SERMON LXXXV
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SERMON LXXXV. Il y a sept nécessités qui engagent l'âme à chercher le Verbe. Une fois qu'elle est reformée, elle s'approche pour le contempler et pour goûter la douceur de sa présence.

 

1. J'ai cherché dans mon petit lit celui qu'aime mon âme (Cant. III, 1). » Pourquoi l'a-t-elle cherché ? Nous l'avons déjà dit, et il est superflu de le répéter. Néanmoins, en faveur de quelques-uns qui n'y étaient pas, j'en rapporterai en peu de mots quelques raisons que ceux même qui y ont été ne seront peut-être pas fâchés d'entendre. Car nous n'avons pas pu tout dire alors. L'âme cherche le Verbe afin de recevoir avec joie ses reproches, d'en tirer des lumières et des connaissances, de s'appuyer sur lui pour être vertueuse, d'être reformée par lui pour être sage, de lui devenir conforme pour être belle, de lui être fiancée pour être féconde, d'en jouir et de le posséder pour être heureuse. C'est pour toutes ces raisons que l'âme cherche l'Époux. Je ne doute point qu'il n'y en ait encore plusieurs autres, mais voilà celles qui se présentent maintenant à moi. Chacun pourra aisément après cela en trouver d'autres en soi, s'il veut s'y appliquer. Car notre misère n'est pas petite, les besoins clé l'âme sont infinis, et ses faiblesses sont sans nombre. Mais le Verbe est encore plus riche et plus abondant que nous ne sommes pauvres et misérables; sa sagesse surmonte notre malice, et ses biens surpassent nos maux. Mais écoutez la raison de celles que j'ai établies. Et premièrement, voyez comment l'âme consent aux corrections de Dieu. Nous lisons dans l'Évangile : « Consentez à ce que voudra votre ennemi pendant que vous êtes avec lui en chemin, de peur qu il ne vous livre au juge, et le juge au bourreau (Matth. V, 15). » Qu'y a-t-il de plus salutaire que ce conseil ? C'est le Verbe lui-même qui le donne, si je ne me trompe , en protestant qu'il est notre ennemi, parce qu'il s'oppose à nos désirs charnels, lorsqu'il dit : « Leur coeur est toujours dans l'égarement (Psal, XCIV, 10). » Mais vous qui écoutez ceci, si dans une sainte frayeur vous commencez à vouloir échapper à la colère qui est près de tomber sur vous, vous avez soin d'être d'accord avec cet ennemi qui semble vous en menacer d'une manière si terrible. Or cela est impossible si vous n'êtes contraire à vous-même, si vous ne vous opposez à vous-même, si vous ne vous combattez vous-même avec un travail continuel et infatigable, enfin si vous ne renoncez à vos anciennes habitudes et à vos mauvaises inclinations. Cela est rude, je l'avoue ; et si vous croyez en venir à bout par vos propres forces, c'est comme si vous tâchiez d'arrêter un torrent du doigt, ou de faire encore une fois remonter le Jourdain vers sa source. Que ferez-vous donc ? Cherchez le Verbe à la volonté du qui vous consentiez par sa grâce. Allez trouver celui qui vous est contraire, afin que, par son secours, vous deveniez tel, qu'il ne vous soit plus contraire, et que celui qui vous menaçait vous caresse, et que l'infusion de sa grâce soit plus efficace pour vous changer, que sa colère la plus violente.

2. C'est là, comme je pense, le premier besoin qui porte l'âme à chercher le Verbe. Mais si vous ignorez ce que demande celui à la volonté de qui vous consentez déjà, ne dira-t-on pas aussi de vous, que vous avez le zèle de Dieu, mais que ce zèle n'est pas réglé par la science (Rom. X, 1) ? Et afin que vous ne croyiez pas que cette ignorance soit peu de chose, souvenez-vous de ce qui est écrit, que celui qui ne connaîtra pas la volonté de Dieu sera méconnu de lui (1 Cor. XIV, 38). Voulez-vous savoir ce que je vous conseille de faire dans ce besoin? C'est ce que je vous ai conseillé dans le premier. Si vous voulez m'en croire, vous irez au Verbe, et il vous enseignera ses voies, de peur que, voulant faire le bien, mais ne le connaissant pas, il ne vous arrive, en courant, de sortir du chemin et de tomber dans l'erreur. Car le Verbe est une lumière. Et comme dit le Prophète : « Ses paroles sont claires, éclairent l'âme, et donnent l'intelligence aux simples et aux petits (Psal. CXVIII, 130). » Vous serez heureux ai vous pouvez dire aussi : « Votre parole est une lampe qui éclaire mes pas, et une lumière qui luit dans le sentier où je marche (Ibid. 105). » Et votre âme n'aura pas peu profité, si cotre volonté est changée, si votre raison est éclairée, en sorte qu'elle veuille le bien et qu'elle le connaisse. En l'un elle aura recouvré la vie, et en l'autre la vue. Car elle était morte quand elle voulait le mal, et aveugle quand elle ignorait le bien.

3. Votre âme donc vit, elle voit, elle est établie dans le bien, mais c'est parle secours et l'assistance du Verbe. Si elle est debout, c'est le Verbe qui l'a levée avec la main, comme sur les deux pieds de l'amour et de la connaissance. Elle est debout, dis-je, mais qu'elle prenne pour elle ce qui est écrit : « Que celui qui croit être debout prenne garde de ne pas tomber (1 Cor. X. 12). » Croyez-vous qu'elle puisse se tenir debout par elle-même, elle qui n'a pas pu se lever même ? Pour moi, je ne le pense pas. Quoi? les cieux ont été affermis par la parole du Seigneur (Psal. XXIII. 6), et celui qui n'est que terre pourra l'être sans le Verbe, qui est cette parole? Si elle pouvait demeurer ferme par elle-même, pourquoi donc un homme tiré de la même terre, aurait-il dit : « Affermissez-moi par vos paroles (Psal. CXVIII, 28)? » Aussi, avait-il éprouvé que cela est impossible, puisqu'il dit ailleurs : « J'ai été poussé avec effort, et j'étais près de tomber, mais le Seigneur m'a soutenu (Psal. CXVII. 13). » Me demandez-vous qui est celui qui le poussait? Il n'y en a pas qu'un, c'est le diable, c'est le monde, c'est l'homme. Voulez-vous savoir encore qui est cet homme ? C'est chacun de nous, pour soi-même. Ne vous en étonnez pas. Chacun est tellement à soi-même une occasion de chute et de ruine, que vous n'avez point sujet de craindre qu'un autre vous fasse tomber, si vous pouvez vous sauver de vos propres mains. « Car, qui est celui, dit l'apôtre saint Pierre, qui vous pourra nuire, si vous avez une sainte émulation pour le bien (I Pet. III. 13)? Vos mains, c'est votre consentement. Si le diable, ou le siècle vous suggèrent quelque chose de mal, et que vous refusiez d'y donner votre consentement, que vous ne fassiez point servir vos membres d'armes à l'iniquité, et que vous ne souffriez point que le péché règne en votre corps mortel, vous avez cette sainte émulation, et, bien loin que la malice de vos ennemis vous ait nui, elle vous a été extrêmement utile. Car, il est écrit : « Faites le bien, et vous en recevrez des louanges (Rom. XIII, 3). » Ceux qui cherchaient votre âme seront confondus, et vous chanterez : « Si mes habitudes vicieuses ne règnent point en moi, je serai pur et sans tache (Psal. XVIII, 14). » Vous témoignez que vous êtes animé d'une sainte émulation si, suivant le conseil du Sage, vous avez pitié de votre âme (Eccl. XXX, 247), si vous gardez votre coeur avec tout le soin possible, si, selon l'Apôtre, vous vous conservez chaste. Autrement, quand vous gagneriez tout le monde, si vous perdez votre âme, nous ne croirons pas que vous ayez en cette émulation salutaire, puisque le Sauveur mène nous apprend à ne pas le croire.

4. Il y a donc trois adversaires qui menacent de renverser l'homme lorsqu'il est debout. Le diable le pousse par sa malice et sa jalousie, le monde, par le vent de la vanité, l'homme lui-même, par le poids, de sa corruption. Le diable le pousse, mais il ne le renversera pas, s'il ne consent point à ses suggestions. Car nous lisons dans un apôtre : « Résistez au diable, et il s'enfuira de vous (Jac. IV, 7). » C'est lui qui, dans sa jalousie, a poussé et fait tomber ceux qui étaient debout dans le paradis terrestre, parce que, loin de lui résister, ils consentirent à sa malice. C'est lui qui, par son orgueil, s'est précipité lui-même du haut du ciel, sans que personne le poussât, pour nous apprendre que l'homme se doit donc encore bien plus appréhender lui-même, à cause du poids de la concupiscence qui l'accable. Le monde nous pousse aussi, parce qu'il est plein de malignité. Il nous pousse tous, mais il ne renverse que ses amis, c'est-à-dire, que ceux qui consentent à ce qu'il demande d'eux. Je ne veux point être ami du monde, de peur de tomber. Car, celui qui veut être ami du monde devient ennemi de Dieu, ce qui est la plus grande chute qu'on puisse faire. On voit par là, que l'homme est à soi-même la principale occasion de sa chute, puisqu'il peut tomber de son propre mouvement, sans qu'un autre le pousse, et qu'il ne peut tomber par l'impulsion d'autrui, s'il ne se pousse lui-même. Auquel de ces trois ennemis doit-on résister davantage? C'est évidemment à celui qui est d'autant plus importun qu'il est plus intérieur, et qui suffit seul pour nous faire tomber, au lieu que les autres ne peuvent rien faire sans lui. Ce n'est pas sans raison que le Sage a préféré un homme qui sait se dominer à celui qui force des villes (Prov. XVI, 31). Cela vous regarde tout particulièrement. Vous avez besoin d'une grande force, et d'une force qui ne peut venir que d'en haut. Et, si elle est parfaite, elle rendra aisément l'esprit victorieux de soi-même, et, par conséquent, invincible contre tout autre. Car, c'est une vigueur d'esprit qui ne sait reculer lorsqu'il faut défendre la raison. Or, si vous l'aimez mieux, c'est. une vigueur d'esprit qui demeure ferme et immuable avec la raison, ou encore une vigueur d'esprit qui, autant qu'il est possible, rassemble et rapporte tout à la raison.

5. Qui montera sur la montagne du Seigneur? Quiconque entreprendra de monter au sommet de cette montagne, c'est-à-dire, à la perfection de la vertu, saura combien cette montée est rude, et combien la chute en est aisée, sans le secours du Verbe. Heureuse l'âme qui a excité l'étonnement et la joie des anges qui la regardaient, et qui les a entendus se dire les uns aux autres, à son sujet : « Qui est celle-ci qui monte du désert dans une affluence de toute sorte de délices, appuyée sur son bien-aimé (Cant. VIII, 5)?» Car tous ses efforts son inutiles, si elle ne s'appuie sur Dieu. En se combattant elle-même, elle prendra de nouvelles forces,     et, devenant ainsi plus forte      qu'elle-même, si je puis parler ainsi, elle soumettra toutes se passions à la raison. Elle réglera ses colères, ses craintes, ses convoitises et ses joies, comme un bon cocher qui conduit son char avec adresse : elle réduira en servitude tous ses désirs charnels, et elle assujettira tous ses sens à la raison et à la vertu. Comment tout ne serait-il pas possible à un homme, qui s'appuie sur celui qui peut tout ? Combien cette parole doit nous donner de confiance : « Je puis tout en celui qui me fortifie (Philip. IV, 13). » Rien ne montre plus clairement la puissance du Verbe, que de ce qu'il rend tout-puissants tous ceux qui espèrent en lui. Car tout est possible à celui qui croit. Or, celui-là n'est-il pas tout-puissant à qui tout est possible ? C'est ainsi que l'esprit, s'il ne présume rien de soi, mais est fortifié par le Verbe, pourra se dominer, de sorte que aucune iniquité ne le dominera. C'est ainsi qu'étant appuyé sur le Verbe, et revêtu de la vertu d'en haut, nulle violence, nul artifice, nul attrait des voluptés, ne le pourra renverser, ni dominer.

6. Voulez-vous ne pas craindre que l'on vous pousse ? Ne vous laissez point aller à l'orgueil. C'est par là que sont tombés ceux qui vivent dans le crime. C'est par là que sont tombés le diable et ses auges. Et bien qu'ils n'aient point été poussés du dehors, néanmoins, ils ont été chassés et n'ont pu demeurer debout. Car, celui-là n'est point demeuré debout et ferme dans la vérité, qui ne s'est point appuyé sur le Verbe, et qui s'est condé à ses propres forces. Et même s'il a voulu s'asseoir, c'est peut-être parce qu'il ne pouvait demeurer debout. Car il dit :  « Je m'assoirai sur la montagne de l'alliance (Isa. XIV, 13). » Mais Dieu en jugea autrement : il ne demeura pas debout, et ne s'assit point, mais il est tombé, selon cette parole du Seigneur : « Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair (Luc. X, XVIII). » Que celui donc qui est debout, s'il ne veut pas tomber, ne se confie pas en soi-même, mais s'appuie sur le Verbe. Le Verbe dit : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire (Joan. XV, 5). » Cela est vrai, sans le Verbe, nous ne pouvons ni nous lever pour faire le bien, ni demeurer fermes dans le bien. Vous donc, qui êtes debout, donnez gloire au Verbe, et dites : « Il a établi mes pieds sur la pierre et a dirigé mes pas (Psal. XXXIX, 3).» Il est nécessaire que la même main qui vous a relevé vous tienne toujours et vous empêche de tomber. Voilà, pour expliquer ce que nous avons dit, que nous avons besoin du Verbe pour nous appuyer sur lui, afin de demeurer fermes dans la vertu.

7. Il faut maintenant examiner ce que nous avons dit aussi, que, par le Verbe, nous sommes reformés dans la sagesse. Le Verbe, c'est la force, le Verbe c'est la sagesse. Que l'âme donc prenne des forces de la force, de la sagesse de la sagesse, et qu'elle attribue l'un et l'autre don au seul Verbe. Autrement, si elle s'appuie sur l'un ou sur l'autre, qu'elle dise donc aussi que le ruisseau ne vient pas de la source, le vin de la vigne, la lumière de la lumière. Cette parole est véritable : « Si quelqu'un a besoin de sagesse, qu'il la demande à Dieu, qui donne, à tous des biens en abondance et ne reproche point ses dons ; et elle lui sera donnée (Iac. I, 5). » Voilà ce que dit saint Jacques. Mais, pour moi, je crois qu'il en est de même de la force. La force a beaucoup d'affinité avec la sagesse. La force est un don de Dieu. Il la faut mettre au nombre des dons excellents, et elle descend aussi d'en haut du Père du Verbe. Si quelqu'un croit qu'il est en tout semblable à la sagesse, je ne le nie pas, mais cette ressemblance parfaite est dans le Verbe, non pas dans l'âme. Car les qualités, qui ne sont qu'une même chose dans le Verbe, à cause de la singulière simplicité de la nature divine, n'ont pas néanmoins un même effet dans l'âme, mais s'accordent à ses divers besoins. D'après cela, c'est donc autre chose pour l'âme, d'être ranimée par la force, et d'être conduite par la sagesse. Car, bien que la sagesse soit puissante et la puissance douce, pour conserver toutefois aux paroles la signification qui leur est propre et naturelle, la force emporte dans son sens quelque vigueur de l'âme, et la sagesse, une modération d'esprit, accompagnée d'une douceur spirituelle. Je crois que l'Apôtre l'a désignée, lorsque, après avoir fait beaucoup d'exhortations au sujet de la forcé, il ajouté, pour ce qui concerne la sagesse: « Dans la douceur, dans l'Esprit-Saint (II Cor. VI, 6). » Il y a donc de l'honneur à rester ferme, à résister, à repousser la violence parla violence, qui sont les propriétés de la force et du courage, mais il y a aussi beaucoup de travail. Ce n'est pas la même chose de défendre votre honneur avec peine et avec dangers et de le posséder en repos. Ce n'est pas la même chose de travailler, et de jouir du fruit de son travail. Or, la sagesse jouit die tous les travaux de la vertu, et ce que la sagesse ordonne, délibère, ressent, la vertu l'exécute.

8. « Écrivez sur la sagesse dans le repos (Eccli. XXXVIII, 25), » dit le Sage. Le repos de la sagesse est donc un travail, et plus la sagesse se repose, plus elle travaille à sa manière. Au contraire, plus la vertu est éprouvée, plus elle a d'éclat; et elle ne se montre dans son lustre qu'au milieu des difficultés. Si on veut définir la sagesse, l'amour de la vertu, peut-être qu'on ne se trompera pas, car où est l'amour il n'y a plus de travail, il n'y a que des délices, peut-être même le mot sagesse tire-t-il son nom de saveur, parce que c'est comme l'assaisonnement de la vertu qui lui donne du goût et de la saveur, au lieu que d'elle-même elle est rude et insipide. Je crois donc que l'on peut dire aussi que la sagesse est le goût du bien. Nous avons perdu ce goût presque dès le commencement de notre origine. Dès que le venin de l'ancien serpent a corrompu et infesté notre âme, elle a commencé à ne plus goûter le bien et un goût dépravé a pris la place de celui qui lui était naturel. « Car les inclinations et les pensées de l'homme sont portées au mal dès sa jeunesse (Gen. VIII, 21), c'est-à-dire depuis la folie de la première femme; c'est donc la folie de la femme qui nous a fait perdre le goût du bien, parce que la malice du serpent a trompé sa folle simplicité. Mais cela même qui a fait vaincre la malice pour un temps la vaincra pour l'éternité. Car la sagesse a rempli de nouveau le corps et le coeur d'une femme, afin que comme nous étions tombés dans la folie par une femme, nous fussions rétablis dans la sagesse par une femme. Et maintenant la sagesse surmonte constamment la malice dans l’âme de ceux où elle entre, en détruisant par une bonne saveur celle du mal que celle-là y avait apportée. La sagesse, en entrant dans une âme, lui rend insipides tous les plaisirs de la chair, purifie l'entendement, guérit et répare le sentiment spirituel du coeur, et ce sentiment étant réparé, il commence à goûter le bien, il goûte même la sagesse, qui est le bien le plus excellent de tous.

9. Combien de bonnes actions fait-on sans que ceux qui les font en prennent aucun goût, parce qu'ils ne se portent pas à les faire par l'amour de la vertu, mais y sont obligés ou par raison, ou par occasion, ou par nécessité ? Et, au contraire, combien de mal fait-on sans y prendre aucun plaisir, mais parce qu'on y est contraint par la crainte, ou attiré par quelque désir, plutôt que par la satisfaction qu'on trouve à mal faire? Mais ceux qui agissent de leur propre mouvement, et avec une volonté délibérée, ou sont sages, et ils se plaisent dans le goût et la douceur de la vertu, ou ils sont méchants, et ils se plaisent dans le mal, sans y être attirés par l'espérance d'aucun avantage particulier. Car qu'est-ce que la malice, sinon le goût qu'on trouve au mal? Heureuse l'âme qui n'a que du goût pour tout ce qui est bien, et que du dégoût pour tout ce qui est mal? C'est ce que j'appelle être reformé à la sagesse, et avoir le bonheur d'éprouver la victoire de la sagesse. Car, en quoi la sagesse surmonte-t-elle plus visiblement la malice, que lorsque, après avoir banni le goût du mal, qui n'est autre chose que la malice même, l'âme se sent pénétrée intimement d'une saveur douce et agréable du bien. C'est donc à la force à soutenir courageusement les afflictions et à la sagesse à se réjouir dans les afflictions: fortifier votre coeur et attendre le Seigneur en patience, c'est l'ouvrage de la force; goûter et voir combien le Seigneur est doux, c'est l'effet de la sagesse. Et pour que chaque vertu éclate d'avantage par le bien qui lui est naturel, la modération d'esprit fait connaître le sage, et la constance fait connaître l'homme de coeur. Et c'est avec raison que nous avons mis la sagesse après la force; puisque la force d'esprit est en effet comme un fondement inébranlable, sur lequel la sagesse se bâtit une maison. Or il a fallu faire précéder l'une et l'autre de la connaissance du bien, parce qu'il n'y a point d'alliance entre la lumière de la sagesse et les ténèbres de l'ignorance. Il a fallu de même placer avant elle la bonne volonté, parce que la sagesse, selon la Sagesse même, n'entrera point dans une âme méchante (Sap. I, 4).

10. Après avoir vu comment l'âme recouvre la vie par le changement de volonté, la santé, par l'instruction que Dieu lui donne, la stabilité, par le courage, et la maturité, par la sagesse, il reste à lui trouver la beauté, sans quoi elle ne peut plaire à celui qui est le plus beau des enfants des hommes. Car elle sait qu'il est dit : « Le roi concevra de l'amour pour votre beauté (Psal. XLIV, 12). » Nous avons énuméré beaucoup de biens de l'âme qui sont des dons du Verbe, la bonne volonté, la science, la force d'esprit, la sagesse, et cependant nous ne voyons point que le Verbe désire rien de tout cela. Il est dit seulement : « Le roi concevra de l'amour pour votre beauté. Et ailleurs; Le Seigneur règne, il s'est revêtu de beauté (Psal. XCII, 1). » Comment ne désirerait-il pas un semblable vêtement à celle qui est tout ensemble et son image et son épouse ? Elle lui est d'autant plus chère, qu'elle lui ressemble davantage. En quoi consiste donc la beauté de l'âme ? N'est-ce point dans l'honnêteté? Disons que oui, puisqu'il ne nous vient à cette heure rien de mieux. Or l'honnêteté parait dans la conduite extérieure ; non qu'elle en soit la cause, mais parce que c'est par elle qu'on la connaît. Sa demeure et son origine sont. dans la conscience qui ne tire son éclat que du témoignage qu'elle se rend. Il n'y a rien de plus resplendissant que cette lumière, rien de plus glorieux que ce témoignage, lorsque la vérité brille dans l'âme, et que l'âme se voit dans la vérité . Mais comment s'y voit-elle ? Chaste, modeste, retenue, circonspecte, dégagée de tout ce qui peut obscurcir la gloire d'un témoignage si avantageux, ne se sentant coupable de quoi que ce soit qui puisse lui faire craindre la présence de la vérité, et qui l'oblige à détourner son visage en rougissant comme si elle ne pouvait soutenir l'éclat trop vif de la lumière de Dieu. C'est là sans doute, c'est là cette beauté que Dieu prend, le plus de plaisir à regarder que tous les autres biens de l'âme, et que nous nommons honnêteté.

11. Mais lorsque la splendeur de cette beauté s'est répandue avec plus d'abondance jusque dans le plus profond du coeur, il est nécessaire qu'elle se produise au dehors comme un lampe cachée sous le boisseau, ou plutôt comme une lumière qui luit dans les ténèbres et qui ne saurait être cachée; de sorte qu'il s'en fait une effusion sur le corps image de l'âme; le corps la distribue ensuite par tous ses membres et par tous ses sens, si bien qu'elle parait dans ses actions, dans ses paroles, dans ses regards, dans son rire même, si tant est qu'elle sourie, ce qu'elle ne fait qu'avec gravité et retenue. Lors donc que tous les mouvements du corps, tous ses gestes, toutes ses démarches sont graves, pures, modestes, éloignées de toute licence, de toute légèreté, de toute mollesse, de toute indécence, alors la beauté de l'âme est visible, pourvu qu'il ne se cache point d'hypocrisie en elle. Car il peut se faire que toutes ces choses soient feintes, et ne partent pas de l'abondance du coeur. Et pour mettre cette beauté dans tout son bistre, définissons, s'il vous plait, l'honnêteté, et disons en quoi nous la mettons. C'est une candeur de l'âme, qui a soin de joindre une réputation avantageuse avec une bonne conscience; ou, selon l'Apôtre: « De faire le bien non seulement devant Dieu, mais encore devant les hommes (2 Cor. IX, 21). » Heureuse l'âme qui s'est revêtue de cette beauté, de cette blancheur céleste de l'innocence, par laquelle elle acquiert une conformité glorieuse, non avec le monde, mais avec le Verbe dont il est dit, qu'il est la lumière et la vie éternelle, et l'image de la substance de Dieu (Heb. I, 3).

12. De ce degré, l'âme commence déjà à penser à son mariage avec le Verbe. Comment n'y penserait-elle pas, quand elle se voit d'autant plus nubile, pour ainsi parler, qu'elle lui est plus semblable? La majesté de cet époux ne l'épouvante point, parce que sa ressemblance l'associe avec lui, son amour l'unit à lui, sa profession la fiance avec lui. Or voici la forme de sa profession: « J'ai juré et résolu de garder les ordonnances de votre justice (Psal. CXVII, 106). » Les apôtres avaient suivi cette forme lorsqu'ils disaient: « Vous voyez que nous avons tout quitté pour vous suivre (Matth. XIX, 27). » Ce qui, sous la figure du mariage charnel, doit s'entendre du mariage spirituel de Jésus-Christ et de l'Église est encore semblable : « C'est pourquoi l'homme laissera son père et sa mère et s'attachera à sa femme, et ils seront deux en une même chair (Ephes. V, 31). » Et dans le Prophète l'Épouse se glorifie en ces termes »Pour moi, mon plus grand bien, c'est de m'attacher à Dieu, et de mettre mon espérance dans le Seigneur (Psal. LXXII, 28). » tors donc que vous verrez une âme qui, après avoir tout quitté, s'attache au Verbe par tous les désirs de son coeur, ne vit que pour le Verbe, se conduit par le Verbe, conçoit du Verbe pour enfanter pour le Verbe, en sorte qu'elle puisse dire : « Jésus-Christ est ma vie, et ce m'est un grand avantage de mourir pour lui (Philip. I, 21), » croyez qu'elle est l'Épouse du Verbe. Son Époux peut se reposer en elle avec confiance, en sachant que l'âme qui a méprisé tout pour l'amour de lui, et qui regarde tout comme du fumier pour le gagner et le posséder uniquement, lui est fidèle. Il savait que telle était l'âme de celui dont il disait: «Celui-là m'est un vase d'élection (Act. IX, 15). » Certes l'âme de saint Paul était une bonne mère et une épouse fidèle, lorsqu'il disait : « Mes petits enfants

que je conçois de nouveau dans mou sein jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en vous (Galat. IV, 19). »

13. Mais remarquez que dans le mariage spirituel il y a deux sortes d'enfantements, et par conséquent deux sortes d'enfants qui sans être contraires sont différents, car les saintes mères engendrent des âmes à Dieu par la prédication, ou produisent des intelligences spirituelles par la méditation. Dans cette dernière sorte d'enfantements il arrive quelquefois que l'âme est tellement transportée hors de soi et détachée des sens, qu'elle ne se sent pas elle-même, bien qu'elle sente le Verbe. Cela arrive lorsque étant pleine de la douceur ineffable du Verbe, elle se dérobe à elle-même en quelque façon, ou plutôt est ravie et s'échappe de soi pour jouir da Verbe. L'âme n'est pas dans la même disposition lorsqu'elle fait du fruit par le Verbe, et lorsqu'elle jouit du Verbe. En l'un, elle est pressée par les soins du prochain, en l'autre elle est attirée par les douceurs du Verbe. C'est une mère qui a véritablement beaucoup de joie d'engendrer des enfants spirituels, mais qui en reçoit bien davantage des chastes embrassements de son époux. Ses enfants lui sont chers et précieux, mais les baisers de son époux lui sont infiniment plus agréables. C'est une bonne chose de sauver plusieurs âmes, mais il est bien plus doux de sortir comme hors de soi, et d'être avec le Verbe. Mais quand cela arrive-t-il, et combien cela dure-t-il ! C'est un doux commerce, mais il est bien court lorsqu'on l'éprouve, et il est bien rare de l'éprouver. Et c'est là, ce me semble, la septième raison pour laquelle j'ai dit plus haut, que l'âme cherche le Verbe, c'est afin de jouir de ces douceurs.

14. Peut-être me demandera-t-on encore ce que c'est que jouir du Verbe. Je réponds qu'on doit le demander plutôt à celui qui l'a éprouvé croyez-vous que je puisse vous découvrir ce mystère ineffable? Écoutez quelqu'un qui l'avait éprouvé : « Lorsque nous nous élevons extraordinairement, c'est pour Dieu, et lorsque nous parlons d'une manière moins élevée, c'est pour nous proportionner à votre faiblesse (II Cor. V, 13). » C'est-à-dire, lorsque je m'entretiens avec Dieu, seul à seul, je parle autrement que lorsque je parle pour vous instruire. J'ai éprouvé la douceur de cet entretien, mais je ne puis vous dire ce qui s'y passe. Et quant à celui que j'ai avec vous, je tâche de condescendre à votre infirmité, afin que vous puissiez comprendre ce que je vous dis. O vous qui désirez savoir ce que c'est que de jouir du Verbe, préparez votre esprit, non vos oreilles. Ce n'est pas la langue, mais la grâce qui enseigne un si haut secret. Il se cache aux sages et aux prudents, et ne se révèle qu'aux petits. L'humilité, mes frères, est une grande vertu. C'est une grande vertu, je le répète, puisqu'elle mérite d'éprouver ce qui ne s'apprend point par les discours, et qu'elle est digne d'acquérir ce qui ne se peut enseigner, de concevoir du Verbe qui est la parole de Dieu, ce qu'elle-même n'a point de paroles pour expliquer. Pourquoi cela? Ce n'est pas qu'elle mérite d'obtenir une si grande faveur, mais s'est le bon plaisir du Père du Verbe époux de l'âme, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu est élevé par dessus tout et béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

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