SERMON XXXIII
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SERMON XXXIII. Ce qu'une âme dévote ne doit cesser de rechercher. Que faut-il entendre par le mot midi. Il y a quatre tentations qu'on doit toujours éviter.

 

1. Apprenez-moi où est celui qu'aime mon âme, où vous paissez votre troupeau, où vous vous reposez à midi. » Un autre saint se sert aussi de la même expression : « Apprenez-moi, dit-il, pourquoi vous me jugez ainsi (Job X, 3). » En quoi il ne blâme pas la sentence du juge, mais il en cherche la cause, il demande d'être instruit par les afflictions, non pas d'en être délivré. Un prophète en use de même dans ses oraisons, quand il dit : « Apprenez-moi vos voies, Seigneur, et enseignez-moi vos sentiers (Psal. XXIV, 4). » Et il déclare ailleurs ce qu'il entend par ces voies et ces sentiers : « Il m'a conduit, dit-il, par les sentiers de la justice (Psal. XXII, 3). » Toute âme qu'une sainte curiosité pour ce qui regarde Dieu anime, ne cesse de s'enquérir de ces trois choses : « De la justice, du jugement et du lieu » où  réside la gloire de l'Époux; qui sont pour elle la « voie » où elle doit marcher, la « précaution » avec laquelle elle doit marcher, et la « demeure » vers laquelle elle doit marcher. Or, voici ce que le Prophète dit de cette demeure : «Je n'ai demandé qu'une chose au Seigneur, et je la lui demanderai encore, c'est de me faire la grâce de demeurer dans sa maison tous les jours de ma vie (Psal. XXVI, 4). » Et ailleurs « Seigneur, j'aime passionnément la beauté de votre maison et le lieu où habite votre gloire (Psal. XXV, 8). » Quant aux deux autres, voici comment il s'exprime : « La justice et le jugement sont les bases de votre trône (Psal. LXXXVIII, 15). » C'est avec raison que l'âme dévote cherche ces trois choses comme étant le trône de Dieu et la base de son trône. On aime à voir comment, par une prérogative particulière de l'Épouse, ces trois choses concourent également à la consommation de ses vertus; en effet, elle est « belle » par la forme de la justice, « prudente » par la connaissance des jugements, et « chaste » par le désir qu'elle a de la présence ou de la gloire de son Époux. Car il sied bien à l'Épouse du Seigneur d'être telle; je veux dire belle, prudente et chaste. Or, sa dernière demande trouve place ici; elle prie, en effet, celui qu'aime son âme, de lui apprendre où il paît son troupeau, et où il se repose à midi.

2. Et d'abord, remarquez avec quelle élégance elle distingue l'amour de l'esprit d'avec l'amour charnel, lorsque, voulant désigner son bien-aimé, plutôt par son affection que par son nom, elle ne dit pas simplement celui que j'aime, mais « celui qu'aime mon âme, » pour marquer par-là que son amour est spirituel. Ensuite, considérez avec attention ce qu'elle trouve de si agréable dans le lieu de ses pâturages. Remarquez encore qu'elle parle de l'heure de midi, et s'enquiert surtout du lieu où celui qui paît son troupeau se repose en même temps, ce qui prouve une grade sécurité. Car je crois qu'elle ajoute ce mot :  « où il repose, » parce que, en ce lieu-là, il n'est point nécessaire d’être debout, et de veiller à garder le troupeau, puisque, tandis que le pasteur est couché et se repose à l'ombre, son troupeau ne laisse pas de parcourir librement la prairie. Heureuse région, où les brebis entrent et sortent quand il leur plaît, sans que personne les épouvante ! Qui me fera la grâce de vous voir et moi avec vous, vous repaître dans les montagnes avec ces quatre-vingt-dix-neuf brebis que le pasteur y laissa, lisons-nous dans l'Évangile, lorsqu'il daigna courir après celle qui s'était égarée (Matth. XVIII, 12). Celui-là sans doute se repose en pleine sécurité lorsqu'il est près de ses brebis; qui n'hésite point à s'éloigner parce qu'il sait qu'il les laisse en lieu sûr. C'est à bon droit que l'Épouse soupire et aspire après ce lieu qui est tout ensemble un lieu de pâturage et de paix, un lieu de repos et de sécurité, un lieu de joie, d'admiration et d'étonnement. Hélas! que je suis malheureux d'en être si éloignée et de ne le saluer que de loin! Le seul souvenir que j'en ai me fait verser des larmes, et me met dans le coeur le sentiment, et dans la bouche les paroles de ceux qui disaient : « Nous nous sommes assis sur les rivages des fleuves de Babylone, et nous avons pleuré amèrement en nous souvenant de vous, ô Sion (Psal. CXXXVI, 1). » Il me prend envie de m'écrier aussi avec l'Épouse et le Prophète : « Sion, louez votre Dieu de ce qu'il a renforcé les gonds de vos portes et béni vos enfants en vous; il a établi la paix dans toute votre contrée, et il vous nourrit avec abondance de la fleur du plus pur froment (Psal. CXLVII, 1). » Qui ne souhaiterait ardemment de paître en ce lieu pour y goûter la paix, y manger la fleur de froment et y trouver la satiété. Là ni crainte, ni dégoût, ni disette. Or, cette demeure assurée, c'est le « paradis, » cette nourriture délicieuse, c'est le « Verbe, » et cette grande abondance, c'est « l'éternité. »

3. J'ai aussi le Verbe ici-bas, mais c'est. dans sa chair. On me présente aussi la vérité pour me servir de nourriture, mais c'est dans un sacrement. L'ange est comme engraissé de la fleur du froment, il se rassasie du grain même; quant à moi, il faut que je me contente, durant cette vie, de l'écorce du sacrement, du son de la chair, de la paille de la lettre et du voile de la foi. Et ces choses sont telles qu'elles donnent la mort quand y on goûte, sans les assaisonner des 'prémices de l'esprit. Oui, je ne puis trouver que la mort dans le vase, si l'amertume des herbes qui y sont n'est adoucie par la farine du Prophète. Car, sans l'esprit, on ne reçoit le sacrement que pour sa condamnation, la chair ne sert de rien, la lettre tue, et la foi est morte. C'est l'esprit qui vivifie et qui fait que je vis dans ces choses. Riais, de quelque abondance et de quelque onction d'esprit qu'elles soient pleines, l'on ne peut trouver dans l'écorce du sacrement la même douceur que dans la plus pure fleur de froment, dans la foi que dans la vision, dans le souvenir que dans la présence, dans le temps que dans l'éternité, dans le visage que dans le miroir qui le représente, dans l'image de Dieu que dans la forme d'un esclave. Aussi, dans toutes ces choses, ma foi est riche, mais mon intelligence est pauvre. Or, il y a bien de la différence entre le goût que l'on a par l'intelligence et celui que l'on n'a que par la foi, puisque ce dernier fait notre mérite, au lieu que l'autre fera notre récompense. Vous voyez donc qu'il n'y a pas moins de différence entre les pâturages qu'il n'y en a entre les endroits où on habite; et que les biens qui sont possédés par les habitants du ciel, sont aussi élevés au dessus des biens de ce monde, que le ciel est élevé au dessus de la terre.

4. Hâtons-nous donc, mes enfants, hâtons-nous d'arriver dans un lieu plus sûr, dans des pâturages plus délicieux, dans un champ plus fertile. Hâtons-nous d'aller là où nous habiterons sans crainte, où notre abondance ne saurait s'épuiser, où notre jouissance ne connaîtra point le dégoût. Car, Seigneur des armées, vous qui jugez toutes choses avec tranquillité, vous nourrissez aussi toutes choses en paix et en sécurité. Vous êtes en même temps le Seigneur des armées et le pasteur des brebis. Vous paissez donc votre troupeau, et vous vous reposez en même temps, mais ce n'est pas ici. Car vous étiez debout lorsque vous regardiez du ciel une de vos brebis, je veux dire le grand Etienne, environné, de loups sur la terre. C'est pourquoi : « Apprenez-moi où vous paissez votre troupeau, et où vous vous reposez à midi, » c'est-à-dire tout le jour. Car ce midi est tolet un jour, qui ne tonnait point de soir. C'est pour cela que ce jour qu'on passe dans votre maison est plus désirable que mille autres s'il ne tonnait pas de couchant (Psal. LXXXIII, 11). Peut-être a-t-il eu un matin, quand ce saint jour a commencé à luire sur nous par les entrailles de la miséricorde de notre Dieu, dans laquelle le soleil levant nous est venu visiter du ciel (Luc. I, 78). Oui, c'est vraiment alors, ô mon Dieu, que nous avons reçu les effets de votre miséricorde au milieu de votre temple, lorsqu'au sein des ombres de la mort, une grande lumière a paru sur nous, et que nous avons vu la gloire du Seigneur éclairer le matin (Psal. XLVII, 10). Combien de rois et de prophètes ont désiré la voir et ne l'ont pas vue? Pourquoi? Parce qu'il était nuit, et que le matin tant attendu, et auquel la miséricorde était promise, n'était pas encore arrivé? C'est pourquoi quelqu'un disait dans ses prières : « Faites-moi entendre, Seigneur, dès le matin, la voix de votre miséricorde, parce que j'ai espéré en vous (Psal. CXLII, 5). »

5. Ce jour a été précédé d'une aurore qui a commencé à luire quand le soleil de justice fut annoncé à la terre par l'archange Gabriel, qu'une vierge le conçut dans son sein par l'opération du Saint-Esprit, et l'enfanta en demeurant toujours vierge, jusqu'au jour où il parut dans le monde, et conversa avec les hommes. Jusqu'alors ou ne vit qu'une toute petite lumière qui était vraiment semblable à la lumière de l'aurore, en sorte que presque toute la terre ignorait que le jour fût parmi les hommes. Après tout, s'ils ne l'eussent pas ignoré, ils n'eussent jamais crucifié le Seigneur de gloire (I Cor. I, 8). Voilà pourquoi aussi ce n'était qu'au petit nombre des disciples qu'il était dit : « Il y a encore un peu de lumière parmi vous (Joan. XII, 35),» car on n'avait encore que l'aurore, le commencement ou plutôt le signe du jour, tant que le soleil cachait ses rayons, au lieu de les répandre sur la terre. C'était aussi la pensée de saint Paul, lorsqu'il disait: « La nuit a précédé, mais le jour s'est approché (Rom. XIII, 2), » marquant par là qu'il y avait encore si peu de lumière, qu'on pouvait dire que le jour s'était approché plutôt que venu. Mais quand s'exprimait-il ainsi? C'était alors que le soleil, venu des enfers, était déjà monté jusqu'au plus haut du ciel. Combien donc était-il encore plus vrai de le dire, lorsque la ressemblance du péché, comme une nuée épaisse, couvrait l'aurore, et qu'elle était comme étouffée par tant de souffrances, et même par une mort amère et sur une croix honteuse? Combien plus sa lumière était-elle faible alors, et paraissait-elle plutôt venir de la présence de l'aurore que de celle du soleil ?

6. Toute la vie de Jésus-Christ sur la terre était donc une aurore, une aurore même assez pâle, jusqu'à ce que, se couchant et se levant de nouveau, il a chassé l'aurore par la lumière plus vive de sa présence qui était comme un soleil : le matin arrivant alors, la nuit s'est trouvée  comme engloutie dans sa victoire. Aussi lisons-nous dans l'Évangile ,« Le jour du Sabbat, de grand matin, elles vinrent au tombeau, le soleil étant déjà levé (Matth. XXVIII, 1). » N'était-ce pas le matin, puisque le soleil était levé? Or, il tira une nouvelle beauté de la résurrection, et urne lumière plus pure et plus brillante que de coutume ; car nous ne le connaissons plus maintenant ( I Cor. V, 16), selon la chair, quoique nous l'ayons connu ainsi d'abord. Aussi le Prophète chante-t-il : « Il s'est revêtu de beauté, il s'est revêtu de force, il s'est ceint et a pris les armes .(Paul. XCII, 1), » parce qu'il a dépouillé les infirmités de la chair comme un nuage, et s'est revêtu d'une robe de gloire. C'est alors que ce soleil s'est élevé, et que, répandant insensiblement ses rayons sur la terre, il a commencé peu à peu à paraître plus lumineux et à faire sentir plus vivement sa chaleur. Mais qu'il s'échauffe et se fortifie tant qu'il voudra, qu'il au fente le nombre et la force de ses rayons dans tout le cours de notre vie mortelle, car il demeure avec nous jusqu'à la consommation des siècles (Matth. XXVIII, 20); il ne montera point pourtant à son midi, et cous ne le verrons point ici-bas dans cette plénitude de lumière, où nous le verrons un jour, au moins ceux à qui il daignera faire cette grâce. O véritable midi! plénitude d'ardeur et de lumière! état permanent d'un soleil durable, qui détruit toutes les ombres, sèche tous les marais, bannit toutes les mauvaises odeurs! O solstice éternel et jour sans déclin, ô lumière du midi, fraîcheur du printemps, beauté de l'été, abondance de l'automne, et, pour ne rien omettre, repos , et loisir de l'hiver, ou plutôt, si vous l'aimez mieux ainsi, il n'y arque l'hiver qui s'en ira et se retirera alors. Apprenez-moi, dit l'Épouse, où est ce lien si plein de clarté, de paix et d'abondance, afin que, comme Jacob, étant encore dans ce corps mortel, vit le Seigneur face à face sans qu'il en mourût (Gen. XXXII, 30) , ou comme Moïse le vit, non en figure et en énigme ou en songe, ainsi que les autres prophètes, mais d'une manière excellente et inconnue à tout autre qu'à lui et à Dieu (Num. XII, 8); ou, comme Isaïe, après que les yeux de son esprit furent ouverts, le vit sur un trône très-haut et très-élevé (Isa. VI, 1), ou même comme saint Paul qui, ravi dans le paradis, entendit des paroles ineffables, et vit de ses yeux Jésus-Christ son Seigneur (II Cor. XII, 4), je mérite aussi de vous contempler par un ravissement d'esprit, dans l'éclat de votre lumière et de votre beauté, de vous vair paissant votre troupeau avec plus d'abondance, et vous reposant avec plus de sécurité.

7.  Car ici vous paissez votre troupeau, mais vous ne le rassasiez pas. Et-il n'est pas permis de se reposer, mais il faut être debout, et veiller à clause des frayeurs de la nuit. Hélas ! cette lumière-ci n'est point pure, cette nourriture n'est point pleine, cette demeure n'est point sûre. « Apprenez-moi donc où vous paissez votre troupeau, et où vous  vous reposez à midi. » Vous m'appelez bienheureuse de ce que je suis affamée et altérée de la justice. (Matth. V, 6). Et qu'est-ce que cela, au prix de la félicité de ceux qui sont comblés des biens de votre maison, (Psal. LXIV, 6) qui sont toujours à un banquet magnifique, (Psal. LXVII, 4) et se réjouissent sans cesse en la présence de Dieu? Si je souffre quelque chose pour la justice, vous dites encore que je suis 1 bienheureuse. Or il est certain que s'il y a quelque douceur à paître où l'on craint de souffrir, il n'y a point de sûreté : mais y paître et y souffrir en même temps, n'est-ce pas un plaisir fâcheux ? Je possède ici toutes choses hormis la perfection; :plusieurs choses m'arrivent au-delà de mes espérances, mais je n'y vois rien de sûr. Quand me comblerez-vous donc de joie par la présence de votre visage (Psal. XV, 10)? Je chercherai, Seigneur, votre visage adorable (Psal. XXVII. 8). Voue visage est un soleil en son midi. Apprenez-moi où vous paissez votre troupeau, où vous vous reposez à midi. Je sais assez où vous paissez sans reposer. Apprenez-moi où vous paissez et reposez tout ensemble. Je n'ignore pas où le reste du temps vous avez coutume de paître, mais je voudrais savoir où vous paissez à midi. Car pendant le temps. de ma vie mortelle, et dans le lieu de mon pèlerinage, j'ai coutume de me repaître et de repaître les autres de vous, sous votre conduite, dans la loi, dans les prophètes, et dans les Psaumes. Je me repose aussi clans les pâturages de l'Évangile et des apures. Souvent même j'ai cherché comme j'ai pu de la nourriture pour moi, :et pour ceux qui m'appartiennent dans les actions, les paroles, et les écrits des saints : mais plus souvent encore, car cela m'est plus aisé, j'ai mangé le pain de la douleur, et bu le vin de la componction, et mes larmes m'ont servi de nourriture et de breuvage durant le jour et durant la nuit, pendant qu'on me dit à tout moment, où est votre Dieu (Psal. XXXXI, 3) ? Il est vrai quelque fois, je me nourris de ce qui est sur votre table, car vous avez dressé une table devant moi, pour confondre ceux qui m'affligent. J'en prends, dis-je, parfois quelque chose, par un bienfait singulier de votre miséricorde, et cela me fait un peu respirer lorsque mon âme est triste et me remplit de troubles. Je connais ce pâturages et j'y vais souvent en vous suivant comme mon pasteur. Mais apprenez-moi aussi, je vous prie, ceux que je ne connais pas.

8. Il y a encore à la vérité d'autres pasteurs qui se disent vos compagnons, et ne le sont pas, qui ont des troupeaux qui leur sont propres, et des prairies pleines de pâturages mortels, où ils paissent, mais sans vous et sans vos ordres. Je ne suis point entré dans leurs terres, et ne me suis point approché d'eux. Ce sont ceux qui disent a Le Christ est ici : Le Christ est là (Marc. XIII, 21) : » Ils promettent les fertiles pâturages de la sagesse et de la science, on les croit, on vient en foule à eux, mais ils rendent ceux qui les suivent enfants du Diable encore beaucoup plus qu'ils ne le sont eux-mêmes. Et pourquoi cela, sinon parce qu'il n'y a point là de midi, ni de lumière pure, qui puissent faire connaître clairement la vérité, et qu'an reçoit souvent la fausseté pour elle, à cause de la vraisemblance qui ne se discerne pas aisément du vrai dans l'obscurité, mais surtout aussi parce que les eaux dérobées sont plus douces, et qu'on trouve meilleur le pain qu'on mange en cachette (Prov. IX. 17)? Et c'est pour cela que je vous prie de m'enseigner où vous paissez et où vous vous reposez à midi, c'est-à-dire à découvert, de peur que séduite je ne me mette à errer après les troupeaux de vos compagnons, comme eux-mêmes sont errants et vagabonds, n'ayant aucune certitude de la vérité qui les rend stables, apprenant toujours et n'arrivant jamais à la connaissance de la vérité. Voilà ce que dit l'Épouse à cause des vains dogmes des philosophes et des hérétiques.

9. Pour moi, je crois que nous devons soupirer après ce midi, non-seulement pour ce motif, mais encore et surtout à cause des artifices des puissances invisibles, des esprits séducteurs qui se tiennent en embuscade avec des flèches toutes prêtes dans leurs carquois, pour percer, d'un lieu obscur, ceux qui ont le coeur droit, afin qu'en plein jour nous puissions découvrir les stratagèmes du diable et discerner aisément d'avec notre bon ange cet ange de Satan qui se transforme en ange de lumière. Car nous ne saurions nous garantir des incursions du démon du midi (Psal. C. 6), qu'en demeurant aussi dans la lumière du midi, et je crois que ce démon-là est appelé ainsi, parce qu'il y a de mauvais esprits qui, étant une nuit, et une nuit perpétuelle à cause de leur volonté ténébreuse et obstinée dans le mal, ne laissent pas pour surprendre les hommes de paraître comme un jour, que dis-je comme un jour, comme un midi ; de même que leur prince ne se contente pas d'être égal à Dieu, mais lui résiste encore et s'élève au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu, et adoré comme tel (2 Thess. III, 4). C'est pourquoi si le coeur de celui qu'un démon de cette sorte entreprend de tenter, n'est éclairé par le vrai midi qui luit du haut du ciel, pour convaincre et découvrir le faux midi, il ne pourra point s'en donner de garde; le démon le tentera et le supplantera certainement par l'apparence du -bien, tandis qu'il ne se défie de rien, et qu'il ne se tient pas sur ses gardes. Et ce midi est d'autant plus clair, c'est-à-dire, la tentation est d'autant plus forte, que le mal qu'elle présente parait un plus grand bien.

10. Que de fois, par exemple, n'a-t-il pas inspiré à certains religieux la pensée de devancer les veilles de la nuit, pour se jouer d'eux ensuite en les faisant dormir au choeur, pendant que leurs frères chantaient l'office; que de fois leur a-t-il fait prolonger leurs jeûnes, pour les rendre inutiles au service de Dieu, en les rendant faibles? Combien de fois, rempli d'envie contre ceux qui faisaient des progrès dans le monastère, leur a-t-il persuadé, sous prétexte d'une plus grande perfection, de s'en aller dans le désert, et les infortunés ont bientôt reconnu la vérité de cette parole qu'ils avaient lue avec si peu de fruit : « Malheur à celui qui est, seul, car s'il tombe il n'y a personne qui le relève (Eccles. IV, 10) ». Que de fois en a-t-il excité au travail des mains plus qu'il ne fallait, et les a-t-il rendus, par leur faiblesse, incapables des autres exercices réguliers? A combien a-t-il persuadé d'embrasser avec trop d'ardeur les travaux corporels qui servent peu, selon l'Apôtre (I Tim. IV, 8), et les a-t-il rendus froids pour la piété? Vous en avez connu vous-même quelques-uns (je le dis à leur confusion) qui d'abord ne pouvaient être retenus, tant ils se portaient avec ardeur aux choses pénibles, et qui sont tombés ensuite dans une telle lâcheté, que, selon cette parole de l'Apôtre, après avoir commencé par l'Esprit, ils ont achevé par la chair (Galat. III, 1), et ont fait une honteuse alliance avec leur corps, après lui avoir déclaré une guerre cruelle. Vous les voyez aujourd'hui, par un triste changement, chercher à contre-temps le superflu, après avoir refusé auparavant avec opiniâtreté le nécessaire. Après tout, je ne sais si ceux qui persistent ainsi dans leur obstination, font des abstinences indiscrètes, et, par une singularité blâmable, troublent ceux à qui ils doivent conformer leur conduite, puisqu'ils vivaient sous le même toit, je ne sais, dis-je, s'ils croient conserver la piété : pour moi, il me semble qu'ils s'en éloignent considérablement. Aussi, que ceux qui, se trouvant sages à leurs propres yeux, sont déterminés à n'acquiescer à aucun conseil, à aucun commandement, voient ce qu'ils répondront, non pas à moi, mais à celui qui a dit : « Résister à ses supérieurs, c'est presque un crime égal à la magie; et c'est une espèce d'idolâtrie de ne vouloir pas acquiescer à leurs ordres (I Reg. XV, 23). » Il avait dit auparavant : «L'obéissance vaut mieux que le sacrifice, et il vaut mieux obéir à ses supérieurs qu'offrir à Dieu la graisse des béliers (Ibid.),» c'est-à-dire une abstinence désobéissante. C'est pourquoi le Seigneur a dit par le Prophète: « Est-ce que je mangerai la chair des taureaux, ou boirai-je le sang des boucs (Psal. XXXXIX, 3) ? » pour marquer que les jeûnes des superbes ou des impurs ne lui sont point agréables.

11. Mais je crains aussi, en condamnant les exagérations, de paraître lâcher la bride aux gourmands, et que ce que j'ai dit pour servir de remède aux uns, ne soit un poison pour les autres; aussi, que les uns et les autres apprennent qu'il y a quatre sortes de tentations que le Prophète nous signale en ces termes : « La vérité vous couvrira d'un bouclier impénétrable. Vous n'appréhenderez point les frayeurs de la nuit, ni la flèche qui vole durant le jour, ni le trafic qui se fait dans les ténèbres, ni les attaques du démon du midi (Psal. XC, 5). » Que chacun ne laisse pas d'écouter. car j'espère que tous peuvent tirer quelque avantage de mes paroles. Nous tous, qui que nous soyons, qui nous sommes convertis au Seigneur, nous sentons et nous avons senti en nous ce que l'Écriture-Sainte a dit : « Mon fils, lorsque vous entrez au service de Dieu, demeurez ferme contre la crainte., et préparez votre âme contre la tentation (Eccli. III, 1). » Ainsi, c'est la crainte qui, la première, agite les commencements de notre conversion, comme tout le monde l'a expérimenté, et cette crainte est causée par l'image affreuse que nous concevons de la vie étroite, que nous sommes près d'embrasser, et par la rigueur de la discipline régulière à laquelle nous ne sommes point encore accoutumés. Or, cette crainte est appelée une « crainte de nuit, » soit parce que la nuit dans l'Écriture signifie ordinairement les adversités, ou parce que nous ne voyons pas encore quelle sera la récompense des maux que nous nous préparons à endurer. Car si le jour, à la lumière duquel nous puissions voir en même temps les travaux et les récompenses, le désir de la récompense lui, pour nous, serait claire, nous empêcherait d'appréhender le travail, attendu que les souffrances de cette vie ne méritent pas d'être comparées à la gloire dont nous jouirons dans l'autre (Rom. VIII, 18). Mais, maintenant que ces choses sont cachées à nos yeux, et que ce n'est qu'une nuit pour nous, nous sommes tentés par les frayeurs de la nuit, et nous craignons de souffrir des maux présents pour des biens à venir que nous ne voyons point. Ceux donc qui entrent en religion doivent veiller et prier pour surmonter cette première tentation, de peur qu'étant d'abord abattus par la faiblesse de l'esprit, et troublés par les orages, ils ne quittent le bien qu'ils ont embrassé; à Dieu ne plaise qu'il en soit ainsi.

12. Mais, après avoir surmonté cette tentation, ne laissons pas de nous armer aussi contre les louanges que les hommes nous prodiguent à cause de la vie louable où nous sommes entrés. Autrement nous serons exposés aux blessures « de la flèche qui vole durant le jour, » c'est-à-dire de la vaine gloire. Car la renommée vole, et c'est durant le jour; elle naît, en effet, des oeuvres de lumière. Quand nous l'aurons soufflée comme une vaine fumée, il y a encore à craindre qu'on ne nous offre quelque chose de plus solide, je veux dire les richesses et les honneurs du siècle; peut-être celui qui se soucie peu des louanges recherchera-t-il les hommes. Et voyez si ça n'est pas l'ordre des tentations qui a été gardé envers Notre-Seigneur, à qui le démon n'a montré tous les royaumes du monde, qu'après lui avoir suggéré la pensée de se précipiter en bas du pinacle du temple uniquement par un sentiment de vanité (Matth. IV, 8). A l'exemple du Sauveur, rejetez donc aussi ces choses; autrement il est, impossible que vous ne soyez pas surpris par le «trafic qu'il fait dans les ténèbres, » c'est-à-dire par l'hypocrisie. Car ce vice est une branche de l'ambition, et sa demeure est dans les ténèbres, car elle cache ce qu'elle est, et se fait paraître ce qu'elle n'est pas. Or, elle trafique en tout temps, en retenant la forme de sa piété pour se cacher, et en vendant la vertu même de la piété pour acheter des honneurs.

13. La dernière tentation est le « démon du midi, » c'est-à-dire celui qui d'ordinaire tend des piéges aux parfaits, à ces hommes vaillants et généreux qui ont tout surmonté, les voluptés, la vaine gloire, les honneurs. Car, que reste-t-il à celui qui tente les hommes, en quoi, ils puissent combattre à force ouverte ceux qui sont tels? Il vient donc caché, parce qu'il n'ose pas se découvrir, et il s'efforce de supplanter par un faux bien, celui qu'il sait assez, par sa propre expérience, n'avoir que de l'horreur pour tout ce qui est visiblement mal. Mais, plus ceux qui peuvent dire avec l'Apôtre : « Nous n'ignorons pas ses artifices (II Cor. II, 11),» avancent dans la vertu, plus ils doivent avoir soin de se tenir en garde contre ce piège. Voilà pourquoi Marie se trouble de la salutation de l'ange (Luc. I, 29) ; elle craignait, si je ne me trompe, que ce fùt quelque supercherie de l'ennemi. Et Josué ne reçut point l'ange comme ami, avant de connaître qu'il était ami (Josué V, 13). Il lui demande, en effet, s'il est un des siens ou un ennemi, comme un homme qui connaît les finesses du démon du midi, De même, lorsque les apôtres, qui ramaient avec peine, parce qu'ils avaient le vent contraire, et que leur barque était agitée par les flots, en voyant Jésus-Christ marcher sur les eaux, pensent que c'était un fantôme et poussent un cri de frayeur, ne témoignent-ils pas clairement qu'ils soupçonnaient que c'était le démon du midi? Vous vous souvenez bien que l'Écriture dit : « que c'est la quatrième veille de la nuit qu'il vint à eux en marchant sur la mer (Ibid. XLVIII). » Craignons donc cette quatrième et dernière tentation, et plus nous serons élevés, plus nous devons veiller soigneusement pour nous garantir des attaques du démon du midi. Mais lé vrai Midi se fit connaître à ses disciples, quand il leur dit : « C'est moi, ne craignez point (Matth. XXIII, 50); » et la crainte qu'ils avaient que ce fût le faux midi se dissipa. Dieu veuille aussi que toutes les fois que la fausseté se déguise et tâche de se glisser dans nos esprits, le vrai Midi envoie d'en haut sa lumière et sa vérité pour la mettre en plein jour, et sépare la lumière d'avec les ténèbres, afin que nous ne tombions point sous la censure du Prophète « en prenant la lumière pour les ténèbres, et les ténèbres pour la lumière (Isa. V, 20). »

14. Si la longueur de ce discours ne vous fatigue point, je vais essayer encore d'approprier ces quatre tentations en leur ordre, au corps de Jésus-Christ, qui est l'Église. Je serai le plus bref possible. Considérez l'Église primitive: n'a-t-elle pas été d'abord extraordinairement surprise «par la crainte de la nuit? » Car on était vraiment dans la nuit, alors que tous ceux qui tuaient les saints croyaient rendre un grand service à Dieu. Mais après avoir surmonté cette tentation, et quand la tempête se fut apaisée, elle est devenue illustre et glorieuse, et, selon la promesse qui lui en avait été faite, elle devint comme un objet de gloire et de triomphe dans tous les siècles. En sorte que l'ennemi, fâché de se voir frustré dans ses espérances, laissant là « la crainte de la nuit, » recourt adroitement à «la flèche qui vole durant le jour, » et en perce quelques-uns des enfants de l'Église. Et des hommes vains et ambitieux se sont élevés, pour acquérir de la réputation; et, sortant de l’Église, ils ont longtemps affligé leur mère par le nombre de leurs dogmes pervers. Mais cette peste a été aussi étouffée par la sagesse des saints, comme la première l'avait été par la patience des martyrs.

15. Aujourd'hui, grâce à Dieu, l'Église est délivrée de ces deux grands maux, mais elle est défigurée par le « trafic qui se fait dans les ténèbres. » Malheur à ce siècle corrompu par le levain des Pharisiens, c'est-à-dire par l'hypocrisie, si toutefois on la peut nommer ainsi, puisqu'elle ne se peut plus cacher tant elle est répandue, et ne cherche même plus à se cacher tant elle est impudente. Une corruption contagieuse circule aujourd'hui dans tout le corps de l'Église et y répand une maladie d'autant plus désespérée qu'elle est plus universelle, et d'autant plus dangereuse qu'elle est plus intérieure. Si un hérétique s'élevait contre elle et lui faisait une guerre ouverte, on le mettrait dehors et il sécherait. Si un ennemi publie l'attaquait par une violence publique, elle se cacherait peut-être, et éviterait sa fureur. Mais maintenant que chassera-t-elle, ou de qui se cachera-t-elle ? Ils sont tous ses amis et tous ses ennemis. Ils sont tous ses intimes, et tous ses adversaires. Ils sont tons ses domestiques, et il n'y en a pas un qui vive en paix avec elle. Ils sont tous ses proches, et ils cherchent tous leurs intérêts. Ils sont ministres de Jésus-Christ, et ils servent l'Antéchrist. Ceux qui ne rendent aucun honneur à Dieu, sont chargés des biens de sa maison. C'est de là que vient cet éclat digne de courtisanes, ces habits de comédiens, cet appareil royal que vous voyez tous les jours. De là l'or qui brille aux mors de leurs chevaux, à leurs selles et à leurs éperons, à leurs éperons, dis-je, plus magnifiques que les autels. De là ces tables chargées de services splendides et de mets délicieux; de là ces excès de bouche, ces débauches, ces guitares, ces lyres et ces flûtes, de là ces celliers qui regorgent d'une abondance de toutes choses, ces pots remplis de parfums précieux, et ces coffres pleins de trésors immenses. C'est pour tout cela qu'on veut être, et qu'on est, en effet, prévôt d'église, doyen, archidiacre, évêque et archevêque. Car ces dignités ne se donnent pas au mérite, mais au trafic infâme qui s'en fait dans les ténèbres.

16. Il a été fait autrefois de l'Église, une prophétie dont nous voyons maintenant l'accomplissement; il a été dit que ce serait dans la paix que son amertume devrait être plus amère (Isa. XXXVIII, 7). Elle a été amère dans les supplices des martyrs. Elle a été plus amère dans ses combats contre les hérétiques. Mais elle est maintenant très-amère dans les moeurs de ses membres. Elle ne peut ni les éloigner d'elle, ni s'éloigner d'eux, tant ils se sont établis puissamment et multipliés jusqu'à l'infini. Sa plaie est intérieure ; elle est incurable. C'est ce qui fait que son amertume est très-amère au milieu de la paix. Mais au milieu de quelle paix? Elle a la paix, et elle n'a point la paix. Sa paix n'est pas troublée par les païens. Elle est en paix du côté des hérétiques, mais elle n'a point la paix de la part de ses enfants, et c'est aujourd'hui, à proprement parler, qu'elle fait cette plainte : J'ai « nourri des enfants, je les ai élevés, et, après cela, ils m'ont méprisée. » Ils m'ont méprisée et déshonorée par les désordres de leur vie, par des gains honteux, par des commerces infâmes, et enfin par toutes sortes d'oeuvres de ténèbres. Il ne reste plus qu'une chose, c'est que le démon du midi sorte et séduise le peu qui n'aient pas encore perdu leur simplicité. Car il a englouti des fleuves de sages et des torrents de puissants, comme parle l'Écriture, et il espère engloutir encore les eaux du Jourdain (Job. XII, 18), c'est-à-dire les personnes simples et humbles qui sont dans l'Église. Car c'est lui qui est l'Antéchrist, il ne contrefera pas seulement le jour, mais encore le midi, il foulera aux pieds les choses les plus saintes, et s'élèvera au dessus de tout ce qui est appelé Dieu, et honoré comme tel. Mais le Seigneur Jésus-Christ le tuera du souffle de sa bouche, et le détruira par l'éclat de son avènement, car il est le véritable et éternel midi, l'époux et le défenseur de l'Église, et un Dieu élevé au dessus de tout, et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

 

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