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CHAPITRE TRENTE-NEUVIÈME. Utilité des hérésies. Livre de la Grâce de Jésus-Christ et du Péché originel. (418)
La tranquille possession de la vérité, sans combat, sans péril, sans tentation aucune, n'eût pas été en harmonie avec la condition actuelle de l'homme ; elle eût exclu le courage, la vertu, tout ce qui fait notre gloire. L'hérésie est sur la terre ce qu'était l'arbre de la science dans l'Eden primitif : elle éprouve et donne à l'homme la mesure de sa propre valeur. L'hérésie est un choix, comme son nom l'indique; c'est l'indépendance de la raison se posant en face de la foi qui révèle des vérités inaccessibles à notre entendement; c'est l'orgueil humain qui jamais n'abdique et qui proteste contre tout ce qu'il ne comprend pas; c'est l'insurrection de la philosophie contre l'autorité de la religion ; c'est enfin le travail incessant de la passion humaine cherchant à briser tout ce qui arrête l'impétuosité de son élan. L'hérésie établit la lutte, et c'est par la lutte qu'on se purifie, qu'on devient fort et grand, et qu'on entre en possession de toute son énergie; en ce monde, comme dans l'autre, la gloire n'est que le prix de la lutte; c'est la lutte qui classe les hommes et détermine les mérites de chacun; la lutte vous tient sans cesse en haleine, elle enfante le progrès moral et religieux. L'hérésie a prodigieusement servi au développement des idées et des croyances chrétiennes; elle a amené le développement d'un corps de doctrines le plus vaste et le plus complet qui ait jamais existé. A chaque attaque, la vérité répondait par un de ces puissants envoyés de Dieu qu'on nomme les Pères de l'Eglise. A côté de chaque grand ennemi qui conjurait la ruine de l'oeuvre divine, s'élevait un grand homme de foi pour le terrasser. Le point du christianisme qu'on menaçait s'entourait alors de plus de force; des flots de clartés ruisselaient là où un peu de nuit avait servi de prétexte à des opinions nouvelles ; tout ce qui n'était qu'en germe ou en indication dans les Ecritures prenait d'imposantes et de lumineuses proportions; on avait espéré détruire, et l'effet de ces coups multipliés, de ce long acharnement, c'était de faire monter plus haut, d'agrandir et d'achever l'édifice de la foi catholique. Sans l'hérésie, c'est-à-dire sans la nécessité de l'explication et de la défense, nous connaîtrions moins à fond la religion chrétienne, plus imparfaitement le sens des Ecritures. Le divin fondateur du christianisme avait suspendu je ne sais quels beaux nuages (213) autour de la majesté de son monument; pour honorer l'homme, il lui laissa la mission de dissiper peu à peu ces ténèbres sacrées, à mesure que l'incrédulité attaquerait un des points de l'oeuvre immortelle : l'hérésie est venue, et, par la parole des Pères de l'Eglise, le jour s'est fait de tous côtés ; le Verbe éternel leur donnait quelque chose de sa puissance; les Pères de l'Eglise répandaient la lumière sur toutes les parties de la création morale. Disons donc avec l'Apôtre : Il faut qu'il y ait des hérésies (1) , et revenons à Augustin portant les derniers coups à Pélage et à Célestius. Le grand docteur était resté à Carthage après le concile du ler mai. Il y passa tout l'été jusqu'au mois de septembre, époque de son départ pour Césarée. Durant ce temps il reçut de ses amis Pinien, Albine et Mélanie, une lettre au sujet d'un entretien que ces illustres et pieux Romains avaient eu en Palestine avec Pélage, à la fin de l'année 417. Augustin leur adressa une réponse qui forme les deux livres de la Grâce de Jésus-Christ et du Péché originel. Pélage, qui reculait souvent devant sa propre doctrine, avait dit à Pinien : « J'anathématise celui qui pense ou qui dit que la grâce de Dieu, par laquelle le Christ est venu sauver les pécheurs en ce monde, n'est pas nécessaire, non-seulement pour chaque heure et pour chaque moment, mais encore pour chacun de nos actes. Que ceux qui s'efforcent de détruire cette grâce soient condamnés aux peines éternelles. » Ces paroles paraissaient fort suspectes à Augustin ; il pensait qu'il fallait juger Pélage non point sur des aveux arrachés par l'argumentation catholique, mais sur les ouvrages qu'il avait envoyés à Rome, et qui étaient le produit réfléchi de sa pensée. Or, Pélage ne vit jamais dans la grâce que la faculté de choisir et la connaissance de la loi. Augustin cite des fragments de l'ouvrage de Pélage sur le Libre Arbitre, qui établissent cette doctrine en termes formels. Il démontre ensuite qu'autre chose est la loi et autre chose la grâce, et développe les caractères de la vraie grâce chrétienne. Il venge saint Ambroise des louanges que lui donnait Pélage en l'invoquant à l'appui de son erreur, et cite les paroles de l'évêque de Milan, tirées de son second livre de l'Exposition de l'Evangile selon saint Luc : « Vous voyez que partout la vertu du Seigneur
1 Oportet et haereses esse.
se mêle aux efforts humains; personne ne peut édifier sans le Seigneur, garder sans le Seigneur, et rien commencer sans le Seigneur. Or c'est pourquoi, selon l'Apôtre , soit que vous mangiez, soit que vous buviez, faites toutes choses pour la gloire de Dieu. » Augustin reproduit d'autres paroles du grand Ambroise. Pélage distinguait trois choses par lesquelles s'accomplissaient les commandements de Dieu la possibilité, la volonté, l'action. Avec la première, l'homme peut être juste; avec la seconde, l'homme veut être juste; avec la troisième, l'homme devient juste. Augustin soutient avec saint Paul que c'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le parfaire (1). Les lettres de Pélage à saint Paulin, à l'évêque Constantius, à la vierge Démétriade, sont conformes à ses quatre livres du Libre Arbitre pour la négation de la grâce qui justifie. Dans le deuxième livre sur le Péché originel, Augustin fait voir que les Pélagiens n'osaient pas refuser aux enfants le bain de régénération et de la rémission des péchés, parce que les oreilles chrétiennes ne l'auraient point supporté, mais qu'ils ne croyaient pas au péché originel transmis par la génération charnelle. Le docteur cite un fragment des actes de l'assemblée de Carthage où fut jugé Célestius; interrogé par Aurèle sur le péché du premier homme, Célestius ne voulut jamais croire que la rébellion d'Adam eût blessé le genre humain tout entier. Le saint évêque retrouve la même erreur de Célestius dans sa profession de foi adressée au pape Zozime. Il raconte comment Zozime condamna Célestius, et comment il enveloppa dans le même anathème Pélage, malgré ses efforts pour tromper le siège apostolique. Un examen détaillé de la défense de Pélage ne montre à Augustin que de la justice dans l'arrêt qui a frappé le moine breton. Les pélagiens, pour effacer sur leur front la tache d'hérésie, avaient imaginé de soutenir que la question du péché originel n'était pas une question de foi. Augustin leur met sous les yeux quelques exemples de questions qui sont du pur domaine des opinions humaines, ce qu'était, où était le Paradis terrestre, où Dieu plaça le premier homme; en quel lieu ont été transportés Elie et Enoch ; comment saint Paul a été élevé au troisième ciel; combien il y a de cieux; combien d'éléments dans
1 Velle et perficere. Aux Philip. II, 12.
le monde visible; pourquoi les hommes des premiers temps du monde vivaient si longtemps; en quel lieu a pu vivre Mathusalem, qui, d'après plusieurs versions de la Bible, survécut au déluge sans avoir été sauvé dans l'arche de Noé. On peut penser ce qu'on veut sur ces divers points et d'autres semblables, mais il n'en est pas de même du péché originel. L'évêque d'Hippone fait consister la foi chrétienne dans la cause de deux hommes qui sont Adam et Jésus-Christ : « Par l'un, dit-il, nous avons été vendus sous le péché; par l'autre, nous nous sortîmes rachetés des péchés; par l'un, nous avons été précipités dans la mort; par l'autre, « nous sommes délivrés pour aller à la vie. Le premier nous a perdus en lui, en faisant sa propre volonté et non pas la volonté de celui qui l'avait créé; le second nous a sauvés en faisant, non point sa volonté, mais la volonté de celui qui l'avait envoyé. Il n'y a qu'un Dieu et un médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme. » Le péché originel est donc un dogme fondamental de notre foi. Augustin parle des anciens justes qui, contrairement aux opinions de Pélage et de Célestius, n'ont pu être sauvés que par la foi dans le médiateur, et multiplie, en finissant ce deuxième livre, les témoignages de saint Ambroise en faveur du péché originel et de la grâce de Jésus-Christ. Il faut ou que Pélage condamne son erreur, ou qu'il se repente d'avoir loué saint Ambroise. Le séjour de Pélage en Palestine avait altéré les croyances, et surpris la bonne foi de beaucoup de chrétiens. Les ruses du moine voyageur avaient fait des ravages à Jérusalem, à Diospolis ou Lydda, à Ramatha, à Césarée. Il importait que ces pays, traversés chaque année par une foule de pèlerins, apprissent la vérité tout entière sur Pélage et Célestius, sur les écrits et les actes qui avaient motivé et précédé leur condamnation. Les deux livres d'Augustin à Albine, à Pinien, à Mélanie, allaient au-devant de tout, répondaient à tout et mettaient l'Orient en pleine connaissance de la question.
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