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rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

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CHAPITRE NEUVIÈME. Continuation du même sujet.

 

Avant de descendre plus avant dans les profondeurs de son sujet, Augustin recommande une grande attention à son ami Romanien, à qui le livre De la véritable Religion est adressé; il lui répète que s'il y trouve quelque vérité, il doit la recevoir et l'attribuer à l'Eglise catholique, et que s'il y trouve quelque erreur, il doit la rejeter et la lui pardonner comme à un homme (1). N'oublions pas qu'Augustin écrivait en face des païens et des manichéens , et surtout contre ces derniers.

 

1 Chap. 10.

 

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Toute existence tire son origine de Dieu, parce qu'il est le principe souverain de chaque chose. Il n'y a point de vie qui soit un mal en tant qu'elle est vie, mais seulement en tant qu'elle penche à la mort, et la mort de la vie n'est autre chose que la corruption ou la méchanceté. Les Latins lui ont donné le nom de nequitia, pour marquer qu'elle n'est rien, et c'est pourquoi ils appellent les méchants hommes du néant (homines nihil). La vie qui, par une défaillance volontaire, se sépare de son Créateur en se jetant dans l'amour des corps, contre la loi de Dieu, tombe peu à peu dans le néant.

Le corps conserve toujours l'alliance et l'harmonie de toutes ses parties, sans lesquelles il ne pourrait pas subsister. Il est créé par celui qui est le principe et l'origine de l'alliance et de l'harmonie de toutes les choses. Le corps ayant une beauté, sans laquelle il ne serait pas un corps, il s'ensuit que si on veut remonter au Créateur, il faut chercher celui qui est le plus beau de tous les êtres, puisqu'il est la source de toute beauté.

La mort ne vient pas de Dieu. « Dieu n'a point fait la mort, dit la Sagesse, et ne se réjouit point de la perte des vivants.»

Les choses ne meurent qu'en tant qu'elles conservent moins d'être; elles meurent d'autant plus qu'elles sont moins.

Les âmes ont une volonté libre, et voilà pourquoi elles peuvent pécher. Dieu a jugé que ses serviteurs le serviraient mieux s'ils le servaient librement. Les anges servent Dieu librement, et leur adoration n'est utile qu'à eux-mêmes, et non pas à Dieu, parce que Dieu, étant par lui-même tout ce qu'il est, n'a pas besoin du bien d'un autre.

Les affections sont à l'âme ce que les lieux sont au corps ; l'âme se meut dans les affections de la volonté, comme le corps dans les espaces des lieux.

La déchéance primitive, ayant rendu notre corps sujet à la mort, nous a appris à nous détourner des plaisirs du corps pour nous porter vers l'essence éternelle de la vérité. La beauté de la justice se réunit ici à la beauté de la miséricorde : comme les biens inférieurs nous ont trompés par leur douceur, ainsi les peines nous instruisent par leur amertume (1). Tout faible et tout corruptible que soit notre

 

1 Et est justitiae pulchritudo cum benignitatis gratia concordans, ut quoniam bonorum inferiorum dulcedine decepti sumus, amaritudine paenarum erudiamur. Cap. 15.

 

corps, il ne nous empêche pas encore de tendre à la justice et de nous abaisser sous la majesté du seul Dieu véritable. L'homme de bonne volonté qui se remet entre les mains de Dieu, trouve dans l'assistance d'en-haut le vertueux courage de triompher des peines de cette vie.

Arrivant à l'incarnation du Verbe, Augustin y découvre le plus grand témoignage de bonté et d'amour que Dieu pouvait donner aux hommes. Le Fils unique, consubstantiel et co-éternel au Père, en prenant notre humanité pour l'unir à lui, a montré combien la nature de l'homme est au-dessus du reste des créatures; il aurait pu prendre, pour se révéler au monde, un corps céleste proportionné à la faiblesse de notre vue; mais il s'est revêtu de la même nature qui devait être délivrée; il s'est fait homme et a voulu naître d'une femme; l'humanité tout entière en a été honorée. C'est par la persuasion seule que le Verbe fait chair a agi sur les hommes : il a fait des miracles pour prouver qu'il était Dieu; il a souffert pour prouver qu'il était homme. Lorsqu'il parlait au peuple comme Dieu, il désavoua sa mère; toutefois, dans son enfance, il était soumis à son père et à sa mère, selon la parole expresse de l'Evangile (1). Le Verbe faisait voir, par sa doctrine , qu'il était Dieu, et parla différence et la succession des divers âges de la vie, qu'il était homme. Quand il voulut agir en Dieu, en changeant l'eau en vin, il dit à sa mère : Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi? Mon heure n'est pas encore venue. Mais l'heure étant venue où il devait mourir comme homme, il reconnut cette même mère au pied de sa croix, et la recommanda à celui de ses disciples qu'il aimait le plus. Toute la vie humaine du Sauveur a été une instruction continuelle pour le règlement des mœurs. Sa résurrection a montré qu'il ne se perd rien de la nature de l'homme, rien ne périssant à l'égard de Dieu.

La manière dont la doctrine divine est enseignée dans la religion chrétienne est le chef d'oeuvre de l'art d'instruire les hommes (1).

Grâce à l'obscurité des Ecritures, nous mettons de l'ardeur à chercher la vérité, et nous éprouvons du plaisir à la trouver.

La piété commence par la crainte et s'achève par l'amour : c'est là toute l'économie de l'Ancien et du Nouveau Testament.

Lorsque la grâce de Dieu descendit sur la terre par l'incarnation de la sagesse éternelle

 

1 Et erat subditus illis. —  2 Chap. 17.

 

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revêtue de la nature humaine, Dieu établit des signes ou des sacrements pour entretenir la société des peuples que le christianisme unirait ensemble. Cette société se compose d'une grande multitude de personnes libres, qui sont tenues de ne servir que Dieu seul. Les anciennes prescriptions, sortes de chaînes que les Juifs traînaient avec eux, sont abolies; elles demeurent écrites uniquement pour le témoignage de notre foi et l'éclaircissement de nos mystères. Ces prescriptions ne lient plus les hommes en les rendant esclaves, mais exercent leur esprit en les laissant libres. Un même Dieu a inspiré les deux Testaments, en les proportionnant aux besoins des hommes, à des époques différentes. La Providence immuable gouverne diversement les créatures muables. On sait que les marcionites, les manichéens et autres hérétiques rejetaient l'Ancien Testament.

Voici qui est directement contre les manichéens.

L'être, à quelque degré qu'il soit, est un bien. Or tout bien est Dieu ou vient de Dieu. La corruption ou la mort sont un mal; mais tout ce qui se corrompt, tout ce qui meurt est un bien. Le contraire de la corruption et de la mort est un certain ordre naturel, et cet ordre est un bien. Ces biens-là se corrompent, parce qu'ils ne sont pas des biens souverains Ainsi ces choses viennent de Dieu puisqu'elles sont bonnes; mais elles ne sont pas Dieu ; parce qu'elles ne sont pas souverainement bonnes. Dieu, c'est le bien que la corruption ne peut atteindre.

La première corruption de l'âme, c'est la volonté de faire ce que la vérité souveraine lui défend. C'est ainsi que le premier homme a été chassé du paradis , et a passé dans ce monde, c'est-à-dire de l'éternité au temps, des richesses à la pauvreté, de la force à la faiblesse. « Par là, nous découvrons, dit le profond Augustin, qu'il existe un bien que l'âme raisonnable ne peut aimer sans péché, parce que l'ordre auquel il appartient se trouve au-dessous d'elle. »

La plume de fer (stylus ferreus) a été faite pour écrire d'un côté et pour effacer de l'autre. Elle est belle dans sa forme, et tout concourt à l'usage auquel elle est destinée. Mais s'il prenait à quelqu'un la fantaisie d'écrire du côté par où l'on efface, et d'effacer du côté par où l'on écrit, devrait-on accuser la plume d'être mauvaise? Il en est de même de la volonté humaine appliquée aux choses morales.

La beauté du corps est la dernière de toutes, parce qu'elle est emportée dans une perpétuelle vicissitude. Les créatures qui apparaissent dans ce mouvement incessant ne peuvent subsister toutes en même temps. Les unes se retirent pour faire place à d'autres. Ce grand nombre de formes et de beautés qui passent, l'une après l'autre, dans la révolution des siècles, compose une seule beauté et une seule harmonie. Ces apparitions successives ne sont pas mauvaises quoique passagères, de même qu'un vers ne laisse pas d'être beau, quoiqu'on n'en puisse prononcer deux syllabes en même temps.

Il y a des gens qui aiment mieux les vers que l'art de faire les vers, préférant le plaisir de l'oreille à la satisfaction de l'esprit. Ainsi beaucoup de mortels aiment les choses temporelles sans songer à la Providence divine, qui forme et règle les temps; dans leur amour des créatures passagères, ils ne peuvent souffrir de voir passer celles qui leur sont chères , semblables à un homme à qui on dirait un beau vers, et qui n'en voudrait écouter qu'une syllabe. Cependant on ne trouve personne qui écoute ainsi des vers, et le monde est plein de gens qui jugent de cette façon les choses humaines. Cela arrive parce que chacun peut aisément écouter, non-seulement tout un vers , mais tout un poème , au lieu que personne ne peut voir toute la suite des siècles. On prononce les vers devant nous , et on les soumet à notre jugement, et le temps s'écoule inexorablement devant nous, et nous fait souffrir ses vicissitudes. Ceux qui sont vaincus dans les jeux olympiques ne les trouvent plus beaux, et pourtant les jeux ne perdent rien de leur beauté , quoique les combattants y perdent l'honneur de la victoire. Le gouvernement du monde ne déplaît qu'aux méchants et aux damnés, à cause du misérable état où ils se trouvent. Mais le malheur est, pour l'homme vertueux , un sujet de louer Dieu , soit qu'il combatte encore et qu'il remporte des victoires sur la terre, soit qu'il triomphe dans le ciel.

Nos ancêtres ne se sont rendus à la foi chrétienne qu'après des miracles visibles. Depuis que les miracles ont servi à faire éclater la vérité, ils ne sont plus nécessaires. Après l'établissement de l'Eglise dans toute la terre, qu'est-il besoin de nouvelles preuves de la divinité de Jésus-Christ ?

Ici, comme en d'autres ouvrages, Augustin (54) marque les deux voies de l'autorité et de la raison pour arriver à la vérité. En suivant l'autorité on suit encore la raison, dit expressément ce grand homme, lorsque l'on considère qui l'on doit croire. La raison est un magnifique auxiliaire pour monter des choses visibles aux invisibles, des choses temporelles aux éternelles. Il ne faut pas que la beauté, l'ordre, l'admirable harmonie de la création soit pour nous un spectacle inutile, objet d'une curiosité passagère. La vue de ces choses doit nous servir comme d'un degré pour passer aux choses immortelles. Demandez-vous d'abord quelle est cette âme qui vit et connaît cet univers; elle doit être plus excellente que le corps, puisqu'elle lui donne la vie. Quelque grande, quelque vaste ou brillante que puisse être une créature purement corporelle, elle ne mérite pas beaucoup d'estime si elle est privée de vie , car, d'après la loi de la nature, la moindre des substances vivantes est préférable à la plus parfaite des substances inanimées. Les animaux ont, comme nous, la vie et des sens; la plupart d'entre eux ont la vue plus perçante que nous, et s'attachent plus fortement aux objets corporels ; mais nous avons la raison, qui nous rend supérieurs aux bêtes, qui nous donne la puissance de juger toutes choses, et cette puissance est la gloire et la dignité particulière de l'homme.

Les chapitres 30 , 31 et 32 renferment des vues belles et profondes sur les arts, sur Dieu considéré comme vérité immuable, règle souveraine de tous les arts. Nous ne découvrons avec les yeux du corps que les plus grossières images de cette règle éternelle: 1'œil de l'esprit peut seul l'entrevoir. Il est une beauté, une harmonie mystérieuse venant d'en-haut qui, à notre insu, inspire nos jugements dans les arts. Les choses nous paraissent plus ou moins parfaites, selon qu'elles se rapprochent plus ou moins du vague idéal qui vit au fond de notre âme. Les plus belles choses humaines offrent des traits et des marques de l'unité première, type éternel du beau. Cette manière de comprendre les arts leur donne une bien sublime poésie; elle en fait comme une sorte de réminiscence du ciel.

Dans la suite de ce livre, notre auteur creuse merveilleusement les questions morales. Les lieux, dit-il, nous présentent des objets pour les aimer; les temps nous ravissent ce que nous aimons, et laissent l'âme en proie aux fantômes. Ainsi l'âme s'inquiète et se tourmente sans cesse , s'efforçant en vain de retenir des choses qui la retiennent elles-mêmes; Dieu l'invite à ne plus aimer ce qui ne peut l'être sans trouble et sans travail. L'humanité tomba par l'amour des créatures; elle a achevé sa corruption par l'adoration des créatures, qui est l'idolâtrie et le panthéisme ; il faut qu'elle se relève et se guérisse par le culte du Dieu unique et l'amour de l'immuable et incorruptible beauté.

Voici une peinture du chrétien qui aime les hommes comme on doit les aimer

« Celui-là (1), tant qu'il est dans cette vie , se sert de ses amis pour témoigner sa reconnaissance, de ses ennemis pour exercer sa patience, des autres pour les aider de sa charité , et des hommes en. général pour les embrasser tous dans une même affection. Il n'aime point les choses sujettes au temps, mais il en sait mieux user. S'il ne peut être également utile à tous les hommes, il les assiste selon leurs conditions. S'il parle à un ami avec prédilection, ce n'est pas qu'il l'aime plus que le reste du monde, mais il a une plus grande confiance en lui , et trouve la porte plus souvent ouverte pour arriver à son cœur. Il traite d'autant mieux les hommes attachés aux choses du temps, qu'il en est lui-même plus dégagé. Comme il ne peut soulager tous les hommes, et qu'il les aime d'un égal amour, il manquerait à la justice s'il ne se dévouait point particulièrement à ceux avec qui il est lié: la liaison de l'esprit est plus grande que celle qui naît des lieux et des temps, mais la liaison de la charité l'emporte sur toutes (2). Le parfait chrétien ne s'afflige de la mort de personne, parce que celui qui aime Dieu de tout son esprit sait bien que ce qui ne périt point à l'égard de Dieu ne périt point aussi à ses propres yeux. Or Dieu est le Seigneur des vivants et des morts (3).

Le chrétien ne devient point misérable par la misère des autres, comme il n'est point juste par la justice des autres; personne ne pouvant lui ravir ni sa vertu ni son Dieu, personne aussi ne peut lui ravir sa félicité. Si parfois il est ému par le péril , l'égarement ou la douleur d'un autre, cette émotion le porte à le secourir, à le corriger, à le consoler, mais ne lui fait point perdre sa paix. La certitude d'un

 

1 Chap. 47.

2 « Sed es maxima est quae praevalet omnibus. » Cette phrase du texte n'est pas claire. Nous avons adopté le sens qui paraît le plus naturel.

3 Saint Paul aux Romains, V. 3.

 

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futur repos le soutient dans ses travaux. Qu'y a-t-il qui puisse lui nuire, puisqu'il tire avantage même de ses ennemis ? Celui qui lui commande d'aimer ses ennemis, et dont la grâce les lui fait aimer, le met au-dessus de la crainte de leurs attaques. C'est peu que cet homme ne soit point contristé par les tribulations; bien plus, elles lui sont un sujet de joie ; il sait que « l'affliction produit la patience , la patience l'épreuve, l'épreuve l'espérance, et que notre espérance ne nous trompe point, parce que la charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (1). » Qui donc lui nuira? Qui le vaincra? L'homme qui, au milieu des choses prospères, s'est avancé dans la vertu, reconnaît, quand le malheur arrive, quel a été son progrès. Tant que les biens périssables abondent entre ses mains, il n'y met pas sa confiance; mais c'est quand il les perd qu'il reconnaît si ces biens n'avaient pas pris son coeur. Tant que les biens de la vie sont en notre possession, nous croyons ne pas les aimer; lorsqu'ils commencent à nous quitter, nous découvrons qui nous sommes; car on ne possédait pas avec amour ce qu'on voit partir sans douleur. »

Ce portrait de l'homme de bien sur la terre aurait excité les transports des anciens philosophes d'Athènes et de Rome. Il nous semble que la situation de ce juste était celle d'Augustin lui-même depuis sa transformation, et le solitaire de Thagaste n'a eu qu'à peindre à son insu l'état de son âme pour montrer à son ami Romanien ce que c'est que le sage du christianisme.

Dans les derniers chapitres de son ouvrage, Augustin prouve ingénieusement que les trois vices : volupté, orgueil et curiosité , donnent eux-mêmes de salutaires avertissements à l'homme, et sont comme la corruption de trois instincts sublimes. On cherche dans la volupté un calme, un doux repos qu'on ne saurait trouver qu'en Dieu. L'orgueil a quelque chose de l'unité et de la toute-puissance, mais ce n'est que pour dominer dans le cours des choses temporelles qui passent. Nous voulons être puissants, invincibles, et nous avons raison de le vouloir, puisque la nature de notre âme a cela de commun avec Dieu à l'image de qui elle est faite. L'observation des préceptes divins nous donnerait cette grande force : celui-là demeure invincible à qui nul ne peut enlever

 

1 Rom., V. 3-5.

 

ce qu'il aime. Quant à la curiosité , c'est une corruption de cette passion pour la -vérité, la plus noble des passions de l'homme, que nous cherchons à satisfaire à travers les spectacles et toutes les images de la terre.

En terminant son livre , le fils de Monique exhorte les hommes ses frères à courir avec ardeur vers la sagesse éternelle , à fuir les erreurs religieuses qui, à cette époque, disputaient l'empire au christianisme. L'homme ne doit pas établir sa religion dans ses imaginations et ses fantômes, car la moindre chose véritable vaut mieux que toutes nos inventions. Il ne faut adorer ni les ouvrages humains , ni les bêtes inférieures à l'homme, ni les morts, comme le faisaient les païens en les plaçant au rang des dieux pour prix de leurs vertus. Il ne faut point adorer les démons, la terre et les eaux, ni l'air qui tout à coup devient sombre dès que la lumière se. retire , ni les corps célestes qui , malgré tout leur éclat, demeurent au-dessous de la vie la plus imparfaite , ni les plantes et les arbres dépourvus de sentiment , ni même l'âme raisonnable qui est plus ou moins parfaite en raison de sa soumission plus ou moins entière à l'immuable vérité. Le dernier des hommes doit adorer ce qu'adore le premier des anges: Dieu, créateur de l'univers et de l'homme , mérite seul les hommages de notre intelligence. La domination humaine a beau s'armer de tyrannie, elle ne saurait empêcher notre pensée de planer dans une entière liberté. Mais nous devons redouter le joug des esprits du mal, parce que ce joug s'étendrait jusque sur notre âme , jusque sur cet oeil unique par lequel nous pouvons connaître et contempler la vérité.

Tel est en substance le livre De la véritable Religion. Romanien se fit chrétien après l'avoir lu. D'autres contemporains en furent vivement frappés. Les hommes de notre temps qui liront l'ouvrage en entier en recevront une impression profonde. Avec des modifications diverses, la plupart des erreurs ou des systèmes contre lesquels s'armait Augustin ont reparu dans notre monde moral, et ce livre convient à notre âge aussi efficacement qu'il convenait aux générations du quatrième et du cinquième siècle. Lorsque nous considérons le travail que fait parmi nous la vérité, il nous semble que les enseignements du grand Augustin avaient été providentiellement marqués pour la régénération particulière de deux (56) époques : la sienne et la nôtre ! Cette idée, qui est entrée bien avant dans notre esprit, nous est d'un puissant secours au milieu des difficultés de l'oeuvre que nous avons entreprise.

Augustin ne s'arrête jamais à un seul côté des choses, à des aspects particuliers; il ne sépare pas une vérité de ses rapports avec d'autres vérités ; il saisit du regard tout ce qui, de près ou de loin, correspond à ce qui l'occupe, et son esprit s'impose l'invariable loi de considérer les diverses parties avec toutes leurs liaisons et toutes leurs dépendances. Chaque fois qu'il aborde une question, il s'élance au sommet de la vérité éternelle , et de ces hauteurs qui lie sont accessibles qu'au génie aidé de la foi, il voit et juge l'ensemble des choses. Augustin a sa montagne, du haut de laquelle il embrasse tout ce qui sort de son sujet, comme on se place sur un point élevé pour découvrir et reconnaître tous les aspects, tous les mouvements, toutes les harmonies d'un grand tableau de la création.

Le Livre De la véritable Religion est un vaste coup d'oeil du génie sur la révélation chrétienne. L'éloquence y répand souvent ses vives couleurs; une onction véritable vous y pénètre; on y sent remuer les entrailles d'Augustin. Dans sa rapidité, ce livre est une oeuvre-mère, où philosophes et théologiens peuvent puiser à pleines mains. En cherchant à arracher les manichéens aux liens de la matière, à ce monde corporel qui envahissait et absorbait leur entendement, qui les étreignait et les emprisonnait comme dans un étroit cachot, Augustin nous aide nous-mêmes à secouer le joug des sens, à percer, en quelque sorte, le mur de cet univers que les passions mettent à la place de Dieu, et derrière lequel s'étendent les régions lumineuses du spiritualisme. L'auteur du livre De la véritable Religion se proposait de faire connaître le christianisme à un ami, sans se préoccuper de prouver notre foi. Or tel est l'empire de la vérité religieuse, qu'Augustin, voulant seulement exposer la croyance évangélique, l'a prouvée invinciblement.

Antoine Arnauld, le célèbre auteur du livre Sur la fréquente Communion, l'adversaire redoutable des calvinistes , un des plus savants hommes et des plus forts esprits du XVIIe siècle, qui consuma en de tristes disputes une belle et puissante énergie, a parlé du livre De la véritable Religion dans les termes suivants :

« Je n'ai pas besoin de le rendre recommandable par mes paroles : la lecture en fera assez reconnaître l'excellence, et je ne doute point qu'il ne donne sujet, autant ou plus que pas un autre, d'admirer la grandeur prodigieuse de l'esprit et les lumières extraordinaires de cet homme incomparable.

« Car qui n'admirera qu'estant entré depuis si peu de temps dans la connaissance des mystères de la religion chrétienne, et n'ayant point encore d'autre qualité dans l'Eglise, que celle de simple fidelle, il ait pu parler d'une manière si noble et si relevée de cette religion divine, qu'un Dieu mesme est venu establir sur la terre , et former une si excellente idée de son éminence et de sa grandeur, que ce n'est pas peu de suivre des yeux le vol de cet aigle, de pénétrer la solidité de ses raisonnements admirables, et de contempler les hautes vérités qu'il propose, sans estre esbloui d'une si esclatante lumière? (1)»

Nous n'aurions garde de prendre Antoine Arnauld pour guide dans les matières de la grâce; mais nous aimons à citer son jugement sur la valeur d'un père de l'Eglise.

Le livre De la véritable Religion fut composé en 390. Augustin, à la date de cette année, l'annonçait à Romanien (2) avec une remarquable simplicité de paroles: « J'ai composé, lui disait-il, quelque chose sur la religion catholique, autant que le Seigneur a daigné me le permettre; j'ai le dessein de vous l'envoyer avant d'aller vers vous, pourvu que le papier ne me manque pas; vous voudrez bien vous contenter d'une écriture quelconque , sortie de l'officine de ceux qui sont avec moi (3). » En commençant sa lettre, écrite sur un mauvais morceau de parchemin, Augustin disait à son ami que le papier lui manquait, qu'il n'était guère mieux monté en parchemin, et qu'il avait employé ce qui lui restait de tablettes d'ivoire pour écrire à l'oncle de Romanien. Il y avait chez Romanien des tablettes qui appartenaient à Augustin : celui-ci le prie de les lui renvoyer, parce qu'il en a besoin. Ces petits détails intimes, mêlés à d'aussi grandes choses, ont du charme pour nous. Augustin, qui ne

 

1 Au lecteur du livre De la véritable Religion. 1 vol. in-8°. Paris, 1647.

2 Lettre 15.

3 Cette dernière phrase se présente de diverses manières dans les différentes éditions des Œuvres de saint Augustin; la voici : Tolerabii enim qualemcumque scripturam ex officina majorum, ou bien : es officina meorum, ou bien encore : ex officina Majorini. Nous avons adopté la seule version qui nous ait paru offrir un sens raisonnable.

 

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perdait pas de vue l'intérêt éternel de son ami, finit sa lettre en l'excitant à dédaigner les choses passagères pour chercher les biens impérissables. Tenons-nous élevés au-dessus de tout ce que nous possédons dans ce monde : plus l'abeille a de miel, plus elle a besoin de ses ailes pour la sauver de son propre trésor, dans lequel elle s'enfoncerait et mourrait.

 

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