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CHAPITRE TRENTE-SEPTIÈME. Lettre de saint Augustin à Boniface. Lettre à saint Paulin, à Dardanus, préfet des Gaules. Diverses opinions sur Dardanus. Lettre à Juliana sur le livre à Démétriade. Lettre à Pierre et à Abraham.
Le nom de Boniface est célèbre dans les annales romaines de la première moitié du cinquième siècle ; il représente la gloire des armes impériales dans ce temps où la gloire romaine se couchait sur les ruines. En 413 , Boniface avait défendu Marseille contre les Goths ; en 417, il gouvernait l'Afrique ; le monde vantait son habileté, sa bravoure; les populations africaines louaient sa justice , et les évêques contemporains l'estimaient pour sa piété chrétienne. Des liens de considération et d'amitié attachaient particulièrement le pontife d'Hippone au comte Boniface. Celui-ci, plus accoutumé au maniement des armes qu'aux discussions théologiques , n'était pas pleinement au courant de la question des donatistes , qui revenait sans cesse, malgré leur défaite; il s'adressa à Augustin pour être exactement instruit de l'erreur des donatistes et des faits qui avaient amené contre eux l'intervention de la puissance temporelle. L'évêque, tout en s'excusant d'écrire longuement à un personnage qui n'avait (204) que bien peu de temps à donner à la lecture, fit une réponse étendue (1), où se trouve supérieurement résumée cette question du donatisme dont il s'était tant et si fortement occupé. Indépendamment du but particulier dont nous parlerons tout à l'heure, nous trouvons dans cette lettre deux faits curieux : le premier, c'est que des troupes de donatistes , avant l'abolition du culte païen , se jetaient à travers les polythéistes le jour de leurs fêtes solennelles , non point pour briser les idoles , mais pour chercher la mort sous les coups de leurs adorateurs. Le second fait , c'est que parmi les donatistes, toujours unis d'espérance aux ennemis de l'empire, il s'était élevé un parti qui, pour se ménager la faveur des Goths , appartenant à l'arianisme, s'efforçait d'accréditer l'idée d'une communauté de foi entre le donatisme et la secte d'Arius. Dans sa réponse au comte, Augustin paraît surtout s'attacher à prouver qu'il était permis d'user des lois impériales pour ramener plus promptement et plus sûrement les donatistes à l'unité. Nous avons déjà touché à ce point délicat, à ces problèmes de conduite ecclésiastique, qui ne sauraient être résolus légèrement. Ainsi que nous l'avons fait observer, il serait misérable de juger la question avec les idées et les moeurs des temps modernes, où la tolérance philosophique est devenue la règle des pouvoirs temporels en matière religieuse; il ne faut pas perdre de vue que, dans la société chrétienne du cinquième siècle, l'indifférence en matière de foi n'était admise par personne, et que la religion tenant profondément aux entrailles des peuples, la force et la prospérité publiques étaient intéressées à la conservation de l'unité morale. Augustin, dont quelques historiens modernes ont calomnié la charité et méconnu l'immense bienveillance à l'égard des hérétiques , ne s'est pas exprimé autrement que Bossuet et Fénelon sur les points qui ont fourni matière à tant de déclamations. Il a toujours et de toutes ses forces repoussé la peine de mort pour les hérétiques ; il admettait seulement des devoirs envers Dieu de la part des princes, et pensait qu'il faudrait avoir perdu le sens pour dire aux rois : Ne vous mettez point en peine de savoir par qui est défendue
1 Lettre 185. Cette lettre est l'un des écrits de saint Augustin dont Bayle a donné les plus étranges interprétations. Bayle s'est montré à la fois grossier, injurieux et inexact dans ses critiques du grand évêque d'Hippone. On peut lire avec fruit la Réfutation des critiques de Bayle sur saint Augustin, par le P. Merlin. Paris, 1732, in-4°.
ou attaquée dans votre royaume l'Eglise de votre Seigneur (1). Les donatistes, pour rejeter l'intervention de ces pouvoirs temporels, qu'ils avaient été les premiers à invoquer, disaient qu'aux premières époques de la foi les chrétiens n'eurent jamais recours à l'autorité des princes; la raison en est évidente, répondait Augustin, c'est qu'alors il n'y avait pas de princes soumis à la loi évangélique; c'était le temps des frémissements a des peuples et des conjurations des rois contre le Seigneur et son Christ (2). Dans le cinquième siècle au contraire, c'était le temps de l'accomplissement de ces paroles : Tous les rois de la terre l'adoreront, et toutes les nations le serviront........... Maintenant comprenez, ô rois, instruisez-vous, juges de la terre, servez le Seigneur avec crainte, et réjouissez-vous en lui avec tremblement (3). Or, pour les rois, ajoute l'évêque d'Hippone, servir le Seigneur, c'est défendre et punir avec une religieuse sévérité la violation des ordres divins. Un roi a des devoirs comme homme et des devoirs comme roi. Les princes punissent les crimes qui troublent et renversent les Etats : pourquoi ne puniraient-ils pas les crimes qui peuvent ruiner la religion? Ainsi raisonnait Augustin. Il convient et plusieurs fois il répète qu'il vaut mieux conduire les hommes par les voies douces et les convaincre par la vive impression de la vérité; mais les auteurs profanes comme les auteurs sacrés lui apprennent que la contrainte est souvent nécessaire pour l'accomplissement] du bien, et que le coeur humain, si enclin au mal, a besoin d'être pressé par la crainte. Tous les hommes ne disent point avec le royal prophète : Mon âme a eu soif de Dieu qui est la fontaine d'eau vive; quand paraîtrai je devant la face de Dieu (4) ? Il en était de la terreur des lois impériales comme de la terreur de l'enfer; les âmes qui brûlent d'amour pour la vérité éternelle et les biens invisibles n'ont pas besoin, que des menaces les excitent à la fuite du désordre et de l'erreur. Dans le festin de la parabole évangélique, le compelle intrare (5) (forcez-les d'entrer) n'est pas prononcé qu'après l'inutilité des premières invitations. Augustin obligé de recourir aux empereurs dans l'intérêt de l'Eglise d'Afrique, bien loin de céder à ses penchants, n'obéissait
1 Quis mente sobrius regibus dicat . Nolite curare in regno vestro a quo tueatur vel oppugnetur Ecclesia Domini vestri.
2 Ps. II, vers. 1 et 2. 3 Ps II, vers 10 et 11. 4 Ps. XLI, 3. 5 Saint Luc, chap. XIV, vers. 23.
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qu'à une dure nécessité ; la puissance persuasive de la parole précédait toujours la rigueur des lois. Nous avons dit et redit ailleurs tout ce qu'avait fait l'évêque d'Hippone pour dérober les donatistes à la verge temporelle. La lettre au comte Boniface est un monument digne d'attention ; elle motive le recours aux décrets impériaux , et précise dans quelle mesure l'évêque d'Hippone consentait à user de l'assistance des princes, pour amener au festin de l'unité les hommes qui cheminaient le long des haies et des grands chemins de l'hérésie. Augustin, dans cette lettre, venge les fidèles du reproche de cupidité et d'ambition que les donatistes leur adressaient; les biens des hérétiques avaient été, il est vrai, réunis aux biens des Eglises catholiques; mais sans compter que ces propriétés étaient le patrimoine des pauvres, les catholiques ne cessaient de presser les donatistes de revenir à l'unité pour rentrer à la fois dans la possession de leurs biens et des dignités ecclésiastiques: qu'est-ce qu'une cupidité qui supplie qu'on entre en partage de ses trésors ? Qu'est-ce qu'une ambition qui cherche par tous les moyens possibles des compagnons de sa grandeur? Les lois de l'Église avaient établi que la pénitence pour quelque crime fermait tout chemin à la cléricature; et pourtant dans l'affaire des donatistes, l'Église avait relâché quelque chose de la sévérité de sa discipline , pour épargner aux peuples de grands maux; le seul repentir rouvrait la route des honneurs ecclésiastiques à ceux du parti de Donat. Il y avait dans une telle conduite de la part des catholiques, de solennelles preuves, de fortes garanties de miséricorde et d'amour pour la paix. Mais nous avons épuisé la question en de nombreux chapitres, et nous défions tout esprit élevé et sincère de trouver des torts sérieux aux catholiques dans cette grande querelle africaine. Saint Paulin est un des hommes éminents de l'Église qui avaient donné leur amitié à Pélage avant qu'il enseignât ses erreurs ; le novateur breton avait produit en Palestine des lettres de l'illustre évêque de Nole, pour abriter ses doctrines sous ce nom révéré. Augustin le tendre ami de Paulin , ignorait l'état et le caractère des relations de son collègue de la Campanie avec Pélage depuis sa condamnation, il connaissait par les lettres de l'évêque de Nole la pureté de sa foi, ses gémissements sur la misère de la nature humaine, ses tristesses d'avoir effacé en lui par la corruption l'image de l'homme céleste, ses plaintes de la guerre intestine livrée entre l'esprit et la chair, et son aveu de la profonde décadence de la race d'Adam (1). Mais Augustin tenait à mettre en garde son ami contre le poison du pélagianisme, et à lui fournir les moyens de plaider la cause de la grâce devant ses ennemis. Il lui écrivit (2) donc pour raconter tout ce qui s'était passé depuis les premiers actes de la Palestine, et pour établir fortement la doctrine de la grâce chrétienne. Afin de donner à sa lettre plus d'autorité, Augustin joignit à son nom celui de son cher Alype, par qui Paulin avait d'abord connu l'évêque d'Hippone. Notre docteur parle avec douceur de Pélage, qu'on a, dit-il, surnommé le Breton (3) pour le distinguer de Pélage de Tarente; il l'aimait autrefois et il l'aime encore; auparavant il chérissait dans Pélage un homme dont il supposait les croyances pures ; maintenant il le chérit en souhaitant que la divine miséricorde le délivre de ses idées contre la grâce. Longtemps Augustin avait refusé de croire à la renommée qui accusait Pélage, car les bruits de la renommée sont souvent des mensonges; la lecture d'un livre de Pélage lui a tout révélé. On voit, par cette lettre du grand évêque, que l'hérésiarque breton avait écrit depuis sa condamnation; quelques variations s'étaient introduites dans sa doctrine , mais il continuait à nier la grâce, sans laquelle le libre arbitre ne peut éviter le péché, selon la théologie catholique. Augustin invite à prier pour Pélage et pour ceux qui le suivent. Le ton de cette lettre est d'une douceur infinie; on y sent une secrète puissance qui entraîne à aimer la vérité; c'est quelque chose qui part du ciel et qui ravit la terre. Peu de temps après la lettre de Paulin, l'évêque d'Hippone répondait à Dardanus, préfet du prétoire des Gaules. L'histoire nous apprend que Dardanus se déclara contre Jovien, usurpateur de l'autorité impériale; vaincu à Valence par Ataulfe, roi des Goths, l'usurpateur prisonnier fut livré à Dardanus, qui lui fit subir le dernier supplice. La postérité est embarrassée sur le jugement qu'elle doit porter
1 Lettre de saint Paulin à Sévère. 2 Lettre 186. 3 Britonem.
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sur ce préfet du prétoire; saint Jérôme, dans une lettre qu'il lui écrivait en 414, l'appelle le plus noble des chrétiens et le plus chrétien des nobles, et nous verrons tout à l'heure avec quelle profonde estime Augustin parle à Dardanus. D'un autre côté, Sidoine Apollinaire, qui avait pu voir de près sa vie et sa personne, nous présente Dardanus comme réunissant tous les vices des divers oppresseurs des Gaules au temps d'Honorius. Il lui prête la légèreté de Constantin, la faiblesse de Jovien, la perfidie de Géronce (1). La première pensée qui s'offre à l'esprit, c'est qu'Augustin et Jérôme n'avaient connu Dardanus que par sa correspondance, et que Sidoine Apollinaire l'avait connu par ses oeuvres. Mais peut-être faudrait-il prendre un milieu entre les malédictions de Sidoine et les magnifiques louanges des deux docteurs de l'Eglise. Les hommes qui ont le pouvoir sont soumis à des jugements divers, et le temps ou nous sommes ne laisse ignorer à personne combien sont passionnées les inspirations des partis. Sidoine a pu écrire sous des impressions qui n'étaient pas entièrement conformes à l'équité. Quoi qu'il en soit, dans la haute Provence, non loin de Sisteron, un peu au-dessous de Chardavon , aux lieux où s'élevait la ville de Théopolis, il est un rocher, appelé par les gens du pays peira escricha (pierre écrite), qui offre en l'honneur de Dardanus une inscription romaine. Cette inscription , la plus considérable que les Romains aient laissée dans les Gaules, et plusieurs fois reproduite avec inexactitude (2), est un monument de la reconnaissance publique de Théopolis. Voici le sens de l'inscription tel que Millin (3) l'a donné : « Claudius Posthumus Dardanus, homme illustre, revêtu de la dignité de patrice , exgouverneur consulaire de la province viennoise , ex-maître des requêtes , ex-questeur, ex-préfet du prétoire des Gaules, et Nevia Galla, femme clarissime et illustre, son épouse, Qat procuré à la ville appelée Théopolis l'usage des routes, en faisant tailler des deux côtés les deux flancs de ces montagnes,
1 Cura in Constanaino inconstantiam, in Joviano facilitatem, in Gerontio perfidiam, singula in singulis, omnia in Dardano crimina simul execrarentur
2 M. Honorat de Digne, fort versé dans la science historique, a reproduit l'inscription de Chardavon dans toute sa physionomie actuelle ; personne avant lui n'avait donné l'inscription avec une aussi complète exactitude. M. Honorat l'a pariée aven un commentaire critique dans les Annales des Basses-Alpes, tome Ier, p. 361 et suiv, 3 Voyage dans les départements du midi de la France, t. III.
et lui ont donné des portes et des murailles. Tout cela a été fait sur leur propre terrain; mais ils l'ont voulu rendre commun pour la sûreté de tous. Cette inscription a été placée par les soins de Claudius Lepidus, comte et frère de l'homme déjà cité, ex-consulaire de la première Germanie, ex-maître du conseil des mémoires, ex-comte des revenus particuliers de l'empereur, afin de pouvoir montrer leur sollicitude pour le salut de tous, et d'être un témoignage écrit de la reconnaissance publique. » Dans ces temps où l'interprétation des Ecri-; tares était une si grande affaire pour les peuples chrétiens, Dardanus interrogea l'évêque d'Hippone sur les paroles de Jésus-Christ adressées au bon larron : Vous serez aujourd'hui avec moi dans le paradis, et sur la signification du tressaillement de Jean aux entrailles maternelles en présence du Sauveur du monde caché dans les flancs de Marie. Augustin resta assez longtemps sans répondre aux questions du préfet des Gaules : « Bien-aimé frère Dardanus , dit l'évêque au début de sa lettre, plus illustre pour moi dans la charité du Christ que dans les dignités de ce siècle, « j'avoue que j'ai répondu trop tard à votre lettre. Je ne voudrais pas que vous en cher. « chassiez les causes , de peur que vous ut supportassiez plus difficilement mes longues excuses que vous n'avez supporté mes longs retards. J'aime mieux vous voir accorder mon pardon que juger ma défense. Quelle qu'ait pu être la cause de ce retard, croyez bien qu'il n'a pu entrer en moi aucun dédain de ce qui vous touche. Je vous aurais répondu promptement, si je vous avais cornu pour peu. Ce n'est pas que je croie être parvenu à écrire quelque chose de digne d'être lu par vous et de vous être adressé; mais j'ai mieux aimé vous écrire que de passer encore cet été sans payer ma dette. Je n'ai ni tremblé ni hésité en présence de votre rang si haut; votre bienveillance m'est plus douce que votre dignité ne m'est redoutable. Mais ce qui fait que je vous aime fait aussi que je trouve difficilement de quoi suffire à l'avidité de votre religieux amour. » La première des deux questions amène Augustin à traiter de la présence de Dieu; il déploie dans ce sujet une grande richesse d'idées et cette étonnante pénétration qui semble lui donner un sens de plus pour comprendre les (207) choses divines. L'évêque nous apprend comment il faut concevoir la grandeur et l'étendue de Dieu, comment Dieu est partout, comment il habite dans les hommes , ce que c'est que d'être près ou loin de Dieu. Vis-à-vis des hommes, Dieu est comme un son qu'on entend plus ou moins, selon qu'on a l'oreille plus ou moins ouverte; il est comme la lumière dont on est plus ou moins près, selon qu'on est plus ou moins capable de voir. La seconde question donne lieu à Augustin de parler de la nature humaine soumise à l'empire du péché, de la nécessité de la régénération, et de cette grâce dont il signale les ennemis sans les nommer. Le pélagianisme étant le danger du moment, Augustin en avertissait à toute occasion; ses lettres avaient prémuni l'Italie et les Gaules, l'Afrique et l'Orient. La parole de l'évêque d'Hippone était devenue un glaive dont le monde chrétien tout entier pouvait s'armer pour défendre la foi. Ce soin de protéger, les intelligences contre les atteintes de l'erreur se révèle avec toute l'effusion de l'amitié dans la lettre (1) à écrite à Juliana au sujet du Livre à Démétriade. Augustin regardait la maison de Juliana comme une Eglise de Jésus-Christ, et s'effrayait à la seule idée que les croyances évangéliques pussent s'y corrompre. L'évêque d'Hippone désire savoir l'auteur du Livre à Démétriade. On disait à la vierge romaine : « Votre noblesse et votre opulence temporelles sont de vos aïeux plutôt que de vous-même ; mais, quant à vos richesses spirituelles, nul autre que vous n'a pu vous les donner; elles ne peuvent venir que de vous et ne peuvent être qu'en vous, et c'est par là que vous devez être louée et mise au-dessus des autres. » Ces paroles niaient l'indigence de l'âme humaine et contredisaient saint Paul, qui a dit : « Nous portons ce trésor dans des vases fragiles, afin que la puissance soit en Dieu et non pas en nous ». Augustin multiplie les témoignages de l'Ecriture pour montrer que la virginité, comme les autres dons, vient d'en-haut et descend du Père des lumières (3). On peut dire que le bien est notre ouvrage, puisqu'il est le produit de notre libre arbitre sans lequel rien de méritoire ne saurait s'accomplir; mais il n'est pas vrai qu'il ne vienne que de nous : la force divine nous aide. Le grand évêque espère que si le livre dont
1 Lettre 188. 2 I Corinth., II, IV, 7. 3 Saint Jacques, I, 17.
il parle est parvenu à la jeune Démétriade, elle en aura gémi; elle aura frappé humblement sa poitrine, et peut-être aura-t-elle versé des larmes en se jetant aux pieds du Seigneur à qui elle s'est consacrée et qui l'a sanctifiée. Les paroles et la foi contre lesquelles Augustin proteste ne sont pas de Démétriade, mais d'un autre; et ce n'est pas en elle, c'est dans le Seigneur que la jeune vierge se glorifiera. « Il faut, dit l'Apôtre, que chacun s'éprouve soi-même, et alors il trouvera en lui sa gloire et non point dans un autre. » Au lieu de se croire elle-même sa propre gloire, Démétriade s'écriera avec David : « Mon Dieu, vous êtes ma gloire , et c'est vous qui élevez ma tête (1). » Augustin prie Juliana de lui faire savoir si tels sont bien les sentiments de sa fille. Il lui demande de chercher dans le Livre à Démétriade quelque chose de favorable à la doctrine de la grâce; il le souhaite d'autant plus vivement que ces hommes (les pélagiens) sont, dit-il, beaucoup lus à cause de la force et de l'éloquence de leurs écrits. A la fin de sa lettre, l'évêque d'Hippone prononce le nom de l'auteur du Livre à Démétriade, qu'il semblait ignorer au commencement; il a cité plus tard à Pélage comme auteur de cet écrit; et son jeune ami Orose, dans l'Apologétique, attribue positivement au novateur breton le Livre à Démétriade. Il paraît du reste qu'il y avait eu deux livres de Pélage adressés à la fille de Juliana, et que dans l'un de ces livres l'hérésiarque reconnaissait la grâce de Dieu. Augustin parlait ainsi, d'après une lettre de Pélage ; et comme celui-ci s'enveloppait toujours d'ambiguïtés, le saint évêque ne savait guère à quoi s'en tenir sur les écrits de Pélage adressés à la jeune vierge romaine. Nous devons mentionner ici une lettre de saint Augustin, découverte au siècle dernier dans les manuscrits de la bibliothèque du monastère de Gottweig (3), sur la rive droite du Danube, et qu'on croit se rapporter à l'année 417 c'est une réponse à des questions religieuses adressées par deux personnages , Pierre et Abraham, que l'évêque d'Hippone appelle seigneurs bien-aimés et saints fils. La destinée des
1 Ps. III, 4. 2 Livre De la grâce de Jésus-Christ, chap. 22 et suiv. 3 Cette lettre, qui manque à l'édition des Bénédictins, a été pu. bilée dans l'édition des frères Gaume. Elle fut découverte par le R. P. Godefroy Besselius, abbé du monastère de Gottweig, publiée pour la première fois en 1732, et publiée ensuite à Paris, en 1731, par dom Jacques Martin, moine de Saint-Benoît. Une autre lettre de saint Augustin, dont nous parlerons plus tard, fut trouvée et mise au jour en même temps. Les frères Gaume ont donné les deux lettres avec des préfaces de Besselius et de Martin. Tome II, p. 38.
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enfants morts sans baptême y est traitée en quelques mots; là, comme en d'autres écrits, le docteur se prononce pour une peine, mais pour une peine légère (1). Il renvoie Pierre et Abraham à ses ouvrages, afin de ne pas être obligé de répéter ce qu'il a dit. En parlant des païens, Augustin rappelle qu'il s'est beaucoup occupé d'eux dans la Cité de Dieu, oeuvre qui n'était point encore achevée. Lorsque je voyageais à travers les pays de l'ancienne Afrique chrétienne, et que les paroles de Tertullien et de saint Cyprien, d'Augustin et d'Aurèle, d'Alype et de Possidius, des deux Optat et de Sévère me revenaient à la mémoire, j'étais saisi du contraste de ces voix éloquentes et de ces déserts muets. Je rapportais
1 Minima poena, non tamen nulla.
les oeuvres aux lieux qui les avaient produites, et ces lieux ne les comprenaient pas, ne les reconnaissaient pas; ils gardaient devant elles une morne immobilité. Ainsi le cadavre d'un penseur illustre resterait insensible et froid, si on venait admirer en sa présence ses livres immortels. Depuis douze ou treize siècles, les grands hommes de l'Afrique sont devenus comme des étrangers dans leur patrie. Au nom d'Augustin ces contrées ne vous répondent point; on n'entend que le bruit de la mer sur les rivages, et, dans les montagnes, le bruit des sapins, des cèdres et des chênes; mais le souffle de la France, souffle chaud et fécond, a passé sur la terre d'Afrique; il y demeure, et t de sa puissante énergie doit y renaître une civilisation chrétienne.
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