CHAPITRE XXVIII
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CHAPITRE VINGT-HUITIÈME. Consolations à Proba. —  Histoire de Firmus. —  Le livre sur le Don prophétique des Démons. —  Lettres à Volusien et à Marcellin. —  Intercession de saint Augustin en faveur des donatistes. (411-412.)

 

L'Orient était couvert des débris du naufrage de l'empire romain. On sait quels furent les gémissements de saint Jérôme en apprenant les calamités des bords du Tibre, et avec quel soin pieux il recueillit en Palestine les vivantes ruines échappées aux barbares (1). L'Afrique semblait être un sûr asile; elle avait vu arriver un grand nombre de fugitifs emportant avec eux les biens qui leur restaient. Le temps n'était plus où la fierté romaine ne pouvait supporter des revers, où le coeur se brisait à la vue des maux de la patrie, où, loin d'elle, tout paraissait amer et triste, tout paraissait indigne d'amour. La plupart des Romains fugitifs ne songeaient qu'à demander des joies aux trésors qu'ils avaient pu dérober à la conquête; ils s'en allaient promenant leurs vices, ces vices dont Salvien (2) nous fait une si énergique peinture. L'ombre de leurs ancêtres généreux eût bien souffert envoyant des enfants de Rome, après la chute de la patrie , se précipiter dans les plaisirs , et remplir de leurs transports joyeux les théâtres de Carthage ! Le peuple romain meurt et il rit, disait Salvien (3). Ceux

 

1 Voir notre Histoire de Jérusalem, t.. II chap. 25 et 26. — 2 De la Providence. — 3 De la Providence, livre VII.

 

qui portaient dignement le poids du malheur ne se rencontraient que parmi les chrétiens; les pensées éternelles leur avaient donné la mesure des douleurs humaines; ils se consolaient de leurs désastres avec un crucifix à la main, et ce sont ceux-là qui représentaient le plus noblement Rome tombée.

Comme la cupidité rongeait les âmes, les chefs politiques devaient en être particulièrement atteints;. Héraclien, ce maître de l'Afrique, qui obtint son poste pour avoir rempli à l'égard de Stilicon le rôle de bourreau, et qui donnait l'exemple de toutes les turpitudes, vendit cher sa protection aux fugitifs romains. Il leur fit regretter plus d'une fois de ne s'être pas résignés à la domination des Goths. Augustin dont le crédit était presque aussi grand que sa charité, intervint souvent pour défendre les faibles et soutenir leurs droits, mais que peut la plus sublime et la plus sainte influence sur un cœur tombé trop bas? Les consolations religieuses de l'évêque et ses conseils avaient une plus irrésistible efficacité que ses prières aux grands, il ne les refusait à personne. En 411, Augustin écrivait à une des victimes de la cupidité d'Héraclien , à Proba, surnommée Faltonie, (143) veuve d'un préfet du prétoire, et mère de trois consuls ((1). Proba n'était parvenue qu'au prix des plus grands sacrifices à garder l'honneur de sa fille Julienne , à laquelle l'évêque d'Hippone dressa plus tard un livre sur le veuvage, et l'honneur de sa fille Démétriade , dont le nom est célèbre dans les annales religieuses de la première moitié du cinquième siècle.

Proba avait demandé à Augustin de vouloir bien lui écrire quelque chose sur la prière l'évêque le lui avait promis, l'accomplissement de cette promesse donna lieu à une de ses plus belles lettres (2). L'évêque d'Hippone disait à l'illustre et pieuse dame romaine que, malgré les anathèmes et les sentences de l'Evangile, les riches pourraient aussi entrer dans le royaume des cieux; une parole de Jésus-Christ, qui avait effrayé ses disciples sur le sort du genre humain, proclama l'impossibilité du salut des riches; mais le Sauveur ajouta : Ce qui est impossible aux hommes est facile. à Dieu. Cette lettre nous offre de douces paroles sur les consolations qu'on peut tirer des gens de bien. Dans la pauvreté et l'affliction, dans les douleurs du corps ou de l'exil, dans quelque misère qu'on soit, si l'on a auprès de soi des gens de bien qui sachent pleurer avec ceux qui pleurent et se réjouir avec ceux qui sont dans la joie, qui ont un langage en harmonie avec chacun de nos besoins , alors l'amertume des maux s'adoucit , leur poids devient moins lourd, et nous nous trouvons assez forts pour triompher de nos épreuves. Augustin ne veut pas qu'on oublie que Dieu seul est la source et le père de toute consolation. Tant que nous sommes dans les ténèbres de cette vie mortelle, loin du Seigneur et de la patrie, marchant dans l'obscurité de la foi et non pas dans la claire vision, nous ne devons pas perdre de vue notre pauvreté; l'âme chrétienne ne cessera pas de prier. En attendant le lever du jour et la lumière de l'étoile du matin, l'âme tient son regard attaché sur les saintes Ecritures comme sur un flambeau posé en un lieu obscur. L'évêque appelle cette vie une vie mourante, véritable terre déserte, sans chemin et sans eau, malgré les consolations passagères qu'on s'y donne, malgré la foule des voyageurs avec qui l'on marche, et l'abondance des faux biens dont on y jouit. Augustin, arrivant à la

 

1 Probin, Olybrius et Probe.

2 Lettre 130.

 

prière, cette mystérieuse affaire qui se traite plutôt par des gémissements et des larmes que par des paroles, enseigne à l'illustre Romaine ce qu'on doit demander à Dieu, et lui montre que tous nos besoins sont renfermés dans l'Oraison dominicale. Ce n'est pas la longueur du discours, mais le mouvement du coeur, qui doit faire durer la prière. Les prières des solitaires d'Egypte étaient fréquentes, mais courtes; c'étaient des élans vers Dieu. Les solitaires craignaient que la ferveur de l'âme ne vînt à s'affaiblir dans une oraison trop prolongée. Le saint évêque conjure Proba de prier pour lui.

Une pieuse correspondance s'était établie entre Augustin et Proba. Dans une de ses lettres, la mère de Julienne exprimait à l'évêque les ennuis d'une âme que sa captivité dans un corps mortel entraînait vers la terre; ainsi courbée et affaissée , l'âme se porte plutôt vers les objets d'en bas que vers l'objet unique placé dans les hautes régions, et principe de tout bonheur. Augustin, répondant à cette lettre au commencement de l'année 412, cite l'Ecriture (1), qui nous montre l'âme appesantie par le corps corruptible : cette maison de terre abat l'esprit, qui est fait pour beaucoup penser. Le divin maître, dont la puissante parole redressa une femme courbée depuis dix-huit ans (2), est venu pour nous rendre capables de comprendre ce chant de nos saints mystères : Que nos coeurs s'élèvent en haut ! et pour nous faire dire avec vérité : Nous tenons nos âmes élevées vers le Seigneur (3) ! Augustin termine en rendant grâces à Proba de l'intérêt bienveillant qu'elle prenait à sa santé toujours débile.

Possidius rapporte, sans date précise, un fait curieux qui pourrait correspondre à l'époque où nous sommes dans ce travail. Un jour; tandis que Possidius et tous ses frères du monastère d'Hippone étaient à table, Augustin, l'homme de Dieu, leur dit : « Vous avez dû remarquer qu'aujourd'hui à l'église le commencement et la fin de mon sermon se sont produits d'une façon contraire à mes habitudes, car j'ai laissé inachevé ce que j'avais d'abord entrepris d'expliquer et de montrer. — En effet, lui répondirent les frères, nous avons été tout surpris. — Je crois, poursuivit Augustin, que Dieu , entre les mains de qui sont nos personnes et nos discours, a voulu se servir de notre oubli et de notre distraction

 

1 Livre de la Sagesse, IX, 15. — 2 Luc, XIII, 12.

2 Préface de la messe.

 

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pour instruire et ramener quelque âme errante au milieu de son peuple. Comme j'étais occupé à creuser une question dans ses profondeurs les plus cachées, tout-à-coup j'ai passé à un autre sujet; j'ai terminé mon discours, bien plus en combattant les manichéens, dont je ne me proposais pas de parler, qu'en traitant la question que j'avais en vue de résoudre. »

Un ou deux jours après que ces paroles furent, échangées à table, voilà qu'un étranger arrive au monastère, se jette aux pieds d'Augustin en présence des frères, et le conjure de prier Dieu avec tous ses pieux amis pour obtenir le pardon de ses péchés. Il confesse qu'il a suivi jusque-là, et depuis plusieurs années, la doctrine des manichéens; qu'il leur avait, inutilement pour lui-même, donné beaucoup d'argent, ainsi qu'à leurs élus, et que le dernier discours de l'évêque l'a tiré de ses erreurs et fait catholique. Cet homme s'appelait Firmus; il était commerçant. « Le vénérable Augustin et nous tous qui étions présents , dit Possidius, ayant demandé à cet homme de quelle partie du discours il avait été particulièrement satisfait, il nous fit une réponse qui nous remplit de surprise et d'admiration pour les profonds desseins de Dieu en faveur du salut des âmes, et nous glorifiâmes son saint nom. Nous bénîmes Dieu, qui opère le salut des âmes quand il veut, comme il veut, par le moyen de ceux qui le savent et de ceux qui ne le savent pas.» Firmus renonça au commerce, et se prépara au sacerdoce; au temps où écrivait Possidius, le nouveau catholique remplissait les fonctions de prêtre dans les pays d'Occident.

Pour ne pas interrompre notre récit des derniers coups portés contre les donatistes, nous n'avons, rien dit d'un livre d'Augustin sur le don prophétique des démons (1), dont la composition se place vaguement entre l'année 406 et l'année 411. Un jour de la semaine de Pâques, beaucoup de chrétiens laïques se trouvant le matin réunis chez l'évêque d'Hippone, on parlait du christianisme, de la merveilleuse science des païens et des démons qui paraissaient doués de la connaissance des choses futures. Chacun se mêlait à la conversation; des objections étaient faites au nom du paganisme, et l'évêque y répondait. Il écrivit, avec le souvenir de cette conversation, un livre de quelques pages.

 

1 De divinatione daemonum liber unus.

 

On avait cité le renversement de la statue et du temple de Sérapis à Alexandrie, à la suite de l'édit de Théodose, renversement annoncé d'avance par les démons. Augustin répondit qu'ils pouvaient prédire cet événement et d'autres de ce genre , si Dieu le voulait. Un des assistants fit observer que ces sortes de prédictions étaient donc bonnes et saintes, puisque Dieu les permettait; l'évêque prouva que le Dieu puissant et juste pouvait permettre l'accomplissement de choses mauvaises, comme l'homicide, l'adultère, le vol, etc., l'accomplissement de choses contraires à.la religion dans laquelle il veut être adoré. Recueillons quelques traits du livre sur les esprits du mal.

Les démons, avec leurs corps aériens, sont supérieurs aux hommes qui ont des corps de terre; ils surpassent en vitesse les hommes, les bêtes des bois, les oiseaux du ciel; grâce à leur pénétration et à la rapidité de leurs mouvements, ils savent et annoncent beaucoup de choses plus tôt que nous, qui sommes enchaînés par des liens pesants. La longue vie des démons leur donne une expérience que nous ne pouvons avoir nous-mêmes avec la brièveté de nos jours. La merveille de quelques-unes de leurs oeuvres leur a valu l'adoration des hommes. Toutefois rien, dans les privilèges,des démons, ne doit nous faire envier leur sort; serait-ce leur puissance physique? mais envierez-vous le chien, si habile à découvrir la bête cachée et à la livrer au chasseur? le vautour qui vient de si loin sur un cadavre qu'il a senti ? l'aigle qui, de la hauteur sublime de son vol, aperçoit le poisson nageant au sein des mers, se précipite, l'arrache des eaux et l'emporte dans ses serres? envierezvous tant d'animaux qui, paissant à travers une foule d'herbes mauvaises pour eux, ne touchent à rien de nuisible, tandis que nous tâtonnons et nous craignons de cueillir des plantes funestes? Quant à la faculté des démons d'annoncer beaucoup de choses à l'avance, nous ne devons pas les confondre avec les lumières de la vérité la plus vraie; des adolescents vertueux sont préférables à d'indignes vieillards , malgré leur longue expérience; le médecin marquera longtemps à l'avance l'issue d'une maladie ; le nautonnier, prédira des tempêtes ; l'homme des champs vous dira ce que deviendront tels arbres et tels fruits : ils passeront pour prophètes aux yeux d'un ignorant, et cependant ils peuvent être (145) des hommes pervers ! Le sage méprisera les oeuvres des démons comme leurs prophéties. Il sait que des hommes aux moeurs dépravées exécutent chaque jour des tours qu'on a de la peine à croire. Que de choses étonnantes exécutées par les funambules, les mécaniciens, les gens de la place publique ! Que de merveilles dans les arts !

Les démons peuvent corrompre l'air, donner de mauvais conseils aux hommes attachés à la terre, et connaître les dispositions humaines, même celles qui sont restées dans la pensée intérieure; Augustin avait dit que les démons démêlaient les sentiments par des signes corporels qui demeuraient cachés pour nous; dans sa Revue (1), il se reproche sur ce dernier point une affirmation trop absolue, et avoue qu'il est bien difficile, sinon impossible de se prononcer là-dessus. — L'évêque d'Hippone , après avoir caractérisé le genre de prophéties échu en partage aux démons , montre l'immense distance qui le sépare des divines prophéties manifestées par les anges et les voyants d'Israël. Ici c'est l'immuable vérité qui parle ; les anges et les prophètes ne trompaient pas et n'étaient pas trompés ; il n'en est pas de même des démons ; ils sont soumis à une puissance plus haute, qui peut déjouer leurs méfaits et les faire mentir; leurs oracles demeurent incertains, et de plus ce n'est pas le bien, ce n'est pas la vérité, c'est le mal et l'erreur que les démons soufflent aux oreilles et au coeur des mortels. Les prophètes de Dieu avaient annoncé la ruine du polythéisme; à la veille du renversement des statues et des temples , le démon de Sérapis a pu révéler quelque chose à ses adorateurs, comme pour leur recommander, en s'en allant, sa divinité menacée. Il était écrit (2) : « Le Seigneur prévaudra contre eux, il exterminera tous les dieux des nations de la terre. »

«Que nos ennemis raillent notre ignorance et notre folie, dit Augustin dans les dernières lignes de son livre, et qu'ils vantent leur doctrine et leur sagesse. Ce que je sais, c'est que nos railleurs sont en plus petit nombre cette année que l'année dernière. Depuis que les nations ont frémi et que les peuples ont médité des choses vaines contre le Seigneur et son Christ, quand ils répandaient le sang des justes et dévastaient l'Église ; depuis. ces grandes persécutions jusqu'à ce jour, le nombre de nos

 

1 Livre II, ch. 30. — 2 Sophon., II, 2.

 

ennemis diminue sans cesse. Les oracles de notre Dieu, qui s'accomplissent tous les jours, nous rendent forts contre leurs attaques et leurs railleries superbes. Dieu nous dit par son prophète : « Écoutez-moi, ô mon peuple ! écoutez-moi , vous qui savez le jugement, vous qui gardez ma loi dans votre coeur : ne craignez point les outrages des hommes; ne vous laissez point vaincre par leurs insultes; ne vous préoccupez pas trop de ce que maintenant ils me méprisent. Le temps les consumera comme un vêtement; ils seront mangés comme la laine par la teigne : mais ma justice demeure éternellement. » « Qu'ils lisent ces choses , s'ils le daignent , ajoute Augustin, et lorsque leurs contradictions nous seront parvenues, nous leur répondrons autant que Dieu nous aidera. »

Cette fin nous place au coeur du christianisme poursuivant énergiquement le cours de ses victoires sur l'ancien monde, malgré les blasphèmes et les plaintes injurieuses de ce monde expirant, et nous montre Augustin debout sur les hauteurs évangéliques, servant d'instrument à Dieu pour établir la vérité. Nous avons analysé ce que dit l'évêque d'Hippone sur les démons, pour constater. quelles étaient sur ces matières les idées catholiques du cinquième siècle; ce sont encore les idées catholiques d'aujourd'hui. La démonologie occupe une assez grande place dans les doctrines de Plotin et de Porphyre; parmi les idées qui avaient cours dans les régions philosophiques; Augustin a accepté celles que ne condamnaient pas les saintes Écritures et les enseignements chrétiens. Si nous nous occupions ici de, démonologie, nous aurions à parcourir un cercle immense de vieilles imaginations chez tons les peuples; la mythologie, symbolisation universelle de la création, aurait sa part dans une excursion de ce genre. Mais un traité pareil n'a que faire dans notre couvre. Il nous suffit de constater que, depuis les premiers temps de l'univers jusqu'à nos jours, et dans toutes les contrées connues, les peuples ont cru aux démons. Le mosaïsme, le christianisme, l'islamisme, le bouddhisme s'accordent sur ce point l'Égypte et la Judée, la Grèce, l'Afrique, l'Inde, le Japon, la Chine, l'Amérique, ont proclamé l'existence des mauvais génies.

Chaque fois que l'occasion s'en est rencontrée , nous nous sommes attaché à montrer les païens réfléchissant sur la loi nouvelle, (146) posant des questions diverses dont ils attendaient la solution, cherchant à s'instruire à fond de ce grand débat qui s'agitait entre le Dieu crucifié et les dieux brillants de l'Olympe. Volusien, encore païen, oncle de la jeune Mélanie, fille d'Albine, parlait en 412 (1) à l'évêque d'Hippone d'une conversation qu'il avait eue avec des amis païens comme lui; après avoir causé de rhétorique, de poésie et de philosophie, leur entretien s'était élevé à des hauteurs graves. L'un d'eux, prenant la parole, avait demandé s'il ne se trouvait là personne qui fût versé dans la doctrine du christianisme, et qui pût résoudre des difficultés dont son esprit était occupé ; nul n'avait répondu à son appel, et cet homme avait exposé ses doutes. Comment croire que le Créateur, le maître du monde, se soit enfermé dans le sein d'une vierge? Celui que l'univers ne peut contenir aurait été caché dans le corps d'un enfant soumis à toutes les infirmités de notre nature ! Et ce Dieu-enfant ne serait parvenu à l'âge viril qu'en passant lentement par les divers degrés de la vie ! Le roi de toute chose était donc alors absent de son trône ! Cet Homme-Dieu aurait eu besoin de sommeil et de nourriture ! Aucun signe proportionné à une aussi grande majesté ne l'aurait révélé au monde, car les dénions chassés, les malades guéris, les morts ressuscités , sont peu de chose pour un Dieu, puisque des hommes en ont fait autant !

Ainsi parlait le païen; il aurait voulu aller plus avant. On interrompit son discours et on se sépara, avec le projet d'interroger sur ce point des personnes éclairées, afin de ne pas s'aventurer légèrement dans le secret des divins mystères. C'est pour la solution de ces problèmes que Volusien écrivit à l'évêque d'Hippone : « Votre renommée, lui disait-il, est intéressée à la solution de ces difficultés; l'ignorance se tolère en d'autres prêtres, sans dommage pour la religion ; mais quand on vient consulter l'évêque Augustin, on est fondé à croire que tout ce qu'il ne sait pas n'est point dans la loi. »

Marcellin, que nous avons vu présider la conférence de Carthage, écrivit (2) à Augustin pour appuyer la demande de Volusien ; il suppliait l'évêque de résoudre pour le compte de plusieurs païens les difficultés sur le mystère de l'incarnation , et surtout d'avoir en vue ceux qui ne reconnaissaient dans les oeuvres

 

1 Lettre 135. — 2 Lettre 136.

 

de Jésus-Christ rien de supérieur aux oeuvres d'Apollonius et d'Apulée. Marcellin ajoutait d'autres difficultés proposées par Volusien lui-même. Pourquoi, disait Volusien, pourquoi Dieu, s'il est le même que celui qui était adoré sous l'Ancien Testament, veut-il maintenant -un nouveau culte? Il y a du désordre et de l'injustice i1 changer ce qui est bon. La diversité du culte de l'ancienne loi et de la loi nouvelle nous donne l'idée d'un Dieu inconstant et léger. Volusien disait encore que la doctrine de Jésus-Christ ne saurait convenir aux Etats, puisqu'elle défend de rendre le mal pour le mal, et qu'elle nous ordonne, après avoir été frappés sur une joue, de tendre l'autre , et de donner notre manteau quand on veut nous ôter notre robe, etc. La pratique des maximes de la religion chrétienne serait donc funeste aux empires. Toutes ces difficultés avaient été proposées en présence d'un des principaux habitants des environs d'Hippone; celui-ci parlait avec ironie du génie d'Augustin , qu'il accusait de n'avoir pu répondre suffisamment à ces mêmes questions. Marcellin conjure l'évêque de traiter ce sujet sérieusement, parce que beaucoup de gens attendent la réponse : « Au temps où nous sommes, dit Marcellin, vous ne pouvez rien faire de plus utile à l'Eglise. »

Augustin répondit (1) à Volusien ; c'était répondre aux païens ses contemporains. Cette lettre si vivement désirée est complète ; l'évêque nous apprend qu'en ce moment il se trouvait assez libre des affaires du dehors; il était heureux d'employer son loisir à la solution de difficultés qu'il avait lui-même appelées.

Augustin reproche à Volusien de lui avoir adressé trop de louanges; quoique ces louanges naissent d'un grand fonds d'amitié, il les repousse et prie le frère d'Albine de les lui épargner.

« Telle est, dit-il, la profondeur des lettres chrétiennes, que j'y découvrirais chaque jour de nouvelles choses , lors même qu'avec u meilleur génie et avec l'application la plus soutenue j'y aurais consacré tout mon temps «depuis ma première enfance jusqu'à l'extrême vieillesse ; on ne rencontre pas ces grandes difficultés pour arriver à comprendre ce qui est nécessaire au salut; mars après que chacun y a vu sa foi, sans la

 

1 Lettre 137.

 

quelle il n'y ,a ni piété ni bonne vie, il reste , à pénétrer tant de choses obscurcies par les ombres des mystères; une si profonde sagesse est cachée, non-seulement dans les paroles des Ecritures, mais encore dans ce qu'elles expriment, que les esprits les plus pénétrants, les plus désireux d'apprendre, et qui ont passé le plus d'années à cette étude éprouvent la vérité de ce mot de l'Ecclésial,tique : Lorsque l'homme croira avoir fini, il ne fera que commencer (1). »

Augustin reprend ensuite une à une toutes les questions. Dieu , en se faisant homme , n'a pas pour cela abandonné le gouvernement de l'univers; il n'en a pas transporté le soin dans le corps qu'il a revêtu. Ce sont là des conceptions grossières. Quand on dit que Dieu remplit l'immensité, ce n'est pas à la façon de la lumière, de l'air ou de l'eau. Il est partout, sans qu'aucun lieu le contienne; il vient sans sortir d'où il était; il s'en va sans sortir d'où il vient. Si l'homme ne comprend pas son Dieu, s'il le méconnaît, qu'il se considère lui-même. L'âme ne vit que dans son corps , et pourtant elle. sent ce qui est hors de son corps. Nous voyons les astres semés dans le ciel si loin de nous; or, voir n'est-ce pas sentir? Faudra-t-il dire pour cela que l'âme est dans 1e ciel aussi bien que dans son corps, ou qu'elle sent au delà du lieu où elle vit? Voilà déjà un mystère que nous offre le sens de la vue. Il en est de même de l'ouïe, qui entend du bruit au loin, et qui nous fait vivre en quelque sorte là où nous ne sommes pas. Que sera-ce si nous réfléchissons à l'action de notre âme, intelligence pure qui s'élance à travers l'infini? Pouvons-nous alors trouver incroyable que le Verbe divin ait pris un corps semblable au nôtre, sans rien perdre de son immortalité et de sa nature éternelle, sans déchoir de sa puissance, sans abandonner le soin et le gouvernement de l'univers, sans sortir du sein de son père, c'est-à-dire de cette lumière inaccessible où il habite en lui et avec lui? Ce Verbe, cette parole ineffable de Dieu, gardez-vous de la concevoir comme une parole qui passe.

Le Verbe de Dieu demeure ce qu'il est ; il est tout entier partout. Dire qu'il vient ou qu'il s'en va, c'est dire qu'il se montre ou qu'il se cache; visible ou caché , il est toujours présent comme la lumière est présente aux yeux d'un aveugle aussi bien qu'aux yeux d'un

 

1 Ecclésiastique, XVIII, 6.

 

homme clairvoyant, comme la même voix est. présente aux oreilles d'un sourd aussi bien qu'aux oreilles d'un homme qui entend. La parole humaine demeure ainsi entière; elle est entendue d'une seule personne, comme de deux personnes, comme d'une multitude, sans que le son de la voix se partage entre tous et se distribue à la manière de l'argent ou de la. nourriture. Pourquoi donc le Verbe de Dieu, qui subsiste éternellement, ne serait-il pas à l’égard de toute chose ce qu'est à l'égard des oreilles la parole fugitive de l'homme ?

Le peu d'étendue du corps de Jésus-Christ enfant ne doit donc pas nous faire craindre qu'une aussi grande majesté que celle de Dieu y ait été resserrée; la grandeur de Dieu n'est pas une grandeur d'étendue, mais de vertu et de puissance; aussi s'est-il plu à faire éclater ses merveilles dans les plus petites choses. Sa providence- n'a-t-elle pas donné un sentiment plus exquis aux fourmis et aux abeilles, qu'aux ânes et aux chameaux? N'a-t-elle pas donné à un aussi petit organe que la prunelle la vertu de parcourir en un moment la moitié du ciel? C'est cette puissance qui a fait sortir le corps d'un enfant du sein de Marie, sans porter atteinte à sa virginité, comme plus tard elle fit entrer dans le cénacle, les portes fermées, ce même corps devenu grand.

L'Homme-Dieu , en se soumettant à toutes nos infirmités, a voulu prouver qu'il était véritablement homme, ce qui n'a pas empêché les opinions hérétiques contre sa nature humaine. Dieu a élevé l'homme jusqu'à lui, mais sans sortir de lui-même et sans cesser d'être ce qu'il est. Ceux qui demandent raison de ce mystère devraient nous expliquer auparavant notre propre nature. De même que la personne d'un homme est l'union d'une âme et d'un corps, de même la personne du Christ est 1'union d'un Dieu et d'un homme. La première merveille s'accomplit tous les jours pour multiplier le genre humain; la seconde s'est accomplie une seule fois pour le sauver. Le Verbe de Dieu est venu instruire les hommes en confirmant les paroles des prophètes, en confirmant aussi ce que les philosophes et les auteurs païens avaient dit de vrai. Les hommes étaient tourmentés du désir d'arriver à Dieu, mais ils avaient imaginé l'entremise et le culte des puissances aériennes, des démons qui se faisaient passer pour anges de lumière. Jésus-Christ leur enseigna qu'on pouvait aller à Dieu (148) sans recourir à des puissances intermédiaires; il leur apprit que Dieu était si près d'eux et si accessible à leur piété , qu'il daignait s'unir à l'homme.

Quant aux oeuvres de Jésus-Christ et aux oeuvres de ceux qui l'ont précédé, voici les pensées d'Augustin. Apulée s'est défendu de magie. Les magiciens d'Égypte furent vaincus par Moïse. Le législateur et les prophètes du peuple hébreu ont annoncé la venue de Jésus-Christ; ils n'en parlaient pas comme d'un personnage qui dût les égaler ou les surpasser en miracles, mais comme du Seigneur et du Dieu de tous, fait homme pour l'amour des hommes. Si Jésus-Christ a opéré des miracles pareils à ceux des prophètes, c'est qu'il lui convenait d'accomplir par lui-même ce qu'il avait fait par eux. Mais le Sauveur accomplit des merveilles qui lui furent particulières : il naquit d'une vierge, il se ressuscita lui-même, il monta au ciel. De tels signes ne suffisent-ils pas pour prouver un Dieu ? Le Verbe n'a pas créé un monde nouveau en témoignage de sa puissance divine, mais il a fait quelque chose de plus grand peut-être que d'avoir fait un nouveau monde : en s'unissant à l'homme, il lui a donné une vierge pour mère, il a passé de la mort à l'immortelle vie et s'est élevé au-dessus des cieux ! Cela n'est pas arrivé, dira-t-on. Mais alors que répondre à ceux qui méprisent les miracles ordinaires et refusent de croire les plus grands?

L'évêque d'Hippone raconte en quelques mots l'origine du peuple hébreu, sa multiplication merveilleuse en Egypte, son établissement dans le pays de promission, l'avènement du Sauveur prédit de point en point, les travaux, les espérances, les persécutions des premiers chrétiens qui se répandent jusqu'aux extrémités de la terre. Les chrétiens obscurs, ignorants, grossiers, instruisent les plus . illustres génies, triomphent des orateurs les plus élégants. « Au milieu de l'alternative des malheurs et des prospérités des temps, dit Augustin, ils ne cessent de pratiquer la patience et la tempérance; le déclin du monde, à ces époques extrêmes , l'approche du dernier âge sollicité par la lassitude des choses humaines, ne font que redoubler leur foi, parce que cela aussi a été prédit: ils attendent l’éternelle félicité de la cité céleste. »

L'évêque rappelle ensuite la dispersion des juifs, la naissance des hérésies qui se couvrent cependant du nom de Jésus-Christ, et s'écrie que nul esprit réfléchi ne saurait se méprendre sur le caractère d'événements semblables. Les livres des philosophes et les lois des plus sages républiques n'offrent rien de comparable à ces deux préceptes qui, d'après Jésus-Christ, renferment la loi et les prophètes : « Vous aimerez le. Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre âme et de tout votre esprit, et votre prochain comme vous-même. » Le langage des livres saints, si l'on excepte les passages où se rencontrent de mystérieuses profondeurs, est le langage d'un ami qui s'adresse à un ami; lorsque l'Écriture se cache sous des figures, elle ne cesse pas d'être simple; elle n'emprunte pas ses expressions de ce qu'il y a de plus savant et de moins connu, ce qui pourrait effrayer les personnes de peu de savoir, comme on voit les pauvres n'oser approcher des riches, quand trop de magnificence les environne. Les obscurités de l'Écriture cachent des vérités exprimées clairement en d'autres passages; elles ont pour but d'exciter en nous le goût de la vérité qui s'affaiblirait dans une étude trop facile. Nous nous sentons entraînés à déchirer les voiles qui s'offrent à nous, et les vérités ainsi découvertes nous deviennent nouvelles, quoique nous les connaissions déjà.

Nous avons reproduit avec soin tout ce qu'il y a de remarquable et d'important dans cette belle lettre à Volusien: Le lecteur a dû être frappé de la manière dont l'évêque d'Hippone rend compte du mystère de l'Incarnation. Quelle magnifique abondance d'images pour faire toucher aux plus petites mains les plus hautes vérités du monde religieux ! Il est impossible d'imaginer plus de clarté avec autant de profondeur. Augustin marche d'un pas ferme à travers la nuit du mystère, comme si tous les anges du ciel éclairaient sa course. La réponse à Volusien fut un événement; elle détermina sans doute la conversion de plus d'un païen. Il est des chrétiens de notre temps qui sont aussi chancelants sur le mystère d'un Dieu fait homme que les païens du temps d'Augustin, et la parole du grand évêque ne leur sera pas inutile.

Il restait à résoudre les objections renfermées dans la lettre de Marcellin sur l'abolition de l'ancienne loi, sur la doctrine évangélique qu'on supposait contraire au bien des empires, sur la supériorité des miracles d'Apollonius et d'Apulée. Augustin répondit (1) à Marcellin.

 

1 Lettre 138.

 

149

 

On ne doit pas, dit-on, changer ce qui est bon et surtout ce que Dieu a fait. Le changement d'une chose ne suppose pas qu'elle soit mauvaise, mais seulement qu'elle ne convient plus. La vie de l'homme et la vie des empires sont pleines d'exemples de cette vérité. Dieu, qui connaît l'homme mieux que l'homme ne se connaît lui-même, n'a pas voulu révéler tout de suite le dernier mot de sa loi religieuse ; il s'est borné à faire pressentir et prophétiser la perfection de la loi ; il a proportionné ses révélations aux besoins et aux progrès de ses créatures. Tout immuable qu'il est, Dieu, selon chaque époque et chaque révolution, ajoute et enlève, abolit, augmente et diminue, jusqu'à ce que le cours des siècles, en formant toute chose selon les divers temps, et coulant avec un ordre admirable comme un grand et harmonieux poème, s'achève et nous fasse passer de cette vie, qui est le temps de la foi, à 1a pleine contemplation de Dieu. Cette pensée d'Augustin, que nous avons retrouvée plus d'une fois dans ses livres, est d'une frappante beauté : on ne peut juger de plus haut les révolutions humaines et les oeuvres de Dieu. L'évêque d'Hippone dit qu'un homme ne serait pas accusé de légèreté ni d'inconstance pour faire autre chose le matin et autre chose le soir, autre chose ce mois et cette année, autre chose un autre mois et une autre année : de même on ne saurait reprocher à Dieu d'avoir demandé des sacrifices différents dans les premiers et les derniers temps du monde ; il n'a fait que placer dans la variété des âges et pour l’instruction des hommes des institutions mystérieuses, conformes aux moeurs et aux besoins des siècles. Mais ces changements divers se trouvaient, dès le commencement, dans les desseins de Dieu.

Les païens, qui soutenaient l'incompatibilité de la pratique chrétienne avec le gouvernement des empires, n'étaient pas difficiles à réfuter. Augustin passe en revue les diverses objections. L'oubli des injures exclurait-il l'ordre dans la cité ? Mai les historiens latins (1) n'ont-ils pas parlé des vieux Romains qui aimaient mieux pardonner les injures que d'en tirer vengeance? De tels sentiments les ont-ils empêchés de faire d'une république petite et pauvre la plus grande et la plus riche république de l'univers? Cicéron (2), louant les moeurs

 

1 Salluste.

2 Pro Ligario.

 

de César, n'a-t-il pas dit que César n'oubliait que les injures? Ce noble dédain pour la vengeance, c'est ce que l'Evangile. appelle ne pas rendre le mal pour le mal. Quelle heureuse et puissante république que celle où tous les citoyens mettraient constamment en pratique l'oubli du mal ! L'union des coeurs serait le fondement d'une république vraiment chrétienne ; cette union n'eût pas été possible chez les païens, qui adoraient des dieux en guerre les uns contre les autres. Il ne faut pas prendre à la lettre ces préceptes de l'Evangile : Si on vous frappe sur une joue, tendez l'autre joue; si on veut vous ôter votre robe, donnez encore votre manteau; si quelqu'un veut vous forcer de faire mille pas avec lui , faites-en deux mille : le but de ces préceptes, c'est de nous porter à la patience et de nous inviter à vaincre le mal par le bien.

D'ailleurs, une telle manière de supporter les outrages ou les violences serait une grande leçon qui porterait infailliblement des fruits d'union et de fraternité parmi les hommes. Ce qui prouve qu'il suffit de pratiquer l'enseignement moral de l'Evangile, c'est que Jésus-Christ lui-même n'a pas suivi à la lettre ces préceptes; frappé sur une joue chez le grand-prêtre, il a dit : « Si j'ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous ? » Saint Paul frappé par l'ordre du prince des prêtres, lui répondit : « Dieu vous frappera, muraille blanchie ! » Sous l'inspiration évangélique, la guerre elle-même pourrait garder de la charité : on ne ferait la guerre que pour ramener les vaincus à la justice. L'Evangile n'a pas interdit la profession des armes. Saint Jean, répondant aux soldats qui viennent le consulter, se borne à leur dire : « Ne faites ni violence ni fraude, et contentez-vous de votre paye. » Qu'on nous donne une république composée de chrétiens remplissant tous leurs devoirs : on aura l'ordre, l'honneur et la prospérité.

L'évêque d'Hippone ne dit qu'un mot d'Apulée dont les païens d'Afrique voulaient placer les miracles au-dessus des miracles de Jésus-Christ. On prétend qu'Apulée accomplit de grandes merveilles par la force de la magie; or, Apulée a déployé beaucoup d'éloquence pour prouver qu'il n'a jamais été magicien. Augustin fait observer que le philosophe de Madaure, malgré le merveilleux pouvoir qui lui est attribué, ne put jamais parvenir à aucune charge dans la république, à aucune dignité (150) dans la magistrature ; il lui fallut vaincre, à force d'éloquence, une rude opposition pour arriver seulement à se faire dresser une statue dans la ville d'Oca, où il s'était marié.

Ainsi la parole d'Augustin éclairait et secouait le paganisme; elle renversait les objections dont s'armait le mauvais vouloir ou l'ignorance, triomphait des hésitations, fortifiait les bonnes résolutions naissantes et obligeait toutes les renommées, toutes les doctrines anciennes, toutes les philosophies à courber la tête devant le Christ. Quelques années auparavant, un autre grand évêque, Chrysostome (1), parlant du haut de sa chaire de Constantinople, avait pu s'écrier avec vérité : « Que sont devenues les philosophies de Platon et de Pythagore et des maîtres d'Athènes? elles sont vaincues. Que sont devenues les doctrines des pêcheurs et des fabricants de tentes? Elles éclatent plus que la lumière du soleil, non pas seulement en Judée mais chez les peuples barbares. »

A la même époque où le génie d'Augustin expliquait ou justifiait le Christianisme auprès des païens dont le coeur flottait encore incertain, sa charité veillait sur le sort des donatistes vaincus à Carthage. Il recommandait à Marcellin (2) de se ressouvenir qu'il était un juge chrétien et qu'il devait- être à la fois juge et père. Il y a des crimes de circoncellions à punir, mais l'humanité impose des devoirs. Ces crimes doivent être regardés, moins comme des sujets de vengeance, que comme des plaies qu'il faut guérir. Augustin invite Marcellin à continuer à ne faire usage ni des chevalets ni des ongles de fer, ni du feu, pour arracher la vérité de la bouche des coupables, mais à se contenter des -verges, châtiment dont les pères usent envers leurs enfants , les maîtres envers leurs écoliers et souvent même les évêques dans les affaires qui se traitent devant eux. Ce dernier détail nous donne quelque idée de la justice épiscopale dans ces temps où beaucoup d'affaires se traduisaient devant les évêques.

Augustin écrivait dans les mêmes sentiments au proconsul Apringius. Des circoncellions et des clercs donatistes avaient attaqué deux prêtres catholiques d'Hippone, Restitute et Innocent; ils avaient assommé l'un dans une

 

1 Sancti Chrysostomi opera, t. XII, p. 512.

2 Lettre 133.

 

embuscade , et enlevé l'autre de sa maison pour lui arracher un mil et lui couper un doigt avec une pierre tranchante. Les coupables avaient avoué leur crime; Augustin supplie le proconsul, au nom de la miséricorde de Jésus-Christ, de ne pas les punir de mort. Il lui répugne que la justice rende le 'mal pour le mal avec des chrétiens, et demande que les coupables ne reçoivent ni la mort ni aucune mutilation. On pourrait les condamner à quelque ouvrage utile. Augustin va jusqu'à dire que si les coupables sont trop sévèrement punis , il s'en plaindra et en appellera.

L'évêque d'Hippone, infatigable dans sa miséricorde , s'adressa aussi à Marcellin'. Il demandait les actes, c'est-à-dire les déclarations mêmes des coupables pour les faire lire. dans son église d'Hippone, afin de porter la lumière dans l'esprit de ceux.qui garderaient des illusions sur le parti de Donat. Si le proconsul refuse d'avoir égard à sa prière, Augustin demande qu'on laisse au moins les coupables en prison, pour qu'il ait le temps d'obtenir leur grâce. L'Eglise tire sa gloire des souffrances des serviteurs de Dieu; le sang des ennemis ôterait au martyre quelque chose de sa splendeur. Augustin parle des affaires de toute nature dont sa vie est accablée, et qui l'enlèvent à ses travaux.

Après la lecture de ces passages et de tant d'autres qui ont été reproduits dans cet ouvrage, croirait-on que des écrivains modernes aient essayé de montrer Augustin comme un homme dur, impitoyable envers les hérétiques, comme le patriarche des chrétiens persécuteurs (2) ? La charité chrétienne, dans sa plus tendre et plus persévérante énergie, a été transformée en un fanatisme cruel ! On a vu de la colère et de la haine dans cette âme pleine d'amour pour les hommes, et d'où s'échappent avec une prodigieuse abondance tous les trésors d'une douce pitié. Oh ! combien nous serons payé de notre laborieuse tâche, si nous parvenons à dissiper des préventions, à rectifier des erreurs sur le caractère du grand évêque d'Hippone, si nous faisons aimer ce doux et bienveillant génie autant qu'il mérite de l'être !

 

1 Lettre 139.

2 Barbeyrac, Préf. du Traité du droit de la nature et des gens, traduit de Puffendorf.

 

 

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