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CHAPITRE CINQUANTIÈME. La Cité de Dieu. (426.)

 

264

 

Nous arrivons à l'œuvre la plus importante d'Augustin au double point de vue de l'histoire et de la philosophie, à cette oeuvre que Charlemagne ! se faisait lire, et qui renferme tant d'utiles et de grandes choses. Nous comprenons qu'un travail en langue latine, composé de vingt-deux livres, trouve aujourd'hui peu de lecteurs, mais une bonne traduction met ce travail à la portée de tout le monde Dans un chapitre précédent, on a vu Macédonius, vicaire d'Afrique , se répandre en louanges à l'occasion des trois premiers livres de la Cité de Dieu, dont la science éloquente le ravissait. Nous devons prononcer ici le nom de Marcellin, à qui les deux premiers livres sont adressés; Marcellin et Volusien avaient reçu en 412 des lettres d'où naquit cette magnifique protestation contre les accusations païennes. C'est très-probablement aux encouragements et aux instances de Marcellin que le inonde est redevable d'un des ouvrages qui honorent le plus le génie humain. Quel due soit l'intérêt des grandes controverses chrétiennes, elles subjuguent et remuent moins vivement l'intelligence quand les temps, les personnages et les hérésies ne sont plus que dans l'histoire, et que l'émotion des peuples a cessé de répondre à ces vigoureuses luttes; mais ce qui est histoire et philosophie a l'éternel privilège de captiver la pensée de l'homme, et la Cité de Dieu nous apparaît aujourd'hui encore avec d'admirables conditions d'intérêt. Augustin y déploie une grave éloquence, à laquelle la profondeur des idées, l'imagination et la fine raillerie prêtent une constante

 

1 Charles V récompensa richement l'auteur d'une traduction de la cité de Dieu qui lui était dédiée.

 

variété ; le savoir historique y est considérable le génie de l'évêque d'Hippone s'y maintient à sa hauteur durant une course d'aussi longue haleine. En étudiant la Cité de Dieu, j'appliquais à Augustin ce que Terentianus disait de Varron, l'auteur des Antiquités romaines : « Il a tant lu, qu'on s'étonne qu'il ait eu le loisir d'écrire.»

La composition de la Cité de Dieu, traversée par les grands combats contre le pélagianisme, et par tous les laborieux devoirs d'une position comme celle d'Augustin, dura treize ans (de 413 à 426). Dans la vie de cet illustre docteur, vie de lutte continuelle, il fallait aller au plus pressé, s'élancer à la brèche à chaque apparition de l'hérésie; et nous pouvons dire que la Cité de Dieu, comme quelques autres écrits, fut le fruit des loisirs de ce grand homme. Nous allons exprimer la substance de ce bel ouvrage, et ne pas oublier les idées accumulées derrière nous, qui nous interdisent les répétitions.

On sait quelle fut l'inspiration première de la Cité de Dieu. Les imaginations frémissaient de la chute de Rome en 410; les païens s'en. allaient répétant que si les dieux étaient restés debout, Rome ne serait pas tombée : le christianisme était livré aux calomnies des vaincus. Augustin prit la parole au milieu de la stupeur de l'univers et des outrageants murmures des polythéistes. Les cinq premiers livres de la Cité de Dieu sont le plus rude coup qui ait jamais été porté aux institutions et aux croyances païennes.

En réponse aux plaintes et aux calomnies du paganisme, l'évêque d'Hippone rappelle la série de guerres où les dieux ont été vaincus. (266) Les dieux et les déesses ne gardaient pas, mais ils étaient gardés. Les divinités d'Ilion n'empêchèrent pas la chute de Priam. De plus, dans les guerres anciennes, les vainqueurs manquaient rarement de piller les temples, et même d'égorger ceux qui cherchaient un asile au pied des autels. Or, dans le sac de Rome, les basiliques chrétiennes ont été d'inviolables asiles : les barbares ont épargné les chrétiens et les païens eux-mêmes, par respect pour Jésus-Christ. Si des gens de bien ont été enveloppés dans le sort des méchants, c'est qu'il y a des imperfections, des fautes qui doivent s'expier par des peines sensibles. Si tous les crimes étaient punis dans ce monde, à quoi servirait la vie future? Si aucun crime n'était puni en ce monde, n'aurait-on pas quelque droit de nier la Providence? D'honnêtes familles ont perdu leurs richesses au milieu des désastres des bords du Tibre, mais est-ce un grand mal de perdre des trésors qui corrompent le coeur et rejettent l'homme en de funestes tentations ? Nous n'apportons rien sur la terre et nous n'emportons rien quand nous la quittons.

Une foule de chrétiens ont été massacrés dans les scènes de la victoire : mais est-il mort quelqu'un qui ne dût mourir un jour? La fin de la vie égale la plus longue vie à la plus courte. Il n'y a point de mauvaise mort lorsqu'une bonne vie l'a précédée. Les chrétiens savent bien que le trépas du pauvre de l'Evangile au milieu des chiens qui léchaient ses plaies est meilleur que le trépas du mauvais riche dans la pourpre et le lin. On répète que beaucoup de fidèles n'ont pas reçu la sépulture, et que tant de corps qui devaient ressusciter un jour ont disparu de la manière la plus soudaine et la plus tragique. Mais quelqu'un a-t-il pu enlever ces corps d'entre le ciel et la terre? L'évêque d'Hippone dit ici sur la sépulture ce que nous avons reproduit dans notre analyse du livre du Soin pour les morts, et qui se trouve tiré de la Cité de Dieu. Puis il ajoute que des armées, même païennes, mourant pour leur patrie, ne se sont point inquiétées de savoir de quelles bêtes elles deviendraient la pâture. Le poète a dit : Le ciel couvre celui qui n'a pas de tombeau (1). On parle de beaucoup de chrétiens emmenés en captivité : c'est un grand malheur si on a pu les emmener quelque part où ils n'aient pu trouver Dieu.

 

1 Caelo tegitur qui non habet urnam. LVCAIN, liv. VII, Pharsale.

 

Des chrétiens captifs ne sont pas un motif d'accusation contre le christianisme : est-ce que les païens ont cessé de vénérer leurs dieux après la mort héroïque de Régulus, demeuré fidèle aux dieux et à son serment?

Les païens prodiguaient l'injure aux vierges chrétiennes qui avaient été contraintes de subir la brutalité des vainqueurs de Rome. Ils auraient voulu qu'elles n'eussent pas survécu à leur affront, et redoublaient d'admiration pour Lucrèce. Considérant alors la mort de l'héroïne romaine d'après des pensées purement chrétiennes, Augustin s'étonna des grandes louanges accordées au suicide de l'épouse de Collatin. Il établit que sans le consentement de la volonté il n'y a pas de souillure possible; que dans ce cas l'âme garde sa pureté entière au milieu des violences exercées sur le corps, et s'écrie : « Si Lucrèce a été complice de l'adultère, pourquoi toutes ces louanges? Si elle est restée pure, pourquoi sa mort (1)? »

L'évêque d'Hippone comprend les motifs qui poussèrent la victime du fils de Tarquin à une résolution aussi terrible; puisque Lucrèce était demeurée innocente, ce ne fut pas l'amour de la pureté , mais la faiblesse de la pudeur (2), qui l'entraîna au trépas; elle craignit de passer pour complice si elle continuait à vivre après l'attentat; né pouvant montrer aux hommes sa conscience, elle voulut la mettre sous leurs yeux par son trépas; Lucrèce produisit un irrécusable témoin de sa pureté, et ce témoin, ce fut sa mort ! Il se rencontra des vierges chrétiennes qui se tuèrent aux approches du péril qui menaçait leur vertu, et le docteur d'Hippone demande quel est le sentiment humain qui refuserait de leur pardonner.

Quant aux vierges chrétiennes qui, restées pures après la violence, ont continué à vivre, il faudrait être insensé, dit Augustin, pour leur en faire un crime; le témoignage de la conscience a suffi à la gloire de leur chasteté; pures devant Dieu, elles n'ont cherché rien de plus, et pour éviter l'outrage du soupçon des hommes, elles n'ont pas transgressé la loi divine qui nous interdit de nous arracher la vie.

Bayle s'est mis en colère contre saint Augustin au sujet de son appréciation du trépas de Lucrèce; il eût mieux fait de s'attacher à comprendre toute la pensée de l'évêque d'Hippone,

 

1 Livre I, chap. 19.

2 Non est pudicitiae caritas, sed padoris infirmitas. Ibid,

 

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et à quelle occasion le grand docteur parlait ainsi. Il s'agissait de justifier les vierges chrétiennes qui avaient survécu à leur affront et de les venger des outrages des païens ; que fit Augustin? Il prouva que le glorieux témoignage de la conscience aurait pu suffire à l'épouse de Collatin.

L'évêque d'Hippone nous dit qu'aucun passage des livres saints ne donne à un chrétien le droit de disposer de ses jours, dans quelque situation où il puisse se trouver placé. Il pense qu'il y a faiblesse d'âme à ne pas pouvoir supporter les maux de la vie ou les injustices de l'opinion. Platon lui-même n'approuva point Cleombrotus, qui, après avoir lu son livre sur l'immortalité de l'âme, se précipita du haut d'une muraille pour passer à une vie qu'il espérait meilleure. Lorsque Caton méditait son suicide à Utique, ses amis cherchèrent à l'en détourner comme d'un acte de faiblesse; et s'il croyait honteux pour lui de survivre au triomphe de César, pourquoi ne força-t-il point son fils à mourir avec lui? pourquoi lui prescrivit-il de tout espérer de la bienveillance du vainqueur ?

Tandis que les peuples d'Orient pleuraient la ruine de Rome et que les cités les plus éloignées en faisaient un deuil public, les Romains échappés aux calamités de la guerre cherchaient les théâtres et s'y précipitaient avec ivresse. Les Romains réfugiés à Carthage couraient avec délire après les joies du théâtre. Ce trait fait juger de l'état des moeurs et des caractères des païens à cette époque. Scipion Nasica, le plus grand homme de bien de son temps, ne voulait pas le renversement de Carthage, afin que les Romains eussent un ennemi à craindre et que le relâchement et les vices ne vinssent point les saisir. Quand les soldats d'Alarie, prirent Rome, les Romains écrasés devinrent misérables sans devenir meilleurs. Avant sa chute, Rome, pleine de vices, était plus laide et plus difforme qu'elle ne l'a été dans sa ruine , car dans cette ruine il n'y a que des pierres et du bois qui soient tombés !

Le plus méchant homme du monde n'aurait pas voulu avoir pour sa mère celle que les Romains appelaient la mère des dieux.

Les dieux n'ont jamais rien fait pour rendre les peuples meilleurs. Si les Romains avaient pu recevoir de leurs dieux des lois pour bien vivre, ils n'auraient pas envoyé demander aux Athéniens les lois de Solon quelques années après la fondation de Rome.

Voulant expliquer les maux des chrétiens au temps des barbares, Augustin dit que Jésus-Christ retire peu à peu sa famille du monde, qui semble s'affaisser sous le poids de tant de misères, pour établir une cité éternelle dont la gloire n'est pas fondée sur les vaines louanges du mondé comme la gloire de Rome, mais sur le jugement même de la vérité. L'évêque d'Hippone invite l'illustre race des Régulus, des Scévola , des Scipion , des Fabricius, à entrer dans la patrie chrétienne, à gagner l'empire du ciel après avoir perdu l'empire de la terre.

Dans un vigoureux tableau de l'histoire romaine, passant en revue les violences, les égorgements, les fléaux, les guerres civiles, les atrocités de toute nature qui remplissent les annales du peuple-roi, Augustin montre que les dieux n'ont jamais rien fait pour délivrer les Romains aux jours du péril': il en conclut qu'il est absurde d'imputer les nouveaux malheurs de l'empire au christianisme et à l'abolition du culte des dieux. Le docteur africain énumère les divinités romaines avec leur caractère, leur destination , leur ministère particulier; il fait voir que l'agrandissement et la durée de l'empire n'ont été l'oeuvre d'aucune de ces divinités, ni l'oeuvre de je ne sais quel destin qui n'existe pas. La fortune ou le hasard n'a pas fait l'empire romain. C'est la Providence de Dieu qui établit les royaumes de la terre, qui les distribue aux bons comme aux méchants. Les royaumes sont gouvernés par la Providence de Dieu. Celui qui est le créateur de toutes les intelligences et de tous les corps, qui est la source de toute félicité, qui a fait l'homme un animal raisonnable composé d'une âme et d'un corps, qui a donné aux bons et aux méchants l'être avec les pierres, la vie végétative avec les arbres, la vie sensitive avec les bêtes, la vie intellectuelle avec les anges seuls; le Dieu d'où procède toute forme, toute beauté, tout ordre, le Dieu qui est le principe de la mesure, du nombre et du poids, et par lequel existe toute chose dans la nature; celui d'où dérivent les semences des formes, les formes des semences, et leurs mutuels mouvements; qui a créé la chair et lui a donné sa beauté, sa vigueur, sa fécondité, la souplesse des membres et leur proportion; celui qui a doué de mémoire, de (267) sens et de désirs l'âme même des bêtes et ajouté à l'âme humaine l'esprit, l'entendement, la volonté; celui qui n'a pas laissé non-seulement le ciel et la terre, l'ange et l'homme, mais encore les entrailles du plus petit et du plus vil animal, la plume de l'oiseau, la fleur de la moindre herbe, la feuille d'un arbre, sans la convenance et l'harmonie des parties, n'a pas pu laisser les royaumes et les empires de la terre hors des lois de sa Providence !

Voyons donc pourquoi le vrai Dieu, qui tient en sa main tous les royaumes, a daigné assister l'empire romain pour l'élever à un si haut point de grandeur.

La puissance de Rome a été la récompense des vertus morales des anciens Romains, laborieux, désintéressés, tempérants, dévoués exclusivement à la gloire de l'Etat. « Je vous dis en vérité qu'ils ont reçu leur récompense (1). » Puisque Dieu ne devait pas accorder aux anciens Romains la vie éternelle, il était juste qu'il leur donnât toute la splendeur des royaumes périssables. Les Romains, par leurs vertus, étaient dignes de la gloire humaine et passagère. Les victoires ne les ont rendus ni meilleurs, ni plus sages, ni plus heureux que les nations dont ils avaient triomphé. Si les chrétiens veulent s'assurer les félicités futures, qu'ils fassent pour obtenir le ciel tout ce qu'ont fait les Romains pour conquérir la terre; et toutefois on ne leur en demande pas tant. Mais l'abnégation, les sacrifices, les travaux des anciens Romains sont une grande leçon pour les chrétiens qui aspirent à l'empire éternel. De même que Dieu fait luire son soleil sur les bons et les méchants et laisse tomber la pluie sur les justes et les injustes, ainsi il leur donne indifféremment les royaumes d'ici-bas; mais le royaume d'en-haut, il ne le donne qu'aux bons.

Parmi les païens auxquels répondait l'évêque d'Hippone, un bon nombre convenait qu'avant le christianisme les annales romaines présentaient des désastres et que les divinités adorées n'avaient point écarté le malheur. hais ceux-là soutenaient qu'il fallait offrir un culte aux dieux pour nous les rendre favorables dans la vie future. Augustin renverse leurs assertions dans les livres VI, VII, VIII, IX et X de la Cité de Dieu. Il démontre l'impuissance des dieux à conduire les hommes à la vie éternelle, c'est-à-dire à la félicité sans fin ;

 

1 Saint Matthieu, VI.

 

il se livre à un examen critique des diverses théologies païennes telles que Varron les avait exposées, et apprécie les philosophies anciennes et particulièrement les doctrines des platoniciens. Augustin témoigne une grande admiration pour Platon, qui, dit-il, eût bien mieux mérité d'être appelé dieu que cette multitude d'hommes morts ou de démons divinisés par l'ignorance ou les passions. Il rappelle que, pour expliquer l'étonnante conformité de certains points de la doctrine de Platon avec le christianisme, on avait fait ce philosophe et Jérémie contemporains l'un de l'autre, ajoutant qu'ils avaient pu se rencontrer et converser ensemble en Egypte; la supputation des temps lui a montré que Platon fut postérieur d'un siècle à Jérémie, et, de plus, qu'il ne put pas avoir connaissance des saintes Ecritures, parce que la version grecque eut lieu soixante ans seulement après la mort de Platon. Augustin conjecture que des entretiens avec quelques Juifs en Egypte purent initier Platon dans certaines vérités dont la tradition hébraïque était l'unique dépositaire (1). Cette division platonicienne les dieux dans le ciel, les démons dans l'air, les hommes sur la terre, donne lieu à une dissertation sur les démons. Le livre d'Apulée, intitulé le Dieu de Socrate, mais qui au fond traite du démon de Socrate, est l'objet de réflexions critiques et philosophiques. Toutes les doctrines étaient familières au grand docteur d'Hippone; il n'est aucun point de philosophie sur lequel ne s'exerce la rectitude de son jugement : Augustin domine l'ancien monde de toute la supériorité de la révélation chrétienne.

Il est inadmissible (nous résumons les pensées d'Augustin), il est inadmissible que les démons puissent être médiateurs entre Dieu et les hommes. Il n'y avait de médiateur possible que Dieu lui-même, se résignant à revêtir la nature humaine pour descendre jusqu'à nous et nous élever ensuite jusqu'à lui. Le Verbe éternel, auteur de toutes choses, est devenu, comme homme, notre médiateur; en prenant notre infirmité, il s'abaissait au-dessous des anges; ruais il demeurait, dans sa nature divine, l'Etre infini, incorruptible, immuable. Les platoniciens avaient dit que les dieux ne se mêlaient point aux hommes pour ne pas se souiller de leur présence, et que leur marque

 

1 Cité de Dieu, livre VIII, chap. 11.

 

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la plus glorieuse c'était de n'avoir entretenu aucun commerce avec les mortels. Mais les rayons chu soleil et de la lune touchent la terre, et la pureté de leur lumière n'en reçoit aucune atteinte. Apulée et les platoniciens nous apparaissent sur ce point en contradiction avec les enseignements éminemment spiritualistes de l'école de Platon. Que deviendrait, d'après leurs idées, cette belle parole de Plotin : « Il faut fuir vers la radieuse patrie où l'on trouve le père de l'univers et avec lui toutes choses; et pour y fuir, il faut devenir semblable à Dieu. »

Les anges ou démons qui sont les dieux de Platon, placés au-dessous du Dieu créateur et moteur universel, ne peuvent rien pour mener les hommes à la félicité infinie. Il est déraisonnable et impie de les adorer comme des dieux; Platon s'est trompé sur leur nature quand il a réclamé un culte pour eux. Quelle félicité pourrait être apportée aux hommes par les démons, eux qui sont d'immortels condamnés, des bannis de la céleste patrie ! L'adoration des hommes doit monter vers Dieu seul. Toutefois, ne croyez pas que Dieu ait besoin des sacrifices qu'on lui offre; il n'a besoin ni de nos offrandes ni de notre justice : tout ce culte n'est utile qu'à l'homme qui le rend. Revient-il quelque chose à la source d'eau de ce qu'on en boit, ou au soleil de ce qu'on le regarde?

Selon les remarques de l'évêque d'Hippone, démon vient d'un mot grec qui signifie science. Il y a dans cette étymologie quelque chose d'effrayant pour l'esprit de l'homme. La science toute seule serait donc un mal. Donnons à la science humaine un but moral et sublime, et regardons-la comme un moyen de monter à Dieu.

Augustin, comme d'autres Pères de l'Église, a cru reconnaître dans Platon, interprète admirable des traditions les plus antiques, quelques traces du Dieu en trois personnes; les études philosophiques les plus récentes, les plus sérieuses, les plus profondes nous laissent voir que rien n'est plus incertain que la Trinité de Platon. Au temps d'Augustin, les platoniciens étaient encore nombreux; ils reculaient devant le mystère du Verbe incarné, médiateur entre Dieu et les hommes. L'évêque d'Hippone trouve la nécessité de la grâce établie dans les écrits de Platon lui-même. « On ne saurait, disait le philosophe, atteindre à

la perfection de la sagesse ici-bas, mais la Providence de Dieu et sa grâce peuvent suppléer à ce qui manque à notre vie intellectuelle. » Augustin, combattant les doctrines de Porphyre, montre le peu qu'auraient eu à faire les philosophes de son école pour arriver à la vérité révélée.

Le saint vieillard Simplicien, successeur de saint Ambroise sur le siège épiscopal de Milan, disait à Augustin qu'il avait connu un platonicien plein d'admiration pour le début de l'Évangile de saint Jean : « Au commencement était le Verbe, etc. » Ce platonicien eût voulu que le début évangélique fût écrit en lettres d'or sur les endroits les plus éminents des églises. Une des raisons pour lesquelles les platoniciens refusaient d'entrer dans le christianisme, c'est que le christianisme renfermait beaucoup de choses dont leur maître n'avait rien dit ; ils n'admettaient pas le mystère du Verbe incarné, parce qu'ils ne le rencontraient point dans les enseignements de Platon; mais l'évêque d'Hippone leur fait observer que les philosophes de cette école n'ont pas toujours donné l'exemple d'un scrupuleux respect pour les idées du maître : il cite Porphyre, qui avait changé bien des points importants dans la doctrine de Platon.

Les dix premiers livres de la Cité de Dieu atteignent toutes les opinions, toutes les pensées, tous les efforts contraires à la cité céleste, c'est-à-dire à la vérité, à l'ordre éternel, â Dieu; les livres suivants sont consacrés à l'origine, au développement et aux fins dernières des deux cités du ciel et de la terre. Nous continuerons à nous en tenir aux idées générales, aux traits saillants, aux aperçus qui se détachent.

L'évêque d'Hippone établit qu'on ne peut arriver à la connaissance de Dieu sans Jésus-Christ, que la foi chrétienne conduit l'homme à Dieu par l'homme-Dieu, et qu'il fallait un être à la fois Dieu et homme pour nous mener infailliblement au but auquel nous aspirons:: on va à Jésus-Christ parce qu'il est Dieu, on va par Jésus-Christ parce qu'il est homme.

De tous les êtres visibles, le plus grand c'en le monde, comme de tous les invisibles, le plus grand c'est Dieu. Mais nous voyons le monde et nous croyons en Dieu.

La triple division de la philosophie est une image de la Trinité; on l'a divisée d'un commun accord en physique, logique et morale. (269) Un reflet de la Trinité divine se montre aussi dans la nature, la doctrine et l'usage, trois choses qui concourent aux oeuvres humaines. Par la nature, le génie; par la doctrine, l'art ou la science; l'usage s'explique de lui-même. Augustin reproduit l'idée déjà exprimée de diverses manières dans le Traité de la Trinité, savoir, que chaque homme est une image de la Trinité mystérieuse : il est, il connaît son existence et il l'aime.

Pourquoi l'homme a-t-il été créé si tard ? demande-t-on quelquefois. Il n'y a ni tôt ni tard en comparaison de l'éternité divine; le monde n'aurait pas été créé plus tôt, quand on le supposerait plus ancien de plusieurs millions d'années. Quelques philosophes avaient enseigné le retour des mêmes hommes dans la suite des temps : « Les impies vont en tournant, » dit le Psalmiste (1), non qu'ils doivent repasser par les cercles sortis de l'imagination des philosophes, mais parce qu'ils tournoient dans un labyrinthe d'erreurs. Augustin convient qu'il n'est pas aisé de comprendre que Dieu ait toujours été et qu'il ait voulu créer l'homme dans le temps, sans changer de dessein ni de volonté. Pour que les lecteurs de son ouvrage apprennent à s'abstenir des questions dangereuses, il ne décide rien sur la manière dont Dieu a pu toujours être Seigneur sans avoir toujours eu des créatures. Les philosophes, mesurant leur esprit borné à l'esprit infini, se trompent sur les ouvrages de Dieu; ne se comparant qu'à eux-mêmes, dit l'Apôtre, ils ne s'entendent pas. Le docteur d'Hippone ajoute ici des considérations élevées sur le repos et le travail de Dieu, qui ne sont qu'une seule et même chose.

Dans le dixième chapitre du treizième livre, l'évêque d'Hippone considère la vie comme une course vers la mort, dans laquelle il n'est permis à personne de s'arrêter ou de marcher moins vite : tous y cheminent avec une même vitesse. Cette pensée est le germe évident du beau passage de Bossuet, qui est dans la mémoire de chacun : « La vie est un chemin, etc. »

Augustin fait sur la mort et le temps quelques réflexions un peu subtiles peut-être, mais qui au fond sont vraies: on ne peut pas dire d'un homme qu'il est dans la mort ou qu'i est mort; avant de rendre le dernier soupir, il est vivant; et quand il a cessé de vivre, il est après la mort. Ainsi le moment présent n'existe

 

1 II, 8.

 

pas (1); le passé seul existerait, si toutefois ces deux mots n'impliquaient pas contradiction, car le passé c'est le temps qui n'est plus. Or, l'avenir n'est pas encore; on pourrait donc dire que le temps n'existe pas.

Le docteur africain prouve aux stoïciens qu'ils ont méconnu la nature humaine, quand ils ont avancé que l'homme peut vivre sans passions : c'est bien assez de travailler à vivre sans crime, dit Augustin. Jésus-Christ eut des tristesses, Jésus-Christ éprouva contre les juifs le sentiment de l'indignation. Cette indignation et ces tristesses sont des passions, et si l'homme-Dieu n'en fut point exempt, qui donc osera se croire plus parfait que lui ?

Caïn et Abel, ou plutôt Seth, sont les pères des deux cités de la terre et du ciel. Caïn, le premier qui bâtit une ville, montrait ainsi qu'il se mettait en possession des biens d'icibas; Abel est tué, et sa mort fut un prophétique mystère. Le premier fondateur de la cité terrestre tua son frère, comme plus tard Romulus tua le sien, Romulus, fondateur de la grande métropole des choses humaines. Seth, frère d'Abel, premier citoyen du divin empire, commence la génération des saints. Deux amours bâtirent les deux cités : celle du ciel fut bâtie par l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi-même ; celle de la terre , par l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu. En dissertant sur la longue vie et la grande stature des hommes avant le déluge, Augustin parle d'une dent molaire d'homme qu'il avait vue sur le rivage d'Utique, et qui en aurait fait cent des nôtres (2). « Je crois, ajoute-t-il, que c'était une dent de quelque géant. »

Homère (3) et Virgile (4) ont gardé la tradition d'une force humaine des premiers temps bien supérieure à la nôtre; mais la stature humaine a dû être toujours la même, avant le déluge comme depuis l'immense cataclysme. L'existence des géants, dont l'histoire ne permet pas de douter, prouve seulement en faveur de certaines races, et ne change rien à l'idée qu'on doit se faire de la taille de l'homme, d'après la loi universelle qui le régit. Quant à la dent prodigieuse qu'Augustin avait vue à Utique, sa pensée à ce sujet révèle tout simplement l'ignorance de son temps en matière

 

1 On sait le vers célèbre : Le moment où je parle est déjà loin de moi.

2 Livre XV, chap. 9. — 2 Iliade, ch. 5 et ch. 12.

3 Enéide, ch. 12.

 

270

 

d'histoire naturelle. Cette dent molaire, qui en eût fait cent des nôtres, avait probablement appartenu à quelque animal antédiluvien.

Le tableau de la naissance et des progrès de la cité de Dieu jusqu'à l'avènement du Messie est une appréciation des saints personnages de l'Ancien Testament. Puis viennent les commencements et les progrès de la cité de la terre, depuis la monarchie des Assyriens jusqu'aux époques chrétiennes. Le Discours sur l'histoire universelle de Bossuet est tout entier dans cette manière de produire l'histoire humaine.

Moïse est plus ancien que toutes les fables mythologiques; elles ne naquirent qu'au temps des Juges. La Grèce eut alors des poètes appelés aussi théologiens, parce qu'ils chantaient les dieux. Les prophètes hébreux sont plus anciens que les philosophes; Pythagore ne paraît qu'à la fin de la captivité de Babylone. Nos auteurs sacrés sont tous d'accord en religion; les philosophes ne le sont pas du tout dans leurs doctrines. Varron avait compté deux cent quatre-vingt-huit opinions philosophiques touchant le souverain bien. Athènes applaudissait en même temps les épicuriens, d'après lesquels les dieux ne s'occupaient point des choses humaines, et les stoïciens, d'après lesquels les dieux gouvernaient le monde. La Providence se servit de Rome comme d'un puissant instrument, pour dompter et rassembler les diverses nations sous une même loi; elle préparait ainsi les voies à Jésus-Christ. Cette belle pensée, plus d'une fois reproduite par les penseurs chrétiens des âges modernes, est de l'évêque d'Hippone. Les païens avaient assigné au christianisme trois cent soixante-cinq ans de durée; les autels de Jésus-Christ devaient ensuite disparaître. Augustin se moque de la prophétie des polythéistes; il y avait alors plus d'un demi-siècle qu'était passée l'époque marquée pour l'extinction de la foi chrétienne, et ses progrès ne faisaient que s'étendre à travers le monde. Les prophètes contre le christianisme n'ont jamais eu raison, et pourtant à chaque époque il s'en élève de nouveaux.

Le livre dix-neuvième renferme des vues originales et profondes sur la paix à laquelle toute chose aspire en ce monde, et dont le besoin est au fond de chaque âme humaine, quelle que soit, la violence des passions qui l'emportent. Les méchants se précipitent vers le crime dans l'espoir de jouir ensuite d'une certaine paix. Cacus, au fond de son antre, désirait jouir en paix des débris humains devenus sa proie. Il y a une sorte de paix dans la condition des damnés, parce qu'ils sont à leur place : il est dans l'ordre qu'ils soient séparés de Dieu. Amené à parler de l'ordre dans les sociétés, Augustin dit que la servitude n'est pas conforme aux lois primitives de la nature: c'est une peine du péché, une dégénération de l'homme. Dieu avait dit : « Que l'homme domine sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux de la terre. » Mais il n'avait pas dit : Que l'homme domine sur l'homme. C'est le crime du fils de Noé, qui jadis valut à un homme le nom flétrissant d'esclave. Tout progrès vers le bien, d'après les doctrines d'Augustin, serait donc un progrès vers la liberté. Les idées se presseraient ici sous notre plume, si nous voulions prouver que les futures améliorations des sociétés sont entièrement soumises aux progrès de la foi chrétienne chez les hommes.

Le vingt et unième chapitre du livre XIXe démontre que, par une ignorance du vrai Dieu et faute de justice, la république romaine n'a jamais été qu'un mot; la définition de la république par Cicéron sert de point de départ à l'évêque d'Hippone. Le livre XXe établit la doctrine du jugement dernier ; le livre XXIe établit le dogme des peines éternelles, et le livre XXIIe et dernier la résurrection des corps et l'immortelle félicité des élus. Au sujet des damnés dont le corps brûlera sans se consumer, le docteur, cherchant des preuves dans la  nature même , parle de certains vers qui vivent au milieu des sources d'eau bouillante, de la salamandre vivant dans les flammes, du paon dont la chair une fois cuite ne peut plus se corrompre : ce sont là les petits côtés d'une grande oeuvre d'où n'a été exclu rien de ce qui, même dans les imaginations populaires, pouvait paraître servir la cause de la vérité, Pour prouver l'immortelle durée des corps au milieu des flammes, nous aimons mieux entendre Augustin nous dire que le Créateur de l'univers et de l'homme pourra bien, s'il le veut, conserver les corps des damnés.

Le grand docteur ne met pas en doute que les satyres, les faunes et les sylvains, surnommés incubes, ne poursuivent quelquefois les femmes: il ne voyait que des démons dans ces créations de l'ancien monde païen.

Le chapitre vingt-quatrième du dernier livre (271) sur les Biens de la vie est une riche peinture des joies et des splendeurs données à l'homme dans ce magnifique univers. Si Dieu a daigné accorder à l'homme, durant son laborieux pèlerinage de la vie, une demeure aussi belle que cet univers, de quelles inexprimables beautés sera revêtue la future demeure des bienheureux destinés à ne plus connaître ni les combats, ni les souffrances, ni la mort ! Ce dernier livre contient le récit de beaucoup de miracles arrivés au temps d'Augustin. Avant de les rapporter, l'évêque d'Hippone répond à ceux qui demandent pourquoi il n'y a plus de miracles. Ils furent nécessaires avant l'établissement de la foi chrétienne, leur dit Augustin; « à présent, ajoute-t-il, quiconque cherche des prodiges pour croire est lui-même un grand prodige de ne pas croire, tandis que le monde croit (1). »

Nous ne prétendons pas avoir fait comprendre tout ce que renferme la Cité de Dieu; à peine avons-nous pu faire entrevoir quelques astres de ce firmament magnifique. On a reproché à cet ouvrage des longueurs, des répétitions; ce sont là des défauts de peu d'importance et qui tiennent à la manière même dont fut composée la Cité de Dieu ; ces défauts n'existeraient pas ou certainement ils seraient moindres si l'oeuvre avait été écrite de suite. Un écrivain docte et laborieux, mais qui, plus d'une fois, a manqué de mesure dans ses jugements, et qui a traité saint Augustin avec la légèreté d'un esprit passionné, Ellies Dupin (2), ne veut pas qu'on admire l'érudition de la cité de Dieu. L'évêque d'Hippone a mis à contribution Varron, Sénèque, Cicéron ; c'est trop peu selon le critique compilateur ; il fallait puiser à des sources inconnues; faute de n'avoir tiré aucun auteur de la nuit, Augustin s'est condamné à faire un livre où il ne se rencontre rien de fort curieux ni de bien recherché. Critiquer ainsi c'est ne pas comprendre une oeuvre. Dans la Cité de Dieu, l'histoire est un moyen et non pas un but; elle y occupe la place que lui a marquée le grand penseur chrétien. Ellies Dupin n'a pas pris garde à la portée philosophique et religieuse de cette composition. Il y a un orgueil d'érudit que Dieu punit en lui dérobant l'intelligence des oeuvres du génie.

 

1 Quisquis adhuc prodigia ut credat inquirit, magnum est ipse prodigium, qui mundo credente non credit. Chap. 8, liv. XXII. — 2 Nouvelle bibliothèque des auteurs ecclés.

 

La Cité de Dieu est un monument surprenant par la nouveauté, la hauteur et l'étendue de la conception, par l'abondance des faits et des idées : avant saint Augustin, nul génie n'avait vu si bien et de si haut tant de choses. La Cité de Dieu est comme l'Encyclopédie du cinquième siècle ; elle embrasse toutes les époques, toutes les questions et répond à tout. C'est le poème chrétien de nos destinées dans leurs rapports avec notre origine et notre fin dernière. La Cité de Dieu et les Confessions, lues et relues depuis quatorze siècles, le seront encore tant qu'il y aura trace des lettres humaines, parce que ces deux ouvrages, qui ont pour sujet Dieu et l'homme, gardent leur intérêt malgré les révolutions des temps.

La Cité de Dieu ferme le monde païen avec ses fables et sa philosophie, ou plutôt l'épopée de saint Augustin est un solennel jugement du passé qui se trouve condamné après un procès complet : comme l'antique Egypte jugeait ses rois avant de procéder à leur sépulture, ainsi le christianisme, par la bouche d'Augustin, interroge les dieux du vieil univers et les rois de la pensée humaine, montre aux uns leur impuissance à soutenir les peuples qui les adoraient, aux autres leur impuissance à monter jusqu'à la vérité avec les seules ailes du génie, et déclare leur défaite définitive; puis il chante les funérailles des dieux et des philosophes, et s'assied victorieux sur leur immense sépulcre scellé de sa puissante main (1).

Saint Augustin avait donné sa pensée historique à Orose , qui la reproduisit mal ; il traça avec la vigueur et la sûreté du génie ces grandes lignes pour lesquelles s'était montré trop faible le savant prêtre d'Espagne admis dans son intimité. Salvien s'inspira de la Cité de Dieu dans son livre du Gouvernement du Monde. Bossuet comprit mieux qu'Orose les vues de l'évêque d'Hippone, et le Discours sur l'Histoire universelle durera autant que la Cité de Dieu. L'honneur d'avoir fondé en histoire l'école de la Providence n'appartient point à Bossuet (2), mais à saint Augustin; c'est le grand

 

1 « Plus on examine la Cité de Dieu, dit M. Beugnot (tome II, Histoire de la destruction du paganisme), plus on reste convaincu que cet ouvrage dut exercer très-peu d'influence sur l'esprit des païens. »

La correspondance de cette époque nous prouve, au contraire, que la Cité de Dieu frappa très-vivement les contemporains. Les païens ne délaissèrent pas tout à coup leurs dogmes mythologiques, parce qu'en matière de doctrines, l'obstination est le caractère des vaincus; mais le coup de mort était porté au paganisme; les dieux étaient finis dans l'opinion des hommes.

2 Quelques modernes ont voulu voir dans Vico le fondateur de l'école Historique de la Providence; nous n'avons pas à juger ici l'auteur de Scienza nuova, mais nous pouvons dire que le penseur napolitain n'a fondé rien de pareil. Nul n'a mieux parlé de la Providence que saint Augustin; depuis ses premiers travaux jusqu'à ses derniers, il a toujours montré la Providence gouvernant le genre humain. Au début de sa carrière, dans les livres de l'Ordre, il parlait du bourreau comme tenant une place nécessaire au milieu même des lois; et quarante ans plus tard, il faisait comprendre un ordre providentiel les désastres mêmes des nations.

 

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penseur d'Hippone qui le premier fit défiler les nations et les empires sous le regard de Dieu, et détermina :le cercle providentiel dans lequel s'enchaînent et se développent les événements humains, sans que la liberté intérieure de l'homme souffre la moindre atteinte.

Dans l'histoire des oeuvres littéraires, il serait.curieux d'observer ce qu'un génie emprunte à un autre génie ; quelle impression tel livre produit sur tel esprit; quelles idées, quelle puissance il y fait germer. Les penseurs sublimes, dans la merveilleuse variété de leurs caractères, s'enfantent et se complètent par une étude sympathique. Cette génération progressive des grandes intelligences est un intéressant et beau spectacle. Pour ne citer que peu de noms, Platon naît de Socrate ; Virgile, d'Homère ; saint Thomas d'Aquin, de saint Augustin; Molière, de Térence et d'Aristophane ; Racine, d'Eschyle et de Sophocle ; La Fontaine, d'Esope et de Phèdre; Malebranche, de Descartes; Bossuet, de Tertullien et de saint Augustin, et saint Augustin lui-même, de Platon et de saint Paul. (En rapprochant, ces deux derniers noms, nous ne considérons que le point de vue purement humain de la double influence philosophique et théologique). La généalogie des grandes intelligences n'est pas toujours facile à constater, parce qu'il arrive plus d'une fois que des fruits éclatants sortent de germes restés obscurs pour nous , mais la génération n'en existe pas moins. De même que, dans l'ordre physique., les arbres et les plantes , les fleurs et les moissons, croissent et se développent sous le soleil; ainsi, dans l'ordre intellectuel, il y a une sorte de soleil composé de rayons partis de l'âme de chaque grand homme : c'est à sa chaude et vivifiante lumière que se produisent et s'achèvent les nobles esprits épars à travers le monde, et ce sont les feux salutaires de cet invincible soleil qui fertilisent la pensée et font monter la sève du génie !

 

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