départ de cette ville, il apprit par une lettre solennelle les fruits heureux produits par ses exhortations ; la population schismatique de Constantine était revenue à la foi catholique : on en rapportait la gloire à Augustin. Il écrivit (412) aux très-honorables seigneurs de tous les ordres de la ville de Cirta, pour leur dire que cette conversion d'une grande multitude était l'ouvrage de Dieu et non pas l'ouvrage des hommes. Quoique ce retour ait été accompli par celui qui fait seul des oeuvres merveilleuses (1), Augustin exprime le désir d'aller visiter les nouveaux catholiques. La lettre de Constantine rappelait l'exemple de Polémon, tiré de la débauche par un discours de Xénocrate sur la tempérance. Augustin répond que ce fut Dieu même qui inspira la bonne résolution de Polémon. Si la beauté, la force, la santé viennent de Dieu, à plus forte raison devons-nous le regarder comme l'auteur des biens de l'intelligence qui sont des biens supérieurs. Nous lisons dans le livre de la Sagesse que la continence est un don de Dieu ; pour savoir même que ce don vient d'en-haut , il faut être éclairé d'un rayon de la sagesse éternelle.. Augustin veut donc que grâces soient rendues à Dieu seul pour la conversion de Constantine. Ainsi ce grand homme repoussait la gloire de ses oeuvres et montrait sans cesse du doigt le dispensateur éternel de tous les biens.

Lorsque Augustin fit à Constantine ce voyage si fécond en bons résultats religieux, ce n'était pas la première fois qu'il visitait cette ville, Les chemins d'Hippone à Cirta l'avaient vu assez souvent. Il trouvait dans l'énergie de sa charité les forces que lui refusait une santé

 

1 Ps. LXXI, 18.

 

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débile, et l'admirable évêque se rendait en divers pays africains selon les besoins de l'Eglise et de la vérité. Pour aller d'Hippone à Constantine, il suivait la voie romaine dont on reconnaît de nombreux vestiges ; laissant la Seybouse à gauche, il passait sur le pont de l'Abou - Gemma, franchissait successivement les lieux que l'Arabe désigne aujourd'hui sous les noms de Dréan, de Nech-Meia, d'Akous, d'Hammam-Berda, se reposait à Calame chez son ami Possidius, et, quittant ensuite la riche et gracieuse nature qui avait charmé sa route depuis Hippone, le grand évêque s'avançait vers Constantine, à travers des régions nues et peu habitées. Il entrait à Cirta par le pont Romain (Kantara), et c'est par là que nous sommes entré nous-même, quand nous sommes allé chercher aux bords du Rummel les souvenirs de la vieille Afrique chrétienne et aussi les souvenirs des exploits de la France (1).

Constantine, par sa position, est une des villes les plus extraordinaires qu'on puisse voir. Bâtie sur des rochers, avec des rochers pour ceintures et pour murailles, et pour fossés de longs précipices d'une effrayante profondeur, cette ville est bien la capitale du désert; elle renferme aujourd'hui trente mille habitants, vingt-cinq mille Arabes et cinq mille juifs. Au temps de saint Augustin, elle ne pouvait guère avoir que huit à dix mille habitants de plus évidemment la cité antique n'avait pas d'autre étendue que la cité actuelle. Constantine est un vaste amas de pauvres demeures. Parmi les décombres de la Kasbah, on nous a montré quelques restes d'une ancienne église bâtie par Constantin, après qu'il eut donné son nom à Cirta. Cette église était la basilique de Constantine dans le quatrième et le cinquième siècle, et sous ces voûtes avait prié et prêché le grand évêque d'Hippone. En 1841, on voyait encore le choeur et les deux chapelles latérales de la basilique; mais le génie militaire va vite en besogne, et les ruines vénérables tombent en poussière sous sa main. Les citerxles sont les plus beaux restes de la puissance romaine à Constantine. Nous avons parlé de l'inscription chrétienne gravée sur le roc, aux bords du Rummel.

A quelques pas de cette inscription, s'ouvre un gouffre où le Rummel se perd tout à coup comme dans un mystère d'horreur; d'immenses rochers ont l'air de s'être fendus

 

1 Constantine a été prise par les Français le 13 octobre 1837.

 

tout exprès pour laisser passer la rivière. Nous avons fait le tour de ces profonds abîmes, depuis l'inscription chrétienne jusqu'au pont Romain ou Kantara. C'est une marche d'une heure. Le Rummel coule au fond d'un double rang de rochers de huit cents pieds de profondeur, droits comme des murailles, coupés de temps en temps par de longues lignes noires perpendiculaires, de manière que les rochers présentent comme les flancs de hautes tours. La rivière se montre et disparaît à différents intervalles, et lorsqu'un ouragan vient enfler ses eaux, le Rummel, terrible à voir, roule et mugit avec un bruit qui fait penser au Tartare. Un auteur arabe, cité par Aboulféda, compare l'eau du Rummel roulant au fond du ravin de Constantine à la queue des comètes (1). Tout ce côté de Constantine est rempli de terreurs solennelles. L'imagination se donne carrière dans ces profondeurs qui se prolongent avec des aspects et des caractères de plus en plus saisissants. Il y a un prodigieux contraste entre les magnifiques épouvantements de ces longs abîmes et les misérables constructions d'en haut, qui s'appellent la ville. Si j'avais à peindre dans un poème la capitale de l'enfer, je peindrais la base de Constantine.

Aux approches du Kantara, le double rang de rochers se rapproche et offre comme la nuit. Le Rummel échappe à l'oeil, mais il coule au fond. Le pont Romain à deux étages eut pour but, non pas de faire passer la rivière, mais d'unir les deux montagnes qui forment le fossé de Constantine. Les arches du premier étage portent sur le rocher; elles sont encore ce qu'elles étaient il y a deux mille ans. Les quatre arches du second étage sont très-hautes, les deux arches du milieu ont la forme de l'ogive; les deux autres présentent le plein cintre. Ce fut un architecte génois qui, sur les ruines romaines, construisit le deuxième étage du pont. Le Rummel se perd sous le Kantara , disparaît dans des profondeurs inconnues, et c'est beaucoup plus loin qu'on le retrouve passant de la nuit à la lumière. Un champ de nopals couvre les rocs sous lesquels la rivière se perd, à côté du Kantara. Une fois parvenu au pied des deux montagnes , dominées aujourd'hui par l'hôpital français, le Rummel ne connaît plus la nuit;

 

1 Voyez dans notre Voyage en Algérie, Etudes africaines, le chapitre 17 sur Constantine.

 

166

 

il déroule ses eaux avec de nombreux détours, sur un espace d'environ vingt-cinq lieues , et se jette dans la mer, non loin de Gigelli.

Du sommet de la Kasbah on aperçoit une cascade qu'on prendrait pour une faible cascatelle, et qui en réalité a plus de cent pieds de hauteur. Les milans , les vautours , les corneilles, les colombes, les éperviers, volent sur l'abîme et ressemblent à d'imperceptibles hirondelles, tant la profondeur est grande. Nous avons vu avec surprise, au milieu de ces immenses rochers, les vautours et les colombes habiter ensemble comme des amis, par je ne sais quelle mystérieuse convention ; l'oiseau de proie et l'innocent oiseau sont là comme les méchants et les bons dans nos sociétés ; seulement , les vautours du Rummel sont meilleurs que les vautours de nos villes.

Pendant que nos regards plongeaient avec effroi sur le gouffre béant, les Arabes passaient tranquillement l'un après l'autre aux flancs de ces rochers , dans des sentiers pratiqués par eux : l'Arabe tient du chamois et du renard pour franchir les lieux difficiles.

La. tristesse habite autour de Constantine; tout y prend la muette sévérité du désert. Le vallon du Rummel, du côté du nord-ouest, offre seul un vivant spectacle ; ce sont des jardins, des champs de blé, de riantes collines baignées par le Rummel, qui serpente au loin : avec. plus de culture et de plantations, on aurait un ravissant tableau. A l'ouest, à huit lieues de Constantine, je voyais la montagne au pied de laquelle s'élevait l'ancienne Milève, aujourd'hui Milah, qui forme le jardin de Constantine, comme Philippeville en est le Pirée.

 

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