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LETTRE CCXXXVII.
On trouvera dans cette lettre des détails sur les manichéens et surtout sur les priscillianistes ; ceux-ci avaient érigé le mensonge en précepte pour mieux cacher leur véritable doctrine; saint Augustin parle d'un hymne faussement attribué à Jésus-Christ, et que l'Eglise a rejeté. Nous croyons que Cérétius était un évêque des Gaules.
AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX SEIGNEUR CÉRÉTIUS, SON VÉNÉRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Après avoir lu ce que votre sainteté m'a envoyé, il me paraît qu'Argirius s'est jeté dans le priscillianisme sans le savoir, et comme s'il eût ignoré que le priscillianisme existât, ou bien qu'il est tout à fait engagé dans les liens (79) de cette hérésie. Car je ne doute pas que ces écrits ne viennent des priscillianistes. Mais au milieu de tant d'occupations diverses qui m'accablent sans relâche, je n'ai pu qu'avec peine me faire lire tout entier un seul de ces deux écrits. Je ne sais comment l'autre s'est égaré et n'a pu être retrouvé malgré de soigneuses recherches parmi nos frères, ô mon bienheureux seigneur et vénérable père ! 2. L'hymne qu'on dit être de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et dont votre Révérence s'est fort émue, se trouve ordinairement dans les écritures apocryphes. Ces écritures n'appartiennent point particulièrement aux priscillianistes ; d'autres hérétiques en font usage pour autoriser leurs erreurs. Dans la diversité de leurs doctrines, représentée par la diversité des hérésies, les sectes puisent ensemble dans ces écritures, surtout les sectes qui ne reçoivent ni l'ancienne loi ni les prophètes canoniques, car elles nient que ces livres concernent le Dieu bon et le Christ son Fils : tels sont les manichéens, les marcionites et d'autres, à qui ce damnable blasphème a convenu. Et même dans les Ecritures canoniques du Nouveau Testament, c'est-à-dire dans les véritables écrits Evangéliques et Apostoliques, ils ne reçoivent pas tout, ruais ils prennent ce qu'ils veulent : ils choisissent et rejettent les livres à leur gré. Ils marquent même dans ces livres ce qui leur paraît favorable à leurs erreurs, et tiennent pour faux tout le reste. Certains manichéens rejettent le livre canonique intitulé les Actes des Apôtres. Ils craignent d'y rencontrer la vérité avec trop d'évidence, lorsqu'il y est parlé de l'envoi du Saint-Esprit promis par Notre-Seigneur Jésus-Christ dans les évangiles véritables (1). Ils trompent les hommes ignorants avec le nom de ce divin Esprit dont ils sont complètement éloignés; dans leur aveuglement prodigieux, ils prétendent que cette promesse du Seigneur s'est accomplie dans Manichée leur hérésiarque. C'est ce que font aussi les hérétiques appelés cathaphyrges ; ils disent que le Saint-Esprit que le Seigneur a promis est venu par je ne sais quels insensés , Montan et Priscille, dont ils font leurs prophètes. 3. Quant aux priscillianistes, ils acceptent tous les livres , les canoniques comme les apocryphes : mais ils détournent le sens de tout ce qui les condamne , et leurs explications
1. Act. II, 2-4.
menteuses sont tantôt d'une habileté rusée, et tantôt ridicules et niaise. Lorsqu'ils se trouvent en présence de gens qui ne sont point de leur secte, ils donnent des interprétations auxquelles ils ne croient pas du tout; autrement ils seraient catholiques ou du moins peu éloignés de la vérité, parce qu'en pareil cas c'est le sens catholique qu'ils cherchent ou qu'ils paraissent vouloir chercher, même dans les écritures apocryphes. Mais, entre eux, les priscillianistes ont d'autres sentiments; ils n'osent les produire en public parce qu'ils sont réellement criminels et détestables : c'est sous le voile de la foi catholique qu'ils se cachent , et c'est la foi catholique qu'ils ont l'air de professer devant ceux qu'ils redoutent. Il pourrait se rencontrer des hérétiques plus immondes peut-être, ruais il n'en est pas de comparables pour la tromperie. D'autres mentent par un fonds de vice humain, par habitude ou infirmité morale ; mais ceux-là mentent, dit-on, par précepte ; il est commandé de mentir avec serment pour cacher leur vraie et abominable doctrine. Ceux qui ont appartenu à leur secte et que la miséricorde de Dieu en a délivrés, citent les termes mêmes de ce précepte des priscillianistes.
Jure, parjure-toi, ne révèle pas le secret (1).
Pour mieux reconnaître que leurs interprétations des écritures apocryphes sont fort différentes de celles dont ils font parade devant les catholiques, on n'a qu'à. voir par quelle raison ils leur attribuent une autorité divine, et, ce qui est plus coupable encore, les mettent même au-dessus des livres canoniques. Voici leurs propres paroles dans l'écrit que j'ai sous les yeux : « Hymne du Seigneur, qu'il dit en secret aux saints apôtres ses disciples, parce qu'il est écrit dans l'Evangile : Après avoir dit un hymne, il s'en alla sur la montagne (2). Cet hymne n'a pas trouvé place dans le Canon à cause de ceux qui jugent selon eux-mêmes et non point selon l'esprit et la vérité de Dieu; c'est pourquoi il est écrit: Il est bon de cacher le secret du roi, mais il est glorieux de révéler les oeuvres de Dieu (3). » Leur grande raison pour expliquer que cet hymne ne soit pas dans le canon, c'est qu'il faut cacher le secret du roi à ceux qui jugent selon la chair et non selon l'Esprit et la vérité
1. Jura, perjura, secretum prodere noli. 2. Matth. XXVI, 30. 3. Tob. XII, 7.
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de Dieu. Les Ecritures canoniques ne se rapportent donc pas au secret du roi qui doit être caché à ceux-ci; elles sont donc réservées pour ceux qui jugent selon la chair et non point selon l'Esprit et la vérité de Dieu. Cela veut-il dire autre chose, sinon que les saintes Ecritures canoniques ne sont pas conformes à l'Esprit de Dieu et n'appartiennent pas à la vérité de Dieu? Qui peut entendre de tels blasphèmes? qui peut supporter l'horreur d'une si grande impiété? Et si les Ecritures canoniques sont comprises spirituellement par les spirituels, charnellement par les charnels, pourquoi cet hymne n'est-il pas dans le Canon? Les spirituels et les charnels l'entendent aussi chacun à leur manière. 5. Ensuite pourquoi les priscillianistes s'efforcent-ils d'interpréter le même hymne selon les Ecritures canoniques? S'il n'est pas dans les Ecritures canoniques, parce que ces Ecritures sont pour les charnels, et cet hymne pour les spirituels; alors comment un hymne qui ne regarde pas les charnels est-il expliqué d'après des Ecritures qui ne regardent que les charnels? Ainsi, par exemple, on chante et on dit dans cet hymne : « Je veux délier et veux être délié; » d'après le sens des priscillianistes, Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a dégagés des liens du monde pour que nous ne retombions plus sous leur poids : mais nous n'avons pas appris autre chose dans les Ecritures canoniques. C'est ce que nous trouvons dans ces mots du Psalmiste : « Vous avez rompu mes liens (1), » et dans ces autres mots : « Le Seigneur délie les captifs (2). » L'Apôtre dit à ceux qui sont délivrés de leurs chaînes « Soyez donc fermes, et ne retombez pas sous le joug de la servitude (3). » Et l'apôtre Pierre « Si après avoir été retirés de la corruption du monde par la connaissance de Jésus-Christ Notre-Seigneur et notre Sauveur, ils se laissent vaincre en s'y engageant de nouveau, leur dernier état devient pire que le premier (4) ; » par là saint Pierre nous montre qu'une fois affranchis des liens du monde, nous ne devons plus nous y laisser reprendre. Comme donc tout cela se trouve dans le Canon, soit d'après les passages qu'on vient de lire, soit d'après beaucoup d'autres, et qu'on ne cesse de le lire et de le prêcher, pourquoi les priscillianistes prétendent-ils que cet hymne, dont les paroles sont très-obscures, comme
1. Ps. CXV, 16. 2. Ps. CXLV, 7. 3. Galat. V, 1. 4. Pierre, II, 20.
ils disent, n'est pas dans le Canon ; de peur que le sens n'en soit caché aux charnels? Au contraire, ce qui est voilé dans cette hymne, comme ils le reconnaissent eux-mêmes, est tout à fait mis à découvert dans le Canon. Il est bien plus à croire que ce n'est pas ce sens-là qui exprime leur sentiment véritable, mais qu'il en est un autre que j'ignore et qu'ils craindraient bien plus de révéler devant nous. 6. Si ces paroles signifiaient due le Seigneur nous a dégagés des liens du monde pour que nous ne retombions plus sous leur poids, il ne dirait pas : « Je veux délier et veux être délié, » mais je veux délier et je ne veux pas que ceux que j'aurai déliés soient de nouveaux captifs; Ou bien, si le Seigneur représentait ici dans sa personne ses membres, c'est-à-dire ses fidèles comme dans ces paroles: « J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger (1), » il dirait plutôt ; je veux être délié et ne veux plus être lié. Prétendra-t-on que le Seigneur délie et qu'il est délié, parce que le chef délie et que les membres sont déliés, comme quand il criait à Saul du haut du ciel : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu (2) ? » D'abord cela n'a pas été dit par celui dont j'examine le sentiment; mais l'eût-il dit, nous lui répondrions comme tout à l'heure : nous lisons, nous comprenons ces mêmes choses dans les Ecritures canoniques; c'est par là que nous les appuyons; c'est par là que chaque jour nous les prêchons. Pourquoi donc prétendre que cet hymne n'a pas été mis dans le Canon pour le dérober aux charnels, puisque ce qui s'y rencontre obscurément, se trouve dans le Canon avec toute la clarté possible? Leur démence ira-t-elle jusqu'à dire que dans cet hymne le secret du roi est caché aux spirituels, mais que dans le Canon il se révèle aux charnels? 7. La même chose peut se dire de ces autres paroles du même hymne: « Je veux sauver et veux être sauvé. » Si, d'après l'interprétation des priscillianistes, ces paroles signifient que le Seigneur nous sauve par le baptême, et que nous sauvons, c'est-à-dire que nous gardons en nous l'Esprit qui nous a été donné par le baptême, ne trouvons-nous pas le même sens dans ce passage de l'Ecriture canonique: « Il nous a sauvés par l'eau de la régénération (3), » et dans cet autre: «N'éteignez point l'Esprit (4)?» Comment donc peut-on dire que cet hymne
1. Matth. XXV, 35. 2. Act. IX, 4. 3. Tit. III, 5. 4. Thess. 10.
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n'est pas dans le Canon, de peur que les charnels ne le connaissent, puisque ce qui se trouve obscurément dans l'hymne brille d'une vive clarté dans le Canon? Mais en voici la raison : c'est que les priscillianistes cachent leur propre sentiment à l'aide de l'interprétation qu'ils produisent devant ceux qui ne sont pas de leur secte. Tel est leur aveuglement, qu'en expliquant cet hymne qui, selon eux, n'est pas dans le Canon de peur que le secret du roi ne soit révélé aux charnels, ils se servent de paroles tirées du Canon lui-même. Pourquoi donc le canon renferme-t-il clairement exprimé ce qui sert à expliquer les obscurités de cet hymne ? 8. Si, comme ils le disent, ces paroles de l'hymne : « Je veux être engendré, » ont le même sens que ce passage de l'épître canonique de l'apôtre Paul: « Vous que j'enfante une seconde fois, jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous (1) ; » si ces paroles de l'hymne « Je veux chanter, » ont le même sens que ce passage d'un psaume canonique: « Chantez au Seigneur un cantique nouveau (2); » si ces paroles de l'hymne : « Dansez tous, » ont le même sens que ce passage d'un cantique évangélique : « Nous avons chanté pour vous et vous n'avez pas dansé (3) ; » si ces paroles de l'hymne : « Je veux gémir, frappez tous votre poitrine, » ont le même sens que ce passage d'un cantique évangélique : «Nous avons gémi devant vous et vous n'avez point pleuré (4); » si ces paroles de l'hymne : « Je veux payer et être payé, » ont le même sens que ces passages des épîtres canoniques : « Que le Christ habite dans vos coeurs par la foi (5). Vous êtes le temple de Dieu, et l'Esprit de Dieu habite en vous (6); » si ces paroles de l'hymne : « Je suis une lampe pour vous qui me voyez, » ont le même sens que ce passage d'un psaume canonique : « Nous verrons la lumière dans votre lumière (7); » si ces paroles de l'hymne . « Je suis la porte pour quiconque veut y frapper, » ont le même sens que ce passage d'un autre psaume canonique : « Ouvrez-moi les portes de la justice; quand je serai entré, je louerai le Seigneur (8); » et ce passage d'un autre encore : « Portes, ouvrez-vous ; ouvrez-vous, portes éternelles, et le Roi de gloire entrera (9); » si ces paroles de l'hymne: «Vous qui voyez ce que je fais, ne parlez pas de mes
1. Galat. IV, 19. 2. Ps. XCV, 1. 3. Matth. XI, 17. 4. Ibid. 5. Ephés. III, 17. 6. I Cor. III, 16. 7. Ps. XXXV, 10. 8. Ps. CXVII,19. 9. Ps. XXIII, 7.
oeuvres, » ont le même sens que ce passage du livre de Tobie : « Il est bon de cacher le secret du roi (1), » pourquoi dit-on que cet hymne n'est pas dans le Canon, afin que le secret du roi demeure caché aux charnels, puisque ce qui est marqué obscurément . dans l'hymne l'est si clairement dans le Canon et que le Canon sert à interpréter l'hymne même ? Je réponds encore que ces interprétations publiques ne sont pour les priscillianistes qu'une manière de cacher leur véritable sentiment; et les paroles de cet hymne, qu'ils feignent d'entendre dans un sens catholique, renferment ce qu'ils craindraient de montrer à d'autres que leurs partisans. 9. Ce serait trop long de tout suivre ainsi jusqu'à la fin. D'après ce que je viens de dire, il est très-aisé d'examiner le reste, et de voir que ce qu'il y a de bon dans l'explication de cet hymne se trouve aussi dans le Canon. En soutenant que l'hymne est séparé du Canon, pour dérober aux charnels le secret du roi, ces hérétiques n'ont pas donné une raison, mais ils ont usé de subterfuges. Ce n'est donc pas à tort que nous croyons que le but de leurs interprétations n'est pas d'expliquer ce qu'ils lisent, mais plutôt de couvrir ce qu'ils pensent. Cela n'a rien d'étonnant, puisqu'ils disent que le Seigneur Jésus lui-même parlant, non-seulement par la bouche des prophètes, des apôtres et des anges, mais encore par la sienne propre, a plutôt trompé les hommes qu'il ne leur a enseigné la vérité. Ils attribuent une autorité divine à cet hymne, dont l'auteur fait dire à Jésus-Christ : « J'ai trompé en toutes choses « par la parole, et ne me suis trompé en rien. » Mais répondez-moi, si vous le pouvez, éminents spirituels, répondez-moi : où irons-nous, qui écouterons-nous, qui croirons-nous, dans les promesses de qui mettrons-nous notre espérance, si le Christ, le maître tout-puissant, le Fils unique et le Verbe de Dieu le Père, a trompé en toutes choses parla parole? Qu'ai-je à parler plus longtemps de ces misérables dont les discours ne sont que vanité et mensonge? Ils se sont d'abord séduits eux-mêmes; puis ils ont cherché à en séduire d'autres, prédestinés comme eux à la mort éternelle, et ils les ont associés à leur oeuvre de perdition. J'ai répondu à votre sainteté beaucoup plus tard que je n'aurais voulu, et plus longuement que je ne croyais. Vous faites très-bien de
1. Tob. XII, 7.
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prendre garde aux loups; mais, avec le secours du Seigneur des pasteurs, mettez votre soin et votre vigilance pastorale à guérir les brebis qui déjà auraient pu recevoir les atteintes de l'ennemi.
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