SERMON XI
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SERMON XI. Il faut remarquer deux choses principales dans la rédemption des hommes, le fruit que nous en tirons, et la manière dont elle s'est accomplie.

 

1. J'ai dit à la fin du discours précédent, et je le répète encore bien volontiers, que je désire vous voir participer tous à cette onction sacrée par laquelle la piété se souvient des bienfaits de Dieu avec joie et action de grâces. Car cela est extrêmement avantageux , parce qu'il sert à alléger les travaux de la vie présente, qui deviennent plus supportables lorsque nous nous réjouissons dans les louanges de Dieu, et parce que rien ne représente aussi parfaitement sur la terre l'état des bienheureux dans le ciel, que l'allégresse de ceux qui louent Dieu. C'est pour cela que l'Écriture dit : « Heureux ceux qui demeurent dans votre maison, Seigneur, ils vous loueront dans les siècles des siècles (Psal. LXXXIII, 5). » Je pense que c'est particulièrement ce parfum que le Prophète avait en vue quand il s'écriait : « Comme il est lion et agréable, pour des frères, d'habiter ensemble! C'est comme un parfum précieux répandu sur la tête (Psal. CXXXII, 5). » Car il semble que cela ne peut convenir au premier ; en effet, s'il est bon, il n'est pourtant point agréable, attendu que le souvenir des péchés ne cause pas du plaisir, niais de l'amertume. D'ailleurs, ceux qui le composent ne demeurent pas ensemble, car chacun pleure à part ses propres péchés. Quant à ceux qui se répandent en actions de grâces, ils ne regardent que Dieu, et ne pensent qu'à lui; c'est pourquoi ils demeurent vraiment ensemble. Or, ce qu'ils font non-seulement est bon, car ils réservent la gloire a celui à qui elle appartient légitimement, mais agréable, puisqu'il leur procure beaucoup de satisfaction.

2. Voilà pourquoi je vous conseille à vous, qui êtes nies amis, de vous arracher quelquefois au souvenir fâcheux et pénible de vos péchés, et de marcher dans un chemin plus uni, en vous entretenant de pensées agréables, et en repassant, dans votre mémoire, les bienfaits de Dieu, afin que les regards que vous jetterez sur lui vous fassent un peu respirer de l'abattement et de la confusion que vous cause la considération de votre faiblesse. Je veux que vous suiviez le conseil que donne le Prophète, lorsqu'il dit : « Réjouissez-vous dans le Seigneur, et il vous accordera ce que votre coeur lui demande (Psal. XXXVI, 4). » Il est nécessaire dé concevoir de la douleur de ses péchés, mais il ne faut pas qu'elle soit continuelle, et on doit la mélanger du souvenir agréable de la clémence de Dieu, de peur que la trop grande tristesse n'endurcisse le cœur et que le désespoir n'achève sa perte. Mêlons le miel avec l'absinthe, afin que ce breuvage, d'une salutaire amertume, tempéré par quelque douceur, puisse se boire et donner la vie. Écoutez comme Dieu même tempère l'amertume d'un coeur contrit, comme il retire de l'abîme du désespoir, celui qui est dans la langueur et le découragement, comme par le miel d'une douce et fidèle promesse, il console celui qui est dans. la tristesse et relève celui qui est dans la défiance. Il dit par son Prophète :  « Je mettrai mes louanges dans votre bouche pour vous en servir comme d'un frein, de peur que vous ne vous perdiez (Isa. XLVIII, 9) ; » c'est-à-dire, de peur que la vue de vos péchés ne vous jette dans une tristesse excessive, et, qu'emporté par le désespoir, comme un cheval qui n'a plus de frein, vous ne tombiez dans le précipice et ne périssiez. Je vous retiendrai, dit-il, comme par le frein de ma miséricorde, je vous relèverai par mes louanges, et vous respirerez à la vue de mes bienfaits, au lieu de vous abattre par celle de vos maux, quand vous me trouverez plus indulgent que vous ne vous jugerez coupable. Si Caïn avait été arrêté par ce frein, il n'aurait pas dit en se désespérant :. « Mon crime est trop grand pour mériter qu'on me le pardonne (Gen. IV, 13). » Dieu nous garde de ce sentiment, oui, qu'il nous en garde. Car sa bonté est plus grande que quelque crime que ce soit. C'est pourquoi le Sage ne dit pas, que le juste s'accuse toujours, il dit seulement qu'il s'accuse au commencement de son discours (Prov. XVIII, 17), qu'il a coutume de finir par les louanges de Dieu. Voyez un juste qui observe cet ordre. « J'ai examiné, dit-il, mes actions et ma conduite, et j'ai dressé mes pas dans la voie de vos louanges (Psal. CXVIII, 59), » afin que, après avoir souffert beaucoup de fatigues et de peines dans ses propres voies, il se réjouisse dans la voie des louanges de Dieu, comme dans la possession de toutes les richesses du monde. Et vous aussi, à l'exemple de ce juste, si vous avez des sentiments d'humilité de vous-mêmes, ayez du Seigneur des sentiments de confiance en sa bonté souveraine. Car vous lisez dans le Sage : « Croyez que le Seigneur est plein de bonté, et cherchez-le en simplicité de coeur (Sap. I, 1). »      Or, c'est ce que le souvenir fréquent, que dis-je ? continuel de la libéralité de Dieu persuade aisément à l’esprit. Autrement, comment s'accompliraient ces paroles de l'Apôtre : «Rendant des actions de grâces en toutes choses (I Thess. V, 17), n si on bannit du cœur les sujets de gratitude et de reconnaissance? Je ne veux pas qu'on vous fasse le reproche honteux que l'Écriture adresse aux Juifs, en disant : « Ils ne se sont pas souvenus de ses bienfaits, ni des merveilles dont ils ont été les témoins oculaires (Psal. LXXVII, 11).

3. Mais comme il est impossible à qui que ce soit de repasser en son esprit, et de se rappeler tous les biens que le Seigneur, si plein de miséricorde et de bonté, ne cesse de répandre sur les hommes, car, comme dit le Prophète, qui sera capable de raconter les miracles de la puissance du Seigneur, et de le louer à proportion de ce qu'il mérite (Psal. CV, 2) ? Que du moins le principal et la plus grande de ses oeuvres, je veux dire l'œuvre de notre rédemption, ne s'éloigne jamais de la mémoire de ceux qui ont été rachetés. Or, dans cette oeuvre, il y a deux choses qui me viennent à la pensée, que je tâcherai de vous faire remarquer, et cela le plus brièvement qu'il me sera possible; afin d'abréger, car je n'ai pas oublié cette parole : « Donnez occasion au sage, et il sera encore plus sage (Prov. IX, 9). N Ces deux choses sont, la manière dont elle s'est faite, et le fruit qu'elle produit. La manière consiste dans l'anéantissement de Dieu, et le fruit, en ce que nous sommes remplis de lui. Méditer sur le fruit, c'est semer en nous une sainte espérance; et méditer sur la manière, c'est allumer en nous un amour très-ardent. L'un et l'autre sont nécessaires à notre avancement, pour empêcher ou que notre espérance ne soit mercenaire, si elle n'est accompagnée d'amour, ou que notre amour ne se refroidisse, si nous le croyons infructueux.

4. Or le fruit que nous attendons de notre amour est celui que l'objet de notre amour nous a promis par ces paroles. « Ils vous donneront, dit-il, une mesure pleine, pressée, entassée, et qui débordera (Luc. XVI, 38). » Cette mesure, à ce que je vois, sera sans mesure. Mais je voudrais bien savoir de quoi sera remplie cette mesure, ou  plutôt cette immensité qui nous est promise. « Nul oeil, hormis le vôtre, ô mon Dieu, n'a vu les biens que vous avez préparés à ceux qui vous aiment (Isa. LXIV, 4). » Dites-nous, s'il vous plaît, quels sont les biens que vous préparez, vous qui les préparez. Nous croyons et nous espérons avec confiance, puisque vous nous le promettez, que « nous serons comblés des biens de votre maison (Psal. LXIV, 5). » Mais de quels biens? Est-ce du froment, du vin, de l'huile, de l'or, de l'argent ou des pierres précieuses ? Mais nous avons connu et vu ces choses, nous les voyons encore et les méprisons. Nous cherchons ce que l'œil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu, ce qui n'est tombé dans la pensée d'aucun homme. Voilà ce qui nous plaît, et ce que nous souhaitons, voilà, quoi que ce soit, ce que nous sommes bien aises de chercher, « Dieu les éclairera tous intérieurement, dit-il, et il sera toutes choses en tous  (Joan. VI, 45). » A ce que j'entends, la plénitude que nous attendons de Dieu, ne sera que de Dieu même.

5. Qui peut comprendre la douceur ineffable renfermée dans ce peu de paroles, «Dieu sera toutes choses en tous?» Pour ne rien dire du corps, il y a trois facultés dans l'âme: La raison, la volonté et la mémoire : et ces trois facultés sont l'âme même. Toute personne spirituelle reconnaît assez combien il lui manque en ce monde, pour être entière et parfaite. Pourquoi cela, sinon parce que Dieu n'est pas encore toutes choses en tous? C'est ce qui fait que la raison se trompe souvent dans ses jugements, que la volonté est agitée de troubles et de passions, et que la mémoire est confuse par l'oubli de quantité de choses qu'elle perd. Une créature si noble est soumise malgré elle à cette triple vanité, bien qu'elle; espère un jour en être délivrée. Car celui qui comble les désirs de l'âme par une affluence de biens, sera lui-même à la raison une plénitude de lumière, à la volonté une abondance de paix, et à la mémoire un objet toujours présent et éternel. O vérité, ô charité, ô éternité! O Trinité bien heureuse, et source de bonheur! Ma misérable trinité à moi soupire tristement vers vous, parce qu'elle a le malheur d'être éloignée de vous. En combien d'erreurs, de peines et de craintes,  cet éloignement ne l'a-t-il point plongée ? Hélas! malheureux que je suis, quelle trinité ai-je échangée contre la vôtre? «Mon coeur a été troublé, » c'est le sujet de ma douleur : « Mes forces m'ont quitté, » c'est la raison de ma crainte : « La lumière de mes yeux m'a abandonnée (Psal. XXXVII, 11), » c'est la cause de mon égarement. O trinité de mon âme, que vous avez trouvé dans ce lieu d'exil une trinité différente de celle de mon Dieu !

6. Néanmoins, « ô mon âme, pourquoi êtes-vous triste, et pourquoi me troublez-vous? Mettez votre espérance en Dieu. Car j'espère que je lui rendrai encore mes actions de grâces (Psal. XII, 6); » lorsque l'erreur sera bannie de ma raison, la douleur de ma volonté; et la crainte de ma mémoire, et que cette merveilleuse sérénité, cette parfaite douceur, et cette sécurité éternelle que nous espérons, auront succédé à tous ces maux. La vérité qui est Dieu, fera la première de ces choses, la charité, qui est Dieu, fera la seconde, et la souveraine puissance, qui est Dieu, fera la troisième, et Dieu sera tout en tous; la raison recevra une lumière qui ne s'éteindra jamais, la volonté jouira d'une pais qui ne sera traversée par aucun trouble, et la mémoire s'attachera éternellement à une source inépuisable de bonheur. Voyez si on ne pourrait point attribuer la première au Fils, la seconde au Saint-Esprit, et la troisième au Père, en sorte pourtant qu'on n'en soustraie aucune ni au Père, ni au Fils, ni à l'Esprit, de peur que quelqu'un ne croie que la distinction des personnes, en diminue la perfection, ou qua leur perfection ôte ce que chacune d'elles a de propre et de particulier. Considérez encore si les enfants du siècle éprouvent rien de semblable dans les plaisirs de la chair, dans les spectacles du monde, et dans les pompes de Satan; et néanmoins c'est par ces choses que la vie présente séduit ses misérables amateurs, suivant cette parole de saint Jean: « Tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, et ambition du siècle (I Joan. II, 47). » Voilà pour ce qui est du fruit de la rédemption.

7. Quant à la manière de la rédemption, que nous avons dit, si vous vous en souvenez, être l'anéantissement de Dieu, je vous prie d'y considérer aussi principalement trois choses. Car ce n'a pas été un simple, un médiocre anéantissement; mais un anéantissement qui est allé jusqu'à la chair, jusqu'à la mort, jusqu'à la croix. Qui peut se faire une juste idée de cet excès d'humilité, de douceur, de bonté ineffable, qui a porté une Majesté si haute et si souveraine à se couvrir d'une chair, à souffrir la mort, à être déshonorée sur une croix? Mais on dira peut-être: Le Créateur ne pouvait-il réparer son ouvrage sans tant de peines? Il le pouvait, mais il a mieux aimé le faire par les souffrances, afin que désormais les hommes n'eussent plus aucun sujet de tomber dans le vice si détestable et si odieux de l'ingratitude. Sans doute il a enduré beaucoup de travaux, mais ce fut afin de se rendre les hommes redevables de beaucoup d'amour, et pour que la difficulté de la rédemption portât à la reconnaissance ceux à qui la facilité de leur création en avait si peu inspiré. Car, que disait l'homme ingrat, lorsqu'il n'était encore que créé ? J'ai été créé gratuitement, je le confesse, mais mon Créateur n'a eu ni peine ni mal à me former. Il m'a créé comme tous les autres êtres, d'un seul mot. La grande affaire de donner même les plus grandes choses, quand il n'en coûte qu'une parole! Voilà comment l'impiété des hommes diminuait le bienfait de la création, et tirait un sujet d'ingratitude de ce qui devait être la cause de leur amour, et cela pour avoir une excuse dans leurs péchés. Mais la bouche de ceux qui tenaient de méchants discours a été fermée. On voit plus clair que le jour, ô homme misérable, tout ce qu'il en a coûté à Dieu pour te sauver, car il n'a pas dédaigné de se faire esclave de Seigneur, pauvre de riche, chair de Verbe, fils de l'homme de fils de Dieu qu'il était. Souvenez-vous que si vous avez été créés de rien, vous n'avez pas été rachetés pour rien. C'est en six jours qu'il a créé toutes choses, et vous avec elles. Mais il a mis trente ans à opérer votre salut sur la terre. O que de travaux il a soufferts! N'a-t-il pas accru par l'ignominie de la croix, les infirmités de la chair, et les tentations de l'ennemi, et ne les a-t-il pas comblées par l'horreur de sa mort? Aussi était-il nécessaire, Seigneur, que voulant ainsi sauver les hommes et les bêtes, pour user de l'expression de votre Prophète, vous augmentassiez le nombre et la grandeur de vos miséricordes (Psal. XXXV, 8).

8. Méditez sur ces choses, et occupez-vous y sans cesse. Versez dans votre coeur ces sortes de parfums, pour dissiper l'odeur infecte de vos péchés qui l'a tourmenté si longtemps et pour avoir en abondance ces parfums qui ne sont pas moins doux que salutaires. Et toutefois ne pensez pas encore avoir de ces parfums excellents, qui sont sur les mamelles de l’Epouse, dont je ne veux pas commencer à  parler maintenant, attendu que le temps me presse de finir ce discours. Retenez seulement ce que nous avons dit des autres, témoignez par votre conduite que vous les possédez déjà, et qu'ils vous servent à m'aider de vos prières, afin que je puisse parler dignement de si grandes délices de l'Épouse, et exciter vos coeurs à l'amour de l'Époux qui est Jésus-Christ Notre-Seigneur. Ainsi soit-il.

 

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