VII CHEMINS

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DES SEPT CHEMINS DE L'ÉTERNITÉ.

 

DES SEPT CHEMINS DE L'ÉTERNITÉ.

PROLOGUE.

LIVRE PREMIER. DE LA DEMEURE INTÉRIEURE, SECRÈTE ET ÉTERNELLE EN JÉSUS-CHRIST.

LIVRE II. DES CHEMINS PAR LESQUELS ON S'APPROCHE DE LA DEMEURE INTÉRIEURE, SECRÈTE ET ÉTERNELLE, QUI EST EN JÉSUS-CHRIST.

LIVRE III. DU DEUXIÈME CHEMIN DE L'ÉTERNITÉ.

LIVRE IV. DU TROISIÈME CHEMIN DE L'ÉTERNITÉ.

LIVRE V. DU QUATRIÈME CHEMIN DE L'ÉTERNITÉ.

LIVRE VI. DU CINQUIÈME CHEMIN DE L'ÉTERNITÉ.

LIVRE VII. SIXIÈME CHEMIN DE L'ÉTERNITÉ.

LIVRE VIII. SEPTIÈME CHEMIN DE L'ÉTERNITÉ.

 

PROLOGUE.

 

Je ne rejetterai point celui qui vient à moi, dit le Sauveur (1). — Saint Augustin, au commencement de son livre de la connaissance de la vraie vie, écrit : « Jésus-Christ, la vérité et la vie, ayant dit : La vérité consiste à vous connaître, vous qui êtes le seul Dieu véritable (2), il est évident que la créature raisonnable n'a reçu l'existence que pour connaître Dieu, son véritable auteur, afin qu'en le connaissant elle l'aimât, et qu'en l'aimant elle demeurât éternellement en celui qui est. la vie éternelle, et qu'ainsi elle goûtât le bonheur. » D'où le même saint tire cette conclusion : « S'appliquer à connaître, dans ses justes limites et autant qu'on le peut, l'essence de la divinité, c'est donc se hâter pour la vie éternelle ; tandis que demeurer par sa faute dans l'ignorance sur ce point , c'est se jeter dans une mort qui ne finira jamais. » Par ces paroles , saint Augustin nous enseigne, d'une manière générale, qu'il y a dans l'éternité deux demeures : l'une qui est la vie éternelle, l'autre qui est une mort pleine d'amertume. Il nous indique aussi que , pour arriver à ces demeures, il y a deux chemins; que l'on parvient à l'une par une recherche raisonnable accompagnée

 

1 Joan., 6. — 2 Joan., 17.

 

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d'amour, et à l'autre par une négligence damnable, mêlée de douleur. Or, le Seigneur Jésus qui est la voie que nous parcourons , la vérité à laquelle nous tendons , et la vie en laquelle nous demeurons, nous fait connaître, d'une manière spéciale et particulière, dans les paroles citées plus haut, ces deux demeures et les sentiers qui y conduisent. L'une est intérieure, secrète, éternelle, et elle est en lui-même; car il est lui-même la patrie et la demeure de l'âme, dit un auteur. L'autre est extérieure et en dehors de lui ; c'est l'exil éternel de l'âme , où , selon saint Matthieu, il y aura des pleurs et des grincements de dents (1). Les sentiers qui aboutissent à la demeure intérieure sont aussi nombreux qu'il y a de manières diverses de s'approcher du Seigneur. Ceux qui aboutissent à la demeure extérieure sont en nombre égal aux manières différentes de s'en éloigner. C'est pourquoi saint Augustin dit, en son premier livre des Soliloques : « Se détourner de Dieu, c'est tomber ; se tourner vers lui , c'est se relever, et demeurer en lui , c'est se tenir debout. »

Nous commencerons donc par traiter ce qui regarde cette demeure intérieure, secrète et éternelle ; et ensuite nous parlerons des chemins qui y conduisent.

 

1 Mat., 8.

 

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LIVRE PREMIER. DE LA DEMEURE INTÉRIEURE, SECRÈTE ET ÉTERNELLE EN JÉSUS-CHRIST.

 

Il y a sur cette demeure intérieure sept choses à expliquer successivement , et dont la connaissance nous est nécessaire pour bien comprendre ce que nous avons à dire.

Il faut considérer d'abord que cette demeure intérieure et secrète existe en Jésus-Christ;

En second lieu, que, dans cette demeure, on distingue divers compartiments ;

En troisième lieu , comment l'homme y est admis; En quatrième lieu, sur quels pieds notre esprit doit s'appuyer pour y arriver;

En cinquième lieu, comment notre esprit est dit habiter de diverses façons en cette demeure;

En sixième lieu , comment notre esprit s'y établit et s'y maintient;

En septième lieu , quels sont les chemins et combien il y eu a par lesquels on arrive et leu entre en celle demeure.

 

CHAPITRE PREMIER.Ce que l'on entend par demeure secrète et

intérieure en Jésus-Christ.

 

Il nous faut commencer par examiner ce que l'on appelle en Jésus-Christ une demeure intérieure, secrète et éternelle. Or, nous devons savoir que le Sauveur possédant deux natures, la nature divine et la nature humaine, et la première de ces deux natures se trouvant particulièrement dérobée au regard de toute créature, nous devons savoir, dis-je, que ce que l'on appelle intérieur en lui , c'est la puissance divine soustraite à notre vue par son humanité, et que la voie qui nous conduit à la divinité, c'est l'humanité elle-même. Aussi saint Augustin, développant ce passage de saint Jean : Je suis la voie (1), dit : « Le Verbe est devenu la voie en se revêtant de l'humanité. Marchez aidé de l'homme si vous voulez arriver à l'humanité , et ensuite vous parviendrez jusqu'à la divinité, c'est-à-dire jusqu'à la personne du Verbe , en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science de Dieu. »

Assurément, s'il n'y avait en Jésus-Christ quelque chose d'intrinsèque et de secret, et vraiment digne de ses invitations, il n'aurait pas dit : Je suis la porte. Si quelqu'un entre par moi , il sera sauvé; il entrera,

 

1 Joan., 14.

 

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il sortira, il trouvera des pâturages (1). Ce qui signifie: Je suis la porte ouverte aux sens par ce qui est corporel en moi, car, voyez, nous dit-il , mes mains et mes pieds, et reconnaissez que c'est moi-même (2). — Je suis la porte offerte à l'intelligence, et c'est la foi qui l'ouvre. Ce qui fait s'écrier à Isaïe : Si vous ne croyez pas, vous serez sans intelligence (3). Je suis la porte de la volonté , et c'est la charité qui en montre l'entrée; car cette vertu ne souffre point de séparation entre elle et son bien-aimé. Et même l'amour ou la charité traverse tous les obstacles par son ardeur, et ne s'arrête pas qu'elle ne soit parvenue à l'objet de ses affections. Si donc quelqu'un entre par cette porte qui est moi-même, conduit par la foi et la charité; s'il arrive jusqu'à ma divinité qui est toute intérieure et cachée , il sera sauvé. Car, soit qu'il s'avance au-dedans pour contempler ma personne divine, soit qu'il sorte au-dehors pour s'attacher à marcher sur les traces de mon humanité , de toutes parts il trouvera des pâturages de salut et d'une verdure éternelle, et des pâturages de mon humanité il passera à ceux de ma divinité.

Hugues de Saint-Victor nous exprime fort bien cette pensée dans son livre sur la hiérarchie angélique, où il dit : « Jésus-Christ nous a offert  en nourriture la chair qu'il avait prise, afin de nous amener, après avoir mangé cette chair , à goûter aussi sa divinité. » L'épouse établie dans ces pâturages s'écrie : J'ai mangé le rayon avec le miel qu'il

 

1 Joan., 10. — 2 Luc., 24. — 3 Is., 7.

 

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renfermait (1). Le rayon, comme dit Origène, est une cire vierge, partagée en cellules remplies de miel. Que signifient donc ces paroles : J'ai mangé le rayon avec le miel qu'il renfermait, sinon : J'ai goûté la douceur ineffable de la divinité cachée sous l'enveloppe de son humanité virginale ainsi que cette enveloppe elle-même qui la dérobait à mes regards? Et saint. Augustin, parlant de cette demeure intérieure, s'écrie comme hors de lui-même (2) : « O intérieur immense, secret plein de délices , secret sans ennui , étranger à l'amertume des pensées mauvaises, au trouble des tentations et des douleurs! C'est ici que je trouve la félicité dont le Sauveur a dit : Entrez dans la joie de votre Seigneur (3). »

Ainsi l'on voit maintenant quelle est cette demeure intérieure de Jésus-Christ.

 

CHAPITRE II. Comment dans cette demeure intérieure et secrète ou distingue divers compartiments.

 

Nous avons à voir, en second lieu , comment , dans cet intérieur de Jésus-Christ on distingue plusieurs compartiments ou autrement diverses demeures.

Ceux qui entrent par la porte dans une maison ne sont pas tous placés au même rang: mais on a égard

 

1 Cant., 5. — 2 In Joan. — 3 Mat., 25.

 

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au mérite plus ou moins grand des personnes. Saint Bernard dit à cette occasion (1) : « Toute âme dévote trouvera pour soi et son époux un endroit solitaire en sorte qu'elle pourra s'écrier avec Isaïe (2) : Mon

secret est pour moi, mon secret est pour moi; car il n'est pas donné à tous de jouir de la grâce et de la présence intime de l'Epoux dans un seul et même lieu , mais dans le lieu préparé, et de la manière qu'il a été arrêté par le Père. Ce n'est pas nous qui nous sommes choisis nous-mêmes ; c'est lui qui nous a choisis et nous a placés, et le lieu où chacun a été établi est celui qu'il doit habiter. »

Ainsi souvenons-nous donc bien que , parmi ceux qui entrent dans cet intérieur secret du Seigneur Jésus , les uns sont reçus dans la demeure de la sainte componction, comme Marie-Madeleine, en la maison de Simon (3). D'autres, dans le palais d'une oraison non interrompue, selon cette parole : « La méditation de mon coeur est continuelle en votre présence (4) ; d'autres , à une table qui leur offre une douce réfection, comme saint Pierre, qui nous dit : « Si toutefois vous avez goûté combien le Seigneur est doux (5) ; d'autres, dans le silence d'une contemplation solitaire, comme saint Jean lorsqu'il se reposa sur la poitrine du Sauveur (6); d'autres, dans les embrassements d'une amoureuse union , comme l'Epouse lorsqu'elle s'écrie : « Il met sa main gauche sous ma tête, et il m'embrasse de sa main droite (7). » Toutefois l'esprit

 

1 In Cant., 25. — 2 Is., 24. — 3 Luc., 7. — 4 Ps 18. — 5 I Pet., 2. — 6 Joan., 13 . — 7 Cant., 2.

 

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de l'épouse avait parcouru déjà toutes ces diverses demeures.

Saint Bernard établit une autre distinction (1): « Cette femme qui s'est jetée pleine de douleur aux pieds du Seigneur Jésus, a trouvé, dit-il, la demeure secrète qui lui convenait; une autre, si cependant ce n'est pas la même, a trouvé le prix de sa piété ou cette même demeure en la tête du Sauveur. Thomas s'est reposé dans son côté , Jean sur sa poitrine, Pierre dans le sein du Père, et Paul est monté jusqu'au troisième ciel. La première femme s'est placée sous les remparts de l'humilité, la seconde, sur le rocher de l'espérance; Thomas , sur le fondement inébranlable de la foi ; Jean , dans les vastes champs de la charité; Pierre, à la lumière brillante de la vérité ; Paul , dans les profondeurs de la sagesse. C'est ainsi qu'il y a plusieurs demeures en l'Epoux. »

Saint Grégoire et Hugues semblent distinguer ces demeures de la même manière que les demeures angéliques. Voici comment s'exprime celui-ci dans le chapitre premier de la hiérarchie angélique : « Les choses se passent, dit-il, selon la mesure des grâces différentes qui nous sont accordées. Nous entions dans les rangs ou dans les demeures des anges, ici-bas par la contemplation , après cette vie par la récompense; et la place que nous y occupons est en rapport avec nos progrès divers, avec l'accroissement varié des illuminations que nous avons

 

1 Ub. supr.

 

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reçues, avec les degrés des vertus que nous avons acquises. » — Il faut donc, ajoutent ces auteurs, que ceux qui sont en cette vie se rendent semblables à ces ordres célestes par quelque imitation , s'ils veulent arriver jusqu'à eux. Nous voyons des hommes dont la capacité est médiocre, et cependant ils ne cessent de communiquer pieusement à leurs frères le peu qu'ils possèdent : ceux-là vont. se placer dans les rangs ou dans les demeures des Anges. Quelques-uns sont comblés des libéralités divines; ils peuvent pénétrer et faire connaître ce qu'il y a de plus élevé dans les secrets célestes : quel lieu occuperont-ils, sinon les rangs des Archanges? D'autres font des prodiges et opèrent des merveilles : le rang qui leur convient est celui des Vertus. D'autres chassent les démons des corps qu'ils obsèdent, et les mettent en fuite par l'efficace de leurs prières : leur demeure sera avec les Puissances. D'autres ont reçu le don des vertus; ils surpassent en mérite ceux qui sont inscrits au nombre des élus , et par là ils commandent en quelque sorte à leurs frères : ils habiteront au même lieu que les Principautés. D'autres exercent un tel empire sur tous les vices et les désirs de leur coeur, que la pureté de leur vie les fait regarder comme des dieux parmi les autres hommes : leur place sera avec les Dominations. D'autres observent sur eux-mêmes une profonde vigilance; ils s'appliquent avec un soin persévérant à connaître ce qui se passe en eux , et reçoivent en récompense le don de juger

 

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les autres avec droiture et selon la vérité; Dieu, résidant en eux comme sur son trône, y considère et règle admirablement toutes choses : ceux-là ne peuvent être que les trônes de leur Créateur, et leur demeure se trouve inscrite au rang de ces sublimes esprits. D'autres ont reçu une telle plénitude de science qu'on peut à juste titre les appeler des Chérubins remplis de l'amour de Dieu et du prochain, et c'est parmi les esprits de cet ordre qu'il faut les ranger. D'autres enfin, embrasés du feu de la contemplation céleste, soupirent de toute l'étendue de leurs désirs après leur Créateur , ne trouvent en ce monde aucune jouissance, ne se nourrissent que de l'amour de ce qui est éternel , dédaignent tout ce qui est terrestre , s'élèvent en esprit bien au-dessus de tout ce qui est temporel , aiment, brûlent et se reposent en cette ardeur, se consument dans leur amour, embrasent les autres par leurs paroles et font brûler de l'amour de leur Dieu tous ceux dont ils s'approchent un peu dans les rapports de la vie. Nous ne saurions donner à ces hommes d'autres noms que celui de Séraphins , et c'est parmi ces esprits bienheureux que leur rang est marqué… Ils viendront donc à ces demeures pour y habiter éternellement, ceux qui durant la vie auront marché, chacun selon son pouvoir, de la manière que nous venons d'indiquer. »

Ainsi parle Hugues, et saint Jérôme s'accorde avec ce que nous venons de lire quand il dit : « Diverses

 

209

 

demeures ont été préparées dans le ciel aux diverses vertus; car là il n'y a point acception de personnes , mais d'oeuvres (1). »

 

CHAPITRE III. Continent l'homme est admis à cette demeure

intérieure et secrète.

 

Nous allons examiner, en troisième lieu , comment l'homme est admis et introduit en la demeure intérieure et secrète du Seigneur. D'abord il nous faut remarquer que dans l'homme il y a un corps, une âme et un esprit , comme dit Origène; et ainsi nous allons voir selon laquelle de ces puissances l'homme trouve accès et entrée en cette demeure. Jésus-Christ a dit que Dieu est esprit et que ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et en vérité (2), c'est-à-dire avec dévotion et connaissance. Mais ces deux qualités ne pouvant convenir qu'à l'esprit de l'homme , c'est donc selon l'esprit qu'il doit entrer et adorer. D'ailleurs c'est par l'esprit que nous sommes surtout semblables à Dieu; c'est pal' là que nous avons été créés à l'image et à la ressemblance de Dieu , et que nous sommes capables de Dieu , comme dit saint Augustin; c'est donc selon l'esprit, qui est la partie la plus excellente et la plus élevée de l'homme, que nous devons avoir accès en Dieu. Ensuite le corps ne saurait pénétrer en

 

1 In Matt., c. 3— 2 Joan., 4

 

211

 

cette demeure intérieure, puisqu'il ne peut trouver place qu'en un lieu matériel; l'âme, ayant pour fin d'animer le corps, n'est qu'un mode qui s'attache à lui et ne réside que là où il lui est possible de résider lui-même *. Puis donc que l'Apôtre a dit que notre demeure est dans les cieux; que ce ne peut être selon le corps ni selon l'âme en tant qu'elle anime le corps, il s'ensuit que c'est par notre esprit, la portion la meilleure de nous-mêmes, que nous devons nous approcher de cette demeure particulière, intérieure et secrète du Seigneur Jésus, qui a envoyé lui-même son esprit afin d’élever le nôtre jusqu'à lui , comme dit Richard.

(1) Mais le même auteur nous enseigne quelque part, qu'il nous faut , avant qu'il nous soit permis d'entrer dans cet intérieur, dans ce secret du repos et de la suprême tranquillité, opérer une division tout-à-fait admirable , non pas une division qui soit une séparation du corps et de l'âme, mais une division beaucoup plus merveilleuse , beaucoup plus glorieuse, la division de l'âme et de l'esprit que Dieu lui-même a coutume d'accomplir en nous , selon ce témoignage de l'Apôtre : « La parole de Dieu est vivante et efficace; elle perce plus qu'une épée à deux tranchants, et elle pénètre jusqu'à la division de rétine et de l'esprit (2). Il nous faut donc voir comment cet esprit

 

* Dans la suite du traité nous n'attacherons pas au mot âme le sens restreint que lui donne notre auteur en cet endroit, mais nous le considérerons comme synonyme du mot esprit.

1 Ricard. lib. de extermin. mal., trac. 3. — 2 Hebr., 4.

 

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doit se séparer d'avec l'âme , afin que déchargé de tout fardeau il puisse s'élever jusqu'à cette demeure secrète du repos.

Or, le même Richard et l'auteur du livre De l'esprit et de l'âme, expliquant tous deux ces dernières paroles du passage de l'Apôtre, s'accordent entièrement sur ce point et nous disent : « On ne voit rien dans les créatures de plus admirable que cette division où ce qui est essentiellement un et indivisible en soi souffre une certaine séparation de ses parties. En effet , dans l'homme l'essence de l'esprit n'est point autre que l'essence de l'âme , mais c'est une seule et même substance d'une nature simple. En se servant d'un double nom, on n'entend point représenter une double substance ; mais cette dénomination diverse d'une même essence n'est employée que pour indiquer la distinction de deux qualités, dont l'une, supérieure, est l'esprit, l'autre, inférieure, est l'âme. Or, en cette division, l'âme demeure en bas, ainsi que tout ce qui tient à l'âme: l'esprit avec tout ce qui est spirituel s'élève en liant , se sépare de ce qui est inférieur , et s'éloigne de l'âme pour monter vers les régions célestes et s'unir à Dieu, car celui qui s'attache au Seigneur est un même esprit avec lui (1). Oh! combien est heureuse cette division ! combien est admirable cette séparation où ce qui est corporel et tant soit peu matériel est mis de côté , où ce qui est spirituel et subtil est élevé jusqu'à la contemplation de la gloire de

 

1 I Cor., 6.

 

213

 

Dieu et se transforme en son image, où la partie inférieure trouve une paix souveraine, une tranquillité profonde , tandis que la partie supérieure prend possession de la gloire et de la félicité.... Vous pouvez , par ces paroles , comprendre que plus notre esprit se sépare des choses temporelles, s'éloigne de son âme ou de lui-même , plus il lui est donné d'entrer facilement et parfaitement dans cette demeure spirituelle, intérieure et éternelle.

Or, nous devons bien remarquer que notre esprit peut être séparé du corps et de l'âme de telle sorte qu'il réside ou en lui-même, ou au-dessus de lui-même , ou bien en dehors de lui-même. Et d'abord il arrive quelquefois que l'esprit humain est tellement étranger au corps , tellement séparé ou divisé d'avec l'âme , qu'il est dit avec raison subsister en lui-même. C'est ce que nous montre Richard en parlant de saint Jean l'Evangéliste : « N'a-t-on pas raison, dit-il, d'avancer que l'esprit réside en l'esprit seul, alors qu'il en vient non-seulement à oublier tout ce qui est extérieur, mais qu'il ignore également tout ce que le corps peut faire par soi-même, et qu'il ne sait que par la mémoire ou l'intelligence les choses qui se font en l'esprit ou qui ont rapport à l'esprit? C'est pour cela que saint Jean dit avec raison en son Apocalypse : Je fus élevé en esprit un jour de dimanche (2). » — Ou bien , ajoute le même auteur, l'esprit n'est-il pas alors en l'esprit lorsqu'il entre en soi-même , lorsqu'il se recueille

 

1 Lib. 5 de contempl., C. 12. — 2 Apoc., c. 1.

 

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tout entier au-dedans de soi , et que pendant ce temps il ignore ce qui concerne son corps et tout ce qui s'y passe? » Mais Haymon, expliquant ce passage de l'Apocalypse, s'exprime ainsi : « Jean a été élevé de telle sorte en esprit , qu'il n'abandonna pas totalement son corps; seulement son esprit s'attacha à l'esprit éternel , il fut ravi par l'Esprit qui l'instruisait pour en recevoir les enseignements; et voilà pourquoi il vit des choses si admirables et si sublimes. »

En second lieu , l'esprit de l'homme est quelquefois entraîné par un tel excès d'amour, au-dessus de lui-même, que l'on dit avec vérité que l'esprit est élevé au-dessus de l'esprit. Ainsi Hugues nous dit (1) : « L'amour est ardent lorsque, s'élançant au-dessus de la terre, il méprise tout ce qu'elle renferme; mais cette ardeur est incomparablement plus grande lorsque , l'homme se dédaignant , s'abandonne lui-même, ne se regarde qu'avec mépris à la vue de son bien-aimé ; lorsque , emporté

par le feu qui l'embrase, il se précipite vers le Dieu qui est au-dessus de lui , et est contraint par la violence de son amour de sortir de soi-même , de ne plus avoir de pensées pour soi, et de n'aimer seulement que le Seigneur. » C'est de cette manière que saint Pierre fut ravi au-dessus de lui-même et qu'il est écrit : « Pierre étant revenu à soi, dit, etc. (2) » Aussi Richard s'exprime-t-il de la sorte sur ce passage (3) :

 

1 Super 7, Angel. Hierarch., lib. 6. — 2 Act. 12. — 3 Lib. De cant.

 

215

 

« Ce n'est pas se tromper de dire que Pierre était élevé bien au-dessus de l'homme , car il était loin de lui-même et il s'en alla bien au-dessus. D'ailleurs, s'il en était autrement , il n'y aurait point de motif d'avancer qu'il revint à soi. »

En troisième lieu , l'esprit de l'homme se trouve quelquefois tellement séparé de soi-même que l'esprit est alors sans l'esprit. Ainsi nous lisons au livre des Rois (1), que la reine de Saba voyant la maison que Salomon avait bâtie, ses palais et autres merveilles, n'avait plus son esprit en elle-même. Ce que Richard nous explique ainsi (2) : « N'a-t-on pas raison d'avancer que l'esprit ne se possède plus lui-même quand il commence à défaillir totalement au-dedans de soi , et à passer de son état propre en un certain état surhumain et vraiment au-dessus de tout ce qui tient à ce monde, de tout ce qui rappelle l'homme; lorsque, dis-je , par une transfiguration admirable, cet esprit se voit transporté de ce qui est humain à ce qui est divin , de telle sorte que lui-même n'est déjà plus lui-même, au moins pendant le temps on il s'attache plus profondément à Dieu? En effet, celui qui demeure attaché au Seigneur est un même esprit avec lui , et c'est alors qu'il pénètre dans le secret le plus intime de la Divinité, en s'écriant avec le Prophète: Mon âme est tombée en défaillance à la vue de votre salut (3). »

 

1 III Reg., 10. — 2 De cont., c. 12 . — 3 Ps. 118.

 

216

 

CHAPITRE IV. Sur quels pieds notre esprit doit s'appuyer pour entrer en cette demeure intérieure.

 

Nous avons à voir, en quatrième lieu, sur quels pieds doit s'appuyer notre esprit pour entrer en cette demeure intérieure, secrète et éternelle. Or, nous devons savoir, comme le dit un auteur, que les pieds de notre esprit sont l'intelligence et la volonté , et que , s'aidant de leur secours , l'âme dévote marche fréquemment par les sentiers de l'éternité. La raison en est que, par ces deux facultés, notre esprit s'étend vers les choses éternelles et qu'il les embrasse en quelque sorte. Ainsi Hugues de Saint-Victor dit : « C'est tendre à Dieu , c'est l'atteindre que de le chercher en tout temps par ses désirs, de le trouver par la pensée , et de le toucher en le goûtant. » — « Les esprits célestes et les esprits raisonnables, dit encore le même auteur, arrivent à ce qu'il y a de plus secret en lui par la connaissance et par l'amour, et ils s'en approchent d'autant plus qu'ils occupent une place plus excellente auprès de ce Dieu qui est la demeure intérieure de notre esprit, comme il a été dit plus haut (1). »

Mais faisons attention que les pieds de l'esprit doivent être purs et sans tache, car rien de souillé

 

1 Lib., I, de Arc. Noé, c. 4 . — Sup. 7, Ang. hier., lib. 7.

 

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n'entrera en la demeure du Seigneur Jésus; et que venant quelquefois à toucher la terre au moyen de la sensualité, ils ont souvent besoin , pour que la poussière ne s'y attache pas, d'être lavés et purifiés, selon cette parole du Seigneur : « Celui qui est pur n'a besoin que de se laver les pieds (1), » car il n'y a que le péché mortel qui demande qu'on se lave aussi la tête. La raison en est que, la tête de notre esprit étant l'intelligence, elle se trouve immédiatement unie à Dieu dans les hommes saints , comme l'enseigne saint Augustin, et ainsi elle n'a pas besoin d'être lavée. Les mains non plus n'éprouvent pas un semblable besoin , car leurs oeuvres sont pures à cause de la pureté de la tête, qui les dirige vers Dieu. Il n'y a donc que les pieds qu'il faille laver; et la raison, selon saint Augustin et Origène, c'est qu'il est impossible que de temps à autre l'homme ne pèche véniellement , et qu'il ne sente en lui quelque désordre provenant de la sensualité, par sa vie continuelle sur cette terre. D'où il suit que la volonté contracte quelque tache dont elle est souillée , et par là l'intelligence quelque rouille qui répand en elle l'obscurité (2). « Pour moi , dit Origène , je crois impossible que les extrémités de l'âme et ce qui est le plus faible en elle n'éprouvent point quelque souillure, quelque parfait que l'on soit au jugement des hommes; et ainsi, ce sont les disciples du Seigneur les plus chers qui n'ont besoin que de se laver les pieds. » Mais ces pieds une fois bien lavés , l'Epouse a craint de les

 

1 Joan., 13. — 2 Aug., tract. 56 in Joan.

 

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souiller de nouveau quand elle a dit : J’ai lavé mes pieds (1); ou autrement : J'ai purifié mes pensées par lesquelles j'avais coutume de toucher quelquefois la terre, je les ai purifiées par les larmes secrètes de la componction, afin d'être digue d'entrer dans la céleste patrie. Comment donc pourrai-je les salir de nouveau? « Comment , explique l'abbé de Verceil, les salirai-je de nouveau par les ombres et les fantômes des choses terrestres, alors qu'en ces lieux les opérations et les images intellectuelles sont regardées comme des taches et des empêchements

dans un exercice si élevé au-dessus de l'intelligence? »

Il faut, en second lieu, savoir qu'il se rencontre, en ces sentiers de l'éternité, des obstacles nombreux et divers qui entravent notre esprit et retardent son entrée en la demeure intérieure. C'est pourquoi il ne suffit pas que nos pieds soient exempts de toute souillure, mais il est encore nécessaire qu'ils soient exercés à la marche et doués d'une grande agilité. C'est ce qui fait dire à saint Denis : « Que les pieds, dans l'Ecriture, signifient une puissance active, subtilement pénétrante et agile, c'est-à-dire portée en tout temps aux choses divines. Aussi la théologie a-t-elle représenté revêtus d'ailes les pieds des intelligences célestes, images d'une agilité qui les ramène vers leur centre , les porte avec force vers ce qui est surnaturel et les sépare de tout ce qui est terrestre (2). » Le Prophète-roi avait cette prompte

 

1 Cant., 5.  — 2 Ang. Hier., 15.

 

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agilité des pieds, lorsqu'il disait : « C'est le Seigneur qui a rendu mes pieds parfaits comme ceux des cerfs (1). Ce que saint Grégoire développe en ces termes : « Le cerf monte au sommet des montagnes; il traverse tout ce qui s'offre d'âpre et de difficile à son passage , et jusqu'à ce qu'il soit arrivé au lieu le plus élevé, il ne court pas seulement, mais encore il  bondit. Ainsi en est-il des âmes des élus : elles dédaignent tout ce qui s'oppose à leur passage, et le franchissent par le saut de la contemplation, jusqu'à ce qu'elles aient atteint les hauteurs célestes (2).»

Il faut remarquer, en troisième lieu , que ce n'est point assez que les pieds de notre esprit soient agiles à courir, il est nécessaire encore qu'ils soient, par l'amour, aptes à pénétrer ce qui se présente , afin que

nous puissions , sans être arrêtés, traverser toutes choses, en nous écriant avec le Prophète : « Je passerai en mon Dieu à travers la muraille (3). » — « La muraille, dit saint Grégoire, est tout ce qui s'oppose à notre marche lorsque nous nous avançons vers notre Bien-Aimé. Nous passons à travers lorsque, embrasés de l'amour de la divine patrie, nous foulons aux pieds tous les objets terrestres (4). » — Aller à Dieu, dit saint Augustin c'est pour nous une chose d'autant meilleure que nous nous portons avec plus d'ardeur à celui dont rien n'égale l'excellence. Nous y allons non en marchant , mais en aimant; et ce Dieu vers qui nous nous acheminons,

 

1 Ps. 17. — 2 Mor., lib. 26, c. 1. — 3 Ps. 17. — 4 Ubi supr. — 5. Epist. 52.

 

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nous l'avons d'autant plus présent que l'amour dont nous brûlons pour lui est plus pur. » Ces pieds et cette marche ne sont donc pas corporels , mais spirituels. « Dieu, dit saint Grégoire, nous ordonne d'aller à lui non en nous aidant des pieds de notre corps, mais par le progrès de l'amour et de l'esprit ; et c'est en ce sens que la vérité a dit : « Venez à moi, vous tous qui êtes dans la peine (1).» — Votre chemin , ajoute saint Augustin, c'est votre volonté. Si vous aimez , vous montez; si vous êtes

insouciant en ce point , vous descendez ; vous marchez vers le ciel tout en demeurant sur la terre si vous aimez Dieu (2). » Ainsi l'on voit maintenant ce que l'on entend par les pieds de l'esprit.

 

CHAPITRE V. En quel sens il est dit que notre esprit habite de diverses manières en cette demeure.

 

Nous avons à examiner ici en quel sens on doit dire que notre esprit réside de plusieurs manières en cette demeure intérieure. L'Apôtre a écrit qu'en Jésus sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science de Dieu (3). Il s'ensuit qu'il n'est donné à personne de connaître et de raconter la grandeur et la multitude des richesses et des délices enfermées en cet intérieur , si ce n'est à celui qui, illuminé par la

 

1 Mor. 25, c. 4. — 2 In ps. 75. — 3 Cols., 2.

 

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foi et embrasé par l'amour , a coutume d'y résider et s'en est instruit par l'expérience. C'est pourquoi saint Bernard nous dit : « Si par hasard il arrive à certains moments que quelqu'un d'entre vous soit ravi et caché de telle sorte en cet intérieur , en ce sanctuaire de Dieu , qu'il n'y soit inquiété ni troublé par la faiblesse des sens, par des soins poignants, par le remords qui ronge et par le torrent plus difficile à contenir des vaines images corporelles, celui-là, revenu à nous, pourra se glorifier et dire : « Le roi m'a introduit dans le secret de sa demeure. » Et au même endroit il s'écrie comme hors de lui-même : « O lieu du repos véritable ! c'est avec raison qu'on l'appelle une demeure intérieure, puisque Dieu s'y montre à nous sans être ému par la colère, sans être distrait par des soins divers , et qu'on y contemple sa volonté toujours bonne, bienfaisante et parfaite. Cette vue n'a rien qui effraie; au contraire, elle fait naître le calme; elle n'excite point une curiosité inquiète, mais elle l'apaise; elle ne fatigue point les sens , elle les repose. C'est véritablement en ce lieu que le Dieu de quiétude goûte le repos ; c'est là qu'habite le Dieu de la paix , qui répand le calme sur toutes choses; et le contempler en son repos, c'est se reposer soi-même (1). »

Ceux qui pénètrent jusqu'à l'endroit le plus reculé de cette demeure, et habitent dans le secret de ce trésor par une foi véritable et une charité ardente,

 

1 Serm. 23, in Cant.

 

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ceux-là sont grands; car ils écoutent de grandes choses, ils perçoivent de grandes choses , ils sont introduits dans la plénitude des biens éternels et divins cachés en ce lieu. C'est ce qui fait que le même saint Bernard nous dit : « Ceux-là sont trouvés dignes d'entrer en toute la plénitude de Dieu , qui sont grands en foi et en amour ; et il n'est rien dans les trésors de la sagesse dont le Seigneur, le Dieu de toute science, veuille priver ceux qu'il voit pleins d'ardeur pour la vérité, et étrangers à ce qui est vanité.... Le grand Epoux ira à la rencontre d'esprits doués d'une telle sagesse; il aimera à faire pour eux de grandes choses : il les illuminera de sa lumière et de sa vérité; il les conduira et les dirigera vers la montagne sainte , vers ses tabernacles. Ils verront le Roi dans sa splendeur, et il les précédera aux lieux les plus riants du désert , aux lieux couverts des fleurs de la rose ; il les conduira aux lis des vallées, à la brillante verdure de ses jardins, aux frais ruisseaux de ses fontaines , aux délices de ses

celliers, à l'odeur de ses aromates, et enfin aux secrets de sa demeure. Voilà les trésors de la sagesse et de la science de Dieu cachés en l'Epoux , les pâturages de vie préparés pour la nourriture des âmes saintes (1).» Ainsi parle saint Bernard.

Mais si l'esprit de l'homme , séparé du corps et de l'âme, est introduit seul et reçu dans ce séjour intérieur de lumière , c'est à lui , sans aucun doute, qu'il appartient de nous raconter, au retour de ces régions

 

1 Serm. 31, in Cant.

 

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lumineuses, de quelles richesses il a été comblé , quelles paroles il a entendues, quelles délices il a goûtées, si cependant il est en son pouvoir de nous en faire le récit; car saint Grégoire nous dit que souvent l'esprit de celui qui aime est rempli avec tant d'abondance du don de la contemplation, qu'il lui est donné de voir ce qu'il est impuissant à raconter (1). Mais au moins , s'il ne peut nous redire ce qu'il a vu, comme un autre Moïse, en sortant de la société de Dieu pour revenir à son âme et à son corps, il rapportera quelque signe qui nous fera connaître qu'il a habité une région de lumière. « Lorsque nous sortons de ce secret divin de la contemplation intérieure , dit Hugues de Saint-Victor, que pouvons-nous en rapporter , Si ce n'est la lumière? Nous venons du séjour de la lumière , c'est donc la lumière que nous devons posséder. En effet, nous sommes allés en ce séjour pour dissiper nos ténèbres; il est convenable, il est nécessaire que nous ayons fait provision de lumière. Et qui pourrait connaître en quel lieu nous avons dirigé nos pas, si nous ne revenions illuminés? Si donc nous avons contemplé la puissance du Père, rapportons la lumière de la crainte divine; si nous avons vu la sagesse du Fils , rapportons la lumière de la vérité; si nous avons admiré la clémence de l'Esprit-Saint, rapportons la lumière de l'amour. Que la puissance excite la crainte en ceux qui sont languissants; que la sagesse illumine ceux que les

 

1 Lib. 15 , mor., c. 17.

 

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ténèbres de l'ignorance ont aveuglés , et que la clémence embrase des ardeurs de la charité ceux qui sont glacés (1). »

 

CHAPITRE VI. Comment notre esprit s'établit et se maintient

en cette demeure.

 

Il nous faut, en sixième lieu, considérer comment notre esprit, une fois introduit en cette demeure intérieure et éternelle , s'y établit et s'y maintient de telle façon qu'il en sort au commandement du Roi , et y rentre ensuite, soit pour marcher sur les traces de son humanité, soit pour contempler sa divinité. Or, nous devons savoir que notre esprit pénètre et s'établit en cet intérieur secret par une foi véritable , et qu'il s'y conserve par la sainte charité. Saint Denis nous dit sur ce point : « La foi divine a pour objet la vérité réellement existante et infaillible. Elle établit celui qui croit dans une position stable; elle le place dans la vérité. Elle affermit en lui la vérité en formant entre elle et lui un lien étroit et solide. Ainsi , au

rapport de l'Ecriture , rien ne séparera de la joie qui est basée sur la foi véritable celui qui croît en la vérité, et il trouvera en elle la persévérance d'une union immuable et continuelle… En effet, celui qui est uni à la vérité, comprend parfaitement,

 

1 Lib. de trib. Dioet.

 

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en vertu de cette union , ce qu'il sent réellement exister en lui - même. Beaucoup le reprennent comme un homme dont l'esprit s'égare et se laisse emporter à tout excès ; mais , pour lui , il sait qu'il n'y a en son âme aucun égarement, comme ceux-là mêmes qui se trompent lui en font le reproche, et que par la pure vérité qui est toujours la même et se conduit toujours d'une manière uniforme, il est délivré de l'instabilité et des variations de l'erreur (1). » Vous voyez, par ces paroles, comment la foi place et établit notre esprit en cette demeure intérieure qui n'est autre que Jésus. C'est pour cela qu'Isaïe a dit : Si vous ne croyez pas, vous ne persévérerez point (2), en Dieu assurément. Et Eusèbe sur ce passage de saint Luc : Où est votre trésor, là, aussi sera votre coeur (3), s'exprime ainsi : « Celui qui appliquera ses pensées aux choses célestes, y sera présent en esprit , en sorte qu'il semblera ne tenir à la terre que par son corps , tandis que son âme résidera déjà dans les demeures éternelles. »

Pour ce qui est de la persévérance de la charité, ou autrement de la manière dont notre esprit peut se conserver en l'intérieur du Seigneur Jésus, remarquons ce que dit saint Jean : Dieu est charité, et celui qui demeure en la charité demeure en Dieu (4). Ainsi, tant que notre esprit persévère en la charité, il demeure en Dieu, ou autrement dans l'intérieur de Jésus. Mais, aidé du secours d'en haut, cet esprit peut se maintenir éternellement en la charité; il peut

 

1 De div. nomin., c. 7.— 2 Is., 7. — 3 Luc,. 12. — 4 I Joan., 4.

 

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donc par là même résider éternellement en Dieu. En effet, saint Paul nous montre comment cette habitation en Dieu peut durer toujours, comment cette persévérance en la charité peut être inaltérable, quand il s'écrie : Qui nous séparera de la charité de Jésus-Christ (1)? C'est comme s'il voulait dire, selon qu'il s'en exprime par la suite : Non, personne, non , aucune créature n'opérera cette séparation. Ainsi , rien au monde ne saurait nous faire sortir de ce divin intérieur; et Dieu non plus ne veut pas nous en rejeter , comme il le dit lui-même en saint Jean, tant qu'il nous verra revêtus de la charité (2). Il n'y a que nous-mêmes qui puissions , par le péché mortel , nous en éloigner, non par une distance de lieux , puisque Dieu est partout, mais par une distance de dissemblance ; car saint Augustin dit : « Ce n'est point en parcourant une grande étendue de lieux, c'est par la ressemblance qu'on s'approche du Seigneur; et c'est par la dissemblance qu'on s'en éloigne. »

Maintenant, qu'aucune créature ne puisse nous séparer de la charité de Dieu qui nous est donnée en Jésus-Christ , le même apôtre nous l'enseigne en ces paroles : Je suis assuré que la mort même, dont les créatures nous menacent, ne me séparera point de la charité de Dieu. Et saint Augustin, dans son livre des Moeurs de l'Eglise, en assigne la raison. « Notre corps, dit-il, peut mourir, il est vrai; mais ce qui en nous aime Dieu, notre aine, ne saurait mourir qu'en cessant de l'aimer. Sa mort à elle, c'est de ne point

 

1 Rom., 8. — 2 Joan., 6.

 

227

 

aimer Dieu ; ce qui a lieu lorsque , dans notre amour , nous lui préférons quelque autre chose. » Saint Ambroise donne une autre raison de cette impuissance de la mort : « C'est qu'elle est pour les saints une occasion d'aller à la récompense promise, et comme une porte qui les fait pénétrer jusqu'à elle. » Ainsi la mort ne saurait nous séparer de la charité de Jésus-Christ ; elle ne peut donc nous éloigner de lui.

Ni la vie non plus, dit l'Apôtre , ne peut nous séparer de la charité par les promesses qu'elle nous fait. Saint Augustin nous en donne encore la raison dans le même livre que nous venons de citer : « C'est que Dieu, dit-il , est la source de la vie. De même donc qu'on ne sépare personne d'une source d'eau en lui promettant de l'eau , de même rien ne saurait nous séparer de la source de vie en nous promettant la vie. C'est pourquoi le Seigneur nous dit : « Celui qui croit en moi aura la vie éternelle (1). »

« Ni les Anges , ni les Principautés, ni les Vertus, dit en troisième lieu l'Apôtre, c'est-à-dire ni les anges d'un rang inférieur, moyen ou supérieur, ne pourront nous séparer de la charité de Dieu. » Et la raison, selon saint Augustin, c'est que les Anges, lorsque nous nous attachons à Dieu , ne surpassent point notre esprit en puissance; ou plutôt, un esprit uni à son Dieu est supérieur au monde entier. Mais alors comment donc nous sépareraient-ils de la charité de

 

1 Joan., 3.

 

 

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Jésus-Christ , à laquelle même ils nous excitent comment nous éloigneraient-ils de lui?

« Ni les choses présentes, ajoute l'Apôtre, c'est-à-dire ni les afflictions de cette vie, ne nous sépareront pas de Dieu. En effet, elles se font sentir d'autant plus faiblement que l'union qu'elles s'efforcent de rompre est plus étroite. « La charité supporte tout , et elle est la vie de ceux qui sont sous les coups de la mort, dit saint Augustin. Loin de nous séparer, elle ne fait que nous unir davantage. »

Ni les choses futures, continue l'Apôtre, et par là il entend la promesse de ces choses , ne nous sépareront pas de la charité. Tout ce qu'il y a de bon dans l'avenir , dit saint Augustin , Dieu nous le promet avec certitude. D'un autre côté, rien n'est meilleur que Dieu , qui fait jouir dès cette vie de sa présence ceux qui s'attachent à lui parfaitement. Aucune de ces choses ne saurait donc nous séparer de la charité de Dieu , ni nous faire sortir de sa demeure.

Ni la force, dit en dernier lieu l'Apôtre , c'est-à-dire ni la violence, quelle qu'elle soit , ni la hauteur, c'est-à-dire la prospérité , ni la profondeur, c'est-à-dire l'adversité, ni aucune autre créature ne nous sépareront de la charité de Jésus-Christ. Et il en indique la raison dans le même chapitre : « C'est que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu. » Il n'y a donc, dans le Seigneur, de séparation qu'autant que nous le voulons bien. Ainsi , par la charité qui peut tout, selon l'Apôtre (1), qui souffre tout, qui

 

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ne s'éteint jamais ; par cette charité, dis-je , on peut. demeurer sans interruption en cet intérieur où se trouve la source de la vie, où est la charité, surtout lorsque cette vertu incline nos affections vers Dieu , comme vers leur propre centre , lorsqu'elle nous incorpore à lui , et établit entre lui et nous un accord parfait de volonté ; toutes choses qui consomment par-dessus tout et entretiennent la félicité et le contentement de ceux qui aiment. C'est pour cela que le Seigneur a dit : « Je ne rejetterai point celui qui vient à moi (1). » Ce que saint Augustin développe ainsi : « Allons à Dieu , entrons en Dieu, et incorporons-nous à lui non pour faire notre volonté , mais la sienne , et il ne nous rejettera pas dehors, c'est-à-dire dans l'exil des ténèbres éternelles. Et alors, soit que nous entrions, soit que nous sortions, nous trouverons des pâturages qui nourriront en nous la charité qui nous conserve en Jésus-Christ ; car celui qui demeure en la charité, demeure en Dieu (2). »

 

1 Joan., 6. — 2 Joan., 4.

 

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CHAPITRE VII. Quels sont les chemins qui conduisent et font pénétrer en cette demeure, et combien il y en a.

 

Nous avons vu jusqu'à présent quelle est cette demeure intérieure , secrète et éternelle qui est en Jésus-Christ; comment en cette demeure on distingue divers compartiments, et comment l'homme y est admis. Après avoir dit ce qu'on entend par l'esprit de l'homme, nous avons examiné sur quels pieds devait s'appuyer cet esprit pour atteindre un tel séjour, en quelles façons diverses il y entrait, s'y établissait et s'y maintenait. Nous allons donc à présent considérer quels sont les chemins que l'esprit de l'homme doit parcourir pour arriver à cette demeure bienheureuse , et combien nous en pouvons compter.

Remarquons donc qu'il y a deux points entre lesquels l'esprit humain se trouve placé , et vers lesquels il est en sa puissance de se mouvoir et de marcher : Dieu qui est en haut, et le monde qui est en bas. Or, Dieu existe immuable dans la persévérance de son éternité, et il est le seul qui ait l'éternité pour mesure. La raison , c'est que , selon Boëce (1), l'éternité est la possession parfaite et entièrement simultanée d'une vie interminable, possession qui ne saurait convenir

 

1 Lib., 5, de Const. Phil.

 

231

 

qu'à Dieu seul , et non à aucune créature, comme le comprendra quiconque examinera attentivement cette définition. Le monde, au contraire, entraîné par une course toujours changeante, est sans cesse soumis à l'instabilité, et ainsi sa mesure, c'est le temps, car c'est lui qui mesure l'action des choses qui changent et se succèdent; et c'est pour cela que ces choses s'appellent temporelles. Quant à l'esprit de l'homme, il a été placé comme dans un milieu ; mais le milieu doit participer à la nature des extrêmes par les rapports qu'il a avec eux; et ainsi il faut que notre esprit se rapproche d'un côté de ce qui est éternel , et de l'autre de ce qui est temporel. Or, il se rapproche des choses éternelles, en ce qu'il est, selon sa substance, entièrement stable pour toujours et qu'il existe pour l'éternité. Sous ce point de vue, le temps, qui passe, ne saurait être sa mesure, car ce qui est corruptible seulement est soumis au temps. L'éternité ne l'est pas non plus, puisqu'elle ne convient qu'à Dieu. Il y a donc pour lui une mesure moyenne que nous appellerons durée, et qui est une participation de l'éternité. Ce qui fait dire à saint Denis : que la durée est à la fois une vie paisible, entière et simultanée (1). Saint Jean Damascène nous enseigne également que la durée n'est pas le temps, ni une partie du temps, mais qu'elle se lie à. l'éternité en persévérant (2). C'est aussi la doctrine de saint Augustin (3). C'est pour cela qu'il est dit au livre De l'esprit et de

 

1 De div. nom., c. 5 et 10. — 2 Dam., lib. 2, de fid. ort., c. 1 . —  3 Lib. 12, Confess., c. 11.

 

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l'âme : « L'esprit humain, par une certaine excellence de sa condition, domine cette mutabilité qui est le partage de la terre, et il est comme créé pour l'horizon de l'éternité. Ainsi , bien qu'il ne parvienne pas à cette immutabilité qui est le privilège de Dieu, cependant il atteint à la durée dont les anges sont en possession. »

Notre esprit touche ensuite aux choses temporelles en ce que, selon certaines de ses opérations, il est sujet au changement et soumis par elles à une succession. C'est pourquoi il est dit dans le livre que nous venons de citer : « Si notre esprit se mêle par la cupidité aux choses passagères de ce monde , aussitôt il est emporté en des distractions ou en des sentiers innombrables, il est dissipé et comme divisé d'avec lui-même ; et ainsi , quant à ces opérations, il devient temporel, et le temps est sa mesure. »

Hugues de Saint-Victor s'exprime de la sorte sur cette instabilité et cette mutabilité : « Lorsque notre coeur ou notre esprit commence à se répandre en désirs , il est comme divisé en autant de parties qu'il y a d'objets qui l'attirent. De là pour lui un mouvement sans stabilité , un travail sans repos , une course sans terme, de sorte que cet esprit ne cesse d'être agité que lorsqu'il s'est fixé entièrement là où il voit que rien ne manquera à ses désirs, là où il peut croire et être assuré que ce qu'il aime demeurera éternellement (1). » Ainsi parle

 

1 Lib. I de Arc. Mor. in prolog

 

233

 

ce docteur, et de ses paroles on conclut qu'il est nécessaire que l'esprit de l'homme ait quelques opérations en rapport avec sa substance et permanentes comme elle, bien que l'une succède à l'autre. Ce sont les opérations intrinsèques de l'intelligence et de la volonté , surtout quand elles sont liées à ce qui est éternel. Ces opérations , l'esprit humain pourrait les accomplir alors même que le ciel seul existerait , ou autrement qu'il n'y aurait point de temps, ainsi que l'enseigne saint Augustin (1), et en cela rien d'étonnant, puisque ce même esprit , bien qu'existant en un corps soumis au temps, est cependant placé au-dessus du temps. « L'esprit de l'homme, dit saint Grégoire, est élevé et emporté au-delà des limites du temps , alors même que par la chair il est tenu sous la puissance du temps. » — Si l'esprit humain , dit aussi un auteur déjà cité (2), se dégage de cette dissipation qui l'enchaîne à la terre; si,

abandonnant ces objets qui sont au-dessous de lui, il se recueille peu à peu en lui-même et apprend à vivre intérieurement, alors il sera d'autant plus un qu'il s'élèvera plus haut par son désir et son intelligence , jusqu'à ce qu'enfin il devienne entièrement immuable, et parvienne à cette véritable et unique immutabilité qui est en Dieu , pour s'y reposer à jamais sans ombre d'aucun changement. C'est alors qu'il sera réellement établi dans l'intérieur du Seigneur. » Ainsi nous voyons, par ces

paroles, que si d'un côté notre esprit, appesanti par

 

1 Lib. 12. Conf., c. 11. — 2 Anct, de spir. et an.

 

234

 

l'amour désordonné des objets terrestres , descend de ce qui est éternel , par des sentiers d'iniquité , vers ce qui est temporel , il monte de l'autre, allégé par l'amour bien réglé des biens célestes, en suivant les sentiers dune droite équité, vers ce qui est éternel. Et de même qu'il y a sept chemins tortueux qui le dirigent vers la terre , ainsi il y a sept chemins droits qui le conduisent vers les cieux et qu'on appelle, pour cette raison , chemins de l'éternité.

Les chemins de l'éternité qui conduisent à la demeure intérieure, secrète et éternelle du Seigneur sont donc :

Une intention droite dirigée vers les biens célestes, Une méditation empressée et diligente,

Une contemplation vive ,

Un amour ardent,

Une révélation intime ,

Un avant-goût fondé sur l'expérience,

Enfin une opération déiforme dans la recherche de ces mêmes biens.

Le Seigneur invite amoureusement notre esprit à parcourir ces sept chemins de l'éternité en nous montrant et nous promettant un secours propre à aider notre marelle en chacun d'eux. Que l'âme fasse donc: bien attention à cette invitation. Il n'y a rien, dit l'abbé de Verceil, qui excite plus efficacement l'épouse à s'avancer sans jamais s'arrêter, que de pouvoir suivre les traces de Dieu et d'être invitée par lui à agir de la sorte. C'est par cet exercice non interrompu que les esprits célestes s'élancent toujours en avant

 

235

 

d’une manière uniforme , et ne cessent point de marcher à la suite de l'Époux. Toute la course de l'amour se renferme dans cette invitation assidue et continuelle , comme nous le voyons au livre des Cantiques, où il est dit : « Levez-vous; hâtez-vous, ma bien-aimée, ma colombe, mon unique beauté, et venez (1). Vous êtes bien-aimée, parce que vous aimez et que je vous aime, car je chéris ceux qui m'aiment (2). Vous êtes ma colombe, parce que votre esprit a rejeté toute duplicité, selon qu'il est écrit : Soyez simples comme des colombes (3). Vous êtes toute belle, parce que vous avez été faite à l'image et à la ressemblance de Dieu'. Levez-vous donc du milieu des choses terrestres pour tendre aux biens éternels ; hâtez-vous par une recherche active de ces biens , et venez afin d'entrer en mon éternité.

L'Epoux donne une raison de cette invitation. « Levez-vous , dit-il, hâtez-vous, ma bien-aimée, et venez, car la saison est favorable; l'hiver du péché est passé , cet hiver qui glace tout et ferme les chemins aux voyageurs. Le moment si désiré pour se mettre en marche est arrivé , les pluies se sont dissipées et ont entièrement cessé; les sollicitudes qui distraient et rendent la route pénible se sont évanouies. Maintenant le long du chemin tout est plein de charmes, car les fleurs se sont montrées en notre terre; le printemps nous a donné ses jours depuis que le soleil divin a réjoui de sa présence la terre de notre chair. Le poids

 

1 Cant., 2 — 2 Prov., 8. — 3 Mat., 10. — 4 Gen., 1.

 

236

 

qui chargeait le voyageur, s'est allégé, et sa course est devenue plus facile, car le temps de la taille est arrivé et notre esprit n'est plus appesanti par des soins vains et superflus. L'incertitude sur le chemin à parcourir a disparu , car la voix de la tourterelle s'est fait entendre en notre terre, la voix du Verbe incarné qui nous enseigne toute vérité. Les provisions abondent pour le voyage , car le figuier nous a offert ses fruits; le Père, la source de toute douceur, nous a donné son Fils, le pain de toute suavité; il nous a donné son Esprit-Saint, le breuvage d'une ivresse pleine de sobriété. Nous pouvons respirer les parfums les plus délicieux, car les vignes sont en fleurs et elles répandent leur agréable odeur. Toutes les puissances de l'âme sont devenues fécondes , et elles ont embaumé les airs de leur bonne renommée et de la douceur de leurs oeuvres; elles sont la bonne odeur de Jésus-Christ. Levez-vous donc, hâtez-vous , ma bien-aimée , et venez. »

Origène s'écrie aussi de son côté : « Qui donc refusera de se lever? qui ne se hâtera? qui n'accourra en ce lieu où se trouvent réunis tant d'avantages glorieux? » Chacun de ces secours sera accordé à tous ceux qui voudront s'engager en ce voyage , comme nous le verrons plus bas ; et si ces chemins ont été dérobés à la vue des prudents et des sages de ce monde , ils ont été montrés aux petits et aux humbles. « Les collines du monde, dit Habacuc , désignant ainsi les sages de la terre , les collines du

 

237

 

monde se sont courbées devant les sentiers de l'éternité de Dieu (1), » c'est-à-dire que ces sages se sont égarés loin des voies droites du Maître éternel. Eu effet, ceux qui abandonnent le sentier de la justice s'éloignent d'autant plus du terme véritable, qu'ils s'avancent davantage dans le chemin de l'erreur; et plus les sages du monde se séparent de la vérité éternelle, plus ils deviennent insensés et s'évanouissent dans leurs pensées terrestres, en sorte qu'ils peuvent s'appliquer ces paroles de la sagesse : « Le soleil de l'intelligence ne s'est point levé sur nous. Nous nous sommes lassés dans la voie de l'iniquité , et nous avons ignoré la voie du Seigneur (2). »

Or, puisque, selon saint Augustin, notre esprit, ayant été formé à l'image et à la ressemblance de Dieu , est devenu par là capable de son éternité, et qu'il peut dès cette vie y participer en quelque manière, dès-lors qu'il est, selon sa substance et quelques-unes de ses opérations intrinsèques, au-dessus du temps; que cet esprit, contrit et humilié, élève donc sa voix vers le Dieu qui l'invite avec tant d'amour à se diriger par les sentiers de son éternité vers sa demeure intérieure, secrète et éternelle; qu'il élève sa voix et s'écrie, plein de joie et de sécurité, avec le Psalmiste : « Conduisez-moi, Seigneur, dans la voie éternelle (3). »

 

1 Hab., 3. — 2 Sap., 5. — 3 Ps. 138.

 

238

 

LIVRE II. DES CHEMINS PAR LESQUELS ON S'APPROCHE DE LA DEMEURE INTÉRIEURE, SECRÈTE ET ÉTERNELLE, QUI EST EN JÉSUS-CHRIST.

 

Du premier chemin de l'éternité.

 

Le premier chemin de l'éternité, c'est , avons-nous dit, une intention droite dirigée vers les biens éternels. Que l'esprit de l'homme allégé de tout fardeau , excité et rendu agile à parcourir cette voie par le désir de ces biens , se mette donc en marelle en portant ses efforts vers ce qui est' éternel , en ne considérant que ce qui est éternel , en ne commençant que par ce qui est éternel, en ne persévérant qu'en ce qui est éternel, en n'ayant pour but que ce qui est éternel ; car c'est là le seul bien excellent , le seul bien nécessaire, la fin qui pacifie et consomme la multitude de nos désirs en un seul objet , en celui qui ne nous sera point ravi , comme il est dit en saint Luc (1). Mais , parce que l'on ne saurait s'avancer sûrement si l'on ignore les sentiers que l'on doit parcourir, nous allons considérer successivement six points qui nous aideront à connaître la voie présente, qui est une intention droite et sincère dirigée vers les biens éternels.

 

1 Luc.,

 

239

 

Nous examinerons donc :

1° Quelle est la nécessité de cette voie, et pourquoi on la niet en avant de toutes Ies autres;

2° Ce qu'on entend par intention , et quelle puissance de l'âme lui donne naissance;

3° Comment notre intention se rectifie et devient conforme à celle de Dieu et éternelle ;

4° A quels signes on connaît que l'intention est droite, simple et parfaite;

5° Comment , par une intention droite, l'esprit humain arrive et pénètre en la demeure intérieure et éternelle du Seigneur Jésus ;

6° Comment l'esprit humain est invité avec douceur et amour par Jésus-Christ à s'avancer par ce chemin en sa demeure intérieure.

 

CHAPITRE PREMIER. Quelle est la nécessité de ce chemin, et

pourquoi on le place avant les autres.

 

Nous avons donc à voir, en premier lieu , quelle est la nécessité d'une intention droite dirigée vers les biens éternels, et pourquoi elle précède les autres chemins de l'éternité. Or, il nous faut remarquer que l'intention fixe avant tout nos regards sur la fin de notre action et de notre voyage; car, selon saint Grégoire (1), l'intention avant d'être réduite en oeuvre,

 

1 Lib. 28, Mor., c. 6.

 

240

 

contemple ce qu'elle veut faire. « L'intention, dit encore le même saint , étant la directrice de nos actions , chacune d'elles la suit et lui obéit comme à un surveillant attentif. » De plus, l'intention est à nos oeuvres comme un fondement dont tout le reste dépend. « De même, ajoute ce docteur, qu'une maison s'appuie sur des colonnes, et les colonnes sur leurs bases, ainsi notre vie s'appuie sur les vertus , et les vertus sur l'intention de notre âme. » Il est donc juste et raisonnable que le chemin de l'intention précède les autres. C'est ce qui fait dire encore à saint Grégoire : « Il faut en toutes nos actions peser notre intention avec un soin vigilant, de peur qu'il ne s'y mêle quelque désir terrestre; et l'appuyer

tout entière sur la base inébranlable de l'éternité , de peur que, si l'édifice de nos oeuvres vient à s'élever en dehors du fondement véritable, nous ne voyions toute notre peine s'en aller en fumée ; car c'est en vain que l'on accomplit les plus grandes oeuvres si l'intention de notre coeur abandonne les règles de la justice éternelle. » — Si notre intention n'est pas droite, lorsque nous agissons, tout notre travail est perdu et déshonoré. Si, au contraire, elle est bonne, ce que nous faisons est excellent, alors même qu'on le jugerait extérieurement moins parfait. On comprend donc maintenant la nécessité de ce chemin, et la raison du rang qu'il occupe sur les autres.

 

241

 

CHAPITRE II. Qu'est-ce que l'intention, et quelle puissance

de rame lui donne naissance.

 

Examinons maintenant ce qu'on entend par l'intention et dans quelle puissance de l'âme elle a son origine. Saint Anselme écrit à ce sujet, dans son livre de l'Accord de la prescience de Dieu et du libre arbitre : « La volonté est un agent qui se meut lui-même et meut tous les autres agents dont nous nous servons volontairement, soit en nous, comme la main, la langue, l'oeil, etc., soit hors de nous, comme un stylet, une hache et autres objets. C'est elle qui exécute tous les mouvements libres. Or, elle se meut, par ses affections, vers la fin qu'elle désire; et ainsi c'est elle seule principalement qui forme l'intention proprement dite. Mais elle est en cela dirigée et conduite par la raison ou l'intelligence. Remarquez aussi que cette intention n'existe point sans un désir qui prend naissance en l'amour; car plus on aime la fin avec ardeur, plus le mouvement de l'intention se précipite avec véhémence vers cette fin , de sorte que c'est l'amour qui porte à la fin que l'on veut atteindre; mais l'intention règle les moyens par lesquels l'amour peut obtenir cette fin , et les dispose pour l'en mettre en possession. C'est pour cela que la Glose s'exprime ainsi sur ce passage du Psaume : « Leur pied a été

 

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pris dans le piège même qu'ils avaient tendu en secret (1). » Le pied de l'âme c'est l'amour. C'est par lui que l'âme se meut, comme vers un but, vers l'objet qu'elle veut obtenir, que cet objet soit d'ailleurs bon ou mauvais ; et , une fois qu'elle y est parvenue, qu'elle se réjouit de le posséder.

On voit par là que l'intention est proprement et principalement un acte de la volonté qui la forme, la règle et la conduit librement à sa fin sous la direction de l'intelligence. Et remarquez que cette intention , formée par la volonté à l'aide de la grâce, accomplit des actions méritoires non-seulement lorsqu'elle est actuelle, mais encore lorsqu'elle est habituelle. La raison en est que, outre la bonté naturelle qui se trouve en l'acte de la volonté par là même qu'il existe, il en tire une autre, toute distincte de celle-ci, de la disposition suffisante de l'intention vers une fin convenable. Or, cette disposition est suffisante quand celui qui agit avec une intention bonne dirige son acte vers une fin bonne; quand l'acte est de nature à atteindre cette fin et à l'atteindre par des moyens convenables, c'est-à-dire quand cet acte est de l'ordre de ceux qu'on appelle bons. Car alors il y a dans cet acte une bonté qui lui vient de son objet, qui est bon; de sa manière d'être, qui est la charité ; des circonstances et d'une fin convenable. Mais si une seule de ces choses manque , l'acte devient vicieux. On comprend par là qu'une action indifférente étant dirigée comme il faut vers une fin bonne est méritoire.

 

1  Ps., 9.

 

243

 

Mais si l'intention droite est formée actuellement à l'aide de la grâce , elle ajoute une certaine bonté à l'acte en dehors de l'intention habituelle d'où il tire une valeur qui lui est inhérente; et c'est par des actes de notre volonté ayant la grâce pour principe, que nous méritons la vie éternelle. On comprend encore, par ce qui vient d'être dit , que l'intention actuelle est plus parfaite et plus méritoire que l'intention habituelle , puisqu'elle ajoute quelque degré d'excellence de plus que cette dernière à l'acte qu'elle accomplit. Saint Grégoire dit donc à ce sujet (1) : « De même que la lumière du corps est l'ail matériel qui l'éclaire tout entier , ainsi le rayon de notre intention est le flambeau qui illumine la voie de nos actions; car le Seigneur a dit : Votre intention vous éclairera comme une lampe ardente (2). »

 

CHAPITRE III. Comment notre intention se rectifie et par là devient déiforme et éternelle.

 

Il nous faut donc examiner maintenant comment notre intention se rectifie et devient, par cette rectitude, conforme à celle de Dieu et comme éternelle. Hugues de Saint-Victor nous dit : « Le coeur de l'homme que l'amour divin avait rendu stable et fixé sur ce qui est éternel , car en n'aimant qu'un

 

1 Lib. 28, Mor., c . 6. — 2 Luc., 11.

 

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objet il demeurait un ; le coeur de l'homme , après s'être répandu en désirs terrestres, a été divisé en autant de parties qu'il a poursuivi d'objets divers; et ainsi son intention a varié selon la diversité de sa concupiscence ou de son amour (1). » C'est pourquoi saint Bernard nous enseigne que si l'objet de nos désirs est honteux , notre intention sera de même honteuse et qu'elle souillera la beauté de notre âme ou de notre esprit; que si , au contraire , cet objet est honnête, notre intention participera à cette honnêteté. Et, partant de ce principe, le même saint décrit aussitôt nos diverses intentions d'après la diversité de nos affections (2). »

D'abord , selon saint Bernard , il y a une intention perverse et inique : c'est celle qui procède d'une volonté entièrement livrée aux pensées de la chair, et qui tend par un amour tout charnel à une fin qui est contraire à la fin dernière et éternelle. Telle est l'intention de ceux qui n'ont de goût que pour les choses terrestres, qui n'ont d'autre Dieu que leur ventre, qui s'adonnent à la gourmandise afin de pouvoir ensuite se livrer davantage à la luxure. Telle est l'intention de ceux qui s'obstinent dans l'amour des biens temporels. Or, dit le même saint, ne pas tendre à Dieu, mais au monde, c'est le partage d'une âme tout-à-fait désordonnée , et cette âme n'offre qu'une face déshonorée par les souillures du péché.

Il y a, en second lieu, une intention feinte et fausse , et elle naît d'une volonté pleine de mensonge;

 

1 Lib. I, de Arc. Noe. — 2 Serm. 40 in Cant.

 

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elle ne tend à Dieu qu'en apparence , hypocritement, et non en vérité. Ce qui la porte à en user ainsi , c'est qu'elle cherche la faveur des hommes. Agir comme si l'on tendait à Dieu , dit saint Bernard , et cependant ne pas le faire en vue de Dieu , c'est le propre d'une âme profondément hypocrite. Une telle conduite anéantit toute la beauté de cette âme , et sa honteuse hypocrisie la défigure et la souille tout entière.

Il y a, en troisième lieu , une intention oblique et mercenaire, c'est celle qui vient d'une volonté affectée par la crainte , qui tend à Dieu non à cause de Dieu , mais en vue des besoins de la vie présente, ce qui fait qu'elle se replie sur elle-même. On l'appelle mercenaire parce qu'elle ne saurait convenir à des enfants. « En effet , dit saint Ambroise (1), le fils qui a reçu pour gage l'Esprit-Saint, ne cherche point dans son coeur les avantages d'une récompense passagère, mais il garde précieusement son droit d'héritier. » Voici comment saint Bernard parle de cette intention : « Si c'est uniquement ou principalement en vue des besoins de la vie présente, dit-il , que l'intention se dirige vers Dieu , nous ne l'accuserons pas d'être souillée de la boue de l'hypocrisie, mais nous dirons qu'elle est obscurcie par le vice de la pusillanimité; et elle ne saurait plaire à Dieu , qu'elle ne cherche que pour elle-même. » Ainsi ces trois voies que nous venons de faire connaître , ne sont que des voies tortueuses , temporelles et nullement éternelles.

 

1 Lib. 7, in Luc., c. 15.

 

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Il y a une quatrième intention qui est droite et dirigée vers Dieu principalement et pour Dieu : c'est celle des bonnes actions, et elle procède d'une volonté impressionnée spirituellement , c'est-à-dire embrasée des ardeurs du divin amour. Cette volonté ainsi échauffée pousse , en agissant , son intention à conquérir la fin éternelle après laquelle elle soupire ; elle se fond d'amour en la dirigeant vers Dieu , et elle ne lui permet de se reposer en aucun autre objet que dans le Dieu éternel. C'est ce qui fait dire à Origène: « Celui qui est enflammé de saints désirs , se trouve habile à toute bonne oeuvre , car il n'a rien de dur en son coeur ou en son intention qui ne se soit fondu à l'ardeur du désir dévorant qui le pousse vers Dieu. » Cependant cette intention n'a pas encore une beauté parfaite en tous points , car elle est répandue sur beaucoup de choses , bien que ce soit à cause de Dieu. C'est pourquoi saint Bernard nous dit : « Tendre à autre chose qu'à Dieu et cependant en vue de Dieu, ce n'est point le repos de Marie, mais le travail de Marthe. Loin de moi pourtant d'avancer que l'âme qui en est là renferme quelque difformité, bien que je ne puisse affirmer qu'elle soit parvenue à la perfection de la beauté; car elle est encore empressée , elle se tourmente pour beaucoup de choses , et il lui est impossible de ne point se couvrir , au moins légèrement , de la poussière des actes qui tiennent à la terre; mais aussi son intention pure et son désir sincère de se conserver sans tache aux yeux de Dieu lui feront secouer

 

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promptement et facilement ce faible nuage à l'heure de ses saints exercices et du repos de sa contemplation. »

Il y a une cinquième intention qui est droite , simple , plus immédiate , et doucement attirée par le parfum de la fin éternelle; c'est celle des contemplatifs, et elle procède d'une volonté qui a senti par expérience` cette fin. Or, cette odeur de la fin éternelle, une fois expérimentée, fait mépriser en quelque sorte tout le reste ; l'intention ne peut plus se reposer en aucune autre fin; mais, autant qu'il est en elle, elle s'unit immédiatement à sa fin dernière. « Car l'expérience, dit Hugues, est la mère et la maîtresse de l'intelligence, et celui-là connaît parfaitement la vérité qui ne l'a pas apprise seulement sur parole, mais en la goûtant et en la pratiquant » En une telle expérience l'intention ne marche pas, elle court. «Nous courons, dit l'Epouse, après l'odeur de vos parfums (2). » Cette intention tend immédiatement au Seigneur seul, autant qu'il est en elle, et à cause de lui. Néanmoins il arrive souvent que ce n'est point totalement à cause de lui seul, mais à cause du bonheur et des consolations qu'elle éprouve. Ainsi elle s'appartient encore en quelque chose, corme dit saint Bernard , et elle est divisée. Elle crie avec saint Pierre : « Voilà que nous avons tout laissé et que nous vous avons suivi : qu'y aura-t-il donc pour nous (3) ? » Et avec le Psalmiste : « J'ai poussé mon coeur à accomplir vos saintes ordonnances à cause de la

 

1 Sap. 7, Ang. Hier., lib., 7. — 2 Cant., 1. — 3 Mat., 19.

 

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récompense qui y est attachée (1). » Cependant le Seigneur ne blâme pas une telle intention, car elle ne cherche pas la récompense avant tout , mais la volonté de Dieu ; et il y en a beaucoup dans la demeure éternelle du Père, qui n'en ont point eu d'autre.

Enfin , il y a une sixième intention qui est immédiate, simplifiée, déifiée et entraînée totalement par l'amour de la fin éternelle : c'est celle des bienheureux dans la patrie. Ainsi cette intention est une intention éternelle, et elle est formée par une volonté déifiquement impressionnée. « La déification , dit saint Bernard (2), ne laisse en la volonté aucun mélange, aucune propriété; mais , par l'intention , elle dirige tout vers Dieu, sans réserve aucune. O intention sans tache et vraiment purifiée de la volonté ! elle est d'autant plus purifiée et d'autant plus exempte de tache, qu'il ne lui reste rien de propre ni de mélangé. Elle est d'autant plus suave et plus douce , que tout ce qu'elle éprouve est divin. Etre impressionné de la sorte, c'est être déifié. Ainsi est-il nécessaire que chez les saints, qui jouissent de la patrie céleste, toute affection humaine se taise d'une manière ineffable , qu'elle se dissolve et se transforme totalement en la volonté de Dieu. Autrement, comment Dieu serait-il toutes choses en tout , s'il restait encore en l'homme quelque chose de l'homme? La substance, sans doute, sera toujours la même, mais eu une autre forme, en

 

1 Ps. 118. — 2 De dilig. Deo.

 

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une autre gloire, en une autre puissance. » Et saint Bernard semble croire qu'il est impossible qu'il en soit ainsi avant la résurrection; car, avant ce temps, les bienheureux éprouvent un désir naturel de se réunir à leurs corps. Saint Augustin pense également de même (1).

 

CHAPITRE IV. A quels signes ou reconnaît que l'intention

est droite et simple.

 

Considérons maintenant à quels signes on reconnaîtra que l'intention est droite et simple. Il nous faut remarquer que , parmi ces signes , les uns sont extérieurs et exposés aux regards des hommes ; les autres sont intérieurs et n'ont pour témoins que la conscience. Les signes extérieurs d'une intention droite et simple sont au nombre de cinq, selon Origène dans son explication de ces paroles des Cantiques : Que vos pieds sont beaux, etc (2). Parlant donc de la beauté diverse des pieds de notre intention , il dit : « l'Epouse, les pieds couverts de sa chaussure, s'avance avec magnificence, appuyée sur son intention pleine de droiture. Elle marche , les pieds ainsi couverts, sur les exemples des saints ; mais celle qui est hypocrite s'avance les pieds nus , car elle suit Dieu avec une intention perverse , et elle ne se couvre

 

1 In Gen., c. 35. — 2 Cant., 7.

 

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point de l'exemple des autres. On les connaît l'une et l'autre à leurs fruits. » Ensuite le même auteur donne cinq signes d'une intention simple et droite , à l'aide desquels se fait cette distinction.

Le premier signe, c'est la haine de toute louange humaine et le renvoi de toute gloire à Dieu. «Lorsque vous donnez l'aumône, dit le Sauveur, ne faites point sonner la trompette devant vous, comme font les hypocrites (1). » La trompette, dit saint Jean Chrysostôme, c'est la jactance en tout genre dont une action se sert pour se manifester (2).

Le second signe , c'est la modération dans la tristesse et dans la joie de l'âme. « Lorsque vous jeûnez, dit le Sauveur, ne soyez point tristes comme les hypocrites qui affectent de paraître avec un visage pâle et défiguré, pour faire voir aux hommes qu'ils jeûnent (3). » Je n'ai point trouvé, ajoute Origène, de signe plus certain d'un bon coeur, qu'une douce effusion de l'âme au-dehors et une sobriété habituelle dans la joie et la tristesse.

Le troisième signe est l'ordre observé dans la correction : elle doit commencer par nous-mêmes, et ensuite s'étendre aux autres. C'est pour cela qu'il est écrit dans saint Matthieu : « Hypocrites, ôtez premièrement la poutre de votre oeil, et vous verrez ensuite comment vous pourrez tirer la paille de l'oeil de votre frère (4). » Si je ne me trompe, dit Origène, vous n'avez qu'un désir, celui de paraître juste , lorsque vous me reprenez et que vous vous négligez vous-même.

 

1 Mat., 6. — 2 Hom. 13, in Mat. — 3 Mat., 6. — 4 Mat., 7.

 

251

 

Et si votre réprimande s'adresse aussi bien à vous qu'à moi , pourquoi commencer par moi , et non par vous?

Le quatrième signe est une compassion pleine de bénignité. Ce qui fait s'écrier au Seigneur : « Malheur à vous, hypocrites, qui fermez aux autres le royaume des cieux, qui chargez les hommes de fardeaux qu'ils ne peuvent porter, et que vous ne touchez pas même du bout des doigts (1). » Celui qui a le coeur bon , dit saint Grégoire , est charitable et compatissant.

Le cinquième signe, c'est le calme immuable de l'âme, soit dans l'adversité, soit dans la prospérité, en sorte que , comme un autre Job , on accepte tout avec une égalité parfaite , en s'écriant : « Si nous avons reçu le bien de la main du Seigneur, pourquoi n'en recevrions-nous pas le mal pareillement (2)? » Aussi saint Grégoire , expliquant ce passage de Job : Il était simple et droit, nous dit : « Celui-là est simple et droit qui ne se brise point dans l'adversité, qui ne s'incline et ne s'abaisse point vers ce qui est terrestre , mais qui s'élève tout entier vers ce qui est au-dessus de lui et se soumet humblement à la volonté du Seigneur. »

Voici comment Origène énumère en peu de mots tous ces signes : « Que votre démarche est belle , ô fille du Prince, quand vos pieds sont couverts avec tant de magnificence ! Elle est belle en vérité , si dans vos actions vous fuyez la louange des hommes , si vous êtes modérée dans votre joie , si

 

1 Mat., 27. — 2 Job., 1.

 

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vous vous reprenez d'abord vous-même , si vous êtes pleine de tendresse pour les autres, et si vous demeurez patiente dans l'adversité. » Voilà pour les signes extérieurs.

Voyons maintenant quels sont les signes intérieurs d'une intention droite et simple. Saint Bernard nous dit à ce sujet (1): « Pour que l'oeil intérieur d'une intention vraie soit simple, je pense que deux choses sont nécessaires : la charité dans l'intention , et la vérité dans l'élection. » D'abord, la charité est nécessaire dans l'intention: la raison en est que la charité dirige et étend l'intention à toutes les choses qu'elle a principalement en vue pour atteindre sa fin , qu'elle l'y unit plus étroitement; car elle ne se propose qu'un seul objet en tout , elle ne tend qu'à lui seul, et, autant qu'il est en elle, elle ne cherche qu'à réunir tout en cet objet. « La charité, dit saint Grégoire, a coutume de rassembler ce qui est divisé, et elle ne pousse point le coeur du juste à se partager en plusieurs choses; au contraire, elle l'unit d'autant plus étroitement à Dieu, qu'il se répand plus largement en de saints désirs. »

En second lieu , pour que l'oeil de l'intention soit droit et vraiment simple , il faut la vérité dans l'élection, car c'est elle qui empêche de s'égarer dans la fin qu'on se propose. « Comment , dit saint Bernard , l'oeil de l'intention sera-t-il simple avec l'ignorance de la vérité, alors que celui qui aime le bien fait le mal sans le savoir (1) ? Ce ne sera donc pas sans raison

 

 1 De praec. Et disp., c. 17.

 

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que j'appellerai simple l'oeil qui réunit ces deux qualités , car ce qui rend simple cet oeil , c'est l'amour du bien et la connaissance du vrai. » Ainsi la charité ne permet pas à l'intention de s'arrêter avant d'être arrivée à sa fin , et la vérité ne la laisse point se méprendre en ce qui concerne cette même fin. La vérité, ajoute le même saint, n'aime point les lieux obscurs; elle ne se plaît point aux endroits écartés. Ainsi, pour que notre intention soit bonne, il est nécessaire qu'elle soit appuyée sur la vérité et la charité. O mon Dieu! renouvelez donc en mon coeur l'esprit de droiture (1).

 

CHAPITRE V. Comment, par une intention droite et bien simplifiée, l'esprit humain peut s'approcher de la demeure intérieure et éternelle du Seigneur Jésus, et y faire son entrée.

 

Il nous faut voir, en cinquième lieu, comment l'esprit humain peut, à l'aide d'une intention droite et bien simplifiée, s'approcher de cette demeure éternelle de Jésus et y entrer. Pour cela, remarquez que l'intention droite et simple étant une tendance directe et sans détour, une et sans mélange vers l'éternité désirée par la volonté et montrée par l'intelligence , il s'ensuit que cette tendance doit être continuelle pour

 

1 Ps. 50.

 

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s'approcher de l'éternité qu'elle a en vue, et qu'elle doit y toucher sans interruption. « Tendre à Dieu, dit Hugues de Saint-Victor, c'est le chercher sans cesse par ses désirs, c'est le trouver par la connaissance, c'est le posséder en le goûtant (1). » Que l'intention, appuyée sur la charité et la vérité, abandonne donc tout ce qui est temporel , et retourne vers ce qui est éternel jusqu'à ce qu'elle puisse s'écrier : J'ai trouvé celui qu'aime mon âme, je le possède et je ne le laisserai point aller (2) que je ne l'aie introduit dans toutes les puissances de mon esprit , tant communes que particulières, en ces lieux où l'intention foule aux pieds tout ce qui est au-dessous d'elle, pour se placer en dehors du monde, se fixer et se reposer dans ce qui est éternel.

Saint Grégoire dit à ce sujet : « Si une fois notre esprit établit fortement et d'une manière stable son intention dans le désir de la patrie céleste, il sera moins en butte aux troubles qui naissent des choses temporelles; car en présence des agitations extérieures il courra se réfugier en cette même intention comme dans une retraite inaccessible, et là, s'attachant à ce qui est immuable , s'élevant au-dessus de tout ce qui est passager, il sera , par le calme profond de son repos, hors du monde tout en demeurant dans une habitation terrestre. En effet , il s'est élancé au-delà de tout ce qui tenait à la terre, en fixant ses regards sur ce qui est au-dessus de lui ; il sent qu'il est libre et supérieur à toutes ces

 

1 De Arc. mor., c. 4. — 2 Can. , 5.

 

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choses maintenant étrangères à ses désirs; aucune tempête ne saurait, à leur occasion, s'élever au-dedans de lui ; car il ne les regarde plus qu'extérieurement, et il foule à ses pieds tout ce qui en ce monde pourrait être un objet de convoitise et d'oppression à l'esprit de l'homme. C'est pour cela que le Prophète a dit : Formez-vous un lieu d'où vous puissiez voir au loin (1), car, tandis que l'on contemple les choses supérieures, on domine les inférieures. »

Si donc notre esprit étant bien réglé au-dedans de lui-même, se recueille avec tous ses actes en un seul objet ; s'il tend à ce qui est éternel , bien qu'en quelques points il demeure sujet à l'instabilité , par son intention il se maintiendra stable en l'éternité, qui n'est fondée elle-même que sur les biens éternels. « Tant que l'homme, disent les deux auteurs déjà cités, conserve l'ordre de sa nature , bien qu'il soit variable par son action extérieure, intérieurement cependant il demeure stable par son intention et son amour; car il n'a qu'un objet en vue, il ne fait tout que pour cet objet, il n'aime que cet objet, et la fin de toutes ses volontés, de tous ses actes, c'est son Créateur qui seul lui suffit (2). » Et saint Basile sur ces paroles : Une seule chose est nécessaire (3), nous dit aussi : « La vie du chrétien est uniforme, elle ne tend qu'à un but : la gloire de Dieu. Au contraire, la vie de ceux qui soupirent

 

1 Jér., 31. — 2 Hug., de Arc. moral., lib. 4. — 3 Luc., 10.

 

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après les choses extérieures , revêt autant de formes et de variétés que le nombre de leurs désirs. »

 

CHAPITRE VI. Comment l'esprit est invité avec tendresse par Jésus à s'avancer, par le chemin d'une intention droite et simple, en sa demeure éternelle et intérieure.

 

Voyons, en dernier lieu, comment, par des invitations pleines de tendresse, notre esprit est excité à s'avancer, par ce chemin d'une intention simple et droite, à cette demeure intérieure et éternelle du Seigneur Jésus.

Ecoutons l'Epoux des sacrés Cantiques (1) : « O ma bien-aimée, s'écrie-t-il , ma bien-aimée à cause de la simplicité de votre intention durant le repos de la contemplation intérieure et dans l'exercice de l'action extérieure ; vous qui , au milieu des paroles de consolation prodiguées par les anges, ne soupiriez que pour moi, après m'avoir cherché sur votre couche; vous avez parcouru la ville , vous en avez traversé les rues; vous avez passé les anges chargés de veiller à sa garde; et ayant tout abandonné, lorsque vous vous êtes trouvée seule , vous m'avez rencontré seul aussi et vous m'avez possédé sans partage. Levez-vous donc; si vous êtes ma bien-aimée, vous ne

 

1 Cant., 2-3.

 

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pouvez demeurer en ce lieu ; il vous faut tendre à moi incessamment par la stabilité de votre intention; car bien que vous m'ayez trouvé comme votre bien-aimé. vous ne me connaissez encore qu'imparfaitement. Cherchez avec le Psalmiste à contempler ma face en tout temps (1) : Celui qui doit être aimé sans fin, doit être recherché sans fin. »

« O ma colombe, à cause de la simplicité et de l'unité de votre intention! Une seule est ma colombe (2), parce que seule elle a un regard simple, ou autrement une intelligence sans nuage , capable de contempler la divine essence en sa simplicité, ce qui l'a rendue plus simple encore, selon cette parole : Soyez simples comme des colombes (3). Hâtez-vous en vous approchant continuellement de moi par l'agilité de votre intention; c'est en ne détournant, jamais cette intention de la fin que vous désirez que se fera ce rapprochement non interrompu vers moi qui suis le principe et la fin (4). Je suis le principe qui vous a donné l'existence avec amour; je suis la fin en qui vous trouverez le repos suprême. O mon unique beauté, par la déiformité de votre intention ! C'est cette intention qui vous illuminera comme un flambeau resplendissant pour ne rien laisser en vous qui vous soit propre, pour diriger tout amoureusement vers moi. C'est pour cela que vous êtes belle, ma bien-aimée, et qu'en vous il n'y a aucune tache. Venez donc à ma divinité, car ce n'est qu'en mon être éternel que votre intention trouvera le terme et

 

1 Ps. 26. — 2 Cant., 6. — 3 Mat., 10. — 4 Apoc., 21.

 

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le repos de sa course, c'est là qu'est établie ma demeure intérieure , secrète et éternelle. Venez : le temps est favorable ; l'hiver et passé. »

L'abbé de Verceil , expliquant ces dernières paroles, s'exprime ainsi : « L'hiver arrête ceux qui voyagent par ses nombreuses intempéries. C'est pour cela que le Seigneur a dit : « Priez afin que votre faite n'arrive point pendant l'hiver (1). » Or, sous le nom d'hiver, il faut entendre tous les empêchements, tous les obstacles qui embarrassent le chemin de l'éternité. Ces obstacles sont la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux, l'orgueil de la vie et toute leur suite ; mais tout cela a perdu maintenant de sa force , car l'hiver est passé. » L'été du Soleil éternel , du Verbe incarné, a paru en notre terre , et la saison est devenue favorable aux voyages. L'épouse s'est mise en route, attirée par l'Epoux , qui n'a cessé durant toute la durée du cantique sacré de l'appeler, de lui donner son aide et son support , de l'étreindre dans ses bras, et de mettre à son service tous les esprits de sa cour céleste.

« Venez donc, continue-t-il, venez, ô ma bien-aimée ! L'hiver du péché qui retenait votre intention enchaînée vers la terre , est passé. Venez , ô ma colombe ! cet hiver qui retardait l'agilité de cette intention a disparu. Venez , ô mon unique beauté ! car il s'est en allé cet hiver qui avait défiguré tout ce qu'il y a de veau en celle même intention. Venez, ma

 

1 Mat., 24.

 

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bien-aimée par l'unité de votre intention, afin de m'embrasser éternellement; venez, par sa déiformité afin de jouir éternellement de moi, car je vous ai aimée d'un amour qui ne finira point. »

Que le Dieu éternel, qui règne dans tous les siècles et qui est béni à jamais, daigne nous accorder la jouissance d'une telle félicité. Ainsi soit-il.

 

LIVRE III. DU DEUXIÈME CHEMIN DE L'ÉTERNITÉ.

 

Le deuxième chemin de l'éternité par lequel notre esprit tend à la demeure intérieure, secrète et éternelle du Seigneur Jésus , ou autrement à son éternelle divinité, est la méditation diligente des biens célestes. Or, il y a sept points à considérer successivement sur ce sujet :

1° Pourquoi ce chemin d'une diligente méditation vient immédiatement après celui de la droite intention ;

2° Qu'est-ce que la méditation et comment on la distingue de la pensée ;

3° Comment en ce chemin Dieu éclaire l'esprit de l'homme et s'entretient avec lui ;

4° Comment l'esprit de l'homme parle à Dieu dans le chemin de la méditation;

5° Comment cet entretien intérieur est distinct de la méditation;

 

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6° Comment l'esprit de l'homme entre par le chemin de la méditation en l'éternité du Seigneur Jésus;

7° Comment l'esprit de l'homme est invité à s'avancer par le chemin de la méditation en l'éternité de Jésus.

 

CHAPITRE PREMIER. Pourquoi le chemin d'une diligente méditation suit immédiatement celui de la droite intention, et quelle est la nécessité de ce chemin.

 

Commençons par examiner comment le chemin d'une méditation diligente vient immédiatement après celui de l'intention droite , et quelle en est la nécessité. Je dis donc que l'intention droite et simple est comme un flambeau qui commence par montrer spéculativement à l'esprit de l'homme la fin éternelle et bienheureuse de toute consolation et de toute consommation. Or , il est nécessaire qu'il en soit ainsi ; car, si d'un côté l'esprit n'avait à l'avance aucune connaissance de cette fin , il ne saurait où il doit tendre, ni où trouver son repos. D'un autre côté, s'il ne concevait aucun désir de cette même fin et s'il n'avait aucune possibilité de l'atteindre, il ne se mettrait nullement en peine d'aller à sa recherche ; mais chassé de la présence du Seigneur, comme un autre Caïn, il serait vagabond et errant

 

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sur la terre sans jamais avoir de stabilité. La méditation diligente et empressée, en parcourant et en sondant tout, vient donc chercher pratiquement ce qui peut faire atteindre la fin que l'intention s'est proposée, et elle ne cesse point d'entraîner l'esprit vers ce terme en se servant de toutes les raisons en son pouvoir et de la joie qu'elle lui inspire. Ainsi il est rationel , il est; même nécessaire que le chemin de la méditation suive immédiatement celui de l'intention. C'est ce qui fait dire à Richard (1) : « C'est le propre d'une méditation diligente d'arriver, au pris de tout travail de l'intelligence et de tout effort de l'esprit, à ce qu'il y a de plus élevé, de faire irruption dans ce qui est obscur, de pénétrer ce qui est caché, jusqu'à ce qu'elle ait rencontré la vérité long temps poursuivie, et qu'elle ait amené l'esprit à la contempler avec admiration et bonheur. »

Ces deux chemins se prêtent aussi un secours mutuel. Car deux choses sont nécessaires à l'intention, l'amour du bien et la connaissance du vrai , comme nous l'avons dit plus haut; mais la méditation accroît ces deux choses et les fortifie de sa ferveur. « C'est dans ma méditation que le feu s'embrasera (2), » dit le Prophète ; mais ce sera pour illuminer l'intention afin de lui faire connaître ce qui est vrai, ce sera pour l'enflammer du désir de ce qui est bien. Réciproque ment l'intention dirige suis détour la méditation vers la fin après laquelle elle soupire, et elle l'y pousse avec force. L'intention montre la fin du voyage; la

 

1 De Arc. myst., l. 1, c. 4. — 2 Ps. 38.

 

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méditation ouvre la voie pour parvenir jusqu'aux extrémités , jusqu'à ce qui est éternel , et elle dispose avec prévoyance tout ce qui est nécessaire aux besoins de la course. On comprend maintenant pourquoi le chemin de la méditation suit celui de l'intention , et quelle est la nécessité de ce chemin.

 

CHAPITRE II. Qu'est-ce que la méditation, et comment on la distingue de la pensée.

 

Voyons, en second lieu , ce que c'est que la pensée, de peur que l'esprit ne s'engage en ce chemin plutôt qu'en celui de la méditation. Il est important de bien connaître ce qu'on entend par la pensée et par la méditation , et comment on les distingue l'une de l'autre.

Richard de Saint-Victor dit à cette occasion (1) : « Alors que nous avons à envisager un seul et même objet , nous devons savoir qu'autre chose est de le considérer par la pensée, autre chose de l'approfondir par la méditation ; car ces deux opérations diffèrent grandement entre elles , bien qu'elles s'exercent quelquefois sur la même matière. La pensée est un regard de l'âme, enclin à se répandre sur une foule de choses. Elle a coutume de se jeter presque à chaque instant sur des objets insensés et frivoles, de se porter à tout sans aucun frein de

 

1 De Arc. Myst., lib. 2, c.3.

 

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discrétion , ou bien d'agir avec précipitation. La méditation, au contraire, est une application attentive de l'âme, s'efforçant avec la plus grande diligence de découvrir ce qu'elle recherche; c'est un regard prudent de l'esprit absorbé tout entier dans la poursuite de la vérité. » Ainsi il doit exister de nombreuses différences entre la pensée et la méditation , comme l'observe le même auteur. Et il ajoute :

« Elles diffèrent en ce que la pensée s'avance d'un pas lent à travers une multitude d'objets divers sans se proposer aucun but , et marche en errant çà et là au hasard ; tandis que la méditation poursuit sa course, au milieu des sentiers les plus âpres et les plus ardus vers le terme qu'elle veut atteindre , et s'efforce d'y parvenir au prix de tous les efforts possibles. Ensuite la pensée ne fait que ramper et se traîner; la méditation , au contraire, marche et court le plus souvent. La pensée vit sans travail et ne porte aucun fruit; la méditation travaille beaucoup et recueille ce qu'elle a semé. La pensée, toujours instable dans ses mouvements, passe sans cesse d'une chose à une autre; la méditation s'attache à un seul objet et le poursuit sans relâche. La pensée naît de l'imagination, et c'est

pourquoi il lui arrive quelquefois d'être privée de raison ; car l'imagination est de deux sortes : l'une animale, et l'autre raisonnable. La première se répand çà et là sans utilité aucune et sans réflexion, et les animaux en peuvent, faire autant; la seconde

 

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est celle par laquelle nous formons en notre esprit des images diverses, soit en réunissant plusieurs objets, soit en les séparant, ce que la brute ne peut faire. La méditation , elle , n'a pour principe que la raison; aussi quelquefois se change-t-elle en la contemplation par l'admiration et les tressaillements de joie qu'elle éprouve. » Ainsi parle Richard de Saint-Victor.

Nous voyons donc ce que c'est que la pensée, et ce que c'est que la méditation ; en quoi elles diffèrent, et en quoi elles s'accordent. Cependant il arrive souvent qu'on nomme l'une pour l'autre, et la raison en est que la pensée peut se changer en méditation.

 

CHAPITRE III. Comment, dans le chemin de la méditation, Dieu éclaire l'esprit de l'homme et s'entretient avec lui.

 

Les entretiens de Dieu répandant une lumière admirable du haut des montagnes éternelles, inclinent l'esprit de l'homme à marcher vers les biens célestes, et lui allègent les difficultés du voyage. Il nous faut donc examiner comment, dans le chemin de la méditation , Dieu parle à notre esprit et s'entretient quelquefois avec lui de ces mêmes biens en toute familiarité afin d'empêcher, par les charnues de ses discours, qu'il ne se fatigue trop au milieu des peines

 

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de sa course. « Dieu, dit saint Bernard, vient comme un voyageur se joindre à ceux qui s'avancent sur le chemin , et , par les délices de sa parole, il les soutient contre les fatigues du voyage, en sorte que lorsqu'il se sépare d'eux ils s'écrient : « Notre coeur n'était-il pas brûlant au-dedans de nous lorsqu'il nous parlait durant le chemin (1) ? »

Voyons donc, en premier lieu, de quelle manière, dans nos méditations , Dieu nous parle et s'entretient avec noire esprit. Saint Denis, au commencement de son livre de la hiérarchie angélique, nous dit : « Le Père éternel engendre une lumière très-simple en son essence, et cette lumière universelle sortant du Père, admet non-seulement les esprits célestes à sa connaissance et à sa participation, mais elle vient encore jusqu'à nous par une effusion de sa bonté afin de nous séparer de tout ce qui est bas , et de nous porter à la connaître et à la désirer elle- même; et éloignant de notre esprit tout ce qui pourrait le distraire , elle le tourne vers la vision éternelle du Père qui cherche à nous réunir à lui. » Cette lumière est celle qui éclaire, autant qu'il est en elle , tout homme venant en ce monde. Mais cette illumination divine est encore la parole inspirée que Dieu nous adresse. Ce qui fait dire à saint Grégoire : « Ce que l'on voit par inspiration, c'est comme si on l'entendait de ses oreilles (2). » Et à saint Augustin : « L'entretien de Dieu est une inspiration cachée par laquelle il manifeste visiblement à notre âme sa

 

1 Serm. 31 . in Cant. — Luc., 24. — 2 Mor. , lib. 2, c. 4.

 

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volonté et sa vérité. » Le même saint Grégoire nous montre encore en plusieurs endroits que Dieu nous parle par une inspiration intérieure de notre âme. « Dieu , dit-il , nous parle intérieurement dans le silence; il se fait entendre dans le langage invisible de la componction , et sa voix retentit avec d'autant plus de force aux oreilles de l’âme, que celui vers qui elle est dirigée se détourne plus parfaitement du tumulte des désirs intérieurs, et. s'écrie avec le prophète David : J'écouterai avec attention ce que le Seigneur mon Dieu me dira au-dedans de moi , parce qu'il m'annoncera la paix qu'il a préparée pour son peuple, pour ses saints et pour ceux qui se convertissent en rentrant au fond de leur coeur (1), c'est-à-dire en leur esprit, où Dieu daigne habiter comme en son image. Mais comment le Seigneur habiterait-il en cet esprit sans l'entretenir de ce qui est éternel? »

En second lieu, quel est celui qui entend cette parole divine? Le Seigneur a répondu lui-même à cette demande en disant en son Evangile : « Que celui-là entende, qui a des oreilles pour entendre. Et dans l'Apocalypse : « Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ce que l'Esprit dit aux Eglises (2). » Richard , développant ces paroles , nous dit : « Celui-là a des oreilles pour entendre , qui a un esprit pour comprendre et un cœur pour aimer et mériter ce qui est annoncé ou promis. » C'est pour cela que le Seigneur, parlant aux Juifs dont l'ouïe intérieure

 

1 Ps. 84. – 2 Mat., 11; — Apoc., 2.

 

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était insensible, et le sens spirituel éteint, s'écrie : « Pourquoi ne connaissez-vous pas mon langage C'est que vous ne pouvez entendre ma parole, car vous n'êtes point les enfants de Dieu, mais les enfants du diable, qui n'est point demeuré dans la vérité et qui est un menteur. Mais celui qui est enfant de Dieu, écoute les paroles de Dieu; et si quelqu'un garde ma parole, il ne mourra jamais (1). » Celui qui est vivant a des sens spirituels pleins de vie; mais tous ne les ont pas exercés et ouverts pour entendre la parole de Dieu. Si le Seigneur Jésus n'excite lui-même et n'ouvre notre ouïe intérieure, notre esprit devient sourd et muet au contact de la parole divine, en sorte qu'on peut dire de nous , selon le sens du psaume (2) : Ils ont des oreilles et ils n'entendent point la voix de Dieu qui leur parle intérieurement, et leur langue s'est trouvée sans un souffle pour s'adresser au Seigneur. Saint Grégoire tient un langage semblable quand il nous dit : « La voix de Dieu se fait entendre lorsque nous aspirons sa grâce en notre esprit , et notre oreille retrouve ses fonctions lorsque la sensualité qui causait la surdité secrète de notre âme, vient à se dissiper (3). » Nous reviendrons sur ce sujet au sixième chemin. Mais comment s'accomplit cette réparation , comment s'opère ce réveil de nos sens intérieurs? L'Apôtre nous l'enseigne dans l'Epître aux Romains, où il dit : Si vous faites mourir par l'esprit les oeuvres de la chair, vous vivrez (4) , c'est-à-dire selon l'esprit. Mais ceux qui

 

1 Joan. — 2 Ps. 113. — 3 Mor., lib. 27, c. 15. — 4 Rom., 8.

 

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vivent selon l'esprit ont le sentiment de ce qui est selon l'esprit , l'intelligence des choses spirituelles. La raison en est que, l'esprit étant vivifié, les sens de l'esprit participent à cette vie , de sorte qu'ils peuvent s'exercer et se réjouir en ce qui est spirituel; et cela est vrai non-seulement pour l'ouïe de l'âme , mais encore pour tous les sens intérieurs.

L'auteur du livre de l'Esprit et de l'âme nous donne aussi une preuve de ce que nous venons d'avancer, dans ce passage : « Lorsque le sens extérieur de la chair, dit-il, use du bien qui lui est propre, le sens intérieur est comme plongé dans le sommeil; car celui-là ne connaît pas les biens intérieurs, qui se laisse entraîner par le plaisir que lui offrent les biens du dehors. Celui qui vit en la chair, sent en la chair, évite autant qu'il est en lui les souffrances de la chair et ne cherche que les consolations de la chair. Un tel homme ignore entièrement les bics- sures de son âme et ne se n'et point en peine d'y chercher un remède. Mais si le sens extérieur, qui se répand en ce qui est chair, vient à mourir , le sens intérieur commence alors à revivre ; l'homme se sent lui-même, il sent son esprit, il sent ses blessures et en alcane temps ce qui fait son bonheur; et cela d'une n'altière d'autant plus parfaite que ce sentiment est plus intime (1). » Pour ceux qui eu sont là, l'oreille de l'âme n'est plus fermée; ils écoutent la voix de Dieu qui se fait entendre au-

 

1 Cap., 9.

 

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dedans d’eux-mêmes, et ils s'écrient avec le Prophète : Votre parole est comme une flamme dévorante, et votre serviteur est épris d'amour pour elle (1).

Remarquez, en troisième lieu , que Dieu ne parle pas à tous également dans la méditation , et qu'il ne s'entretient pas avec chacun de nous en tout temps de la même manière , mais seulement selon que nous en avons besoin. Ainsi lisons-nous que le Seigneur dit à ses Disciples : J'ai encore beaucoup de choses à vous dire; mais vous n'êtes pas en état de les portes maintenant (2).

Il faut savoir encore que le Seigneur nous parle de bien des façons diverses. Tantôt il le fait en nous re-prenant sévèrement selon cette parole : « Je reprends et je châtie ceux que j'aime (3). » Le Seigneur, disent deux des auteurs déjà cités, commence par reprendre et châtier ceux qu'il aime, afin de les amener à accomplir ce qu'il leur inspire. C'est pourquoi il nous faut recevoir ses paroles et ses coups avec une entière soumission. Tantôt il fait des menaces terribles, comme dans ce passage : Celui qui ne demeure pas en moi sera jeté dehors comme un sarment inutile ; il séchera, et on le ramassera, et on le jettera au feu, et il y brûlera (4). Une autre fois il instruit des choses de la sagesse : « Je vous ai appelés mes amis, dit-il. Pourquoi ? parce que je vous ai fait savoir tout ce que j'ai appris de mon Père (5), tout ce qui était nécessaire au salut, ajoute saint Jean Chrysostôme. Et dans saint Matthieu nous lisons : Ouvrant sa

 

1 Ps. 118. — 2 Joan., 16. — 3 Apoc., 3. — 4 Joan., 15. — 5 Ib.

 

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bouche il les enseignait en disant : « Bienheureux les pauvres d'esprits, parce que le royaume des cieux est à eux (1), etc. » Une autre fois encore il persuade ce qui est avantageux : « Je vous conseille, dit-il, d'acheter de moi de l'or éprouvé au feu pour vous enrichir (2) . » Et par l'or il entend la charité, qui est vraiment brillante comme de l'or, qui s'embrase par l'amour, et qui , dans la tribulation , trouve la fournaise chargée de l'épurer. Il nous parle aussi en nous faisant des promesses pleines de vérité : « Si quelqu'un m'aime, nous dit-il, il gardera ma parole, et mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure (3) . » Il y a dans ces paroles une triple promesse : l'amour, la visite, la demeure du Seigneur en nous. Que pourrait-on trouver de plus grand ? Ou bien il nous console avec douceur : « O mes amis! s'écrie-t-il , mangez; enivrez-vous, mes bien-aimés (4); mangez mon corps, buvez mon sang, enivrez-vous de ma divinité; car le Verbe s'est fait chair afin d'être la nourriture des hommes comme il était celle des anges. Enfin, il nous fait entendre un doux murmure de familiarité, selon ce passage de Job : « Une parole m'a été dite en secret, et mon oreille a saisi comme à la dérobée le bruit léger de son murmure (5). » Ce que saint Grégoire explique de cette manière (6) : « Dans cette parole secrète il faut reconnaître le langage du souffle intérieur qui , arrivant jusqu'à nous , élève notre esprit , en

 

1 Mat., 5. — 2 Apoc., 3. — 3 Joan., 14. — 4 Cant., 5. — 5 Job., 4. Mor., l. 5, c. 16.

 

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chasse les pensées terrestres, l'embrase du feu des désirs éternels, ne lui permet de s'exercer que sur les choses célestes, et lui fait mépriser profondément tout ce qui est au-dessous de lui. Entendre ce langage secret, c'est donc recevoir en son coeur les paroles de l'Esprit-Saint, que le monde ne saurait entendre; car l'âme qui ne s'élève point à

l'amour des choses invisibles ne peut s'ouvrir à cet Esprit divin. Mon oreille a saisi comme à la dérobée le bruit léger de son murmure. Le murmure de cette parole secrète, c'est la voix du souffle intérieur. Le bruit léger de ce murmure, ce sont les pensées qui conduisent à l'âme le souffle lui-même. L'oreille du coeur saisit donc à la dérobée les mouvements à peine sensibles du souffle céleste, quand l'âme touchée intérieurement reconnaît rapidement et secrètement la voix presque imperceptible qui lui parle. Mais si elle ne se soustrait aux désirs extérieurs , elle n'atteint point ce qui est intérieur ; car c'est pour entendre qu'elle doit se cacher, et c'est pour se cacher qu'il lui est donné d'entendre. » Quelquefois les paroles de ce divin murmure sont si secrètes et si cachées, qu'entendues dans le plus profond de l'âme elles ne sauraient être redites extérieurement. Ce qui fait dire au même saint : « Les ruisseaux des dons spirituels coulent si légèrement des l'auteurs célestes dans l'âme de celui qui aime, qu'il n'est pas au pouvoir d'une langue matérielle d'en donner une idée. Personne donc ne les connaît, si ce n'est celui qui les reçoit, comme dit le

 

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Seigneur dans l'Apocalypse ; c'est-à-dire celui qui est choisi de Dieu pour jouir de ces faveurs , ou autrement celui qui en a fait l'expérience et les a goûtées par révélation. Cette expérience, elle l'avait faite, celle qui s'est écriée : Mon âme s'est fondue aussitôt que mon Bien-Aimé m'a parlé (1).

Nous pouvons maintenant comprendre comment Dieu s'entretient avec notre esprit dans la méditation.

 

CHAPITRE IV. Comment l'esprit de l'homme parle à Dieu dans le chemin de la méditation.

 

Maintenant, comment notre esprit , dans ses méditations, s'entretient-il avec Dieu lorsque Dieu lui-même daigne s'adresser à lui? Nous l'avons vu, il arrive quelquefois que le Seigneur nous parle avec tant d'amour et de douceur en nos méditations, que notre âme , transportée comme hors d'elle-même, s'écrie avec le Prophète : « Que vos paroles me sont douces ! Elles le sont plus à mon coeur que le miel ne l'est à ma bouche (2). » Mais il est de toute convenance. il est nécessaire, alors que Dieu veut bien lui parler, que notre esprit réponde avec humilité et douceur , avec respect et action de grâces en se servant de ces paroles du psaume (3) : Si je me conserve sans tache, les paroles de ma bouche vous seront agréables quand

 

1 Cant., 5. — 2 Ps. 118. — 3 Ps. 18.

 

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elle s'adressera à vous extérieurement, et la méditation de mon coeur sera toujours en votre présence quand il vous parlera intérieurement. » Saint Bernard s'exprime ainsi à ce sujet (1) :

« De même qu'autrefois Moïse parlait au Seigneur comme un ami à son ami , et que le Seigneur lui répondait, ainsi de nos jours entre le Verbe et l'âme, comme entre deux voisins, s'est établi un entretien vraiment familier. En cela rien d’étonnant, car c'est d'une même source d'amour que naît et se nourrit cette affection réciproque. Ainsi de part et d'autre volent des paroles débordantes de suavité; de saints regards, indices de l'amour , s'échangent mutuellement. L'un s'écrie : Que vous êtes belle, ma bien-aimée; et l'autre lui répond : Vous êtes vraiment beau, ô mon Bien-Aimé! Notre lit est émaillé de fleurs. »

Il faut donc remarquer d'abord que Dieu anime et excite avec une affabilité souveraine notre âme à cet entretien ; qu'il lui parle le premier et l'invite avec douceur à converser avec lui. Que votre voix, lui dit-il, se fasse entendre à mes oreilles; car, ajoute-t-il comme pour lui rendre raison de son désir, votre voix est pleine de douceur. Elle est douce parce qu'elle se nourrit à la source enivrante de la céleste charité, à la source de la candide et suave vérité. Qu'elle se fasse donc entendre à mes oreilles en esprit et en vérité. Et comme les paroles de votre bouche expriment les parfums de votre langage intérieur , vos

 

1 Serm. 40, in Cant.

 

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lèvres sont comme un rayon d'où distille le miel ; car le miel de la douce charité, le lait de l'éclatante vérité sont cachés sous votre langue et enfermés dans le sanctuaire de votre âme ; et c'est pour cela que votre parole se répand avec tant de douceur (1).

Remarquez, en second lieu, ce que nous devons entendre par la bouche de l'âme ou de l'esprit, et par la langue qui doit parler à Dieu. Saint Grégoire nous dit que la bouche du coeur c'est la méditation ou la pensée; autrement le Prophète n'aurait point dit : Les lèvres des méchants sont pleines de tromperies ; ils parlent en leur coeur et avec leur cœur (2). D'ailleurs c'est de l'abondance du coeur que parlent tant la bouche corporelle que la bouche spirituelle, qu'elles expriment le bien ou le mal. Or, quelle est cette langue de l'esprit? Saint Bernard nous le fait voir en ces paroles : « Le Verbe est esprit , l'âme est esprit , et ils ont l'un et l'autre une langue qui leur sert à lier entretien entre eux , et à se manifester leur présence. La langue du Verbe, c'est la condescendance de son amour; la langue de l'âme, c'est la ferveur de sa dévotion. L'âme qui n'a pas cette ferveur est sans parole et semblable à un enfant; elle ne saurait en aucune façon converser avec le Verbe. Lors donc que le Verbe entreprend de parler à l'âme en cette langue, il est impossible que sa parole ne se fasse point sentir à cette âme, car la parole de Dieu est vivante et efficace, et elle perce plus qu'une épée à deux tranchants; elle entre et pénètre jusque dans

 

1 Cant., 1., 1 , 2, 4. — 2 Mor. , l. 15, c. 5. — Ps. 11.

 

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les replis de l'âme et de l'esprit. Et lorsque de son coté l'âme s'excite à parler, il sera encore plus impossible que le Verbe puisse l'ignorer, non-seulement parce qu'il est présent partout , mais principalement parce que la langue de la dévotion ne saurait se remuer et émettre une parole que sous l'impulsion de sa grâce (1). »

Il est nécessaire , en troisième lieu , pour connaître ce langage spirituel , de bien savoir ce qu'on entend par les paroles de l'esprit, et comment notre âme peut s'adresser à Dieu de diverses manières. Saint Grégoire dit donc : « Les paroles de l'âme, ce sont ses désirs. Si le désir de l'âme n'était point un entretien , le Prophète n'aurait point dit : Votre oreille a entendu le désir de leur coeur (2). Un grand désir est un cri puissant; et celui-là crie d'autant moins que son désir est plus faible, tandis que sa voix se fait entendre avec d'autant plus de force à l'oreille de l'Esprit infini, qu'il se répand vers lui en désirs plus ardents. »—« Toutes les fois, dit saint Bernard, que vous lisez ou que vous apprenez que le Verbe éternel et l'âme s'entretiennent ensemble , ou qu'ils se considèrent réciproquement, n'allez pas vous figurer des sons matériels ou des images corporelles; car le langage du Verbe, c'est l'infusion de ses dons, et la réponse de l'âme, c'est son admiration accompagnée d'actions de grâces. » — « La voix de l'âme, continue saint Grégoire, se déroule en paroles distinctes lorsqu'elle varie à l'infini les formes de son admiration. » Ainsi , il faut

 

1 In Cant., 45. — 2 Ps. 9.

 

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donc remarquer que l'âme ou l'esprit de l'honune parle à Dieu, en ses méditations, de diverses manières, selon la variété de ses désirs et les modes différents de son admiration. Et quoique le nombre en soit sans fin , on peut cependant les ramener à sept :

1° Quelquefois l'âme parle à Dieu en l'adorant fidèlement. Ainsi agit-elle lorsqu'en ses méditations elle lui offre à lui seul, avec une foi vive et une charité sans mélange , et comme n'étant dus qu'à lui, les désirs de son coeur, selon qu'il est écrit : Vous adorerez le Seigneur votre Dieu et vous ne servirez que lui seul. Les vrais adorateurs sont ceux qui adorent en esprit et en vérité (1), ceux qui font accorder le culte extérieur avec le culte intérieur. Or, l'homme ne sert que Dieu seul , lorsqu'il se dirige tout entier vers lui par une intention parfaite.

2° Une autre fois le langage de l'âme, c'est l'admiration la plus profonde pour Dieu, comme lorsque nous contemplons avec un étonnement extrême la multitude de ses oeuvres et de ses merveilles, et qu'ainsi notre étonnement s'élevant de degrés en degrés jusqu'au ravissement de l'esprit, nous nous écrions avec l'Apôtre : O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu! Ou bien avec le Psalmiste : Que vos ouvrages, Seigneur, sont pleins de magnificence (2) !

3° Une autre fois aussi, c'est une prière adressée à notre Père avec une confiance entière, comme lorsque nos désirs expriment à sa miséricorde paternelle

 

1 Mat., 4 ; — 2 Joan., 4 . — 3 Rom., 11; — 4 Ps. 105.

 

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les besoins de ses enfants, et que nous lui disons : Notre Père, qui êtes dans les cieux, etc.; prière qui renferme toutes les demandes nécessaires à nos âmes. La véritable demande, nous dit saint Grégoire, ne repose pas dans les paroles de la bouche, mais dans la pensée du coeur. Le cri le plus puissant sur les oreilles secrètes de Dieu n'est point produit par notre langue, mais par des désirs suppliants.

4° L'âme parle encore au Seigneur en lui rendant les hommages les plus humbles. Ainsi en est-il lorsque nous nous regardons comme des serviteurs inutiles , que nous n'attribuons aucun bien à nos propres mérites, que nous reconnaissons avoir reçu tout gratuitement du Seigneur, comme du dispensateur de tous les dons. J'ai dit au Seigneur, s'écrie le Prophète, vous êtes mon Dieu, car vous n'avez aucun besoin de mes biens (1). Oui , ajoute saint Grégoire , celui-là est véritablement pour nous un Seigneur, qui n'a nulle nécessité de ce que son serviteur possède, mais qui le comble encore de ses biens.

5° Ce langage se fait également entendre lorsque nous concevons une crainte terrible de notre juge. C'est ce qui a lieu quand l'homme, plein de confiance en la miséricorde infinie de son Dieu, confesse par des sentiments d'effroi son crime et sa propre infirmité, selon cette parole de Job : Je parlerai dans l'amertume de mon âme (2). L'amertume de la pénitence actuelle, dit saint Grégoire, éteint les supplices de la colère à venir. C'est pour cela que Job s'écrie

 

1 Ps. 15. — 2 Job., 10.

 

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avec confiance : Veuillez ne pas me condamner; et si vous me dites : je ne te condamnerai pas, indiquez-moi donc pourquoi vous me traitez de la sorte. Et l'Apôtre répond : Lorsque nous sommes jugés aussi sévèrement, c'est le Seigneur qui nous châtie afin que nous ne soyons pas condamnés avec le monde (1).

6° Ce langage consiste aussi à s'entretenir familièrement avec Dieu comme avec un ami. Ainsi quand l'âme a été nourrie et fortifiée par la parole que Dieu a daigné lui adresser, de son côté elle se tourne vers lui dans la ferveur de ses désirs en tout abandon et avec action de grâces , et elle répond à ses paroles avec une douce familiarité. Qu'une pareille union puisse exister entre Dieu et l'âme, l'Apôtre nous le dit en ce passage : « Dieu, par qui vous avez été appelés à la société de son Fils, Notre-Seigneur Jésus-Christ, est fidèle. » Et saint Jean en cet autre : « Si nous marchons dans la lumière comme lui-même est dans la lumière , il y a entre nous et lui une société mutuelle (2) . » Et qu'en cette union il y ait échange réciproque de ravissantes conversations , nous l'avons vu plus haut où nous avons dit que Dieu, semblable à un voyageur, vient se mêler à ceux qui accomplissent ce pèlerinage, afin de ranimer leur courage au milieu des fatigues de la route par la suavité de ses entretiens, etc.

7° Enfin, l'âme parle en murmurant doucement le nom de son Epoux , comme lorsque , par la grandeur de son amour, elle est impuissante à former et

 

1 I Cor., 11. — 2 I Cor., 1; — I Joan., 1.

 

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à exprimer dans leur plénitude les désirs cachés et intimes qu'elle renferme. Il est nécessaire, en effet, lorsque Dieu fait entendre à l'âme ce souffle léger dont nous avons parlé, que l'âme lui réponde par un murmure semblable. Le souffle divin, dit saint Grégoire (1), se fait entendre lorsque Dieu parle à l'âme par une inspiration si intime que la bouche corporelle est incapable de l'exprimer. Il en est de même du souffle de l'âme : lorsque la voix de Dieu l'a ainsi ramenée à ce qu'il y a de plus intérieur en elle, elle conçoit des paroles qu'il n'est pas non plus au pouvoir de sa langue de redire. » Or, ce murmure ne se fait entendre que dans le silence et la solitude. C'est pour cela que le Seigneur a dit : « Je la conduirai dans la solitude et là je parlerai à son coeur (1). » Il la conduit en la solitude en la rappelant à ce qui est intérieur en elle, afin que seule elle s'entretienne avec lui seul et que rien ne vienne lui faire obstacle. Voilà pourquoi il lui adresse cette parole aux Cantiques : « Faites-moi entendre votre voix; » comme s'il voulait lui dire : « Je suis intimement présent à votre esprit ; et vous, en demeurant comme vous faites au milieu de ce qui est extérieur, vous êtes à une grande distance de moi. Aussi votre voix venant du dehors est-elle plus froide; elle attire moins mon attention, elle est moins délicieuse : faites-moi donc entendre votre voix intérieure , la voix de vos désirs les plus enflammés. » L'Epoux , dit l'abbé de Verceil , désirant lier avec l'âme de célestes entretiens,

 

1 Mor., l. 5, c. 19. — 2 Osé. 2.

 

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la provoque à rentrer à ce qu'il y a de plus intime en elle-même et à y former les désirs les plus ardents par ces paroles : Faites-moi entendre la voix de votre coeur. Car il n'y a point de voix plus douce à l'oreille de l'Epoux que le désir fervent de le posséder. » Ainsi le Seigneur nous montre que rien ne saurait nous être plus avantageux, rien ne saurait être en nous plus agréable à Dieu, ni plus parfait dans ce qui forme la portion de Marie, que de nous exercer en tout temps aux choses célestes avec la ferveur de désirs extatiques, de désirs incessamment dirigés vers le rayon divin , et de placer notre félicité dans la conversation intime du Seigneur; car c'est là que se font entendre des paroles qu'il n'est point permis à l'homme d'exprimer.

 

CHAPITRE V. Comment l'entretien avec Dieu est distinct de notre méditation.

 

Mais comme les pensées de notre âme ont une ressemblance très-grande avec les paroles de la vérité, il est nécessaire, je crois , de savoir comment nous pourrons distinguer le langage de Dieu d'avec notre méditation. Il nous faut donc remarquer que la voix de Dieu qui nous parle est mie inspiration divine , par laquelle il manifeste invisiblement à nos âmes sa volonté et sa vérité, tandis que la méditation est une

 

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application diligente de notre esprit se portant avec ardeur et avec travail à la recherche de la vérité. Ainsi il est clair qu'il existe une différence très-grande entre la méditation de l'homme et la parole que Dieu lui adresse.

D'abord , elles diffèrent en ce que c'est la voix de Dieu qui précède et commence la méditation de notre esprit. En effet, l'Apôtre nous dit que nous ne sommes pas capables de nous-mêmes d'avoir aucune bonne pensée comme venant de nous-mêmes (1). Mais s'il en est ainsi , combien moins pouvons-nous méditer quelque chose par nos propres forces , puisque la méditation est plus parfaite que la pensée? C'est donc de Dieu que vient notre puissance. Voilà pourquoi le Sage nous dit : Le coeur de l'homme est soumis aux caprices de son imagination s'il n'est aidé et éclairé par le Très-Haut (2). Et saint Bernard s'exprime conformément à ce passage dans le discours quarante-cinquième sur les Cantiques : « La langue de l'âme, dit-il , c'est la ferveur de sa dévotion. L'âme qui n'a pas cette ferveur est muette et semblable à un enfant; elle ne saurait en aucune façon s'entretenir avec le Verbe ; et si lui-même ne l'excite , la langue de la dévotion ne saurait se remuer et prononcer une seule parole. » Ainsi la voix ou l'inspiration divine doit donc pousser notre âme à méditer , et souffler à notre esprit ce qu'il doit méditer des choses célestes, quand et comment il doit le méditer. Autrement sa méditation serait vaine et

 

1 II Cor., 3. — 2 Eccl., 34.

 

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inutile; ce ne serait point le feu de la dévotion qui l'embraserait , mais le feu de la vanité et de la cupidité.

La seconde différence , c'est que la parole de Dieu forme la méditation de l'homme et l'établit dans le vrai. Cette parole , prenant naissance dans l'inspiration divine, procède de la vérité ineffable; elle enseigne à parler et à méditer les choses célestes, et nous manifeste ce qui est surnaturel , comme nous l'avons dit plus haut. Mais la méditation se meurt lorsqu'elle tire sa force de la raison humaine. En effet , comment cette raison instruira-t-elle notre méditation de ce qui est céleste, et l'établira-t-elle dans la vérité , alors qu'étant elle-même sans inspiration et sans cette onction qui enseigne toutes choses, elle ne peut s'élever jusqu'aux vérités surnaturelles? Elle est donc muette et aveugle sur de tels sujets; et en cela rien d'étonnant, car celui qui tire son origine de la terre a un langage terrestre (1).

L'homme considéré en lui-même, dit saint Augustin, ne peut parler autrement que le langage de la terre; chacun parle selon ce qui lui est propre, et l'homme terrestre ne conçoit point les choses qui sont de l'esprit de Dieu. Un tel homme , dit le Psalmiste , a médité l'iniquité sur sa couche , c'est-à-dire en son coeur, d'où viennent les pensées mauvaises , les meurtres (2), etc. Riais quand la voix de Dieu se fait entendre par l'inspiration intérieure, la méditation s'éclaire et se fonde sur la vérité. Car dans

 

1 Joan., 2. — 2 Ps. 35; — Mat., 15.

 

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l'inspiration , c'est une même chose de dire et d'illuminer, d'entendre et de voir. « Ce qui brille à nos regards, dit saint Grégoire, c'est comme si nous l'entendions de nos oreilles; la vérité s'enseigne par des paroles , nous la voyons lorsqu'elle nous illumine. » Au reste , nous connaissons toutes ces choses par l'expérience, puisque c'est de l'abondance du coeur que la bouche parle, tant la bouche de l'âme que celle du corps. Assurément, d'un coeur ainsi inspiré ne peuvent sortir les pensées mauvaises, les larcins, les homicides, etc., mais seulement les méditations suaves , les paroles pleines de douceur ; et une telle âme a droit de s'écrier : « Mon bien-aimé est pour moi comme un bouquet de myrrhe; il demeurera entre mes mamelles. (1) » Or, c'est par une méditation non interrompue qu'il demeure en la mémoire figurée par ces mamelles, semblable au bouquet de myrrhe destiné à préserver les corps de toute corruption , et à donner la mort à tout insecte rongeur. Cette myrrhe signifie le parfum enivrant des saintes méditations qui ont Dieu pour objet, et dont l'effet est de mettre l'esprit à l'abri de toute atteinte et de toute corruption de la terre, et d'anéantir tout insecte, c'est-à-dire tout ce qui pourrait être un obstacle. Assurément le langage d'une telle méditation est rempli de douceur.

La troisième différence , c'est que la parole de Dieu perfectionne et conduit à la consommation la méditation de l'homme. Car saint Denis nous enseigne

 

1 Cant., 1.

 

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que les biens naturels reçoivent leur perfection des biens surnaturels. Toutes les inclinations de l'âme ont été dirigées vers les biens éternels par le Créateur suprême ; mais , pour y arriver, il faut que ces inclinations soient fortifiées du secours venu d'en-haut, nous dit la Glose. Apprenez donc à diriger tous les mouvements de votre coeur et l'incendie d'amour naturel dont il est consumé vers des objets meilleurs, vers les perfections surnaturelles. Les mouvements de l'âme, tant de l'intelligence que de la volonté , sont comme des envoyés qui vont et viennent de Dieu à l'âme, de l'âme à Dieu au moyen de la méditation; mais ces envoyés seront inutiles , ils seront indignes de paraître en la présence de Dieu si la voix céleste ne les prévient pour les éclairer du flambeau de la vérité et les embraser de l'ardeur de la vérité; car si l'homme veut tirer ses paroles de son propre fonds, bientôt son langage sera convaincu de mensonge. C'est donc par les dons surnaturels que les mouvements de l'âme seront trouvés dignes de paraître devant Dieu, et que, semblables aux filles de Juda et de Jérusalem, ils pourront contempler le Roi dans sa gloire. Voici comment Richard s'exprime sur ces envoyés (1): « Si je ne me trompe, dit-il, vous qui vous appliquez assidûment à la méditation et aux entretiens célestes, vous contemplez chaque jour les ambassadeurs de Dieu. Car toutes les fois que nous tirons de nouveaux enseignements des profondeurs sacrées de l'Écriture , que faisons-nous autre chose

 

1 De Cont., l. 4 , c. 14.

 

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sinon de recevoir certains messagers de notre Bien-Aimé? Toute pieuse lecture et toute sage méditation nous aident à posséder ce bonheur. Car, tandis que nous lisons ou que nous méditons les porteurs des secrets divins viennent s'offrir à nous , nous font connaître les commandements de celui que nous aimons , et nous instruisent de toute chose. En effet , il ne convient pas que ceux qui s'aiment ignorent les soucis et les désirs mutuels qu'ils ont les uns pour les autres , et ce n'est point assez, pour une âme embrasée et pleine d'ardeur, d'entendre une fois seulement son Bien-Aimé. Je vous en prie , envoyez et envoyez encore. Qu'un envoyé aille continuellement de vous à moi et de moi à vous; qu'il m'instruise de chaque chose en détail ; qu'il m'apprenne non-seulement ce qui me concerne , mais encore ce qui vous concerne aussi; qu'il me dise ce qui se passe auprès de vous, et ce qui peut vous être agréable dans tout ce que je possède. »

Mais comment reconnaître les envoyés véritables , et les distinguer de ceux qui ne le sont pas. Le même auteur nous le découvre en ces paroles : « Celui-là , dit-il, est véritablement un envoyé divin , qui nous manifeste le bon vouloir de Dieu , nous illumine de la connaissance des choses éternelles , et nous enflamme de leur désir. » Nous voyons par là quelle différence existe entre les envoyés divers. Toutes les fois que ce qu'ils nous découvrent est contre la volonté de Dieu, ou des choses de ce monde,

 

284

 

ou bien de ce qui tient à la chair, c'est une preuve qu'ils sont des transfuges qui n'ont que des pensées de chair, qui ne conçoivent que ce que la chair et le sang leur ont révélé, tandis que les autres n'ont d'intelligence que pour ce qui est de Dieu , et ne connaissent que par la lumière du Père. C'est donc à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. Un bon messager vient d'un pays éloigné, et il est comme de l'eau fraîche pour l'âme desséchée (1).

Saint Bernard établit une autre différence entre le langage de Dieu et la méditation de l'homme (2): « Il y a certaines paroles de l'Epoux qui s'adressent à nous ; ce sont les méditations que nous faisons sur sa personne , sa gloire , sa beauté , sa puissance et sa majesté; et de plus, lorsque dans l'ardeur de notre âme nous portons toute notre attention sur ses paroles et sur les jugements sortis de sa bouche , lorsque nous méditons sa loi le jour et la nuit , tenons pour certain que cet Epoux est pré-« sent, qu'il nous parle afin que, réjouis par la douceur de ses entretiens, nous ne succombions pas à la fatigue. Lors donc que vous sentez de telles choses se passer en votre âme , gardez-vous de les croire un simple effet de votre pensée , mais reconnaissez la parole de celui qui vous dit par le Prophète : C'est moi qui parle la justice (3). »

« Mais les pensées de notre esprit sont semblables aux discours de la vérité parlant en nous, et il n'est point facile de discerner ce que notre coeur parle

 

1 Prov., 25. — 2 In Cant., 22. — 3 Is., 42.

 

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au-dedans de soi , ou bien ce qu'il entend , si l'on ne remarque avec prudence ces paroles du Seigneur : « C'est du coeur que sortent les pensées mauvaises; et ces autres : Pourquoi avez-vous des pensées mauvaises en vos coeurs (1) ? Celui-là parle le mensonge, qui tire de son propre fonds ce qu'il veut exprimer ; car, dit l'Apôtre : Nous ne sommes pas capables de former de nous-mêmes aucune bonne pensée comme venant de nous; mais c'est Dieu qui nous en rend capables (2). Lors donc que nous méditons le mal en nos coeurs, cette pensée vient de nous; lorsque c'est le bien , la parole de Dieu se fait alors entendre. Dans le premier cas, c'est notre coeur qui parle; dans le second, il écoute le bien qui est en lui. J'écouterai, dit le Prophète, ce que le Seigneur mon Dieu me dira au-dedans de moi, parce qu'il me fera entendre des paroles de paix en faveur de son peuple (3). Ainsi Dieu parle en nous, la paix , la piété la justice; nous ne pensons pas de telles choses de nous-mêmes , mais nous les écoutons au-dedans de nous. Pour le reste , comme les homicides , les adultères, les larcins, les blasphèmes et autres crimes semblables qui sortent du coeur, nous ne les écoutons pas, nous les proférons. »

« Quelquefois aussi il se fait en nos coeurs des immissions par l'entremise des anges mauvais, comme lorsque le diable mit dans le coeur de Judas de trahir Jésus. De telles choses ne sortent point

 

1 Mat., 15; — 9. — Joan., 8 — 2 II Cor., 3. — 3 Ps. 84

 

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du coeur, mais elles y viennent du dehors. Or, parmi tout cela, que faut-il attribuer à l'ennemi Quand le coeur agit-il, quand est-ce le démon ? Je ne pourrais le marquer certainement, et il n'y a en cette incertitude aucun danger. Mais c'est autre chose là où il y a péril , où c'est une chose dam- nable d'errer : là il nous est donné d'avoir une règle assurée pour ne pas nous attribuer à nous-mêmes ce qui est l'oeuvre de Dieu en nous , et ne

point prendre la visite du Verbe pour une pensée qui vient de notre propre fonds. Autant donc le bien est distant du mal, autant ces deux choses

sont distantes l'une de l'autre ; car le mal ne peut sortir du Verbe, et le bien ne peut naître de notre coeur à moins qu'auparavant il ne l'ait conçu par l'action du Verbe. Que les ennemis de la grâce le sachent : sans elle le coeur de l'homme est impuissant à penser le bien, et toute sa capacité vient de Dieu. Et qu'ils le sachent aussi ceux qui ont de bonnes pensées : c'est la voix de Dieu qui se fait alors entendre , et il n'y a là aucun produit du coeur. Prenez garde que la parole sortie de la bouche de Dieu ne revienne à lui sans effet; mais qu'au contraire, elle prospère et accomplisse tout ce qu'il s'est proposé en l'envoyant, en sorte que vous puissiez dire: La grâce de Dieu n'a point été stérile en moi (1).

« Heureuse l'âme dont l'Époux est en tous lieux le compagnon inséparable et plein de tendresse ,

 

1 I Cor., 15.

 

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qui, récréée sans cesse par la suavité de sa parole, se défend des attaques de la chair et des vices , et peut à toute heure racheter le temps des jours mauvais : quoiqu'il lui arrive, dit l'Ecriture, rien ne la jettera dans le trouble (1).

 

CHAPITRE VI. Comment l'esprit de l'homme entre, par le chemin de la méditation, en l'éternité du Seigneur.

 

Considérons, en sixième lieu, comment notre esprit s'efforce , en ce chemin d'une méditation diligente, d'entrer dans la demeure intérieure , secrète et éternelle du Seigneur Jésus. Il faut se souvenir que , dans la méditation , le Verbe éternel s'associe à notre esprit comme un compagnon de voyage pour le détacher, par la douceur de ses entretiens, des choses temporelles, l'instruire de ce qui est éternel , l'inviter à ce qui est permanent, comme nous avons pu le voir dans ce qui a été dit précédemment. Or, il est nécessaire que, de son côté, notre esprit s'éloigne sans réserve de tout objet terrestre, car c'est en agissant ainsi seulement qu'il lui est donné de s'approcher des biens célestes, et qu'il entre avec Moïse dans l'intérieur du désert. Pour entendre les paroles éternelles, il est nécessaire qu'il demeure assidûment dans la

 

1 Prov., 12.

 

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solitude de la méditation, qu'il pénètre dans les régions sublimes, qu'il ait avec saint Paul sa demeure dans les cieux. En un mot , il est nécessaire qu'il puisse s'écrier avec le Psalmiste : Voilà que je me suis éloigné en prenant la fuite, et que j'ai demeuré dans la solitude (1). Saint Bernard expliquant ce passage dans ses discours sur les Cantiques (2), nous dit : « Le roi-Prophète ne s'est pas contenté de sortir, il a voulu se placer à une distance bien éloignée afin de pouvoir goûter le repos. Pour vous, si vous chassez les plaisirs de la chair de façon à n'obéir en aucun point à sa concupiscence, à n'être attiré par aucune de ses amorces, aucune de ses sollicitudes , vous avez fait une chose excellente , vous vous êtes séparé; mais vous ne vous êtes point éloigné tant que les fantômes impurs des images corporelles vous environnent de toutes parts , et que par la pureté de votre âme vous ne les avez point forcés à ne pas s'approcher de vous. Gardez-vous de croire que vous vous reposerez jamais tant que vous n'en serez point arrivé là. Vous vous trompez si vous prétendez trouver autour de vous le secret de la solitude et du repos , la demeure cachée de la lumière et le séjour de la paix. »

Mais remarquez que cette solitude de la méditation réside dans l'esprit de l'homme. « Demeurer dans la solitude, dit saint Grégoire (3), c'est chasser du secret de son coeur le bruit des désirs terrestres et ne soupirer qu'après la vue de la patrie éternelle,

 

1 Ps. 54. — 2 Serm. 52. — 3 Mor. , l. 4, c. 28.

 

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après l'amour du repos intérieur. Le juste avait demandé une retraite profonde contre le tumulte des choses mondaines, une âme paisible en laquelle il espérait voir Dieu d'autant plus réellement qu'il se trouverait ainsi seul avec lui seul. » Voilà pourquoi le Prophète demeurant en la solitude, s'écrie : « J'attendrai Celui qui m'a sauvé de l'abattement de l'esprit et de la tempête (1). » Par ces paroles il déclare que dans sa solitude il a été délivré de deux maux qui ont coutume d'arrêter ceux qui marchent dans les sentiers de l'éternité : l'abattement de l'esprit et la tempête. Le premier de ces maux est intérieur, le second extérieur. Le premier vient du défaut de foi, d'où naissent tous les obstacles intérieurs , car sans la foi l'esprit est faible jusqu'à la mort. C'est dans la solitude seulement qu'il a été délivré de cette pusillanimité, et qu'il a pu s'écrier : « C'est par vous que je serai délivré de la tentation; c'est en mon Dieu que je traverserai la muraille. » La muraille, dit saint Grégoire, c'est tout ce qui, dans notre marche, empêche que nous n'arrivions jusqu'à Dieu, qui est l'objet de notre amour. Or, nous traversons cette muraille toutes les fois qu'en vue de lui nous foulons aux pieds toutes les délices du monde.

Le second mal , qui est la tempête , vient du défaut de charité, d'où naissent les obstacles qui embarrassent extérieurement notre voie , car toute tempête du dehors en produit souvent une autre au-dedans, si la charité , qui supporte tout , n'y règne

 

1 Ps. 54. — 2 Ps. 17.

 

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pas. C'est aussi dans la solitude seulement que le Psalmiste a été sauvé de la tempête , et qu'il a pu s'écrier : « Celui que j'attendais en la solitude a rendu mes pieds aussi agiles que ceux des cerfs (1). » « Les âmes saintes , dit saint Grégoire à ce sujet , sont appelées des cerfs, alors que par le saut de la contemplation elles franchissent tout ce qui, dans

le monde , semble devoir leur faire obstacle , et que, semblables à des cerfs , méprisant les sentiers battus du reste des hommes , elles prennent leur essor vers les lieux les plus élevés , vers les lieux éternels (2). C'est donc dans cette méditation solitaire que l'âme demeure sûrement seule avec Dieu seul, cachée à tout ce qui est terrestre , vivifiée et rendue stable par les vérités célestes, par les pensées de la foi et la ferveur de l'amour.

Hugues de Saint-Victor nous enseigne la même chose dans un de ses ouvrages (3) : « Si , par une pratique soigneuse de la méditation, nous dit-il, nous commençons à habiter assidûment en notre coeur, dès-lors nous cessons en quelque sorte d'appartenir à la terre, et devenus comme morts au monde, nous vivons intérieurement avec Dieu. Une fois arrivés là, nous méprisons facilement tout ce qui s'agite au-dehors, car notre désir est fixé aux lieux où nous ne sommes plus esclaves de l'instabilité des choses du monde. Et même cette méditation diligente de notre âme s'est déjà tellement exercée et est devenue si parfaite, qu'elle s'est changée en

 

1 P. 17. — 2 Mor., lib 20. c, 10. — 3 De Arc. Noe, 1. 2, c. 1.

 

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contemplation. Quand la vérité est si longtemps cherchée et enfin trouvée par la méditation, l'esprit a coutume de la recevoir avec avidité, de la considérer avec allégresse et de s'attacher longuement à l'admirer. Or, eu être là, c'est déjà, en méditant, franchir les limites de la méditation; c'est par la méditation passer à la contemplation, de même que par la pensée on passe à la méditation. » Nous pouvons maintenant comprendre continent notre esprit par la méditation se retire des choses temporelles et s'attache aux éternelles , de telle sorte qu'il puisse s'écrier avec l'Apôtre : « Notre demeure est dans les cieux; » et avec le Psalmiste : « Nous avons traversé le feu et l'eau, et vous nous avez conduit en un lieu de rafraîchissement (1). »

 

CHAPITRE VII. Continent l'esprit de l'homme est invité par Jésus à s'avancer par le chemin de la méditation vers l'éternité du Seigneur.

 

Voyons , en dernier lieu , comment l'esprit de l'homme est invité avec douceur par le Seigneur lui-même à entrer par le chemin d'une méditation fervente en sa demeure intérieure et éternelle. C'est ainsi qu'il lui parle dans les Cantiques : « Levez-vous, hâtez-

 

1 Phil., 3. — Ps. 65.

 

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vous , ma bien-aimée, ma colombe, mon unique beauté, et venez (1). » Et pour rendre son invitation plus attrayante, il ajoute : « Venez, car la facilité que vous désirez pour vous mettre en route, vous l'avez : la pluie des sollicitudes temporelles, cette pluie qui arrête et empêche ceux qui voyagent par les sentiers de la méditation , s'est dissipée, et elle a entièrement cessé; la douce pluie de l'été est descendue, elle s'est reposée sur la toison de la Vierge, elle a recueilli toutes les évagations des méditations précédentes, en l'unité du Père, de qui procède toute unité, et elle les a simplifiées en son éternité. O ma bien-aimée ! je vous aime à cause de l'assiduité amoureuse de votre méditation qui est un foyer d'amour, car c'est en elle que le feu s'embrase. »

De même que le bois nourrit le feu , dit Hugues (2), de même les pensées ou les méditations nourrissent les désirs. Voilà pourquoi dans les Cantiques, l'Épouse, qui est la médiatrice des biens éternels, s'écrie : Mon Bien-Aimé est pour moi comme un bouquet de myrrhe; il demeurera entre mes mamelles, c'est-à-dire en ma mémoire ou en mes méditations. Elevez-vous donc, ô âme ! par la grandeur de vos méditations, des choses temporelles à l'éternité ; commencez , avec Isaac, par sortir dans la campagne pour vous livrer à cet exercice; et ensuite poursuivez votre course jusqu'à ce que vous ayez, avec l'Apôtre, établi votre demeure dans les cieux.

« Vous êtes ma colombe à cause de la simplicité

 

1 Cant., 2. — 2 De Arc, Noe, l. 4, c. 4.

 

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si belle de votre méditation; car vous pouvez  dire avec Isaïe : Je méditerai comme la colombe (1). En effet, la colombe a le regard simple, et elle est le signe d'une intelligence pure et sans feinte. De cette pureté et de cette simplicité naissent les méditations pures et simples, qui sont les plus agréables à Dieu. Hâtez-vous donc par l'agilité de votre méditation , par cette agilité si vivement désirée de celui qui a dit : Qui nie donnera des ailes comme à la colombe, et je m'envolerai et je goûterai le repos? agilité qu'il avait enfin obtenue lorsqu'il s'écriait : Si dès le matin je prends nies ailes et que j'aille demeurer jusqu'aux extrémités de la mer, c'est votre main qui m'y conduira, et votre droite qui me soutiendra (2). »

« Vous êtes mon unique beauté par la pureté devenue si belle de votre méditation ; car une application fervente aux choses éternelles purifie l'âme en la séparant des choses temporelles; elle l'embellit et la rend éclatante de beauté en l'élevant vers les biens célestes, en sorte qu'elle peut s'écrier avec le Psalmiste (3) : J'ai médité au fond de mon coeur durant la nuit de cette vie passagère; je m'exerçais au-dedans de moi-même en m'étendant vers ce qui est éternel, et j'épuisais toute la force de mon esprit non-seulement à fuir tout ce qui tient à la terre, mais encore à rejeter loin de moi l'ombre même des images terrestres. Et c'est là une conséquence de cette tendance à l'éternité ; car plus l'âme se porte vers ce qui est éternel , plus elle s'approche de ce qui est conforme à l'image

 

1 Is. 38. — 2 Ps. 54 ; - 38 . — 3 Ps. 76.

 

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de Dieu. Ainsi doit-elle chercher en tout temps à contempler la face du Seigneur afin que son image se forme de plus en plus en elle, jusqu'à ce qu'elle soit transformée en cette même image, et qu'elle mérite de s'entendre adresser ces paroles : Que vous êtes belle, ma bien-aimée! que vous êtes belle! Venez donc en ma demeure secrète, et entrez en la joie de votre Seigneur. Venez , bien que déjà vous soyez entrée , et pénétrez plus avant encore; car en me suivant vous trouverez toujours à avancer davantage. »

Et à cette invitation si amoureuse, l'Epoux ajoute encore un motif puissant d'amour en s'écriant : « Levez-vous sans tarder; car la pluie a cessé, elle a disparu. » La pluie, c'est l'eau de l'hiver qui s'éloigne du ciel, tombe sur la terre, y répand le froid, et se divisant en une multitude de gouttes, y produit la boue et embarrasse le chemin du voyageur. Elle est une image très-naturelle des sollicitudes temporelles qui entraînent l'esprit en bas, le mêlent à la boue , l'éloignent presque nécessairement de l'élévation où il lui était donné de contempler les biens éternels, et le portent avec violence à s'occuper des choses terrestres. Aussi arrive-t-il que de pareils soins attiédissent souvent la ferveur d'une âme vraiment spirituelle, et que même ils l'éteignent totalement. Il n'y a que les plus éminents en perfection qui marchent au milieu de tous ces soins à la manière des anges, qui s'avancent élevant la tête, et qui accomplissent les actions d'ici-bas sans jamais détourner leurs regards d'en haut au moyen d'une intention droite et fervente.

 

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Il faut donc soustraire à cette pluie son action et sou intention.

Mais comme cette pluie glaciale de l'hiver a cessé et s'est retirée; comme la douce pluie de l'été ou autrement l'eau de la sagesse a coulé jusqu'à nous , et que loin d'être un obstacle au chemin de la méditation des choses éternelles , elle nous y attire, au contraire, nous y dirige et nous y perfectionne, voilà pourquoi l'Epoux s'écrie : « Venez, car cette douce rosée de l'été élève l'âme au-dessus de la terre et la porte à s'approcher de mon éternité par ses méditations ; elle la fait s'y élancer et l'y introduit. »

Voilà pourquoi celui qui est le soleil de l'été, Jésus, nous dit : « L'eau que je donne deviendra, pour celui qui en sera arrosé, une fontaine qui jaillira jusqu'à la vie éternelle (1). » Par ces paroles la vérité nous indique que l'eau de l'été prend sa source en la fontaine de vie ; et comme c'est en Dieu que ce trouve cette fontaine de vie, il cherche à élever notre méditation au-dessus de la terre en nous inspirant le désir des biens éternels. Et c'est ainsi que le Psalmiste s'écrie : Mon âme a soif du Dieu fort et vivant (2). Il nous marque, en second lieu, que cette eau bienfaisante aide de plusieurs manières notre esprit à marcher rapidement par la méditation ; car elle éteint durant le voyage la soif des choses temporelles , elle devient en nous une source qui coule en toutes les vallées de l'âme ; et celui qui porte en soi-même une source d'eau ne saurait avoir soif. Elle répand la

 

1 Joan., 4. — 2 Ps. 41.

 

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force en l’âme qui s'avance vers le ciel , car elle est une eau qui rend agiles ceux qui s'en désaltèrent Elle reforme et perfectionne l'esprit durant sa course, car elle doit l'introduire en la vie éternelle ; elle ne jaillit que pour cela et nullement pour s'écouler sur la terre.

Que le Dieu béni et unique, Père, Fils et Saint-Esprit, daigne nous conduire à cette vie. Ainsi soit-il.

 

LIVRE IV. DU TROISIÈME CHEMIN DE L'ÉTERNITÉ.

 

Le troisième chemin de l'éternité par lequel l'esprit de l'homme arrive à la demeure intérieure et éternelle de Jésus, est la contemplation lumineuse des choses célestes. Pour mieux connaître ce chemin, il nous faut examiner successivement les sept points suivants :

1° Quelle est la nécessité de ce chemin et pourquoi suit-il immédiatement la méditation;

2° Qu'est-ce que la contemplation et comment faut-il la définir;

3° Comment distingue-t-on la contemplation de la pensée, de la méditation, de la spéculation et de la vision intuitive ;

4° Comment la contemplation est-elle divisée diversement par plusieurs auteurs selon ses divers degrés ;

 

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5° Quel bonheur l'esprit de l'homme trouve-t-il dans le chemin de la contemplation;

6° Comment, par le chemin de la contemplation , l'esprit entre-t-il dans la demeure éternelle de Jésus;

7° Comment Jésus invite-t-il l'esprit à entrer en son intérieur par le chemin de la contemplation.

 

CHAPITRE PREMIER. Quelle est la nécessité du chemin de la contemplation, et pourquoi suit-il Immédiatement celui de la méditation?

 

Il nous faut donc voir, en premier lieu , quelle est la nécessité de ce chemin de la contemplation des choses célestes , et pourquoi il vient immédiatement après celui de la méditation. Pour cela nous devons remarquer que la méditation des biens éternels est une investigation et une recherche , à l'aide de toutes les facultés de l'âme , de la vérité de ces biens , et qu'elle ne s'arrête pas dans son travail qu'elle n'ait trouvé autant qu'il est en elle ce qui fait l'objet de son application. Dès lors il est clair que notre esprit ne se fixe et ne se repose en ces biens éternels qu'à l'instant où il voit par la contemplation ce qu'il a cherché par la méditation. Mais aussitôt que ce que l'on recherchait a été trouvé , et que l'esprit a commencé à s'y attacher comme en y acquiesçant avec admiration , la méditation cesse et se change en

 

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contemplation. La vérité longtemps cherchée par la méditation étant enfin trouvée, dit Richard (1), l'esprit a coutume de la recevoir avec avidité, de l'admirer avec tressaillement de joie, et de persévérer longtemps en cette admiration ; et c'est là ce qu'on appelle franchir les limites de la médita- Hou en méditant , et passer par la méditation à la contemplation. Car c'est le propre de la contemplation de s'attacher avec admiration au spectacle qui la remplit d'allégresse, tandis que la méditation s'efforce toujours de s'avancer plus loin en sa recherche. »

On peut comprendre par ces paroles la nécessité de ce chemin : sans lui l'action de la méditation serait imparfaite et moins utile , puisqu'elle demeurerait sans terme et sans repos si elle était privée de la contemplation , en laquelle elle doit passer et se terminer comme en un acte plus parfait. On comprend aussi, par ces mêmes paroles , pourquoi ce chemin est placé à ce rang. Par la méditation notre esprit se lève pour entrer dans le sentier de la contemplation , et par la contemplation de la vérité l'homme se tourne vers la justice et la gloire.

 

1 De Arc. myst., l. 1, c. 4.

 

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CHAPITRE II. Qu'est-ce que la contemplation et comment faut-il la définir?

 

Il nous faut examiner, en second lieu, ce que c'est. que la contemplation, et comment il convient de la définir. Selon son état principal la contemplation est un acte de l'intelligence non empêchée , guérie par la grâce, dirigée vers les objets éternels et toute suspendue en admiration. C'est du moins ainsi que Richard semble la définir quand il nous dit : « La contemplation est un regard libre et pénétrant de l'âme vers les spectacles de la sagesse avec transport d'admiration. »

Dans cette définition sont renfermées quatre choses nécessaires aux contemplatifs : premièrement, c'est l'action libre de la contemplation , action entièrement débarrassée de toutes choses , et empêchée en rien. « La contemplation, nous dit le même auteur, se porte ça et là par un mouvement libre, et selon son inclination ; nul obstacle ne vient arrêter sa course et la détourner de l'objet sur lequel elle se fixe autant qu'il est en elle. » On voit par là que l'esprit contemplatif doit être exempt de péché; car celui qui pèche est esclave du péché, il est enchaîné en ses liens et il ne saurait s'élever au-dessus de la terre. Il doit encore être libre du désir et de la sollicitude des choses

 

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temporelles; car l'esprit n'est libre qu'autant qu'il a foulé aux pieds tout amour terrestre, et qu'il s'est déchargé sans réserve de toute convoitise mondaine.

Il est , en second lieu , nécessaire au contemplatif , selon cette définition , que l'oeil de la contemplation soit pénétrant , c'est-à-dire guéri par la grâce. Hugues nous dit dans son Traité sur la hiérarchie angélique: « Que l'oeil est de trois sortes; l'oeil de la chair, par lequel l'homme voit ce qui est en dehors de lui; l'oeil de la raison, par lequel il découvre ce qui est au-dedans; et l'oeil de la contemplation, par lequel il considère ce qui est au-dessus. Lorsque l'oeil de la chair est ouvert , l'oeil de la raison est louche , et celui de la contemplation fermé. » Il est donc nécessaire que cet oeil de la contemplation , pour être persévérant, soit guéri. Mais il nous faut savoir pour arriver là , quatre choses : d'abord, qu'est-ce que l'oeil de la contemplation ; en second lieu , comment il est guéri ; en troisième lieu , quel est son regard ; en quatrième lieu, quel est son objet. Un auteur déjà cité nous dit que ces quatre choses sont nécessaires à toute âme, et il expose chacune d'elles en ces termes : « L'esprit s'appelle âme raisonnable quand il porte en soi une étincelle qui en est comme l'ail , et en laquelle se trouvent l'image et la connaissance de Dieu. L'oeil de l'âme est donc son esprit; il doit être pur de toute tache corporelle, et c'est alors qu'il est sain. Le regard de l'esprit est sa raison , et son intelligence n'est rien autre chose que la

 

1 Auct. de spic. et anim. apud August.

 

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vision elle-même. Ces choses sont nécessaires à toute âme : c'est-à-dire qu'elle doit avoir des yeux , et les posséder sains; qu'elle doit regarder et voir Or, ses yeux sont sains lorsqu'elle est purifiée de l'amour des choses terrestres, et lorsqu'elle a banni loin d'elle leurs images. Elle regarde lorsqu'elle fixe ses yeux sur la lumière de Dieu , et elle voit lorsque, dans cette contemplation, elle considère attentivement quel plaisir, quelle joie , quelle allégresse y sont contenus. La pureté de son oeil établit sa sécurité; son regard la rend droite, et la vision, qui est le terme du regard, la rend bienheureuse. » Cet oeil de la contemplation est celui dont parle l'Epoux : « Vous avez blessé mon coeur par un de vos yeux (1). » C'est-à-dire en simplifiant votre intelligence et dirigeant tout vers mon coeur, vous avez pénétré en lui , et il a été blessé de l'amour intime que je vous ai porté.

La troisième chose renfermée dans notre définition, c'est que l'oeil de la contemplation est dirigé vers les spectacles de la sagesse éternelle. Et par là il est clair que Richard de Saint-Victor ne prend pas la contemplation seulement pour un acte de l'intelligence , mais qu'il la considère comme enfermant un amour plein de saveur. Car le mot sagesse est dérivé de celui de saveur, selon saint Bernard; et l'objet principal et premier de la sagesse, c'est Dieu même en tant qu'il excite réellement la volonté à cet amour délicieux de lui-même. Ainsi , l'acte de la sagesse consiste à

 

1 Cant., 4.

 

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contempler Dieu, non d'une manière quelconque, mais par une affection unie à une suavité sensible en la volonté. Les spectacles de la sagesse sont donc la connaissance du vrai, et l'amour ou la saveur du bien. La sagesse naît de l'amour; et elle se répand en une lumière qui éclaire, et en une saveur qui fait sentir ses charmes, de même que du feu naissent en même temps la clarté et la chaleur. Ainsi, l'acte de la contemplation embrasse deux choses : la connaissance et l'affection suave; et cette affection suave vient en aide à la connaissance. C'est pourquoi la mesure de la manifestation céleste se règle sur la mesure de l'amour.

Il est dit, en quatrième lieu, dans cette définition , qu'il y a suspension ou transport de l'âme causé par l'admiration. Et le même auteur dit sur ce sujet : L'admiration vient de la nouveauté d'une chose qui passe notre espérance et la portée de notre appréciation. L'admiration accroît l'attention, l’attention augmente la connaissance, et c'est ce qui produit cette suspension de l'âme; car, tandis que l'intelligence de l'homme éclairée par la lumière divine plane dans la contemplation des choses qu'elle embrasse, tandis qu'elle se dilate, comme l'aurore, dans l'admiration de ces choses, plus elle s'avance vers ce qui est élevé et admirable , plus elle s'étend au loin et avec effusion ; et plus elle est éloignée de ce qui tient à ce monde, plus elle est pure et habile à pénétrer ce qu'il y a de plus sublime. D'où il suit qu'elle est suspendue d'amant plus longtemps dans les régions supérieures,

 

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qu'elle s'éloigne et s'étend davantage loin des objets qui l'attirent vers la terre. » Job a dit de cet état : « Mon âme a choisi d’être suspendue (1). »  — « Cette suspension , dit l'abbé de Verceil , est une extension de l'âme vers les spectacles éternels , d'où le regard de l'esprit ne se détourne jamais par un acte, de la volonté , mais uniquement par l'exigence impérieuse de la nécessité, selon cette parole du Psalmiste : « Mes yeux sont toujours dirigés vers le Seigneur (2) . »

 

CHAPITRE III. Comment la contemplation diffère de la pensée, de la méditation, de la spéculation et de la vision intuitive.

 

Examinons , en troisième lieu , comment la contemplation diffère de la pensée, de la méditation , de la spéculation et de la vision intuitive ; car ces diverses choses ont entre elles un ordre et des degrés distincts. La pensée, qui prend naissance en l'imagination , passe et se termine en la méditation. La méditation, qui a son principe dans la raison , a son terme en la spéculation. La spéculation, qui a sa source partie dans la raison, partie dans l'intelligence, passe et se termine en la contemplation. Et la contemplation, qui naît de l'intelligence, passe et se consomme en la vision intuitive. Toutes ces choses s'accordent en ce

 

1 Job., 7. — 2 Ps. 24.

 

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point, lorsqu'elles sont bien réglées, qu'elles conduisent l'âme à la vue de Dieu, mais d'une façon différente. Et la différence de ces quatres choses d'avec la contemplation peut se connaître par quatre autres choses qui se trouvent dans la définition de cette dernière.

D'abord, la contemplation diffère de la pensée en ce qu'elle est libre. La contemplation, dit Richard (1), « s'élance avec un vol libre et une admirable agilité partout où le mouvement de l'esprit la porte. La pensée, au contraire, s'avance d'un pas lent par de:, chemins détournés ; elle erre çà et là au hasard sans se proposer aucun terme. Comme elle a pris naissance en l'imagination , souvent elle se meut sans aucun principe de raison; et ainsi elle est moins libre que la contemplation, qui procède et naît de l'intelligence, et même elle est soumise à la raison, qui est inférieure à l'intelligence et gouvernée par elle. » C'est pourquoi saint Grégoire dit (2) : « Les pensées sont sous la dépendance de la raison. comme des servantes. En effet, si la raison vient à sortir un instant de la demeure de l'âme, aussitôt les clameurs des pensées se font entendre,

de même qu'un bruyant éclat retentit de la part des servantes lorsque la maîtresse de la maison vient à s'absenter. Aussitôt que la raison rentre dans l'âme, cette confusion tumultueuse s'apaise ; les pensées, comme des servantes, se remettent en a silence au travail qui leur a été enjoint, et se

 

1 De Contempl., l . 1 . c. 4. — 2 Mor., l. 11.

 

soumettent pour l'avantage commun aux objets auxquels elles sont propres. » Si quelquefois la pensée conduite par la raison désire connaître quelque chose, et s'applique avec force et ardeur, déjà ce n'est plus la pensée, elle en a franchi les limites, et elle se change en méditation.

En second lieu, la contemplation diffère de la méditation en ce qu'elle est , selon sa définition , une vue pénétrante de l'âme; et cette vue est un acte de l'intelligence. Or, l'intelligence, comme dit un auteur déjà cité, est cette puissance de l'âme qui s'appuie sur Dieu immédiatement, et par laquelle on connaît les choses divines autant qu'il est possible à l'homme (1). La contemplation naît de l'intelligence, et la méditation de la raison; et par cette différence on voit de suite combien la première l'emporte sur la seconde. « Il y a trois choses à considérer, dit Richard : l'imagination, la raison , l'intelligence. C'est l'intelligence qui tient le rang le plus élevé, l'imagination le plus bas, et la raison le milieu. Tout ce qui est soumis au sens inférieur l'est nécessairement au sens supérieur , mais non réciproquement. Ainsi, tout ce que l'imagination et la raison embrassent l'intelligence l'embrasse également, et de plus elle s'étend à des choses que l'imagination et la raison ne sauraient comprendre. Voyez combien le rayon de la contemplation se répand au loin puisqu'il illumine tout ; et sur combien d'objets innombrables elle porte elle-même son regard.

 

1 Anct. de Spir., et an., c. 11.

 

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aidée de ce seul rayon d'intuition. Par l'intelligence, le sein de l'âme se dilate d'une manière immense; l'oeil de l'esprit contemplatif se fortifie jusqu'à être capable de saisir une multitude de choses, et il devient pénétrant jusqu'à pouvoir approfondir ce qu'il y a de plus subtil (1). » Voilà pourquoi , selon le même auteur, la méditation se change en la contemplation, comme en quelque chose de plus parfait; ou, pour mieux dire, en un degré de la contemplation qu'on appelle spéculation, lequel ne mérite qu'improprement le nom de contemplation , bien qu'on le lui donne communément.

Troisièmement, la contemplation diffère de la spéculation en ce qu'elle se porte immédiatement vers les spectacles de la sagesse. La spéculation, au contraire, dit saint Augustin, a lieu lorsque l'on voit une chose non en elle-même, mais par l'imagination et en énigme ou obscurément. Et Richard parle ainsi à ce sujet : « Quoique la spéculation et la contemplation, dit-il, aient coutume d'être nommées l'une pour l'autre, et qu'ainsi elles rendent obscur et difficile le vrai sens de l'Ecriture , cependant nous appelons plus convenablement et plus clairement spéculation ce que nous voyons comme en un miroir, et contemplation la vérité que nous pouvons considérer en sa pureté, sans enveloppe et sans le voile d'aucune ombre. » C'est ce qui fait dire à Hugues (2) : « Saint Denis nomme simples splendeurs les pures illuminations qui se répandent dans la

 

1 De Arc. myst., l. 1, c. 3. — In 7, Ang. Hier. l. 7.

 

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première contemplation. Il y a pure illumination quand la vérité se conçoit par elle-même; pure contemplation quand la vérité se voit en elle-même sans l'aide d'aucune image. » Par là nous comprenons que la contemplation a, pour se reposer sur la sagesse , un regard plus brillant que la spéculation et un goût plus délicat. L'auteur déjà cité plus haut,

expliquant ce passage : Les montagnes ont tressailli comme des béliers, et les collines comme les agneaux des brebis (1), nous dit : « Les collines tressaillent comme des agneaux quand l'allégresse immense d'une fête tout intérieure les élève tellement au-dessus d'elles-mêmes qu'elles peuvent voir au moins en énigme et comme dans un miroir les merveilles des secrets célestes. Les montagnes bondissent comme des béliers quand, par leur élévation, il leur est donné de considérer, au milieu des ravissements d'une joie incomparable, dans la vérité pure et simple ce que les autres, dont nous avons parlé, peuvent voir à peine en énigme et comme en un miroir (2). »

Il importe aussi de reconnaître ce qu'un commentateur de saint Denis, parlant de ces miroirs spirituels, enseigne à ce sujet. « Les miroirs spirituels, dit-il , quand ils sont purs , brillants et polis , reçoivent d'abord les rayons qui tombent immédiatement sur eux de la source de la lumière; et c'est ce qu'on appelle la lumière de la contemplation. Mais cette lumière est tempérée selon que le demande l'oeil du contemplatif, comme nous le

 

1 Ps. 113. — Rich.

 

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dirons plus bas. En second lieu, ces miroirs, après avoir reçu la lumière , la répandent sur ceux qui sont capables de la supporter, non pas cependant selon la splendeur avec laquelle ils l'ont réfléchie , mais selon la capacité de chacun; et c'est là ce qu'on appelle la lumière de la spéculation , car elle est reçue par le moyen d'un miroir spirituel, soit l'Ecriture , soit la prédication , soit les exemples provenant des miroirs illuminés. Cela a lieu de la même manière que pour le miroir matériel : il reçoit d'abord les rayons lumineux qui se dirigent du soleil sur lui-même, et les réfléchit ensuite dans l'oeil de celui qui le regarde ; l'oeil les reçoit au moyen de ce miroir proportionné tout-à-fait à sa capacité , tandis que sa faiblesse n'eût pu les contempler immédiatement dans leur source à cause de leur éclat trop éblouissant, comme l'expérience des sens nous l'enseigne. Mais la lumière projetée par le miroir ne représente pas aussi efficacement la clarté du jour à l'oeil qui la considère que lorsqu'elle est reçue sans intermédiaire du soleil lui-même, comme on le voit tous les jours dans la pratique, et comme l'indique l'apôtre saint Jacques en disant que l'homme regardant son visage dans un miroir, s'en va et oublie aussitôt comme il est (1). »

La contemplation diffère, en quatrième lieu, de la vision intuitive en ce que l'âme en cet acte est suspendue par l'admiration, car cette suspension indique

 

1 Jac., 1.

 

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une élévation violente par laquelle l'âme sort des bornes de ce qui lui est possible naturellement. « Sans aucun doute, dit Richard (1), lorsque l'âme sainte est tirée d'elle-même par la joie intérieure de sa félicité; lorsque, s'élevant au-dessus d'elle-même, elle est contrainte de rester étrangère à ses propres pensées ; lorsqu'elle demeure suspendue au milieu des jubilations célestes; lorsqu'elle est environnée tout entière des spectacles qui réjouissent les yeux des anges , sans aucun doute elle a franchi les limites de ce qu'il lui est possible de faire naturellement; et c'est parce qu'il eu est ainsi que souvent l'âme contemplative descend vers ce qui est inférieur à cet état... Ne semble-t-il pas, en effet, que la terre soit suspendue au-dessus de la terre, quand l'homme est ainsi élevé au-dessus de l'homme, l'homme à qui le Seigneur a lancé cette malédiction : « Tu es terre, et tu retourneras en la terre? » C'est avec raison qu'on l'appelle terre tant qu'il n'habite que des maisons de boue , et qu'il n'a pour appui que la terre. » — L'âme contemplative, ajoute saint Grégoire (2), vaincue par le poids de sa faiblesse, se fatigue, et elle tombe d'autant plus rapidement qu'elle s'est efforcée davantage de s'élever au-dessus d'elle-même en franchissant la prison de sa chair. L'âme, au contraire, qui connaît Dieu intuitivement, ne descend jamais à ce qui est inférieur, mais elle contemple Dieu éternellement avec douceur, sans interruption

 

1 De Arc. myst., l. 5, c. 14. — 2 Mor., l. 10, c. 12.

 

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et sans fatigue, ce qui ne saurait avoir lieu sous la pression d'un corps soumis à la corruption. » C'est ce qui a fait dire à saint Denis : « Comme Dieu est toujours uniformément et également bon et beau; comme il renferme très-simplement en lui-même tout ce qui peut être désirable, il est vraiment tout entier désirable selon toutes choses; et c'est pour cela qu'il attire à lui pleinement, intimement et irrévocablement les désirs de tous ceux qui le possèdent. »

Toutes ces différences consistent donc dans une vue plus ou moins claire, et chacune d'elles se termine en celle qui la suit comme en quelque chose de plus parfait; et c'est ainsi que la contemplation a son terme en la connaissance intuitive comme en la perfection vers laquelle elle tend. Voilà pourquoi la Glose nous dit : La vie contemplative commence ici-bas et atteint sa perfection dans la patrie céleste : car l'amour est un feu qui s'allume sur la terre, mais lorsqu'il verra l'objet qui l'attire , il s'embrasera d'une ardeur sans comparaison plus grande. Et saint Grégoire expliquant ce passage de saint Luc : Marie a choisi la meilleure part qui ne lui sera point enlevée (1), nous dit : « Les actes de la vie active disparaissent avec le corps ; mais les joies de la vie contemplative s'augmentent et s'affermissent à la fin de la vie. » — On voit maintenant quelles sont ces différences que nous avions à examiner.

 

1 Luc., 10. — Mor., l. 6, c. ult.

 

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CHAPITRE IV.

 

ARTICLE PREMIER. Comment plusieurs divisent la contemplation de

diverses manières selon ses divers degrés.

 

Voyons , en quatrième lieu, comment la contemplation se divise en divers degrés ou modes, selon les considérations différentes des saints et les divers enseignements des docteurs, afin de pouvoir entrer plus véritablement , plus rapidement et sûrement en ce chemin , et arriver ainsi avec moins d'écarts à l'intérieur éternel du Seigneur Jésus. Mais pour bien comprendre tout ce que nous avons à dire, il faut remarquer qu'autres sont les degrés de la contemplation , autres les degrés des dispositions diverses qui nous y font parvenir. Les degrés de la contemplation sont certains progrès , certains avancements de la connaissance intellectuelle et de l'amour suave lorsque nous contemplons Dieu en tant qu'il est vérité et bonté. Ces degrés, dit saint Grégoire, sont la mesure de l'accroissement des vertus, et ils sont innombrables. Les degrés , au contraire, qui nous conduisent à la contemplation sont tous les moyens qui aident et disposent graduellement notre intelligence et notre volonté à cet exercice; et ainsi toutes les créatures peuvent être considérées comme une échelle par

 

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laquelle il nous est donné d’arriver à contempler Dieu, puisque tout ce qui existe a été créé à cause des élus. Cependant, pour parler selon le langage accoutumé, on appelle degrés de la contemplation les accroissements de cet exercice, et les dispositions qui aident davantage l'intelligence et l'affection en ce travail. Les saints docteurs nous ont expliqué et fait connaître tout cela. Ainsi saint Grégoire nous dit : On nomme degrés les progrès des vertus , selon que nous les avons appris distinctement des saints (1).

Or, que ces degrés de la contemplation soient nécessaires , le même saint nous le dit en ces paroles : « Personne, en quittant ces bas lieux , n'atteint tout d'un coup le sommet de la montagne; mais, pour arriver au mérite de la perfection , il faut que chaque jour l'esprit monte comme par certains degrés qui l'élèvent de plus en plus. » Aussi est-ce avec raison que le Psalmiste a dit: « Ils iront de vertus en vertus, et enfin ils verront le Dieu des dieux dans Sion (2). » Et encore : « Dieu sera connu en ses degrés (3), » c'est-à-dire dans les degrés de la contemplation par celui qui l'aura embrassée. Un auteur nous montre également la nécessité de ces degrés par un exemple : « De même, dit-il, que les yeux de la chair étant encore faibles, ne supportent la lumière du soleil qu'affaiblie et fortement mélangée de couleurs qu'ensuite, étant fortifiés un peu, ils la regardent par des intermédiaires à couleurs moins fortes que plus tard, ayant acquis de nouvelles forces .

 

1 Mor. , l. 22, c. 14. — 2 Ps. 83. — 3 Ps. 47. serm. Septuag.

 

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ils la considèrent réfléchie par des couleurs plus pures; qu'étant plus proches encore de leur guérison, ils en jouissent à l'aide d'un corps brillant , comme serait un miroir, et qu'enfin étant arrivés à une guérison parfaite, ils reçoivent le rayon lumineux, non plus projeté par un autre objet, mais tel que le soleil le lance dans toute sa pureté et dans tout son éclat; de même il faut que l'oeil de l'esprit encore faible s'accoutume à regarder la lumière du soleil véritable en appliquant son intelligence à des objets plus grossiers; qu'ensuite il passe à quelque chose de plus élevé, jusqu'à ce

que, la lumière nous étant donnée réfléchie de diverses manières par une foule de choses, nous puissions enfin arrêter nos regards sur le rayon lui-même. »

On voit par ces paroles que, dans la lumière brillante de la contemplation spéculative et dans la jouissance pleine de suavité de la contemplation pratique, il faut s'élever en s'avançant peu à peu et par degrés, et à mesure qu'on s'élève connaître Dieu plus clairement. « Car, comme dit Hugues, plus notre élévation est distante de la terre, plus aussi notre connaissance doit s'accroître, jusqu'à ce que l'oeil de notre intelligence soit de plus en plus illuminé et fortifié, l'affection de notre âme de plus en plus purifiée et enflammée, et tout l'homme, tant extérieur qu'intérieur, conduit en Dieu. Or, il me semble que tout cela ne saurait s'accomplir plus réellement et d'une manière plus parfaite

 

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qu'en suivant ces degrés par lesquels l’âme est purifiée, illuminée et perfectionnée à l'image de la céleste hiérarchie (1). » Et le même auteur ajoute : « Il faut que l'âme qui veut contempler Dieu soit d'abord purifiée, ensuite illuminée, enfin rendue parfaite; car si la purification ne précède pas, l'illumination ne suivra pas; et si l'illumination n'a point lieu, la consommation ou la perfection ne viendra pas. Or, plus ceux qui passent par ces degrés s'élèvent , plus ils s'approchent de la Divinité ; et plus ils s'en approchent, plus ils la contemplent véritablement. »

Saint Denis nous dit que ces degrés existent dans l'esprit de l'ange et dans l'esprit de l'homme quand il est réglé. « J'ajouterai, s'écrie-t-il , et cela je crois pouvoir le dire de moi-même sans témérité, que tout esprit, soit angélique, soit humain, bien réglé, possède en soi-même et avec une distinction évidente les ordres premiers , moyens et derniers, les vertus, les actions sublimes et les illuminations des hiérarchies. »

L'abbé de Verceil s'exprime ainsi sur ces paroles de saint Denis : « Il nous faut voir comment en chaque esprit se trouve les trois hiérarchies , et comment les trois ordres s'y rencontrent selon qu'il a été disposé pour les esprits célestes, c'est-à-dire à commencer par la moindre de ces hiérarchies, qui renferme les Anges, les Archanges et les Principautés. Or, selon la première hiérarchie , l'esprit est réglé comme il convient pour les choses extérieures.

 

1 In Ang. hier., l. 9. part. 2.

 

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Vient ensuite la hiérarchie moyenne, qui se compose des Puissances, des Vertus et des Dominations ; et c'est sur elle que se règlent les choses intérieures de l'âme. Enfin au plus haut point sont les Trônes, les Chérubins et les Séraphins; ils sont la règle de ce qui est au-dessus de l'âme. Et ces neuf ordres sont les neuf degrés de la contemplation qui nous conduisent à l'Etre unique et divin. »

Ensuite, parcourant chacun de ces degrés, le même auteur nous dit que la plus basse hiérarchie de l'âme consiste en sa nature, la moyenne en son industrie, et la suprême en la grâce qui surpasse incomparablement les deux autres. Dans la première, c'est la nature seule qui agit; dans la plus élevée, c'est la grâce; et dans la moyenne, c'est l'industrie et la grâce. L'ordre qui tient le dernier rang dans la hiérarchie inférieure renferme les premières et simples appréhensions naturelles tant de l'intellect que de la volonté , mais sans aucune indication de commodité ou d'incommodité, comme des anges ou des envoyés qui se contentent d'annoncer quelque chose sans plus de détail.

C'est ainsi que l'abbé de Verceil commence subtilement par le degré le plus bas de l'opération intellectuelle et de l'affection, pour s'élever peu à peu et graduellement à travers les hauteurs des collines éternelles jusqu'aux sommets les plus sublimes de l'intellect et de l'affection, comme on le verra plus loin.

 

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« Le second degré de la hiérarchie inférieure embrasse les indications naturelles des objets saisis par l'intelligence, à savoir s'ils sont utiles ou inutiles ; et cette annonce est plus considérable que la première.

« Le troisième degré contient l'amour ou l'aversion des objets offerts, selon que le degré précédent les montre avantageux ou désavantageux : c'est ce qu'on appelle la fuite du mal ou le désir du bien. Ainsi cet ordre nous élève des choses inférieures aux choses divines, et il est figuré par les Principautés. » C'est par ces trois ordres de la hiérarchie inférieure de l'âme que l'homme se trouve bien réglé en ce qui lui est extérieur , car il suffit pour cela que les premiers et les plus bas degrés de l'intellect et de l'affection soient eux-mêmes bien réglés; et c'est ce qui a lieu quand ils savent saisir les objets qui leur sont offerts, les discerner sagement, embrasser le bien et repousser le mal sincèrement. Voilà pourquoi saint Bernard s'écrie : Heureuse l'âme qui est possédée tout entière de l'amour du bien et de la haine du mal ! C'est là se réformer selon la sagesse.

Le quatrième ordre ou degré tenant le dernier rang dans la hiérarchie moyenne de l'âme, renferme les mouvements volontaires de l'intellect et de la volonté. En ce degré la distance qui sépare le bien du mal étant déjà acceptée par le libre arbitre après délibération de la part de la raison qui examine tout et dirige l'esprit , l'âme s'applique avec une résolution définitive de toutes les forces de son intelligence et de sa volonté à rechercher et à poursuivre le bien

 

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suprême , eu même temps qu'a éloigner tous les obstacles. Cet ordre est figuré par les Puissances, selon saint Denis.

Le cinquième ordre, qui est le second de cette hiérarchie, contient la force et l'énergie des vertus naturelles et gratuites, pour accomplir courageusement ce qui a été sagement résolu par les puissances; et ce degré est représenté par les Vertus.

Le sixième ordre, qui est le plus élevé dans la hiérarchie moyenne, se compose des commandements formels du libre arbitre par lesquels les hauteurs de l'intelligence et de la volonté sont suspendues , selon toute leur capacité, au-dessus de la terre pour recevoir les communications divines autant que cela est possible au libre arbitre aidé de la grâce. La sublimité de cette suspension, de ce commandement, de cette liberté emprunte son nom aux Dominations. Dans cet ordre, l'esprit, encore en pleine possession de soi-même , s'étend vers le rayon céleste en se portant jusqu'aux limites extrêmes de la nature... Aussi l'âme contemplative ayant parcouru successivement ces cinq premiers degrés , fixe au faîte du sixième son regard, s'efforce de passer aux ravissements de la contemplation , toute pleine du désir de prendre place en l'ordre des Trônes.

C'est par ces trois degrés de la hiérarchie moyenne de l'esprit que l'homme est établi dans un ordre véritable par rapport à ce qui est intérieur en lui, ou autrement par rapport à lui-même. Le royaume de son âme se trouve pacifié tout entier, alors que par

 

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le premier degré sa puissance étant réglée, tous les obstacles sont repoussés avec courage; et que, Dieu agissant conformément à cette disposition, cette âne peut tendre sans trouble et sans confusion à la fin pour laquelle elle a été créée; elle est pacifiée alors que par le second degré elle accomplit avec une vertu puissante et inébranlable tous les actes de l'intellect et de la volonté, Dieu aidant ses efforts à se mettre en possession de sa fin, qui est lui-même, autant qu'elle le peut selon les grâces et les forces qu'elle a reçues d'en haut; elle est pacifiée alors que par le degré suprême de cette hiérarchie elle jouit d'une liberté entière, qu'elle n'est retenue par aucun obstacle, et qu'aidée de Dieu selon ses besoins, son intelligence, sa volonté et toutes les puissances qui en découlent se portent de toute leur capacité vers les choses éternelles. Or, cette pacification de l'homme est nécessaire, car, dit Hugues, de même qu'agir sans la grâce c'est travailler en vain, de même agir en dehors de l'ordre ou contre l'ordre c'est travailler d'une manière perverse. Et comme, selon un autre auteur, l'ordre est une puissance donnée par Dieu à l'homme pour disposer comme il convient tous les dons célestes soumis à son empire, il suit de là que l'homme intérieur étant réglé par ces trois degrés, tout ce qui se trouve en lui l'est de même intérieurement.

Le septième ordre , qui tient le dernier rang dans la hiérarchie suprême de l'âme, c'est la réception de la vision céleste par les ravissements. Il est figuré par

 

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les Trônes , et autant il y a en l'âme de recoins, ou autrement de puissances capables de recevoir ce rayon brillant et substantiel, parfaitement simple en son essence et multiple en ses effets , autant il y a de trônes en cette âme. Or, ces trônes sont placés d'une manière inébranlable; ils sont disposés pour la visite de Dieu; ils sont déiformes et toujours prêts à recevoir en eux le Seigneur. « Les siéges de Dieu ou autrement les Trônes, dit Hugues, sont sublimes par leur dignité , et établis dans la stabilité. Ils reçoivent Dieu lorsqu'il vient se reposer en eux, et ils le portent, car ils sont toujours préparés à sa visite (1). »

Le huitième degré, qui est le second de cette hiérarchie, renferme toute la science de l'intellect et de la volonté , mais d'un intellect entraîné par la bonté céleste là où il ne saurait s'élever de soi-même, d'une volonté également entraînée, mais n'étendant pas son affection et ne s'élevant pas au-delà de l'intellect. Ils sont entraînés en même temps, ils marchent ensemble jusqu'aux dernières limites de la puissance intellectuelle, limites qui se trouvent au plus haut point d’élévation de cet ordre des Chérubins. Arrivé là , l'intellect n'éprouve plus aucun entraînement , mais il se trouve consommé en connaissance et en lumière. C'est pour cela que cet ordre a reçu le nom de Chérubin. Or, le sens de ce nom indique que les esprits de cet ordre ont excellemment la vertu cognitive et inspective des mystères en Dieu ; qu'ils sont

 

1 Hier. ang., lib., 7.

 

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après les Séraphins les plus propres à recevoir le reflet suprême des lumières divines, les plus aptes à contempler la céleste beauté, et qu'ils communiquent ces faveurs aux essences d'un rang inférieur.

Enfin , le neuvième ordre, qui est le plus élevé dans la hiérarchie de l'esprit, contient principalement les purs soupirs de l'âme vers Dieu, les extensions et les immissions surintellectuelles , les illuminations enflammées, et les ardeurs lumineuses. L'intelligence ne peut monter aux points les plus élevés et aux sublimités hors ligne de toutes ces choses , mais la volonté seule, qui est principalement apte à s'unir à Dieu, peut y atteindre. En cet ordre on offre à Dieu les prières les plus pures, par lesquelles on s'assimile à lui; en cet ordre l'âme embrasse l'Époux et elle est admise à ses embrassements; elle n'a pas besoin de miroir pour contempler; elle a reçu la part de Marie qui ne lui sera point enlevée. C'est de cet ordre de la contemplation que se répand sur les ordres inférieurs, et par degrés successifs , l'abondance admirable de la divine lumière.

Voilà comment, par ces trois degrés de la hiérarchie suprême de l'âme, l'homme est constitué et établi dans un ordre parfait vis-à-vis des choses qui lui sont supérieures, ou, ce qui est le même, vis-à-vis de Dieu. Dans le premier et le moins élevé, tous les trônes, c'est-à-dire toutes les puissances de l'âme s'ouvrent à Dieu et deviennent sa demeure. Dans le second tous les actes intellectuels sont dirigés vers Dieu pour le contempler intimement et réellement

 

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autant qu'il est possible. Dans le troisième toutes les affections de la volonté sont réduites entièrement et finalement à aimer Dieu , en sorte que c'est lui qui est aimé en toutes choses, que tout n'est aimé et comme il convient , qu'en lui seul. C'est en cet ordre qu'était établie l'âme contemplative qui s'écriait : « Il a réglé en moi la charité (1). » Et sur ces paroles l'abbé de Verceil a dit : « C'est par l'ordre séraphique que tous les ordres inférieurs participent aux lumières divines, et que les hiérarchies sont disposées de telle sorte que les inférieures et extérieures arrivent, par celles qui sont intérieures et tiennent le milieu, jusqu'aux supérieures, c'est-à-dire jusqu'au point où la charité est réglée en Dieu ; et c'est alors qu'il est dit. en toute vérité : « Il a réglé en moi la charité. »

 

ARTICLE II. Des degrés de  la contemplation, selon Richard de Saint-Victor (2).

 

Richard établit six degrés ou six espèces de contemplation , qui sont comme autant de dispositions ou de chemins par lesquels l'âme se dirige vers l'éternité. Et comme le commentateur de saint Denis place le premier degré de la contemplation dans les plus infimes opérations de l'esprit , qui sont les simples appréhensions naturelles, selon qu'il a été dit au chapitre précédent, pour apprendre à s'élever successivement à travers les hauteurs des collines

 

1 Cant. 1 . — 2 Lib. de Contempl., c. 6.

 

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éternelles jusqu'aux faîtes les plus sublimes de l'intellect. et de la volonté, ainsi Richard, établissant six degrés de contemplation, place le premier et le plus bas dans l'imagination , qui n'est pas un degré de l'opération intellectuelle , mais de beaucoup inférieur à l'intellect et à la volonté ; et de là il monte jusqu'à la connaissance de la vérité incréée , connaissance qui excède toute intelligence humaine, et même jusqu'au ravissement de l'âme. « Nous devons, dit-il, commencer par ce qui tient le dernier rang, étendre peu à peu notre science, et nous élever par la connaissance des choses extérieures à celle des choses invisibles. Car, c'est lorsque vous aurez bien compris ce qui est extérieur et que vos sens seront exercés en cette voie, que vous devrez vous porter vers ce qui est plus haut et acquérir la science des créatures spirituelles. »

Richard enseigne donc que le premier degré est l'imagination et selon l'imagination seule. Notre contemplation , dit-il , est dans le degré de l'imagination et selon l'imagination seule quand nous cherchons sans juger, quand nous poursuivons nos recherches sans raisonner, et que notre esprit erre librement çà et là où l'admiration l'entraîne. L'admiration naît des choses que nous embrassons par nos sens extérieurs alors que nous nous les représentons nombreuses et variées, belles et agréables; c'est la forme et la représentation de ces choses devenues un objet de considération qui la produisent en nous, en même temps qu'elles nous jettent dans l'étonnement. » Mais

 

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il est nécessaire de savoir que l'imagination est de deux sortes , comme il a été dit plus haut : l'une , selon le même auteur, qui est toute animale, comme lorsque notre esprit se porte vaguement et au hasard, sans utilité et sans réflexion aucune sur ce que nous avons fait ou vu. Assurément une telle imagination, dis-je, est animale et elle ne saurait avoir le moindre rapport avec la contemplation. L'autre est raisonnable, et c'est lorsque , conduits par la raison , nous nous formons une image des choses que nous avons vues , et nous nous en servons souvent dans la contemplation. Cette imagination n'est pas, il est vrai , un degré de l'intelligence ; cependant elle est une disposition en rapport avec elle, car elle sert à la raison et elle est appelée pour cela un degré de la contemplation.

Le deuxième degré qui consiste , d'après le même auteur, dans l'imagination, est cependant formé selon la raison , et il procède d'après elle , c'est-à-dire en raisonnant sur les choses qui se présentent à l'imagination ; ce qui a lieu quand nous trouvons et nous cherchons par la raison les choses que l'imagination a mises en nous et qui appartiennent au premier degré , et qu'après les avoir trouvées nous les réduisons en une considération accompagnée d'étonnement. Ainsi , dans le premier degré nous nous représentons les choses; dans le second, nous sentons, nous examinons et nous admirons l'utilité, la raison, l'ordre et les autres conditions de ces mêmes choses, Cette sorte de contemplation consiste donc en

 

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l'imagination accompagnée de la raison , puisque c'est par le raisonnement qu'elle procède. » Ce degré est plus élevé que le précédent , par là même qu'on y fait usage de la raison et qu'elle y domine, bien que l'imagination y soit présente. « Car, dit l'auteur du livre de l'Esprit et de l'âme, l'imagination ne s'élève pas jusqu'à marcher de pair avec la raison; mais elle demeure au-dessous et peut seulement en quelque manière lui indiquer sa voie en lui montrant de loin des objets auxquels il ne lui est pas permis d'atteindre elle-même. » Aussi , est-ce très-justement qu'on a marqué pour la raison un degré différent , car par elle l'esprit de l'homme s'approche davantage de la vraie contemplation et s'élève plus haut en sa connaissance que dans le degré précédent. L'imagination ne cesse jamais de se tenir comme une servante à côté de la raison, et celle-ci , une fois l'occasion donnée , tire des conséquences nombreuses de ce que celle-là lui a représenté , alors même que la sensation a disparu ou s'est endormie.

        « Le troisième degré se forme par la raison mais selon l'imagination. Or, nous employons véritablement ce degré quand , par l'image des choses visibles, nous nous élevons à la contemplation des invisibles. Cette contemplation repose en la raison, parce qu'elle consiste en des choses qui sortent des limites de l'imagination et qu'il faut poursuivre par intuition et investigation , car elles sont invisibles. On la dit cependant formée selon l'imagination , parce qu'on tire de l'image des choses visibles une similitude dont on

 

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se sert dans cet exercice, et dont l'esprit s'aide dans la recherche des invisibles. Ce degré est plus parfait que les précédents, parce qu'il s'étend à ce qui est invisible et spirituel , bien qu'il appelle à son secours l'image des choses visibles. Et comme il est écrit que ce qu'il y a d'invisible en Dieu est devenu visible depuis la création du monde, pas la connaissance que ses créatures nous en donnent (1), on peut conclure manifestement de là que jamais la raison ne s'élèverait à cette connaissance si sa servante , l'imagination, ne venait lui offrir l'image des choses visibles , tandis qu'aidée de cette image elle arrive à connaître ce qui est invisible toutes les fois qu'elle y a recours pour s'en former une similitude. Ainsi , sans l'imagination la raison ne connaîtrait point les objets corporels ; et sans cette connaissance elle n'arriverait point à celle des objets célestes , ou autrement à leur contemplation.

Le quatrième degré est formé par la raison et selon la raison ; et c'est lorsque , mettant de côté tout office de l'imagination, l'esprit s'applique aux choses qu'elle ignore, mais que lui seul conclut par le raisonnement ou découvre par la raison. Nous sommes dans cette sorte de contemplation quand nous réduisons en considération les choses invisibles en nous, mais connues par l'expérience ou par l'intelligence, et que de cette considération nous nous élevons à la contemplation des âmes bienheureuses et des esprits surnaturels, Or, cette contemplation réside en la raison, parce

 

1 Rom., 1.

 

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que les choses sensibles y sont mises de côté, et qu'on ne s'y applique qu'à celles qui sont uniquement l'objet de l'intellect. Elle a son commencement et son fondement dans ce qui est invisible en nous, dans les choses que nous connaissons par l'expérience intellectuelle et que nous embrassons par notre intelligence ordinaire. C'est justement qu'on dit que sous ce point de vue elle consiste en la raison, car ce qui est invisible en nous y est connu par la raison même et ne sort pas des limites du raisonnement. Ce degré est plus élevé que les précédents parce qu'il nous éloigne davantage des choses corporelles et des objets terrestres; et qu'en lui l'esprit se purifie beaucoup plus et s'unit plus intimement aux choses éternelles. C'est ce qui fait dire au même auteur : « Qu'en cette contemplation l'esprit se sert pour la première fois de sa pure intelligence, qui, mettant de côté toute fonction de l'imagination, se porte seule en avant, agit par elle-même et contemple comme par sa propre lumière. »

Le cinquième degré est au-dessus, mais non en dehors de la raison. Or, nous élevons notre esprit à cet état de contemplation quand nous connaissons par la révélation divine ce que la raison humaine ne peut pleinement saisir, ce que notre raisonnement ne peut comprendre , et ce que nous sommes impuissants à rechercher. Telles sont les choses que nous croyons appartenir à la Divinité et être renfermées en son essence, et que nous prouvons par l'autorité des saintes Ecritures. Notre contemplation

 

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franchit donc alors réellement les limites de la raison, puisque notre esprit croit par une élévation de soi-même ce qui surpasse les bornes de sa capacité; mais elle est au-dessus de la raison sans cependant être en dehors , puisque la raison ne saurait aller contre ce qu'elle voit par la subtilité de son intelligence; que même elle y acquiesce facilement et qu'elle l'atteste ouvertement. Ce degré est plus parfait et plus sublime que les précédents , par là même que cette contemplation est au-dessus de la raison. Sur quoi remarquez ce que dit le même auteur : « Il y a certaines choses au-dessous de la raison, comme celles que nous percevons par le sens corporel; certaines selon la raison seule, comme celles que nous re-cherchons aidés par elle; et certaines au-dessus de la raison , comme celles qui nous viennent par la révélation , ou qu'aucun sens corporel ne peut atteindre et que nulle raison humaine ne saurait pénétrer. Cependant nous croyons que ces choses existent véritablement , bien que nous soyons impuissants à les saisir soit par l'expérience, soit par notre intellect. »

Le sixième degré embrasse les choses qui sont au-dessus de la raison , et semblent être en dehors de la raison et même contre la raison. L'âme tressaille véritablement de joie et bondit d'allégresse en ce degré suprême et le plus digne entre tous , quand , par l'irradiation de la lumière divine, elle connaît et considère des choses contre lesquelles toute raison humaine serait portée à réclamer. Telles sont celles que nous devons croire touchant la Trinité des

 

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personnes, et sur lesquelles , si l'on consulte la raison , il semble qu'on ne doive entendre que murmure et contradiction. Ce degré est plus parfait que tous ceux parcourus jusqu'alors, parce qu'en lui opère la pure intelligence qui est admise à contempler la majesté divine. Voilà pourquoi le même auteur nous dit : « Quelle grande chose que l'esprit de l'homme puisse se porter chaque jour avec ardeur aux contemplations ravissantes des esprits célestes ! » Et cependant quelquefois il arrive , par la condescendance de la divine miséricorde, qu'il est élevé même jusqu'aux splendeurs de la majesté suprême. Or, cette élévation va à certains moments jusqu'au ravissement de l'esprit, et elle se fait de trois manières : ou par l'abondance de la dévotion , ou par la grandeur de l'admiration , ou par l'enivrement de la félicité , de telle sorte que l’âme ne se possède plus et qu'en cet état elle devient étrangère à elle-même. Elle est ainsi élevée au-dessus d'elle-même par l'abondance de la dévotion quand elle est brûlée à tel point du feu des célestes désirs, que la flamme de son amour intérieur dépasse toute mesure humaine, qu'elle la fond comme de la cire, dissout en elle tout ce qui tenait à son premier état, la transporte dans les régions supérieures aussi légère que la fumée, et la dirige dans les cieux. Elle est élevée au-dessus d'elle-même par la grandeur de son admiration quand, illuminée du rayon divin , suspendue par l'admiration de la beauté suprême, elle demeure frappée d'un tel étonnement qu'elle se trouve arrachée totalement, et avec la rapidité de l'éclair , à

 

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son état antérieur. Alors plus elle tombe profondément dans le néant par le mépris qu'elle conçoit d'elle-même , plus elle demeure transpercée du désir du souverain bien et plus aussi elle s'élève rapidement et sublimement au-dessus d'elle-même vers les choses célestes. Enfin elle est ravie et rendue étrangère à elle-même par la grandeur de sa joie et de sa félicité , quand, abreuvée ou plutôt enivrée de l'abondance de l'éternelle suavité , elle oublie entièrement ce qu'elle est , ce qu'elle a été; quand , par l'excès de son allégresse, elle entre dans un ravissement qui la met tout entière hors d'elle-même , et que, dans un état de bonheur ineffable, elle se trouve tout-à-coup plongée dans un amour entièrement surnaturel. » Tels sont les degrés de contemplation selon Richard de Saint-Victor.

 

ARTICLE III. Des degrés de contemplation selon l'auteur du livre DE L'ESPRIT ET DE L'ÂME.

 

Mais l'auteur du livre de l'Esprit et de l'âme, considérant que saint Denis dit, dans sa lettre à Tite, que l'homme est composé de deux natures : l'âme et le corps, d'une âme raisonnable qui est simple en son essence, et d'un corps composé ; qu'il est illuminé des connaissances divines selon les propriétés de ses deux natures; que son esprit conçoit des idées pures, simples et intimes des signes sensibles , bien que séparé de ces signes eux-mêmes ; que les sens

 

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coopèrent par la propriété de leur nature à la connaissance de l'esprit et l'aident à se porter aux choses divines, cet auteur, dis-je, conclut de là qu'il faut pour la contemplation se servir de formes sensibles par lesquelles ce qui est divin et invisible sera caché aux impurs, c'est-à-dire aux hommes charnels, et manifesté à ceux qui vivent selon l'esprit.

Il dit donc que le premier degré pour s'élever à Dieu consiste dans l'opération des sens , par laquelle on conçoit les choses temporelles. Le second, dans l'imagination , par laquelle on se forme une image de ces mêmes objets. Le troisième, dans la raison , qui nous fait parcourir la nature des choses ou leurs raisons. Le quatrième , dans l'intellect , qui nous montre les esprits créés. Le cinquième, dans l'intelligence , qui nous montre l'esprit incréé. Le sixième, dans la sagesse, qui ouvre en nous le goût spirituel.

Et ensuite il ajoute : Tout ce que le sens perçoit , l'imagination le représente, la raison l'approfondit, l'intellect le juge , la mémoire le conserve , l'intelligence l'embrasse et le contemple, mais c'est la sagesse qui le fait goûter. Ainsi l'on s'élève des derniers degrés aux premiers , et ce qui est le plus bas se lie à ce qui est le plus élevé.

Or, lorsque nous voulons monter des degrés inférieurs aux supérieurs, c'est le sens qui s'offre d'abord à nous comme le premier chemin; ensuite viennent dans un ordre successif l'imagination, la raison, l'intellect, l'intelligence, et, au plus haut point , la sagesse. Le sens est cette faculté de l'âme

 

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qui perçoit comme présentes les formes corporelles des choses , qui , par leur variété et leur multitude, proclament leur Créateur. Ce qui fait dire à saint Bernard (1) : « D'où vient qu'il y a une si grande variété de formes et un si grand nombre d'espèces dans les choses créées, si ce n'est qu'elles sont comme autant de rayons de la Divinité qui nous montrent que celui dont elles tiennent l'être existe véritablement , sans définir entièrement ce qu'il est? Ainsi par elles vous voyez que la vérité existe réellement, mais vous ne voyez pas la vérité elle-même. Cette vue est commune à tout le monde: car il est facile , selon les paroles de l'Apôtre, à tout homme qui fait usage de sa raison de connaître ce qui est invisible en Dieu par la vue des choses qui ont été créées. » Et c'est là ce que saint Augustin appelle passer des choses temporelles aux choses éternelles.

Le deuxième degré, c'est l'imagination. Or, notre auteur nous dit que l'imagination est la faculté de l'âme qui reçoit les formes matérielles des corps , soit absents, soit présents, passés ou futurs. Elle va et vient du sens à la raison, comme une servante qui court de l'esclave au maître , et tout ce qu'elle puise extérieurement par le sens de la chair, elle l'offre à l'intellect selon le commandement de la raison. On voit par là que l'imagination est plus simple et plus noble que les puissances sensitives, car elle seule recueille eu elle les images de tous les objets qui viennent frapper les

 

1 In cant., 31

 

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sens, et elle les sépare en quelque sorte des lieux qu'elles occupent et du temps où les sens les lui présentent; et ainsi par elle l'âme s'approche plus des choses éternelles que par les sens extérieurs. C'est ce qui fait dire à Richard que la raison ne s'élèverait jamais à la connaissance des choses invisibles si l'imagination, qui est sa servante, ne lui représentait les choses du dehors sans la connaissance desquelles il lui est impossible d'arriver à la contemplation des premières. C'est donc avec raison qu'on l'appelle un degré de la contemplation , au moins dispositivement.

« Le troisième degré réside dans la raison. Or, la raison est la faculté de l'âme qui perçoit la nature des choses corporelles, leurs formes, leurs différences , les accidents qui leur sont propres, toutes les choses incorporelles, mais non en dehors du corps. Elle sépare, non par des actes , mais par la réflexion , les choses fondées sur les corps de ce qui est corporel. Ainsi la nature du corps lui-même, selon laquelle tout corps existe, n'est point corps. Or, la raison fortifie le sens de l'âme, elle lui fait distinguer le vrai du faux , et conserve en elle l'image de Dieu. » Par où l'on voit que cette puissance l'emporte incomparablement en dignité sur les sens et l'imagination , et qu'elle les surpasse en son opération. C'est par elle que l'âme non-seulement connaît Dieu , mais qu'elle se juge capable de le posséder, comme l'enseigne saint Augustin. Car par la raison l'âme médite sur Dieu; dans sa méditation, elle le contemple; en sa contemplation , elle l'aime; et , en l'aimant véritablement,

 

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elle le possède. Telle est , dit saint Augustin , la puissance de la nature divine, qu'elle ne saurait demeurer cachée entièrement à la créature raisonnable qui fait usage de sa raison. Ainsi la raison est vraiment un degré de la contemplation.

Le quatrième degré, c'est l'intellect. Or, l'intellect, selon notre auteur, est la faculté de l'âme qui perçoit. les choses invisibles, comme les anges, l'âme et tour esprit créé. Ainsi entendu, il coopère à la contemplation , car son acception même indique quelque chose d'intime qui tient à cet exercice, le mot intellect voulant dire qui lit intérieurement. En effet, il pénètre jusqu'à l'essence même des choses, car, selon Aristote, son objet est tout ce qui existe. Quelquefois aussi l'intellect se prend pour une vertu intellectuelle ou une habitude des principes naturels qui sont soumis à la lumière de la raison; et en ce sens il nous montre infailliblement la vérité. Il est dit, en effet, dans le livre de l'Esprit et de l'âme, que l'âme n'est jamais trompée par la vision intellectuelle ; car, ou elle comprend réellement, et alors la vérité existe réellement , ou bien elle ne comprend pas , et alors la vérité est absente. C'est pourquoi l'intellect ainsi entendu exprime un regard manifeste et infaillible sur les principes; et en ce sens il coopère à la contemplation. Quelquefois il est un don du Saint-Esprit , et alors c'est une habitude des principes surnaturels qui sont des vérités. de foi , et qui indiquent une certaine excellence de connaissance qui fait pénétrer jusqu'au plus intime des choses susceptibles d'être connues, C'est ce qui fait

 

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dire à saint Grégoire : « L'intellect prépare en son temps un festin à l'âme, car, par là même qu'il pénètre ce qu'il a entendu , il ranime le coeur en dissipant ses ténèbres (1). » En effet , l'intellect , en ce sens , est aux principes connus surnaturellement ce que la lumière naturelle est aux principes connus par la nature. Et comme cette lumière naturelle nous montre la vérité naturelle d'une manière infaillible, ainsi le don de l'intelligence montre infailliblement les vérités surnaturelles. Ce qui fait qu'en ce sens il est un degré véritable et nécessaire de la contemplation.

Le cinquième degré pour s'élever aux choses éternelles , c'est l'intelligence. Or , l'intelligence est la puissance de l'âme qui s'unit à Dieu immédiatement, car elle voit sa vérité suprême et immuable. Ou autrement, selon le même auteur : L'intelligence est cette faculté de l'âme qui connaît les choses divines et pénètre les secrets célestes autant qu'il est possible à l'homme; ce qui est le partage d’un petit nombre , dit Boëce. Par là , on comprend que l'intelligence surpasse l'intellect en son action , qu'elle en diffère, et qu'elle est un degré plus parfait de contemplation. Ce que Richard semble entendre de la même manière quand il dit (2) : « Par l'intelligence la capacité de l'esprit s'étend à l'infini , et la pénétration de l'âme contemplative devient plus énergique , en sorte qu'elle est capable de saisir tout ce qui est intelligible, et assez clairvoyante pour comprendre les choses les plus subtiles. Jamais la contemplation ne

 

1 Mor., l. 1. c. 16. — 2 De Cont., c. 3.

 

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peut ,voir lieu sans celte vivacité de l'intelligence. Toutes les fois que l'esprit du contemplatif se porte aux choses du degré le plus inférieur, toutes les fois qu'il s'élève à ce qu'il y a de plus sublime, toutes les fois qu'il s'enfonce dans les choses les plus insondables , toutes les fois qu'il est ravi avec une agilité admirable et presque sans aucune crainte à travers des merveilles sans nombre , assurément tout cela se fait par une certaine force de l'intelligence. »

Le sixième degré de contemplation réside en la sagesse qui vient après l'intelligence : car, selon le même auteur, de même que l'intelligence est la vision de l'âme , ainsi la sagesse en est le goût. La première contemple, la seconde jouit et se délecte. Mais il faut noter ici qu'il y a une sagesse qui s'acquiert par l'étude. et c'est une vertu intellectuelle. Aristote en traite dans sa métaphysique. Elle s'applique par les recherches de la raison à se former un jugement droit des choses divines , et à perfectionner les actes de l'intellect et les opérations de l'âme selon ce jugement , autant qu'il est en elle. « Celui qui a cette sagesse, dit Sénèque , est préparé et disposé à tout événement. Quand la

pauvreté , les chagrins , l'ignominie de la douleur fondraient sur lui , il ne reculerait pas en arrière , mais il marcherait sans crainte contre tous ces fléaux et s'avancerait à travers sans effroi. Le sage est plein de joie, il est inébranlable, et sa vie ressemble à celle de la Divinité (1). » On peut donc dire que

 

1 Epist. 59.

 

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cette sagesse est en quelque, sorte. un degré de contemplation. Il y a une autre sagesse qui est infuse d’en haut, et elle est un don de l’Esprit-Saint. C'est à elle qu'il appartient non-seulement de contempler avec rectitude de jugement les choses divines, mais de les goûter et de régler les actes de notre conduite d'une manière bien plus excellente que cette sagesse qui est une vertu naturelle; car elle s'approche incomparablement plus de Dieu , elle le goûte par une certaine union de l'esprit et de rame, et elle est dirigée par les règles de la loi éternelle. Saint Bernard , parlant de cette sagesse en son livre de l'amour de Dieu , dit : « Le mot de sagesse vient de saveur, et cette saveur réside dans le goût. Or, ce goût , personne ne saurait l'exprimer, pas même celui qui a mérité d'en faire l'expérience; mais on ne peut que s'écrier : Goûtez et voyez que le Seigneur est plein de suavité (1). C'est par ce goût qu'on savoure, selon l'Apôtre, la parole de Dieu, et qu'on fait l'épreuve des richesses du siècle à venir (2). Si ce goût seul vient à manquer, tous les antres sens, c'est-à-dire les quatre sens spirituels languissent. Ce goût est suivi d'une certaine saveur pleine de douceur, que l'aune ressent au-dedans d'elle-même, qui lui fait discerner et juger d'une manière singulière tout ce qu'elle éprouve , en même temps qu'elle fortifie et affermit ses sens intérieurs. » Tels sont, selon l'auteur dit livre de l'Esprit et de l'âme, les degrés de la contemplation.

 

1 Ps. 33. — 2 I Petr., 2.

 

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ARTICLE IV. Des degrés de la contemplation selon Origène.

 

Les degrés ou espèces de contemplation , selon presque tous les ailleurs qui en ont traité, peuvent être ramenés médiatement ou immédiatement à tout ce que nous venons d'en rapporter d'après les auteurs dont nous avons exposé le sentiment, et on le voit par les six degrés qu'Origène expose de son côté en disant (1) : « Je vous juge un rai contemplatif et un homme en possession d'une joie assurée , si c'est en premier lieu l'action qui vous rend parfait. » Et ensuite il considère avec beaucoup de subtilité que là où la vie active se termine et devient parfaite , la vie contemplative commence régulièrement, s'accroît et s'élève grandement, jusqu'à ce  qu'elle soit consommée dans la vision intuitive. Ainsi, en parlant proprement de la contemplation , on ne peut pas dire que la perfection de l'action en soit un degré, mais on peut l'appeler un état résultant de la perfection de la vie active, qui doit nécessairement précéder afin de disposer les puissances contemplatives à accomplir leurs actes sans empêchement et d'une manière parfaite. Voilà pourquoi saint Grégoire dit : « Ceux qui désirent entrer en la forteresse de la contemplation, doivent nécessairement commencer par s'exercer d'une manière parfaite dans les oeuvres de la vie active (2). »

 

1 Sup. Cant., c. 2. — 2 Mor., 1. 6, c. 17.

 

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Et c'est en ce sens seulement quel action est dite lui degré de la contemplation.

En second lieu, vous êtes un vrai contemplatif, selon Origène , si en vous il y a retenue des sens extérieurs , ou autrement retrait vers l'intérieur el recueillement en un seul objet. C'est là vraiment conduire les troupeaux, c'est-à-dire les sens grossiers, vers la profondeur du désert à travers les sentiers de l'éternité. On agit de la sorte quand ce qui est invisible en Dieu devient visible à nos yeux par la créature terrestre , et que nous comprenons, par les oeuvres de ses mains, sa puissance éternelle et sa divinité. C'est alors qu'on passe des choses temporelles aux choses célestes, et de la vie du vieil homme à celle de l'homme nouveau.

Vous êtes, en troisième lieu , un vrai contemplatif, quand il y a en vous affranchissement des images sensibles , quand par votre esprit vous vous élevez au-dessus des choses que l'imagination peut vous offrir, C'est en cet état que se trouvait celui qui s'écria : J'ai pris la fuite, je me suis éloigné, et j'ai habité dans la solitude (1); car pour lui ce n'était rien de sortir du monde s'il ne se fût placé à une grande distance afin de se reposer. Vous avez franchi les plaisirs de la chair, vous n'obéissez plus en aucune façon à ses concupiscences, vous n'êtes plus retenu par ses amorces; vous vous êtes perfectionné , vous vous êtes surmonté, mais vous ne vous êtes pas encore éloigné , si vous ne pouvez , par la pureté de votre âme, planer

 

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au-dessus des fantômes des images corporelles qui se précipitent sur vous de toutes parts.

Vous êtes, en quatrième lieu, un vrai contemplatif. si vous avez dépassé tous les objets soumis à la raison , à cause des fantômes et autres empêchements qu'ils traînent à leur suite et qui retardent l'âme dans sa course vers le ciel. Richard dit à ce sujet (1) : « Notre contemplation s'élève véritablement au-dessus de la raison quand notre âme , dans son vol , découvre ce qui est en dehors des limites de sa capacité naturelle : telles sont les choses que nous croyons touchant la nature de Dieu et la simplicité de son essence. Et, bien que cette contemplation soit au-dessus de la raison, elle n'est pourtant pas en dehors de la raison , puisque loin de pouvoir contredire à ce qu'elle entrevoit par la force de l'intelligence , elle y acquiesce aisément et se plaît à en rendre témoignage. »

Vous êtes, en cinquième lieu , un vrai contemplatif, si vous êtes attiré en haut au-dessus de toutes les choses intelligibles dans la nuit obscure de l'ignorance; et ce degré de contemplation est celui dont saint Denis parle lorsqu'il dit (2) : « Il y a une connaissance encore plus intime de Dieu. Elle est figurée par ce qui arriva à moïse lorsque, séparé de ceux

qui avaient vu avec lui le lieu du Seigneur, et soustrait à leurs regards, il entra dans des ténèbres inconnues où il s'unit à l'incompréhensibilité divine que l'intelligence ne pénètre point. C'est de toutes

 

1 De Cont., l. I, cap. 6. — 2 De Myst. theol., c. 1

 

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les connaissances la plus lumineuse ; elle renferme et tient cachées en ses profondeurs, comme en la cause première de toutes choses, toutes les lumières compréhensives. Quiconque est uni de la sorte au Dieu suprême, se trouve établi dans une excellence que la raison ne saurait pénétrer ni l'intellect entrevoir. Il est séparé de toutes choses et presque de lui-même, et , par une union d'amour qui produit l'effet d'une vraie connaissance, il est uni au Dieu intellectuellement inconnu. Et celte connaissance est incomparablement meilleure que celle qui naît

de l'intellect, car elle la laisse de côté et voit Dieu par une lumière qui surpasse l'intellect et l'esprit. » Telles sont les paroles de saint Denis , selon son commentateur, l'abbé de Verceil.

Vous êtes, en sixième lieu , un vrai contemplatif si votre intelligence, étant pitre et entièrement dépouillée de tout, se fixe d'une manière uniforme en la source et le principe des joies célestes, qui est le îlien unique en trois personnes, et si votre affection se conforme en toutes choses et sans nul empêchement des puissances de la volonté, à ce même principe.

Ainsi Origène, résumant en peu de mors tout ce que nous venons d'exposer, dit : « Je vous juge un vrai contemplatif et en possession d'aune joie assurée si d'abord l'action vous rend parfait, si vous retirez vos sens des objets extérieurs, si par un heureux effort vous franchissez les choses de l'imagination. si vous parcourez d'un vol rapide celles de la raison, si vous connaissez par une foi heureuse et illuminée ce qui est

 

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intelligible , si vous reposez en celui qui est la volonté première et le bien suprême votre intelligence et votre volonté pour y prendre de quoi nourrir votre faiblesse, pour y boire de quoi entretenir votre joie et y puiser la force qui vous empêchera de défaillir. » Telles sont les degrés de la contemplation selon Origène.

 

CHAPITRE V. Quel bonheur l'esprit de l'homme trouve dans la contemplation.

 

Il nous faut , en cinquième lieu , examiner quelle félicité et quel avantage l'esprit de l'homme trouve dans le chemin de la vie contemplative , car pendant toute la durée de ce chemin il est uni sans interruption à Dieu. Voyons donc d'abord avec quelle tendresse l'âme y est consolée par son Seigneur.

Ce que saint Luc nous raconte de la vie de ces deux femmes, Marthe et Marie, se rapporte à ce sujet , et saint Grégoire dit â cette occasion : « Que nous représente Marthe occupée des soins extérieurs, sinon la vie active (1). » Elle s'arrête, parce que cette vie est toute couverte de la sueur de ses combats pénibles; elle se plaint de sa soeur, parce que la multitude des affaires la plonge dans le trouble. « Lorsque l'âme , dit saint Bernard, tend en son action à autre chose qu'à Dieu, bien qu'elle agisse pour Dieu, il n'y a point là le

 

1 Mor., l. 6 , c. 18.

 

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repos de Marie, mais le travail de Marthe , qui se trouble et se tourmente pour un grand nombre d'objets; et alors il lui est impossible de ne point se couvrir au moins légèrement de la poussière des actes terrestres. Cependant elle la secouera promptement et facilement à l'heure de sa sainte ferveur et de son sommeil par la pure intention qu'elle avait de ne s'appliquer qu'à Dieu seul , de ne chercher que lui , et de n'agir qu'à cause de lui seul : ce qui est le propre de l'épouse (1). »

On voit par là que ceux qui parcourent les sentiers de la vie active sont sujets à des troubles fréquents, tandis que l'esprit qui s'avance par le chemin de la contemplation est doucement consolé par Dieu après avoir quitté les exercices de cette première vie. « Que devons-nous entendre par Marie , qui demeure assise aux pieds du Seigneur et entend sa parole, dit saint Grégoire, sinon la vie contemplative, qui reçut dès lors cette assurance qu'elle avait choisi la meilleure part et qu'elle ne lui serait point enlevée? » — « Mais quelle est cette part meilleure choisie par Marie , demande Richard , si ce n'est de vaquer au Seigneur et de voir combien grande est sa suavité (2). » Marie assise à ses pieds a entendu sa parole. Elle ne pouvait des yeux de son corps voir la sagesse suprême de Dieu cachée en la chair, mais en l'écoutant elle la comprenait; en comprenant elle voyait , car elle croyait. Et en demeurant assise et en écoutant de la sorte . elle vaquait à la contemplation de la suprême vérité. C’est là

 

1 Serm. 40. in Cant. — 2 De Cont., l. 1. c. 1.

 

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la part qui n'est jamais enlevée aux élus ni aux parfaits , l'affaire qu'aucune fin ne vient terminer ; car la contemplation de la vérité commence en cette vie et continue dans la vie future pour ne jamais finir. Par cette contemplation l'homme s'instruit dans la justice et il devient parfait pour la gloire.

Voyons maintenant comment l'esprit de l'homme . en marchant par les voies de la vie contemplative , s'unit à Dieu par une amitié toute familière. Nous lisons, en l'Evangile de saint Jean , que le Seigneur dit à Pierre en lui parlant de Jean (1) : Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne. Pour vous, suivez-moi. Par ces deux apôtres, dit saint Augustin (2), deux vies sont désignées : l'une active par Pierre , et l'autre contemplative par Jean l'Evangéliste. Pierre, qui représente la vie active , entend cette parole : Pour vous, suivez-moi par l'imitation , en souffrant des maux temporels. La vie active de Pierre est donc pour le travail ; la vie contemplative de Jean, au contraire , est pour le repos. L'une réside dans la peine de l'action , et l'autre dans les douceurs de la contemplation. La première a lieu lorsqu'on fait le bien. et qu'on s'éloigne du mal , et elle a un terme ; mais l'autre est en jouissance des biens célestes , et elle n'a point de fin. Le Seigneur répond en parlant de Jean : Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne : ce qui signifie , selon la Glose : Je ne veux pas le consommer par le martyre , mais il attendra la délivrance paisible de sa chair jusqu'au jour où je viendrai

 

1 Joan., cap. ult. — 2 In Joan., tract. 124.

 

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le recevoir pour l'introduire dans la béatitude éternelle. Ainsi cette vie contemplative commence ici-bas et arrive à sa perfection en la vie future. Le Seigneur l'a commencée en saint Jean , quand ce disciple voulant s'engager dans les liens du mariage , il se l'unit amoureusement; il la continua ensuite en lui donnant des signes nombreux de son amitié, jusqu'au jour où par une douce invitation il la consomma en l'éternelle félicité. Cette vie est le bienfait le plus grand qui puisse être accordé à une âme , car elle apporte avec elle des délices parfaites , suprêmes et incomparables ; elle renferme les vertus , les dons , les béatitudes , les fruits, qui comblent l'esprit de gloire et de contentement et l'unissent au Dieu incréé d'autant plus heureusement que cette union est plus immédiate. On trouve dans l'Evangile les signes de cette familiarité avec Dieu.

Considérons , en troisième lieu , comment l'esprit, s'avançant par le chemin de la vie contemplative , se repose dans un sommeil vigilant et est illuminé après la lutte de la vie active. Nous en avons un exemple dans Jacob , qui , après avoir lutté et goûté le sommeil de la contemplation , apprit à voir les choses spirituelles , en sorte qu'il s'écriait : J'ai vu le Seigneur face à face, et mon âme a été sauvée (1). « C'est , dit Hugues , quand , après le travail pénible des bonnes oeuvres , il parvient à la lumière de la contemplation que Jacob prend le none d'Israël. C'est alors que s'accomplit cette parole du Prophète : « Jacob sera

 

1 Gen., 32.

 

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transporté de joie, et Israël d'allégresse (1). » Par Jacob luttant est donc désignée la vie active qui combat contre le vice. En ce combat l'esprit ne succombe pas; il s'affaiblit cependant et se fatigue beaucoup , et il pourrait s'écrier avec le Psalmiste : J'ai été affligé et profondément humilié (2). Mais par Israël voyant on nous montre la vie contemplative , qui , en dormant dans la voie , contemple les merveilles célestes. « Car, qu'est-ce que dormir dans le chemin. dit la Glose , sinon fermer les veux de l'àme durant le trajet de la vie présente à l'amour des choses passagères? C'est le démon qui a ouvert ces veux de la concupiscence que l'innocence avait tenus fermés. » Ce sommeil est si agréable à Dieu qu'il emploie la forme solennelle des supplications pour empêcher de le troubler et de l'interrompre. « Je vous conjure, dit-il, filles de Jérusalem, par les chevreuils et les cerfs de la campagne, de ne point réveiller ma bien-aimée et de ne point la tirer de son sommeil, jusqu'à  ce qu'elle le veuille elle-même (3). » — « Seigneur , s'écrie Origène expliquant ce passage, j'ai entendu Notre conjuration , et, si je ne me trompe, elle était inspirée par l'acte et l'état de votre épouse, état le meilleur, acte le plus excellent que l'on puisse imaginer, car elle se portait à vous sans intermédiaire , elle vous voyait sans nuage, elle reposait en volts sans ennui , elle jouissait de vous sans mesure, et vous l’établissiez pour toujours en sa félicité. »

Examinons. en quatrième lieu , comment , dans ce

 

1 De Claust. an., c . 2 . — Ps. 13. — 2 Ps. 37. — 3 Cant., 5.

 

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chemin de la contemplation , notre âme voit sa beauté s’accroître et sa vue devenir plus perçante. Richard nous dit (1) : «  Jacob , ainsi que nous le lisons, fut forcé d'avoir deux épouses , Lia et Rachel. Lia fut plus féconde, mais Rachel plus belle. Lia, malgré sa fécondité , avait les yeux enveloppés d'humeur. tandis que Rachel, malgré sa stérilité, conservait une beauté extraordinaire. Or, par Lia est figurée la vie active, et par Rachel la vie contemplative. A Lia il appartient de pleurer, de s'attrister, de gémir et de soupirer, et c'est avec raison qu'une telle épouse s'appelle d'un nom qui signifie laborieuse et dont la vue est faible. Mais pour Rachel , dont le nom veut dire une vue parfaite, ou bien le repos, c'est à elle qu'il est donné de méditer et de contempler, de discerner et de comprendre... Mais que peut-il y avoir de plus doux et de plus délectable que d’élever le regard de son esprit à la contemplation de la suprême sagesse? Lors donc que la raison s'étend à cet exercice, c'est justement qu'un l'honore du nom de Rachel. » Or, en cette contemplation de la sagesse éternelle, la beauté de notre amie s'accroît. Nous en avons pour preuve Moïse : son visage était si brillant de lumière après l'entretien intime qu'il avait eu avec le Seigneur, que les juif ne pouvaient en soutenir l'aspect. De même la vue de l’âme y devient plus perçante. Ainsi saint Grégoire raconte de saint Benoît qu'un jour étant en oraison il fut éclairé d'un rayon du soleil divin : le monde

 

1 De 12 Patr., c. 1.

 

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sembla placé tout entier devant ses yeux, et il vit l’âme de Germain , évêque de Capoue, portée au ciel par les anges sur un globe de feu. « Qu'y a-t-il d'étonnant , ajoute le même saint, qu'il ait vu le monde ainsi réuni en sa présence, alors qu'il était élevé au-dessus de la terre par la lumière qui éclairait son âme, et placé hors du monde par sa contemplation (1). » Ainsi dans cette voie la beauté de notre esprit s'accroît en même temps que sa vue devient plus pénétrante. « La contemplation , dit Hugues à ce sujet , est une image déifique : car, tandis que ceux qui sont illuminés par elle deviennent resplendissants , ils reçoivent en quelque façon en eux l'image de cette lumière éclatante. La vie contemplative est belle dans l'âme de celui qui s'y adonne (2). » voilà pourquoi il est dit à cette âme : Vous êtes toute belle, à ô ma bien-aimée (3) !

En cinquième lieu, l'esprit de l'homme, dans le chemin de la vie  contemplative , se voit fréquemment et tendrement ranimé. Premièrement il est nourri afin de puiser de nouvelles forces, car la nourriture de l'âme consiste à goûter les jouissances de la céleste lumière. Saint Grégoire , parlant de cette nourriture , dit : « La vie contemplative est vraiment une douceur pleine d'amabilité; elle ravit l'âme au-dessus d'elle-même , lui ouvre les trésors éternels , lui montre qu'elle doit mépriser les choses terrestres, découvre à ses regards les choses spirituelles, lui cache tout ce qui tient à la terre, en sorte qu'elle peut s'écrier :

 

1 Dial., I. 2. — 2 Sup. 7, Hier. ang., 1. 7. — Cant., 4.

 

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Je dors, et mon coeur veille. Elle dort en effet avec un coeur éveillé, car, tandis qu'elle s'avance en la contemplation intérieure, elle se repose au dehors des travaux pleins de trouble du corps. Cependant elle ne voit pas encore Dieu présent en sa clarté , mais elle entrevoit seulement un commencement de sa splendeur, elle s'en nourrit et y trouve la force d'arriver plus tard à jouir de sa vue glorieuse (1). »

L'âme contemplative se glorifie d'avoir goûté une telle nourriture , lorsqu'elle s'écrie : Son fruit est doux à ma bouche (2). Ce qui fait qu'Origène s'écrie : « Donnez-moi , Seigneur , ce fruit plein de douceur , ce fruit de ma vie. Vous êtes élevé, élevez mon désir; vous êtes béni, sanctifiez mon obéissance; vous êtes incorruptible, purifiez mon amour; vous êtes le Dieu de suavité, remplissez mon âme d'allégresse. »

Dans ce chemin l'âme est aussi ranimée par le vin d'une grâce enivrante. Aussi montre-t-elle dans les Cantiques qu'elle a déjà expérimenté sa puissance , quand elle dit : « Le Roi m'a fait entrer dans les celliers où il met son vin (3). » Sur quoi la Glose dit : Aussitôt que ma bouche a atteint la douceur de sa grâce, je me suis sentie récréée en mon esprit, el, transportée de l'amour des choses terrestres à l'amour des biens célestes, comme si, introduite en ses celliers, j'eusse été enivrée de l'odeur encore inconnue de son vin et du breuvage qu'il m'a présenté.

Mais cette réfection, c'est à peine si l'esprit qui s'avance par les sentiers de la vie active y prend part

 

1 In Ezech., hom. 11. —  2 Cant., 2. — 3 Cant., 1.

 

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à de rares intervalles. « C'est le contemplatif , et non l'homme voué à l'action , dit saint Augustin, qui peut aimer et goûter le bien sincère. Pour arriver là, il est nécessaire de faire trêve au tumulte du monde , et si ceux qui mènent la vie active endurent présentement la faim et la soif, c'est que chez eux le sens du goût n'est point exercé. »

En sixième lieu , l'esprit de l'homme , dans les sentiers de la vie contemplative, est soulagé des travaux de la route par l'entretien divin. Ainsi il est dit dans saint Lue : Notre coeur n'était-il pas brillant au-dedans de nous lorsqu'il nous parlait dans le chemin (1) ? Ce que saint Grégoire explique ainsi (2) : « L'âme , dit-il, s'enflamme à la parole qu'elle entend ; le froid , qui engourdit, se retire; l'esprit se remplit du désir d'en haut; il aime à écouter les préceptes célestes , et, à mesure que les commandements divins arrivent à lui, il se sent embrasé comme par autant de torches ardentes. » Et ailleurs le même saint ajoute : « Lorsqu'un compagnon se joint à nous dans le chemin, sans doute la route qu'on a à parcourir ne disparaît pas; mais la société de celui qui s'est uni à nous rend la fatigue plus tolérable. » Or, que Dieu vienne quelquefois s'entretenir avec l'esprit qui poursuit sa course, nous l'avons vu plus haut où nous avons cité ces paroles de saint Bernard : « Dieu s'associant comme un voyageur ordinaire à ceux qui sont dans le chemin, les soulage des fatigues du voyage par ses ineffables entretiens. » Le Seigneur a également de

 

1 Luc., 24. — 2 Hom. 30, in Evang.

 

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doux murmures pour l’âme qui parcourt. le chemin de le contemplation, Origène, expliquant cette parole des Cantiques : J'entends la voix de mon Bien-Aimé (1), dit : « Quand je rentre en mon coeur , et que je reconnais combien d'entretiens secrets le Seigneur a avec ceux qui se livrent à la contemplation , et auxquels il crie d'autant plus fortement que son murmure est, plus efficace , je ne puis m'empêcher de vous admirer et de vous louer , ô sainte épouse , en voyant que vous avez retenu en vous-même et rendu célèbre, en l'exprimant, cette parole : J'entends la voix de mon Bien-Aimé, ou autrement : Je suis dans la joie en écoutant sa voix qui me console, et bien que je ne voie pas encore sa face, cependant mon esprit est élevé jusqu'au ciel , et je prends part , à l'avance , aux douceurs de la béatitude à venir. C'est ainsi que l'âme est soulagée des peines de sa marche. »

En septième lieu , l'âme, dans ce chemin de la vie contemplative, s'élève spirituellement au-dessus de toutes les choses inférieures et se réjouit ineffablement en la sainte Trinité. C'est ce qui a fait dire à Hugues (2) : « La contemplation est appelée le cloître de l'âme. Lorsque l'esprit se retire en son sein , il médite seulement les choses célestes et se sépare de ce qui est terrestre ; il se place loin de la multitude des pensées mondaines, et se soustrait aux désirs de la chair; il enchaîne les mouvements déréglés des sens , et se réjouit dans le Seigneur; il goûte l'allégresse des anges et lit dans le livre de vie; il possède

 

1 Cant. 2. — 2 De claust. an., l. 3. c. 1

 

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la paix dans le silence et conserve l'harmonie de l'innocence au milieu du choeur des vertus; il considère la puissance du Père souverain, approfondit la sagesse du Fils , et aime la bénignité du Saint-Esprit; et tandis qu'il contemple ces trois choses , il se console de trois manières. Or, ces trois sortes de consolations, il peut les éprouver dans la réalité, celui qui, marchant dans la voie de la contemplation , ressent en sa mémoire le Père qui l'excite et l'attire à entendre Jésus-Christ son Verbe, car il est dit dans saint Jean (1) : Personne ne vient à moi si mon Père ne l'attire par une inspiration intérieure. Il est consolé de même celui qui , dans son intelligence, ressent le Fils qui l'éclaire afin de lui faire connaître son Père, selon cette parole de saint Matthieu : « Nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils et celui à qui le Fils aura voulu le révéler (2). » Il est enfin consolé celui qui en sa volonté sent l'Esprit-Saint le porter efficacement à embrasser et à posséder le Père et le Fils. Car c'est dans l'amour attribué à l'Esprit-Saint que l'on possède et que l'on presse contre son coeur et le Père et le Fils, comme l'enseigne saint Augustin. Mais l'âme qui s'avance à travers les sentiers de la vie active est souvent empêchée de jouir de ces consolations, et souvent elle est remplie d'amertume. C'est ce qui fait dire à Origène (3) : « Celui qui s'attache aux choses de la terre ne peut trouver que ce qui est enfermé dans la terre, c'est-à-dire l'amertume et la dissipation. » Il y a encore beaucoup d'autres avantages dans la vie contemplative

 

1 Joan., 6. — 2 Mat., 11 . — 3 De Trin., l. 6, c. 35.

 

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CHAPITRE VI. Comment, par le chemin de la contemplation, l'esprit entre dans la demeure éternelle de Jésus-Christ.

 

Examinons maintenant comment , par le chemin de la contemplation , notre esprit pénètre dans l'intérieur secret de Jésus , et comment il s'y dérobe aux choses extérieures. On a pu le voir déjà assez clairement par les degrés divers de contemplation que nous avons exposés , car Hugues nous dit que plus l'esprit s'élève au-dessus de lui-même , plus il croît en connaissance , jusqu'à ce que, son oeil intellectuel étant de plus en plus illuminé et fortifié, l'affection de son coeur de plus en plus purifiée et embrasée , il se repose totalement en Dieu; et les degrés de contemplation que nous avons parcourus enseignent comment s'accomplit cette ascension de l'âme. Ainsi il est clair qu'on peut , par ces degrés , connaître comment notre esprit peut entrer et se cacher dans le secret intérieur de Jésus.

Cependant, à cause de l'avantage que l'on trouve en cette demeure, nous ajouterons encore que le Seigneur ayant dit : Nul homme ne me verra sans mourir (1), il est nécessaire que le contemplatif meure

 

1 Exod, 33.

 

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d'abord au monde et que le monde meure pour lui ; et c'est alors qu'il peut entrer dans les secrets éternels de Jésus et s'y cacher. Mais qu'est-ce donc pour l'esprit qu'entrer parla contemplation dans cet intérieur mystérieux , sinon de se dégager et s'éloigner des choses temporelles , s'étendre vers les choses éternelles , s'y cacher par des progrès de tous les jours jusqu'à ce que l'homme extérieur et intérieur soit reformé tout entier selon Dieu autant qu'il est possible à la condition de cette vie? C'est pourquoi saint Grégoire dit (1) : « L'aile de la contemplation nous élève et nous porte en nous séparant de nous-même jusqu'à voir Dieu comme en un ravissement. Ces efforts de notre coeur et la douceur de notre contemplation nous font passer en quelque sorte de nous en lui, et c'est par ce passage que nous entrons dans le repos. Cependant nous n'avons là qu'une imitation imparfaite et une faible similitude du repos de

Dieu, car, pour que nous soyons heureux sans interruption , il faut que nous puissions imiter pour toujours celui qui est éternel. Mais c'est déjà pour nous une grande félicité que cette similitude de l'éternité, et nous ne sommes pas sans ressentir quelqu'une de ses douceurs, dès lors qu'il nous est possible d'imiter son repos. » Il faut donc que contemplatif véritable meure au monde de façon que le monde soit mort pour lui aussi, s'il désire que sa contemplation ne rencontre aucun obstacle , car , dit saint Grégoire, celui qui considère la sagesse qui

 

1 Mor., l. 18, cap. ult.

 

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est Dieu , doit mourir sans réserve à la vie présente s'il ne veut point être retenu enchaîné par son amour. Tel fut Paul, ce vrai contemplatif , quand il s'écriait: Le monde est crucifié pour moi , et je le suis au monde (1). Le monde, explique le même saint Grégoire, avait été en effet crucifié pour lui , car il était mort: en son cœur et n'excitait plus en lui aucun amour. Mais en même temps il s'était rendu comme un crucifié pour le monde, en s'efforçant de paraître tel à ses yeux qu'il ne pût exciter ses convoitises, non plus qu'un homme frappé des coups de la mort. Les saints ne cessent donc jamais de mortifier en eux par le glaive de la parole sacrée l'importunité des désirs temporels , le tumulte des soins inutiles, les clameurs des agitations bruyantes. En même temps , ils se cachent dans les profondeurs de leur âme en la présence de Dieu. Et ainsi c'est avec raison que le Psalmiste s'écrie : « Vous les cacherez dans le secret de votre face pour les dérober aux troubles qu'ils pourraient recevoir de la part des hommes (2). » Cette parole, sans doute, n'a son accomplissement parfait qu'au sortir de la vie; cependant les justes en éprouvent en grande partie la vérité lorsque, par l'ivresse qui les pénètre , ils sont ravis intérieurement loin des agitations tumultueuses de la terre, et que leur esprit tout entier appliqué à l'amour de Dieu n'éprouve aucun des déchirements causés par les perturbations du monde. Voilà pourquoi saint Paul avait vu ceux qui sont morts par la contemplation comme cachés

 

1 Galat., 6. — 2 Ps. 30.

 

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en un sépulcre , et il leur disait : « Vous êtes morts et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ (1). »

 

CHAPITRE VII. Comment l'esprit de l'homme est invité à venir, par le chemin de la contemplation, en la demeure intérieure de Jésus.

 

Voyons donc, en dernier lieu , comment le Seigneur Jésus invite notre âme à venir en sa demeure intérieure et secrète par le chemin d'une douce contemplation. L'Epoux s'écrie dans les Cantiques : « Levez-vous, ma bien-aimée, ma colombe, mon unique beauté, et venez (2). » Et pour rendre cette invitation plus touchante, il ajoute : « Venez, car maintenant les délices et la joie environnent les pas du voyageur, depuis que les fleurs se sont montrées en notre terre. Les jours du printemps ont brillé pour nous par la présence du divin Soleil incarné. Aussitôt que le Soleil de justice a eu lancé ses rayons , l'hiver s'est enfui , le printemps de la foi a délivré la terre en lui faisant sentir la douce chaleur de l'Esprit-Saint , et elle a produit les fleurs des vertus. »

« O ma bien-aimée par l'ardeur amoureuse de votre contemplation ! ô mon épouse ! vous avez blessé mon coeur en y faisant pénétrer la douceur enivrante

 

1 Col., 5. — 2 Cant. pass.

 

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qui brille en un seul de vos yeux , qui se répand de votre intelligence attirée à la contemplation de ma beauté et simplifiée en elle. Elevez-vous donc spirituellement au-dessus de la terre par l'action de votre contemplation pleine d'amour. Regardez les oiseaux du ciel, et, par cet exercice unique, vivez dans le ciel , soyez un oiseau céleste, un oiseau étranger à la terre. »

« O ma colombe à cause du regard radieux de votre contemplation ! vos yeux sont vraiment semblables à ceux de la colombe; vos sens spirituels sont devenus parfaits et se sont simplifiés par la considération des choses célestes; ils se sont fortifiés, et, selon la parole d'Isaïe, ils ont pris des ailes comme l'aigle, ils voleront et ne se sentiront point défaillir (1); car l'aigle, qui est un oiseau qui s'élève extraordinairement dans les airs et vole avec rapidité , représente bien ici l'agilité de votre esprit. »

« O mon unique beauté à cause de l'objet si beau de votre contemplation ! C'est de l'éclat de cet objet divin que les âmes contemplatives tirent leur blancheur et leur beauté , car Dieu rend véritablement beaux ceux qui le contemplent et qui l'aiment, selon cette parole de saint Paul : Tandis que nous contemplons la gloire du Seigneur sans qu'aucun voile n'obscurcisse notre face, nous sommes transformés en la même image (2) . C'est à l'âme qui le contemple de la sorte, qu'il dit : Montrez-moi votre face , car elle est brillante de beauté, non d'une beauté corporelle,

 

1 Is., 40. — 2 II Cor., 3.

 

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 mais d’une beauté véritable, d'une beauté spirituelle et intérieure. Venez donc du travail au repos, de la douleur à la consolation, de la souffrance à l'impassibilité. Venez à l'union intérieure de la contemplation, comme à l'endroit le plus retiré du désert ; c'est là que les fleurs apparaissent, là que brillent les splendeurs de la céleste sagesse, là que votre regard embrassera dans leur clarté les choses qui étaient cachées aux premiers efforts de vos désirs, là que vous vous écrierez avec Job : « Jusqu'à ce jour seulement mon oreille vous avait entendu, mais maintenant je vous vois de mes yeux (1). » Venez donc : les campagnes sont ouvertes, leurs herbes ont crû d'une manière admirable , elles ont produit les fleurs les plus variées, des fleurs odoriférantes et spirituelles dont l'Eglise est parée. »

Et saint Grégoire expliquant à cette occasion ce passage de la Genèse : L'odeur qui sort de mon fils est semblable à celle d'un champ plein de fleurs (2), dit : « Autre est l'odeur répandue par la fleur des raisins , qui représentent les prédicateurs enivrés de la céleste doctrine; autre l'odeur exhalée par la fleur de l'olivier, figure des miséricordieux qui éclairent et fortifient les faibles; autre l'odeur de la rose, figure des martyrs dont les exemples se répandent comme un parfum; autre l'odeur du lis , image des vierges dont la pure renommée s'étend comme une brise délicieuse ; autre l'odeur de la violette, emblème des humbles qui conservent précieusement la pourpre de

 

1 Job., 42. — 2 Hom. 6, in Ezech. — Gen. 27.

 

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la vie céleste; autre l'odeur du nard qui nous rappelle les hommes parfaits couverts des fruits abondants des bonnes oeuvres. » — « Qui donc, s'écrie Origène, qui donc ne se lèvera pas? qui ne se hâtera? qui ne s'avancera où se trouvent réunis des avantages aussi éclatants? » Qu'il nous accorde donc de marcher amoureusement et fidèlement par ce chemin émaillé des fleurs de la contemplation, celui qui est la voie, la vérité et la vie des siècles éternels. Ainsi soit-il.

 

LIVRE V. DU QUATRIÈME CHEMIN DE L'ÉTERNITÉ.

 

Le quatrième chemin par lequel on arrive à la demeure intérieure , secrète et éternelle de Jésus, c'est l'amour de charité pour les biens célestes. Afin de le connaître davantage il faut considérer les sept points suivants :

1° Pourquoi le chemin de l'amour de charité suit immédiatement celui de la contemplation;

2° Qu'est-ce que l'amour de charité, et, afin de mieux le connaître, comment est-il un chemin aux biens éternels ;

3° Comment l'amour de charité se distingue-t-il de l'affection naturelle ou de la dilection acquise;

4° Par quels signes et à quelles conjectures peut-on

 

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reconnaître, au moins de quelque manière , l'amour de charité ;

5° Comment l'amour de charité est-il divisé en degrés divers par les saints Docteurs;

6° Comment notre esprit entre-t-il par le chemin de l'amour de charité en la demeure éternelle;

7° Comment le Seigneur invite-t-il notre esprit ù entrer par le chemin de l'amour de charité en sa demeure divine.

 

CHAPITRE PREMIER. Pourquoi le chemin de l'amour de charité suit immédiatement le chemin de la contemplation.

 

Il nous faut voir , en premier lieu , comment le chemin de l'amour de charité suit immédiatement celui de la contemplation. Or, nous devons savoir que l'amour de charité vient s'ajouter, comme une perfection , à la contemplation, car saint Augustin dit que plus nous aimons Dieu avec ardeur, plus nous le voyons avec assurance et sans nuage  (1). L'amour de charité doit donc suivre immédiatement la contemplation comme plus excellent, plus parfait, et comme perfectionnant l'intellect contemplatif. En effet , la volonté venant à la suite de l'intellect lui communique sa perfection , et la preuve , c'est qu'elle le

 

1 De Trinit., l. 8.

 

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porte à poursuivre et à rechercher la science qui le perfectionne et qui est le fruit de l'esprit, comme le montre saint Augustin. « L'amour , dit Hugues (1), l'emporte sur la science, et il est plus grand que l'intelligence; car on aime plus Dieu qu'on ne le comprend , et l'amour entre et pénètre là où la science se tient dehors. En cela rien d'étonnant , car l'amour ose toujours plus, se confie davantage, possède un regard plus perçant et plus pénétrant. Il suit l'entraînement du désir qui le consume , et ne sait point s'arrêter qu'il n'ait atteint son objet. » Gilbert de la Porrée est d'accord avec ces paroles quand il dit : « La science fait sentir son souffle à l'âme; mais la charité la pénètre tout entière. Elle est plus intime que la science , elle atteint à ce qu'il y a de plus secret, car l'esprit d'amour se fait sentir à tout ce qui est intérieur; il scrute même les profondeurs de Dieu. » De plus le bien peut être parfaitement connu sans être parfaitement aimé. Voilà pourquoi il est dit dans l'Ecclésiastique : « Vous qui craignez le Seigneur, aimez-le, et il illuminera vos coeurs (1). » C'est donc avec raison que la charité vient après la contemplation comme son complément, quoique ce qui est inconnu ne puisse être aimé de nous.

 

1 In 7 Ang. hier., l. 6. — 2 Eccl., 2.

 

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CHAPITRE II. Quest-ce que l'amour de charité, et comment afin de le connaître plus réellement, est-il un chemin qui conduise aux biens éternels?

 

Examinons , en second lieu , ce que c'est que l'amour de charité, afin que, par là, notre esprit connaisse comment il est un chemin qui nous mène aux biens éternels. Il nous faut savoir d'abord que les termes d’amour , de dilection et de charité n'ont souvent , dans l'Écriture, qu'un seul et même sens, selon que l'observe saint Denis quand il dit : « On doit employer uniformément et sans différence les noms d'amour, de dilection ou de charité. Et saint Augustin dit également de son côté : « La charité n'est rien autre chose que l'amour du bien (1). »

Il nous faut donc savoir qu'il y a un amour unique, incréé, qui, par sa bonté parfaite, substantielle et universelle, engendre l'amour créé en toutes choses. Cet amour créé est une propension , une direction de celui qui aime vers l'objet aimé, et c'est pour cela que saint Denis distingue diverses sortes d'amour selon les diverses inclinations au bien désirable. Quand nous nommions l'amour, dit-il, nous désignons par ce nom une certaine vertu unitive. Car, ajoute

 

1 De Trinit., l. 8, c. 10.

 

364

 

son commentateur, l'amour est une connexion, un lien par lequel l'universalité de tous les êtres est jointe par une amitié ineffable et une union indissoluble. Et ensuite il explique ces divers amours. Or, c'est en expliquant ces diverses dénominations que nous comprendrons mieux ce que c'est que l'amour ou la charité. Il appelle donc amour naturel l'inclination au bien qui ne suppose à l'avance aucune connaissance , et qui est imprimée en toute créature par l'Auteur suprême. C'est en vertu de cet amour que tout être tend à sa conservation, qui est un bien. Et c'est en ce sens que Job a dit (1) : « Le froment désire les eaux que les nuées répandent, » ce qui veut dire que les blés ont une tendance naturelle à cette sorte de bien.

L'amour animal est l'inclination au bien qui suppose une connaissance sensitive, et cet amour existe seulement dans les êtres en qui se trouve l'appétit des sens , comme dans l'homme et les brutes.

L'amour intellectuel est l'inclination au bien avec connaissance dé la raison. II existe en l'homme et il y est de deux manières : d'abord , comme inclination au bien avec la seule connaissance de ce qui est bien absolument , sans délibération de la volonté; ensuite comme inclination délibérée par la mise de ce bien en rapport avec un autre bien , comme sa fin , ou ses circonstances, ou quelque autre chose; et alors il y a amour de choix , et c'est ce qu'on appelle proprement dilection. Mais si cet amour a pour principe quelque

 

1 Job., 37

 

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habitude surnaturelle par laquelle l’homme devient agréable à Dieu et digne de récompense en la vie éternelle, alors il y a amour de charité ou amour gratuit; et cet amour est nécessaire, car, de même que l'intelligence a été élevée par la foi , qui est une lumière surnaturelle, à la connaissance de l'objet béatifique, ainsi l'affection ou la volonté doit également être élevée par l'habitude surnaturelle de la charité à l'amour de ce même objet.

L'amour angélique est une inclination au bien qui suppose une connaissance plus étendue que celle de l'homme; aussi l'ange est-il incliné plus fortement et d'une manière plus parfaite au bien connu. Ce qui fait dire à un commentateur de saint Denis : « Les Anges sachant par la puissance de leur raison que ce qu'ils désirent est vraiment désirable, qu'ils doivent le poursuivre de toute leur ardeur, du plus intime de leurs pensées et de toutes leurs forces , l'aimer d'un pur amour et ne tendre à nulle autre chose; les Anges, dis-je, se dirigent vers cet objet si fortement, avec une volonté si inébranlable, que leur tendance ne peut être arrêtée ni embarrassée par aucune puissance, par aucun effort étranger; et ainsi l'amour intellectuel les porte vers le bien qu'ils ont vu , vers le bien véritable et suprême. »

« L'amour divin, selon saint Denis, préexiste substantiellement au bien qui en émane et à qui il donne l'existence. Ensuite il continue à se porter vers ce bien , et en cela l'amour céleste se montre semblable à un cercle éternel qui ne connaît point de fin et n'a

 

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pas de commencement. Il agit incessamment et par une marche infaillible autour du bien créé à cause de son origine dans le bien suprême et de l'excellence de sa fin. Et en agissant ainsi, en procédant de la sorte, il demeure toujours en Dieu et revient toujours à lui. »

« J'ose avancer comme une vérité que Dieu, auteur de toutes choses, a montré en toute créature un amour si beau et si excellent , par l'abondance de son ineffable bonté, qu'il est sorti comme hors de lui-même en étendant son action sur tous les êtres qui existent, et qu'il a été entraîné par sa charité et sa tendresse. Comme il est au-dessus de toutes choses , il s'est abaissé vers ce qu'il est en toutes choses par une vertu surcxcellentc qui le ravit à lui-même sans cependant l'en faire sortir. Ainsi Dieu est appelé un Dieu jaloux à cause de l'amour excessif qu'il porte aux créatures et parce qu'il excite avec force les âmes à le désirer ardemment. Il est dit aimable et un objet d'amour, en tant qu'il est la plénitude de la bonté et de la beauté pour tous ceux qui soupirent après lui. Il est amour et dilection , en tant qu'il est lui-même la vertu qui meut et attire tout à lui comme vers l'objet naturel de nos désirs , de la même manière que l'aimant remue le fer tout en demeurant dans le repos. » Ainsi parle saint Denis , et ensuite il conclut comme nous l'avons vu plus haut en disant : « Lorsque nous nommons l'amour soit divin , soit angélique , intellectuel , animal ou naturel , nous désignons par ce nom une vertu unitive et qui rapproche , une

 

367

 

vertu qui excite ce qui est supérieur à pourvoir aux besoins de ce qui est inférieur, et est coordonnée de façon à former une habitude continuelle et mutuelle par laquelle ce qui est inférieur se tourne vers ce qui lui est supérieur. » Par toutes ces choses, nous pouvons voir clairement que l'amour est une vertu unitive de celui qui aime avec l'objet aimé.

 

CHAPITIRE III. Comment distingue-t-on l'amour de charité de

l'amour naturel ou de la dilection acquise.

 

De peur que notre esprit ne prenne le chemin de l'amour naturel ou de la dilection acquise pour le chemin de l'amour de charité, il est nécessaire de voir comment cet amour diffère des deux autres et comment on peut le distinguer. L'amour , selon Hugues de Saint-Victor, est une inclination douce et spontanée de l'âme vers quelque chose. Mais parce que notre amour varie selon l'inclination diverse de nos affections et de nos mouvements , il faut rechercher avec le plus grand soin entre ces affections ce que nous devons suivre, combien et comment nous devons le suivre , afin que par là nous sachions ce que nous devons rejeter ou réprimer. De la sorte nous verrons en quoi ces amours s'accordent ou diffèrent.

Or, il y a , selon le même auteur, cinq amours ou

 

367

 

affections qui nous portent vers quelqu'un ou vers quelque chose.

En premier lieu , c'est l'affection naturelle. Cette affection est celle que chacun a pour sa chair, car personne ne l'a jamais eue en haine (1). C'est encore l'affection d'une mère pour son enfant, car une mère ne saurait oublier le fruit de son sein (2). C'est aussi l'amour d'un maître pour son serviteur , car celui qui n'a pas soin de ceux de sa maison a renoncé la foi et est pire qu'un infidèle (3) . Or, de même qu'il est impossible de ne point admettre cette sorte d'amour, de même il est d'une sagesse suprême de ne point le suivre, s'il n'est réglé par la raison. En effet , il ne suggère que ce qui est mou , sensuel et agréable; il n'embrasse volontiers que ce qui est terrestre, voluptueux et délicat; et il s'éloigne avec horreur de tout ce qui est austère et opposé à la volonté. Aussi se soumettre aux exigences d'un pareil amour est une chose perverse. Il a été condamné par le Sauveur quand il a dit : « Celui qui aime son âme la perdra (4). »

Si vous l'aimez mal, ajoute saint Augustin, vous avez de la haine pour elle; mais si vous savez bien la haïr, vous lui témoignez de l'amour. Car celui qui aime de cette affection condamnée par le Sauveur, hait assurément, puisque celui qui aime l'iniquité a de la haine pour son âme. Mais celui qui la hait selon cette même affection , celui-là l'aime

selon la raison. Il est naturel que l'homme éprouve de l'affection pour soi et pour les siens; mais son

 

1 Ephes., 5. — 2 Is., 49. — 3 I Tim., 5.,   — 4 Joan., 12.

 

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amour ne doit point être selon cette affection mauvaise (1)» Maintenant, que cet amour soit différent de l'amour de charité, chacun le voit aisément : l'un naît avec l'homme , l'autre est mis en nous par Dieu.

Le second amour est l'amour charnel. et cet amour est double. Le plus souvent ce n'est ni une vertu ni un vice, mais une certaine manière d'être de l'homme extérieur qui incline aisément à soi l'esprit qui le regarde. Ainsi lorsque quelqu'un a un beau maintien, une parole agréable, une figure attrayante, il provoque et excite l'affection de ceux mêmes qui ne le connaissent pas. C'est ainsi que Moïse , à cause de sa beauté, fut caché pendant trois mois contre l'ordre de Pharaon , et ensuite adopté par la fille de ce roi. Il y a ensuite une affection qui porte au plaisir coupable à la vue de tout objet qui frappe criminellement, et personne assurément n'a jamais douté qu'une telle inclination n'appartint à la chair. C'est cette affection qui surprit David à la vue de Bethsabée, brisa son courage et le plongea dans le crime. C'est cet amour qui engloutit la sagesse de Salomon , et après l'avoir traîné en de honteux plaisirs, le précipita dans le gouffre des désordres de l'esprit , dans le culte infatue des idoles. Une telle affection ne mérite pas le nom d'amour; c'est à peine si elle en est un fantôme éloigné. De plus elle est pleine d'anxiété , taudis que l'amour de charité est rempli d'allégresse. Car, dit Richard, de même qu'il n’y a rien de meilleur que

 

1 Tract. in Joan., 51.

 

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la charité de même il ne saurait y avoir rien de plus agréable (1). »

Le troisième amour est l'amour de reconnaissance dont Hugues a dit : « Nous appelons amour de reconnaissance celui qui incline l'esprit par les services ou les bienfaits qu'il rend. Quoiqu'il soit dangereux , il ne faut cependant pas le rejeter si l'on ne veut point passer pour ignorant de ses devoirs ou ingrat; mais il faut prendre garde de ne pas l'accorder au vice aussi bien qu'à l'homme Qu'y a-t-il en effet de plus à redouter que d'applaudir au désordre ou à ce qui est criminel , sous l'impression de services ou de bien faits meus? Il faut donc apporter une grande réserve pour accepter les présents ou les services qui nous sont offerts, et faire attention au mérite de la personne. Si ce mérite est assez élevé pour changer l'affection de reconnaissance en une affection raisonnable , dès-lors que celui que nous avons commencé à aimer comme bienfaisant à notre égard soit aimé comme uni homme orné de vertus , et que notre reconnaissance soit selon la raison plutôt que selon l'affection. Si l'on désire sa présence , si l'on s'occupe des moyens de se la procurer, que ce soit encore la raison qui nous guide et non l'affection. Que cette affection enfin par laquelle on s'attache vivement à un homme sans autre motif que les services rendus , soit tempérée le plus qu'il est en nous. L'amour de charité diffère beaucoup de cette sorte d'affection , car celle-ci ne

cherche que ses propres intérêts , tandis que par la

 

1 De Trinit ., l. 3. c. 3.

 

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charité chaque chose appartient à tous , et tous appartient à chacun , et ainsi celte vertu n'a poins en vue son bien propre en particulier.

Le quatrième amour est l'amour raisonnable , dont Hugues parle ainsi : « L'affection raisonnable , dit-il , est celle qui naît en nous par la considération de la vertu du prochain , comme lorsqu'ayant reconnu par nous-mêmes ou appris par la renommée la sainteté d'une personne, cette connaissance répand en notre âme un parfum de douceur. C'est cette affection qui , au récit des combats glorieux des martyrs , nous pénètre d'une componction pieuse et suave ; c'est elle qui représente à notre esprit dans une méditation délicieuse les actions mémorables de ceux qui nous ont précédés, comme si nous les voyions de nos yeux, et nous embrase de l'amour du. prochain au spectacle de ses vertus. Ainsi elle est plus parfaite que ce que nous venons de voir en ce chapitre , car ce n'est pas un faible indice de vertu que l'amour même de la vertu : par là , nous sommes puissamment amenés à en pratiquer les actes. » Or, l'amour de charité diffère de cet amour : car celui-ci prend sa naissance , au moyen de la raison, dans les exemples extérieurs qui le frappent , et ne s'étend pas au-delà , tandis que l'amour de charité allumé en mous par l'Esprit-Saint, embrasse jusqu'aux pécheurs et reçoit de l'exemple des justes une impression incomparablement plus douce, comme on le voit par l'Apôtre ou par les autres saints.

Le cinquième amour est l'amour spirituel, ainsi

 

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appelé parce qu’il est envoyé par l'esprit, ou parce qu'il naît de l'esprit, ou parce qu'il est inspiré par l'esprit. Or, cet amour est triple; car quelquefois il est envoyé par le malin esprit , quelquefois il est produit par l'esprit de l'homme, et quelquefois enfin il est inspiré par l'Esprit-Saint. il est envoyé par le mauvais esprit quand il nous incline au vice. C'est de cet amour que le fils de David était rempli quand il se porta contre sa soeur à des actes criminels; c'est de lui que fut pénétré le mut de Judas quand il en vint à trahir le Seigneur; c'est lui, en un mol , qui porte à tout ce qu'il y a de déshonorant. C'est pourquoi il est dit dans Osée : L'esprit de fornication les a trompés (1). Que cet amour diffère de l'amour de charité , c'est une chose évidente , puisqu'il lui est opposé. L'amour spirituel naît aussi de l'esprit humain, et soit par l'effet. d'une nature excellente, soit par une considération attentive et soigneuse, quelquefois il se porte à aimer avec ardeur le bien suprême qui est en effet souverainement désirable, et ses actes sont alors très-semblables aux actes de l'amour gratuit ou de charité: car, si l'on prend pour exemple le degré de l'amour le plus élevé qui, au rapport de la vérité même, consiste à donner sa vie pour ses amis (2), nous trouverons que beaucoup se sont élevés jusque-là par les seules forces de la nature. Ainsi saint Augustin nous raconte que beaucoup ont préféré le bien de l'Etat à leur propre vie, et il en donne des exemples. Cicéron, dans son livre des Offices , dit qu'il y a deux préceptes

 

1 II Reg., 13. — Joas., 13. — Os., 1. — 2 Joan., 15

 

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dans Philon pour ceux qui veulent être utiles à l'Etat: le premier, c'est qu'ils aient tellement en vue l'intérêt commun que toutes leurs actions se rapportent là , sans s'inquiéter nullement de leurs intérêts privés. Le second, c'est qu'ils aient en vue le corps entier de l'Etat, , de peur qu'en s'occupant d'une partie , ils ne négligent le reste. Mais l'amour de charité est inspiré par l'Esprit-Saint, comme on le verra plus loin. Cependant, quoiqu'il diffère en beaucoup de points de cet amour, fruit de notre esprit, il s'accorde avec lui aussi en beaucoup d'autres. Aussi est-il difficile de distinguer entre ces affections de charité, d'amour naturel et acquis, à cause de la similitude de leurs actes.

Ces amours diffèrent beaucoup, c'est une chose certaine. D'abord, ils différent quant à leur origine, car la charité gratuite est répandue surnaturellement en nous pal Dieu seul. De là cette parole de saint Paul : L'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit, qui nous a été donné (1). Au contraire, l'autour naturel prend naissance en l'homme par la nature ou s'acquiert par l'exercice. En second lieu , ils diffèrent quant à leur substance, car la charité gratuite est vivifiante, plus pure et plus ardente, n'étant jamais sans l'Esprit-Saint, qui est donné en elle , tandis que l'amour naturel ne vivifie nullement. Ils diffèrent, en troisième lieu, quant à leur forme , car la charité gratuite anime et perfectionne les autres vertus et leurs actes, qui sans elle demeurent informes

 

1 Rom., 5.

 

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et imparfaits. Ils différent quant a leur puissance à atteindre la fin de l'homme , car la charité gratuite l'ait sortir notre esprit du péché, le conduit à la possession de la grâce , l'unit à Dieu , le consomme et rétablit flans ruse joie perpétuelle et une jubilation sans fin. C'est ce qui a fait dire à Raban : « La charité ou l'amour divin est , dans la méditation, un feu qui purifie l'âme de ses souillures; dans l'oraison , une lumière qui fait briller en elle la clarté des vertus; dans l'action de grâces, un miel qui la remplit de la douceur des bienfaits célestes; dans la contemplation , un vin qui l'enivre d'une allégresse ineffable , et dans la béatitude éternelle, un soleil qui l’illumine d'une lumière pleine de délices, la pénètre. d'une chaleur ravissante, l'environne d'une joie inénarrable , et la plonge dans une jubilation éternelle. » Assurément l'amour possédé par la nature ou acquis par nos propres forces ne fera jamais rien de semblable sans la charité.

Saint Bernard distingue ainsi ces amours (1): « Il est, dit-il, un amour que la chair ou la nature produit ; il en est un qu'un exercice diligent fait acquérir ou que la raison dirige; il en est un enfin que la sagesse forure elle-même en nous. C'est ce dernier qui éclaire le premier et rend le second digne de récompense. Le premier est doux, mais il est vil; le second est sec, mais il est fort; le troisième est suave et abondant, car c'est lui qui goûte combien

 

1 Serm. 50 , in Cant.

 

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le Seigneur est plein de tendresse. » Ainsi parle saint Bernard. Cependant on ne peut par là établir une différence certaine.

 

CHAPITRE IV. A quels signes et par quelles conjectures on peut reconnaître d'une manière quelconque l'amour de charité.

 

ARTICLE PREMIER. Des signes de la charité déjà née en nous.

 

Il nous faut, maintenant examiner à quels signes nous pourrons reconnaître au moins d'une manière quelconque l'amour de charité inspiré de Dieu. Le Maître * s'efforce en ses Sentences de nous faire comprendre en quoi consiste l'habitude de cette vertu lorsqu'il nous dit : « La charité est une vertu gratuite qui perfectionne la volonté en son acte second en lui luisant aimer promptement et facilement, par-dessus toutes choses le bien suprême à cause de lui-même, » Mais , bien que les habitudes se déclarent par les actes, il nous faut retenir que les actes de la charité et les actes de l'amour naturel et de la dilection acquise sont très-semblables, ainsi que nous l'avons vu dans le chapitre précédent, et qu'ainsi nous ne pouvons savoir d'une manière certaine si nous avons en nous

 

* C'est Pierre Lombard l'auteur du Livre des Sentences.

 

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l'habitude de l'amour de charité. Ce n’est pas sans une juste raison que Dieu a voulu qu'il en bit ainsi. C'est pourquoi il faut nous contenter de quelques signes et conjectures qui ne nous donneront qu'une certaine confiance de posséder cette vertu. Et parce que ces signes et ces conjectures ont leur source dans les actes mêmes dont les uns sont formés par la charité, les autres commandés par elle , et qu'il y en a, parmi eux, qui appartiennent à la charité de ceux qui commencent , d'autres à la charité de ceux qui marchent et font des progrès , d'autres enfin à la charité des parfaits , les saints et les docteurs nous disent qu'il y a des signes d'une charité naissante , des signes d'une charité déjà forte , et des signes d'une charité arrivée à la perfection. Or, ces signes d'une charité déjà née ou infuse en nous sont au nombre de quatre, selon saint Bernard, et il les énumère ainsi qu'il suit (1) :

Le premier signe de cette charité , c'est la douleur des fautes commises. La raison en est que la charité et le péché mortel sont opposés et ne peuvent , par conséquent , demeurer dans la même volonté. Ainsi quand la charité fait son entrée en la volonté , elle en chasse le péché mortel. C'est ce qui l'ait dire à saint Augustin : « La racine de tous les biens , c'est la charité; et la racine de tous les maux , c'est la cupidité. Elles ne peuvent demeurer ensemble en un même lieu , car si l'une n'en est arrachée entièrement, l'autre ne peul. y être implantée (2) » La douleur de la pénitence est donc un signe que l'on possède la

 

1 Serm. de Omn. Sanct. — 2 In ps. 50

 

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charité, puisque l'une et l'autre peuvent habiter ensemble dans la nténte volonté.

Le second signe est le ferme propos effectif de s'abstenir à l'avenir du péché. La raison en est que nul ne saurait pendant longtemps avoir un tel propos en vert u de l'amour naturel ou de la dilection acquise par ses propres forces, sans la grâce ou l'aide de la charité. « Si la volonté , dit saint Augustin , n'est délivrée par la grâce de la servitude qui la tient sous les chaînes du péché, et si elle n'est aidée également par la grâce dans sa lutte contre le vice, elle est impuissante à se conserver dans la sainteté et la justice à l'abri de toute faute mortelle. Quand même elle pourrait par sa liberté éviter quelque péché grave ou particulier, il serait cependant au-dessus de son infirmité de se garder pendant long temps de tous en général et de ne point tomber en quelqu'un (1). Ainsi, demeurer longtemps sans péché mortel, c'est donc un signe que la charité existe en notre âme , ou autrement que notre conscience n'est souillée d'aucune faute grave.

Le troisième signe est la joie que l'on éprouve à entendre la parole de Dieu. La raison en est que ceux qui s'entr'aiment se réjouissent en des entretiens mutuels , que ces entretiens soient inspirés , écrits ou de vive voix, car ils y trouvent une preuve de leurs affections réciproques que l'amour ne permet pas de contenir dans le silence. « C'est la coutume de ceux qui s'aiment, dit saint Jean Chrysostôme, de ne pouvoir

 

1 Retr., l. 2, c. 9.

 

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couvrir leur amour du voile du silence. » C'est pourquoi Gilbert de la Porrée dit : « La charité ne se contente pas de l'inspiration ou de l'entretien intérieur ; mais elle embrasse en sa mémoire les enseignements de la sainte Ecriture, comme autant de boucliers; et non satisfaite encore, elle cric en exaltant sa voix : Annoncez à mon Bien-Aimé que je languis d'amour. L'inspiration et les saintes Lettres veulent l'enseigner; mais elle, toute brûlante d'autour, ne peut s'empêcher de parler à son tour. » Ainsi on voit par ces paroles que la joie à entendre la parole de Dieu est un signe de la charité en nous.

Le quatrième signe, c'est l'empressement pour les bonnes oeuvres. La raison en est que la charité est par-dessus tout agissante, car elle est l'amour de la fin et par conséquent elle commande tout acte se rapportant à cette fin. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire sur ces paroles de saint Jean : Si quelqu'un m'aime, etc. L'amour n'est jamais oisif, mais s'il existe, il opère de grandes choses; si, au contraire, il refuse d'agir, ce n'est plus l'amour. » Et encore : « Pour preuve de votre amour, il faut en montrer les oeuvres (1). » Et saint Bernard dit également (2) : « C'est une grande chose que l'amour si on le ramène à son principe, si on le fait remonter à son origine, si on le retrempe dans sa source, et s'il y puise sans cesse tout ce qu'il lui faut pour couler sans interruption. » Ainsi la pratique des bonnes oeuvres est un signe de charité.

 

1 Hom. 30, in Joan. —  2 Serm. 33, in Cant.

 

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Saint Anselme ajoute un cinquième signe de cette charité , en son livre des Similitudes, où il dit : « Lorsqu'on s'attriste des fautes de ses frères et qu'on se réjouit de leurs progrès dans la vertu, c'est une preuve que la charité habite en nous. » Saint Augustin dit de même (1) : « Celui qui ne s'attriste pas des péchés du prochain , n'a pas la charité en lui. » La raison en est que le parfum de la charité ayant, selon saint Denis, une vertu unitive, il s'efforce de tout fondre et de tout réduire en un tout pour l'unir en lui-même. Aussi saint Grégoire s'écrie-t-il : « Voyez ce que c'est que la charité : elle embrase les esprits les plus divers, elle les brûle, elle les fond et elle en forme comme une seule espèce d'or (2).» Mais les défauts de l'âme empêchent cette fusion unitive , tandis que les progrès la perfectionnent. C'est pourquoi la charité s'attriste des défauts et se réjouit ales progrès. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre « que la charité ne prend point plaisir à l'iniquité; mais qu'elle se réjouit de la vérité (3). » Ainsi s'attrister des défauts des hommes spirituels, être contents de leurs progrès, c'est un signe de charité.

 

ARTICLE II. Des signes d'une charité déjà forte.

 

Plusieurs nous donnent, en second lieu, certains signes pour reconnaître la charité déjà affermie ou en voie de progrès. Bien que ces signes soient en grand

 

1 Epist. 130. — 2 Hom. 16. in Ezech. — 3 I Cor., 13.

 

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nombre , nous n'en choisirons que cinq comme nous offrant un plus grand avantage.

Le premier signe de cette charité, c'est un examen fréquent et attentif de la conscience, non-seulement pour reconnaître les péchés mortels , mais encore les fautes vénielles; car, de même que la charité est opposée au péché mortel, de même la ferveur l'est au véniel , et s'efforce de le bannir de l'âme de peur qu'il n'attriste l'Esprit-Saint qui eu visite et purifie tous les recoins. C'est pourquoi saint Grégoire et saint Bernard disent : « L'Esprit-Saint avertit, excite et enseigne. Il avertit la mémoire, il excite la volonté, il enseigne la raison , et il ne souffre pas que la plus légère paille du péché réside en un coeur dont il s'est mis en possession , mais il la consume aussitôt par le feu de l'examen le plus subtil (1). » Et saint Ambroise sur ces paroles : Je suis venu apporter le feu (2), s'exprime ainsi : « Il dit qu'il a apporté le feu, parce que cet élément purifie les vases d'or de la maison du Seigneur et consume le foin et la paille qui les recouvraient. » Ces vases d'or sont les âmes créées à l'image de Dieu selon les trois puissances qui les rendent capables de le posséder. Le feu de la charité les renouvelle et les perfectionne, brûle et dissout en elles tant les péchés considérables que les fautes les plus légères. Ainsi l'examen fréquent de la conscience , ayant pour principe l'Esprit-Saint qui allume la ferveur de la charité, cet examen, dis-je, est réellement un signe d'une charité déjà forte ,

 

1 Serm. 1, de Pent. — 2 Luc. 12. — 3 In Luc., l. 7.

 

de cette charité qui couvre la multitude de nos péchés.

Le second signe est l'affaiblissement de la concupiscence. En effet, plus la charité qui a Dieu pour objet, va en s'augmentant, plus le coeur de l'homme s'éloigne de l'amour des choses temporelles , et plus, par conséquent, la concupiscence s'affaiblit en lui. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (1), que la concupiscence va en décroissant à mesure que la charité fait des progrès, jusqu'à ce que cette charité soit arrivée à une intensité au-delà de laquelle il lui soit impossible de s'étendre d'avantage. Mais où il n'y a pas la charité règne la cupidité, et son règne se fait reconnaître en ce qu'elle éteint le désir et le goût de la vérité et du bien.

Le troisième signe est l'exercice vital des sens intérieurs ou spirituels. La raison en est que l'exercice des sens corporels étant un signe de la vie du corps , l'exercice des sens spirituels est de même un signe de la vie de l'âme. Or, il y a cinq sens intérieurs en l'âme, comme il yen a cinq extérieurs dans le corps. Saint Grégoire dit : « La vie corporelle prouve que l'âme habite dans le corps , et la vie spirituelle prouve de même que l'esprit habite en l'âme. On reconnaît la première par la vue et l'ouïe, et la seconde par la charité et les autres vertus. » — « Les oeuvres, dit également saint Bernard (2), sont un témoignage de la vie de la foi. De même que nous reconnaissons la vie du corps à ses mouvements,

 

1 Enchir., c. 121. — 2 Serm. 2, de Resur.

 

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de même nous reconnaissons la vie de la foi à ses oeuvres; et de même que la vie du corps c'est l'âme qui le fait se mouvoir et sentir, ainsi la vie de l'âme, c'est la charité qui fait accomplir les actes des vertus et de l'Esprit-Saint. » C'est donc par la charité ou l'amour, qui est la vie de l'âme, que les sens intérieurs sont vivifiés et excités. Et ainsi le progrès dans l'exercice intérieur ou spirituel est un signe de l'accroissement de cette charité qui dirige et conduit tout à sa fin.

Le quatrième signe est une observation diligente des commandements de Dieu , car cette observation ne saurait avoir lieu sans une charité véritable. C'est pourquoi le Seigneur a dit : « Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole et mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure (1). » Ce que saint Grégoire explique ainsi : « Il vient dans le coeur de plusieurs, et il ne fait pas en eux sa demeure, parce qu'ils se retirent de lui au moment de la tentation. Il vient dans le coeur de plusieurs autres et il y établit sa demeure, parce que l'amour ou la charité de Dieu les pénètre tellement qu'ils ne s'éloignent pas de lui lorsque la tentation arrive (2).» Mais alors comment ne prendrait-il aucun accroissement dans la charité, celui qui possède en soi la source de l'amour et qui déjà s'y est désaltéré ? C'est pourquoi saint Augustin s'écrie : « O vous qui cherchez le repos véritable promis après cette vie, vous pouvez en goûter

 

1 Joan., 14. — 2 Hom. 30, in Evang.

 

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les douceurs et la suavité même au milieu des angoisses pleines d'amertume de la vie présente. si vous embrassez avec amour les commandements que Dieu vous a imposés. » On comprend donc bien maintenant ce quatrième signe de la charité qui s'accroît.

Le cinquième est la manifestation des vérités divines. La raison en est que l'amour est un motif de communication. Ainsi l'ami révèle et communique à son ami ses secrets , non pas avec la pensée de les répandre hors de soi, mais avec la conviction qu'il les place en soi-même, car celui à qui il les confie est comme un autre lui-même. Mon ami , a dit quelqu'un , est comme un autre moi-même. Et Richard s'exprime ainsi à cette occasion (1) : « Si vous voulez comprendre que la sublimité des révélations divines est un indice manifeste de la charité céleste, écoutez le Seigneur qui dit : Je ne vous appellerai plus désormais serviteurs , mais mes amis, parce que je vous ai fait savoir tout ce que j'ai appris de mon Père (2). » Le mode des révélations divines dépend ainsi de la grandeur de l'amour de Dieu. Ayez donc pour un signe assuré que vous aimez faiblement votre Bien-Aimé et qu'il vous aime aussi en un faible degré, si vous n'avez pas encore mérité de le suivre par les ravissements de la contemplation , s'il ne vous y a pas encore appelé. » On voit, par ces paroles, que l'amour s'augmente à mesure que la révélation devient plus

 

1 De Cont., l. 4, c. 16. — 2 Joan., 15.

 

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vive, et ainsi on comprend ce que nous entendons par ce cinquième signe d'une charité déjà forte.

 

ARTICLE III. Des signes extrinsèques de la charité déjà parfaite.

 

En troisième lieu, il y a certains signes de la charité arrivée à la perfection qu'elle peut obtenir en cette vie , car le sentier des justes est comme une lumière brillante qui s'avance et qui croît jusqu'au jour parfait d'une charité parfaite (1). Il nous faut donc savoir qu'il y a, pour ceux qui sont sur cette terre, une double perfection de la charité. L'une est de nécessité et de suffisance, l'autre d'excellence et de sainteté privilégiée. Saint Prosper indique ces deux perfections dans son livre de la vie contemplative où il dit (2) : « Ceux-là sont parfaits en cette vie qui aiment Dieu parfaitement ; qui , en voulant ce que Dieu veut , ne donnent jamais leur consentement à des fautes qui l'offensent, et se portent sans cesse aux vertus qu'ils doivent posséder. » Il marque la perfection de nécessité en ces paroles : Voulant ce que Dieu veut. Cette perfection est le partage de tous ceux qui demeurent dans la charité , et le Seigneur y invite en ce passage : Vous serez parfait et sans tache en présence du Seigneur votre Dieu (3) , c'est-à-dire sans aucune tache causée par le crime. Il marque la perfection d'excellence en ces autres paroles : qui se portent sans cesse aux vertus qu'ils doivent posséder.

 

1 Prov., 4. — 2 De vit. contempl., l. 3, c. 15. — 3 Deut., 18.

 

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C est ainsi qu'il dit dans une lettre : « Une application infatigable à devenir parfait, des efforts perpétuels vers la perfection sont considérés comme la perfection elle-même. » Mais comme l'Apôtre a dit de son côté: Il m'arrive de vouloir; mais je ne trouve point le moyen d'accomplir selon mon désir (1), il s'ensuit que la charité pleine et entière, telle qu'elle sera dans la patrie, ne peut en aucune façon devenir notre partage sur la terre. Aussi ne chercherons-nous pas ici les signes d'une semblable charité, mais seulement les signes d'une charité ayant une perfection possible à la vie présente.

Or, il faut remarquer que ces signes d'une charité parfaite peuvent être de deux sortes. Les uns procèdent d'actes extérieurs , et les autres d'actes intérieurs. Bien qu'il y en ait un grand nombre de part et d'autre , contentons-nous de ceux que nous allons exposer.

Le premier signe extrinsèque d'une charité parfaite, c'est d'être prêt à mourir pour le salut du prochain. Saint Augustin en donne la raison quand il dit (2) : « Une faible charité ne suffit pas pour accomplir de grands préceptes , comme celui de mourir pour Jésus-Christ ou pour ses frères; nais il faut pour cela une grande charité, ou autre-« ment une charité parfaite. » — La charité qui est parfaite, dit-il ailleurs , est celle qui nous rend prêts à mourir pour nos frères. » Et Origène sur celte parole des Cantiques (3) : Je monterai sur le palmier

 

1 Rois., 7 — 2 De grat. et lib. arb. c. 17. — 3 Cant., 7.

 

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s'exprime ainsi : « La volonté de souffrir a prouve dans Jésus-Christ qu'il aimait véritablement, et cet amour était d'autant plus élevé qu'il était disposé à souffrir davantage pour l'Eglise. » Le Seigneur avait dit auparavant : Personne ne peut avoir un plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis (1). C'est donc un signe de charité parfaite que d'être prêt à mourir pour le salut du prochain

Le deuxième signe extrinsèque consiste à aimer ses ennemis et à leur faire du bien à cause de Dieu . La raison en est que l'amour opère, en celui qui aime, une similitude avec l'objet aimé autant que cela est possible, et non-seulement quant à la substance, mais aussi quant aux opérations ardues et difficiles. Comme donc le Seigneur est aimé de celui qui a de l'amour pour ses ennemis et leur fait du bien , il se l'assimile , ainsi qu'il le montre par ces paroles : Aimez vos ennemis et leur faites du bien, afin que vous soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait (2). Et cela ne peut avoir lieu par un amour quelconque, mais par un amour parfait ; car saint Augustin dit que cette charité n'appartient qu'aux parfaits (3); et Origène dit de son côté que c'est en montrant sa tendresse que l'on prouve la grandeur de son amour. C'est donc un signe véritable de charité que d'aimer ses ennemis à cause du Dieu que l'on aime.

Le troisième signe extérieur, c'est de recevoir avec joie et de supporter avec patience toutes les adversités

 

1 Joan., 15. — 2 Mat., 5. — 3 Enchirid., c. 75.

 

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qui nous arrivent. La raison , c'est que la charité détourne presque totalement l'âme parfaite de l'amour de cette vie, la rend presque insensible en la faisant mourir à elle- même , et la dispose ainsi à mépriser les peines temporelles et la mort. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire (1) : « La charité est forte comme la mort; car de même que la mort tue le corps, de même l'amour de la vie éternelle détourne l'âme de l'affection aux objets terrestres , et tue cette affection en elle. L'âme que la charité parfaite a absorbée devient comme inaccessible aux désirs du

dehors, et il faut bien qu'il en soit ainsi, car les saints n'auraient pu mourir en leur corps pour le Seigneur, si auparavant ils n'eussent été morts en esprit à tout désir terrestre. » La charité supporte tout, dit saint Paul, et voilà pourquoi les apôtres s'en retournaient, de la présence de leurs juges, pleins de joie de ce qu'ils avaient été jugés dignes de souffrir quelque injure pour le nom du Seigneur Jésus (2). On voit donc combien ce signe est véritable.

Le quatrième signe , c'est d'être prêt à renoncer à toutes choses et à suivre Jésus-Christ. La raison en est que la parfaite charité rejette tout ce qui est un obstacle à ses devoirs. C'est ainsi que l'Apôtre re-gardait tout comme de la fange afin de posséder son Bien-Aimé. Or, l'amour des choses temporelles est le plus grand obstacle aux devoirs de la charité. Saint Augustin nous dit que le poison de la charité c'est l'espoir d'acquérir des biens terrestres, et que

 

1 Hom. 11, in Evang. — 2 I Cor., 15. — Act., 5.

 

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la nourriture de la charité c'est l'affaiblissement de la cupidité. Il y a donc perfection de la charité là où la cupidité est nulle. Saint Grégoire dit aussi à ce sujet (1) : « Parmi les justes, il y en a qui, pour arriver au faîte de la perfection, soupirent après ce qu'il y a de plus élevé , abandonnent extérieurement toutes choses, se dépouillent de tout ce qu'ils possèdent, rejettent toute gloire provenant des honneurs de ce monde , se mortifient par l'assiduité de saints désirs, et refusent toute consolation qui pourrait leur venir du dehors. C'est à eux que saint Paul a dit : « Vous êtes morts et votre vie est cachée en Dieu (2). » Ainsi l'on comprend que renoncer à tout, et suivre Jésus-Christ en faisant sa volonté, est un signe de la charité parfaite. Et c'est en ce sens que saint Jean a dit (3) : « Si quelqu'un garde la parole de Dieu, son amour est vraiment parfait en lui. »

Le cinquième signe extrinsèque de cette charité, c'est de ne craindre rien autre chose que Dieu. La raison en est, selon saint Jean, que la charité parfaite chasse la crainte. Et Gilbert de la Porrée expliquant cette parole, dit (4) : « La charité envers le prochain est exempte d'envie , mais la charité envers Dieu ignore la crainte; car elle ne porte avec soi rien de pénible, et la crainte n'est jamais sans peine. Il n'y aura donc dans l'amour de Jésus-Christ qu'une crainte toute filiale. Que craindrait en effet cet amour? ses offenses passées? mais la

 

1 Mor. , l. 8, c. 15. — 2 Col., 3. — 3 I Joan., 2. — 4 Serm. 18.

 

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charité couvre la multitude des péchés. Sa faiblesse qui pourrait le faire retomber dans le péché? mais l'amour est fort comme la mort. Les peines temporelles qu'il lui faudra supporter pour Jésus-Christ? mais ces peines ne sont point éternelles , elles passent , et elles ne sauraient écraser et anéantir une charité consommée. La charité ne s'allume point pour périr, et elle aimerait mieux supporter au-dehors des peines sans fin, que d'être privée pour toujours de la jouissance de l'amour intérieur. » On voit par ces paroles que la charité parfaite chasse véritablement la crainte.

Il y en a qui établissent aussi des signes matériels de cet amour, comme la pilleur du visage, la langueur du corps , la gravité de l'action , et autres choses semblables. Mais ces signes peuvent convenir aussi bien à l'amour charnel qu'à l'amour spirituel, comme ou le voit communément.

 

ARTICLE IV. Des signes intrinsèques de la charité parfaite.

 

Voyons donc, en dernier lieu, les signes intrinsèques de la charité parfaite. Il y a en effet certaines actions de cette charité qui demeurent comme enfermées en nous, produites ou commandées par elle, et elles sont des signes d'autant plus vrais qu'elles sont plus intérieures. Car plus la charité est parfaite, plus elle est subtile et pénètre ce qu'il y a de plus

 

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intime en nous, et plus aussi elle produit des actes parfaits et intérieurs.

Le premier signe de cette charité consiste dans les soupirs profonds de l'âme. La raison en est que le souvenir de l'objet aimé touchant l'âme en ce qu'elle a de plus intime en soi, y fait naître aussitôt des soupirs de tendresse qui sont comme autant de messagers d'amour, qu'elle ne cesse d'envoyer jusqu'à ce que son Bien-Aimé soit venu la réjouir par sa présence et la nourrir de sa vue. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire, sur ces paroles de Job : Je soupire avant de prendre ma nourriture (1) : « L'âme se fortifie par ses soupirs , et elle est consolée par le souffle de l'illumination intérieure; car l'amour de la vérité la pénètre tout entière , et le repos de la contemplation la nourrit. Ce n'est pas l'amour tiède qui agit ainsi , mais l'amour parfait. » Il est donc clair que ces soupirs intimes sont un signe de la charité parfaite.

Le deuxième signe consiste en des désirs élevés. La raison en est dans ces paroles de saint Augustin (2) : « Toutes choses, dit-il, sont balancées par leur poids, et se dirigent par lui vers leur centre. Celles qui sont lourdes , comme la pierre , tendent à descendre; celles qui sont légères, comme le feu , tendent à s'élever; et tant qu'elles sont hors de leur centre , elles sont comme agitées et sans repos. » Mais ce qu'est le poids pour les choses corporelles , l'amour l'est pour les choses spirituelles.

 

1 Mor., l. 5. c. 7. — 2 Conf., l. 13 , c. 9.

 

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C’est ce qui fait que le même saint ajoute : « Mon poids à moi, c'est mon amour : je me laisse aller partout où il m'emporte. Nous sommes embrasés de votre don, et nous nous élevons vers les cieux. » Donc, plus l'amour devient ardent, plus les désirs qui en naissent s'élèvent parfaitement en haut, sans jamais se reposer jusqu'à ce qu'ils soient arrivés à leur centre qui est Dieu même, objet de leur amour. « Nous brûlons d'ardeur et nous marchons, continue notre saint , nous montons sans cesse par les saints transports de notre coeur, et nous allons vers la paix de la céleste Jérusalem. » Saint Grégoire dit également :

« Les hommes parfaits , en exhalant leurs désirs vers l'éternité, s'élèvent à une telle l'auteur de vie, qu'ils regardent comme un fardeau lourd et accablant d'entendre parler de ce qui leur rappelle la terre. Car tout ce qui n'est point ce que leur coeur aime, est pour eux quelque chose d'intolérable. A mesure que leur charité grandit leurs désirs s'enflamment plus ardemment; et ils voudraient de toute leur âme arriver à la vie de l'esprit , quand même pour l'atteindre il faudrait passer par les tourments du corps (1). » Ainsi de hauts désirs qui tendent vers le bien souverainement admirable, sont donc un signe de perfection.

Le troisième signe intérieur de la charité parfaite , ce sont les pensées languissantes. Voici la raison d'un tel signe : Saint Fulgence dit dans un discours (2) :

 

1 Mor., l. 7, c. 5 — 2 De Confes.

 

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« Il est nécessaire que l'affection de la pensée, ou autrement le désir amoureux, suive le trésor de son amour là où il s'en est allé. C'est pourquoi la Vérité a dit : Où est votre trésor, là aussi sera votre cœur (1). Si donc nous voulons avoir des trésors dans les cieux, il faut aimer les choses célestes. Voulez-vous savoir où est votre trésor ? Voyez ce que vous aimez , voyez quel est l'objet de vos pensées. Vous reconnaîtrez votre trésor par votre amour, et vous comprendrez votre amour par vos pensées. » Si donc l'affection de la pensée est là où se trouve le trésor de notre amour, il est clair qu'elle ne peut avoir que du dégoût pour tout le reste. C'est pourquoi sur ce passage des Cantiques : Je vous conjure, filles de Jérusalem, d’annoncer à mon Bien-aimé que je languis d'amour (2), la Glose dit : « La grandeur de mon amour fait que toutes les choses de la terre m'inspirent du dégoût ; et ainsi je languis. » Mais cette langueur n'est causée que par un amour parfait. C'est ce qui fait qu'Origène distingue, entre l'amour simple, l'ardeur et la langueur. « Ceux qui commencent , dit-il, aiment ; ceux qui sont dans le progrès, brûlent ; ceux qui sont parfaits, languissent. » Ainsi les pensées languissantes sont un signe de charité parfaite.

Le quatrième signe intrinsèque se trouve dans les attentes pénibles. La raison en est que rien n'est plus prompt, rien n'est plus actif, rien n'est plus subtil , rien n'est plus pénétrant que l'amour qui tend à son

 

1 Mat., 6. — 2 Cant., 2.

 

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objet; car il est de sa nature de ne point se reposer qu'il n'en ait atteint toute la profondeur, et qu'il n'en ait parcouru toute l'amabilité. Quand le cours de cet amour est arrêté on seulement retardé, l'âme demeure toute troublée, et se fatigue en son attente. Car, dit Richard (1), tout retard semble bien long à celui qui aime , toute attente bien onéreuse; et il s'écrie avec Job : Mon âme a pris la vie en dégoût (2). » Saint Grégoire expliquant ce passage, nous dit aussi : « La vie présente commence à paraître méprisable et ennuyeuse quand l'amour divin commence à faire sentir sa douceur, ou autrement à être parfait. » Ainsi celui qui aime parfaitement conçoit de l'ennui pour tout ce qui est un obstacle à son amour. L'amour, dit Gilbert, supporte avec impatience les occupations terrestres : il a assez de s'employer à ses propres affaires. Il aime le repos, il se nourrit de calme, il veut avoir un temps libre pour vaquer à l'ardeur qui l'anime intérieurement. Oh ! combien il est pénible à un coeur qui aime de se partager entre Dieu et le monde ! Combien il est dur dans la voie de la dilection d'admettre des sollicitudes étrangères, et de mêler le secret céleste aux agitations tumultueuses de la foule ! « L'amour ne désire qu'une chose par-dessus tout : aimer. » On comprend maintenant ce quatrième signe de la charité parfaite.

Le cinquième consiste dans les affections extatiques. L'extase est une sortie de l'âme de soi-même.

 

1 Lib. 4, de Contempl., c. 15. — 2 Job,

 

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La raison de ce signe est, selon saint Denis, que l'amour tendant à Dieu fait sortir l'aine d'elle-même (1). « Car, dit-il , l'amour ne permet pas que ceux qu'il remplit soient encore maîtres d'eux par la sobriété de l'esprit ; mais il les transporte en la puissance de ceux qu'ils aiment , par une sortie de l'âme hors d'eux-mêmes. Et en effet, ceux qui sont en la puissance des autres, ne sont plus au-dedans d'eux-mêmes. » Notre esprit , dit saint Bernard, n'est pas plus présent au lieu qu'il anime qu'au lieu où il aime. Cependant cela doit s'entendre de l'effort de l'amour. Or, cette sortie ne peut être causée que par la charité parfaite, qui, par une forte inclination, opère une tendance violente vers la chose aimée. Ce que saint Denis nous montre par un exemple, en disant : « C'est ainsi que le bienheureux Paul, si abondant en l'amour de Dieu, s'écrie : Je vis; non, ce n'est plus moi qui vis, mais Jésus-Christ qui vit en moi (2). Or, ce véritable amant ne parle de la sorte que parce qu'il est ravi en extase, et qu'il vit pour Dieu et non pour lui-même. » L'abbé de Verceil expliquant ces paroles de l'Apôtre, dit aussi : « Pour moi, je vis de la vie naturelle; mais ce n'est plus moi qui vis de la vie qui me transporte hors de moi-même vers l'immensité des siècles éternels. Ma vie à moi est connue absorbée et arrêtée dans son action; je suis dirigé, excité, éclairé et conduit par la vie substantielle à laquelle je suis uni et dont je suis rempli ; en un mot , c'est Jésus-Christ qui vit en moi. Ou autrement : de même que

 

1 De Div. nom., c. 4. — 2 Gal., 2.

 

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mon âme jouissant de la plénitude de sa raison , me dirige naturellement et me dispose à tout acte intérieur, ainsi la vertu de Jésus-Christ, à qui je suis uni par un pur don de sa grâce, me vivifie et me dispose à toute chose. C'est ainsi qu'a parlé celui qui aimait véritablement. Or, celui-là aime encore de la sorte qui tend au bien uniquement , souverainement et vraiment aimable et désirable, immédiatement à cause de lui-même et en franchissant les bornes de son intelligence. » On voit par là la vérité de ce cinquième signe de la charité parfaite.

On en donne encore plusieurs autres; mais nous nous contenterons de ceux que nous avons exposés , à cause de la brièveté du présent ouvrage.

 

CHAPITRE V. Comment l'amour de charité est divisé par

les docteurs en plusieurs degrés.

 

ARTICLE PREMIER. Des degrés de l'amour gratuit.

 

Voyons, en cinquième lieu, comment les saints Docteurs ont distingué en degrés divers l'amour de charité. Saint Augustin dit (1) : « Est-ce que la charité, aussitôt qu'elle est née, se trouve tout d'un coup parfaite ? Non , mais elle naît pour arriver là.

 

1 Hom., 5 , in epist. Joan.

 

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« Lorsqu'elle, a pris naissance, on la nourrit; ainsi entourée de soins, elle se fortifie ; une fois fortifiée, elle devient parfaite; et devenue parfaite , elle s'écrie : Je désire voir mes liens se rompre, et être avec Jésus-Christ. » Nous voyons par ces paroles qu'il y a divers degrés en la charité. D'un autre côté, le même saint dit encore : « Nous profitons d'autant plus que nous allons avec plus d'ardeur à Dieu, de tous les biens le meilleur. Or, ce n'est pas en marchant , mais en aimant, que nous allons à lui; et nous jouirons d'autant plus de sa présence que l'amour qui nous porte à lui sera plus pur (1). Ainsi, comme il y a une pureté plus ou moins grande dans les degrés de la charité, il nous faut les examiner successivement, afin de monter des plus bas à ceux qui tiennent le rang moyen, et par ceux-ci aux plus élevés. « Car, dit saint Grégoire, personne n'atteint le sommet tout d'un coup; mais c'est par degrés qu'on y arrive (2). »

Nous devons remarquer qu'en distinguant plusieurs degrés de charité ou d'amour gratuit, les Docteurs commencent par ceux qui occupent le rang le plus inférieur , et s'élèvent ainsi jusqu'aux degrés de l'amour violent. Quelques-uns nous apprennent ensuite à monter par les degrés de l'amour violent jusqu'à ceux de l'amour séraphique.

Saint Anselme établit six degrés successifs d'autour gratuit, pour arriver aux degrés de l'amour violent ou véhément. « Tout amour, dit-il, ne produit point

 

1 Epist. 52. — 2 Mor., l. 23, c. 14.

 

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de langueur ou ne blesse point; mais seulement l'autour véhément , qui a passé par ces six degrés. Et ensuite il énumère de la sorte ces degrés : « Le premier est celui de l'amour qui n'est point temporel et il est commun à tous les élus. Le second est celui de l'amour incontaminable, et il appartient aux religieux et à ceux qui font profession de mépriser le monde. Le troisième est celui de l'amour infatigable; il est le partage de ceux qui font des progrès incessants et des Confesseurs de Jésus-Christ. Le quatrième degré est celui de l'amour inséparable; c'est celui des contemplatifs. Le cinquième est celui de l'amour insurmontable; c'est l'amour des martyrs. Le sixième est celui de l'amour insatiable, et c'est celui de ceux dont les désirs ne cessent jamais; c'est l'amour des solitaires. »

Après ces six degrés, arrive l'amour violent qui produit la langueur.

Le premier degré de charité est donc l'amour qui n'a rien de temporel, amour commun à tous les élus, et qui a une telle vertu qu'il bannit de l'A me tout péché mortel et fait aimer Dieu par-dessus toutes choses. Ce degré est de nécessité, car le Seigneur a dit : Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi (1). Dieu doit donc être aimé par-dessus tout. C'est ce qui fait dire à saint Anselme que la créature raisonnable ne doit rien aimer autre chose que la suprême essence, ou du moins n'aimer qu'à cause d'elle. Et la raison, c'est

 

1 Mat., 10.

 

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que celui en qui réside la souveraine amabilité , mérite un amour suprême , et celui-là c'est Dieu.

Le second degré est celui de l'amour incontaminable, et il appartient à ceux qui font profession de mépriser le monde. Il a pour effet de séparer l'homme de toute conversation terrestre afin que son âme n'en soit pas souillée, et que sa charité ne trouve aucun obstacle en son action. Ainsi saint Jean a dit : « Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père céleste n'est point en lui; car tout ce qui est dans le monde est ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie (1). » La raison, c'est que le feu de l'amour sépare les substances hétérogènes, et unit celles qui sont semblables ; il sépare tout ce qui ne peut convenir à l'objet aimé.

Le troisième degré est l'amour infatigable, l'amour de ceux qui font des progrès continuels et des Confesseurs de Jésus-Christ. Il a pour effet de ne point permettre à l'âme de se reposer qu'elle n'ait trouvé son Bien-Aimé. C'est ainsi que dans les Cantiques il est dit : Durant la nuit j'ai cherché sur ma couche celui qu'aime mon âme: je l'ai cherché et ne l'ai point trouvé. Je me lèverai, je ferai le tour de la ville, et je chercherai dans les rues et sur les places publiques celui qui est le Bien-Aimé de mon âme (2). » Et Origène expliquant ce passage s'écrie : « Il faut vous chercher, Seigneur, par un travail sans cesse réitéré, tantôt sur sa couche par les lumières de la vérité, tantôt durant la nuit par la ferveur de la charité , après avoir rejeté

 

1 I Joan., 2. — 2 Cant., 3.

 

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tous les vains fantômes de la raison naturelle. L'amour seul vous trouve, parce que celui qui vous aime ne vous possède que pour vous aimer, et ne vous aime que pour vous posséder et ne jamais vous perdre. »

Le quatrième degré est l'amour inséparable, l'amour des contemplatifs assidus; et sa vertu est d'exciter, par des mouvements continuels , l'âme à embrasser son Bien-Aimé, jusqu'à ce qu'enfin elle puisse s'écrier : J'ai trouvé celui qui est l'amour de mon âme. Saint Bernard dit à ce sujet : « Qui donc ne vous pressera pas dans ses bras, Seigneur Jésus, vous qui fortifiez par l'espérance celui qui vous possède, vous qui le rendez beau par la perfection que vous lui donnez , le conduisez par la persévérance et le dirigez au terme par la vue de la récompense? Pour moi je ne vous laisserai point aller que vous ne m'ayez béni; ou plutôt, je ne veux jamais vous laisser aller, car vous ne bénissez que ceux qui vous retiennent. » L'Apôtre semble avoir eu ce degré d'amour quand il s'est écrié : Qui nous séparera de la charité de Jésus-Christ (1)?

Le cinquième degré est l'amour insurmontable , l'amour des martyrs du Seigneur et de ceux qui ne se laissent point briser par l'adversité. « Sa vertu est telle, dit saint Augustin, qu'il n'y a rien de si dur, de si impénétrable qui ne soit vaincu par le feu qu'il allume (2). » Et saint Jérôme dit également  (3) : « Rien n'est pénible à ceux qui aiment ; aucun travail ne leur semble impossible. Nous aussi ,

 

1 Rom., 8. — 2 De Mor. eccl., c. 23. — 3 Episl. 21.

 

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aimons Jésus-Christ, et ce qui nous semble si difficile nous deviendra facile. » La raison en est, selon saint Augustin , que les travaux supportés pal l'amour, loin d'être onéreux, causent de la joie. comme nous le voyons pour les travaux de ceux qui se livrent à la pêche, à la chasse et à la poursuite des oiseaux. Car lorsque nous aimons, il n'y a point de fatigue; ou s'il y en a , c'est une fatigue aimée, une fatigue que l'amour rend moins sensible (1). »

Le sixième degré est l'amour insatiable, l'amour de ceux dont les désirs sont incessants , l'amour des solitaires. Cet amour est si ardent que rien ne peut le satisfaire si ce n'est celui qui en est l'objet, et durant cette vie il a toujours soif de lui, il le désire sans cesse. La raison en est, selon Richard', que cette charité trouve toujours que ses désirs peuvent s'étendre plus loin, car tout ce qu'elle fait est impuissant à apaiser sa soif. Elle est altérée et elle boit, et en buvant elle n'éteint pas l'ardeur qui la dévore; au contraire, plus elle se plonge dans la source d'eau vive, plus sa soif devient brûlante. En effet , la faim ou la soif d'une âme avide et insatiable , loin de pouvoir s'apaiser, ne fait que s'irriter. Qu'y a-t-il de plus violent , de plus acerbe que l'amour, qui ne peut tempérer sa soif en y résistant, et qui ne peut l'éteindre en se plongeant dans l'ivresse? »

Ce degré va jusqu'à la violence en celui qui aime, de sorte qu'il le fait s'écrier avec le Prophète : Mon âme a soif du Dieu qui est la source d'eau vive (3).

 

(1) De viduit bon., c. 21. — (2) De grad. viol. Chur. — (3) Ps. 41.

 

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Aussi saint Anselme dit : Ces six degrés étant parcourus, vient ensuite l'amour qui produit la langueur, et c'est un degré de l'amour violent. Il est donc temps d'en parler maintenant.

 

ARTICLE II. Des degrés de l'amour violent.

 

Richard de Saint-Victor nous parlant, dans son Traité de la charité, des degrés de l'amour violent , dit : « Il y a une grande force dans l'amour, une grande vertu dans la charité. Elle renferme beaucoup de degrés, et entre ces degrés il y a une grande différence. Qui pourra les distinguer ou au moins les compter? » Et après en avoir énuméré quelques-uns, il ajoute : « Cependant il y a encore un amour au-dessus de tous ces degrés d'amour. Il est ardent et brûlant; il fait violence au coeur et le transperce en ses profondeurs , en sorte que l'âme ne peut que s'écrier : J'ai été blessée par l'amour (1). Pensons donc quelle est la suréminence de la charité de Jésus-Christ , qui l'emporte sur l'amour des parents, surmonte l'amour de sa race, déborde ou éteint l'amour de la chair , et va jusqu'à nous faire haïr notre âme elle-même. O véhémence de l'amour ! ô violence de la charité de Jésus-Christ! ô excellence et suréminence de cette charité ! C'est de cet amour que nous voulons parler ; c'est de cette véhémence de la

 

1 Cant. 2, sec. Sept.

 

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charité , de cette suréminence d'une ardeur parfait: que nous voulons nous entretenir en nous élevant aux oeuvres de la charité violente. Or, je trouve que cette charité blesse, enchaîne, rend languissant et fait défaillir. Qu'y-a-t-il en tout cela qui ne soit violent ? qu'y a-t-il qui ne soit puissant? »

Le premier degré de l'amour violent est donc quand l'âme ne peut résister au désir qui la presse, sans en être blessée. En effet, votre coeur ne vous semble-t-il pas frappé, quand cet aiguillon enflammé de l'amour a pénétré votre âme en ses profondeurs, a transpercé votre volonté , de telle sorte qu'elle est impuissante à comprimer son ardeur , qu'elle brûle en son désir, qu'elle s'embrase, s'agite, respire à peine et gémit intérieurement au milieu du feu qui la consume, et que, poussant de longs soupirs, elle s'écrie : J'ai été blessée par l'amour? Mais remarquez que cet amolli violent ne blesse pas seulement les âmes aimantes , qu'il atteint encore les substances célestes, et que Dieu lui-même, la source de l'amour, n'est point à l'abri de ses coups. C'est ce qui fait que l'abbé de Verceil, expliquant ces paroles des Cantiques : Les enfants de ma mère ont combattu contre moi, dit : « Ces enfants sont les esprits de la cité céleste, d'où l'âme reçoit assidûment l'aliment spirituel. Ils ont combattu contre moi. Ceux qui combattent corporellement se frappent et se percent mutuellement de glaives aigus. De même les âmes contemplatives lancent des flèches dont l'effet se fait sentir d'abord avec force sur les amis de l'Epoux. Après qu'ils en ont été transpercés,

 

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ils les dirigent sur l'Epoux lui-même, qui ressent toute leur violence et s'écrie : Vous avez blessé mon coeur, ma soeur, mon épouse, vous avez blessé mon coeur (1)… Depuis les jours de Jean-Baptiste, le royaume des cieux souffre violence. C'est en effet depuis ce temps que le royaume des cieux est ravi comme de vive force de la part de ceux qui sont excités par l'aiguillon de l'amour violent; car les esprits célestes , semblables à des combattants , viennent au-devant de leurs désirs et de leurs contemplations, les remplissent de lumières enflammées et pénétrantes , et les provoquent , en les faisant sortir d'eux-mêmes, comme à une mort spirituelle que leur corps embrasse avec ardeur, afin qu'ils vivent de la vie de l'Epoux. »

Ainsi parle l'abbé de Verceil , et Richard indiquant le signe de cet amour violent, nous dit : « O âme blessée ! Les signes certains de cet amour sont les gémissements et les soupirs , un visage pâle et desséché ; car l'amour véhément produit toutes ces choses. » Et ensuite parlant de ses avantages, il ajoute : « En ce premier degré , l'esprit d'amour entre en votre âme avec une douceur qui surpasse la douceur du miel; il l'enivre de telle sorte que c'est. alors qu'elle cache sous sa langue et du lait et du miel. C'est là cet aliment céleste qui, pour l'ordinaire, répare les forces de ceux qui sortent de l'Egypte, les nourrit et les fait avancer à travers le désert. C'est là cette manne cachée que personne ne connaît, si ce

 

1 Cant., 3.

 

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n'est celui qui la reçoit , cette manne dont en ne se forme une juste idée que par l'expérience et non par les enseignements; c'est là cette douceur de suavité spirituelle, cette tendresse ineffable qui sert de lait et de nourriture tout à la fois, et conduit peu à peu jusqu'à la maturité de l'âge. Tout cela donc, je le crois, s'accomplit en ce degré; et lorsque l'âme se voit fréquemment visitée et souvent fortifiée et enivrée par cette nourriture, elle se sent quelquefois provoquée à oser davantage, et c'est ainsi qu'elle est disposée à passer au deuxième degré.

Nous avons, dit Richard , appelé le deuxième degré de l'amour violent celui qui liée et enchaîne, de même que nous avons nommé le premier celui qui blesse. L'âme, en effet, n'est-elle pas liée en toute vérité quand elle oublie tout de façon à ne pouvoir se reporter sur aucune des choses de la terre; quand elle rumine toujours en elle-même l'objet de son amour, quoi qu'elle dise ou qu'elle fasse d'ailleurs; quand elle en conserve un souvenir non interrompu, qu'elle en occupe sa pensée durant le sommeil, et s'en entretient à toute heure durant le jour? Il est facile de comprendre, je crois, que ce degré l'emporte sur le précédent , puisqu'il ne permet pas à l'âme de goûter un instant de repos. C'est donc avec raison qu'on a appelé premier degré celui qui blesse, et deuxième celui qui lie et enchaîne. Car, bien qu'être lié soit ordinairement quelque chose de moins que d'être blessé, cependant il y a une violence plus grande, lorsqu'après avoir été blessé, ayant été abandonné,

 

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on a été découvert en cet état , entraîné , unis en prison, chargé de chitines, lié et retenu captif. Lequel, en effet, vous semble le plus extrême et le plus violent de ces deux états? Dans le premier, on conserve sa liberté; dans le deuxième, on est prisonnier et dans l'impuissance de s'échapper. Ainsi celui qui a été saisi par ce deuxième degré de l'amour violent, quoi qu'il fasse, de quelque côté qu'il sn tourne, ne peut se soustraire à la pensée unique et intime de sa sollicitude, parce qu'il est lié. » Mais quels sont ces liens dont notre âme peut être ainsi chargée? Le même auteur vous répond : « Si vous voulez connaître la charité qui enchaîne, écoutez le prophète Osée qui vous dit : Je les attirerai à moi par les liens d'Adam, par les liens de la charité (1). Mais quels sont ces liens d'Adam, notre premier père, sinon les présents de Dieu? car, en le créant , il l'a environné d'une grande gloire. Quels sont ces liens de la charité, sinon les bienfaits de Dieu : les biens de la nature , les biens de la grâce, les biens de la gloire? Il nous a rendus ses débiteurs obligés en nous liant avec des chaînes d'une telle munificence, car c'est lui qui nous a promis la gloire. Voilà un triple lien; or, un tel lien, selon l'Ecriture, se rompt difficilement (2). Et le philosophe Sénèque a dit : « Celui qui reçoit un bienfait vend sa liberté. » Mais le Seigneur a ajouté de nouveaux liens de charité à ces premiers , et sa main puissante les a multipliés autour de nous, afin de nous enchaîner plus étroitement et

 

1 Os., 11. — 2 Eccle., 4.

 

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ils sont si nombreux que nous ne saurions les énumérer. »

L'abbé de Verceil , expliquant le même passage, tient un pareil langage : « Je les attirerai à moi par les liens d'Adam, par les liens de la charité. » Le Seigneur, dit-il, attire l'âme à lui par son amour, et il la conduit par les biens auxquels il l'admet et par lesquels seulement il en est connu. Or, qui pourra en compter la multitude? »

Richard conclut donc ainsi : « De même que dans le premier degré la suavité qui s'est fait sentir rassasie l'âme et transperce la volonté , de même dans le second la clarté qui s'est manifestée enchaîne la pensée de telle sorte qu'elle ne peut l'oublier ni s'appliquer à autre chose. Mais ses chaînes sont des liens du salut. »

On arrive ensuite au troisième degré de l'amour violent quand l'âme exclut tout autre amour, quand elle n'aime rien que son unique objet , ou du moins qu'elle n'aime autre chose qu'à cause de lui. Dans ce troisième degré de charité violente , rien ne peut satisfaire en dehors de cet unique objet, rien ne peut plaire si ce n'est à cause de lui seul. L'âme n'aime que lui , ne chérit que lui , n'a soif que de lui , ne désire que lui, ne respire que pour lui , ne soupire qu'après lui , ne brûle que pour lui, ne se repose qu'en lui. C'est en lui seul qu'elle se nourrit , en lui seul qu'elle se rassasie; rien ne lui est doux, rien ne lui est suave , si lui-même ne le relève par sa présence. Tout ce qui s'offre naturellement, tout ce qui

 

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se présente de soi-même est rejeté promptement , foulé aux pieds sans retard, à moins que l'âme n'y trouve un aide à son amour, un secours à son désir. Mais qui pourra décrire comme il convient toute la tyrannie d'un tel amour? Il chasse loin de soi toute pensée, il exclut sans réserve tout soin , il empêche violemment toute pratique qui ne tend pas à servir son ardeur. Quoi qu'il dise, quoi qu'il pense , quoi qu'il fasse , tout ce qui ne concourt pas à le conduire à la fin de ses désirs lui semble inutile et même intolérable. Mais lorsqu'il lui est donné de jouir de celui qu'il aime , il croit tout avoir avec lui , et sans lui il a tout en horreur, il se sent défaillir en son corps , dessécher et languir en son coeur, il devient insensible aux conseils, il n'acquiesce point à la raison, il n'admet aucune consolation, il s'écrie avec l'Epouse : Annoncez à mon Bien-Aimé que je languis d'amour (1), que la grandeur de cet amour est telle que toutes les choses de la terre me sont devenues un sujet de dégoût.

On est donc arrivé au troisième degré de l'amour violent quand l'âme se trouve entraînée vers Dieu , qui est un abîme de lumière , de telle sorte qu'elle oublie toutes les choses extérieures, se méconnaît entièrement elle-même et passe tout entière en Dieu. En ce degré se trouve apaisé totalement le tumulte des désirs de la chair, et il se fait dans le ciel un silence comme d'une demi-heure (2). Car tandis que l'âme, en cet état , devient étrangère à elle-même ;

 

1 Cant., 2. — 2 Apoc., 8.

 

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tandis qu'elle est ravie dans ce sanctuaire de la Divinité , qu'elle est environnée de cet incendie du divin amour, qu'elle en est pénétrée et enflammée intimement , elle se consume entièrement elle-même, se revêt d'une affection toute divine et , devenue semblable à la beauté qu'elle contemple , elle passe tout entière en sa gloire. En cet état, l'âme se fond en celui qu'elle aime , elle devient toute languissante en elle-même et s'écrie : Soutenez-moi avec des fleurs; fortifiez-moi avec des fruits odoriférants , car je languis d'amour (1).

Mais remarquez qu'il y a une triple langueur : la première est un affaiblissement du corps , et elle a pour principe l'intensité de la ferveur , de l'amour ou de la charité. Quand l'âme, dit la Glose, a été fortifiée par les choses dont nous venons de parler, elle s'enflamme tellement dans l'amour de Dieu que , par l'excès de son ardeur, sa chair devient languissante; car, à mesure que la vertu de l'esprit s'accroît, la force du corps diminue. »

La deuxième langueur est une langueur de charité par rapport aux choses temporelles; car, dit l'auteur que nous venons de citer, plus l'âme s'embrase de l'amour de l'Epoux , plus elle devient languissante dans l'autour des objets terrestres.

La troisième est une langueur de tribulation , car l'amour a ses plaies, selon saint Augustin, et quelquefois elles se fout sentir avec beaucoup d'amertume. Origène parlant de ces trois sortes de langueurs, dit :

 

1 Cant., 2.

 

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« Oh ! que tout serviteur de Jésus-Christ languisse de telle sorte dans l'espérance de la vue éternelle de Dieu , que sa chair en soit opprimée et ne lui fasse plus sentir son aiguillon, que le monde ne l'enveloppe point dans ses piéges, que la tribulation lui soit avantageuse et le garde avec ceux que le Seigneur assiste en leurs afflictions , selon cette parole de David : Je suis avec lui au temps de l'affliction; je le sauverai et je le comblerai de gloire (1). » Et Richard concluant enfin ce qui regarde cet état, ajoute : « De même que le premier degré blesse la volonté, et que le deuxième l'enchaîne, de même le troisième environne son action de telle sorte que l'âme ne peut s'appliquer à aucune chose, à moins que la volonté divine ne l'y pousse ou ne l'y entraîne. Ainsi, ceux qui sont arrivés à ce troisième degré ne font plus rien par leur propre volonté , ne réservent plus rien à leur propre arbitre , et abandonnent tout à la conduite de Dieu. » Mais ici prenez bien garde de ne pas exclure totalement la coopération de la créature. Ainsi le même auteur dit : « De même que l'artiste , après avoir fondu ses métaux , leur imprime telle figure qu'il juge convenable, de même l'âme, en cet état , se plie aisément au gré de la volonté de Dieu; ou plutôt par un désir spontané, elle se prête à tout ce qu'il juge à propos de faire, et accommode sa volonté propre à toutes les vues de son bon vouloir, pour obéir avec Jésus-Christ jusqu'à la mort. C'est à ce modèle que doit se conformer celui qui veut parvenir au degré de la charité suprême. »

 

1 Ps. 90.

 

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Le quatrième degré de l'autour violent, c'est lorsque rien ne peut satisfaire entièrement le désir enflammé de l'âme , et qu'ainsi ce désir la conduit à défaillir. « Qui pourra , dit Richard , peser comme il convient la violence de ce degré suprême? Qu'y a-t-il, je vous le demande , qui pénètre plus intimement, qui agite avec plus de véhémence le coeur de l'homme , que de ne pouvoir tempérer sa soif en y résistant , que de ne pouvoir l'éteindre en s'enivrant? En ce quatrième degré l'amour est insurmontable , car il ne cède à aucun autre sentiment, même du degré le plus élevé. Il est inséparable, car jamais il ne s'éloigne de la mémoire. Il est insatiable, car rien ne peut le satisfaire. Combien donc est admirable l'excellence de cet amour qui l'emporte sur toute affection ! Combien est grande sa véhémence qui ne permet pas à l'âme de se reposer ! Combien , je vous le demande , est extrême sa violence, qui chasse avec impétuosité toute affection étrangère? Combien élevée sa suréminence que rien ne saurait atteindre? O excellence de l'amour ! ô violence de la dilection! ô véhémence de charité! ô suréminente d'émulation ! Dans le premier degré , les grandes eaux n'ont pu éteindre la charité , parce qu'elle est insurmontable. Dans le deuxième, l'âme a placé son Bien-Aimé sur son coeur comme un sceau qui en ferme l'entrée, parce qu'elle ne peut en aucune façon l'oublier. Dans le troisième, quand l'homme aurait donné toutes les richesses de sa maison pour acquérir l'amour, il les mépriserait comme s'il n'avait rien donné, parce qu'il ne saurait trouver de joie

 

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ailleurs que dans l'amour de son Dieu. Dans le quatrième , l'amour est fort comme la mort , et son zèle est inflexible comme l'enfer, parce que tout ce qui s'offre à entreprendre ou à souffrir pour Dieu devient doux , et qu'en ce degré l'amour dissipe et renverse toute autre affection. En effet, si nous aimions quelque chose en dehors de Dieu et non pour lui , ce serait une affection perverse qui briserait la puissance de la suprême charité et diminuerait ses forces, en attirant et poussant notre âme vers des objets qui lui sont étrangers. Dans le premier degré, on aime donc Dieu du fond du coeur; dans le deuxième, on l'aime de tout son coeur; dans le troisième , de toute son âme; dans le quatrième , de toutes ses forces. En ce dernier degré l'âme devient, sous un certain point de vue, immortelle et impassible. Elle est immortelle parce qu'elle ne peut être séparée de la vie; car, dit l'Apôtre, je suis assuré que ni la mort , ni la vie, ni aucune autre créature ne pourra jamais nous séparer de l'amour de Dieu qui est en Jésus-Christ notre Seigneur (1). Ensuite, ne vous semble-t-il pas vraiment impassible celui qui ne sent aucune des pertes de ce genre, qui se réjouit en toute injure , regarde comme une source de gloire tout ce qu'on s'efforce de lui faire éprouver de pénible, et s'écrie avec saint Paul : Je prendrai plaisir à me glorifier dans mes infirmités afin que la puissance de Jésus-Christ habile en moi (2) ; celui qui se trouve dans la même disposition que les Apôtres lorsqu'ils sortaient du conseil remplis de

 

1 Rom. , 8. — 2 II Cor., 12. — Ac., 5.

 

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joie de ce qu'ils avaient été jugés dignes de souffrir des opprobres pour le nom de Jésus ? Ce degré de l'amour violent ne vous semble-t-il pas avoir plongé l’âme qui y est parvenue dans un état de démence ou de sainte folie , alors que son ardeur ne lui permet ni mode ni mesure? En effet, n'est-ce pas une suprême folie que de rejeter la vie véritable , de rerendre la sagesse souveraine et de résister à sa toute-puissance? Et c'est cependant ce que fait cette âme : elle repousse la vie alors qu'elle désire être séparée de Jésus-Christ pour le salut de ses frères, alors que, semblable à Moïse , elle s'écrie : « Ou pardonnez-leur ce péché, ou retranchez-moi du livre dans lequel vous m'avez inscrit . (1) » Elle reprend la sagesse souveraine, et elle veut lui enseigner ce qu'elle doit faire , lorsqu'elle dit à Dieu avec Abraham : Loin de vous, Seigneur, d'agir de la sorte et de perdre le juste avec l'impie et de confondre les bons avec les méchants. Cette conduite ne vous convient en aucune sorte (2). Elle s'efforce de résister à la toute-puissance de Dieu quand elle présume d'apaiser sa colère , et elle y réussit quand elle porte le Seigneur à changer sa sentence. Voilà à quelle présomption pleine d'audace la charité consommée a coutume d'élever l’âme de l'homme. »

 

1 Exod., 32. — 2 Genes., 18.

 

ARTICLE III. Degrés de l'amour séraphique.

 

Nous avons maintenant à traiter des degrés de l'amour séraphique , non que nous puissions en exercer les actes en cette vie , mais parce que ce sera pour nous un motif de nous appliquer à les imiter, autant qu'il sera en nous, dans le divin amour.

Parlons donc d'abord de l'amour des anges en général. Nous lisons dans saint Denis, selon la traduction de l'abbé de Verceil : « L'amour divin dans les anges doit être entendu d'une façon spirituelle. Il est au-dessus de tout esprit et de tout désir; il ne peut s'épancher sur aucun objet étranger; il ne peut diminuer de l'ardeur que lui communique la contemplation de la Divinité. Elevé au-dessus de toute substance créée, il ne tend qu'aux seuls embrassements de l'Epoux , et il demeure affranchi de toute l'anxiété qui se rencontre dans la poursuite des plaisirs charnels. Il ne saurait souffrir d'être enfermé en-deçà des limites de son désir, ni permettre aucune diminution en son ardeur, parce qu'il se sent fort pour atteindre son objet, incorruptible pour le posséder sans qu'aucun acte puisse l'en détourner. Ainsi les anges aiment Dieu purement et simplement , et il n'est en la puissance d'aucune chose de les éloigner de cet amour ou d'en ralentir les feux. Et comme Dieu est toujours le même , toujours également bon et beau, et qu'il renferme très-simplement en

 

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lui tout ce qui est désirable, comme la sagesse, la bonté , la beauté , l'éternité , la toute-puissance , etc., il est pleinement et par-dessus toutes choses désirable, ainsi qu'il est dit au livre des Cantiques. C'est pourquoi il attire à lui sans réserve , intimement et irrévocablement toutes les puissances de ceux qui le possèdent. » Ainsi parle saint Denis , et son commentateur fait entendre le même langage en ces termes : « Les anges , dit-il, connaissant, par l'abondance de leurs lumières, que le bien qu'ils poursuivent est vraiment désirable , qu'on doit chercher à le posséder de toutes ses forces et de toute l'ardeur dont on est capable , et l'aimer d’un amour pur et exempt de toute tendance vers un autre objet; les anges , dis-je, se portent à lui si fortement et si irrésistiblement que leur effort ne saurait être arrêté ou affaibli par aucune puissance. Et cette tendance vers leur objet , cette ardeur à l'étreindre une fois qu'ils le possèdent, ne sont rien autre chose que l'amour lui-même. Une telle ardeur ne peut être contenue ni arrêtée par aucune raison , par aucune mesure; rien ne peut en affaiblir l'élan ni la contraindre à se séparer des embrassements de celui dont elle jouit. » Nous voyons par là combien l'amour des anges l'emporte sur notre amour, au moins quant à l'acte et à l'opération. Mais nous ne trouvons pas dans l'Ecriture sainte les degrés de l'amour angélique enseignés bien distinctement , si ce n'est pour les Séraphins. Saint Denis établit donc cinq degrés, ou plutôt cinq propriétés de l'amour de ces derniers. « Il est convenable

 

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nable , dit-il , qu'on place dans le rang le plus sublime des substances la première hiérarchie qui est élevée au-dessus des autres , établie immédiatement auprès de Dieu, et sur laquelle, comme étant la plus proche , se répandent d'abord et d'une manière plus particulière le souffle et les perfections du Seigneur. Le premier ordre de cette hiérarchie sont les Séraphins dont le nom veut dire qui échauffent ou qui embrasent. Or, la signification de ce nom de Séraphins qui embrasent et échauffent, ainsi que nous voyons le feu embraser et échauffer par ses propriétés naturelles , nous représente l'éternelle activité des esprits de cet ordre pour les choses divines , leur mouvement incessant, leur ardeur, leur pénétration, leur embrasement. » Une autre version porte : « Ce nom nous représente la ferveur sans limites de leur tendance éternelle vers Dieu , tendance d'une application souveraine, qui ne diminue jamais et ne s'incline en aucun moment vers un objet étranger. » Ces paroles sont très-profondes. C'est pourquoi le commentateur de Lincoln nous dit : « Nous reconnaissons notre impuissance à expliquer ces habitudes déiformes si élevées et si éloignées de notre infirmité. Il est vraisemblable qu'il faut les mettre au rang de ces choses cachées que saint Paul a entendues dans son ravissement et qu'il n'est point permis à l'homme de raconter. Cependant il les a communiquées à saint Denis comme au plus intime de ses disciples et à un homme associé avec lui aux faveurs célestes. Celui-ci s'est résolu ensuite à les faire connaître non à tous

 

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indistinctement, comme je le pense , mais à ceux qui ont été favorisés de la pureté de l'intelligence , des illuminations divines et de la grâce , et qui par cela même se trouvent élevés au-dessus du commun des hommes. Je ne suis pas de ce nombre assurément ; cependant je vous expliquerai ces choses autant qu'il sera en mon pouvoir. » Hugues nous parle également de la subtilité de ce langage (1) : « Si je dois, dit-il, exprimer ce que je pense, je commence par avouer que les paroles que je viens d'entendre ou n'ont point été dites à un homme ou n'ont point été enseignées par un homme. Car, qu'un homme puisse faire entendre un pareil langage , je ne vois rien de plus extraordinaire. Sans doute que ces paroles ont leur origine en ces autres paroles qui ont pu être entendues et n'ont pas dû être redites; car celui qui nous l'a annoncé avait été ravi jusqu'au troisième ciel et était entré dans le Paradis de Dieu. Là il avait entendu des paroles tout-à-fait secrètes , prononcées par le Verbe , des paroles presque silencieuses, que l'oreille ne devait jamais saisir, que l'homme ne devait jamais entendre , jusqu'au moment où il les connaîtrait par lui-même. On les entendait intérieurement là où elles se disaient, et elles ne pouvaient arriver jusqu'au dehors où l'homme se trouvait. Pour celui qui était intérieur et profondément intérieur, il a pu les entendre intérieurement et du lieu intérieur d'où elles partaient; mais il n'a pas dû les révéler à

 

1 In I Hier. Ang., l. 6.

 

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ceux du dehors. De peur cependant que ceux-ci ne parussent délaissés s'ils n'étaient appelés de celui qui était au-dedans , des paroles naquirent de ces paroles qui devaient être gardées intérieurement, de même que celles-ci étaient nées du Verbe, et elles purent être proférées au-dehors : c'étaient de grandes paroles sorties de paroles immenses, des

paroles obscures tirées de paroles invisibles, des paroles profondes nées de paroles impénétrables. Nous les avons entendues comme des éclats de tonnerre , et je ne sais si nous les avons comprises. Et le même auteur ajoute : Si on ne les goûte pas , on est pour elles sans amour; si on ne les aime pas, on ne les comprend pas, et si elles ne sont point comprises, c'est en vain qu'elles viennent frapper l'oreille. C'est dans l'amour que l'on goûte et que se fait l'expérience , qui est la maîtresse de l'intelligence et notre consommation. » Ainsi ceux qui veulent comprendre parfaitement doivent donc commencer par expérimenter.

Maintenant que nous avons fait connaître la difficulté de ces paroles, voyons l'explication que nous en donnent les mêmes docteurs.

La première propriété, ou autrement le premier degré de l'amour séraphique, selon saint Denis, c'est l'activité. Nos deux commentateurs disent donc que le saint voulant nous montrer les qualités de l'amour dont brûlent les Séraphins, de même qu'ils les a désignés eux-mêmes par le feu , il désigne de même leurs habitudes déiformes par les propriétés du feu.

 

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Or, les propriétés du feu sont : une activité continuelle et non interrompue , la chaleur, une puissance pénétrative qui transperce tout avec rapidité, et un embrasement sans limites, car ce qui est brûlant s'assimile intérieurement les objets qu'il touche.

Cette propriété du feu qu'il appelle le mouvement ale l'amour, marque, je le crois, l'action et l'opération de l'amour qui ne s'interrompt point et ne finit point par le repos ou en cessant d'agir. Quelle pourrait être en effet cette action de l'amour, sinon l'amour actuel lui-même qui , en ces esprits célestes, ne finit point de temps à autre et ne se repose point comme en nous, mais existe sans jamais s'interrompre, sans jamais laisser son mouvement se ralentir, et demeure persévérant en son intensité, attaché irrévocablement et inflexiblement à son objet, et impuissant à se tourner par un mouvement désordonné vers un objet étranger quelconque? Ce mouvement, doué d'une telle application, et par là susceptible d'aucune diminution, d'aucune divergence, ce mouvement, sans cesse agissant pour tout ce qui concerne la Divinité, nous manifeste clairement ce qu'il faut entendre par ce nom de Séraphin. Hugues nous dit ici que ce mouvement de l'amour, en tant qu'il se dirige vers ce qui est au-dessus de lui, s'appelle intime et inflexible; mais qu'en tant qu'il se porte vers les objets placés au-dessous , il se nomme modèle de la vie active ramenant à Dieu. Car ce mouvement ainsi dirigé en haut , c'est la contemplation , et en bas, c'est l'action. Il se porte vers ce qui est supérieur pour s'y reposer; vers ce

 

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qui est inférieur pour le conduire au lieu de son repos. Lorsqu'il y est, l'amour l'incline à y demeurer, et lorsqu'il en est descendu , il l'excite à revenir. Voilà pourquoi la charité des substances supérieures envers les inférieures est appelée une charité qui ramène et qui agit. Elle ramène en ce qu'elle embrase de son feu ceux vers qui elle se porte et les tourne vers leur Créateur; elle agit en ce qu'elle les illumine de la clarté qu'elle a reçue, et les soumet à la volonté suprême. Aussi la charité de ces esprits célestes est-elle devenue pour ceux qui leur sont inférieurs un modèle qui les porte à tendre à ce qu'il y a de plus élevé et à marcher dans cette direction , en même temps qu'elle est un soleil qui les réchauffe et excite en eux une chaleur semblable à celle qui anime ces mêmes esprits, une chaleur toujours brûlante, bien que dans un degré moins intense. Le mouvement de l'amour consiste donc en ce que notre charité ne s'engourdisse pas et ne se laisse point attiédir.

La seconde propriété de l'amour séraphique c'est d'être incessant, ou autrement de n'être point limité. Cette propriété diffère de la première, et le commentateur nommé plus haut établit ainsi la raison de cette différence : « De même, dit-il , que par l'activité l'action de l'amour reste sans interruption séparée de tout, ainsi l'infinité enlève tout terme à sa durée. » Peut-être l'auteur entend-il par ces mots d'incessance et d'infinité cette propriété de l'amour qui est semblable au feu; car, de même que cet élément n'a point de fin en son action tant qu'il trouve une matière à

 

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laquelle il peut se communiquer, de même l’amour agit interminablement tant qu'il rencontre un objet qu'il peut embrasser. Mais comme Dieu est sans limites, attendu qu'il est infini en puissance, en sagesse, en bonté, en justice, en miséricorde, etc., l'amour donc qui se dirige vers lui trouve toujours un objet auquel il peut s'attacher, qu'il est naturellement apte à posséder , et dans lequel son feu se ranime sans cesse. L'amour en son mouvement vers ce qui est divin ne connaît donc point de terme à son action. Sa perpétuité qui éloigne de lui toute interruption et toute fin en sa durée, est désignée par son activité toujours agissante. Son aptitude à s'accroître et à se séparer de tout, cette aptitude qui ôte tout terme à son extension et à sa grandeur, est indiquée par son incessance ou son infinité. De là cet adage accoutumé des anciens : La mesure de l'amour de Dieu consiste à l'aimer sans limite ni mesure.

En deuxième lieu, le même auteur dit encore : « Les choses que nous pouvons connaître sont infinies, au moins par l'infinité de leurs espèces, de leur nombre, de leurs formes et de leurs accidents, et l'intelligence aime naturellement à connaître tout ce qui est de son domaine. Son action ne veut donc pas être limitée. » Il prouve la même chose par cette considération que l'amour se réfléchit sur tous ses actes en ce qui concerne les vertus. Mais il faut re-marquer qu'en ces deux expressions d'activité et d'incessance ou d'infinité, l'acte ne se trouve pas

 

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indiqué par la force des mots , mais seulement l'aptitude naturelle aux actes dont nous avons parlé.

Enfin l'auteur ajoute : « Le mouvement de ces esprits qui s'approchent du Dieu suprême est appelé incessant, appliqué sans réserve et inflexible, parce qu'il tend de soi-même à Dieu par un désir d'amour, parce que son action est continuelle et qu'il ne se repose jamais en soi-même, parce qu'il est toujours attentif à se porter vers Dieu et à ne point se répandre sur des objets extérieurs , et enfin parce qu'il se montre inflexible à ne se tourner vers rien de ce qui est en dehors de Dieu. L'activité excite à chercher , et l'incessance fait persévérer en cette re-cherche. »

La troisième propriété de l'amour séraphique c'est la chaleur. Hugues dit qu'on place avec raison ce degré au troisième rang; car, de même que ce qui est actif pousse à rechercher, et que ce qui est incessant donne la persévérance , ainsi ce qui est chaud vivifie le sens et vient naturellement en troisième lieu, comme après lui vient ce qui est aigu afin de pénétrer ce que l'ou désire étreindre, et ensuite ce qui est embrasé afin de rendre l'union parfaite et la jouissance paisible. Or, le commentateur de Lincoln, parlant de ce troisième degré, dit : « De même que l'action première de ce qui est pesant ou léger est l'inclination de cet objet vers son centre naturel , de même l'action de la vertu ou de la puissance qui aime est d'incliner vers ce qui est naturellement aimable. Cependant cette action n'est pas

 

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simplement l'acte de l'amour, de même que la tendance de ce qui est pesant ou léger n'est pas un mouvement actuel de l'objet vers son centre ; car il arrive fréquemment qu'il y a tendance avec le repos de l'objet qui tend, et que l'acte du mouvement est empêché d'ailleurs. Je crois donc que cette inclination de la puissance qui aime est signifiée par la chaleur , et que le mouvement pour saisir l'objet naturellement aimable est représenté par ce qui est aigu. Quant à l'étreinte elle-même de la chose aimée, ou l'union intime et inséparable avec elle et le repos en elle, c'est l'embrasement qui nous en donne connaissance. La raison , c'est que la chaleur incline naturellement à la dilatation de son sujet et à sa propre diffusion en toutes ses parties. Or, la diffusion de l'âme, c'est la joie , et l'amour est la seule chose qui porte en soi la joie et la dilatation. Il est donc par conséquent dilatable et diffusif de sa nature, et l'inclination à l'acte de l'amour n'est donc autre chose que l'inclination à l'acte de la dilatation et de la diffusion. Ainsi cette inclination a été justement exprimée par le nom de chaleur ; car la chaleur étant intérieure ne se voit pas; mais elle excite à se montrer l'incendie puissant et secret allumé par elle. Cet incendie ainsi poussé se manifeste, et c'est par là que nous comprenons combien grande est la force et combien puissante est la violence de cette chaleur que nos regards ne peuvent saisir. De plus, c'est sans tumulte et par une action douce et suave qu'elle conduit à l'amour : elle commence par s'assimiler l'objet qu'elle pénètre ; ensuite

 

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elle le fait sortir avec force de lui-même, et enfin l'embrase tout entier à son contact. »

Richard , parlant de cet amour si plein de joie, dit: « L'amour est la douceur d'une suavité qui se répand jusqu'au fond de l'âme; et plus il brûle ardemment , plus on le goûte avec délices. L'amour est un bonheur d'espérance; car là où est l'amour, se trouve l'espérance; et où est l'amour spirituel se trouve la joie spirituelle. »

La quatrième propriété de l'amour séraphique c'est la pénétration. Ce que le commentateur explique ainsi : « Cette pénétration nous représente une certaine impétuosité d'amour, la véhémence d'un désir ardent qui se porte en avant afin d'être où se trouve l'objet aimé, en lui et avec lui ; de telle sorte que non-seulement c'est de lui qu'il reçoit sa chaleur, mais que c'est en lui que l'établit son action pénétrante, Cet amour aurait pu être brûlant et conserver sa chaleur tout en demeurant éloigné, puisque ce serait assez pour cela d'aimer son objet, quoique absent, sans le voir présent, ou du moins sans le posséder par une présence intime. Mais un tel amour n'eût point été parfait si sa pointe ne lui eût ouvert une entrée, ne lui eût fait traverser tout ce qui s'offrait à sa rencontre, ne l'eût fait pénétrer jusqu'à son Bien-Aimé , ou plutôt ne l'eût introduit en lui-même. En effet , si vous n'entrez pas en votre Bien-Aimé, vous n'aimez encore qu'au dehors, vous n'avez rien du perçant de l'amour, vous languissez et vous êtes partagé en demeurant ainsi à l'extérieur. vous êtes distrait de celui

 

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que vous aimez et vous n'êtes pas qu'un avec lui. Cependant l'amour veut que vous ne soyez qu'un avec votre objet; et c'est pour cela qu'il franchit tout le reste et s'approche de lui seul autant qu'il le peut. Aussi le Prophète a-t-il dit (1) : « Ils allaient où les emportait l'impétuosité de l'esprit. » Et cette impétuosité n'est rien autre chose que ce perçant , cette pénétration. Ce qui est pénétrant ne saurait s'arrêter qu'il ne soit entré, qu'il ne soit arrivé où il peut atteindre, et qu'il ne soit en son pouvoir de s'écrier : Je le possède, et je ne le laisserai point aller jusqu'à ce que je le fasse entrer dans la maison de ma mère et dans la chambre de celle qui m'a donné la vie (2). Cependant une fois que vous l'avez ainsi introduit jusqu'à vous, ce ne doit point être pour qu'il demeure d'une manière quelconque auprès de vous, ou dans votre voisinage, ou devant la porte de votre maison, ou même sous votre toit, car vous ne lui donneriez pas une preuve d'un grand amour si vous ne le faisiez arriver jusqu'à votre chambre , s'il n'entrait dans votre demeure la plus secrète, s'il ne pénétrait jusqu'à ce qu'il y a de plus intérieur chez vous, et s'il ne reposait dans ce que vous avez de plus intime. Il entre, mais c'est afin que vous entriez vous-même en lui. »

L'abbé de Lincoln explique ainsi cette même ex-pression : « On appelle perçant , dit-il, tant ce qui est aigu et pénétrant que ce qui est rapide en son mouvement. Rien n'est plus rapide que l'ardeur qui

 

1 Ezech., 1. — 2 Cant., 8.

 

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se porte à l'objet aimé; et ainsi rien n'est plus perçant, rien n'est plus aigu et plus pénétrant que l'amour : car il est dans sa nature de ne point se reposer qu'il n'ait pénétré, autant qu'il le peut et selon l'étendue de ses forces, la capacité, la profondeur, la totalité de l'objet vers lequel il tend. »

La cinquième propriété de l'amour séraphique c'est l'embrasement. Ce que notre auteur explique e montrant ce qu'il faut entendre par ces mots brûlant et embrasé. « Ceux-là, dit-il, brûlent qui s'élèvent au-dessus d'eux-mêmes par l'impression de la chaleur et qui retombent sur eux-mêmes par leur propre poids. De semblables élévations au-dessus de soi-même suivies de chutes sur soi s'appellent ardeurs. Ainsi les saints, qui ont été brûlés de la grâce du Saint-Esprit, se sont portés au-dessus d'eux-mêmes vers Dieu , et sont retombés de cette élévation sur eux-mêmes par leur propre poids. Ceux qui suivent ainsi cette marelle successive peuvent très-bien être appelés des esprits fervents, et ceux qui s'élèvent au plus haut point de ce degré sont surabondamment dignes d'être appelés embrasés. »

Mais ici se présente une difficulté. Comment les anges, dont l'amour fixé en Dieu ne peut ni s'attiédir, ni se relâcher, ni se détourner de lui en aucune façon, comment les anges peuvent-ils être dits fervents ou brûlants ? Et si on peut leur donner ce premier nom , comment seront-ils embrasés? Notre auteur répond : « Connaître Dieu en lui-même ressemble au matin , et le connaître par les créatures est

 

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quelque chose de semblable au soir. Il en est de même de son amour : quand ou l'aime en lui-même, cet amour est plus élevé; quand on l'aime en ses créatures, il s'abaisse. Or, en ces deux amours se succédant naturellement et tour-à-tour, consiste ce qu'on appelle la ferveur spirituelle, et sa suréminente se trouve dans le terme le plus élevé possible de l'intention. Peut-être encore pourrait-on dire que l'amour par lequel les anges s'attachent à Dieu est embrasé, parce qu'il est intense au suprême degré, qu'il ne se ralentit pas , ne s'affaiblit en aucune manière et persévère immuable en la grandeur suprême de son intensité. Servons-nous d'une comparaison : Si la force de la chaleur faisant monter les parties de l'objet qu'elle aurait liquéfié, pouvait les élever au-dessus de lui-même et les maintenir en cette élévation sans qu'elles retombassent à un point inférieur, soit par la diminution de la chaleur, soit par leur propre poids, ce liquide, dans le langage accoutumé, ne serait point appelé brûlant, mais embrasé, si l'on voulait parler exactement; car il faut une plus grande force pour élever ainsi un objet au-dessus de sa portée naturelle et le conserver en cet état, que pour l'élever seulement sans le maintenir à ce degré suprême, et le laisser retomber aussitôt. » Voilà comment est expliqué ce nom de séraphin.

Nous connaissons aussi , par ce que nous venons de dire, le premier acte de cette puissance aimante qui est l'inclination; son deuxième, qui est le mouvement de l'esprit vers son objet; et enfin son troisième et

 

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dernier, qui est l'union à cet objet une fois possédé et son repos en lui. Mais en tout cela il faut entendre une priorité et postériorité non de temps, mais de raison.

Hugues, expliquant cette cinquième propriété de l'amour séraphique, ajoute à ce que nous avons dit ce qui suit : « La chose elle-même nous avertit d'avoir une plus haute pensée de ce qui est embrasé que de ce qui est chaud et pénétrant. Car vous savez que ce qui brûle s'élance, par la force de la chaleur qui l'anime, hors de soi, s'élève au-dessus de soi, et opère un grand mouvement par son ardeur invisible. Ce qui d'abord était perçant dans l'amour ayant pénétré tout ce qui lui faisait obstacle, devient embrasé et bientôt tout bouillant, et ainsi impuissant à se contenir en soi-même. La pénétration de l'amour a lien lorsqu'il traverse tout ce qu'il rencontre, en le méprisant; et l'embrasement lorsque l'âme s'abandonne et se méprise elle-même. Car celui qui ne soupire qu'après ce qu'il aime ne fait que se mépriser et se dédaigner en comparaison de son objet. S'il s'aimait avec lui , il ne soupirerait pas uniquement après lui. Mais il faut un amour grand et singulier pour que celui qui aime vienne à se mépriser lui - même par l'affection qu'il porte à son objet. Celui-là s'élève donc d'une manière admirable par le feu de l'amour, qui est porté de telle sorte au-dessus de lui-même par son ardeur, qu'il est contraint d'en sortir. Comme il brûle , comme il bouillonne en son coeur, celui qui , ayant allumé ce feu de l'amour suprême, se porte par la pensée vers celui-là seul qui habite au plus haut des

 

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cieux, s'élance hors de soi-même par son désir, s'élève au-dessus de soi et s'oublie totalement pour l'objet de son amour ! » Si nous avons expliqué l'activité de cet amour, son incessante, sa chaleur, sa pénétration, son embrasement, si nous l'avons montré intense, intime, inflexible et modèle véritable, ramenant à Dieu et agissant, réchauffant et ressuscitant, c'est afin de nous porter, par la méditation de ces qualités diverses, à imiter autant que nous le pouvons les substances célestes en notre amour.

 

CHAPITRE VI. Comment notre esprit arrive à pénétrer par le chemin de l'amour de charité en la demeure éternelle de Jésus.

 

Voyons maintenant, en sixième lieu, comment notre âme arrive, en parcourant ce chemin de l'amour de charité, à entrer en la demeure secrète, intérieure et éternelle du Seigneur Jésus. Sachons , pour le bien

comprendre, qu'aimer Dieu c'est s'approcher de lui, c'est entrer et goûter combien le Seigneur est plein de suavité. Saint Grégoire le montre en ces termes : « Aimer les choses qui nous sont supérieures, c'est s'élever en haut; et tandis que l'âme soupire par un désir ardent après les biens célestes, elle goûte par cela même d'une façon admirable ce qu'elle

cherche à acquérir. Plus quelqu'un aime, plus il

 

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s'approche de l'entrée du royaume ; mais plus il néglige d'y entrer , plus il s'en éloigne (1). » La raison en est que l'amour véritable ne souffre aucune séparation entre lui et Dieu, son objet, et qu'il tend avec une ardeur sans bornes à jouir de lui immédiatement. Ainsi il ne saurait avoir de repos qu'il n'ait traversé tout ce qui l'en sépare , qu'il n'arrive en lui et ne s'y établisse. « L'amour, dit Hugues. suit la violence du désir qui le dévore ; il s'approche, autant qu'il le peut , de son Bien-Aimé; dans l'ardeur de sa soif, il soupire après le moment où il lui sera donné d'entrer en lui, d'être avec Jésus-Christ, et il voudrait, s'il lui était possible, lui être uni si intimement qu'il ne fût qu'un avec lui. Aussi arrive-t-on plus véritablement , plus promptement et plus parfaitement à Dieu par le mouvement des affections que par la rapidité de la marche corporelle. (2) » Il nous est d'autant plus avantageux d'aller à Dieu, nous dit saint Augustin (3), que nous y allons avec plus d'ardeur, et rien ne saurait nous être plus profitable. Mais ce n'est point en marchant que nous y allons, c'est en aimant; el, plus nous l'aurons présent à nos yeux , plus l'amour qui nous porte à lui sera pur. La charité, nous dit encore l'auteur du livre de l'Esprit et de l'âme, est la voie de Dieu à l'homme, et la voie de l'homme à Dieu. Par la charité, Dieu est venu à l'homme, il est venu en l'homme. Par la charité, Dieu a choisi les hommes, et les hommes ont choisi

 

1 Mor. , l. 15, c. 27. — 2 Sup. 7; Ang. Hier, l. 6. — 3 Epist., 15.

 

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Dieu. Les hommes aiment Dieu, courent à Dieu et parviennent jusqu'à lui. La charité est si agréable à Dieu qu'il ne veut point établir sa demeure où elle ne réside point. Quand la miséricorde de Dieu abaisse ses regards sur une âme, l'humilité soumet cette âme, la pénitence la met dans la voie, la justice la conduit, l'obéissance la dirige, la persévérance la fait avancer, la dévotion l'introduit , la pureté l'approche et la charité l'unit. L'âme a l'amour en soi , et c'est par l'amour qu'elle peut demeurer toujours en Dieu. Si donc nous possédons la charité , nous demeurons en lui, car Dieu est charité. » Au reste pour vous instruire davantage en ce point, repassez ce que nous avons dit dans tout ce quatrième chemin.

 

CHAPITRE VII. Comment le Seigneur invite notre aime à venir en la demeure de sou éternité en marchant par le chemin de l'amour de charité.

 

Examinons , en dernier lieu , comment notre âme est excitée , par les invitations pleines d'amour du Seigneur, à venir en sa demeure éternelle en s'avançant par le chemin de la charité. L'Epoux dit donc dans les Cantiques : Levez-vous, hâtez-vous, ma bien-aimée, ma colombe, mon unique beauté, et venez (1).

 

1 Cant., 2.

 

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Et il ajoute à cette invitation un motif propre à entraîner : « Venez, dit-il, ceux qui se mettent en marche se trouvent aujourd'hui allégés et doués d'agilité, car le temps de tailler la vigne est arrivé, le temps de déposer tout ce qui est superflu et embarrassant. Vous êtes ma bien-aimée à cause de la charité qui nous unit , car la charité est le lien le plus puissant de l'amitié, c'est le lien même de la perfection ; ou plutôt : l'amour est fort comme la mort (1). »

« Levez-vous à cause de l'amabilité pleine d'attrait de votre Bien-Aimé. C'est moi qui vous attire en vous excitant comme un objet d'amour et de désir; je vous attire avec les liens d'Adam , avec les chaînes de la charité, c'est-à-dire avec l'union si attrayante d'un premier amour.

« O ma colombe par la sincérité de votre charité ! Elle est sincère cette charité qui fait aimer le bien du prochain à l'égal du sien propre ; car celui qui a plus d'amour pour son propre bien que pour celui d'autrui , ou qui n'aime que son bien seul, montre par là que son amour n'est point pur, qu'il n'aime qu'à cause de soi, et non à cause du bien lui-même. Celui qui agit de la sorte célébrera vos louanges lorsque vous répandrez sur lui vos bienfaits (2). Pour vous, ma bien-aimée, hâtez-vous à cause de l'agilité de voire charité. Rien n'est plus rapide que l'amour pénétrant lorsqu'il se porte vers l'objet qu'il aime et un instant. passager lui paraît un long temps.

«  O mon unique beauté à cause des grâces

 

1 Cant., 8. — 2 Ps. 48.

 

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ravissantes de votre charité ! Que vous êtes belle, que vous êtes éclatante au milieu des délices qui vous enivrent ! O ma bien-aimée! vous êtes digne des louanges les plus magnifiques, non par ce qui vient de vous , mais pour les biens que celui qui vous aime a mis en vous. Vous êtes grande par votre foi , riche par votre espérance , brillante par votre charité , resplendissante par votre justice, invincible par votre force. admirable par votre prudence , et ravissante par l'éclat de votre tempérance.

« Avancez-vous par le sentier d'une charité non partagée, mais entière; d'une charité qui aime de tout son coeur, c'est-à-dire sans aucune erreur de l'intelligence; de toute son âme , c'est-à-dire sans aucune contradiction de la volonté; de tout son esprit , c'est-à-dire sans aucun oubli de la mémoire. Si votre amour manquait d'une seule de ces conditions , vous ne marcheriez que d'une manière imparfaite.

« Venez donc , car le temps de tailler la vigne est arrivé. Tout ce qui est un fardeau , tout ce qui est un obstacle à l'âme qui chemine par le sentier de la charité, a été éloigné; car la charité couvre la multitude des péchés , elle ne cherche pas ses propres intérêts. Tout ce qui est un allégement a été rassemblé, les rameaux verdoyants de toutes les vertus ont été réunis On a retranché de la vigne tous les sarments inutiles , parce que si au printemps elle en était chargée , ses fruits seraient nombreux , sans doute, mais ils demeureraient sans apparence aucune. Ainsi en est-il pour l’âme des vertus et des mouvements qui

 

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pourraient, produire en la vie active : on fait moins de cas de leurs fruits quand on les met en présence des fruits de la vie contemplative. Marie a choisi la meilleure part, et elle ne lui sera point enlevée. »

« L'esprit fructifie encore en la connaissance des choses divines par la contemplation des créatures; mais ce fruit est d'une médiocre apparence; c'est connaître en énigme, si l'on compare cette connaissance à la connaissance unitive; car c'est connaître Dieu d'une manière tout-à-fait divine que de s'approcher de lui à travers la nuée de l'ignorance ; et cela a lieu quand l'esprit, franchissant tous les objets intellectuels et intelligibles, s'élevant au-dessus de soi-même, s'unit aux rayons de la sagesse éternelle, à sa profondeur insondable. Toutes les fois donc que l'on se dirige de la sorte vers le rayon divin , il faut couper les opérations intellectuelles et retrancher en même temps les images des créatures , selon cette parole adressée à Moïse : Otez la chaussure de vos pieds (1). Les pieds figurent l'intelligence et l'affection qui aident l'esprit à s'approcher de Dieu. Ces pieds sont, purs et libres de toute entrave, c'est-à-dire de toute image des créatures, quand ils ont été lavés selon que l'Epouse le dit dans les Cantiques : J'ai lavé mes pieds (2); c'est-à-dire j'ai purifié ma volonté et mon intelligence , car c'est par elles que j'entre dans le chemin de la demeure éternelle. Comment pourrai-je les souiller de nouveau au contact des fantômes et des images des choses temporelles , alors qu'en cet exercice sur-

 

1 Exod., 3. — 2 Cant., 5.

 

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intellectuel les opérations et les images mêmes de l'intelligence sont regardées comme des ombres et des obstacles? »

Arrêtons ici ce que nous avions à dire sur ce quatrième chemin.

 

LIVRE VI. DU CINQUIÈME CHEMIN DE L'ÉTERNITÉ.

 

Le cinquième chemin par lequel notre esprit arrive à la demeure intérieure, secrète et permanente du Seigneur Jésus, c'est la révélation secrète des choses éternelles. Ces manifestations exigent de notre part l'attention la plus diligente et une méditation assidue : car , dit l'abbé de Verceil , cette méditation soutenue apporte à notre âme un accroissement continuel de lumière et de joie, et c'est par là qu'on mérite d'entrer dans le ravissement qui nous découvre les biens célestes, et de pénétrer dans les secrets de Dieu.

Pour connaître davantage ce chemin, il nous faut considérer successivement les sept points suivants :

1° Comment le chemin de la révélation secrète des choses éternelles vient-il immédiatement après celui de la charité ?

2° Pourquoi cette révélation est-elle appelée secrète et comment la distingue-t-on ?

 

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3° Comment notre esprit est-il attiré à s'approcher des biens éternels par la révélation sensible?

4° Comment par la révélation intellectuelle notre esprit est-il introduit au milieu des biens célestes?

5° Comment par la révélation surintellectuelle notre esprit s'unit-il à l'éternité de Dieu?

6° Comment peut-on arriver à cette révélation surintellectuelle?

7° Comment le Seigneur invite-t-il notre esprit à entrer dans le chemin de la révélation secrète des choses éternelles?

 

CHAPITRE PREMIER. Comment le chemin de la révélation secrète des choses éternelles suit le chemin de la charité.

 

Il nous faut donc voir, en premier lieu , comment, ce chemin de la révélation secrète des choses éternelles vient après le chemin de la charité. On en peut donner la raison suivante : Selon saint Augustin (1), la charité ou l'amour est un poids qui incline celui qui aime vers l'objet aimé, l'en fait s'approcher autant qu'il le peut , de façon même à le transformer en lui , comme dit saint Denis. Plus donc celui qui aime est. proche de son objet, plus aussi ce même objet se révèle à lui véritablement, clairement et parfaitement. C'est,

 

1 Confes., l. 13, c. 9.

 

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ce qui fait dire à Hugues (1) : « Il est certain que ceux qui aiment plus ardemment. voient plus profondément et discernent plus subtilement; et comme leurs regards plongent à une plus grande profondeur, sans aucun doute leur connaissance est plus lumineuse. » Il est donc vrai que plus on aime les biens éternels, plus on les connaît parfaitement. De là cette parole de Richard (2) : « C'est de la grandeur de l'amour que dépend la mesure de la révélation divine. » Ainsi il était juste que ce chemin vînt après celui de la charité, puisque c'est ce dernier qui établit la mesure de celui qui nous occupe.

 

CHAPITRE II. Pourquoi cette révélation est-elle appelée

secrète, et comment la distingue-t-on?

 

Examinons, en second lieu , pourquoi cette révélation est appelée secrète, et comment nous pourrons la distinguer. Pour la première chose, nous dirons que cette révélation est appelée secrète parce qu'elle n'a lieu que dans le secret. Car toute révélation ou manifestation des choses cachées , soit qu'elle se fasse par des images extérieures, soit par les saintes Ecritures , soit par des paroles exprimées extérieurement , soit par des illuminations inspirées , toute révélation , dis-je , n'a lieu que dans le secret , comme nous l'enseigne

 

1 Sup 7, Ang. hier. — 2 Lib. 4, de Cont.

 

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Hugues dans un endroit où il montre que pour les révélations il faut toujours une habitation secrète , le recueillement et l'union de l'esprit. Voici ses paroles (1) : « Sondons les Ecritures , dit-il , et à peine y trouverons-nous que Dieu ait jamais parlé au milieu de la foule. Toutes les fois qu'il veut manifester quelque chose aux hommes , nous voyons que ce n'est point aux nations ni aux peuples qu'il le découvre, mais à un seul ou tout au plus à quelques-uns, et encore les veut-il séparés de la multitude; et c'est durant le silence de la nuit, ou bien dans les champs et les déserts , sur les montagnes ou dans les vallées qu'il se fait connaître à eux. C'est ainsi qu'il s'est entretenu avec Noé, avec Abraham , Isaac, Jacob , Moïse , Samuel , David et les prophètes. D'où vient donc que Dieu parle toujours dans le secret, si ce n'est qu'il nous appelle à vivre dans le secret? D'où vient qu'il ne s'entretient qu'avec un petit nombre, si ce n'est pour nous porter au recueillement et à l'union avec lui? Une autre raison qui fait que Dieu parle obscurément dans les Ecritures , c'est afin que la vérité soit cachée aux méchants et révélée aux bons. » Le Seigneur nous enseigne la même chose quand il nous recommande de ne point mettre des perles devant les pourceaux de peur qu'ils ne viennent à les fouler aux pieds (2). Et saint Denis tient le même langage en écrivant à Timothée.

Nous pouvons déjà comprendre par là ce que nous

 

1 De Arc. Noe l. 4. — 2 Mat., 7.

 

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devons examiner en second lieu dans ce chapitre, à savoir : quelle distinction il faut établir dans les révélations. Toutes ne sont pas en dehors des sens, toutes ne se font pas dans l'intelligence, toutes n'ont pas lieu surintellectuellement. Il a été nécessaire qu'à quelques-uns elles se fissent sensiblement , à d'autres intellectuellement, à d'autres enfin d'une manière supérieure à l'intelligence. Telles sont ces révélations faites à Moïse lorsqu'après être sorti de l'Egypte il s'avança jusque dans l'intérieur du désert, révélations qu'il devait communiquer aux Israélites qui désiraient être délivrés de l'esclavage, afin qu'ils s'en allassent par un voyage de trois jours dans la solitude (1).

La première révélation est sensible , et elle se fait à ceux qui, vivant simplement, désirent sortir de l'Egypte de ce monde. Quelques Pères ont été favorisés de semblables révélations. Saint Denis en donne des exemples et nous en avons un dans les bergers de la crèche. Cette sorte de révélation nous porte à nous avancer vers les choses éternelles.

La deuxième révélation est intellectuelle, et elle a lieu pour ceux qui vivent de la vie de l'intelligence , pour les enfants d'Israël qui désirent sortir de la terre de l'esclavage et déjà sont en marche en pratiquant cette même vie de l'intelligence. Cette révélation nous conduit au milieu des choses divines, comme on le verra au chapitre quatrième de ce livre.

La troisième révélation est surintellectuelle. Ceux-là seulement en sont favorisés qui sont unis à Dieu

 

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en esprit , qui sont sortis de l'Egypte et se sont enfoncés avec Moïse dans le lieu le plus retiré du désert. Cette révélation nous unit à l'éternité de Dieu , comme nous le dirons au chapitre cinquième. L'âme en jouit seulement lorsqu'elle a coutume de se placer au lieu le plus secret et le plus intime d'elle-même.

 

CHAPITRE III. Comment notre esprit est-il attire par la révélation sensible à s'approcher des biens éternels?

 

Nous avons maintenant à traiter de chacune de ces révélations en particulier. Voyons d'abord comment notre âme, par la révélation sensible, est attirée à s'approcher des biens éternels. Cette révélation , avons-nous dit, a lieu en faveur de ceux qui vivent dans la simplicité et qui désirent sortir de l'Egypte de ce inonde pour s'avancer vers la terre de l'éternité. Cette révélation, selon Richard (1), se fait de deux manières : d'abord par des signes sensibles , comme lorsque nous percevons la chose révélée par nos sens corporels sans y attacher aucune signification mystique. C'est ainsi que Pharaon et d'autres comme lui reçurent des révélations sans y découvrir aucun sens spirituel. Et ainsi ce ne fut point pour eux une vraie

 

1 Sup. Apoc., c. 1.

 

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révélation, car ils n'en reçurent rien autre chose que ce qui vint frapper leurs sens.

L'autre révélation sensible ou vision corporelle lieu quand à nos sens extérieurs se manifeste une chose qui renferme une signification mystique. Telles furent les révélations de l'ancienne et de la nouvelle Loi , faites à ceux qui en connurent les mystères, comme Abraham , Isaac et Jacob , etc. « Cette révélation est nécessaire, dit saint Denis, afin que l'homme, qui est formé de deux natures, d'une âme raisonnable , simple en son essence , et d'un corps composé , puisse être éclairé de la lumière divine selon la propriété de chacune de ces deux natures; de telle sorte que son âme sache séparer les significations pures, simples et extérieures des signes sensibles d'avec les signes eux-mêmes, et que ses sens, suivant leur condition, soient mis en rapport avec les lumières de l'esprit et se portent ainsi vers les choses divines (1). » Saint Augustin nous dit également (2) : « C'est ainsi que ce qui est invisible en Dieu nous est manifesté par les créatures, et que les ouvrages de ses mains nous font connaître sa puissance éternelle et sa divinité. C'est là ce qu'on appelle passer des choses temporelles aux éternelles, et changer la vie du vieil homme en l'homme nouveau. » Car c'est alors que nos sens se trouvant bien réglés, concourent à l'illumination de l'âme. Moïse a été favorisé de cette révélation quand le Seigneur lui apparut

 

1 De Ang. hier., c. 4. — 2 De Ver. rel., c. 20.

 

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sensiblement au milieu du buisson ardent, sous l'image d'une de ses créatures, et qu'il fit dire aux enfants d'Israël : Je suis le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob; c'est là mon nom pour l'éternité (1). En cette révélation, le Seigneur montra le feu de sa divinité qui devait être unie un jour au buisson épineux de son humanité , dans laquelle le Verbe du Père s'est fait connaître sous un nom sensible, joignant les choses éternelles aux temporelles , les spirituelles aux corporelles , la patrie à l'exil. II s'est montré ainsi lorsqu'il dit : Je suis le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Je suis, parce que mon être est éternel et immuable. Et encore dans ces paroles : Je suis avant qu'Abraham fût au monde (2). Et saint Jérôme, écrivant à Marcel le , dit : « Dieu qui ne connaît point de commencement en sa nature a pris véritablement le nom qui convient à son essence, dans ce passage : Je suis le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, le Dieu des vivants et non des morts. Abraham, Isaac et Jacob vivent donc non de la vie sujette aux vicissitudes du temps, de la vie soumise aux calamités de l'exil, mais de la vie éternelle , car ce nom m'appartient pour l'éternité. »

Lors donc qu'il dit aux Israélites : Je suis le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, il les invite d'une manière attrayante à sortir de l'Egypte temporelle , corruptible et étrangère, et à passer dans la terre promise à leurs pères en héritage, en la terre , dis-je , de la vérité et de l'éternelle stabilité, en la terre

 

1 Exod., 3. — 2 Joan., 8.

 

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d'une béatitude permanente et d'une possession inaliénable. Car, dit saint Augustin, Jésus-Christ nous est né au milieu de cette mobilité du temps afin de nous conduire à l'éternité de son Père. Dieu s'est fait homme afin que l'homme devînt Dieu (1). Qu'il vienne donc encore maintenant à nous, non plus corporellement, mais spirituellement, mais par la méditation des choses éternelles. Car, nous dit encore le même saint, lorsque nous méditons les choses permanentes, nous ne sommes plus de ce monde , nous en avons franchi les limites. Qu'il vienne en notre intelligence par la contemplation des biens célestes; car, pour les saints , l'éternité existe quand leurs regards sont fixés sur l'éternité de Dieu. Qu'il vienne en notre volonté en lui faisant aimer ses perfections immuables, car les élus encore environnés de leur corps, mais doués d'une âme pleine d'amour, se sont déjà élevés au-delà des barrières du monde. En effet , aimer ce qui est au-dessus de nous, c'est avoir pris sa course vers les régions supérieures ; et soupirer avec ardeur après les biens célestes, c'est goûter d'une façon admirable ce qui fait l'objet de nos poursuites. Ainsi nous voyons comment la révélation sensible des choses éternelles nous attire à en chercher la possession.

 

1 Serm. 9 , de Nat.

 

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CHAPITRE IV. Comment, par la révélation intellectuelle, notre esprit est introduit au milieu des biens éternels.

 

Examinons comment notre esprit, par la révélation intellectuelle, arrive à entrer dans les biens éternels. Cette révélation n'a lieu qu'en faveur de ceux qui vivent de la vie de l'intelligence, pour les Israélites dont l'esprit a déjà quitté l'Egypte de ce inonde et se dirige vers les hauteurs célestes. Elle ne s'offre pas aux yeux de la chair, mais à ceux de l'âme, comme le dit Richard , et elle a lieu de deux manières : d'abord , quand notre âme, illuminée par l'Esprit-Saint, est conduite, à l'aide d'images sensibles, à la connaissance des choses invisibles. Telles furent les visions de saint Jean dans l'Apocalypse, et d'Ezéchiel. Jean, dit la Glose, vit des images en son esprit , et il comprit la vérité qu'elles renfermaient. Cette révélation conduit aux choses éternelles , parce que, par elle, notre esprit s'élève et est amené à la connaissance de ce qui est invisible et permanent.

En deuxième lieu , cette vision intellectuelle a lieu quand notre esprit , entraîné doucement par une inspiration intérieure , est amené à connaître les choses célestes sans l'intermédiaire d'images sensibles. Telles étaient les visions de David , qui voyait en

 

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esprit. Hugues et Haymon nous donnent une définition semblable. « La révélation intellectuelle a lieu, nous dit ce dernier, quand la vérité se manifeste à nous, non par des objets corporels ou des images sensibles, mais immédiatement, et c'est là le partage des élus. » C'est ainsi que le Sauveur a dit à Pierre (1) : Ce n'est point la chair et le sang qui vous ont révélé ceci, mais mon Père, qui est dans le ciel, par une inspiration intérieure. Et le Psalmiste dit également (2) : J'écouterai les paroles que le Seigneur mon Dieu me fera entendre au-dedans de moi-même. Cette révélation secrète semble être indiquée par celle qui eut lieu en faveur de Moïse au fond du désert, quand il lui fut dit : Voici comment vous parlerez aux enfants d'Israël : Celui qui est m'a envoyé vers vous (3).

On voit par cet endroit que cette révélation s'adresse à ceux qui vivent de la vie de l'intelligence, car elle est faite aux enfants d'Israël , à ceux qui sont intérieurs et qui s'en vont dans l'intérieur du désert. C'est pour cela que l'abbé de Verceil dit (4) : « C'est un nom intellectuel qui est révélé au peuple d'Israël , le nom qui exprime l'être et qui est l'émanation la plus principale de l'existence première. » Et saint Jean Damascène dit également que ce nom qui exprime l'être, est de tous les noms donnés à Dieu le plus important ; car il comprend tout en lui-même , et il est comme un abîme infini et interminable de substance (5). Saint Augustin tient le même langage : « Ce nom ,

 

1 Mat., 16. — 2 Ps. 84. — 3 Exod., 3. — 4 In Cant. — 5 De fid. ort., 12.

 

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Celui qui est , dit-il , signifie le présent de l'éternité, car, en tant qu'il est dit de Dieu , il renferme tout ce qui peut le distinguer du temps. C'est pourquoi il attire et entraîne notre esprit des choses temporelles aux éternelles, des choses sensibles à celles qui sont le partage de l'intelligence , et il le conduit jusqu'à ce maintenant de l'éternité qui ignore les variétés du temps ; et ceux qu'il a dirigés de la sorte peuvent s'écrier avec l'Apôtre « Notre conversation est dans les cieux (1). »

Mais il faut se souvenir que cette révélation n'a lieu que pour ceux qui vivent de la vie de l'intelligence , pour ceux qui entrent en l'intérieur de leur tune où tout voile s'éloigne de leurs regards. En effet, elle est appelée révélation, parce qu'elle est comme l'éloignement d'un voile des yeux de l'intelligence, et c'est cet éloignement que demandait David lorsqu'il disait : Découvrez mes yeux, et je considérerai les merveilles qui sont enfermées en votre loi (2). C'est de ce voile que parlait l'Apôtre en ce passage (3) : Jusqu'à cette heure, lorsqu'on leur lit Moïse, les Juifs ont sur le cœur un voile qui demeure sans être levé, car il ne s'ôte que par Jésus-Christ    … Mais pour nous, nous considérons la gloire du Seigneur sans qu'aucun voile ne couvre notre visage, et nous sommes transformés en la môme image, nous avançons de clarté en clarté par l'illumination de l'esprit du Seigneur. » C'est donc Jésus-Christ qui nous ôte ce voile afin que son Père nous soit manifesté, et c'est pourquoi il a dit :

 

1 De Trinit., l. 5, c. 2. — 2 Ps. 118. — 4 II Cor., 3.

 

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« Personne ne connaît le Père, si ce n'est le FiI et celui à qui le Fils aura voulu le révéler (1). » C'est l'Esprit-Saint qui fait briller Jésus-Christ , non en lui-même, mais en nous, comme le Seigneur le dit lui-même en ces paroles : « Lorsque le Consolateur sera venu, il me glorifiera et il vous enseignera toutes choses (2). » En effet, l'amour divin écarte tout voile et apprend toute vérité. Aussi l'Apôtre s'écrie-t-il : Ce que nous connaissons , c'est Dieu qui nous l'a révélé par son esprit, parce que l'Esprit de Dieu pénètre tout, même ce qu'il y a de plus caché dans les profondeurs de Dieu (3). Et saint Jean : L'onction de l'Esprit-Saint nous enseigne toutes choses (4) .

 

CHAPITRE V. Comment, par la révélation surintellectuelle, notre esprit s'unit à l'éternité de Dieu.

 

Voyons, en cinquième lieu, comment, par la révélation surintellectuelle, notre esprit s'unit à l'éternité de Dieu.

Mais d'abord une difficulté semble naître du nom même de cette sorte de révélation. Car, dit Papias, la révélation est une manifestation des choses cachées; mais les choses cachées ne sont révélées que lorsqu'elles sont embrassées par l'intelligence, et ce que l'intelligence embrasse ne saurait être surintellectuel ; il

 

1 Mat., 11 . — 2 Joan., 16. — 3 I Cor., 2 — 4 I Joan., 2.

 

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n'y a donc aucune révélation qu'on puisse appeler ainsi.

Je réponds que pour bien comprendre le sujet uni nous occupe , il faut remarquer que, selon saint Augustin, saint Grégoire, saint Denis et les autres, Dieu donne à l'homme diverses habitudes surnaturelles pour l'aider à atteindre sa fin, qui est surnaturelle. L'intellect en reçoit pour connaître cette fin , comme la foi, la science des choses divines, etc. La volonté en reçoit de même pour aimer Dieu comme la charité, etc. Mais l'habitude de la charité l'emporte sur toutes les habitudes de l'intelligence, comme la foi, l'espérance, la science, etc., selon que l'Apôtre l'enseigne expressément dans sa première épître aux Corinthiens, où, après avoir énuméré quelques actes et quelques habitudes de l'intellect et de la volonté, il conclut que la charité tient le premier rang.

Dans le même endroit saint Paul montre que nulle vertu, nul acte de l'intelligence n'a de mérite sans la vertu qui vient de la volonté , la charité; et que les vertus de l'intelligence s'évanouiront lorsque nous serons dans la patrie, à cause de leur imperfection. Les vertus de la volonté, au contraire, persévéreront dans le ciel à cause de leur perfection. Il s'ensuit que leurs actes sont plus parfaits, et que ceux de la charité l'emportent sur ceux des vertus de l'intelligence. C'est pour cela qu'il est dit dans saint Matthieu « que la charité est le premier et le plus grand des commandements (1). » De plus, selon saint Denis, il est

 

1 Mat., 22.

 

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dans la nature de la charité d'atteindre son objet et de se transformer en lui, comme nous l'avons vu plus haut; mais jamais on n'attribua proprement rien de semblable aux actes de l'intelligence. Il s'ensuit donc clairement que les actes de l'amour l'emportent sur les actes de la connaissance intellectuelle , et qu'ils les surpassent de plusieurs degrés.

Maintenant, si vous voulez savoir combien ces premiers actes l'emportent sur les derniers, je vous dirai qu'ils l'emportent d'autant plus qu'ils atteignent Dieu par un degré plus grand d'amour : ce qui est impossible aux actes intellectuels, parce que cela est au-dessus de l'intelligence au moins en cette vie, et que ce n'est qu'au ciel que nous verrons Dieu comme il est. Je sais bien que saint Augustin dit que ce qui est inconnu ne peut être aimé; mais cela ne fait pas de difficulté, car il est question ici, non d'une connaissance intellectuelle , mais d'une connaissance d'affection ou d'espérance. En effet saint Grégoire, expliquant ce passage (1) : Je vous ai appelés mes amis, etc., nous dit : « Comme les affections des disciples sont toutes dévouées au divin amour , il leur fait sentir comme un avant-goût de cet amour, et il leur en donne par là même une connaissance expérimentale, car l'amour est sous un point de vue une connaissance. » Il n'y a donc aucune difficulté dans le passage qui nous était opposé. Hugues parle dans le même sens (2). « Comprenez, dit-il, combien grande est la force du vrai amour

 

1 Hom. 27, in Evang. — 2 In 7 Ang. hier., l. 6.

 

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et de la charité , si cependant on peut le comprendre. La charité est plus élevée que la science, plus étendue que l'intelligence, car on aime plus qu'on ne comprend. L'amour entre et s'approche là où la science est condamnée à se tenir dehors. La raison, c'est que l'amour ose et se confie en son objet, c'est que son aiguillon lui fait tout pénétrer, c'est qu'il suit l'impétuosité de son désir, qu'il ne sait point se contenir qu'il n'ait atteint son Bien-Aimé; et même l'ardeur qui le brûle est telle qu'il veut entrer en lui, être avec lui , et lui être si intimement uni qu'il ne fasse qu'un avec lui , autant qu'il est en son pouvoir. » On voit d'une manière évidente par ces paroles que le véritable amour unit plus immédiatement à Dieu que l'intelligence ne saurait faire ni même comprendre , et qu'ainsi la science qu'il produit est supérieure à la science de cette dernière.

Ajoutons encore ce que dit l'abbé de Verceil sur les Cantiques : « L'amour et l'intelligence marchent ensemble jusqu'aux derniers confins où celle-ci peut atteindre , jusqu'au lieu où elle trouve le ternie de sa science et de sa lumière. Mais arrivé là, l'amour renferme encore en soi des soupirs extraordinaires vers Dieu, des extensions et des immissions surintellectuelles des flammes brûlantes , des ardeurs lumineuses qui s'élèvent à des hauteurs excessives. à des sublimités ravissantes où l'intelligence ne saurait parvenir, où il n'y a plus que l'amour par excellence qui unit à Dieu. » — «  La puissance

 

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du vrai et du bel amour, dit encore le même auteur, est telle que non-seulement elle fait sortir les hommes et les anges des limites de leur nature pour les élever jusqu'à Dieu , mais qu'elle fait en quelque façon sortir Dieu de lui-même pour rabaisser jusqu'aux créatures et le proportionner à elles. » Cependant , comme le dit saint Denis , il faut , pour être dans la vérité, l'entendre en ce sens que Dieu ne saurait sortir de son immutabilité, et qu'il ne fait que tempérer son immensité pour la mettre au niveau de notre capacité.

Moïse fut favorisé de cette révélation surintellectuelle , alors qu'il habitait dans l'intérieur du désert et qu'il demanda au Seigneur quel était son nom. Le Seigneur lui répondit par l'entremise de sa créature : Je suis celui qui est. C'est-à-dire, je suis l'être vivant en lui-même. Et ce nom ne saurait être compris que par la sublimité d’un amour principal qui est uni à Dieu. C'est comme s'il eût dit : Personne ne peut me connaître, à moins que je ne lui donne moi -même cette connaissance. Aussi le nom que vous me demandez est un nom admirable , qui n'est connu que de celui qui le reçoit, que de celui qui en est instruit par la révélation ou l'expérience , ou encore que de celui qui a été prédestiné pour jouir d'une telle faveur. On voit qu'une pareille révélation n'a lieu que pour les esprits séraphiques, pour ceux qui vivent ensevelis dans les profondeurs du désert , dans les ténèbres d'un silence secret où Dieu se manifeste et apparaît véritablement d'une manière surintellectuelle.

 

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CHAPITRE VI. Comment pouvons-nous arriver à la révélation surintellectuelle.

 

Mais comme cette révélation est élevée au-dessus de l'intelligence, et qu'ainsi nous ne pouvons en parler ni nous en former une idée , voyons donc ce que nous avons à faire pour y arriver et l'obtenir.

Saint Denis voulant montrer à Timothée une entrée à cette révélation surintellectuelle , lui enseigne à laisser de côté toutes les révélations sensibles , toutes les révélations tant naturelles que surnaturelles , en un mot , toutes les choses qui tiennent aux sens et à l'intelligence, pour entrer dans la nuée ténébreuse du silence secret où le Seigneur se révèle et apparaît vraiment d'une manière surintellectuelle. « Pour vous, ô Timothée , lui dit-il selon la version de son commentateur, si vous voulez vous rendre capable des contemplations ou des révélations mystiques, et. ainsi vous incorporer au rayon divin , abandonnez vos sens, tous les exercices sensibles, les opérations intellectuelles et toutes les choses intelligibles. Usez contre vous d'un effort violent , et , s'il vous est

possible , levez-vous ait milieu de l'obscurité et franchissez les limites de votre intelligence pour entrer en l'union de Dieu, union qui est au-dessus

de toute connaissance. »

 

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L'abbé de Lincoln. expliquant ces dernières paroles, dit : « Levez-vous et appliquez-vous à travers les ténèbres à vous unir à Dieu autant que vous le pourrez Cet effort ou cette résurrection s'accomplit, par un puissant désir vers Dieu seul et par un amour embrasé, et nul raisonnement ne saurait nous l'enseigner... Dans cette nuée ténébreuse l'âme interrompt toute opération de l'intellect, et s'embrasant du désir parlait de Dieu seul, qui lui est inconnu, elle s'unit à lui seul, elle connaît et elle voit ce qui est au-dessus de son intelligence , ce que l'intelligence de l'homme ne peut connaître, ce qu'elle serait impuissante à considérer. non pas qu'elle soit privée de la puissance de vision mais parce qu'elle ne saurait en exercer aucun acte au milieu de ces ténèbres. Tels sont les degrés par lesquels on arrive à cette obscurité spirituelle , signifiée par ce que nous lisons historiquement de Moïse. Telle est aussi la manière de se conduire dans cette nuée obscure jusqu'à ce que le rayon divin apparaisse et se révèle véritablement et sans aucun voile. »

Les degrés pour s'élever jusque-là sont donc d'abord, l'abandon de toutes les choses sensibles; ensuite, de toutes les choses intelligibles , et enfin , l'entrée dans cette obscurité où Dieu apparaît. L'abbé de Verceil montre tout-à-fait; de la même manière , en se servant. de l'histoire de Moïse, les degrés par lesquels on monte à cette nuit mystique où le Seigneur se fait voir sans voile. « Moïse , nous dit-il , a commencé d'abord par se purifier de la multitude des choses sensibles : ensuite par se séparer de tout ce qui n'était point

 

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pur; et après être arrivé à une pureté parfaite , il a entendu le retentissement de la trompette , il a vu les tonnerres et les éclairs avec leurs rayons brillants et lumineux. Il s'est alors séparé de la foule du peuple avec Aaron, Nadab, Abiu et les soixante-dix vieillards qui étaient comme l'intelligence d'Israël: il s'est avancé avec eux sur la montagne , et c'est en ce moment que lui furent révélées les choses intelligibles, c'est-à-dire les types éternels de toutes les créatures qui sont en Dieu , types dont la considération le fait connaître à notre intelligence et qui est, ce que notre regard intellectuel peut embrasser de plus divin. »

« Mais il reste encore une connaissance plus principale, c'est la connaissance de Dieu qui est figurée lorsque Moïse , après avoir vu toutes ces choses , se sépare de ceux qui avaient participé à cette contemplation , se soustrait même aux choses qu'il a vues, entre dans l'obscurité de l'ignorance et s'unit à l'incompréhensibilité divine , que l'intelligence ne pénètre point, qui est plus lumineuse que tout ce qui existe , qui renferme et cache en soi dans le secret le plus profond toutes les connaissances que

l'intelligence peut atteindre.        Nous en avons un exemple dans la lumière des étoiles qui se trouve cachée par le soleil lorsqu'il répand ses rayons au

milieu du jour... Quiconque est uni à Dieu par celui-là même qui règne sur toutes choses, se trouve établi dans un état de bonheur que la raison ne peut imaginer et que l'intelligence ne peut

 

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contempler ; il est comme séparé de tout le reste de lui-même, et cette union d'amour, qui est toute empreinte d'une vraie connaissance , fait qu'il est uni intellectuellement aussi , mais d'une manière inconnue et par une connaissance incomparablement meilleure que celle qui serait enfermée dans les bornes de l'intelligence , car, pour avoir abandonné cette sorte de connaissance , il est arrivé à connaître Dieu en franchissant les étroites limites de son intelligence et de son esprit. »

On voit donc par ces paroles que la révélation surintellectuelle n'a point lieu par la connaissance îles choses intelligibles , mais par une charité très-ardente , ou plutôt embrasée, et par une connaissance d’expérience. On voit aussi par là que cette révélation , où disparaissent véritablement les voiles , les symboles et les images , où la vérité se montre à découvert , n'a lieu qu'en faveur de ceux qui se sont élevés loin de toutes ces choses terrestres et immondes , qui ne peuvent être touchées avec amour sans souiller l'âme qui les aime, et loin même de toutes les choses dont le contact n'imprime point de tache à l'esprit ; en faveur de ceux qui ont dépassé les limites de toutes les saintes extrémités, c'est-à-dire qui sont parvenus , autant que cela est possible intensivement , au-delà de tous les actes dont la puissance de l'âme est capable: en faveur de ceux qui abandonnent toutes les célestes lumières qui les illuminent pour s'enfoncer dans les ténèbres, dans l'ignorance actuelle de toutes choses. Là est véritablement celui qui est au-dessus de tout :

 

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là seulement on le trouve, là seulement on le possède. Et comment le trouve-t-on? Il n'est pas en mon pouvoir de le dire. » Que celui qui a été admis à un tel bonheur, s'écrie : Je vous bénis, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez révélé ces choses aux petits. Cela est ainsi, parce que telle a été votre volonté (1).

 

CHAPITRE VII. Comment le Seigneur invite notre âme à s'avancer par le chemin de la révélation secrète des choses éternelles.

 

Voyons donc, en dernier lieu, comment notre esprit est invité par le Seigneur à s'avancer par le chemin de la révélation secrète en sa demeure intérieure et éternelle.

Le Seigneur lui dit : « Levez-vous; hâtez-vous, ma bien-aimée, ma colombe, mon unique beauté, et venez (2). » Et pour rendre cette invitation plus forte et plus douce, il ajoute : « Maintenant la vérité s'est découverte aux regards de ceux qui s'avancent, car la voix de la tourterelle a été entendue dans notre terre; la voix du Verbe du Père, cette voix qui nous révèle toute vérité, a résonné dans la terre de notre humanité. »

« O ma bien-aimée à cause de la révélation de mes

 

1 Mat., 11. — 2 Cant., 2.

 

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secrets, vous que j'ai placée au nombre de ceux à qui il a été dit : « Je vous ai appelés mes amis, car tout ce que j'ai appris de mon Père, je vous l'ai fait connaître (1) d'une connaissance d'expérience. Levez-vous afin d'arriver à la perfection des révélations, levez-vous de ce qui est sensible pour atteindre ce qui est intellectuel, de ce qui est intellectuel pour monter à ce qui est supérieur à l'intelligence humaine; et dans cette vallée de larmes établissez en votre coeur des degrés qui vous aideront à vous élever. »

« O ma colombe ! vous méritez ce nom par l'application que vous apportez à ces révélations. Vos yeux sont vraiment semblables à ceux de la colombe alors qu'elle est placée sur le courant des eaux , car ils sont fixés sur le courant des eaux de la sagesse, sur les eaux qui dérivent de la source même de la sagesse et dans lesquelles les âmes qui ont la pureté de la colombe contemplent comme dans un miroir sans tache les révélations qui les simplifient et leur donnent la pureté. »

« Hâtez-vous afin de jouir de la pleine effusion des révélations célestes. Les colombes dont l'esprit est élevé au-dessus de cette terre ne trouvent de repos qu'auprès des courants les plus profonds et les plus remplis , et s'approchent , autant qu'il est permis aux mortels , des eaux débordantes de la sagesse éternelle, dont la plénitude ne diminue jamais par aucune effusion. »

« O mon unique beauté ! Vous êtes telle par l'illumination radieuse des saintes révélations. En vous

 

1 Joan., 15.

 

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s'accomplit ce que dit Isaïe : Le Seigneur remplira votre aime de ses splendeurs… vous deviendrez comme un jardin toujours arrosé et comme une fontaine dont les eaux ne tarissent jamais (1). Ainsi en fut-il de Moïse : son visage devint si brillant dans ses entretiens avec Dieu , que les enfants d'Israël ne pouvaient plus le contempler des yeux de leur corps.

« Venez donc conduite par la direction assurée des révélations divines. Avancez appuyée sur votre beauté et votre majesté (2), car la voix de la tourterelle s'est fait entendre en notre terre; elle a chanté en soupirs d'amours : Je suis la voie, la vérité et la vie (3). Je suis la voie par laquelle vous marcherez en toute sûreté; je suis la vérité à laquelle vous parviendrez infailliblement, car c'est maintenant la fin de toute énigme. Je suis la vie en laquelle vous demeurerez éternellement , car celui qui m'aura trouvé, aura trouvé la vie (4). »

« Venez donc ; c'est maintenant que l'âme , la tourterelle de la terre a rencontré un nid où elle peut demeurer toujours, un nid préparé par la tourterelle éternelle, où elle pourra reposer ses petits , placer les saintes et amoureuses pensées d’un coeur pur, les désirs et les gémissements inspirés par la tourterelle immaculée et brûlante d'amour, par le Verbe du Père. »

Jésus-Christ , le tendre ami de la chasteté, est vraiment cette tourterelle dont la voix a été entendue en notre terre, c'est-à-dire en l'humanité où le Verbe du Père céleste nous a annoncé l'arrivée de jours

 

1 Is., 58. — 2 Ps. 44. — 3 Joan., 8. — 4 Prov., 8.

 

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délicieux du printemps, l'arrivée des jours de grâce; en cette humanité où il nous révèle tout ce qu'il a appris de son Père, lorsque nos affections s'unissent au divin amour à qui rien n'est caché.

La tourterelle aime la solitude, et elle signifie aussi la vertu surintellectuelle et unitive de l'âme. Elle établit sa demeure dans les lieux les plus riants et les plus verdoyants, dans les coeurs assidus à la contemplation, et elle les conserve avec autant d'amour dans la nuit lumineuse d’un silence secret, que la tourterelle conserve ses petits.

Daigne le Dieu qui est béni nous conduire à ce silence. Ainsi soit-il.

 

LIVRE VII. SIXIÈME CHEMIN DE L'ÉTERNITÉ.

 

Le sixième chemin par lequel notre esprit arrive à la demeure intérieure, éternelle et secrète du Seigneur Jésus, c'est l'avant-goût et la science expérimentale des biens célestes. Si cet avant-goût spirituel ne pouvait être en nous, le Psalmiste n'aurait point dit : « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux (1). » Mais pour mieux connaître ce chemin il nous faut considérer successivement les sept points suivants :

1° Qu'est-ce que cette expérience , et pourquoi vient-elle après les chemins qui ont précédé?

 

1 Ps. 33.

 

2° A quelles puissances cette connaissance expérimentale appartient-elle?

3° Quels obstacles arrêtent nos sens spirituels en cette connaissance?

4° Comment nos sens intérieurs spirituels sont-ils réparés ou reformés?

5° Comment, par le goût intérieur spirituel, a-t-on un avant-goût des choses éternelles?

6° Comment chaque sens intérieur fait-il l'expérience des choses éternelles?

7° Comment notre esprit est-il invité par le Seigneur à s'avancer par le chemin de l'expérience à sa demeure intérieure et secrète?

 

CHAPITRE PREMIER. Qu'est-ce qu'on appelle avant-goût expérimental des choses éternelles, et comment ce chemin vient-il après les autres ?

 

Il nous faut donc commencer par voir ce que c'est que cette expérience et comment elle fait suite aux autres chemins. Papias nous dit que l'expérience est la même chose que la connaissance. Cette expérience semble donc être l'action présente d'une puissance sur son objet et la connaissance actuelle de cet objet; car les actes vitaux atteignent leur objet activement ou passivement, ou bien des deux manières il la fois, selon plusieurs: et s'il en était autrement.

 

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la puissance ne résiderait pas dans l'acte. Ainsi, quand tous les hommes  me diraient que telle chose est douce, je n'en aurais pas pour cela une connaissance expérimentale, quand même on nie prouverait la vérité de cette assertion par toutes les raisons possibles ; je pourrais tout au plus me former une opinion sur cette chose, la croire, en avoir la science. Mais si mon goût touche quelque objet qui le concerne, ou s'il en est touché, alors la connaissance acquise par là est une connaissance d'expérience. Il en est de même du goût intérieur et des autres sens spirituels. Ainsi , que je lise ou que j'apprenne de quelqu'un que le Seigneur est plein de douceur, je n'ai point par là une connaissance expérimentale, jusqu'à ce que raton goût intérieur ait été atteint par cette douceur divine et que je puisse m'écrier avec l'épouse : Son fruit est doux à ma bouche (1).

Or, cette connaissance d'expérience est le partage des plus parfaits. Aussi saint Bernard dit : « Tout ce que nous savons de vos secrets, ô Seigneur Jésus, nous l'apprenons par votre Ecriture qui nous l'enseigne, ou par votre révélation, ou, ce qui est le partage des plus parfaits, en le goûtant , c'est-à-dire par l'expérience. »

On peut par là comprendre la seconde chose que nous avions à montrer, savoir : Pourquoi ce chemin de la connaissance expérimentale des choses éternelles vient tout naturellement après les chemins que nous avons examinés jusqu'à ce montent? Car, à quoi bon

 

1 Cant., 2.

 

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savoir et comprendre une foule de choses, si l'on n'en fait point l'expérience, si l'on n'en tire aucun usage? La connaissance qui vient de l'expérience est donc aussi nécessaire. « Connaître la vertu , dit Hugues,

ne rend point l'homme parfait, mais il faut que l'habitude de la vertu , qui consiste en l'expérience, vienne ensuite. L'expérience est une grande maîtresse de l'intelligence, et elle connaît parfaitement la vérité, parce que ce n'est point sur la parole d'autrui, mais en la goûtant et en la pratiquant qu'elle l'a apprise    C'est dans l'expérience et l'habitude de la vertu que la connaissance de la vérité atteint sa perfection , de même que c'est dans la seule illumination de l'intelligence qu'elle a son commencement (1). » Saint Pierre nous exhorte à tenter cette expérience dans ces paroles : « Si toutefois vous avez goûté combien le Seigneur est doux (2). » C'est donc avec raison que ce chemin de la connaissance expérimentale des choses éternelles vient après les autres , puisque c'est lui qui leur donne leur perfection.

 

CHAPITRE II. A quelles puissances cette connaissance expérimentale appartient.

 

Voyons, en second lieu , à quelles puissances et à quels sens cette science expérimentale appartient.

 

1 In 7 Ang. hier., l. 7. — 2 I Pet., 1.

 

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Nous lisons dans le livre de l'Esprit et de l'âme : « Il y a en l'homme deux sens : l'un intérieur, l'autre extérieur , et chacun d'eux a un bien qui lui est propre et où il puise sa conservation. Le sens extérieur trouve sa nourriture en la contemplation de l'humanité, et le sens intérieur en la contemplation de la Divinité. Aussi Dieu s'est fait homme afin que l'homme tout entier fût heureux, qu'il se tournât sans réserve vers son Dieu et que tout son amour fût pour lui, alors qu'il lui serait donné de le voir en la chair par le sens de la chair, et dans sa divinité par le sens de l'esprit. L'homme ne saurait désirer un bien plus grand que de pouvoir, soit au-dedans, soit au-dehors , trouver une nourriture abondante en son Créateur…»

« Comme l'homme est formé d'un corps et d'une âme, et qu'en son corps il y a cinq sens : la vue, l'ouïe, l'odorat , le goût et le toucher , qu'il ne peut cependant faire agir qu'en société avec l'âme ; de même l'âme possède cinq sens à sa manière; car les choses de l'esprit ne peuvent point être considérées par les sens corporels, mais par des sens spirituels. Ainsi la voix céleste a dit : « Voyez que c'est moi qui suis votre Dieu (1). » C'est là la vue spirituelle. La même voix a dit également dans l'Apocalypse : « Que celui qui a des oreilles entende ce que l'Esprit, dit aux Eglises (2). » Voilà l'ouïe spirituelle. Dans les psaumes nous trouvons ces paroles : « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux (3). » C'est le goût

 

1 Deut., 32. — 2 Apoc., 2. — 3 Ps. 33.

 

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de l'âme. Saint Paul écrit : Nous sommes la bonne odeur de Jésus-Christ (1). C'est l'odorat spirituel. Enfin le Seigneur a montré qu'il avait été touché plutôt par la foi que par les mains quand il a dit : « Qui est-ce qui m'a touché (2)? » Et c'est le toucher spirituel…

Ainsi il faut observer avec le plus grand soin ce qui est le partage des sens du corps et ce qui appartient à la dignité de l'âme. »

On voit donc par ces paroles que l'expérience des choses corporelles se fait à l'aide des sens du corps , et l'expérience des choses spirituelles au moyen des sens de notre âme.

 

CHAPITRE III. Comment les sens spirituels sont empêchés dans cette connaissance expérimentale.

 

Examinons maintenant comment nos sens intérieurs et spirituels se trouvent arrêtés dans cette connaissance d'expérience. Les obstacles qu'ils rencontrent sont de deux espèces. Le premier vient de la nature corrompue; le deuxième, de notre négligence. Saint Bernard dit en parlant de ce premier obstacle (3). « Nous avons perdu le goût des choses intérieures presque dès l'origine de notre race. Depuis que le poison de l'antique serpent a infecté le palais de notre coeur au moyen du sens de la

 

1 II Cor., 2. — 2 Mar., 5. — 3 In Cant., serm. 85.

 

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chair, nous avons commencé à ne plus avoir le goût du bien ; un goût pernicieux est entré en nous ; et ainsi la folie de la femme nous a fait perdre ce goût du bien , car la malice du serpent a prévalu et l'a emporté par l'aveuglement de notre mère. » Cette morsure du serpent a fait languir nos sens intérieurs et les a fait se dessécher. C'est depuis ce moment que l'oeil de notre âme s'est couvert de ténèbres, que notre ouïe intérieure est devenue insensible, que notre odorat a perdu sa vertu , que notre goût s'est empreint d'amertume , et que notre toucher s'est couvert de la poussière de la terre; en sorte que c'est avec raison que le Prophète s'est écrié : Ils ont des yeux et ils ne voient pas; ils ont des oreilles et c'est pour ne point entendre, etc (1). Ceux qui en sont là demeurent plongés dans les ténèbres extérieures de la chair.

Quant au second obstacle , voici comment en parle l'auteur du livre de l'Esprit et de l'âme (2) : « Ce grand bien , dit-il , qui vient du sens intérieur et du sens extérieur lorsqu'ils sont bien réglés , ce grand bien a été suivi d'un grand mal : car après avoir perdu le bien qu'elle possédait au-dedans d'elle-même, l'âme s'est portée vers des biens étrangers qui se trouvaient au-dehors; elle a fait un pacte avec les joies du siècle; elle y a mis son repos, et toute appliquée à poursuivre les consolations que lui offraient ces biens profanes , elle n'a pas remarqué que son bien intérieur s'était dissipé. Lorsque le

 

1 Ps. 113. — 2 Cap. 9.

 

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sens de la chair, jouit de son bien qui est extérieur. le sens spirituel demeure connue endormi car celui qui se laisse entraîner au plaisir des choses du dehors . ne connaît, plus les biens intérieurs. Celui qui vit en la chair sent selon la chair, fuit les douleurs de la chair autant qu'il est en son pouvoir , et ignore tout-à-fait les blessures de l'âme. Aussi ne se met-il pas en peine d'en chercher le remède. Mais quand ce sens que vivifie ainsi la chair vient à mourir, cet autre sens par qui l'esprit se connaît d'une science toute d'expérience commence à revivre. L'homme alors découvre ses douleurs, il souffre de ses blessures intérieures , et cela d'autant. plus péniblement qu'il les voit de plus près. Car plus le mal est intime, plus il est nuisible, de mente que plus le bien est proche de nous, plus il nous est avantageux et plus il nous fait éprouver de joie. » Ainsi parle notre auteur.

Vous verrez dans le chapitre suivant comment on peut faire disparaître ces deux obstacles à la connaissance expérimentale. Vous trouverez aussi quelque chose ayant trait à ce sujet dans le troisième chemin.

 

CHAPITRE IV. Comment nos sens intérieurs sont réparés et reformés.

 

Il nous faut voir , en quatrième lieu . continent nous pouvons réparer et reformer nos sens intérieurs.

 

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Nous Jetons savoir que polir détruire le premier obstacle qui vient de la corruption de notre nature, il est nécessaire que Jésus , qui est la clef de David , ouvre nos sens si nous voulons qu'ils expérimentent les choses éternelles. C'est pourquoi saint Bernard sur ces paroles de saint Luc : Le Seigneur parlant à ses disciples, leur ouvrit le sens afin qu'ils comprissent les Ecritures, nous dit (1) : « Lorsque nous commençons non-seulement à comprendre le sens intérieur des Ecritures, la vertu des miracles et des mystères divins, mais à les toucher et à les presser avec la main de l'expérience , cela ne peut avoir lieu que par un certain sens de la conscience , au moyen d'une expérience qui entend et connaît la bonté de Dieu et sa vertu , d'une expérience qui comprend avec quelle bonté puissante, quelle vertu efficace sa grâce opère en laveur de ses enfants. Et lorsque Dieu agit ainsi, c'est alors que sa sagesse accomplit ce qui lui est propre; alors que par son onction elle instruit de toutes choses ceux qu'elle juge dignes d'une telle faveur, alors qu'imprimant sur nos coeurs le sceau de la tendresse divine , elle les amollit par cette onction , les marque et les fortifie. Si quelques aspérités viennent faire obstacle à sa marche , elle les écrase et les broie , et enfin elle ne s'arrête point que la joie salutaire du Seigneur ne se soit répandue , que l'aune ne se sente

affermie par l'esprit fortifiant de cette même sagesse, qu'elle ne se soit enivrée d'allégresse et qu'elle

 

1 De Amor., c. 10. — Luc., 14.

 

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ne s'écrie dans ses saints Cantiques : La lumière de votre visage est gravée sur nous, Seigneur, et vous avez fait naître la joie dans mon coeur (1). »

Le même saint, dans ses discours sur les Cantiques, dit, encore (2) : « Une sagesse assidue surmonte la concupiscence dans les âmes où elle a pénétré: elle détruit, en inspirant un goût plus excellent, le goût du mal que cette concupiscence avait implanté. Alors qu'en faisant son entrée en nous la sagesse affaiblit le sens de la chair, elle purifie l'intelligence, guérit et renouvelle le palais de notre coeur. Quand une fois le palais est guéri , le bien fait sentir sa douceur, la sagesse est goûtée , la sagesse qui l'emporte sur les biens les plus excellents. »

Ce qu'il faut contre le second obstacle , c'est-à-dire contre notre négligence , c'est que nos sens extérieurs soient assoupis et restreints dans leurs évagations, car c'est alors que les sens intérieurs se réveillent et agissent. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire : « Si notre sens extérieur est fermé à toute dissipation , le sens intérieur s'ouvre aussitôt (3). » Et Hugues en donne la raison (4) : « Les âmes , dit-il , qui sont agitées par les soins de la chair ne comprennent pas combien la sagesse renferme un goût délicieux; mais celui qui s'affaiblit dans son action, arrive à en faire l'épreuve; car lorsque l'aune est retirée des choses extérieures, transportée aux intérieures , elle se recueille au-dedans d'elle-même , et devenue plus

 

1 Ps. 4. — 2 Serm. 85. — 3 Mor., l. 30, c. 9. — 4 De Arc. Noe, c. 1-2.

 

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forte, elle s'élève à la contemplation des choses divines. Ensuite il est nécessaire que , venant à se soustraire aux joies du dehors, elle commence à participer à l'avance au bonheur, de peur que , si elle demeurait étrangère à toute félicité , elle ne devint comme une semence aride et incapable de produire des fruits de sagesse. Il arrive donc , sous le souffle de la grâce divine, que l'âme , s'étant ainsi séparée et dépouillée des désirs terrestres , se trouve inondée d'une joie inconnue , et qu'elle comprend d'autant mieux que ce qu'elle a abandonné était amertume , qu'elle goûte une douceur plus ineffable en ce qu'elle a rencontré. Mais le

désir de cette douceur intérieure n'attire que les âmes libres de toute affection aux concupiscences de la chair. »

 

CHAPITRE V. Comment, par le goût intérieur des choses spirituelles, ou jouit à l'avance des biens éternels.

 

Considérons , en cinquième lieu , comment, par le goût intérieur des choses spirituelles, on arrive à jouir à l'avance des biens éternels. Or, nous devons nous souvenir que si ce goût spirituel n'était point possible en nous , le Psalmiste n'aurait pas dit: Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux; et le Seigneur

 

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ne se serait point écrié : Celui qui mange ce pain, vivra éternellement (1). Saint Bernard dit donc en parlant du goût spirituel des choses célestes (2) : « L'affection est une certaine puissance de l'âme par laquelle nous nous attachons à Dieu et nous en jouissons. Cette puissance n'a lieu qu'accompagnée d'une saveur divine. C'est pourquoi le mot de sagesse dérive de celui de saveur, et cette saveur n'a point lieu sans le goût. Or, ce goût, personne ne saurait l'exprimer dignement ; et même celui qui a mérité d'en l'aire l'épreuve ne peut que s'écrier : Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux. » Saint Grégoire dit. également : « Vous ne connaissez nullement sa suavité, si vous ne l'avez point goûtée. » Personne ne peut donc faire connaître ce goût ; il n'y a que par l'expérience qu'on s'en forme une idée. Il nous reste , par conséquent , à chercher par quelle voie notre âme arrivera à l'expérimenter.

Nous disons premièrement que Jésus , qui est la sagesse pleine de délices du Père, parce qu'en lui se trouve le parfum de toute suavité et de tout bonheur, s'est montré d'abord par la création du monde ; qu'il s'est montré par ses ouvrages , et qu'invisible il a commencé à paraître visiblement par des effets sensibles. Cette apparition de la sagesse imprimait en nos sens extérieurs une certaine connaissance spéculative des choses éternelles; car, selon l'Apôtre , « ce qu'il y a d'invisible en Dieu est devenu visible depuis la création du monde, par la connaissance que ses

 

1 Ps. 33. — Joan., 6, —  2 De Amor., c. 10.

 

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créature nous en donnent; sa puissance éternelle oléine et sa divinité éclatent en ses ouvrages (1) ». Cette lumière de la sagesse a répandu aussi une certaine jouissance , il est vrai , en nos sens extérieurs, comme on le voit par celte parole du Psalmiste : Vous m'avez rempli de joie par la vue de vos créatures, et j'ai tressailli d’allégresse en contemplant les ouvrages de vos mains (2). Cependant cette jouissance, quoique venant  d'un goût qui a pour principe la sagesse elle-même, d'un goût assaisonné de l'huile de la grâce , n'est point une connaissance expérimentale , mais une connaissance acquise par le raisonnement, et par là même naturelle.

En second lieu , la sagesse du Père est sortie de son sein par l'incarnation, et elle est devenue une lumière placée dans un vase terrestre , afin de nous éclairer et de nous ramener au Père céleste. Cette apparition de la sagesse a imprimé en nos sens intérieurs une connaissance de foi et surnaturelle des choses éternelles , et elle est plus noble que la précédente, parce que les biens surnaturels conduisent l'âme à la perfection, conne dit saint Denis. Mais ce n'est point là une connaissance expérimentale, car l'expérience répugne à la foi; cependant il y a , dans ce que la foi nous apprend , une science solide et étendue, et d'unie grande consolation. La foi , dit saint Dennis , établit d’une manière stable ceux qui croient ; elle les place dans la vérité, elle affermit, en eux cette vérité , en imprimant son caractère invariable dans leurs cœurs.

 

1 Rom., 1. — 2 Ps. 91.

 

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Celui qui croit en la vérité ne sera jamais, au témoignage de l'Ecriture, ébranlé dans la joie qui est selon la vraie foi: mais il aura en elle une permanence immuable et toujours la même comme son principe. En effet, celui qui est uni à la vérité connaît fort bien par celte union quand son sens est droit , alors même que plusieurs le reprendraient, et l'accuseraient de se laisser tromper par ses pensées.

En troisième lieu , la sagesse incarnée, qui aime à nous manifester toujours des choses invisibles, a voulu nous montrer comment elle est l'aliment et la vie de nos âmes , et elle nous a proposé en nourriture dans son sacrement la chair même qu'elle avait prise pour nous , afin de nous porter par là à goûter sa divinité. La sagesse du Père est donc sortie de son sein commue un pain nourrissant, et elle s'est écriée : Je suis le pain de vie, et c'est mon Père qui donne le vrai pain du ciel, le pain qui est descendu du ciel (1). Ainsi Jésus, dans le sacrement , est une nourriture véritable; il offre à notre goût une saveur réelle, et cela afin qu'en goûtant son corps, nous parvenions à goûter aussi sa divinité ; car il est selon son humanité la voie qui conduit à Dieu, comme nous l'avons vu plus haut.

Mais pour arriver ainsi à la jouissance de la divinité invisible, il est nécessaire que nous nous aidions de son corps présent dans le sacrement. parce que le sens corporel est de la sorte animé en nous et fixé par un signe sensible; il est nécessaire que notre intelligence soit fortifiée par la lumière surnaturelle de la foi ;

 

1 Joan., 6.

 

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que notre volonté soit enflammée par la charité, et qu'ainsi mangeant spirituellement le corps du Seigneur. nous puissions nous rassasier des délices de sa divinité. Mais voilà que Jésus lui-même nous dit : « Je suis la  porte; si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé et il trouvera des pâturages(1). » Je suis la porte ouverte au sens corporel par les signes sensibles; la porte ouverte à l'intelligence par une foi parfaite ; la porte ouverte à la volonté; ouverte au goût , ouverte à une demeure fixe par une charité ardente. Je suis , dis-je , la porte offerte au sens du corps par les signes visibles de mon sacrement, par les espèces visibles du pain et du vin , qui annoncent une réfection parfaite ; car les signes sensibles , selon saint Augustin (2), sont ceux qui, outre l'idée qu'ils présentent extérieurement , nous conduisent à la connaissance d'un autre objet. Et c'est ce qui a fait dire à Hugues : « De peur que la faiblesse humaine n'eût en horreur le contact de la chair qu'elle devait recevoir, il a caché son corps sorts le Voile d'un aliment ordinaire , afin que le sens fût satisfait en ne se reposant que sur un objet accoutumé, que l'intelligence , en croyant, et la volonté , en aimant, fussent amenés à se porter à cette nourriture que le Père nous a montrée sous des voiles sensibles. »

Saint Chrysostôme parlant sur ces paroles : Faites ceci en mémoire de moi, dit : « Jésus-Christ a agi de la sorte en se servant de signes à notre portée , afin de contracter avec nous une alliance plus intime

 

1  Joan., 10. — 2 De doct. Christ., c. 1

 

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d'amour; car, en déclarant ainsi sa charité envers nous, il s'est non-seulement offert aux regards de ceux qui soupiraient après lui , mais il a voulu être touché , servir de nourriture, être embrassé et combler tout désir. »

Je suis la porte ouverte à l'intelligence par une foi parfaite. En effet., la foi , dit saint Chrysostome , est la lumière de l'aune; elle est la porte de la vie et le fondement du salut éternel. C'est ce qui a fait dire aussi à Isaïe : Si vous ne croyez pas, vous serez sans intelligence (1). C'est donc par la foi qu'on arrive à la connaissance de la vérité. Gardez-vous de chercher à comprendre afin de croire , s'écrie saint Augustine, mais croyez afin de comprendre , car comprendre , c'est la récompense de la foi. Que la foi vous purifie si vous voulez être rempli d'intelligence. » L'intellect humain sans le rai on de la foi est donc comme un aveugle en présence des choses divines , et ainsi il est impossible qu'il arrive jusqu'au corps de Jésus-Christ caché sous les voiles du sacrement , s'il n'est illuminé et dirigé par la lumière surnaturelle d'une foi inébranlable ; il ne verra point, comme dit Job , les ruisseaux du fleuve, ni les torrents de miel et de lait qu'il répand (2). Le lait , selon saint Grégoire , vient de la chair, et il nous marque l'humanité de Jésus-Christ. Le miel découle de l'air et nous signifie sa Divinité. De ces deux objets s'échappent sept ruisseaux de contemplation pour son humanité , et sept, pour sa divinité. Il n'y a que ceux qui sont

 

1 Is., 7, sec. 70. — 2 In Joan., tract. 26. — 3 Jo., 10.

 

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fidèles qui y puisent , et quelquefois avec tant d'abondance qu'il leur est donné de voir ce qu'ils sont impuissants à exprimer. » La foi , dit saint Bernard . arrive jusqu'à des lieux inaccessibles, car l'intelligence éclairée et fortifiée par elle atteint, sans titre en proie a aucun doute, à cette vérité : que Jésus-Christ est véritablement dans le sacrement , et que la Divinité est réellement en Jésus-Christ.

Je suis la porte ouverte à la volonté par une charité ardente, porte où l'on me goûte et où l'on habite en moi , car celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. Cette manducation se fait spirituellement, et manger de la sorte , c'est atteindre à la chose même du sacrement. Or, cette chose est de deux sortes : l'une est contenue et signifiée, c'est Jésus-Christ résidant entièrement sous les espèces du pain et du vin. L'autre est signifiée et non contenue, c'est le corps mystique de Jésus-Christ. Celui-là donc mange spirituellement , qui mange par la foi et la charité. La foi regarde la connaissance , la charité la réfection , et c'est ainsi que s'opère l'union au corps mystique de Jésus-Christ , c'est-à-dire à son Eglise. C'est par cette manducation qu'on atteint aux choses spirituelles; et sans elle , nous ne serions pas incorporés à Jésus-Christ, alors même que nous mangerions sa chair (1). Saint Augustin , parlant de cette incorporation s'écrie : « O sacrement d'autour! ô signe d'unité! ô lien de charité ! Que celui qui veut vivre

 

1 In Joan,., tract. 25.

 

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s'approche qu'il croie , qu'il s'incorpore et qu'il soit,» Et Hugues nous dit que cette manducation est unifique, parce qu'elle rend un avec Jésus tous ceux à qui il se donne en nourriture. Que celui donc qui reçoit ce sacrement s'applique celte parole des Cantiques : J'ai mangé le rayon avec le miel. Le rayon n'est autre chose que la cire pure distribuée en cellules et remplie de miel. Qu'est-ce donc alors que manger le rayon avec le miel , sinon manger le corps virginal de Jésus rempli de l'ineffable douceur de sa Divinité ?  C'est ainsi qu'en goûtant sou humanité , on arrive jusqu'à jouir de sa Divinité et à avoir un avant-goût de l'éternité.

 

CHAPITRE VI. Comment chacun de nos sens intérieurs spirituels fait l'expérience des biens éternels.

 

Nous allons , en sixième lieu, examiner comment chacun de nos sens intérieurs spirituels expérimente les choses éternelles. Saint Bernard mous dit donc (1) : « De même que le corps a cinq sens par lesquels il

est uni à l'âme au moyen de la vie, ainsi l'âme a cinq sens par lesquels elle est unie à Dieu ou aux choses éternelles au moyen de la charité. Voilà

pourquoi l'Apôtre nous dit : Gardez-vous de vous conformer au siècle présent , mais reformez-vous en renouvelant votre sens afin de reconnaître,

 

1 De Am., c. 6.

 

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c'est-à-dire de savoir par expérience quelle est la volonté de Dieu, afin que vous puissiez discerner en chaque occasion ce qui est bon , ce qui est agréable à ses yeux et ce qui est parfait. Par les sens du corps , nous vieillissons et nous devenons conformes au siècle; mais par les sens de l'âme, nous nous renouvelons en la connaissance de Dieu ou des choses éternelles       De même que tous les sens corporels, la vue, l'ouïe, l'odorat et le toucher s'affaiblissent sans le goût et deviennent sans vertu dans leurs opérations ; ainsi avant la venue de Jésus, notre médiateur , tous nos sens spirituels languissaient , parce qu'il leur manquait le goût de la sagesse, qui ne s'était point encore incarnée et qui par là même n'avait point été goûtée; car plus nous demeurons long temps privés de sa jouissance, plus nos sens intérieurs se sentent défaillir et s'affaiblissent dans les actes qui ont pour but les biens célestes. »

Sur ce passage de Job : La faim changera sa force en langueur, et son estomac n'ayant point de nourriture deviendra tout faible (1), saint Grégoire nous dit : « L'homme, par son âme douée de raison, possède un principe de vie éternelle, et cependant la force de l'impie se trouve abattue par la Faim, parce que son âme n'est soutenue par aucune nourriture intérieure. La faiblesse le pénètre tout entier quand, rejetant tout aliment spirituel , il laisse ses sens intérieurs défaillir. Alors ils sont impuissants à

 

1 Job, 18.

 

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diriger et à protéger ses pensées, car la faim a dévoré tout ce qu'ils avaient de vigueur. Voilà pourquoi ils en viennent à mépriser les biens célestes , qui ne leur offrent plus aucune saveur , et se portent avec empressement aux choses passagères du dehors (1). » — Mais , ajoute saint Bernard , quand le goût de la sagesse se fait sentir, aussitôt il est suivi d'une douceur pleine de délices, que l'âme éprouve au-dedans d'elle-même d'une façon toute particulière, qui lui fait discerner et apprécier toutes les faveurs dont elle est comblée, en même temps qu'elle affermit et fortifie ses sens. C'est là ce pain spirituel dont il est écrit (2) : Vous leur avez fait pleuvoir du ciel un pain préparé sans travail, qui renfermait en soi tout ce qu'il y a de délicieux, et tout ce qui peut être agréable au goût. C'était votre substance que vous leur communiquiez, et elle faisait voir combien grande est votre douceur envers vos enfants, puisque, s'accommodant à la volonté de chacun d'eux, elle se changeait en tout ce qu'il lui plaisait. » C'est comme si l'auteur sacré eût voulu dire par ces paroles : O Père ! vous nous avez donné votre substance, c'est-à-dire votre Fils à qui vous communiquez votre substance tout entière; vous nous avez donné votre douceur, c'est-à-dire votre Esprit-Saint que vous produisez éternellement , et que vous répandez en nous par le sacrement de votre amour. Vous nous avez donc comblé de toutes les délices d'une suavité inexprimable. Voilà pourquoi ce pain

 

1 Mor., l. 14, c. 6. — Sap., 16.

 

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de la sagesse offert dans le sacrement. de la charité est si puissant à atteindre jusqu'au fond de notre âme. Il y atteint en effet tous nos sens intérieurs, de telle sorte qu'il demeure en tous ceux qui le mangent. et qu'eux demeurent en lui pour ne point mourir éternellement , mais pour vivre et subsister dans l'éternité, selon la parole du Sauveur. »

La divine Eucharistie renfermant en soi tout ce qui peut être agréable, atteint donc tous nos sens intérieurs ; elle excite en notre âme le sens de la vue afin de le porter à expérimenter la contemplation des choses éternelles; elle réveille le sens de l'ouïe afin de lui faire entendre les paroles célestes ; elle anime le sens de l'odorat afin qu'il aspire les douceurs divines; elle pousse le sens du toucher à ne se reposer que sur des objets non passagers; enfin , elle attire le sens du goût afin qu'il se délecte dans les biens immuables. Si durant cette vie on ne pouvait faire quelque expérience des choses divines à l'aide de ces témoins intérieurs, saint Grégoire n'aurait point dit : « L'âme qui soupire après l'éternité, la voit sans image matérielle, l'entend sans le murmure d'aucun son, la reçoit sans mouvement aucun, la retient en dehors de tout espace, la touche sans ressentir aucun corps. Lorsque cette âme à rejeté le fantôme

des images corporelles, elle commence à entrevoir la divinité éternelle; et si elle ne comprend pas bien encore ce qu'elle est, elle sait du moins ce qu'elle n'est pas (1). »

 

1 Mor., l. 5, c. 26.

 

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Parcourons donc eu détail chacun de nos sens intérieurs. Jésus, le pain de vie est pris dans le sacrement, et là il renferme en soi toutes les délices et toute la suavité que ces mêmes sens sont capables de recevoir. Comme il est la splendeur et le miroir sans tache de la lumière éternelle , il influe sur notre vue intérieure alors qu'elle est déjà exercée, et il la porte à considérer et à contempler les choses célestes. C'est pourquoi saint Grégoire , expliquant ces paroles de Job : Il verra sa face dans un ravissement de joie (1), dit : « Plusieurs ont le bonheur de contempler

la récompense éternelle, avant d'être dépouillés de leur chair, alors qu'ils voient la face de Dieu dans un enivrement d'allégresse. C'est ce qui a lieu lorsqu'ils fixent le regard de leur âme sur le rayon du divin soleil. Là ils voient une lumière vivante ; là, ayant foulé aux pieds les nuages et les vicissitudes des choses passagères, ils s'attachent à l'introuvable vérité; en s'attachant à cet objet qui frappe leurs regards, ils s'élèvent jusqu'à imprimer en eux l'image de son immutabilité; et en réfléchissant ainsi la beauté permanente de leur divin Auteur, ils en gardent l'empreinte ; car la contemplation fait arriver à un état de stabilité toujours durable l'âme qui , par elle-même, était soumise à un changement perpétuel. » Elle connaissait par expérience ce sens de la vue intérieure, celle qui disait : « Mon Bien-Aimé est éclatant par sa blancheur et par sa rougeur; il est choisi entre

 

1 Job., 33. — 2 Mor., l. 5, c. 7.

 

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mille (1) ; » car elle ne parlait ainsi qu'après l'avoir contemplé.

En deuxième lieu , Jésus, dans le sacrement , étant le Verbe du Père (et ce nom de Verbe indique une connaissance accompagnée d'amour), Jésus, dis-je , frappe les oreilles de l'âme en ce sacrement et les excite à expérimenter la parole qu'il fait entendre sur les choses éternelles. Car, autant qu'il est en lui, il aime à élever la voix et à éclairer tout homme. Et d'un autre côté, si l'âme n'avait point d'oreilles susceptibles de recevoir ses divins enseignements , Jésus n'aurait point dit : Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende (2). Car, comme le remarque saint Grégoire, le Seigneur ne s'inquiète pas ici des oreilles du corps, mais de l'âme. Il n'aurait point dit dans l'Apocalypse : Que celui qui a des oreilles entende ce que l'Esprit dit aux Eglises (3). Sur quoi Richard s'exprime ainsi : « Celui-là a des oreilles pour entendre, qui a un sens pour comprendre et des affections pour aimer les biens qui nous sont promis. Et Haymon ajoute : « L'oreille de la chair n'a pour tout office qu'à entendre ; mais l'oreille du coeur est douée et de l'ouïe et de l'intelligence. » C'est à cette oreille que le Verbe du Père s'adresse fréquemment , ainsi que nous l'avons vu dans le chemin de la méditation. Saint Augustin nous dit : « Le Fils de Dieu, la sagesse, ne cesse point de parler, par une inspiration secrète, à la créature intellectuelle. » Mais, dit aussi saint

 

1 Cant., 5 — 2 Mat., 13. — 3 Apoc., 2.

 

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Grégoire : « Plus l'oreille extérieure demeure ouverte , plus l'oreille intérieure devient insensible. » Elle avait entendu cette parole du Verbe, celle qui s'écriait : La voix de mon Bien-Aimé arrive jusqu'à moi. Le voici qui vient franchissant les montagnes, passant par-dessus les collines (1). Et comme l'explique la Glose : « Je me réjouis en entendant cette voix qui apporte la consolation. Je ne vois pas encore sa face, il est vrai , mais cependant mon âme s'est élevée jusqu'au ciel, et j'y éprouve un avant-goût des délices de l'éternelle béatitude, tout en demeurant en cette vie. »

En troisième lieu, Jésus, dans le sacrement, excite l'odorat de notre âme à aspirer les choses célestes. Le Sauveur, dit saint Denis (2), est la fontaine abondante qui reçoit toutes les suavités divines , et dont la plénitude répand des parfums ineffables. C'est ainsi qu'il excite l'odorat intérieur et qu'il l'ouvre afin de lui faire savourer les biens du ciel , de telle sorte que celui qui en a fait l'expérience, s'écrie : Vos parfums, Seigneur, ont éveillé en nous des désirs éternels. » Il faut remarquer ici que cet odorat spirituel est commun à l'âme et aux anges; car la vertu de ce sens , qui a pour but de discerner les odeurs et qui s'exerce en les recevant intérieurement , est propre à quiconque peut les aspirer comme il convient, c'est-à-dire à tous ceux qui contemplent véritablement la grâce divine. « Si , dit saint Denis , la jouissance modérée des parfums matériels récrée délicieusement la puissance

 

1 Cant., 2. — 2 Eccles. hier., c. 4.

 

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qui en jouit lorsqu'elle est bien disposée, assurément la sainte aspiration des célestes parfums réjouira notre odorat intellectuel pourvu qu'il soit pur de toute ardeur déréglée, et elle nous remplira d'allégresse. » Elle avait goûté par expérience ces divines senteurs, celle qui s'écriait : « Nous courons à l'odeur de vos parfums (1). » Sur quoi saint Bernard dit (2) : « Si le Seigneur répand une odeur de suavité pour tous les hommes, il le fait principalement pour ceux qui demeurent à ses côtés ; et plus l'on s'approchera de lui par une vie sainte et une conscience pure, plus, je le crois, ou ressentira une émanation puissante de ses parfums et de son onction inénarrable. Or, de telles faveurs ne sont comprises de l'intelligence qu'autant qu'elle les a expérimentées. » Rendons grâces à Dieu qui répand par nous en tous lieux l'odeur de la connaissance de son nom (3) .

En quatrième lieu , Jésus-Christ dans le sacrement se montre extrêmement facile à atteindre par le toucher; car il se donne lui-même en nourriture, il demeure en celui qui le reçoit; celui qui s'en nourrit demeure en lui, comme dit saint Jean ; et cela s'accomplit surtout par une charité extrême, qui est le lien d'union le plus véritable entre l'âme et Dieu. Remarquons ce que dit Hugues (4) : « Atteindre Dieu, c'est le chercher en tout temps par le désir, c'est le trouver par la connaissance, c'est le toucher en

 

1 Cant., 1. — 2 In Cant., serm. 22. — 3 II Cor., 2. — 4 De Ar. mor., l. 1, c. 4.

 

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le goûtant. » Par où nous voyons que cette union à Dieu compte plusieurs degrés, par lesquels on s'approche, on trouve, et l'on touche, non en changeant de lieu , non en faisant usage de ses membres corporels; « car c'est par la ressemblance de notre âme avec Dieu que nous nous en approchons, de même que c'est par la dissemblance que nous nous en éloignons, dit saint Augustin (1). »

Le premier degré pour atteindre Dieu consiste donc à le chercher par le désir. Car, quoique Dieu , par là même qu'on le désire, ne soit pas possédé comme présent sous un certain point de vue, il est nécessaire pourtant qu'il le soit sous un autre, autrement on n'aurait pour lui aucun désir. Assurément, dit saint Grégoire, celui qui désire Dieu a déjà celui après qui il soupire, et cependant il le cherche de plus en plus. La raison en est qu'il faut chercher sans fin celui qu'il faut aimer sans limite. »

Le deuxième degré pour atteindre Dieu , c'est de le trouver par la connaissance. Or, la connaissance est un acte vital, et de pareils actes atteignent leurs objets, comme nous l'avons montré plus haut. S'il en était autrement, le Bien-Aimé n'aurait point dit à sa bien-aimée : Vous avez blessé mon coeur par un de vos yeux (2), c'est-à-dire par votre intelligence qui a pénétré jusqu'en mon intérieur. Mais on n'atteint que manière imparfaite, si ce qui est présent à la connaissance ne le devient également à la volonté de celui qui aime. C'est pourquoi saint Augustin dit après

 

1 De Trinit., I. 6.— 2 Cant., 4.

 

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l'Apôtre (1) : « Il y en a qui connaissent Dieu sans cependant le posséder pour cela, car, bien qu'ils le connaissent comme Dieu, ils ne le glorifient pas comme Dieu. »

On atteint Dieu troisièmement lorsque par l'amour on le possède, on l'embrasse, on le mange spirituellement. Ces actes et ces degrés appartiennent principalement à l'affection et à la volonté. Ce qui fait dire à saint Augustin (2) : que la volonté n'a proprement qu'un seul acte consistant à tenir, à embrasser et comme à posséder, ce que l'intelligence ne peut faire; car la possession n'est point le partage de la faculté qui connaît, mais de celle qui a l'objet connu ; de même que la santé n'appartient point au médecin qui la constate, mais à celui qui en jouit. Ainsi l'intelligence ne saurait exercer l'acte du goût , mais seulement la volonté ; car le goût réside en la charité, et la charité ou l'amour est un acte de la volonté. « De même, dit Richard (3), que Dieu est entendu par notre mémoire, et vu par notre intelligence, de même il est embrassé et atteint par notre amour. » C'est ainsi que l'avait touché en esprit celle qui s'écriait : Sa main gauche est placée sous ma tête, et il m'embrasse de sa main droite (4). Par la main gauche on entend les splendeurs qui illuminent les spéculations de l'intelligence et qui sont le partage de ceux qui voyagent sur cette terre; et par la main droite, qui désigne la patrie, on comprend l'union surintellectuelle

 

1 Epist. 57. — 2 De Trinit., l. 9, c. 8. — 3 De Cont., l. 4. — 4 Cant., 2-3.

 

 

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avec Dieu, union qui se fait sans intermédiaire, nous fait soupirer après la récompense comme un gage qui nous la montre, et nous est une assurance qu'elle ne nous sera point ravie. Voilà pourquoi l'Epouse nous dit : Je le possède et je ne le laisserai point aller, après des  embrassements et des ravissements aussi ineffables.

En cinquième lieu , Jésus est un pain au-dessus de toute substance. C'est pourquoi il est la nourriture très-puissante et très-suffisante des anges et des hommes; et c'est par là qu'il excite le goût intérieur de notre âme et l'ouvre aux jouissances des délices éternelles. « Rien , dit l'abbé de Verceil , ne présente à l'âme une nourriture aussi agréable que ce pain qui l'emporte sur toute substance; et cette nourriture ne se prend point par un intermédiaire, mais par l'expérience que l'on fait de la douceur

divine ; car le goût et le toucher ne s'exercent point à l'aide d'un miroir comme la vue. C'est dans cette participation à la divinité que se trouve

la portion de Marie qui ne doit jamais lui être enlevée. C'est elle qui est la principale réparation de la ruine antique que nous avons soufferte quand nous fûmes dépouillés dans le premier Adam, et blessés dans les biens qui nous étaient naturels. » Cependant , quoique ce pain renferme en soi tout ce qu'il y a de délicieux et tout ce qui peut être agréable au goût, quoiqu'il guérisse toutes nos infirmités, il ne fait point éprouver également à tous les mêmes avantages. « Dieu, dit saint Bernard , ne se donne

 

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pas à tous d'une manière uniforme, car le goût de la divine présence varie nécessairement suivant les divers désirs de l'âme, et les délices qui émanent de la douceur suprême réjouissent le palais de notre coeur selon que ce coeur poursuit plus ou moins des objets étrangers à son Dieu (1). » En effet, ce pain de vie doit avoir un goût tout-à-fait différent pour le réprouvé et pour le juste. Aussi saint Grégoire, expliquant ce passage de Job : C'est l'oreille qui juge des paroles, et le palais de ce qui a du goût (2), nous dit : « Job , par cette sentence, semble faire allusion aux réprouvés et aux élus en même temps, car les paroles de la sagesse que les réprouvés ne font qu'entendre sont non-seulement entendues, mais goûtées par les élus, et leur coeur savoure avec bonheur ce qui ne fait que frapper l'oreille des impies sans arriver jusqu'à leur âme. Autre chose est d'entendre seulement le nom d'un mets exquis, autre chose de s'en nourrir. Les élus reçoivent la nourriture céleste et en font usage, car ce qui arrive à leur oreille pénètre par l'amour jusqu'au fond de leur âme et la rassasie délicieusement ; mais pour les réprouvés, ils ignorent quel goût renferme cet aliment. Autre chose est de savoir quelque chose de Dieu , autre chose de savourer par le palais de l'intelligence ce qu'on en sait. Car il n'y a d'établi sur les bases de la sagesse que ce qui se fortifie par l'usage de la vie et par l'expérience des actes. »

 

1 In Cant., 51. — 2 Job., l2. — 3 Mor. , l 11, c. 4

 

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Mais, comme nous l'avons dit plus haut, celui qui désire goûter ce pain céleste, doit avoir des sens intérieurs bien exercés. Saint Augustin semble les avoir possédés ainsi quand il s'est écrié (1) : « Et qu'aimé-je, mon Dieu, lorsque je vous aime? Ce n'est point la beauté qui frappe dans les objets corporels, ni la splendeur de la lumière qui charme nos yeux,

ni la douce mélodie de la musique, ni l'enivrante odeur des parfums et des fleurs ; ce n'est ni la manne ni le miel ; ce ne sont point les formes séduisantes qui attirent les baisers de l'amour; non, ce ne sont point ces choses que j'aime quand j'aime mon Dieu, et cependant j'aime une lumière, une voix , un parfum, un aliment, je ne sais quelle étreinte amoureuse     Mais tout cela appartient à l'homme intérieur ; c'est cette partie secrète de moi-même où brille une lumière qui n'est point bornée par l'espace, où se fait entendre une mélodie dont les accords ne sont jamais interrompus, où s'exhale un parfum qu'aucun souffle ne vient dissiper, où je savoure un aliment que mon avidité ne saurait diminuer, où enfin je m'unis avec délices à un objet dont la possession conserve toujours les mêmes enivrements. Voilà ce que j'aime quand j'aime mon Dieu. » On voit par ces paroles comment nos sens intérieurs expérimentent les choses éternelles, et Richard nous dit à cette occasion (2) : « Ce n'est point, assez d'avoir de ces biens célestes la connaissance  que la foi nous donne; il faut nous élever jusqu'à

 

1 Conf., l. 10 . c. 6.— 2 Lib. I, de Trin., c. 5.

 

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celle qui vient de l'intelligence , si nous sommes impuissants à arriver à les connaître par l'expérience. »

 

CHAPITRE VII. Comment notre aine est invitée à s'avancer par le chemin de l'expérience en la demeure intérieure du Seigneur.

 

Voyons, en dernier lieu , comment le Seigneur Jésus invite notre âme à s'avancer vers sa demeure intérieure par ce chemin de l'expérience des choses éternelles.

Il lui dit donc : « Levez-vous, hâtez-vous, ma bien-aimée, ma colombe, et venez. » Et il ajoute pour rendre cette invitation plus attrayante : Le figuier a commencé à pousser ses premières figues; c'est-à-dire: on peut maintenant goûter la suavité du viatique si longtemps désiré. C'est aujourd'hui qu'il y a sécurité à se mettre en route, car le voyageur est sûr d'y rencontrer une nourriture délicieuse; il est sûr de voir ses forces s'accroître jusqu'à ce qu'il soit parvenu avec le Prophète jusqu'aux sommets d'Horeb, jusqu'à la montagne de Dieu. »

Le Seigneur dit donc à l'âme : « O ma bien-aimée, par l'expérience de cette céleste nourriture qui est moi-même, n'avez-vous pas mangé le rayon que je vous présentais avec le miel qu'il renfermait? n'avez-

 

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vous pas goûté la douceur de ma divinité en même temps que le corps et le sang de mon humanité ? C'est le partage de mes amis, de mes bien-aimés, de manger, de boire et de s'enivrer; de manger mon corps, de boire mon sang, de s'enivrer par une expérience intime de ma divinité; c'est le partage de mes élus. »

« Levez-vous donc afin d'habiter en moi par l'expérience , afin de demeurer où je demeure; car depuis que je suis devenu votre nourriture, vous êtes en moi et moi je suis en vous; vous m'êtes comme incorporée. J'habite au plus haut des cieux et mon trône est dans la colonne d'une nuée (1). Levez-vous donc, ô ma colombe, afin d'entrer en cette jouissance simple et toute singulière que vous promet l'expérience. Car vous ne soupirez qu'après ma présence, vous ne désirez que vous en rassasier; c'est pourquoi vous vous êtes écriée : « Mon âme a refusé toute consolation, mais je me suis souvenue de Dieu et j'ai été dans la joie (2). Je ne pleure pas la perte des biens temporels : leur abondance est impuissante à me consoler; il n'y a que le souvenir de Dieu seul qui puisse me réjouir. » Mais si le souvenir de Dieu seul vous inspire de la joie, si sa présence est pour vous plus douce que le miel et toutes les choses de ce monde, hâtez-vous donc d'arriver à cette allégresse; hâtez-vous d'atteindre la perfection de votre expérience. Plus vous goûterez les délices spirituelles, plus vous les désirerez avec avidité. Hâtez-vous de

 

1 Eccl. 25. — 2 Ps. 76

 

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venir à moi , la source de toutes délices. La promptitude elle-même semble un retard quand on désire. »

« O mon unique beauté ! vous êtes digne d'un tel nom par la multiplication vraiment lumineuse de votre expérience. Vous l'avez faite, cette expérience de mes douceurs, lorsque je vous visitais, lorsque je me tenais derrière votre muraille, lorsque je plongeais mes regards à travers les barreaux de vos fenêtres, lorsque j'accourais franchissant les montagnes, lorsque je vous faisais entendre ma voix , lorsque je vous environnais de l'odeur de mes parfums, lorsque je réparais vos forces par une nourriture céleste, lorsque je vous pressais contre mon cœur. »

Telles sont les expressions d'amour que nous pourrions étendre si nous voulions parcourir toutes les pages du Cantique de l'amour. C'est ce qui fait dire à saint Bernard (1) : « Remarquez la ferveur et la diligence de l'épouse. Voyez avec quelle attention vigilante elle observe l'arrivée de l'Epoux et comme maintenant elle considère toutes choses avec un soin sans limites. Le voici qui s'avance, il se hâte, il s'approche, il est présent, il regarde, il parle, et rien de tout cela n'échappe aux regards de l'épouse, rien ne surprend sa vigilance. » C'est pourquoi il lui dit encore :

« Venez donc consommer l'expérience que vous avez commencée, car le figuier a produit ses premières figues. » Et par ces paroles il rend son invitation plus attrayante. Que pouvons-nous en effet

 

1 In Cant., 57.

 

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entendre plus justement, par ce figuier qui produit un fruit de douceur, que le Père éternel , le principe de toute suavité, qui nous a donné ces figues d'une douceur infinie et destinées à notre nourriture, son Verbe et son Saint-Esprit, qui lui sont consubstantiels et coéternels? Il a produit son Verbe, il l'a fait s'incarner afin qu'il devint notre rédemption; il l'a rendu un pain au-dessus de toute substance afin qu'il nous fût un aliment réparateur. Ce pain est descendu du ciel tout préparé et approprié à nos besoins, renfermant en soi toutes délices et tout ce qui peut être agréable au goût, afin de nous être une nourriture pleine d'attraits, une nourriture qui nous empêchât de défaillir le long du chemin et qui pût nous ramener au Père qui règne dans l'éternité. « Un mets, dit Hugues (1), vous est offert sur la table du Seigneur; gardez-vous de le dédaigner : il renferme en soi tout bien. Mais tous ne savent point en apprécier la valeur. Il est unique parce qu'il ne veut point  être pris avec rien d'étranger, avec une joie qu'il n'engendre pas , avec un contentement qui ne vient pas de lui. Il est appelé un mets domestique parce qu'il n'est préparé que pour les amis et les intimes de la maison. Il est dit unifique parce qu'il ne fait qu'un avec lui de tous ceux qui sont admis à le recevoir et à s'en nourrir. »

Le figuier paternel nous a produit aussi l'Esprit-Saint qui lui est coéternel et consubstantiel , qui est la source d'une douceur sans bornes, source qui jaillit

 

1 Sup. 7, Aug. hier., l. 7.

 

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jusqu'à la vie éternelle. En effet il est écrit : « Mon Esprit est plus doux que le miel (1). » C'est de lui qu'émane toute douceur. C'est pourquoi saint Grégoire a dit (2) : « L'onction de l'Esprit-Saint fait mépriser les choses inférieures, et elle nous élève vers celles qui sont au-dessus de nous. Sa douceur ne peut être sentie ici-bas ni exprimée. Le Père nous a donné ce fruit d'une suavité ineffable quand il nous l'a envoyé par des miracles éclatants, et il le donne encore tous les jours lorsqu'il l'envoie invisiblement à ses élus, afin d'accompagner notre pèlerinage par ses sept dons comme par sept splendeurs lumineuses, et de nous conduire par ses sept festins spirituels au banquet des collines éternelles. »

C'est en expliquant cette pensée que le même saint a dit encore : « Chaque don de l'Esprit-Saint fait naître en l'âme un jour tout spirituel par la lumière qu'il répand , et dans ce jour il offre un banquet tout céleste par la suavité dont il l'enivre. L'intelligence prépare et donne le sien en son jour, parce que, après avoir pénétré ce qu'elle a entendu , elle en nourrit le coeur et en dissipe les ténèbres. La sagesse, à son tour, donne son festin en fortifiant par l'espérance et la certitude des biens éternels. Le conseil , de même , en mettant un frein à la précipitation de l'âme et en la remplissant de raison. La force vient ensuite; elle nous inspire le mépris de l'adversité

 

1 Eccl., 25. — 2 Mor., l. 1, c. 16.

 

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et nourrit notre coeur tremblant des aliments de la confiance. La science lui succède , et elle fait oublier à notre âme le jeûne de l'ignorance qui l'avait envahie jusqu'en ses profondeurs. La piété vient aussi remplir des oeuvres de la miséricorde les entrailles de notre coeur. Enfin, la crainte pénètre notre âme afin qu'elle ne s'aveugle pas à la vue des choses présentes , et elle la réconforte en lui donnant pour soutien l'espérance des choses à venir. »

Et ainsi celui qui parcourt ce chemin de l'éternité s'avance avec confiance et rapidité. Ces dons de l'Esprit-Saint sont autant de perfections de l'âme qui la rendent agile à obtenir les biens éternels et l'exercent à en faire l'expérience , car l'homme spirituel juge de tout. Que le Dieu béni , la sagesse éternelle , nous conduise à cette expérience pleine et entière de ses biens célestes. Ainsi soit-il.

 

LIVRE VIII. SEPTIÈME CHEMIN DE L'ÉTERNITÉ.

 

Le septième chemin de l'éternité que notre esprit doit parcourir pour arriver à la demeure intérieure , secrète et éternelle du Seigneur Jésus , est l'opération méritoire des choses célestes, ou autrement l'opération déiforme , c'est-à-dire conforme à l'action même de Dieu. Si nos oeuvres ne devaient pas être un chemin

 

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qu'il fallût parcourir pour arriver à l'éternité , le Seigneur n'aurait point dit : Leurs oeuvres les suivent (1). Pour avoir donc une connaissance plus parfaite de ce chemin , considérons les sept points suivants :

1° Pourquoi le chemin d'une opération méritoire vient-il après ceux que nous avons parcourus jusqu'à ce moment ?

2° Pourquoi la nature raisonnable a-t-elle été faite pour agir et obtenir par là sa fin éternelle?

3° Pourquoi l'homme est-il tenu d'agir selon sa nature corporelle et sa nature spirituelle?

4° Comment l'opération de l'une et l'autre nature devient-elle déiforme?

5° Quels degrés divers ou quelles espèces distingue-t-on dans l'une et l'autre opération?

6° Comment notre esprit , par l'une et l'autre vie , c'est-à-dire par la vie contemplative et par la vie active, arrive-t-il aux choses éternelles?

7° Comment notre esprit est-il invité par le Seigneur à marcher par le chemin d'une opération méritoire?

 

CHAPITRE PREMIER. Comment le chemin d'une opération méritoire vient après ceux que nous avons parcourus.

 

Lorsqu'un homme s'est exercé dans les choses spirituelles , et dirigé vers les biens suprêmes par une intention droite, et que , par une méditation réitérée ,

 

1 Mat., 16.

 

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il s'est rendu agile à parcourir les chemins de l'éternité; lorsque , par une contemplation lumineuse , il s'est porté vers ces biens immuables, et par un amour ardent, il les a embrassés avec ardeur; lorsque , par une révélation multipliée, il en a été instruit parfaitement , et que , par un avant-goût ineffable, il en a fait l'expérience , selon que nous l'avons expliqué jusqu'à ce moment, que lui reste-t-il encore à accomplir sinon d'entrer en ces biens par une action déiforme et méritoire? De quoi lui servirait tout ce que nous avons expliqué , si cette opération déiforme ne venait le consommer? La connaissance de la vérité ne nous rend point parfaits si l'habitude de la vertu ne vient point à sa suite lui prêter son action. De quoi nous servira , dit Hugues , de reconnaître en Dieu une majesté suprême , si nous ne savons tirer aucun avantage de cette connaissance? Lorsque nous sortons du secret profond de la contemplation divine , que pouvons-nous en rapporter autre chose, sinon la lumière qui nous dirigera dans une action exemplaire? C'est. donc avec raison que le chemin d'une action méritoire vient à la suite de ceux dont nous avons parlé.

 

1 In 7, Ang. hier., l. 7.

 

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CHAPITRE II. Pourquoi la nature raisonnable a-t-elle été formée pour agir et obtenir par là sa fin éternelle.

 

Il nous faut donc savoir, en second lieu , que la créature raisonnable a reçu l'existence pour accomplir les actions qui lui sont propres, et arriver par là , avec l'aide de la grâce, à obtenir sa fin dernière. Ainsi , ce n'est pas seulement pour n'être point exclu de sa fin ou de la vie éternelle, que l'homme doit faire les oeuvres pour lesquelles il a été créé, mais encore pour n'être point privé de la perfection qui lui est naturelle. L'abbé de Lincoln dit à ce sujet : « La nature raisonnable a reçu la vie non-seulement pour s'attacher à Dieu par l'amour, mais encore pour agir, selon qu'il a été divinement réglé, relativement au bien du prochain et en vertu de l'amour qu'on lui doit. Si elle n'opère de cette manière , elle manque la fin pour laquelle elle existe, car l'un de ces amours ne peut être sans l'autre ; et ainsi elle devient superflue et inutile, elle est indigne de jouir plus longtemps de la vie, même si l'on ne considère que la vie naturelle que Dieu ne lui a donnée que pour cette fin. Comme, selon l'Apôtre (1), celui qui ne travaille pas ne doit point manger, de même tout être créé

 

1 II Thess., 3.

 

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pour un but doit être privé du bienfait de son existence s'il ne remplit point ce but, ou du moins ne plus conserver la plénitude et l'intégrité de sa perfection première. Ainsi le premier ange et le premier homme n'agissant pas selon les dispositions divines de la grâce qui leur était donnée, se retirant volontairement et s'éloignant de l'Etre qui a la vie en lui-même et par lui-même, l'ange et l'homme, dis-je, ont vu la corruption envahir leur existence naturelle, non pas qu'ils aient été jetés tout-à-fait dans le néant, mais ils sont demeurés déchus de la plénitude de leur perfection; et parce qu'ils se sont éloignés de celui qui seul est par lui-même , pour se tourner vers un autre qui n'est pas par lui-même, ou qui n'est que d'une manière imparfaite , ils sont dits plutôt ne pas exister qu'exister. » Ainsi il n'est pas permis de se dispenser de faire le bien. Le repos sans les lettres, dit Sénèque (1), c'est la mort, c'est le tombeau de l'homme vivant. » — « Rien, dit saint Bernard, n'est plus précieux que le temps : de même qu'un cheveu ne périra pas de notre tête, ainsi aucun moment du temps ne périra sans qu'il nous faille en rendre compte. » La nature raisonnable a donc été créée pour agir, et arriver par là à sa fin.

 

1 Epist. 82.

 

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CHAPITRE III. Pourquoi l'homme est tenu d'agir selon sa double nature.

 

L'homme , étant composé d'un corps et d'une âme, doit accomplir des oeuvres de deux sortes , afin qu'en s'appuyant sur des actes conformes à ses deux natures, il puisse, au moyen d'une intention sans cesse fixée sur sa fin dernière, se diriger vers les biens éternels. C'est en agissant ainsi qu'il sera tout entier dans un accord parfait avec les puissances de son âme, qu'il goûtera la paix, et que le royaume du Dieu éternel s'établira en lui. Si ce royaume ne pouvait exister en nous, le Seigneur n'aurait point dit : Le royaume de Dieu est au-dedans de vous. Or, ce royaume ne consiste pas dans le boire ni dans le manger, mais dans la justice, dans la paix et dans la joie que donne le Saint-Esprit  (1). La justice rend droits les jugements de notre coeur ou de notre raison; la paix calme et modère les mouvements de nos puissances , et la joie remplit les désirs de notre volonté. Ces choses sont une image et un gage de la joie inaltérable du siècle à venir, nous dit Grégoire.

L'auteur du livre de l'Esprit et de l'âme nous montre et nous enseigne parfaitement bien l'ordre de

 

1 Luc., 17. — Rom., 14.

 

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ces opérations, tant spirituelles que corporelles , et leur direction vers leur fin, qui est Dieu. « L'âme , dit-il, est une noble créature. Elle est la cité même de Dieu dont on a dit tant de merveilles et qui a été formée à son image et à sa ressemblance. C'est avec raison qu'on l'a appelée Jérusalem, car elle a été créée pour jouir de la vision de cette paix suprême qui , de deux objets opposés, n'a fait qu'un tout. Cette âme est un paradis où, tandis qu'elle médite les choses célestes, elle se réjouit comme en un jardin de délices. Elle est la maison du Père de famille à cause de l'unité qui règne en elle, l'épouse du Christ à cause de l'amour qui l'anime, le temple de l'Esprit-Saint à cause de la sainteté dont il la remplit; elle est la cité du Roi éternel à cause de la concorde de ses citoyens. Et comme nulle cité ne saurait être dépourvue d'habitants , notre Créateur a établi en elle un peuple formant trois degrés divers : des sages pour conseiller, des soldats pour combattre, des ouvriers pour travailler. Ces habitants sont les puissances naturelles et innées de

l'âme, qui y résident comme en leur lieu et y occupent des rangs distincts. Les unes sont placées au plus haut degré, les autres tiennent le milieu, et les dernières les degrés inférieurs, selon l'ordre de la hiérarchie angélique. Les puissances du premier rang sont nos sens intellectuels ; celles du milieu , nos sens raisonnables; et celles du dernier rang, nos sens privés de raison. Et voici comment ces sens diffèrent entre eux : le sens animal soupire

 

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après les choses sensibles : le sens raisonnable apprécie ces choses et les dédaigne en les considérant avec le regard de son discernement ; le sens

intellectuel entraîne tout vers ce qui est divin. Les sens de l'intelligence sont donc comme les conseillers de l'âme , qui lui disent (1) : Crains Dieu et observe ses commandements, car c'est là tout l'homme. Les sens de la raison , comme ses soldats qui s'opposent par les armes de la justice aux efforts hostiles de diverses concupiscences; et enfin, les sens matériels sont comme autant d'ouvriers grossiers, attentifs aux premiers mouvements du corps, et destinés à servir ses besoins. Cette triple vertu de l'âme, cette vertu sensuelle , raisonnable, intellectuelle , les philosophes l'ont appelée parties de l'âme, non parties intégrales, mais virtuelles, parce qu'elles en sont les puissances. »

Toute cette famille donc venant à être pacifiée ; chacun de ses membres étant réglé et dirigé dans l'accomplissement de ses devoirs et des oeuvres qui lui sont propres , pleinement soumis à son Roi , il ne reste plus qu'à chasser et à exclure de ce royaume de l'âme tous les étrangers qui pourraient y porter le trouble. « Or ces étrangers, dit Richard, sont ces pensées aussi vaines qu'inutiles, dont nous ne retirons aucune utilité ; ce sont ces affections désordonnées et ces sollicitudes sans nombre qui nous assiégent. Il faut les chasser toutes sans réserve, et alors il nous sera permis de nous attacher d'une manière inébranlable

 

1 Eccl., 12.

 

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aux lois de notre Roi, et de jouir d'autant plus agréablement des embrassements de notre Bien-Aimé, que nous le ferons avec une âme plus libre. C'est lui qui essuiera alors toute larme de nos yeux (1). »

On voit maintenant que l'homme doit opérer selon ses deux natures , puisque l'une et l'autre sont capables de la béatitude.

 

CHAPITRE IV. Comment l'action de nos deux natures, de la corporelle et de la spirituelle, devient déiforme.

 

Saint Denis ayant dit que , selon les enseignements de l'Ecriture, nous commençons sur cette terre une vie déiforme qui sera consommée dans le ciel, voyons comment les opérations de notre âme et de notre corps peuvent avoir cette déiformité, ou autrement cette conformité avec l'opération divine. S'il nous était impossible d'agir comme des enfants d'une manière conforme à Dieu, notre Père, le Seigneur n'aurait point dit : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. De même donc que nous portons et conservons en notre âme l'image de Dieu, de même aussi, pour être ses enfants, devons-nous lui ressembler en nos actions; car nous sommes véritablement les enfants de celui dont nous accomplissons les

 

1 Lib. 4, de Cont., c. 15. — 2 Mat., 5.

 

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oeuvres, nous dit le Seigneur. C'est pourquoi saint Denis nous enseigne que la perfection de toute hiérarchie, c'est-à-dire de toute personne bien réglée , consiste à arriver à l'imitation de Dieu selon l'action qui lui est propre, et à devenir la coopératrice de ses desseins; que c'est là ce qui établit en tous les hommes de la manière la plus efficace la conformité divine, et ce qui nous fait le mieux reproduire nous-mêmes l'opération de Dieu autant qu'il est possible, selon cette parole de saint Paul : « Nous sommes les aides de Dieu (1) . »

Le même saint Denis nous dit encore (2): « De peur que les rayons des opérations divines ne nous semblassent confus et difficiles à distinguer, les degrés en ont été divisés, tant dans le ciel que dans l'Eglise, en opérations premières , moyennes et dernières, et le rang en a été fixé selon l'ordre hiérarchique , c'est-à-dire avec une distinction exempte de toute confusion. » Et ailleurs il ajoute : « Tout esprit bien réglé , tant au ciel que sur la terre , a en soi des dispositions , des vertus et des actions surnaturelles premières , moyennes et dernières , selon lesquelles il reçoit d'une manière proportionnée à sa capacité la pureté , l'illumination et la perfection que Dieu lui donne ; ce sont là des opérations déiformes et qui nous rendent semblables à Dieu. » Il faut donc que ceux qui veulent arriver là soient des hommes hiérarchiques, c'est-à-dire des hommes réglés selon l'ordre que nous voyons établi pour les anges ; que

 

1 I Cor., 5. — 2 Eccl. hier., 5.

 

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par leurs opérations suprêmes, ils soient réglés vis-à-vis de Dieu , par celles du milieu vis-à-vis d'eux-mêmes , et par celles du dernier rang vis-à-vis des choses extérieures. C'est alors qu'il y aura en nous un ordre réel, et que nos opérations seront déiformes et agréables à Dieu ; car c'est ainsi que nous sommes purifiés, illuminés et rendus parfaits. C'est alors que nous serons aptes à purifier, à illuminer et à rendre parfaits les autres , ou du moins à les disposer à ces faveurs , car nous serons les aides de Dieu qui seul les produit effectivement. Au reste , voyez ce que nous avons dit plus haut sur ce sujet au chemin troisième, chap. IV.

Il faut , en premier lieu , qu'étant bien réglés , nous agissions d'une manière déiforme vis-à-vis de Dieu , en prenant pour modèle la suprême hiérarchie de l'ordre angélique. « Dieu , dit saint Bernard , aime dans les Séraphins comme charité; il connaît dans les Chérubins comme vérité, et dans les Trônes il siège comme équité (1). » Il faut que nous aussi , autant qu'il est en notre pouvoir, nous aimions Dieu comme le bien suprême, que nous le connaissions connue la vérité souveraine , que nous le possédions en nous comme la vérité inaltérable ; et c'est ainsi que nous nous trouverons établis vis-à-vis de lui dans un ordre parfait par des opérations déiformes. Car dit l'abbé de Lincoln , il est dans la nature de l'intelligence humaine , placée au degré le plus haut qu'il lui est donné d'atteindre, de s'embraser d'amour avec les Séraphins , de briller de l'éclat de la science avec

 

1 De Consid., lit. 5, c. 5.

 

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les Chérubins et , une fois devenue spirituelle , de juger toutes choses avec les Trônes. »

En second lieu , il nous faut , étant bien réglés vis-à-vis de nous-mêmes, accomplir des actes déiformes à l'instar de la seconde hiérarchie angélique en laquelle, dit saint Bernard, Dieu règne comme majesté , opère comme vertu , et protége comme salut. Il faut que, nous aussi, nous surmontions tout ce qui s'oppose à la domination divine, que nous accomplissions les ouvres de toutes les vertus , selon la grâce qui nous a été donnée; que nous résistions puissamment à tous les mouvements et tendances déréglés de notre nature, et que nous communiquions, selon l'étendue de nos forces , toutes ces choses à nos inférieurs. C'est ainsi qu'en nous régnera un ordre parfait fondé sur des opérations déiformes : « car, dit l'abbé de Lincoln, nous devons , en notre hiérarchie moyenne , gouverner avec les Dominations, être forts avec les Vertus , et constitués en un ordre parfait avec les Puissances. »

En troisième lieu , il faut que, semblables à des hommes bien réglés pour toutes les choses du dehors, nous fassions des oeuvres déiformes en marchant sur les traces de la dernière hiérarchie angélique , en laquelle , comme dit encore saint Bernard , Dieu gouverne comme principe, éclaire comme lumière , et assiste comme piété. Il faut , dis-je , que nous ramenions saintement toutes choses à notre premier principe ; que nous fassions briller aux yeux de nos frères la lumière de la vérité et par nos paroles et par nos actions, et que nous remplissions avec ferveur envers

 

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tous les autres les ouvres de la miséricorde. C'est ainsi que pour les choses extérieures nous serons dans un ordre parfait et que nos actions seront déiformes : « car, dit encore l'abbé de Lincoln , c'est un devoir pour nous, en notre dernière hiérarchie , de gouverner avec les Principautés en ramenant tout au premier principe, de manifester la vérité avec les Archanges, et de venir pieusement avec les Anges au secours de l'indigent. »

Ainsi la Divinité purifie d'abord les esprits créés pour le ciel en ce qui est naturel ; elle les illumine ensuite, et, après les avoir illuminés , elle les conduit à la perfection par des opérations conformes à sa sainteté.

 

CHAPITRE V. Combien distingue-t-on de degrés ou d'espèces en ces deux sortes d'opérations?

 

Nous allons maintenant examiner combien, dans les opérations de l'une et l'autre nature , on distingue de degrés ou d'espèces. Mais comme en traitant de la vie contemplative nous avons parlé des opérations spirituelles , il ne nous reste plus qu'à nous occuper que de celles qui regardent la vie active. Nous allons donc considérer les degrés de ces vertus d'abord dans leur rapport avec le prochain; ensuite dans leur rapport avec l'homme lui-même qui en est l'auteur, et enfin dans leur rapport avec Dieu.

 

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Les opérations des vertus, ou plutôt les vertus elles-mêmes, selon que nous en parlons en ce moment, se divisent en quatre appelées cardinales et dont chacune compte plusieurs degrés , comme l'enseigne Macrobe d'après Platon (1). Ce sont les vertus politiques, les vertus purgatives, les vertus d'une âme purifiée et les vertus exemplaires. Les premières règlent l'homme vis-à-vis du prochain, les secondes vis-à-vis de lui-même , les troisièmes vis-à-vis de Dieu , et les dernières perfectionnent les autres. Les vertus politiques sont celles par lesquelles les hommes de bien s'emploient au service de l'Etat , défendent leur patrie, entourent leurs parents de respect , chérissent leurs enfants , aiment leur prochain , gouvernent avec zèle leurs concitoyens. Les vertus purgatives sont celles qui font passer l'homme de ces actes aux choses divines. Les vertus de l'âme purifiée sont celles qui conservent dans sa liberté le coeur ainsi appuyé sur les choses divines. Enfin les vertus exemplaires ou héroïques sont celles qui sont en Dieu seul , non pas comme en nous , mais d'une façon incomparablement plus excellente; et c'est par elles que toutes les autres exercent sur nous leur influence , opèrent et s'établissent en nous.

Au même endroit de son livre , l'auteur que nous venons de citer distingue et définit chacune des vertus cardinales, et c'est par ces définitions que nous découvrons leurs degrés et leurs propriétés.

Et d'abord parlant de la prudence , la première de

 

1 Lib. I, in somn. Scip.

 

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ces vertus , il dit : « La prudence , en tant qu'elle est une vertu politique , sert à diriger toutes choses selon les règles de la raison ; en tant qu'elle est une vertu purgative , elle porte à mépriser le monde et tout ce qu'il contient , en le comparant aux choses divines; en tant qu'elle est une vertu de l'âme déjà pure, elle enseigne , non plus à préférer les choses divines par leur comparaison avec les autres, mais à les considérer comme si elles existaient seules au monde ; c'est là le partage de ceux qui sont parfaits. Enfin la prudence, en tant qu'elle subsiste en Dieu, est l'esprit divin lui-même ou la règle qui dispose tout , comme il convient , au ciel et sur la terre. » On voit par ces paroles que le premier degré de la prudence porte l'homme à agir raisonnablement en toutes choses , et à vivre honnêtement avec tous ; le second degré élève son âme plus haut , car, en méprisant ce qui est terrestre , il soupire sagement après les biens éternels. Le troisième perfectionne l'âme plus amplement, alors qu'il la fixe tout entière en ces biens célestes , car elle n'a plus de désirs que pour eux. Enfin le quatrième degré qui réside en Dieu , commence , accroît et consomme les autres , car toute prudence véritable vient de Dieu.

2° Notre auteur passant à la seconde des vertus cardinales , la force , la définit ainsi : « Comme vertu politique , elle élève l'âme au-dessus de la crainte et lui apprend à ne rien faire de déshonorant; comme vertu purgative, elle l'empêche de s'effrayer des peines et des tourments corporels: comme vertu d'une âme

 

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déjà pure , non-seulement elle lui fait vaincre ses passions , mais elle la conduit jusqu'à les ignorer entièrement; enfin comme vertu exemplaire , ou existant en Dieu , elle consiste en ce qu'il est toujours le même et qu'il n'est jamais sujet au changement. » Ainsi le premier degré de cette vertu fait mépriser à l'homme toute crainte pour le bien de l'Etat , et lui apprend à redouter tout ce qui pourrait le déshonorer. Le second fortifie l'âme plus encore, la met au-dessus de toutes les peines temporelles , et ne lui laisse de soupirs que pour les biens éternels. Le troisième l'établit au milieu de ces biens , car après avoir vaincu tout ce qui leur est opposé, elle le dédaigne entièrement avec une constance parfaite. Le quatrième , qui se trouve en Dieu , donne la vie , l'accroissement et la consommation aux autres degrés ; car c'est lui qui atteint avec force d'une extrémité du monde à l'autre, et dispose toutes choses avec suavité (1).

3° La troisième vertu , qui est la tempérance, est ainsi définie : « Comme vertu politique , elle consiste à ne jamais excéder les bornes de la modération ; comme vertu purgative , elle vous fait abandonner toutes choses autant que le besoin naturel le permet; comme vertu d'une âme purifiée , elle ne se borne pas à réprimer la cupidité terrestre , elle la fait oublier ; enfin , comme vertu exemplaire existant en Dieu , elle se renferme en elle-même par une application invariable. Ainsi le premier degré de cette vertu préserve l'homme de tout excès et de tout défaut. Le

 

1 Sap., 8.

 

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second dirige saintement son âme vers les choses éternelles en rejetant loin d'elle le fardeau accablant des choses inutiles. Le troisième l'établit au milieu même des biens célestes ; et le quatrième est la source , la vie et la perfection des autres degrés ; c'est lui qui distribue à toute créature le nombre, le poids et la mesure (1).

4° La quatrième vertu , qui est la justice , se définit ainsi : « Comme vertu politique , elle nous apprend à ne faire aucun cas de ce monde et à rendre à chacun ce qui lui est dû, soit à nous-mêmes, soit au prochain, soit à Dieu; comme vertu purgative, elle nous incline à embrasser la voie véritable qui nous conduit à notre fin ; comme vertu de l'âme purifiée , elle nous unit à Dieu par une alliance perpétuelle ; comme vertu exemplaire, elle fait que Dieu , par une loi permanente , poursuit sans cesse la continuation suprême de son oeuvre. » Ainsi le premier degré de la justice garde l'homme contre toute iniquité , et lui apprend à vivre en paix avec tout le monde. Le second entraîne directement et sans détour son âme vers les choses éternelles , car il lui inspire une adhésion parfaite à ces choses en vertu des lois véritables d'une saine raison. Le troisième l'en met en jouissance en lui faisant contracter avec Dieu une alliance inaltérable. Le quatrième enfin est le principe des autres degrés; il les dirige , les conduit au point le plus élevé qu'ils peuvent atteindre , et gouverne toute créature par la loi inaltérable d'une justice inflexible.

 

1 Sap., 11.

 

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Nous pouvons maintenant concevoir comment les actes des vertus diffèrent en la vie active et en la vie contemplative , et comment les vertus politiques règlent l'homme dans ses actions vis-à-vis du prochain ; comment les vertus purgatives le règlent vis-à-vis de lui-même , et comment les vertus de l'âme purifiée le règlent vis-à-vis de Dieu. Quant aux vertus exemplaires, qui ne subsistent qu'en Dieu , elles perfectionnent plus ou moins ceux qui agissent par la foi et la charité , selon qu'ils participent plus ou moins parfaitement à ses oeuvres de lumière et s'en rendent imitateurs.

 

CHAPITRE Vl. Comment notre esprit entre par la vie active et la vie contemplative dans l'éternité de Dieu.

 

Voyons , en sixième lieu , comment par les opérations de la vie active et de la vie contemplative, l'esprit de l'homme arrive à entrer en la demeure intérieure et éternelle de Jésus. « Ces deux vies , nous dit saint Prosper, marchent par des chemins différents, mais elles tendent à une même patrie. La vie active s'avance au milieu des sollicitudes; la vie contemplative , au contraire, jouit d'un bonheur inaltérable qui ne lui sera jamais ravi. Dans la vie contemplative, on entrevoit déjà le royaume; dans la

 

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vie active, on ne s'occupe qu'à l'acquérir. Cette dernière vie vous fait frapper sans cesse à la porte par l'abondance des bonnes oeuvres , tandis que l'autre vous appelle à la patrie pour y opérer en vous la consommation véritable. Dans l'une , on méprise le monde; dans l'autre , on voit Dieu (1). »

Saint Augustin tient un langage pareil (2) : « De même, dit-il , que par nos mauvaises oeuvres nous obstruons les portes de la vie comme d'autant d'obstacles infranchissables , de même nous les ouvrons , sans aucun doute , pal. nos bonnes oeuvres. » Ce n'est donc pas seulement par le bien de l'homme intérieur, mais aussi par celui de l'homme extérieur, qu'on parvient au séjour éternel ; car Dieu rendra à chacun selon. qu'il aura fait, ainsi qu'il est écrit : Leurs oeuvres les suivent. Celui qui accomplit les oeuvres du bien , fait-il autre chose que de marcher à sa manière vers la patrie? Et nous qui cherchons la vie éternelle , faisons-nous autre chose aussi que de parcourir certains sentiers dont l'issue nous conduit rapidement à notre céleste demeure? L'oeuvre qui nous occupe est temporelle et passagère , sans doute , mais notre intention doit être l'éternité.

Nous avons vu que , par les oeuvres de l'homme intérieur, en la contemplation , on éprouve quelquefois un avant-goût de la vie céleste. Or, il arrive aussi que dans les oeuvres de l'homme extérieur , il vient s'offrir de temps à autre quelque similitude ou image de cette vie divine. De même , dit saint Bernard ,

 

1 De Cont., l. 1, c. 12. — 2 In anniv. dedic. Eccl., ser.., 1.

 

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que plusieurs, par la sainteté de leur vie, par la contemplation de l'homme intérieur , par leurs doux entretiens avec Dieu, semblent jouir, à l'avance , sur cette terre de la béatitude de la vie future, et en montrer en eux une image; de même aussi il leur arrive dans le temps présent de participer un peu à la glorification dont leurs corps seront comblés dans l'avenir. Après avoir revu celle grâce qui les établit dans la paix avec leurs frères , ils jouissent de Dieu en eux-mêmes et d'eux-mêmes en Dieu, et ils sentent qu'ils ont vaincu toutes les contradictions de la chair et que leur corps n'est plus pour eux qu'un instrument de bonnes œuvres. Car alors même qu'ils sont affaissés sous les misères et les infirmités , ils trouvent en cet état un moyen de se fortifier intérieurement. Lorsque je deviens faible, dit l'Apôtre, c'est alors que je suis fort (1). Les sens eux-mêmes perçoivent une grâce nouvelle et presque spirituelle; les yeux sont simples, les oreilles soumises , l'odorat sent s'exhaler au milieu des ardeurs de l'oraison un parfum si enivrant , le goût , bien qu'il n'agisse pas, éprouve une telle suavité , le toucher lui-même, par le rapprochement mutuel de la charité, est saisi d'un tel embrasement , que tous ces sens semblent porter au-dedans d'eux-mêmes comme un paradis de délices alimenté par la grâce. Le visage lui-même et tout l'ensemble du corps témoignent par l'éclat d'une vie bien réglée, par la beauté de moeurs et d'actions saintes , par l'empressement pieux et tendre d'une soumission réciproque,

 

1 II Cor., 12.

 

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que cette grâce a établi entre les sens un accord parfait , accord qui montre que là il n'y a vraiment qu'un coeur et qu'une âme. Et ainsi sur cette terre commence pour ces hommes la gloire dont leurs corps jouiront dans l'avenir; la pureté de leur conscience et la sainteté de leur vie intérieure leur font entrevoir la félicité parfaite dont ils seront possesseurs en cette vie dont la durée est éternelle. »

Origène dit de même : « C'est ici que naît cette concorde de la gloire future qui doit unir les élus de la patrie céleste durant l'éternité. C'est elle qui fortifie les bons, les rend victorieux dans le combat , les enivre de consolation , les établit en société avec Dieu et les fait croître dans l'amour. Elle commence sur la terre ce qui se consommera dans les cieux. » Notre âme peut donc s'écrier : Seigneur, j'entrerai dans le lieu du tabernacle admirable, j'irai jusqu'à la maison de mon Dieu (1).

 

CHAPITRE VII. Comment le Seigneur invite notre âme à venir à lui par le chemin d'une opération méritoire.

 

Considérons , en dernier lieu, par quelles invitations pleines d'amour le Seigneur appelle notre âme à s'avancer vers sa demeure intérieure , secrète et éternelle , en parcourant le chemin d'une action

 

1 Ps. 41.

 

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déiforme, ou autrement d'une opération méritoire.

« Levez-vous, lui dit-il, hâtez-vous, ma bien-aimée, mon unique beauté, ma colombe, et venez (1). Vous êtes ma bien-aimée par l'imitation hiérarchique d'une sainte opération, ma bien-aimée parce que vos mains sont toutes ruisselantes de la myrrhe la plus précieuse. »

L'abbé de Verceil nous dit que par ces mains d'où ruisselle la myrrhe sont marquées les opérations d'une hiérarchie bien refilée. Car, de même que Dieu répand les trésors de ses faveurs et la perfection des saintes oeuvres sur la première hiérarchie angélique, que celle-ci en fait part à la seconde, et la seconde à la troisième; de même l'âme, en sa partie la plus élevée, recevant de Dieu la perfection de ses opérations pour les choses du rang le plus sublime, la communique sans réserve aux opérations de sa partie moyenne, qui ont pour objet ce qui est intérieur, et celle-ci la répand ensuite en la partie inférieure, vouée tout entière aux actes du dehors. Et l'effusion abondante de cette myrrhe toute gratuite préserve les opérations de notre âme de la corruption de la vaine gloire et de la contagion des louanges terrestres.

« Levez-vous donc s'écrie l'Epoux , car je vois briller en vous des actions de rectitude , des actions qui honorent le Père céleste et édifient le prochain. Vos oeuvres sont pleines en présence de mon Dieu (1). Car les oeuvres pleines aux yeux du Seigneur sont les vertus qu'aucun vice ne souille et qui ne courent

 

1 Cant. — 2 Apoc., 5.

 

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point à la poursuite d'une gloire toute extérieure. La plénitude de la loi, c'est l'amour (1). »

« O ma colombe ! vous méritez ce nom par la fécondité inépuisable de vos oeuvres. Semblable à la colombe, vous fuyez les eaux stériles de ce monde et vous vous réfugiez en ma demeure intérieure et éternelle, portant un rameau d'olivier chargé de feuilles verdoyantes , je veux dire une volonté embrasée d'amour et remplie de saintes oeuvres ; et là , comme la féconde colombe, vous bâtissez votre retraite dans le creux de la pierre, vous produisez en paix des fruits de lumière pour l'éternité. »

Saint Bernard, expliquant ce passage des Cantiques, s'écrie : « O ma bien-aimée! si vous désirez le repos , si vous soupirez après la sécurité, si vous aimez la fécondité, déployez vos ailes comme la colombe, prenez votre essor, et venez bâtir votre retraite dans les plaies de Jésus-Christ. Nulle part le repos n'est plus délicieux, la sécurité plus profonde , la fécondité plus abondante , la nourriture à offrir au fruit de votre sein plus facile à trouver. Hâtez-vous donc si vous voulez donner à vos oeuvres l'aliment spirituel dont elles ont besoin. »

Et Origène dit également : « Il est dans la nature des bonnes oeuvres de multiplier l'amour et la joie en se multipliant elles-mêmes, et cette allégresse d'une action sainte est comme un assaisonnement à la nourriture de l'âme; car le bien qu'on accomplit empreint notre goût de suavité et répand le bonheur en nos

 

1 Rom., 13.

 

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coeurs. » — « Pour l'âme , ajoute saint Grégoire , manger , c'est se rassasier de bonnes oeuvres. »

« Hâtez-vous donc , vous qui êtes mon unique beauté par la disposition déiforme de vos actions. »

Or, cette disposition déiforme, c'est le renouvellement de l'âme et l'accroissement de ses forces , autant qu'il est possible, en l'amour, la science et les oeuvres selon Dieu. Nous atteignons une telle disposition lorsque notre amour se rapporte au Saint-Esprit , notre science au Fils, et notre opération au Père. Car il y a en nous d'abord l'amour du bien en général, ensuite la science du bien en particulier, et c'est en partant de ces deux choses qu'on arrive à l'accomplissement du bien connu et aimé d'abord. La créature raisonnable doit donc , selon l'étendue de ses forces, s'assimiler à Dieu par l'amour, la science et l'action, et arriver à l'imiter d'une manière déiforme.

« Venez jouir de la récompense abondante due à votre action infatigable. Je porte avec moi cette récompense, et je rendrai à chacun selon ses oeuvres. » « Venez du Liban , ô mon épouse! venez du Liban, ma bien-aimée , venez, et vous serez couronnée (1). »

L'abbé de Verceil dit sur ce passage : « Les trois hiérarchies de l'Epouse sont environnées des splendeurs de la lumière éternelle; elles sont comme des montagnes élevées, et elles sont devenues comme les cimes du Liban , dont le nom signifie blancheur éclatante. Voilà pourquoi l'invitation est répétée trois fois. »

 

1 Apoc., 22. — 2 Cant., 4.

 

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L'Epoux s'écrie donc : « Venez, ô mon épouse, de votre hiérarchie inférieure qui est illuminée de la clarté des vertus politiques, lesquelles, une fois animées par la charité, vous conduisent à agir droitement en toutes les choses extérieures et à ramener vos frères à moi par vos exemples et vos enseignements. »

« Venez de votre hiérarchie du deuxième rang, de cette hiérarchie environnée de la lumière des vertus purgatives qui dirigent vos pas dans tout ce qui est intérieur, en vous exerçant d'une manière déiforme à l'habitude des vertus, et en vous faisant croître dans les dons célestes. »

« Venez de votre hiérarchie suprême, qui est éclairée de la splendeur des vertus d'une âme déjà pure , et qui vous établit comme il convient dans les choses les plus élevées en vous faisant contempler Dieu sincèrement, en vous portant à l'aimer fortement, et à tendre vers ses célestes hauteurs afin de recevoir la couronne. »

« Vous serez couronnée d'un diadème de joie pour les oeuvres de votre hiérarchie inférieure, car il est écrit : Vos frères formeront autour de vous une couronne semblable aux cèdres plantés sur la montagne du Liban (1); et vous vous réjouirez de tous ceux que vous aurez gagnés par vos exemples et vos enseignements. »

« Vous serez couronnée d'une couronne éclatante de beauté pour les oeuvres de votre hiérarchie moyenne, selon cette parole : « Elle a sur sa tête une

 

1 Eccl., 50.

 

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couronne de douze étoiles (1). » Et par ce nombre douze on entend toute perfection. »

« Vous serez couronnée pour les oeuvres de votre hiérarchie suprême de la couronne glorieuse d'une éternité interminable : car, dit le Sage, la couronne que vous recevrez sera stable dans tous les siècles des siècles (2). Cette couronne est présentée comme n'ayant ni fin ni commencement, et ainsi elle signifie l'éternité, qui n'est point renfermée dans les limites d'un temps qui commence et se termine.

« Venez donc, ô mon épouse ! car toutes choses sont communes entre vous et moi. »

« Jamais, dit saint Bernard, on n'a entendu des paroles dont la douceur égalât le langage qu'emploient mutuellement l'Epoux et l'Epouse pour exprimer les tendres affections du Verbe divin et de l'âme , car tout leur est commun ; ils n'ont plus rien de propre, rien qui n'appartienne à tous deux. Il n'y a plus qu'un héritage, une seule maison, une seule table, une seule couche, une seule et même chair, et , selon la parole de l'Apôtre, Dieu et l'âme ne sont plus qu'un même esprit (3). »

Le Seigneur ajoute encore comme un doux attrait à cette sainte invitation : « Venez, car les vignes sont en fleurs, et elles répandent leur parfum délicieux ; et ce parfum a embaumé toute l'étendue de ce chemin, il en a chassé et dissipé toute odeur empoisonnée. »

Or, peut-on signifier mieux que par ces vignes fleuries qui se répandent en exhalaisons si pures,

 

1 Apoc., 12. — 2 Prov., 17. — 7 In Carat., serm. 7.

 

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peut-on signifier mieux les puissances fécondes de l'âme et ses facultés odoriférantes ouvertes aux suavités célestes? Là se trouve la vigne plantée par le céleste ouvrier en nos coeurs comme dans une enceinte bien fermée , vigne formée par les saintes inspirations, accrue par les sacrements et conduite à maturité par les bonnes oeuvres, à raison des soins que le divin Père lui donne par degrés pour lui faire porter du fruit. C'est ce qui fait dire à Hugues : « Le véritable arbre de vie, c'est le Verbe du Père, c'est la sagesse de Dieu qui d'abord est semée invisiblement en nos coeurs par la crainte, comme en un jardin de dé- lices; qui ensuite y est arrosée par la grâce, s'y consume par la douleur, prend racine par la foi , germe par la dévotion , se montre au jour par la componction, croît par le désir, s'affermit par la charité, verdit par l'espérance, se couvre de feuilles et étend ses rameaux par la circonspection , fleurit par la discipline, pousse des fruits par la vertu, mûrit par la patience, se recueille par la mort, et se change en nourriture par la contemplation (1). »

Mais puisque, dit saint Denis, Jésus., la vraie sagesse du Père, est la source abondante des divines suavités; que de sa plénitude il répand les parfums les plus célestes afin de rendre nos intelligences déiformes ; que nos Aines, enivrées délicieusement de ces parfums et remplies de ces saintes et ineffables émissions, s'en servent comme d'un aliment vivant dont la vertu pénètre jusqu'aux replis les plus intimes

 

1 L. 2 c. 1, de Arc. Noe.

 

520

 

de notre intelligence , selon la part qu'elle prend à ces faveurs , il est clair que ceux en qui cette sagesse indicible a fixé son séjour, sont fécondés par ses dons divins comme des vignes en fleurs, qu'ils sont perfectionnés par l'habitude des vertus et les fruits de leurs bonnes oeuvres , et qu'ils exhalent autant d'odeurs suaves qu'ils offrent d'exemples d'actions vertueuses. C'est ce qui fait dire à saint Paul (1) : Je rends grâces à Dieu qui répand par nous en tous lieux la bonne odeur de Jésus-Christ, soit à l'égard de ceux qui se sauvent, et que cette bonne odeur récrée, soit à l'égard de ceux qui se perdent, et qui l'ont en horreur, comme certains animaux repoussants ont en horreur l'odeur de la vigne à l'époque où elle fleurit.

Ainsi ces vignes en fleurs sont donc les puissances fécondes de l'âme et ses facultés odoriférantes que le céleste ouvrier a choisies pour sa demeure et qu'il a par ses soins couvertes de plantes fleuries et embaumées. Elles sont fleuries par la parole de vérité ; elles sont embaumées par l'impression de la charité. Saint Denis nous dit que le Fils et le Saint-Esprit sont comme des plantes qui ont leur naissance dans le Père, qu'ils sont comme des fleurs, et comme des lumières au-dessus de toute substance qui procèdent de la lumière elle-même, ou du Père des lumières. C'est pour cela que cet ouvrier divin s'écrie : « Venez, vent du midi , soufflez de toutes parts dans mon jardin afin que les parfums en découlent (2). »

L'abbé de Verceil urnes dit sur cette parole :

 

1 II Cor. 2 — 2 Cant., 4.

 

521

 

« L'épouse est ici invitée à la perfection de l'opération hiérarchique. Le vent du midi est un vent chaud et pur; on peut par lui entendre le Verbe en ce qui concerne la pureté de la vérité, et l'Esprit-Saint en ce qui a rapport à la chaleur de la charité. Le suprême ouvrier s'écrie : Venez, vent du midi, et soufflez de toutes parts dans mon jardin, c'est-à-dire eu la suprême hiérarchie de l'âme, et rendez-la par des soins tout particuliers comme un jardin de délices, féconde en oeuvres de vérité et en exemples d'une odeur ineffable; faites qu'elle produise le vin qui fait germer les vierges et les âmes virginales ; que ses parfums et les trésors abondants des suaves lumières dont elle est remplie se répandent avec ordre, qu'ils s'écoulent de la hiérarchie suprême sur celle qui lui est inférieure , et de celle-ci sur celle qui tient le dernier rang , afin que l'âme puisse s'exercer à la perfection des oeuvres hiérarchiques, afin qu'incessamment et d'une manière déiforme, elle se porte en haut vers Dieu pour puiser en lui la lumière divine et odorante qui féconde par-dessus tout et perfectionne sa vigne ; qu'après avoir puisé cette lumière ineffable elle la garde fortement au-dedans d'elle-même afin d’agir par elle; qu'ensuite elle la communique aux autres par des enseignements véritables et par des exemples attrayants, sans en rien perdre cependant ; et qu'elle puisse enfin s'écrier : Comme la vigne, j'ai poussé des fleurs d'une agréable odeur, et nues fleurs sont des fruits de gloire et d'abondance (1).

 

1 Eccl., 24.

 

522

 

« Les trois personnes divines font donc leur demeure en ces vignes : le Père en la mémoire pour y exciter, par de saintes inspirations, les ouvriers à travailler avec courage ; le Fils en l'intelligence pour les illuminer par des vérités éclatantes de lumière, et les conduire prudemment en leur travail ; le Saint-Esprit en la volonté pour les embraser d'affections brûlantes et les rendre dignes de servir d'exemples à leurs frères. C'est ce qui fait dire à Origène : « L'oeil est dans la joie quand la mémoire est fortifiée par le Père, l'intelligence éclairée par le Fils, et la volonté rendue agile au travail par le Saint-Esprit. C'est dans les vignes d'Engaddi que Dieu a fixé son séjour ; ainsi , plus je m'en éloignerai, plus je m'approcherai de la stérilité. O mon âme ! rentrez en votre repos (1), c'est-à-dire en votre Dieu, afin qu'en vous, comme dans un miroir, il forme son image parfaite, afin qu'il y prenne sa joie d'une manière ineffable , qu'il vous comble des caresses les plus familières , qu'il vous élève en vous renouvelant, qu'il vous renouvelle en vous embellissant, qu'il vous embellisse en vous aimant, qu'il vous aime en demeurant en vous, qu'il vous préserve de toute chute à venir en vous établissant sur vos gardes, et qu'il vous remplisse de joie en vous inspirant des actions de grâces pour votre conversion.

Maintenant que notre esprit est invité avec tant d'amour à s'avancer, qu'il est animé si fortement à parcourir ces chemins de l'éternité, et attiré par le Père avec tant de charité et de tendresse , il est juste

 

1 Ps. 114

 

523

 

de demander au Bien-Aimé qui nous adresse ces invitations , de vouloir bien être durant la route notre compagnon, notre chef, notre guide et notre défenseur, car il est la voie, la vérité et la vie (1). Il est la voie par laquelle nous devons marcher, et dont Isaïe a dit : C'est ici la voie; marchez dans ce chemin sans vous détourner ni à droite ni à gauche (2). Saint Augustin dit également : « Le Verbe en se faisant homme, est devenu pour nous la voie. Marchez par l'homme, et vous arriverez à Dieu. » Il est la vérité à laquelle nous parviendrons, car la vérité est la fin des énigmes. C'est ce qui a fait dire à saint Jean : Nous le verrons tel qu'il est. Personne ne connaît le Père si ce n'est le Fils et celui à qui le Fils aura voulu le révéler (3). Il est la vie en laquelle nous demeurerons pour l'éternité; aussi est-il écrit : Qui m'aura trouvé, trouvera la vie (4). Et sans doute cette vie est la vie éternelle.

L'âme pleine d'amour peut donc s'écrier avec confiance, en se servant des paroles des Cantiques : « Venez, ô mon Bien-Aimé! venez en mon intention brûlante d'ardeur pour les choses éternelles, afin de lui faire parcourir le premier chemin , celui de la droite intention. Allons au milieu des champs par une pieuse méditation des biens célestes; c'est là le second chemin. Demeurons au milieu des vallées par la douce contemplation de ces mêmes biens; c'est ainsi que nous parcourrons le troisième chemin. Levons-nous dès le matin pour nous avancer vers l'amour enivrant de vos beautés; c'est le terme du quatrième chemin.

 

1 Joan., 10. — 2 Is., 30. — 3 Joan., 3. — 4 Prov., 7.

 

524

 

Voyons si notre vigne a poussé des fleurs par la révélation abondante de vos divins secrets; c'est là que vous nous appelez par le cinquième chemin. Examinons si nos fleurs ont produit des fruits par un avant-goût qui nous fait expérimenter les jouissances célestes; c'est le sixième chemin. Enfin, considérons si les pommes les plus excellentes sont en fleurs par une opération déiforme des choses qui ont pour but les collines éternelles. »

C'est ainsi que l'homme s'avancera en la demeure de son éternité. Là , dit l'auteur du livre de l'Esprit et de l'âme, là on verra sans nuage, on connaîtra avec plénitude , l'amour sera vrai , l'union inébranlable, la société inséparable, la ressemblance parfaite, la vie heureuse, éternelle et s'étendant au-delà de tous les siècles. L'âme qui parcourt ces divers chemins participe à l'avance à l'ordre et à la demeure de toutes ces choses; elle les goûte avec bonheur, et sa course en devient plus rapide. Car, dit saint Grégoire (1), aimer les biens placés au-dessus de nous, c'est s'avancer vers les hauteurs célestes , et lorsque l'homme soupire avec ardeur après leur possession , il goûte déjà d'une manière admirable ce qui fait l'objet de ses désirs. Une fois que la consolation s'est fait sentir à notre esprit en son chemin, l'ardeur de sa course l'échauffe , sa dévotion l'attendrit , son amour le dissout, il s'élance vers les régions supérieures par sa ferveur, et ne veut plus s'arrêter ni goûter de repos ailleurs que dans l'éternité.

 

1 Mor., l. 15 , c. 27.

 

525

 

Origène, parlant de ces choses, s'écrie comme plein d'admiration (1) : « Le sentiment le plus doux de la divine consolation consiste , dit-on, à se dissoudre dans l'amour. Or, l'âme se dissout lorsqu'elle s'attendrit par la dévotion et que l'Epoux trouve à s'y reposer suavement sans ressentir aucune aspérité ; elle se dissout lorsqu'elle s'embrase par la dévotion , que son Bien-Aimé ressent en elle la chaleur du divin amour, et que, par un contact tout spirituel, il l'inonde d'une allégresse sans limites. Elle se dissout alors , car sa ferveur la faisant comme déborder au-dehors d'elle-même , Dieu seul la possède tout entière , et il devient lui-même par son. éternité bienheureuse le terme de ses mouvements , de ses efforts et de ses ardeurs. »

Qu'il daigne diriger nos pas , nous conduire et nous faire parvenir à cette demeure de son éternité, celui qui est un seul Dieu en trois personnes , Dieu béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

 

1 In Cant., c. 2.

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