CHAPITRE XLVI
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CHAPITRE QUARANTE-SIXIÈME. Les six livres contre Julien. —  Manuel à Lorentius. —  Du soin pour les morts. (421.)

 

Je me suis levé pendant la nuit avec David, » dit Bossuet en s'adressant à Dieu (1), « pour voir vos cieux qui sont les ouvrages de vos doigts , la lune et les étoiles que vous avez fondées. (Ps. VIII , 4.) Qu'ai-je vu, ô Seigneur ! et quelle admirable image des effets de votre lumière infinie ! Le soleil s'avançait, « et son approche se faisait connaître par une céleste blancheur qui se répandait de tous côtés; les étoiles étaient disparues, et la lune s'était levée avec son croissant, d'un argent si beau et si vif que les yeux en étaient charmés. Elle semblait vouloir honorer le soleil, « en paraissant claire et illuminée par le côté qu'elle tournait vers lui ; tout le reste était obscur et ténébreux, et un petit demi-cercle recevait seulement dans cet endroit-là un ravissant éclat, par les rayons du soleil, comme du père de la lumière. Quand il la voit de ce côté, elle reçoit une teinte de lumière; plus il la voit, plus sa lumière s'accroît. Quand il la voit tout entière, elle est dans son plein, et plus elle a de lumière, plus elle fait honneur à celui d'où elle lui vient. Mais voici un nouvel hommage qu'elle rend à son céleste illuminateur. A mesure qu'il approchait, je la voyais disparaître; le faible croissant diminuait peu à peu, et quand le soleil se fut a montré tout entier, sa pâle et débile lumière s'évanouissant, se perdit dans celle du grand

 

1 Traité de la concupiscence, chap. 32.

 

astre qui paraissait, dans laquelle elle fut comme absorbée. On voyait bien qu'elle ne pouvait avoir perdu sa lumière par l'approche du soleil qui l'éclairait, mais un petit astre cédait au grand, une petite lumière se confondait avec la grande, et la place du croissant ne parut plus dans le ciel, où il tenait auparavant un si beau rang parmi les étoiles.

Mon Dieu ! lumière éternelle, c'est la figure de ce qui arrive à mon âme quand vous l'éclairez; elle n'est illuminée que du côté que vous la voyez; partout où vos rayons ne pénètrent pas, ce n'est que ténèbres ! etc., etc. »

Cette belle comparaison peint merveilleusement l'état de l'âme en présence de son Dieu. L'âme ne sait et ne peut quelque chose qu'à l'aide du Dieu qui l'a créée; c'est Dieu qui lui donne ou lui retire la lumière et l'énergie, et qui soutient sa débile volonté au milieu des misères morales dont elle est opprimée. Sans Dieu, l'âme demeure livrée à la nuit, et son libre arbitre tombe dans le néant. Puissance de faire le mal, de le choisir, impuissance à accomplir le bien sans le secours divin, voilà en deux mots la nature humaine depuis la chute primitive,, voilà aussi toute la doctrine de la grâce catholique. Loin que nous devions nous révolter contre une condition pareille , nous n'y trouvons, quant à nous, pas même matière à une véritable humiliation; (248) l'indigenre de l'âme humaine est un lien de plus qui l'attache à son créateur. Ce qui peut humilier, c'est la dépendance absolue sous l'autorité d'un autre homme, c'est la pauvreté en regard des richesses de la terre. Mais, dites-moi, quelle honte y a-t-il à reconnaître que nous tenons tout de Dieu seul? quelle honte y a-t-il à être pauvre comme est pauvre le genre humain tout entier? Ne découvrez-vous pas un rayon de gloire sur notre front dans cette seule idée que l'homme est placé sous le regard divin, et que chaque élan de notre coeur vers le bien est un témoignage de bonté paternelle de la part de Dieu? Qu'on ne nous répète point l'objection banale et à laquelle nous avons eu déjà occasion de répondre: Avec la grâce catholique il n'y a plus de vertu, plus de mérite personnel. Y a-t-il une société sur la terre qui ait offert autant d'exemples de vertus que la société catholique? Le secours n'empêche pas , ne détruit pas l'éclatant mérite des luttes constantes , des bonnes et des grandes actions. Lorsque les martyrs confessaient le nom de Jésus-Christ sur les gibets, dans les flammes ou sous la dent des bêtes du Cirque, l'esprit de Dieu les soutenait , mais toute la puissance de leur volonté et de leur courage les soutenait aussi.

Les pélagiens, méconnaissant la faiblesse si tristement évidente de notre nature tombée, accordaient tout à la puissance personnelle de l'homme, et de combien de pélagiens ne sommes-nous pas encore entourés ! que de gens, se trouvant sans doute suffisamment forts et heureux, refusent de croire à une déchéance, à un paradis perdu 1 Augustin, dans ses réponses aux hommes qui niaient le péché originel , triomphait d'eux avec leurs propres armes. Les pélagiens torturaient certains passages de l'Ecriture et des Pères , et se proclamaient les interprètes exacts des traditions sacrées; l'évêque d'Hippone répondait en faisant parler les Livres saints et les Pères de l'Eglise dans leur majestueux ensemble et leur magnifique unité. Lorsque l'évêque Claude lui eut envoyé les quatre livres entiers de Julien contre le premier livre du Mariage et de la Concupiscence, le vieil athlète catholique se leva de toute sa hauteur pour terrasser son jeune adversaire. La longue controverse pélagienne n'offre rien de plus fort ni de plus éloquent que les six livres contre Julien, écrits en 421. Comme le fils de Mémorius était très-versé dans les belles-lettres et qu'il se piquait d'esprit et d'élégance, il semble qu'Augustin, pour mieux le convaincre, ait voulu ajouter la séduction littéraire à la puissance de la vérité.

Les quatre livres de Julien renfermaient beaucoup d'injures contre Augustin. L'évêque d'Hippone dit à l'évêque hérétique qu'il ne peut pas dédaigner tous ces outrages, parce qu'il faut qu'il s'en réjouisse pour lui-même, qu'il s'en attriste pour Julien et pour ceux que trompe sa parole. Il se rappelle les magnifiques récompenses promises à ceux qui seront calomniés à cause de Jésus-Christ, et se rappelle aussi l'apôtre qui est malade avec les malades et qui souffre de tout scandale. Julien, avec ses quatre grands livres, avait cru écraser comme sous un char à quatre coursiers le petit écrit d'Augustin, et ce petit écrit n'a pas même été touché par tout ce fracas immense ! Julien s'efforçait de prouver qu'il fallait condamner absolument le mariage si les hommes venus au monde par cette voie n'étaient pas exempts de tout péché; il ne réfutait aucun point du livre d'Augustin et parcourait à son aise le champ des suppositions gratuites. Renouvelant les excès de Jovinien, il imprimait au front du catholique la tache du manichéisme. Augustin lui montre que cette accusation de manichéisme, jetée à la face des catholiques pour leur croyance au péché originel, doit enfin tomber en poussière, car ce n'est pas lui Augustin qui a inventé la doctrine du péché originel, ce ne sont pas les catholiques ses contemporains qui l'ont inventée: elle a été enseignée par les plus illustres défenseurs de la foi catholique, et Julien devra appeler manichéens saint Irénée, évêque de Lyon, presque contemporain des apôtres ; le saint évêque et martyr Cyprien; Riticius, évêque d'Autun, homme de grande autorité, qui assista au concile de Rome, où fut condamné Donat, le premier chef du donatisme ; Olympius, évêque espagnol, homme de grande gloire dans l'Eglise et dans le Christ; saint Hilaire, évêque des Gaules, vénérable et ardent défenseur de l'Eglise catholique; saint Ambroise, dont le monde entier connaît les admirables travaux; le pape Innocent et tous les évêques des conciles de Carthage et de Milève. Augustin reproduit divers passages des personnages éminents dont il invoque la mémoire.

Si les témoignages de l'Eglise d'Occident ne suffisent pas à Julien , Augustin interrogera l'Eglise grecque ; il fera entendre saint Grégoire (249) de Nazianze dont la parole a tant de grâce ; saint Basile, que Julien a cru pouvoir appeler à ,son secours, et les quatorze évêques du concile de Diospolis. Julien triomphait d'un passage. de saint Jean Chrysostome. Dans une de ses homélies, ce grand évêque a dit : Nous baptisons les enfants quoiqu'ils n'aient pas de péché; ce qui signifie: Quoiqu'ils n'aient pas de péché qui leur soit propre. Julien avait traduit: «Nous baptisons les enfants qui ne sont pas souillés par le péché, » et avait conclu que saint Jean Chrysostome ne professait pas la croyance au péché originel. Pourquoi, dira Julien, pourquoi l'évêque Jean ne s'est-il pas expliqué plus clairement et n'a-t-il pas déclaré qu'il était question d'un péché qui fût propre aux enfants? — La réponse est bien simple: c'est que, parlant dans l'Eglise catholique, l'évêque Jean ne pensait pas qu'on pût le comprendre autrement. Et, pour mieux connaître la pensée du grand évêque sur ce point, Julien n'a qu'à lire ce fragment d'une lettre de Jean à Olympia : « Après qu'Adam eut commis ce grand péché et qu'il eut entraîné le genre humain dans sa perte, il eut pour peine les longues afflictions. » Jean Chrysostome disait aussi dans une homélie sur la résurrection de Lazare : « Le Christ pleurait, parce que l'homme déchu de ses droits à l'immortalité en était venu au point d'aimer son tombeau. Le Christ pleurait, « parce que le démon a fait mortels ceux qui pouvaient conquérir l'immortalité. » Dans la même homélie d'où Julien avait tiré son objection, l'évêque Jean disait : « Le Christ est venu une fois, et nous a trouvés liés par les engagements paternels que souscrivit Adam. Celui-ci a commencé à nous engager; la dette s'est accrue par nos péchés. » De tels passages et d'autres encore que cite Augustin témoignent de la croyance de Jean Chrysostome au péché originel.

Ainsi donc, au lieu d'être une conspiration de gens perdus (1), selon l'étrange expression de Julien, au lieu d'être un simple bruit du peuple (2), la doctrine du péché originel était la croyance des plus grands hommes de l'Eglise catholique avant Augustin. Â entendre Julien, il n'y avait personne pour défendre cette doctrines, et voilà que toutes les gloires catholiques se levaient pour donner raison à Augustin !

 

1 Conspiratio perditorum.

2 Solum populi murmur.

3 De tanto multitudine assertorem non potest invenire.

 

La liste de ces illustres autorités eût été incomplète si le nom de Jérôme n'y avait figuré. Ce grand homme était mort l'année précédente (1) : « Ne croyez pas, dit Augustin à Julien, ne croyez pas qu'il faille dédaigner saint Jérôme parce qu'il n'a été que prêtre; il fut versé dans le grec, le latin et l'hébreu, passa de l'Eglise d'Occident à l'Eglise d'Orient, et vécut dans les lieux saints et les saintes lettres jusqu'à un âge bien avancé; il lut tous ou presque tous les auteurs qui, dans les diverses parties du monde, avaient écrit avant lui sur la doctrine de l'Eglise ; or, Jérôme n'a pas eu sur ce point (le péché originel), un avis différent du nôtre. Dans son commentaire du prophète Jonas, il dit que les petits enfants eux-mêmes sont coupables du péché d'Adam. »

Julien favorisait le manichéisme en cherchant à établir que le mal ne pouvait naître du bien, et que le mariage, s'il est bon, ne pouvait pas produire un mauvais fruit : le péché originel. Augustin redit ici quelques-unes de ses belles idées sur l'origine du mal qui n'est que la défaillance du bien, le défaut d'une bonne nature inférieure et non pas d'une nature souveraine et immuable. Le mal n'est pas une substance, mais une volonté qui s'éloigne de ce qui est bien. La parabole évangélique du bon et du mauvais arbre est une image de la bonne et de la mauvaise volonté, et les fruits sont les oeuvres.

Augustin, à l'aide des dix grands docteurs et du prêtre Jérôme, qu'il a déjà cités, démolit pièce à pièce tout l'édifice élevé par l'habileté de Julien. Quand celui-ci se plaint que la doctrine pélagienne ait été condamnée par des juges prévenus de haine, l'évêque d'Hippone lui fait observer que les grands docteurs sur lesquels il s'appuie ne pouvaient nourrir aucune prévention contre les pélagiens, qui n'existaient pas encore. Julien se félicitait d'avoir été le seul à souhaiter le combat, se donnant comme le David des pélagiens, et voyant dans Augustin un Goliath. Notre saint docteur ignore si le jeune hérétique est convenu avec les pélagiens qu'ils se tiendraient tous pour vaincus, dans le cas où il serait vaincu lui-même. « Quant à moi, lui dit Augustin avec un admirable sentiment catholique (2), à Dieu ne plaise que je vous provoque à un combat

 

1 30 septembre 420.

2 Livre III, chap. 4.

 

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singulier ! en quelque lieu que vous paraissiez, vous trouverez l'armée du Christ pour vous combattre; elle a vaincu Célestius à Carthage, lorsque je n'y étais pas; elle a vaincu de nouveau à Constantinople, bien loin des contrées africaines; elle a triomphé, en Palestine, de Pélage, qui, craignant sa condamnation, a condamné votre cause : là votre hérésie a tout à fait succombé. »

Augustin, que Julien ne craignait pas d'appeler Epicurien, adorateur du démon, rétablit sa doctrine sur le mariage, la concupiscence, le péché originel, le libre arbitre et la grâce, doctrine que l'ancien évêque d'Eclame avait pris plaisir à dénaturer. Il renverse, chemin faisant, les nouvelles objections de Julien.

L'évêque d'Hippone, parlant de la destinée des enfants morts sans baptême, exprime une opinion qu'il importe d'établir formellement ici pour répondre aux jansénistes et à leurs exagérations sur ce point. Il avait déjà dit ailleurs que la peine de ces enfants serait la plus douce de toutes les peines; il emploie dans le cinquième livre contre Julien, chapitre onze, des termes plus miséricordieux encore : Je ne dis pas que les enfants morts sans le baptême du Christ seront punis, de manière qu'il eût mieux valu pour eux de n'être pas nés... Quoique je ne puisse pas définir le caractère, la nature, la grandeur de cette peine, je n'ose pas dire cependant que le néant eût mieux valu pour eux que l'existence (2). Saint Thomas, interprète immortel de la théologie du grand évêque d'Hippone, n'a pas cru sortir de la ligne de la doctrine du maître en enseignant que le péché originel tout seul ne sera point puni par la peine des sens (3). La privation du royaume du ciel et des dons surnaturels laisse place à une destinée dont Dieu seul a le secret, mais qui ne sera pas le malheur (4).

L'évêque pélagien, pour autoriser ses opinions sur la concupiscence, cherchait des appuis dans les philosophes de l'antiquité, mais ne pouvait citer que ceux qui ont traité des choses naturelles. Augustin lui rappelle que

 

1 Livre I, chap. 16, De peccat. merit. et remisa.

2 Ego autem non dito parvulos sine Christi baptismate morientes tanta poena esse plectendos, ut eis non nasci potius expediret.... quae, qualis et quanta erit, quamvis definire non possim, non tamen audeo dicere quod eis ut nulli essent quam ut ubi essent potiùs expediret.

3 Ad secundum dicendum quùd peccato originali in futurs retributione non debetur poana sensus. Somme, IIIe part., question Ire, Art. 4.

4 Pélage, interrogé sur le sort des enfants morts sans baptême, répondait : « Je sais bien où ils ne vont pas, mais je ne sais pas où ils vont. » Aug. de peccat. orig. contre Pélag., Cap. 21.

 

tous les penseurs éminents qui, dans I'antiquité, se sont occupés de philosophie morale' ont réprouvé l'asservissement aux voluptés charnelles. En parlant de la curiosité humaine qui cherche à tout comprendre, l'évêque d'Hippone fait cette belle remarque que les mystères sont utiles dans les oeuvres de Dieu; expliquées, les oeuvres divines perdraient de leur grandeur, et l'homme cesserait de les admirer (1).

Nous avons vu tout à l'heure avec quelle énergie vraiment catholique Augustin repoussait l'idée de se mettre à la place de l'Eglise tout entière dans les combats pour la foi. Cette énergie se retrouve dans sa réponse à Julien, qui lui reprochait de soulever contre le pélagianisme l'opinion populaire, et d'avoir pour auxiliaire là multitude. Augustin fait observer que cela même condamné les pélagiens : la doctrine du péché originel est si universellement établie, que le peuple lui-même la connaît. Il était nécessaire que nul chrétien n'ignorât les mystères chrétiens, dans l'intérêt du salut des petits enfants. Augustin, se prononçant encore une fois contre la pensée d'un combat singulier, dit qu'il est simplement un de ceux qui travaillent à réfuter des nouveautés profanes. « Avant que je fusse né, ajoute-t-il, et avant que la foi m'eût fait renaître à Dieu, beaucoup de grandes lumières catholiques avaient prévenu et rejeté vos futures ténèbres... Cessez de vous moquer des membres du Christ, en les appelant des travailleurs de boutique (2); souvenez-vous que Dieu a choisi les faibles selon le monde, pour confondre les forts..... Ceux qui nous connaissent vous et moi, et qui connaissent la foi catholique, ne veulent rien apprendre de vous; mais plutôt ils prennent garde que vous ne leur enleviez ce qu'ils savent. Beaucoup d'entre eux non-seulement n'ont pas appris de moi , mais même ont appris avant moi ce que votre nouvelle erreur combat. Puisque donc je ne les ai pas faits ce qu'ils sont, et que je les ai trouvés associés à cette vérité que vous niez, comment puis-je être moi-même l'auteur de ce que vous croyez une erreur (3) ?»

Julien prétendait qu'Augustin avait changé d'avis sur la doctrine du péché originel, et

 

1 Et re vera haec est utilitas occultorum operum Dei, ne prompta, vilescant, ne comprehensa mira esse desistant. Livre VI, chap. 6.

2 Sellulariorum opificum.

3 Livre VI, ch. 8.

 

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qu'au commencement de sa conversion le fils de Monique avait pensé comme le fils de Mémorius. Le grand évêque lui répond que depuis sa conversion sa croyance sur ce point a toujours été la même, et le renvoie à ses ouvrages d'une date antérieure à son élévation au sacerdoce : il connaissait peu alors les saintes Ecritures, et n'avait fait que se conformer su sentiment de toute l'Eglise (1).

A la fin de ce sixième livre, qui termine avec tant de puissance l'ouvrage contre Julien, Augustin pense avoir répondu à tout; il croit que l'évêque pélagien en conviendra s'il n'est pas opiniâtre. Julien avait osé dire qu'il s'était placé dans les rangs des saints patriarches, des prophètes, des apôtres, des martyrs et. des prêtres; et les patriarches enseignent que des sacrifices sont offerts pour les péchés des petits enfants, parce que l'enfant d'un jour n'est pas lui-même exempt de souillure; et les prophètes disent qu'ils ont été conçus dans l'iniquité; et les apôtres, que le baptême en Jésus-Christ fait mourir au péché et vivre en Dieu , et les martyrs, que les enfants nés de la race d'Adam deviennent sujets à l'antique mort, et que le baptême efface non point. des péchés qui leur soient propres, mais des péchés d'autrui; enfin, les prêtres répètent que les hommes venus au monde par la voie de la chair subissent le mal du péché avant de jouir du bienfait de cette vie. Julien voulait donc entrer dans la société de ceux dont il combattait la foi ! « Vous vous trompez, mon fils, lui dit Augustin, vous vous trompez misérablement, vous vous trompez d'une manière détestable ; quand vous aurez vaincu l'animosité qui vous tient, vous pourrez alors tenir la vérité par laquelle vous serez vaincu. »

Que de vigueur et de verve dans ces six livres écrits par un homme qui commençait à sentir les rudes atteintes de la vieillesse ! Inflexible comme la vérité, Augustin ne laisse à Julien le profit d'aucune de ses divagations, de ses inexactitudes, le profit d'aucun de ses mensonges. Aussi grand parla dignité de son langage que par son éloquence et la forte abondance de ses idées et de ses preuves, il cloue n adversaire dans le cercle de la doctrine catholique. On entrevoit déjà la plaie profonde laite à l'orgueil de Julien, que la passion de je ne sais quelle triste gloire, bien plus que la passion du vrai, conduisit à cette polémique.

 

1 Livre VI, chap. 12.

 

Une fois engagé dans la lutte, plus rien ne lui coûta ; les inventions les plus absurdes déshonorèrent sa controverse et de belles qualités d'esprit. Julien s'armait de la calomnie comme on ceint le glaive des batailles. N'avait-il pas imaginé de montrer le vénérable Alype passant d'Afrique en Italie pour corrompre de ses présents les juges et les puissances catholiques, et s'en allant offrir aux grands de la cour impériale de nombreux coursiers engraissés aux dépens des pauvres sur le sol africain ? Ceux qui avaient rencontré Alype les mains vides, seul avec son zèle et sa pieuse fidélité, s'étonnaient de l'audace de Julien.

Au milieu de ces désordres et de ces rébellions dans le monde religieux, les fidèles étaient parfois troublés; on faisait la nuit autour d'eux; ils avaient de la peine à reconnaître leur chemin. Plis d'uni catholique dut souhaiter un petit ouvrage qui renfermât la doctrine à suivre et les devoirs à remplir. C'est ce que demanda à l'évêque d'Hippone le chef des notaires de l'Eglise de Rome, Laurentius, homme instruit et relie gieux. Dans sa lettre à Augustin, Laurentius lui exprimait le désir d'avoir un Manuel qui dît beaucoup de choses en peu de mots, qui lui marquât la conduite à tenir vis-à-vis des hérésies , et déterminât en quoi la raison marche avec la religion, en quoi elle se trouve trop faible pour la suivre. Laurentius voulait savoir quels étaient le commencement et la fin de nos espérances, quel était le véritable et premier fondement de la foi catholique. La réponse d'Augustin fut un livre que Laurentius devait toujours porter sur lui, ainsi qu'il l'avait désiré; ce fut une sorte de catéchisme, comme pouvait en faire un homme de génie.

Le culte de Dieu (1), c'est ce qui constitue la sagesse de Phomme. On doit servir Dieu par la foi, l'espérance et l'amour. Le Manuel d'Augustin eut donc pour but d'expliquer ce qu'il faut croire, ce qu'il faut espérer, ce qu'il faut aimer.

Ce Manuel ne renferme aucune idée qui n'ait passé sous nos yeux depuis le commencement de notre travail, et nous ne pouvons pas nous y arrêter; mais c'est un excellent abrégé de la doctrine chrétienne, un chef-d'oeuvre dans ce genre.

En ce temps où le mensonge joue un grand rôle dans les gouvernements humains, on aime à entendre l'auteur du Manuel nous dire :

 

1 Theosbeia.

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La parole a été établie, non pour que les hommes se trompent mutuellement, mais pour qu'ils découvrent les uns aux autres leurs pensées (1). »

En parlant de la résurrection générale, l'évêque d'Hippone détermine par la comparaison suivante la formation nouvelle de chaque corps : « Si une statue de métal soluble se fondait par le feu, était réduite en poudre ou remise en masse, et que l'ouvrier voulût la refaire avec la même matière, peu importerait quelle partie de la matière serait rendue à chaque membre de la statue, pourvu que la statue reprit tout le métal dont elle avait été composée : de même Dieu, ouvrier merveilleux et ineffable, rétablira promptement notre corps avec tous ses éléments; il n'importera point, pour sa formation nouvelle et entière, que les cheveux retournent aux cheveux, les ongles aux ongles, et due chaque parcelle qui aura péri se change en chair : il suffira que, grâce à la Providence du divin ouvrier, le corps reparaisse sans mauvaises disproportions (2). » Pour ce qui est des peines éternelles, Augustin admet la possibilité de mitigations (3).

Il est bon d'avertir que le Manuel à Laurentius n'a rien de commun avec un autre Manuel faussement attribué à l'évêque d'Hippone, et qui est l'oeuvre de Hugues de Saint-Victor.

Après le livre adressé au chef des notaires de l'Eglise de Rome, se présente un autre livre qu'on peut appeler une inspiration touchante, oeuvre d'un intérêt doux et triste, qui enseigne les devoirs des funérailles, le culte des tombeaux, et, en même temps, élève l'esprit bien au-dessus des régions du sépulcre : c'est le livre sur le Soin à donner aux morts (4), composé en réponse à une lettre de saisit Paulin de Nole. Augustin et Paulin, âmes tendres et d'une exquise sensibilité, devaient mieux que d'autres comprendre cette piété pour ceux qui ne sont plus, ce besoin d'être utile aux proches et aux amis, après même qu'ils ont disparu de la vie.

Une dame d'Afrique, Flora, qui était veuve, ayant perdu son fils au pays de Nole, avait prié saint Paulin de permettre qu'on l'ensevelît

 

1 Et utique verba propterea sunt instituta, non per quae se homines invicem fallant, sed per quae in alterius quisque notitiam cogitationes suas perferat.

2 Ch. 89.

3 Sed paenas damnatorum certis temporum intervallis existiment,

si hoc eis placet, aliquatenus mitigari. Chap. 112.

4 De cura pro mortuis gerenda. Liber unus.

 

dans une église; une autre mère avait obtenu que le corps de son fils, appelé Cynégius, reposât dans la basilique de Saint-Félix, à Nole. A cette occasion, Paulin écrivit à l'évêque, d'Hippone pour lui demander s'il pouvait servir de quelque chose à un mort d'être enterré dans une église; il pensait, quant à lui, que. les soins de ses parents religieux et fidèles ne devaient pas être inutiles, et que la coutume universelle de l'Eglise de prier pour les: morts ne pouvait pas être vaine. La réponse; d'Augustin fut admirable.

L'évêque d'Hippone commença par dissiper; un doute de saint Paulin fondé sur ce passage de l'Apôtre : « Nous paraîtrons tous devant le tribunal du Christ, pour que chacun soin jugé selon les choses qu'il a faites par sont corps, soit le bien, soit le mal. » Ces paroles de saint Paul établissent la nécessité des oeuvres personnelles pour mériter ou démériter aux; yeux de Dieu; on ne saurait en conclure l'inutilité de la prière pour les morts; elles prouvent seulement que le pieux souvenir donné aux trépassés ne leur profitera qu'autant qu'ils, l'auront mérité durant leur vie.

Augustin rappelle que les livres des Macchabées (1) parlent d'un sacrifice pour les morts. Si rien de pareil ne se rencontrait dans les antiennes Ecritures, ce ne serait pas peu de chose que la coutume du prêtre catholique priant il l'autel pour les trépassés. Nous laisserons aux païens la croyance que les âmes qui n'ont pas reçu les honneurs de la sépulture ne passent point le sombre fleuve; la sépulture du corps: ne fait rien à la destinée de l'âme : que de corps de chrétiens la terre n'a point couverts ! Ces fidèles n'auront pas perdu le ciel pour cela; Dieu, qui remplit la terre de sa présence, saura bien trouver et ressusciter les corps perdus à travers l'espace. Les obsèques solennelles sont plutôt des consolations pour les vivants que des secours pour les morts; les funérailles du pauvre couvert d'ulcères, emporté par à anges dans le sein d'Abraham, sont plus illustres devant Dieu que les pompeuses funérailles du mauvais riche et le marbre de son monument. Mais si la destinée de l'âme humaine n'est point soumise au soin qu'on prend du corps après le trépas, il faut se garder de mépriser les corps des morts, vases et organes de l'esprit pour toutes les bonnes oeuvres. Le vêtement, l'anneau paternel est cher aux

 

1 II, XII, 43.

 

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enfants : combien doivent être plus chers les corps, ces restes qui, durant la vie, ont appartenu plus étroitement à des parents aimés ! Le corps est plus qu'un ornement de l'homme, il fait partie de sa propre nature. Tobie fut agréable à Dieu en ensevelissant les morts. Le Sauveur loue d'avance la sainte femme qui devait répandre sur ses membres ressuscités un parfum précieux ; et l'évangéliste saint Jean loue ceux qui s'étaient occupés de l'ensevelissement du divin Maître. Le dogme de la résurrection future place sous la providence de Dieu le corps de ceux qui ne sont plus.

S'il y a une sorte de religion pour l'ensevelissement des morts, le lieu de leur sépulture ne saurait être indifférent. En les plaçant sous le patronage d'un saint, on a des occasions de songer à lui recommander ceux qu'on aime. La magnificence d'un monument a pour but de retracer plus vivement une image chérie ou vénérée ; la basilique d'un martyr qui abrite des dépouilles bien chères invite à l'affectueuse oraison. L'Eglise, comme une tendre mère, prie pour tous les morts, sans les nommer, afin de réparer l'oubli de ceux qui négligent leurs devoirs envers les proches ou les amis. Nul n'a jamais haï sa chair, dit l'Ecriture, et c'est cet amour de la chair qui inspire le désir qu'on prenne soin de notre sépulture; nous avons peur que quelque chose ne manque à notre corps après la mort. Les martyrs, vainqueurs de cet amour de la chair, ne songeaient point à leur sépulture; les fidèles y songeaient pour eux, et, après le supplice, s'attristaient de ne pouvoir rendre les derniers devoirs aux confesseurs de la foi. Pourquoi, dit Augustin, pourquoi le roi David bénit-il ceux qui donnèrent la sépulture aux ossements arides de Saül et de Jonathas ? C'est que la piété avait ému leurs coeurs, et qu'ils accordaient ce qu'ils désiraient pour eux après leur mort. Augustin parle ensuite des apparitions des morts dans nos rêves et aussi des apparitions des vivants.

Voilà toute la fleur de ce livre qui achevait d'établir dans le monde catholique un mystérieux commerce inconnu à l'antiquité , le commerce des vivants avec les morts, à l'aide de la prière. Par là le temps et l'éternité se touchent, le monde visible et le monde invisible conversent ensemble : comme il nous appartient de soulager encore ceux qui sont sortis de la vie, nous triomphons en quelque sorte du trépas, et nous pouvons dire à la mort : Où est ton aiguillon ? où est ta victoire ?

 

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