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CHAPITRE CINQUIÈME. Suite des livres de l'ordre. —  Le livre de la Vie bienheureuse. —  Les deux livres des Soliloques. —  Le livre de l'Immortalité de l'âme. —  Correspondance. (386.)

 

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Alype et Navigius sont de retour à Cassiacum. Un matin, le soleil se lève dans toute sa magnificence; la beauté du ciel est accompagnée d'un air aussi doux que puisse l'offrir l'hiver en Italie. Augustin et ses amis descendent à la prairie; Monique est avec eux. Les voilà tous assis au pied de l'arbre qui a tant de fois entendu les paroles de ces jeunes et pieux chercheurs des vérités immortelles.

On examine la question de savoir ce que c'est que d'être avec Dieu. Augustin avait dit ; celui-là est avec Dieu, qui le connaît. Licentius avait soutenu que ce qui est avec Dieu est dans un repos inaltérable. L'esprit qui comprend Dieu ne perdra pas son repos, parce qu'il sera lié à un corps mobile et vagabond; il est avec le corps comme un homme avec. un navire en mer; l'homme peut rester immobile dans un vaisseau lancé à travers les vagues. Nous assistons ensuite à un entretien grave , élevé, bien nourri, sur les contrastes et les désordres apparents qui n'empêchent pas la soumission des choses terrestres et humaines à un ordre invariable et providentiel. C'est Augustin qui fait à peu près tous les frais de cet entretien. Un jeune serviteur annonce que le dîner est prêt; il est venu en courant; sa course se présente comme une définition du mouvement dont on s'occupait à ce moment même.

Après le dîner, des nuages couvrent le ciel; au lieu de retourner à la prairie, on va aux bains pour converser avec plus de sûreté.

La discussion est reprise. On essaye de pénétrer dans les profondeurs de la question de l'existence du mal. Augustin renverse par quelques arguments les bases du manichéisme. La question du bien et du mal, mêlée à la question de l'ordre, paraissait surpasser l'intelligence de ses interlocuteurs; Augustin se met à leur expliquer des vérités morales. Il trace des règles de conduite pour les jeunes gens qui veulent étudier la sagesse, et marque le procédé qu'il faut suivre. Il expose brièvement, mais admirablement, les devoirs de l'homme. Comme l'âme s'égare, dit Augustin, en se répandant sur les choses périssables, ainsi elle se retrouve en s'unissant à la raison. Ce que l'homme a de plus raisonnable le sépare de la bête; ce qu'il a de mortel le sépare de Dieu. Si l'âme ne s'attache pas à la raison, elle tombera dans la condition de la brute; si elle ne se détache pas de la mortalité, elle ne sera jamais divine.

Les oreilles et les yeux sont les courriers de l'esprit pour les besoins du corps.

Augustin passe en revue les choses où éclate la raison humaine. Dans les oeuvres d'art, la raison c'est la proportion des parties. Le maître, en quelques pages rapides, énumère et caractérise les sciences et les lettres inventées par la raison. S'adressant ensuite à sa mère : « Ces vérités, lui dit-il, dont la connaissance est nécessaire pour parvenir au bien que nous cherchons, ne doivent pas vous effrayer, ô ma mère ! elles ne doivent pas vous paraître comme une immense forêt de choses impénétrables. Dans ce nombre il suffit d'en choisir quelques-unes d'une efficacité puissante, mais dont la compréhension est difficile, il est vrai, pour l'entendement de la plupart des hommes; cette difficulté n'en sera pas une pour vous dont le génie m'est tous les jours nouveau, et en qui l'expérience me fait découvrir une admirable modération, un esprit entièrement éloigné de toute occupation frivole, et gaie son dégagement des faiblesses humaines a placé si haut ! Ces connaissances vous seront aussi faciles qu'elles le seront peu à ceux qui vivent sous le poids de leurs misères. Si je disais que vous parviendrez à exprimer vos sentiments et vos pensées dans un langage irréprochable, j'avoue que je mentirais, puisque (29) moi-même, qui me suis vu obligé de m'instruire du langage, je suis chaque jour encore repris sur plusieurs mots par les gens d'Italie; je les reprends à mon tour pour la prononciation. L'étude donne au langage une fermeté et une assurance que la nature ne donne pas. Peut-être quelque savant fort attentif trouverait dans mon discours ce que nous appelons des solécismes : j'ai rencontré des gens assez habiles pour me persuader que Cicéron en avait fait quelquefois. Quant aux barbarismes, ils sont si fréquents aujourd'hui, que. même le discours prononcé pour la conservation de Rome a été trouvé barbare (1). Mais vous, ma mère, dédaignez ces délicatesses puériles. Vous connaissez suffisamment le génie et la force presque divine de la grammaire; les vrais docteurs de l'éloquence s'apercevront bien que si vous en avez abandonné le corps, vous en avez retenu l'esprit. Je dirai la même chose des autres sciences. Si vous n'en tenez aucun compte, je vous avertirai, autant qu'un fils ose le faire , et autant que vous me le permettrez , qu'il suffira de conserver avec courage et prudence la foi qui vous a été donnée pour trouver les saints mystères; il vous suffira de vous maintenir avec une constante fermeté dans le genre de vie que vous menez (2). »

Ici Augustin touche rapidement à ce qu'il appelle « des choses très-obscures et cependant divines. » Il s'agit de l'existence du mal avec un Dieu tout-puissant et qui ne peut rien faire de mal. L'éternité de Dieu, l'origine du mal, la création du monde sont éclairées en quelques mots serrés et profonds. Nous retrouverons ces grandes questions dans le cours de notre travail.

En continuant à parcourir les pages de cet entretien, nous y reconnaissons l'idée fondamentale du cartésianisme , qui se retrouvera plus tard avec des développements dans les Soliloques et dans le grand ouvrage sur la Trinité. « Pour moi, dit Augustin, par mon mouvement intérieur et caché, je puis démêler et réunir les choses qu'il faut apprendre, et cette force s'appelle ma raison (3). » Il exprime ensuite la tendance de chaque chose vers l'unité. Pour qu'une pierre soit une pierre, il a fallu que toutes ses diverses parties aient été

 

1 Barbarismorum autem genus nostris temporibus tale compertum est, ut et ipsa ejus oratio barbara videatur, qua Roma servata est.

2 Ordre, liv. II, ch. 17.

3 Ego quodam meo motu interiore et occulto, ea qam discenda sunt possum discernere et connectere, et base vis mea ratio vocatur.

 

solidement réunies en un seul et même corps. Un arbre ne serait point un arbre s'il n'était pas un. Otez à un animal ses membres, ses entrailles, quelque chose de son unité , ce n'est plus un animal. A quoi aspirent des amis, si ce n'est à leur réunion? Et plus ils sont ensemble, plus ils s'aiment. Un peuple ne forme qu'une cité, et toute division lui est un péril. Qu'est-ce que c'est que d'être en dissentiment, sinon de ne pas sentir avec unité ? L'unité de l'armée se compose de beaucoup de soldats, et plus l'armée garde son unité, plus elle est invincible. Le penchant de tout amour n'est-il pas de ne faire qu'un avec l'objet aimé? La douleur elle-même n'est la douleur que parce qu'elle semble vouloir briser.ce qui était un auparavant.

Augustin a une belle manière d'établir l'immortalité de l'âme. Il parle de la raison qui demeure toujours la même, qui n'était pas plus vraie hier qu'elle ne l'est aujourd'hui, qui ne sera pas plus vraie demain ni dans un an, et qui subsisterait encore quand même l'univers viendrait à s'écrouler. A côté de cette raison toujours la même, voyez le monde , qui n'a pas eu hier et n'aura pas demain ce qu'il a aujourd'hui; il n'a pas eu aujourd'hui le soleil à la même place, durant le seul espace d'une heure. De même que tout y passe, il n'est pas le plus petit intervalle de temps où le monde offre quelque chose de la même manière.

« Si donc, s'écrie Augustin, la raison est immortelle (et moi qui discerne et lie toutes ces choses , c'est moi qui suis la raison), je conclus que ce qui en moi est appelé mortel n'est pas moi. Or si l'âme n'est pas la raison, « et que cependant, usant de ma raison, je puisse devenir meilleur, l'âme est donc immortelle. Lorsqu'elle se sera rendue suffisamment belle, elle osera se présenter devant Dieu, la source d'où le vrai découle, le père de la vérité. Grand Dieu ! qu'ils seront sains, beaux, puissants et ravis, les yeux qui vous contempleront ! Qu'est-ce donc qu'ils verront? Quoi? je vous prie. Qu'en croyons-nous? Qu'en pensons-nous ? Qu'en disons-nous ? Nous en parlons chaque jour , et chaque jour nos paroles se mêlent aux choses les plus grossières. Je ne dirai rien de plus,  sinon qu'il nous sera permis de jouir de la vue de la beauté, de cette beauté en comparaison de laquelle toutes les autres ne sont que souillures. » Augustin ne veut pas qu'avec l'espoir d'une félicité pareille l'homme (30) juste puisse être touché des peines, des périls, des disgrâces ou des faveurs. Dans ce monde matériel, il faut bien considérer ce qu'est le temps, ce qu'est le lieu, afin de bien comprendre la valeur de la possession entière et éternelle, la valeur de ce qui charme par détail et d'une manière fugitive. Dans le monde à venir, qui est fait pour l'intelligence , toute partie de ce qui est bon et heureux est aussi belle et aussi parfaite que le tout. Amour passionné du vrai, aspiration ardente vers la possession de la vérité et de la beauté éternelles, nécessité de bien vivre pour s'élever un jour à cette hauteur divine, tels sont les sentiments qui dominent Augustin, le jeune Platon de la petite académie de Cassiacum, et dont la vive expression fait battre le coeur des disciples suspendus à sa bouche. Augustin termine son discours (1) par un hommage à sa mère; elle obtiendra pour lui et pour ses amis l'accomplissement de leurs souhaits religieux. C'est par les prières de sa mère qu'Augustin est arrivé à ne rien préférer à la découverte de la vérité, à ne désirer à ne méditer, à n'aimer que la vérité.

Le jour avait fui, et l'éloquent Augustin parlait encore; on avait apporté la lampe (2), afin que les tablettes ne laissassent rien perdre de ce qui s'échappait de son génie. On entendit, ce jour-là, dans les bains de Cassiacum de plus belles et de plus grandes choses qu'on n'en entendit jamais à Sunium, sous le portique du temple de Minerve. Alype se fit l'interprète du petit auditoire tout ému; il dit à Augustin qu'il continuait,pour eux tous et à toute heure l'office sublime des grands hommes des temps antiques; il le remercia de leur avoir ouvert les trésors de la philosophie vénérable et presque divine de Pythagore. Alype n'imaginait rien de plus glorieux que ce rapprochement; mais le génie du fils de Monique, illuminé par les splendeurs du christianisme , avait laissé bien loin derrière lui le philosophe de Samos. Augustin accepte les louanges d'Alype, non point parce qu'il croit les mériter, mais parce que la sincérité les a inspirées; il ne redoute pas pour son ami la censure de ceux qui liront ces éloges. Qui refuserait de pardonner l'erreur des jugements d'un ami (3) ?

Voilà la fin des deux livres de l'Ordre, si pleins d'idées et de sentiments sublimes; et c'est

 

1 Livre II, chap. 20. — 2 Lumen nocturnum.

3 Quis enim amantis errori in judicando non benevolentissime ignoscat?

 

le bruit d'un courant d'eau, ce sont des feuilles tombées de l'arbre, une souris vagabonde, importune à un jeune homme couché dans son lit, qui ont déterminé des entretiens auxquels nous prêtons encore pieusement l'oreille après plus de quatorze siècles !

Le 13 novembre (386), jour de l'anniversaire de sa naissance, Augustin avait réuni à dîner tous ses amis, excepté Alype, qui se trouvait à Milan. Après le repas, il leur avait adressé des questions sur la béatitude; il continua deux jours ces questions après le dîner. Ainsi fut produit le livre de la Vie bienheureuse. Il s'agissait de montrer que la vie bienheureuse consiste dans la parfaite connaissance de Dieu. Augustin établit pour l'âme qui connaît Dieu la béatitude dès cette vie; Tillemont (1) n'est pas de cet avis. Mais quoi de plus propre à faire aimer la religion que de proclamer heureuse dès ce monde l'âme pure et exclusivement attachée aux biens éternels? Sans doute, même pour les saints, le ciel ne sera jamais sur la terre, puisqu'ici-bas le coeur le plus pur ne voit Dieu qu'à travers un voile; mais le pèlerin du monde, s'il garde un constant amour pour la patrie absente, s'il tend sans cesse les bras vers la resplendissante rive dont il est séparé, jouit à l'avance de la félicité promise : un parfum des célestes parvis, une suave brise du printemps éternel suffit pour changer en joie les tristes labeurs du voyage.

Dans le livre de la Vie bienheureuse, adressé à Manlius Theodorus, magistrat de Milan, qui l'avait aidé à concevoir le spiritualisme, Augustin repasse quelques souvenirs de son coeur un peu avant sa conversion, et suit les hommes au milieu de leurs efforts pour parvenir à la sagesse, à la vérité. Il nous montre tous les hommes comme sur une mer d'où il faut qu'ils arrivent au port de la philosophie pour se sauver. Les uns s'avancent vers ce port sans beaucoup de peine, les autres lui tournent le dos avec un vent qu'ils croient favorable, et puis ils y sont poussés malgré eux par des tempêtes qui renversent leurs desseins. 1 en est d'autres qui, dès leur jeunesse ou même après de rudes coups, n'ont point perdu de vue quelques signes conducteurs; se souvenant de leur patrie au milieu des flots, ils vont à elle, soit directement et sans s'arrêter, soit en perdant parfois leur route, parce que des nuages ou la hauteur des vagues leur cachent les étoiles qui les guident.

 

1  Vie de saint Augustin, Mémoires ecclés., t. XIII.

 

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Souvent encore ceux-ci se laissent surprendre par des charmes funestes, qui les empêchent de mettre à profit des vents propices. Ces différentes sortes de voyageurs sur la mer du monde sont plus d'une fois jetés par le malheur, comme par un souffle orageux, dans le port de la vie heureuse et tranquille. Augustin leur signale une haute et dangereuse montagne qui, placée à l'entrée du port, en rétrécit le passage. Cette montagne est belle et des torrents de clartés l'inondent : elle attire avec ses brillants attraits ceux qui arrivent, et leur fait espérer les joies qu'ils se promettent dans le port; elle tente même ceux qui déjà y sont entrés, et ceux-ci se laissent aller au plaisir de voir, des hautes cimes du mont, les autres au-dessous d'eux. Cette montagne, qui domine les approches de la Vérité, c'est la montagne de l'orgueil, de la vaine gloire. Après avoir enflé ceux qui l'habitent, cette terre, creuse et fragile, fond sous eux, les engloutit, et les voilà perdus au milieu d'immenses ténèbres.

La peinture d'Augustin, dont nous venons de présenter une analyse, est l'histoire éternelle des intelligences; mais sa vérité frappante semble recevoir une application particulière dans l'âge où nous sommes. Si vous pouviez suivre de près la navigation des âmes humaines vers Dieu, vous verriez qu'il y a moins de naufrages sur la mer difficile où elles voguent, qu'il n'y a de ruines sur la montagne de l'orgueil. La perfide et grande enchanteresse dont parle Augustin a dévoré de beaux génies.

Après avoir beaucoup conversé avec ses amis, Augustin voulut converser avec lui-même; il fit les deux livres des Soliloques; c'est le dernier et le plus bel ouvrage qu'il ait composé à Cassiacum. « Je les écrivis (les Soliloques), dit-il dans la Revue de ses livres (1) , selon mon goût et mon amour, pour trouver la vérité sur les choses que je souhaitais le plus de connaître, m'interrogeant moi-même et me répondant, comme si nous fussions deux, la Raison et moi, quoique je fusse seul : de là le nom de Soliloques donné à cet ouvrage. » Le travail est resté imparfait; dans le deuxième livre , la question de l'immortalité de l'âme ne s'y trouve pas traitée aussi à fond que l'auteur se l'était proposé. Dans cet ouvrage, comme dans le livre de la Vie bienheureuse, Augustin avait dit que l'âme était heureuse dès cette vie par la connaissance de Dieu; il nous fait observer, dans

 

1 Livre I, chap. 4.

 

sa Revue, que l'âme ne peut être heureuse ici-bas que par l'espérance ; il aurait pu ajouter à l'espérance le charme divin attaché à l'accomplissement du bien, et c'est dans ce double sens que nous avons proclamé précédemment la félicité des coeurs purs.

Les véritables Soliloques de saint Augustin, qui sont des dialogues entre lui et sa raison, sont moins connus que les Soliloques divisés en trente-sept chapitres faussement attribués à ce grand homme, D'après l'observation de Tillemont, ce dernier ouvrage n'a pu être composé qu'au commencement du treizième siècle, puisque le chapitre XXXII renferme un passage du concile de Latran, tenu en 1215. Il est tiré à la fois des Confessions et de Hugues de Saint-Victor, moine du douzième siècle, qui, entre autres livres, écrivit une excellente explication de la Règle de saint Augustin.

Les Soliloques sont un monument immortel du génie philosophique d'Augustin; cet écrit, qui renferme peu de pages, suffirait pour lui assurer une place parmi les plus grands métaphysiciens. Nous en donnerons une analyse.

La prière placée en tête de l'ouvrage est d'une grande et touchante beauté; elle a évidemment inspiré la prière de Fénelon à la fin du Traité de l'existence de Dieu. L'oraison du fils de Monique est comme une magnifique définition de Dieu et de sa providence ; on y sent un coeur rempli, obsédé par l'idée de Dieu et profondément frappé du besoin de son assistance. Augustin lui dit : « Accordez-moi d'abord de vous bien prier, ensuite faites que je sois digne d'être exaucé, et enfin accordez-moi d'être délivré. » La doctrine de la grâce catholique, que saint Augustin devait plus tard développer et défendre avec tant de puissance, est renfermée dans ces deux lignes écrites par le jeune Africain avant même son baptême ! Toute la prière, d'ailleurs, est pleine de cet esprit. Augustin dit à Dieu : « Vous à qui le mal ne peut nuire, Cui nec malitia nocet. » Il y a dans ces quatre mots un argument invincible contre les manichéens.

Entrons dans la profondeur des Soliloques. Augustin et la raison conversent pour arriver à la vérité et à la connaissance de Dieu. Le fils de Monique va nous apparaître comme l'inventeur du doute méthodique auquel Descartes a attaché son nom.

Augustin affirme qu'il connaît ce que c'est qu'une ligne, ce que c'est qu'une sphère; il (32) s'est servi des sens dans cette recherche comme d'un navire, et les a quittés aussitôt qu'il est arrivé au lieu qu'il voulait atteindre : placé comme au milieu de la mer, il a roulé dans son esprit les idées dont la recherche l'occupait. Augustin juge impossible de concevoir par les sens les vérités de la géométrie. Il ne saurait dire comment il voudrait connaître Dieu, parce qu'il n'a jamais rien connu dans ce genre. Il établit une grande différence entre les vérités infaillibles des mathématiques et la grandeur intelligible de Dieu. L'intelligence est l'œil de l'âme, et les vérités certaines des sciences sont comme des objets qui, pour être vus, ont besoin d'être éclairés par le soleil. L'oeil de l'âme, c'est l'esprit guéri de l'amour des choses terrestres. Il faut la foi, l'espérance et la charité pour guérir une âme et la rendre capable de voir, c'est-à-dire de concevoir Dieu; on sent ici l'inspiration chrétienne qui complète les idées.de Platon.

L'âme, une fois guérie, doit regarder. Le regard de l'âme, c'est la raison. Le regard juste et vrai est appelé une vertu. Etre purifié, regarder et voir, voilà donc les trois choses qui mènent l'âme à la connaissance de Dieu.

Augustin trouve dans le soleil qui éclaire le monde une parfaite image du soleil éternel des âmes, de ce Dieu caché qu'il veut comprendre le soleil existe, il est visible, toute chose est éclairée de sa lumière; de même Dieu existe, il est intelligible, et c'est par sa lumière que nous pouvons tout apercevoir dans le monde intellectuel et moral.

Les chapitres XI , XII et XIII de ce premier livre nous peignent la situation d'Augustin, qui aimait la sagesse plus que la vie et qui n'aimait pour elle seule que la sagesse ; il ne désirait ou ne craignait de perdre les biens humains que dans leurs rapports avec les biens invisibles. Il y a dans cette doctrine toute une morale bien haute et bien belle. Augustin ne veut pas que la glu de ce monde nous arrête, tant que nous existons dans ce corps mortel. La lumière éternelle ne se montre qu'aux prisonniers terrestres qui, une fois leur cachot brisé, seraient capables de s'envoler dans les régions supérieures.

Dans le chapitre XV, l'argument en faveur de. l'immortalité de l'âme, tiré de l'immortalité de la vérité, n'est pas complet; la vérité n'a pas attendu l'homme pour commencer et n'a pas besoin de l'immortalité de l'homme pour être elle-même immortelle; l'intelligence de Dieu lui suffit. La puissance de participer à la vérité souveraine est une belle présomption, mais non pas une certitude pour notre immortalité.

Dans le chapitre Ier du deuxième livre, on trouve ces admirables paroles tant de fois répétées depuis quatorze siècles : « Mon Dieu, faites que je vous connaisse et que je me connaisse ! « Noverim te, Noverim me ! » Le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, de Bossuet, est une immortelle traduction de ces quatre mots d'Augustin.

Nous devons reproduire ici le dialogue. « LA RAISON : Mais toi qui veux te connaître, sais-tu si tu existes? — AUGUSTIN : Je le sais. —  LA RAISON : D'où le sais-tu ? — AUGUSTIN : Je l'ignose. —  LA RAISON : As-tu conscience de toi comme d'un être simple ou composé ? — AUGUSTIN : Je l'ignore. —  LA RAISON : Sais-tu si tu es mis en mouvement? — AUGUSTIN : Je l'ignore. —  LA RAISON : Sais-tu si tu penses? — AUGUSTIN : Je le sais. — LA RAISON : Il est donc vrai que tu penses? — AUGUSTIN: Cela est vrai. » Voilà le cartésianisme tout entier; voilà l'évidence intime considérée comme la base de la certitude. Sans vouloir dépouiller Descartes de sa gloire, nous aimons à constater, pour l'honneur de la vérité et la grandeur du sujet qui nous occupe, que saint Augustin est le père de l'école philosophique du dix-septième siècle, école tout à fait française et catholique, détrônée par Locke et Condillac, éloquemment attaquée, il y a vingt ans, au nom même des intérêts de la foi chrétienne , mais destinée, nous l'espérons, à ressaisir l'empire au milieu de nous. Elle compte pour disciples Bossuet et Fénelon, les plus grands hommes de l'Oratoire et de Port-Royal, si. on excepte Pascal, et cette école est bien fortement empreinte du génie chrétien (1). Nous aurons plus tard de nouvelles occasions de montrer les cartésiens comme les descendants de saint Augustin, et nous rencontrerons des traces fréquentes de cette filiation philosophique.

Poursuivons l'analyse du deuxième livre des Soliloques.

— Pleurerais-tu, dit la Raison à Augustin, si dans une vie immortelle tu ne pouvais rien savoir de plus que tu ne sais maintenant? — Je pleurerais alors, répond Augustin, pour

 

1 Les cartésiens, dans les livres qu'ils mettaient entre les mains de leurs élèves, reproduisaient la philosophie de saint Augustin, sous le titre de : Philosophie Chrétienne , Philosophia Christiana.

 

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obtenir de ne plus exister. — C'est une belle chose que ce refus de l'immortalité au prix de l'ignorance.

Dans le troisième chapitre, Augustin distingue parfaitement la conscience humaine des témoignages des sens ; les sens et le moi ne forment point une même chose; la certitude réside dans l'évidence intime et non pas dans les sens qui peuvent être des occasions d'erreurs. Le moi résiste à l'erreur des sens et la rectifie.

Dans le chapitre quatrième, on est d'abord un peu surpris qu'Augustin s'abstienne de se prononcer sur la question de savoir si Dieu se sert des sens pour connaître quelque chose; mais cette surprise cesse lorsqu'on réfléchit que le jeune philosophe marche par gradation vers la connaissance de Dieu, et qu'il n'admet rien que par démonstration.

Dans le cinquième chapitre, Augustin dit : « Le vrai, c'est ce qui est.» Bossuet a reproduit cette définition dans son Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même.

A la fin, lorsque de degré en degré, de conquête en conquête, les deux interlocuteurs se croient en possession du dogme consolateur qui agrandit jusqu'à l'infini l'horizon de la vie humaine, on aime à entendre la Raison dire au jeune Augustin : « Cesse de gémir, l'âme humaine est immortelle. »

Ce cours et profond ouvrage des Soliloques nous montre la raison humaine dans ses droits et dans sa gloire. Augustin, durant toute sa carrière de philosophe et de docteur catholique, n'abandonnera jamais les privilèges de la raison.

On nous permettra d'indiquer ici le Livre de l'immortalité de l'âme, quoique le fils de Monique ne l'ait composé qu'à son retour à Milan Augustin fit de ce livre le complément des Soliloques. Il est divisé en seize petits chapitres. Le fond de l'argumentation de cet ouvrage, c'est que, la science étant éternelle, l'âme qui en est le siège ne doit pas périr; c'est que l'âme et la raison ne formant qu'une seule et même chose, l'éternelle durée de celle-ci doit entraîner la durée de celle-là; enfin c'est que l'esprit, supérieur à la matière, ne doit pas être plus maltraité qu'elle : or, la matière, divisible à l'infini, ne peut être réduite au néant. Une observation toute naturelle d'Augustin nous a plus frappé que tous les raisonnements : plus l'âme se dégage des sens et se sépare du corps, plus elle est apte à s'élever aux grandes choses et à la recherche de la vérité ; son union avec le corps n'est donc pas une condition absolue de son existence !

Nous trouvons la réminiscence de Platon dans le chapitre où Augustin nous dit que l'âme humaine conserve en elle les vrais rapports des choses, quoiqu'elle semble, soit par ignorance, soit par oubli, ou ne pas les posséder, ou les avoir perdus.

Le chapitre VIII nous offre une grande preuve de l'existence de Dieu, que Clarke et beaucoup d'autres ont reproduite : nul être ne peut se créer lui-même, car il serait avant d'être, ce qui est absurde; il faut donc remonter à un être qui tienne nécessairement et éternellement de lui-même sa propre existence. Dans le dernier chapitre, Augustin prouve la spiritualité de l'âme par la variété des sensations réunies dans l'unité du moi. On sent le grand métaphysicien à chaque page de ce livre.

Nous complèterons ce que nous avons dit du séjour d'Augustin à Cassiacum par l'analyse des lettres qu'il écrivit dans cette retraite : ce sont les premières que nous connaissions de sa correspondance (1).

Voici d'abord une lettre à Hermoginien, un ami d'Augustin, qui a dû être écrite dans le dernier mois de l'année 386, puisque cet ami avait déjà lu et admiré les trois livres contre les Académiciens. Augustin ne cache pas son respect pour les grands hommes qu'on regarde comme les chefs de l'école du scepticisme ; il croit qu'on leur attribue des sentiments qu'ils n'ont jamais eus. Il n'a donc pas songé à les combattre. A l'époque où vécurent ces grands hommes, la prudence voulait que les flots les plus purs échappés des sources de Platon coulassent dans un lit étroit tout voilé d'ombres et de difficile accès; il importait de ne les découvrir qu'à un petit nombre d'hommes et de ne pas les livrer au passage des bêtes qui les auraient troublés et souillés; le fils de Monique place au rang des bêtes ceux qui donnent à l'âme une forme corporelle. Il approuve les platoniciens de s'être armés contre ces hommes-là de l'art de cacher la vérité, art qui a toujours été une sage habitude de leur génie. Augustin ajoute

 

1 Nous suivrons pour les Lettres de saint Augustin, comme pour tous ses autres ouvrages, la classification des Bénédictins; c'est avec leur édition que nous travaillons. On compte depuis la fin du quinzième siècle jusqu'à ce jour vingt et une édition des Oeuvres complètes de saint Augustin. On a publié récemment des lettres et des sermons inédits de l'évêque d'Hippone, dont l'authenticité nous a paru douteuse.

 

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que, maintenant dans le monde, il aperçoit des philosophes qui n'en ont plus que la robe ; il faut ramener à l'espoir de trouver la vérité ceux que pourraient égarer les subtilités des faux académiciens, sous peine de voir d'anciennes et habiles précautions servir de prétextes pour fermer les intelligences aux choses les plus certaines et les plus connues. Au temps des deux fondateurs de la seconde et de la troisième académie, les diverses vérités, ébranlées par la vigueur de leurs arguments, s'effaçaient des esprits pour faire place à des chimères ; il paraissait si difficile de ne pas confondre le vrai avec le faux que les maîtres aimaient mieux, aux yeux de la foule des hommes, se donner des airs de battre en brèche toute certitude; mais le jeune solitaire de Cassiacum trouve qu'il n'y a plus à se préoccuper du danger des longs efforts pour arriver à la vérité; il nous dit que ses contemporains qui se piquent de philosophie redoutent le travail. négligent les lettres et les sciences; la prétendue impossibilité de découvrir la vérité qu'un homme comme Carnéade aurait déclarée, devient pour eux une justification de leur langueur et de leur ignorance; ils se traînent dans un sommeil profond d'où rien ne peut les tirer, rien, pas même la trompette céleste des Ecritures par laquelle Dieu nous fait entendre ses oracles. Augustin prie Hermogénien d'examiner soigneusement ce qu'il avance , vers la fin du troisième livre, contre les Académiciens, et de lui faire savoir ce qu'il en pense. Il ne se flatte pas d'avoir triomphé des Académiciens comme Hermogénien le lui annonce, mais il se sait bon gré de s'être arraché au désespoir de trouver la vérité, qui est la nourriture de l'esprit, et d'avoir rompu la chaîne qui l’empêchait de coller, pour ainsi dire, ses lèvres aux mamelles de la philosophie.

Cette lettre, dont nous avons reproduit toute la pensée, est un témoignage curieux pour les études contemporaines; elle met en pleine lumière les intentions et les sentiments qui ont inspiré le Traité contre les Académiciens. Le jugement et les idées d'Hermogénien sont sollicités en termes qui honorent son intelligence; sa réponse ne nous est point parvenue; elle eût été pour nous une précieuse page de critique philosophique.

Zénobe, à qui sont adressés les deux livres de l'Ordre, aimait à s'en aller auprès de la jeune académie de Cassiacum, lorsque ses affaires ne le retenaient pas à Milan. Augustin lui écrit que l'amour de tout ce qui passe est une source d'erreurs et de peines, et qu'il faut élever l'esprit à l'étude, à l'adoration de ce qui est bon, vrai et beau par soi-même, de ce qui demeure éternellement. Il se plaint tendrement de l'absence de Zénobe. Quand son ami est loin, il désire son retour pour jouir de sa vue et de ses paroles et converser avec lui; Zénobe ne pense assurément pas que cette peine de l'absence soit un travers dont il faille se guérir. Augustin ne se sent pas assez fort pour condamner ces tristesses du coeur. « Pour moi, dit-il, quand je regrette un ami absent, je veux bien aussi qu'il me regrette. » Augustin parle ici un langage qui semble avoir inspiré Montaigne dans ses peintures de l'amitié. Le fils de Monique voudrait reprendre avec Zénobe une question qu'ils ont commencé d'agiter ensemble dans les exercices philosophiques de leur retraite. Si cette question était celle de l'ordre, comme cela nous parait probable, il faudrait placer la lettre à Zénobe avant la précédente, puisque l'ouvrage de l'Ordre fut achevé avant le troisième livre contre les Académiciens, dont Augustin parle à Hermogénien.

Nébride, que notre lecteur connaît déjà, et qui avait enseigné la grammaire à Milan, appelait Augustin heureux, dans une lettre écrite à son ami, après avoir lu le livre de la Vie bienheureuse. Augustin lui répondit, pour examiner s'il pouvait être heureux en effet, et comment il pouvait l'être. Il avait lu la lettre de Nébride à la clarté de la lampe, après son souper, au moment de se mettre au lit, mais non pas de s'endormir. Lorsqu'il fut couché , Augustin demeura longtemps à se demander à lui-même si Nébride avait raison de croire qu'il fût heureux. Le bonheur n'appartient qu'à la sagesse, et peut-être Nébride pense-t-il qu'Augustin est au nombre des sages. Ce qu'il a lu de lui l'en a peut-être persuadé. « Que serait-ce, ajoute Augustin, s'il avait lu les Soliloques ? Il eût été enivré, et cependant il n'aurait rien pu dire de plus que de m'appeler heureux. Il m'a donné du premier coup ce qu'il y a de plus grand. Voyez ce que fait la joie. » Augustin parle ensuite de la difficulté d'être heureux lorsqu'on ne connaît pas le dernier mot, la raison d'être, le pourquoi, le comment de la création. Pourquoi le monde est-il de telle grandeur? Pourquoi n'est-il pas plus petit? (35)

Pourquoi est-il là plutôt qu'ailleurs? Augustin passe aux questions philosophiques qui l'occupent de préférence, et c'est à cause de cela peut-être que Nébride l'appelle heureux. Il considère l'âme et le corps, l'immortelle sublimité de l'une, la fragilité passagère de l'autre. «Et si l'âme meurt, dit Augustin, la vérité mourra donc aussi, ou bien la vérité n'a rien de commun avec l'intelligence, ou l'intelligence n'est pas dans l'âme, ou ce qui renferme quelque chose d'immortel peut mourir. Nos Soliloques disent et prouvent assez que rien de pareil ne saurait arriver: mais je ne sais quelle habitude de nos maux nous épouvante encore et nous et fait chanceler. Quand même l'âme mourrait, ce qui ne me paraît pas possible d'aucune manière, les studieux loisirs de ma solitude m'ont assez démontré que la vie heureuse ne se trouverait point dans la joie des choses sensibles. Voilà peut-être ce qui me fait paraître aux yeux de mon cher Nébride, sinon heureux, au moins comme heureux : que je le paraisse à moi-même ; qu'ai-je à perdre? Et pourquoi ne croirais-je pas à la bonne opinion qu'on a de moi? Je me dis ces choses, puis je fis ma prière accoutumée et je m'endormis. »

Quelques jours après, Nébride, écrivant à Augustin , le priait de lui rendre compte des progrès qu'il avait faits, au milieu des solitaires et doux loisirs , dans la contemplation des choses spirituelles. Augustin lui fait observer que les vérités, comme les erreurs, s'enracinent d'autant plus dans l'esprit qu'on s'en occupe davantage et qu'on se les rend plus familières. « Ce progrès, dit-il ingénieusement, est insensible comme celui de l'âge; la différence est grande entre un enfant et un jeune homme, mais vous auriez beau interroger l'enfance, elle ne vous répondrait jamais que tel jour elle est devenue la jeunesse.» Toutefois, Augustin ne se croit pas très

 

Pourquoi est-il là plutôt qu'ailleurs? Augustin passe aux questions philosophiques qui l'occupent de préférence, et c'est à cause de cela peutêtre que Nébride l'appelle heureux. Il considère l'âme et le corps, l'immortelle sublimité de l'une, la fragilité passagère de l'autre. « Et si l'âme meurt, dit Augustin, la vérité mourra donc aussi, ou bien la vérité n'a rien de coinmun avec l'intelligence, ou l'intelligence n'est pas dans l'âme, ou ce qui renferme quelque chose d'immortel peut mourir. Nos Soliloques disent et prouvent assez que rien de pareil ne sauraitarriver: mais je ne sais quelle habitude de nos maux nous épouvante encore et nous et fait chanceler. Quand même l'âme mourrait, « ce qui ne me paraît pas possible d'aucune manière, les studieux loisirs de ma solitude m'ont assez démontré que la vie heureuse ne se trouverait point dans la joie des choses sensibles. Voilà peut-être ce qui me fait paraître aux yeux de mon cher Nébride, sinon heureux, au moins comme heureux : que je le paraisse à moi-même ; qu'ai-je à perdre? Et pourquoi ne croirais-je pas à la bonne opinion qu'on a de moi? Je me dis ces choses, « puis je fis ma prière accoutumée et je m'endormis. »

Quelques jours après, Nébride, écrivant à Augustin , le priait de lui rendre compte des progrès qu'il avait faits, au milieu des solitaires et doux loisirs , dans la contemplation des choses spirituelles. Augustin lui fait observer que les vérités, comme les erreurs, s'enracinent d'autant plus dans l'esprit qu'on s'en occupe davantage et qu'on se les rend plus familières. « Ce progrès, dit-il ingénieusement, est insensible comme celui de l'âge; la différence est grande entre un enfant et un jeune homme, ruais vous auriez beau interroger l'enfance, elle ne vous répondrait jamais que tel jour elle est devenue la jeunesse.» Toutefois, Augustin ne se croit pas très-ferme dans la connaissance des vérités de l'ordre spirituel , et ne se regarde point comme arrivé à la jeunesse de l'âme. «Nous ne sommes que des enfants, ajoute-t-il d'une façon charmante ; mais, comme on a dit, de beaux enfants peut-être. » Il établit la nature et les privilèges supérieurs de l'intelligence, et confie à son cher Nébride que dans les moments où il s'efforce de s'élever vers Dieu , vers les choses vraies de toute vérité, cette vue anticipée de ce qui demeure éternellement le saisit quelquefois et l'absorbe au point de douter de la réalité du monde matériel dont il est environné. Ces confidences, faites à un ami, nous peignent mieux que tous les discours l'état d'Augustin à cette époque, sa transformation spirituelle, ses préoccupations sublimes, devenues comme une nature nouvelle qui faisait vivre Augustin d'une vie étrangère à la pesanteur et au tumulte des sens.

Il nous a dit, dans ses Confessions, avec quel bonheur il lisait avec sa mère et son ami Alype les chants du roi-prophète. Le quatrième psaume surtout, commençant par ces mots : « O Dieu qui êtes ma justice ! » le remplissait d'un saint enthousiasme; Augustin en interrompait la lecture par de vives paroles, et regrettait que les manichéens ne fussent point là pour le voir et l'entendre, et pour comprendre la vérité. Mille choses fortes ou touchantes s'échappaient de sa bouche.

Nous ne trouvons plus rien dans les oeuvres d'Augustin qui ait pu être écrit de Cassiacum. Combien il serait intéressant et doux pour nous de parcourir cette retraite, de reconnaître l'emplacement de la demeure d'Augustin et de ses amis, l'emplacement des bains, le ruisseau dont le murmure donna lieu au livre de l'Ordre, la prairie où se réunissait souvent la jeune académie ! Nous aurions aimé à reproduire les couleurs de ces lieux si chers à notre pensée ! D'après des recherches récentes et d'une incontestable exactitude (1), Cassago de Brianza , à sept à huit lieues de Milan, nous représente Cassiacum. L'ancien palais des Visconti de Modrone occupe la place de la maison de Verecondus, au sommet d'une colline. Aujourd'hui, comme au temps d'Augustin, une prairie couvre le penchant de ce côteau. On retrouve la rivière qui, à l'aide d'un petit aqueduc, fournissait de l'eau aux bains de Verecondus et se précipitait ensuite avec grand bruit sur des rochers, Silicibus irruens.... praecipitante se flumine. La rivière se nomme Gambajone, jadis Cambalionum, et vient du mont Sirtori ; elle coule dans un charmant vallon boisé et y forme des cascades. Cassago est un fertile et tranquille abri, un pays gras, comme l'indique son nom,

 

1 Dans les précédentes éditions de l'Histoire de saint Augustin, nous avions fait usage de renseignements inexacts en ce qui touche                l'emplacement de Cassiacum; l'érudition milanaise, excitée par un noble et religieux patriotisme, s'est mise à l'oeuvre, et la question des lieux a été admirablement éclaircie par le docte abbé Louis Biraghi , qui a bien voulu nous adresser son très-intéressant travail. Ces recherches, d'une précision savante et d'une critique parfaite, lui font le plus grand honneur.

 

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au milieu des montagnes; nous avons cité le mont Sirtori ; citons encore les monts Gregorio, Barzago, Barzeno, San Salvadore. Licentius, dans une épître à son maître Augustin, se souvenait de ces montagnes, montesque per altos, lorsqu'il repassait les jours doucement écoulés à Cassiacum.

Il est dans l'univers des lieux que les leçons ou les études du génie ont rendus célèbres; à Athènes, le jardin d'Académus ; sur les rivages de l'Attique, le cap Sunium; dans l'île de Rhodes, la colline de Zimboli, où Eschine, exilé, avait fondé une école d'éloquence; aux environs de Rome, la colline de Tusculum, où le souvenir de Cicéron plane avec tant de majesté ; ces lieux, et d'autres que nous pourrions nommer, sont visités respectueusement par le voyageur, et nous y avons senti nous-même tout le charme qui s'attache à la gloire. Cassiacum mérite de prendre rang parmi ces lieux fameux, et si les souvenirs de l'antiquité chrétienne n'avaient pas été négligés jusqu'à ce jour, les pèlerins de la religion, de la poésie et de l'histoire, auraient cherché jusqu'aux moindres traces de ce coin de terreaux environs de Milan. Ce fut là qu'Augustin, sur le seuil de la vie chrétienne, chercha dans les pleurs, trouva tout à coup et enseigna les hautes vérités morales et philosophiques , avec une merveilleuse puissance. Ce fut là que ce génie, tantôt méditant en silence, tantôt conversant avec une mère et des amis dignes de lui, se connut en quelque ;sorte lui-même pour la première fois. Il jeta du fond de cet asile hospitalier ses premières clartés sur le monde.

Parfois, fatigué du bruit et du vide des jours humains que Dieu ne remplit pas, on se prend à rêver une solitude où la vie ne serait occupée qu'à la recherche et à la contemplation du vrai. Des amis d'un même coeur, du même goût, d'un même amour pour les beautés impérissables, échangeraient leurs pensées, leurs découvertes de tous les jours, leurs inspirations celui qui serait le plus fort et le plus près de Dieu dirigerait, retiendrait ou exciterait les intelligences. Quoique les magnificences de la création ne soient qu'une ombre bien pâle des splendeurs divines, on choisirait pour retraite un site où la nature eût à la fois de doux sourires et une imposante grandeur. A chaque journée on franchirait un degré de l'invisible échelle des vérités éternelles, et c'est ainsi que d'un pas calme et joyeux, environné d'amitié, de lumière et d'espérance, on s'en irait, appuyé sur la croix, vers ce mystérieux rivage appelé la mort, qui n'est que le bord de l'océan de la vie !

Oh ! que ne suis-je né dans le siècle d'Augustin, et que n'ai-je été amené par une heureuse destinée à m'asseoir, avec Alype et Licentius, autour du maître dans cette prairie ou dans ces bains de Cassiacum ! Leurs mois passés dans la maison des champs de Verecondus apparaissent à mon esprit comme une vie écoulée sur le seuil du paradis. Licentius regrettera plus tard cette vie de paix et d'étude. Qu'ils sont à plaindre ceux qui, ayant goûté de telles délices, sont condamnés à retomber au milieu des agitations de la terre !

 

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