CHAPITRE XLVII
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CHAPITRE QUARANTE-SEPTIÈME. Les chrétiens de Fussale. —  Affaire d'Antoine de Fussale. —  La règle de saint Augustin. (422-423.)

 

Il semble que ceux-là seuls qui ont éprouvé, toutes les infirmités de l'âme humaine puissent bien les comprendre : on croit avoir le droit d'attendre plus de miséricorde de la part des hommes qui sont tombés. Voilà pourquoi Augustin est un des saints personnages vers lesquels nous nous sentons le plus attirés; les fautes de sa jeunesse en ont fait l'un de nous ; et comme il est sorti de nos rangs pour prendre son essor vers les hauteurs divines, plus la pauvre humanité s'est montrée en lui, plus nous admirons les merveilles de sa vie nouvelle. L'exemple d'Augustin nous prouve qu'il n'est pas d'abîme d'où l'homme ne puisse être tiré, et que les plus sombres ténèbres se changent en resplendissantes lumières quand il plaît à Dieu. Cet exemple glorieux nous prouve aussi que l'amour de la vérité est déjà une bien grande chose, et que Dieu le couronne par une science vaste et soudaine dont le monde est étonné. Nous verrons jusqu'à la dernière heure ce ferme génie debout dans les combats chrétiens ; (254) les tristesses et les embarras du fardeau épiscopal importuneront en vain l'illustre pasteur d'Hippone.

Nous n'avons rien de nouveau à tirer de la réponse d'Augustin aux Huit Questions religieuses du tribun Dulcitius, frère de Laurentius, dont il a été parlé au chapitre précédent. Il  nous faut raconter une affaire qui causa un grand ennui à l'évêque d'Hippone. L'année 423 le vit malheureux.

Il y avait à quarante milles d'Hippone un bourg appelé Fussale : quelques faits merveilleux s'étaient passés de ce côté-là. Un ancien tribun, nommé Hesperus. possesseur d'une métairie appelée Zubedi, auprès de Fussale, se plaignait que les esprits malins tourmentassent ses esclaves et son bétail (1); Augustin était absent d'Hippone ; Hesperus demanda un de ses prêtres pour mettre en fuite les démons avec des prières ; un prêtre se rendit sur les lieux, offrit le saint sacrifice de la Messe, et la métairie fut délivrée. Hesperus avait reçu d'un de ses amis un peu de terre de Jérusalem, de cette terre consacrée par les pas et la sépulture de Jésus-Christ; il s'en était muni comme d'un préservatif contre les démons, car il craignait fort d'être livré lui-même à leurs atteintes. Il tenait dans sa chambre cette terre révérée; mais après l'expulsion des malins esprits, Hesperus crut qu'il fallait trouver pour la relique une destination digne de son grand prix. Dès qu'Augustin fut de retour à Hippone, l'ancien tribun le pria de vouloir bien venir le voir; le saint docteur se trouvait dans le voisinage de Fussale avec Maximin, évêque de Sinit; les deux pontifes arrivèrent chez Hesperus. Après que celui-ci leur eut tout raconté, il leur proposa de déposer la sainte terre de Jérusalem dans quelque endroit où pût s'élever une chapelle catholique. Les intentions d'Hesperus furent remplies. Un jeune paysan paralytique recouvra l'usage de ses jambes par la vertu de la terre apportée du Calvaire.

Malgré ces prodiges dont il serait difficile d'apprécier l'authenticité, le territoire de Fussale renfermait à peine quelques catholiques; presque tous les habitants du bourg et des environs appartenaient au schisme des donatistes. La piété d'Augustin en était vivement affligée. Les premiers prêtres catholiques envoyés à Fussale avaient reçu d'horribles traitements; on les avait dépouillés, battus, estropiés ;

 

1 Cité de Dieu livre XXII, chap. 8.

 

quelques-uns avaient eu les yeux crevés, d'autres avaient perdu la vie. Après des miracles de zèle et de courage de la part d'Augustin et de ses coopérateurs, presque tout les pays de Fussale était rentré dans le bercail catholique. Pour que les intérêts religieux de Fussale fussent mieux gouvernés, Augustin jugea nécessaire d'y établir un évêque; il jeta les yeux sur un prêtre de son clergé qui savait: la langue punique, avantage important pour des populations dont une portion ignorait nous entendait mal le latin; ce prêtre accepta le, nouveau siège. Augustin écrivit au primat de la province pour le prier de venir faire l'ordination épiscopale; le primat arriva; et quand: tout fut prêt, le prêtre désigné changea d'avis et avertit qu'on choisît un autre sujet pour le siège de Fussale. Le primat était accouru de fort loin; Augustin, ne voulant pas que ce voyage fût inutile et que les catholiques d Fussale restassent plus longtemps sans pasteur, proposa pour la dignité épiscopale un jeune homme élevé dès son enfance sous ses yeux mais non encore éprouvé dans la cléricature; ce jeune homme s'appelait Antoine et n'était encore que lecteur. On n'avait pu connaître jusque-là que les apparences plutôt que le fond de sa vie. Augustin, comme c'était alors l'usage catholique, présenta l'homme de son choix à l'approbation des fidèles de Fussale ; le choix fut accepté sur la parole d'Augustin, et le primate de Numidie ordonna prêtre et évêque le lecteur Antoine.

            Augustin n'avait pas apporté dans son choix, assez de prudence, et ne tarda pas à s'en repentir. Des moeurs qui semblaient déréglées, la violation des lois de l'équité, excitèrent contre Antoine les plaintes de son troupeau. Traduit devant un tribunal d'évêques, Antoine ne fut pas suffisamment convaincu du crime d'immoralité , mais quelques-uns des faits contraires à la justice se trouvèrent prouvés. Augustin le força de restituer ce qu'il avait pris; toutefois on ne déposa point l'évêque de Fussale ; on se borna à une interdiction : la jeunesse d'Antoine faisait espérer un retour vers l'esprit du sacerdoce. La sentence d'Augustin et de ses collègues, quoique pleine de douceur, avait déplu à Antoine; il voulait ou qu'on lui enlevât la dignité d'évêque, ou qu'on le laissât dans son siège de Fussale. Ses artifices avaient gagné le vieux primat de Numidie, qui s'était laissé aller jusqu'à recommander (255) sa cause au pape Boniface. Le primat, induit en erreur, attestait l'innocence d'Antoine ; Boniface, ainsi trompé, donna ordre qu'on le rétablît dans ses fonctions. Les habitants de Fussale, courroucés contre leur évêque, résistèrent à la décision de Rome ; on les menaça de leur imposer la sentence du Siège apostolique par la force des armes. Ce fut alors que les catholiques de Fussale songèrent à s'adresser au pape Célestin, qui venait de succéder à Boniface. Augustin appuya d'une lettre au souverain pontife leurs respectueuses doléances.

La décision de Boniface était conditionnelle; il l'avait soumise à la parfaite exactitude des faits portés à son tribunal. L'évêque d'Hippone, en rétablissant toute la vérité dans sa lettre (1) à Célestin , donnait à l'affaire d'Antoine une face nouvelle. Il peignit la situation des habitants de Fussale, livrés aux violentes rancunes de l'évêque interdit, menacés des plus terribles vengeances , et les recommanda au souverain pontife, au nom du sang de Jésus-Christ, au nom de la mémoire de saint Pierre, qui avertit les pasteurs de ne pas exercer sur leurs frères une tyrannique domination. Le bon Augustin recommandait, non-seulement les catholiques de Fussale , ses enfants en Jésus-Christ , mais encore Antoine leur évêque , qui était aussi son fils en Jésus-Christ. Il trouve tout simple que les fidèles de Fussale se soient plaints à Rome du mauvais choix qu'il avait fait, et ne leur en veut aucun mal. Ce qu'Augustin demande de toute sen âme, avec une grande inquiétude et un profond sentiment de tristesse, c'est que la justice et la charité de Célestin viennent au secours des chrétiens de Fussale, ramenés depuis peu à la foi catholique. La fin de cette lettre nous fait comprendre tout ce qui se passait alors dans le coeur du grand évêque d'Hippone.

« Pour moi, dit-il au Pape Célestin, je le déclare à Votre Sainteté, au milieu des angoisses de l'affliction, si je voyais cette Eglise de Jésus-Christ (l'Eglise de Fussale), ravagée par un homme que mon imprudence a fait évêque, si je la voyais périr avec celui qui serait la cause de ce malheur, JE RENONCERAIS, JE LE CROIS, A L'ÉPISCOPAT POUR NE PLUS SONGER QU'A PLEURER MA FAUTE. Je me souviens de cette parole de l'Apôtre : Si nous «nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés de Dieu. Je me jugerai donc moi

 

1 Lettre 219.

 

même, afin que celui qui viendra juger les vivants et les morts me pardonne. Si au contraire votre charité délivre de leurs terreurs les membres de Jésus-Christ qui sont dans cette contrée et que vous consoliez ma vieillesse par un acte aussi juste que miséricordieux, Celui qui nous aura tiré par vous de ces angoisses, et qui nous a placé sur le siège apostolique, vous en récompensera et vous rendra le bien pour le bien dans ce monde et dans l'autre. »

Avec quelle rigueur ce grand homme se jugeait ! comme il est admirable dans son projet de quitter l'épiscopat pour aller pleurer sa faute! Cette faute, la seule qu'Augustin ait pu se reprocher durant trente-cinq ans d'épiscopat, est tournée à sa gloire.

Le pape Célestin rendit un arrêt conforme aux désirs de l'évêque d'Hippone. Antoine cessa de remplir à Fussale toute fonction épiscopale; l'église de ce bourg rentra sous le gouvernement d'Augustin. Les bénédictins ont remarqué sur la liste des évêques de Numidie un évêque de Fussale appelé Melior; ce qui prouverait qu'Antoine eut un successeur à un intervalle plus ou moins éloigné de l'événement dont l'Afrique et Roule s'étaient occupées. La question des appels à Rome s'offrait de nouveau dans l'affaire d'Antoine de Fussale : mais l'Afrique chrétienne demeurait sur ce point dans un provisoire qui datait de l'affaire d'Apiarius et ne cessa qu'en 426.

Augustin, qui avait vu des maisons religieuses à Rome et à Milan, fut le père de la vie monastique en Afrique; il vécut lui-même comme un cénobite, depuis sa conversion jusqu'à sa mort, ainsi que nous l'avons déjà remarqué. Les premières communautés d'Hippone naquirent du zèle d'Augustin : beaucoup d'autres communautés, faites à leur image, s'étendirent rapidement sur le sol africain. Il semble que les ardentes natures de ces contrées étaient peu propres à fléchir sous le régime du cloître; mais la merveille du génie évangélique, c'est de triompher si complètement des plus âpres et des plus indomptables caractères. Les riches, inspirés parla foi, s'empressaient de donner des terres et des jardins, d'élever des abris et des sanctuaires pour les vocations pieuses , ce qui faisait dire à Augustin que les cèdres mêmes du Liban s'estimaient heureux de recueillir sofas leur ombrage ces petits oiseaux, ces pauvres qui avaient tout (256) quitté pour Jésus-Christ et la vie commune.

Hippone possédait un monastère de femmes, monastère de prédilection pour le grand évêque ; il l'avait planté, selon son expression , pour être le jardin du Seigneur ; une de ses soeurs en avait été la supérieure. C'est dans ce monastère, longtemps sa consolation au milieu des tempêtes de sa vie d'évêque, qu'éclatèrent de graves discussions. La communauté se révolta contre la supérieure, Félicité, qui avait succédé à la soeur d'Augustin; les vierges d'Hippone adressèrent une supplique au saint évêque pour qu'il leur donnât une autre mère; elles le conjuraient aussi de venir les visiter. Augustin refusa d'accueillir cette double prière et s'en expliqua dans une lettre (1) qu'il écrivit à la communauté. Saint Paul disait aux Corinthiens : « C'est pour, vous épargner que je n'ai pas voulu aller à Corinthe. » C'est aussi pour épargner la communauté coupable de désobéissance qu'Augustin a refusé de la visiter; il craignait d'avoir tristesse sur tristesse, selon les paroles mêmes de l'Apôtre. Au lieu de montrer son visage aux hôtes du monastère, il a mieux aimé répandre son coeur devant Dieu en leur intention , et traiter l'affaire non avec ces religieuses par des paroles , mais avec Dieu par des larmes. Ce qui faisait sa joie s'est changé en deuil ; quand le spectacle des maux de la terre attristait et agitait trop son âme , la douce paix, l'union vertueuse, la sainteté de ce monastère, devenaient pour lui un repos béni; et maintenant c'est de là que lui vient l'affliction. Tandis qu'il avait la consolation devoir rentrer les donatistes dans l'unité, il lui faut pleurer le schisme d'un monastère qui lui était cher. Augustin, dans sa lettre, fait sentir quelle est: cette femme contre laquelle de capricieuses préventions se sont armées; depuis un grand nombre d'années, elle a persévéré dans la sainte vie du monastère; elle a vu la maison grandir et monter au point qu'elle a maintenant atteint; elle a reçu et vu croître sous ses yeux maternels toutes les vierges qui sollicitent son départ; toutes ont été instruites. et formées; toutes ont pris le voile sous sa direction. Augustin les invite vivement à revenir à la paix de Jésus-Christ, à ne pas s'abandonner à quelque violent dépit ; il faut qu'elles imitent les larmes de saint Pierre, et non pas le désespoir du mauvais apôtre.

 

1 Lettre 211.

 

Pour diriger le monastère dans les voies.... droites, et prévenir tout désordre à l'avenir,  Augustin transmit aux religieuses. d'Hippone des règlements dont il ordonna l'exécution. Ils sont connus dans l'univers catholique sous le nom de Règle de saint Augustin. Nous n'avons point à les reproduire ici; on les trouvera partout. C'est un modèle de législation monastique où tout est admirablement prévu. Cette Règle, si profondément sage et si complète, a eu dans sa destinée quelque chose des oeuvres de Dieu. A l'époque où l'évêque d'Hippone l'écrivait, des rois, des empereurs, des conseils du peuple, aux quatre parties de la terre, dictaient aussi dès lois : depuis quatorze siècles, d'autres puissances , appuyées sur le glaive de la violence ou sur l'amour des nations, ont fait aussi des lois. Que sont devenues la plupart de ces législations promulguées dans un appareil solennel, et qui avaient 1a prétention de durer autant que les astres? Elles sont tombées au fond de je ne sais quel sépulcre, et n'ont pas plus de force et d'autorité que la poussière des morts. Nul peuple, nulle créature humaine ne s'y soumet, nul regard humain n'y prend garde. Parfois seulement quelque esprit curieux s'en va fouiller dans la poudre séculaire, comme en visitant les ruines des cités antiques on soulève la pierre des tombeaux pour y chercher quelque relique , quelque image d'un passé lointain. Telle n'a point été la destinée de la Règle de saint Augustin, cette Règle dictée en un moment de recueillement dans la chambre d'un évêque. Après avoir régi la communauté d'Hippone et d'autres communautés africaines, elle a passé les mers, traversé les royaumes, et puis traversé les âges, servant de législation à une foule de sociétés religieuses qu'enfantait le zèle chrétien. Nous avons compté plus de cinquante ordres religieux établis sous

 

1 Lancilot, à la fin de sa monographie de saint Augustin, donne un tableau de tous les couvents du monde qui ont suivi la Règle de l’évêque d'Hippone. Mais il faut voir surtout, dans l'Histoire des ordres religieux, par le P. Héliot, les différentes congrégations qui suivent la Règle de saint Augustin, et les ordres militaires compris dans cette Règle. Tome III et IV, Paris, 1715. Voyez aussi le Chandelier d'or ou Chronique des prélats et religieux qui suivent la Règle de saint Augustin, par le P. Athanase de Saint-Agnès , augustin déchaussé. In 4°, Lyon, 1643. Histoire de saint Augustin, fondateur des clercs réguliers et des Ermites dits Augustins, tome I de l' Histoire des ordres religieux, par Hermant. In 12. Rouen, 1710.

Des savants ont examiné la question de savoir, si saint Augustin a été moine et s'il a institué des religieux. Notre lecteur est en mesure de résoudre cette question; il a vu que saint Augustin, depuis son retour en Afrique, a toujours vécu de la vie monastique, et que des communautés se formèrent à Hippone sous la direction du évêque.

 

257

 

Règle de saint Augustin. D'illustres et saints fondateurs d'ordres, de diverses époques, réfléchissant devant Dieu sur cette grande chose qu'on appelle l'établissement d'un ordre, n'avaient trouvé rien de mieux à faire que d'adopter pour leur milice la Règle du docteur africain. Saint Dominique, chef d'une milice si fameuse, cette âme sublime dont un prêtre éloquent (1) a repris l'oeuvre parmi nous, ne craignit point de choisir la législation augustinienne. C'est que le grand homme africain

 

1 Le P. Lacordaire.

 

est allé jusqu'au fond de l'âme humaine, c'est qu'il a bien connu notre nature, nos infirmités et nos besoins; les lois qui sont l'expression de telles vérités sont d'une constante application. A l'heure où nous écrivons, et malgré les ravages d'un demi-siècle de révolutions , combien de communautés en Europe ont encore pour invisible chef l'admirable Augustin ! Et si Dieu bénit nos armes en Afrique, sans doute la Règle glorieuse fleurira sur les débris d'Hippone, et le christianisme reprendra son oeuvre au lieu d'où la barbarie l'avait exilé.

 

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