CHAPITRE XXXI
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CHAPITRE TRENTE-UNIÈME. Les mœurs et les habitudes de saint Augustin.

 

Jusqu'ici, tout en poursuivant l'étude des œuvres et du génie de ce grand homme, nous n'avons pas négligé ce qui pouvait servir à faire connaître l'homme lui-même. Dans la correspondance et les livres du pontife, qui ont passé sous nos yeux depuis le commencement de notre oeuvre, nous n'avons jamais manqué de reproduire ces traits et ces détails , vrais rayons de lumière, à l'aide desquels nous découvrons dans sa réalité vivante l'admirable figure d'Augustin. Maintenant nous mettrons notre lecteur face à face avec le grand évêque; ce chapitre sera pour lui comme un repos au milieu de ces hautes questions qui vous tiennent toujours en haleine ; c'est un travail que de suivre Augustin dans ses pensées, c'est une paisible halte que de voir comment il vivait. L'imagination donne des proportions idéales aux grands hommes, et surtout aux grands hommes qui furent des saints; elle croit les voir flotter entre ciel et terre, n'aspire à connaître d'eux que leur parole, et se les représente comme des archanges voyageurs : il y a comme un intérêt inattendu dans la peinture des moeurs et des habitudes d'un homme tel qu'Augustin.

Le visage étant le miroir de l'âme et du génie, nous voudrions parler du visage de l'évêque d'Hippone ; mais nous ne savons rien là-dessus; le biographe du pontife, Possidius, qui vécut quarante ans dans son intimité, ne nous dit pas un mot de sa figure. C'était la chose dont les saints s'occupaient le moins. Malgré le silence absolu de tous les monuments contemporains, l'image d'Augustin est venue jusqu'à nous par une tradition dont il serait difficile de préciser l'origine; on l'a empruntée à des tableaux ou peintures d'antiennes églises de Rome, de Venise et de Constantinople. Il y a dans ce portrait plus de convention que d'exactitude, mais il mérite le respect qui s'attache aux choses accréditées à travers les siècles. On nous permettrait cependant de ne pas enchaîner notre pensée à ce (167) type convenu, si nous n'y trouvions point ce que nous cherchons dans un portrait d'Augustin.

Nous avons trop longtemps vécu par l'intelligence avec le pontife d'Hippone pour ne pas lui avoir donné une figure. Il nous est donc souvent apparu avec la robe noire et le capuchon des cénobites d'Orient, la tête rasée en couronne à la manière des moines, et portant une longue barbe comme les religieux d'Asie ; les rides qui avaient été creusées de bonne heure sur son large front attestaient les méditations profondes; le feu du génie, tempéré par une expression de bonté , étincelait dans ses yeux; la bienveillance la plus tendre adoucissait l'âpreté de sa figure africaine, qui offrait un constant mélange de douceur, de gravité et de recueillement. Augustin devait avoir de la maigreur dans les traits, car il fut délicat toute sa vie; l'ardente continuité du travail semblait soutenir la fragilité de ses jours.

Possidius nous apprend que les vêtements, la chaussure et le lit 'd'Augustin n'étaient ni trop soignés ni trop négligés (1) ; l'évêque d'Hippone, ajoute le pieux biographe, tenait le milieu, ne penchant ni à droite ni à gauche. On avait dit la même chose de saint Cyprien. Cette manière de vivre était conforme. aux idées de l'illustre solitaire de Bethléem; dans sa lettre à Nepotianus, si remplie d'excellents conseils pour les moines et les clercs, saint Jérôme disait : « Evite de porter les habits sombres comme des habits éclatants; il faut éviter également la parure et la saleté, parce que l'une sent la mollesse, l'autre la vaine gloire. Ce qui est louable , ce n'est pas d'aller sans vêtements de lin, c'est de ne pas avoir de quoi en payer le prix. » Saint Honorat, le fondateur du monastère de Lérins , recommandait le même milieu dans l'usage des choses humaines. Les fidèles d'Hippone offraient à leur évêque des vêtements plus riches que ses vêtements ordinaires; le pontife refusait de les porter, et annonçait en chaire que toutes les fois qu'il recevrait des dons semblables, il les vendrait au profit des pauvres. Il ne voulait accepter que ce qui pouvait servir à tous ses frères do la communauté; il ne souffrait pas que son costume différât de celui d'un simple prêtre, d'un diacre et d'un sous-diacre. « Peut-être, disait-il dans ses sermons, est-il permis à un évêque de porter un vêtement de prix,

 

1 Nec nitida nimium nec abjecta plurimum.

 

mais cela ne convient point à Augustin, qui est pauvre et né de parents pauvres. Voulez-vous qu'on dise que j'ai trouvé dans l'Eglise le moyen de me vêtir plus richement que je n'aurais pu le faire chez mon père ou dans ma vie du siècle? cela me couvrirait de honte... Si l'on souhaite que je porte les vêtements qui me sont donnés, donnez-m'en qui ne me fassent point rougir ; je vous l'avoue, un habit précieux me fait rougir; il ne convient pas à mon état, à l'obligation que j'ai de prêcher, il ne convient pas à un corps cassé de vieillesse, et à ces cheveux blancs que vous me voyez. »

Une vierge nommée Sapida avait fait de ses mains une tunique pour son frère Timothée, diacre de l'Eglise de Carthage. Timothée était mort sans avoir pu se servir de ce vêtement. Sapida livrée à la douleur, souhaita comme sa meilleure consolation que le vénérable Augustin daignât accepter et porter la tunique destinée à son frère. Le saint ami de Dieu se rendit aux veaux de la vierge africaine; mais, dans la touchante lettre (1) qu'il écrivit à Sapida, il l'engageait à demander aux livres saints et à la foi chrétienne des consolations plus efficaces pour dissiper les nuages de la tristesse, dont l'infirmité humaine avait rempli son coeur.

Augustin, par-dessus le linge et la tunique de laine, portait un vêtement qu'il appelle birrhus, et qui était une sorte de manteau. L'évêque d'Hippone, comme tous les frères de sa communauté, se lavait le visage tous les jours.

La maison épiscopale d'Hippone était comme un monastère où des clercs vivaient avec le même costume, la même loi, les mêmes revenus.

On ne pouvait, sans renoncement à tout bien, trouver place dans la communauté ecclésiastique.  Il arriva qu'un prêtre de la communauté, appelé Janvier, révéla à son lit de mort une violation de cette loi de la pauvreté; il avait anis de côté une somme d'argent, tout en vivant dans la communauté d'Augustin; près de quitter la terre, Janvier voulut faire l'Eglise d'Hippone héritière de son petit trésor; mais Augustin refusa le legs. Il prononça à cette occasion deux sermons (2) fort curieux sur la

 

1 Cette lettre est de selles dont la date n'est pas connue ; c'est la 263e dans l'édition des Bénédictins. Cette lettre est pleine de consolations religieuses pour ceux dont l'âme est en deuil par les coups de la mort.

2 serm. 355 et 356.

 

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Vie et les Moeurs de son clergé: c'est une peinture de l'esprit et des habitudes de la communauté ; le saint évêque ne crut pas devoir taire la faute de Janvier. Dans le premier sermon prononcé avant l'Epiphanie, il déclara au peuple que, voulant laisser à ses ecclésiastiques le choix du genre de vie, il leur permettait de reprendre leur liberté ; l'évêque ajoutait qu'après l'Epiphanie, il informerait le peuple des diverses décisions qui seraient prises. Au temps marqué, Augustin, dans un second sermon, annonça que tous les ecclésiastiques de sa communauté voulaient continuer à vivre comme les premiers chrétiens à Jérusalem, et qu'ainsi donc, parmi eux, la loi de la pauvreté serait sévèrement maintenue. L'évêque devait effacer du nombre des clercs le possesseur d'un bien quelconque. « Celui que j'aurais condamné de la sorte, disait Augustin, qu'il en appelle à mille conciles contre mon jugement, qu'il et aille, s'il veut, au delà des mers porter ses plaintes contre moi; quoi qu'il fasse, j'espère de la divine assistance qu'il ne sera point reçu comme ecclésiastique partout où j'aurai le pouvoir d'évêque. Ils ont tous souscrit de bon coeur à la règle que j'ai établie; j'attends de la puissance et de la miséricorde de Dieu qu'ils s'y conformeront avec une entière fidélité. » En terminant son discours, Augustin fait sentir combien il est dangereux de médire des serviteurs de Dieu; c'est ainsi qu'il appelle les prêtres. Les calomnies ajouteront aux futures récompenses des serviteurs de Dieu, mais quel châtiment sera réservé aux calomniateurs ! « Nous ne voulons pas profiter de votre malheur, dit Augustin aux fidèles, nous ne voulons pas avoir de grandes récompenses aux dépens de votre salut; puissions-nous n'obtenir qu'une moindre gloire dans le royaume de Dieu, et vous y avoir pour compagnons ! »

On retrouve toute l'heureuse simplicité des moeurs des premiers âges de l'Eglise, dans cette manière de rendre compte au peuple de la conduite du clergé. Cela est bien touchant et bien chrétien. L'évêque informait le peuple de toute chose : quand un nouveau prêtre entrait dans la communauté, le peuple le, savait; si ce prêtre était de naissance illustre, Augustin s'empressait d'annoncer que le nouveau venu était entré pauvre dans la vie commune de la maison épiscopale. Les deux sermons cités plus haut nous font assister aux plus intimes détails de la vie ecclésiastique à Hippone. Ici, nous voyons le prêtre Leporius qui avait des biens, mais qui s'était hâté d'en disposer dans des vues de charité chrétienne : là, c'est le prêtre Barnabé qu'on accusait d'avoir acheté une terre et fait des dettes pendant qu'il était économe de la demeure épiscopale; le diacre Sévère, qui avait perdu la vue sans perdre pour cela la lumière intérieure et spirituelle, eut le désir d'appeler de loin près de lui sa mère et sa soeur; il acheta pour elles une maison qui fut payée, non pas avec son argent, mais avec de pieuses générosités. Il paraît que la mère et la soeur de Sévère n'arrivèrent point; Augustin dit au peuple que Sévère s'en est remis à lui pour disposer de cette maison; il parle aussi de quelques pièces de terre que celui-ci possédait dans son pays, et du saint usage que Sévère voulait en faire. Un diacre, avant d'entrer dans la communauté, avait acheté, du fruit de son travail, quelques esclaves : « Ce diacre, dit Augustin au peuple, va mettre aujourd'hui ses esclaves en liberté devant vous, par l'autorité de l'évêque. »

Entre le clergé et le peuple catholique d'Hippone, tout se passait en famille, comme on vient de le voir; cette surveillance exercée par les fidèles sur chaque membre du corps clérical, cette habitude de contrôle, qui prenait sa raison dans le sentiment des intérêts religieux, se produisaient sans inconvénient au milieu d'un peuple tendrement et profondément dévoué à son évêque; mais, en d'autres situations, cette immixtion dans les affaires ecclésiastiques pouvait amener des désordres; et c'était là un des vices de l'organisation de l'Eglise africaine. Le peuple regardait Augustin comme le dépositaire de sa confiance : le grand évêque ne craignait pas de descendre aux plus minutieuses explications. Il allait au-devant de tout, ne cachait rien, et ses comptes rendus servaient toujours à faire éclater sa droiture. Rien de plus humble que la table d'Augustin et de ses compagnons : des herbes et des légumes composaient leur repas; on buvait da vin, mais toujours avec modération. On servait

 

1 C'est ici le lieu de dire un mot d'un passage des Confession saint Augustin qui a été fort diversement entendu. Au livre X, chapitre 31 des Confessions, saint Augustin dit avec son humilité accoutumée : Ebrietas longe est a me : misereberis ne appropinquet mihi Crapula autem nonnunquam surrepit servo tuo : misereberis ut longe fiat a me. Par une interprétation inexacte de crapula, Pierre, dans un ouvrage publié à Utrecht, en 1689, crut pouvoir avancer  que le saint docteur buvait quelquefois une assez grande quantité de vin, mais qu'il avait la tête forte pour le porter, et que jamais il n'en perdait l'usage de la raison. Une telle assertion révolta tous les hommes graves et de bonne foi : Bayle seul, dans son Dict. crit. (art. Saint Augustin), a pu incliner vers l'opinion de Pierre Petit. Le président Cousin, l'auteur de la Réfutation des critiques de Y. Bayle sur saint Augustin (Paris, 1732, in-4°), Arnauld d'Andilly, le savant traducteur des Confessions, et plusieurs autres auteurs, ont vu dans le mot crapula, le plaisir de manger et de boire, ou l'excès du manger. Ce dernier sens, conforme au passage de saint Luc (XXI, 34) : Non graventur corda vestra in crapula et ebrietate, nous paraît reproduire avec le plus de vérité la pensée de l'évêque d'Hippone. Ce grand homme, si humble, si sobre, si austère, s'accuse d'avoir mangé parfois un peu au delà du besoin de la nature. Nous avons trouvé, au sujet de l'interprétation de ce passage , une très-bonne lettre à dom Remi Ceillier à la fin du douzième volume du savant bénédictin.

 

 

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de la viande lorsqu'il y avait des étrangers ou des malades. Augustin avait dit dans ses Confessions : « Je ne crains pas l'impureté des mets, mais l'impureté du désir (1). » Les vases, urnes, ustensiles de la table, étaient en bois, en terre cuite ou en marbre. On ne se servait que de cuillers d'argent. Augustin aimait mieux à table une conversation grave, des discussions intéressantes, que le plaisir de manger ou de boire. Les malins propos de table lui paraissaient détestables; il avait proscrit la médisance et fait graver sur sa table le distique suivant :

 

Quisquis amat dictis absentum rodere vitam ,

Hanc mensam velitam noverit esse sibi (2).

 

Augustin priait ses convives de s'abstenir de paroles inutiles, de discours moqueurs et de tout ce qui pouvait blesser la charité. Il pensait avec son ami de Bethléem, gaze personne ne dit le mal à celui qui n'écoute pas, que la flèche ne pénètre jamais dans la pierre, et que parfois elle revient frapper l'homme qui l'a lancée (3). Il lui arriva de reprendre vivement des évêques de ses amis, qui avaient oublié ou blâmé sa leçon sur ce point. On l'entendait dire avec émotion qu'il fallait alors effacer les deux vers; ou bien il menaçait de quitter la table pour regagner sa chambre. Possidius avait plus d'une fois assisté à des scènes de ce genre.

Les Africains prenaient facilement Dieu à témoin dans leurs conversations; Augustin lui-même , dans les premiers temps de sa vie chrétienne, eut quelque peine à perdre l'habitude d'assurer par serment. Devenu évêque , il fit mettre en pratique les préceptes du livre de l'Ecclésiastique (4) sur ce point, et défendit à ses clercs de jurer, même à table, de peur

 

1 Livre X, chap. 31.

2 Celui qui aime à déchirer par ses paroles la vie des absents, qu'il sache que cette table lui est interdite.

Quelques versions portent indignam au lieu de vetitam, mais indignam nous a paru n'avoir pas de sens.

3 Lettre de saint Jérôme à Nepotianus.

4 Chap. 23.

 

qu'un petit jurement ne conduisît au parjure. Une peine accompagnait la violation de cette défense; c'était la privation du vin à dîner.

Le saint évêque reprochait avec une douceur extrême les fautes contre la discipline ou la règle. Il épuisait tous les degrés de la tolérance, ayant pour principe de ne pas pousser le coeur à de mauvaises excuses. S'il avait quelque observation à adresser à un de ses frères, il lui parlait à part; s'il ne parvenait pas à le ramener, il chargeait un ou deux frères d'éclairer son esprit; lorsque ceux-ci n'étaient pas écoutés, on employait l'Eglise, c'est-à-dire le corps clérical d'Hippone, et si le coupable méconnaissait la voix de l'Eglise, il était assimilé à un païen et à un publicain. Augustin disait qu'il fallait pardonner non pas sept fois, mais soixante-dix fois sept fois, au coupable qui se repentait.

Tous les saints ont redouté les femmes, et semblent avoir particulièrement médité les paroles de l'Ecclésiaste, qui comparent la femme au filet des chasseurs, son coeur à un piège, ses mains à des chaînes (1). Le vieux Jérôme, qui avait eu tant de peine à chasser de sa cellule les dangereuses images de Rome, disait à Nepotianus : « Que des pieds de femmes ne passent jamais ou bien rarement le seuil de ton humble demeure. Que toutes les jeunes filles et les vierges du Christ te soient également inconnues ou également chères. N'habite point avec elles sous le même toit, et ne te fie point à ta chasteté passée. Tu ne peux être ni plus saint que David, ni plus sage que Salomon. Souviens-toi toujours que ce fut la femme qui fit chasser le premier hôte du Paradis. Si tu es malade, qu'un saint frère t'assiste, ou bien ta soeur, ou ta mère, ou une autre femme d'une vertu éprouvée aux yeux de tous. Si tu n'as pas des proches de ce genre ou des personnes d'une chasteté connue, l'Eglise nourrit beaucoup de femmes âgées qui te rendront cet office et recevront de toi le prix de leurs soins, de manière que tu trouveras dans ta maladie même le mérite de l'aumône. Je connais des clercs qui ont

recouvré la santé du corps et commencé à perdre celle de l'âme, etc., etc. »

Augustin, qui avait passé par le péril, en avait gardé une grande terreur. Nul saint personnage n'a poussé la prudence jusqu'à une plus extrême sévérité. Jamais femme ne

 

1  Livre de l'Ecclésiaste, chap. 7, vers. 27.

 

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demeura dans la maison de l'évêque d'Hippone, pas même sa sueur, veuve consacrée à Dieu, et qui dirigea jusqu'à sa mort une communauté de religieuses; il traita de la même manière ses nièces, qui avaient embrassé la vie monastique. Les décrets des conciles permettaient à Augustin d'avoir sous son toit sa soeur et ses nièces, et lui-même avouait qu'elles auraient pu rester chez ,lui sans éveiller la perversité humaine; mais les visites des femmes du dehors, qu'elles n'eussent pu manquer de recevoir, auraient peut-être offensé les faibles. C'était toujours après de longues instances que des femmes obtenaient d'arriver auprès d'Augustin pour d'importantes affaires; il ne les recevait qu'en présence de plusieurs clercs. L'évêque d'Hippone ne parla jamais à une femme sans témoin.

La chambre d'Augustin restait ouverte comme celle d'Ambroise; elle était comme une image de son âme, toujours ouverte à ceux qui cherchaient la vérité ou des consolations. Quelquefois la profondeur de la méditation l'enlevait à la terre. La tête inclinée, il ne voyait et n'entendait plus rien autour de lui. Nous raconterons une anecdote (1) dont l'exactitude n'est pas incontestable , mais qui peint trop bien les moeurs du temps pour être écartée de ce travail. Une femme d'Hippone, faussement accusée, avait eu la pensée d'aller trouver le pontife; après avoir franchi le seuil de la maison épiscopale, elle se rendit dans la chambre d'Augustin; elle parut devant lui dans l'attitude du recueillement et du respect, et lui adressa quelques paroles pleines d'humilité. Augustin, plongé dans l'étude et la contemplation, ne répondit pas à la suppliante, et ne tourna pas même la tête; la femme d'Hippone attribuait cette immobilité silencieuse à une pieuse réserve , et crut devoir déclarer à l'évêque le motif de la démarche qu'elle avait osé entreprendre; mais l'évêque demeura muet. Sortie sans consolation de la maison épiscopale, la pauvre femme résolut de chercher Augustin à l'église, le lendemain; à l'heure marquée, elle le vit à l'autel remplissant les fonctions sacrées , et assista au saint sacrifice avec une piété profonde. Au moment solennel de l'élévation, elle fut ravie en esprit devant le trône de l'adorable Trinité, et là elle reconnut Augustin, le front baissé et cherchant à sonder le mystère du Dieu en trois

 

1 Vie de saint Augustin, par Lancilot.

 

personnes; une voix lui dit alors: Hier, quand tu as voulu consulter Augustin, il se trouvait enlevé dans la contemplation de la Trinité sainte; tandis que tu lui parlais, son esprit était absent de sa chambre, voilà pourquoi il ne t'a pas répondu et ne s'est point aperçu de ta présence; retourne chez lui et tu le trouveras bon et compatissant. —  Ainsi parlait la voix du ciel , et la femme d'Hippone reprit bientôt le chemin de la maison épiscopale, d'où elle sortit consolée.

A l'exemple du grand Apôtre, Augustin ne visitait que les orphelins et les veuves livrées à la douleur. Il se rendait en toute hâte auprès des malades qui lui faisaient demander des prières ou l'imposition des mains. Il fallait d'urgentes nécessités pour qu'il se décidât à visiter des monastères de femmes. L'évêque d'Hippone recommandait comme excellentes les règles de saint Ambroise, pour la vie et les moeurs des prêtres. Il ne pensait pas qu'un prêtre dût se charger de négocier des mariages, de peur de l'exposer aux malédictions des époux, dans le cas où leur union ne serait pas heureuse. Selon lui , le prêtre ne devait engager personne au métier des armes, à cause des calamités de la guerre; il ne devait pas accepter une place à des festins dans son pays , afin de mieux garder ses habitudes de tempérance. Il est une parole du grand évêque de Milan, que notre docteur rappelait souvent saint Ambroise approchait de sa fin; des fidèles rassemblés autour de son lit, le voyant près de s'en aller à Dieu, pleuraient, gémissaient et demandaient au pontife mourant d'implorer lui-même du Seigneur une prolongation de ses jours; Ambroise leur répondit : « Je n'ai point vécu de telle sorte que j'aie honte de rester au milieu de vous; mais je ne crains pas de mourir, parce que nous avons un bon maître. » Notre Augustin, devenu vieux, dit Possidius, admirait et louait ces paroles limées et pesées: elimata et librata. Il citait aussi un autre mot d'un évêque de ses amis, à qui il restait peu de temps à vivre. L'évêque malade lui avait fait signe de la main qu'il allait sortir de ce monde; Augustin lui répondit qu'il pouvait vivre encore : « Si je ne devais jamais mourir, ce serait bien, lui répliqua le pontife malade; mais puisqu'il faut mourir, pourquoi pas maintenant (1)? »

 

1 Si nunquam, bene; si aliquando, quare non modo? Possidius, Vit. S. August.

 

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Lorsqu'il se commettait des injustices dans je pays soumis à sa direction spirituelle , Augustin ne gardait pas le silence ; nous avons une lettre (1) d'une sévère énergie , écrite au seigneur Romulus qui voulait faire payer deux fois ses tenanciers ; il lui exprime sa douleur de voir un chrétien se jouer ainsi des lois de l'équité , et le menace de la terreur du dernier jugement. On sait que dans les premiers siècles de l'Eglise les affaires des particuliers étaient portées devant les évêques. Augustin aimait mieux juger des inconnus que des amis. Il jugeait souvent jusqu'à l'heure du dîner; parfois même il n'en dînait pas , et passait la journée entière à écouter les plaintes , à concilier les intérêts. Il réprimandait en présence de tout le monde , pour inspirer la crainte de mal faire. Que de jours enlevés ainsi à ses travaux si importants ! Et si l'on considère les nécessités des devoirs épiscopaux, le temps passé en voyages en Afrique pour le bien de l'Eglise , on se demande comment il a pu se faire qu'Augustin, depuis l'âge de trente-deux ans jusqu'à l'âge de soixante-seize ans où il mourut, ait composé un nombre si prodigieux d'ouvrages ! Possidius a pu dire que l'évêque d'Hippone a tant dicté ou tant écrit, qu'à peine un lecteur studieux serait capable de tout lire et de tout connaître. On peut soutenir que nul homme ne sut aussi bien employer le temps; il n'en a point passé la moindre parcelle sans fruit. On s'expliquerait peut-être le nombre surprenant de ses productions , en songeant qu'aucune parole inutile ne sortait de la bouche d'Augustin, qu'il ne parlait qu'en vue d'une question à résoudre, d'une difficulté à éclaircir, d'une vérité à faire connaître, ou bien en vue de rendre meilleur et plus chrétien le troupeau confié à sa gardé , et que tout ce qu'il disait était recueilli: les écrits d'Augustin, pendant quarante ans , furent, jusqu'à un certain point; toute sa conversation.

Ainsi qu'on a pu le voir déjà, les goûts de l'évêque d'Hippone le portaient peu aux soins temporels. Il aurait voulu être débarrassé de l'administration des biens de l'Eglise , et aurait préféré vivre des aumônes et offrandes des fidèles. Les revenus de son siège étaient partagés entre sa communauté et les pauvres de la ville; il réalisait autant qu'il pouvait cette belle parole de saint Jérôme: «La gloire de l'évêque, c'est de subvenir aux besoins

 

1 Lettre 247.

 

des pauvres (1). » Augustin confiait à des clercs capables la direction temporelle de la maison épiscopale. Possidius nous dit que le grand évêque n'avait jamais en main ni clef ni anneau , ce qui signifie qu'il n'était possesseur de rien , qu'il ne recevait et ne distribuait rien lui-même. A la fin de chaque année , on mettait sous ses yeux l'état des revenus et des dépenses; il s'en rapportait à ce qu'on lui disait et ne cherchait pas à se rendre compte de l'emploi des fonds. Augustin ne voulut jamais acheter ni maison , ni champ, ni villa. Il autorisait les donations qu'on désirait faire à l'Eglise d'Hippone ; Possidius nous apprend toutefois qu'il lui vit refuser plusieurs héritages : ce n'est pas que le pontife crût alors les pauvres de son église à l'abri du besoin; seulement il lui semblait plus équitable que les fils, les parents ou les alliés des morts restassent en possession de ces héritages. Il ne recherchait pas les donations, mais il lui semblait impie qu'on revînt sur une donation une fois faite. Un riche citoyen d'Hippone, qui s'était fixé à Carthage, avait offert un bien à l'église de sa ville natale , se réservant l'usufruit durant sa vie; il avait envoyé à Augustin les tablettes ou l'engagement de sa donation; le saint évêque , en acceptant ce don, félicita le citoyen d'Hippone de s'être souvenu de son salut éternel. Quelques années après, voilà que cet homme charge son fils de lettres qui demandaient l'annulation de l'engagement et réclamaient le bien au profit de ce fils: il se bornait à se réserver cent pièces d'or pour les indigents. Ce changement de résolution affligea Augustin ; ce qui l'attristait, ce n'était pas la perte de ce revenu, mais l'idée qu'un chrétien pût se repentir ainsi d'une bonne couvre. Il se hâta de rendre les tablettes de la donation qu'il n'avait ni sollicitée ni désirée, et rejeta l'offre des cent pièces d'or, en faisant sentir au coupable la gravité de sa faute.

Les legs avant la mort lui paraissaient préférables pour l'honneur de l'Eglise. Il pensait que les legs- devaient être faits de pleine et libre volonté. L'évêque d'Hippone n'allait pas jusqu'à défendre aux clercs d'accepter ce qui avait été l'objet de quelques sollicitations, mais lui-même ne l'acceptait pas. Les possessions de l'Eglise n'étaient pas pour lui un sujet d'amour et de préoccupation ; attaché à de plus grandes choses, c'est à peine s'il descendait parfois des

 

1 Lettre à Nepotianus.

 

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hauteurs des pensées éternelles pour prêter l'oreille aux bruits d'ici-bas La recherche des vérités divines, dit Possidius, les écrits sur les vérités trouvées, la correction de ses ouvrages, occupaient uniquement Augustin. Il travaillait le jour et méditait la nuit. Semblable à la soeur de Marthe, il demeurait aux pieds du Seigneur, l'oreille attentive à sa parole. Ce grand homme gardait son esprit entièrement libre de tout souci temporel. Quand l'Eglise manquait d'argent, il l'annonçait aux fidèles, leur disant: Je n'ai plus rien pour les pauvres. Il lui arriva de faire briser et fondre , pour les captifs et les indigents, les vases du service divin. Quelques censeurs le lui reprochaient, ce qui n'empêchait pas Augustin de regarder sa conduite en des cas pareils comme oeuvre de justice. Il pouvait s'appuyer d'ailleurs sur l'imposante autorité de saint Ambroise. Empêcher les pauvres de mourir de faim, racheter les captifs, acheter des terres où puissent reposer les restes des chrétiens, voilà les trois cas pour lesquels' l'évêque de Milan permet qu'on brise et qu'on fonde les vases sacrés. Saint Ambroise disait qu'il aimait mieux sauver au Seigneur des âmes que de l'or. « La parure de nos cérémonies, ajoutait-il , c'est le rachat des captifs; les véritables vases précieux sont ceux qui délivrent les âmes de la mort; le vrai trésor du Seigneur est celui qui opère ce qu'a opéré son propre sang. » Le Moyen Age catholique, aux jours du besoin, ne craignit pas de suivre les exemples d'Ambroise et d'Augustin. « O vanité des vanités ! » s'écriait une éloquente voix de cette époque; « l'Eglise brille dans ses murailles, elle a besoin dans ses pauvres (1) ! »

Augustin, dont le bonheur était de penser, de méditer, de creuser les mystères du temps et de l'infini ; eût mieux trouvé sa place dans la solitude qu'au milieu des devoirs de l'épiscopat, et ces devoirs, pourtant, nul ne sut mieux les remplir ! Les hôtes pieux du désert lui faisaient envie. Lorsqu'il visitait des monastères, il parlait aux cénobites des félicités

 

1 Bernard, Apolog. à Guillaume, abbé.

 

de leur vie, s'étendait avec complaisance sur la tranquille liberté de leur pensée, les invitait à persévérer, à ne pas se retourner comme l'épouse de Loth, à combattre jusqu'au bout sur la terre pour mériter la couronne des jours éternels. Le pontife d'Hippone nous a fait connaître lui-même son goût pour le travail des mains (1), et la joie qu'il aurait eue à partager sa vie entre les labeurs manuels et l'étude. Ce goût s'explique et caractérise, à notre avis, les génies simples et complets. Le travail des mains est l'exercice du corps , comme l'étude est l'exercice de l'intelligence : le corps a sa dette à payer comme l'esprit, et tous les deux: se délassent l'un par l'autre en remplissant alternativement leur destinée.

L'humilité d'Augustin prenait quelquefois: les formes les plus touchantes. Dans une de ses homélies (2), il conjurait les fidèles de lui pardonner si, au milieu des soins et des agitations de l'épiscopat , il avait montré quelque sévérité ou commis quelque injustice. «Souvent dans les lieux étroits , dit-il en termes charmants, la poule foule, mais non pas de tout le poids de son pied , ses petits qu'elle réchauffe, et ne cesse pas pour cela d'être mère. »

D'après cela, on ne s'étonne point que son auditoire ait été tant de fois attendri jusqu'aux larmes. Bien souvent Augustin lui-même laissait échapper des pleurs ; sa sensibilité était, extrême; Dieu seul avait pu suffire à son immense besoin d'aimer. Les émotions naissaient dans son âme pour mille sujets qui trouvaient les autres hommes froids ou indifférents. On se rappelle les larmes d'Augustin au bruit du chant religieux dans la basilique de Milan. Un coeur merveilleusement tendre et une vive imagination concouraient à éveiller en lui des impressions infinies dont il était saisi jusqu'au fond des entrailles.

Voilà quelques traits de la physionomie morale du grand homme dont nous avons entrepris de suivre les traces sur la terre.

 

1 Serm. 339. — 2 Homél. 24.

 

 

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