RÉPONSES A DIVERSES QUESTIONS TOUCHANT LA RÈGLE DE SAINT FRANÇOIS.
RÉPONSES A DIVERSES QUESTIONS TOUCHANT LA RÈGLE DE SAINT FRANÇOIS.
QUESTION PREMIÈRE. Pourquoi, tant d'ordres saints et approuvés existant déjà dans le monde, saint François a voulu établir une règle nouvelle.
QUESTION II. Pourquoi les frères mineurs prêchent au peuple et entendent les confessions, alors qu'ils n'ont point la charge ordinaire des âmes.
QUESTION III. Pourquoi les frères mineurs s'appliquent à l'étude des lettres.
QUESTION IV. Pourquoi les frères mineurs n'ont rien de propre ni en particulier ni en commun.
QUESTION V. Pourquoi les frères mineurs ne demeurent pas dans la solitude.
QUESTION VI. Pourquoi les frères mineurs ont de grands couvents.
QUESTION VII. Pourquoi les frères mineurs recueillent et conservent plus qu'il ne faut pour la nourriture d'un seul jour.
QUESTION VIII. Pourquoi les frères mineurs demandent plus aujourd'hui qu'autrefois.
QUESTION IX. Quelle est la cause de cette impatience à supporter la misère dont il vient d'être parlé dans la réponse précédente.
QUESTION X. Pourquoi tons les hommes ne sont pas reçus indistinctement dans l'ordre.
QUESTION XI. Pourquoi les frères mineurs ne se livrent pas au travail des mains pour gagner leur vie.
QUESTION XII. Si l'on peut passer d'une religion quelconque à la religion de saint François.
QUESTION XIII. Si après avoir fait profession dans l'ordre de saint François, on peut en sortir et passer à un autre.
QUESTION XIV. S'il est permis à l'ordre des Frères mineurs de chasser quelqu'un pour ses fautes; et si celui qui est sorti, venant à se repentir, demande à être reçu de nouveau, on peut le refuser.
QUESTION XV. Si l'on doit recevoir dans l'ordre de saint François tous ceux qui s'y présentent.
QUESTION XVI. Pourquoi eu religion il y a des hommes de moeurs dépravées.
QUESTION XVII. Pourquoi tous les hommes d'une vie irrégulière ne sont pas chassés de l'ordre.
QUESTION XVIII. A quels signes une religion est reconnue bonne et peut être jugée meilleure qu'une autre.
QUESTION XIX. Pour quelles causes les ordres s'affaiblissent dans la vie religieuse, alors qu'ils semblent faire des progrès en certaines choses purement extérieures.
QUESTION XX. Pourquoi il y a quelquefois des dissensions parmi les religieux.
QUESTION XXI. Quelles actions les religieux doivent cacher.
QUESTION XXII. Pourquoi les religieux de saint François s'asseyent à la table des riches.
QUESTION XXIII. Pourquoi les religieux rendent plus d'honneurs aux riches qu'aux pauvres.
QUESTION XXIV. Comment les frères mineurs peuvent posséder des maisons, des jardins, des livres, etc.
QUESTION XXV. Si les frères mineurs transgressent leur règle en faisant recevoir et garder par d'autres l'argent qui leur est offert en aumône.
QUESTION XXVI. Si les frères mineurs peuvent recevoir l'aumône de ceux qui ramassent d'une manière injuste.
PRÉFACE.
L'ordre des Frères mineurs a été donné à l'Eglise entre tous les ordres religieux , pour édifier les fidèles dans la foi et les moeurs par les enseignements de la doctrine et les exemples d'une bonne vie, pour leur apprendre à marcher sur leurs traces et fortifier leur foi contre la perversité des hérésies. Il a été placé comme un flambeau dont l'éclat doit dissiper les ténèbres de la maison et remplir de courage les ouvriers qui y travaillent. Mais pour retirer un fruit plus abondant de ces divers moyens d'édification, cet ordre a besoin d'être revêtu de quatre ornements distincts , sans lesquels il ne saurait profiter aux autres comme il convient, bien que pour lui-même il puisse se passer de quelqu'un d'entre eux. Le premier est une vie irrépréhensible; elle est pour nous d'une utilité souveraine et elle édifie le prochain. Le second est la science des saintes Ecritures, sans laquelle on ne saurait enseigner ni sûrement ni utilement les autres. Le troisième est le pouvoir de prêcher et dentendre les confessions; car on rend par là aux fidèles les services les plus considérables. Le quatrième,
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enfin , est une réponse satisfaisante à certains doutes de personnes qui ne comprennent pas comment, dans un ordre, plusieurs choses puissent se faire raisonnablement et licitement, et bien plus , nécessairement et d'une façon méritoire. Ces choses les remplissent d'étonnement et les scandalisent. Il faut donc leur montrer comment et de quelle manière de pareilles choses sont conformes à la raison, puisque nous sommes tenus à les observer. Notre lumière doit briller aux yeux de tous si nous ne voulons pas que nos oeuvres deviennent un piège aux aveugles. Aussi le Seigneur a-t-il dit : Vous êtes la lumière du monde... Que votre lumière brille devant les hommes (1). Il nous est donc important de mettre au grand jour des choses qui, non comprises , pourraient être regardées comme des ténèbres et nuire à l'édification du prochain; il nous est nécessaire d'en rendre raison. Quand un homme ne connaît point un art, il ne comprend point de quelle utilité peuvent être certains instruments de cet art entre les mains des ouvriers. Ainsi le plus souvent les mondains et les ignorants sont dans un tel étonnement de voir les hommes spirituels faire telles ou telles choses , qu'il est avantageux d'en dérober plusieurs à leur regard, non par dissimulation, mais par sagesse , pour ne point nuire aux faibles et ne pas donner une occasion de scandale aux hommes d'une intelligence bornée. « Otez la rouille de l'argent, dit l'Ecriture, et il s'en formera un vase très-pure (2). Enlevez du bien ce qui peut prêter au soupçon, en
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en rendant raison , et il paraîtra pur, et ce qui semblait vicieux sera considéré comme excellent. De là cette parole de saint Pierre : Soyez toujours prêts à répondre, pour votre défense, à tous ceux qui vous demanderont raison de votre espérance (1). Les oeuvres de Dieu sont elles-mêmes d'une pureté éclatante , et cependant elles sont souvent, pour les ignorants et les infidèles, une occasion de ruine lorsqu'ils ne les comprennent pas et les expliquent d'une façon grossière ou perverse. Heureux, dit le Seigneur , celui qui ne prendra point de moi un sujet de scandale (2). Et le Prophète dit également : Vous serez saint avec celui qui est saint, et vous userez de détour à l'égard de celui dont la conduite n'est pas droite (3). Si donc vous désirez voir votre flambeau répandre des rayons plus lumineux , éloignez les obstacles , et sa clarté jaillira plus pure et plus éclatante.
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On demande donc pourquoi , tant de saints ordres existant, tant de règles étant approuvées, saint
François
a voulu établir une nouvelle règle , comme si les instituts des autres saints ne suffisaient pas.
Je réponds : Notre père , saint
François
, plein de l'esprit de Dieu, embrasé du zèle de sa charité et de l'amour du prochain , brûlait en son coeur d'un triple désir. Il aurait voulu pouvoir imiter Jésus-Christ en toute vertu et en toute perfection ; s'attacher à Dieu sans réserve en le goûtant par une contemplation assidue; lui gagner le plus d'hommes possible et sauver ces âmes pour lesquelles le Sauveur a daigné être crucifié et mourir. Or, comme ce n'était point assez pour lui d'accomplir tout cela en personne , il résolut d'établir un ordre afin d'avoir, non-seulement dans le temps présent , mais encore dans l'avenir, un grand nombre de coopérateurs appliqués à imiter sa sainteté et à ramener une multitude d'âmes à Dieu. Les ordres que notre saint trouva dans l'Eglise avaient bien quelques-unes de ces trois choses; car les cénobites imitent Jésus-Christ dans la pratique des vertus , les ermites s'adonnent très-fréquemment à la
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contemplation divine , les clercs dirigent les peuples , ils sont chargés des âmes en vertu de leur ministère, et ils doivent exercer à leur égard une vigilance souveraine. Mais aucun ordre ne réunissait ces trois choses ensemble. Alors , instruit par l'Esprit-Saint , il fit une nouvelle règle et il établit un nouvel ordre ayant pour but de marcher sur les traces de Jésus-Christ en pratiquant les conseils évangéliques , en vivant dans l'obéissance, la chasteté et le renoncement aux biens; de s'adonner utilement au salut des âmes par la prédication et la confession , et d'arriver aux pures jouissances de la céleste contemplation en observant la pauvreté la plus rigoureuse et en gardant ainsi une liberté entière d'esprit. Si quelquefois dans cet ordre le travail extérieur vient interrompre le repos de la contemplation , la liberté du coeur n'étant distraite par aucune sollicitude des choses temporelles , laisse aux hommes fervents une grande facilité de répondre à leur vocation spirituelle , comme de prier, de lire , de méditer, de contempler. Or, le tumulte des soins terrestres nous empêche plus fortement d'arriver à la pureté de la dévotion , que le travail extérieur des oeuvres de vertu , car l'importunité de tels soins produit l'inquiétude de l'esprit quand le corps est en repos. Au contraire , l'exercice fidèle des bonnes oeuvres donne le repos à la conscience , et en l'affermissant il l'élève vers les célestes hauteurs. Ce travail est comme la préparation d'un banquet où l'homme doit goûter l'allégresse et le repos. Ainsi le Seigneur s'occupait durant le jour à enseigner sa doctrine au
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peuple et à guérir les malades , et il consacrait les nuits à prier dans les lieux retirés. Le jour , il enseignait dans le temple, dit saint Luc, et la nuit, sortant de la ville, il se retirait sur le mont des Oliviers (1). Et le Prophète dit de même : Le Seigneur a fait éclater sa miséricorde durant le jour, et la nuit a retenti de cantiques à son nom (2). Saint
François
a voulu que ses frères fussent astreints à travailler au salut des âmes, non par un précepte rigoureux, mais seulement par le sentiment d'une charité toute libre; il a voulu leur faire acquérir des mérites en sauvant les autres et les soustraire aux dangers attachés à leur ruine ; il les a rendus participants dans le gain et mis à l'abri des pertes. Ils doivent arracher les hommes aux périls du naufrage ou de l'incendie , en demeurant en sûreté sur la pierre ferme et sans courir le risque de s'abîmer avec ceux qui périssent dans le péché.
Mais , nous dit-on , puisque vous ne voulez point accepter le soin ordinaire des âmes, pourquoi prêchez-vous au peuple et entendez-vous les confessions?
1 Luc., 21. 2 Ps., 41.
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Vous portez votre faulx dans la moisson des autres; car c'est là l'affaire de ceux qui ont charge d'âmes. Vous faites injure aux pasteurs ; vous exercez à leur préjudice un ministère qui leur a été confié ; vous trompez ceux que vous absolvez, n'ayant pas sur eux la juridiction ordinaire. Vous agissez contre les saints canons et mettez vos âmes en péril.
Je réponds : Nous ne faisons injure à personne, nous ne trompons personne ; mais le saint-siège , qui a sans intermédiaire le soin de l'Eglise , et de qui les autres pasteurs , tant supérieurs qu'inférieurs , reçoivent leur juridiction , soit médiatement , soit immédiatement ; le saint-siège , dis-je , d'où émanent toutes les lois canoniques , a vu qu'en ces derniers temps les jours périlleux dont parle l'Apôtre menaçaient ; que , d'un autre côté , le filet de la prédication évangélique ayant été jeté, avait entraîné à la foi une si grande multitude d'hommes qu'il en rompait; que la moisson des fidèles était abondante et les ouvriers peu nombreux à cause des péchés qui se multiplient chaque jour dans l'Eglise; il a vu que les évêques adonnés aux affaires du dehors ne peuvent s'appliquer aux choses spirituelles ; que peu de pasteurs résident en personne dans leurs églises , mais qu'ils contient à des vicaires et à des mercenaires leurs brebis ou autrement les âmes dont ils sont chargés; qu'en plusieurs de ces hommes se rencontrent beaucoup de défauts : l'ignorance , une vie sans régularité , la négligence et autres vices qui les rendent inhabiles au gouverneraient des âmes , et ainsi les
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peuples demeurent sans être instruits de leurs devoirs, sans être arrachés de la fange du péché. Alors il nous a appelés au secours du clergé et des fidèles, afin que, par la prédication et la confession , nous apportassions quelque soulagement aux âmes , et qu'en acceptant une partie du fardeau des pasteurs ils fussent d'autant allégés. Ainsi Pierre et ses compagnons ne pouvant à eux seuls tirer jusqu'aux rivages de la mer leurs filets à cause de la multitude de poissons dont ils étaient remplis , firent signe à Jacques et à Jean qui étaient dans une autre barque, image de la vie religieuse , de venir les aider pour les empêcher de périr et de perdre le fruit de leur pêche. Lors donc qu'envoyés par le signe apostolique , accueillis par la bienveillance des évêques, nous remplissons vis-à-vis de leurs sujets l'office de prédicateurs et de confesseurs , c'est au nom de la charité et en vertu de l'autorité de leurs supérieurs que nous les absolvons ; nous ne les trompons pas , mais nous les secourons; nous ne portons aucun préjudice à leurs pasteurs , mais nous leur rendons service; car nous travaillons pour eux et nous exhortons les fidèles à leur rendre l'obéissance qui leur est due. Si le curé peut commettre à un autre le soin de son troupeau , combien plus le peuvent le Pape et les évêques qui ont une puissance plus entière sur tous les hommes confiés à leur sollicitude sans distinction aucune ? Et ensuite si nous donnons aux fidèles par charité et sans y être forcés les secours spirituels en les instruisant , en priant et en les absolvant de leurs fautes dans la confession , de leur côté
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ils pourvoient à nos besoins corporels par une charité parfaitement libre et sans y être contraints en aucune manière; et d'ailleurs le Seigneur a établi que ceux qui annoncent l'Evangile peuvent vivre de l'Evangile (1).
Comme les religieux doivent vivre en toute simplicité , abonder en toutes sortes de vertus et diriger tous leurs efforts de ce côté , je demande donc pourquoi de nos jours les frères mineurs s'adonnent à l'étude des lettres , pourquoi ils étudient dans leur vie privée? Nos pères d'autrefois sont loués d'avoir dédaigné de pareilles occupations , ainsi que nous le lisons de saint Benoît et des autres.
Je réponds : L'office de prédicateur et de confesseur étant attaché à notre .ordre comme partie régulière de ses emplois , cet office exige la connaissance des saintes Ecritures qui, en plusieurs endroits, ont besoin d'explications difficiles ; mais si l'on ne veut par ignorance enseigner l'erreur pour la vérité, il est nécessaire de se livrer à l'étude de ces divins Livres et d'avoir des maîtres pour en être instruit. Ensuite une telle science est non-seulement utile à l'enseignement
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des autres , mais encore à notre propre instruction: ear elle apprend à l'homme à bien se gouverner lui-même , à discerner les vertus des vices, à avoir une connaissance plus claire de Dieu et des récompenses futures , et à vivre en tout avec plus de prudence et en produisant des fruits plus abondants. Aussi l'Apôtre exhorte-t-il Timothée à s'adonner à cette lecture (1) , et nous entendons fréquemment louer le zèle des saints à méditer les Ecritures célestes. C'est aux sources des Ecritures que l'on puise la vérité de la foi et la sainteté de la vie, sans lesquelles il est impossible d'arriver au salut. Ensuite les hérétiques ont trouvé dans de fausses interprétations de ces livres sacrés l'occasion de leurs erreurs; il faut donc, par une investigation profonde et diligente , renverser leurs subtilités, prémunir les fidèles contre leurs fraudes et découvrir leurs piéges cachés. De là cette parole de saint Jérôme : « Une sainte ignorance ne sert qu'à elle-même; mais autant elle édifie l'Eglise par les bons exemples de sa vie, autant elle lui est nuisible si elle ne peut s'opposer à ceux qui répandent l'erreur. » De là encore cette autre parole de l'Apôtre : Que l'évêque soit puissant à exhorter selon la saine doctrine et à convaincre ceux qui s'y opposent (2).
Il suffit à la perfection d'une religion de ne rien posséder de propre en particulier, et d'avoir en commun des biens destinés aux besoins de tous. Tels étaient les ordres de nos anciens Pères , de saint Benoît , de saint Augustin et des autres. C'est même agir contre la raison et en quelque sorte tenter Dieu , que d'ex-poser un ordre aussi considérable à une mendicité de chaque jour, comme si l'on attendait que le Ciel pourvût à sa nourriture alors qu'il est en son pouvoir de se la procurer autrement.
Je réponds : La perfection a plusieurs degrés : les uns sont plus élevés , les autres moins; et l'on ne préjudicie en rien à la perfection des autres ordres , parce que l'on peut en trouver de plus sublimes. Il n'y a pas tentation de Dieu à croire aux promesses de Jésus-Christ , à obéir à ses conseils , à marcher sur ses traces. Il s'est écrié lui-même : Je vous le dis en vérité, pour vous qui avez tout abandonné et m'avez suivi, vous serez assis sur douze trônes et vous jugerez les douze tribus d'Israël (1). Le Seigneur nous a enseigné cette pauvreté, il l'a pratiquée, il n'a rien voulu posséder sur la terre. Les renards ont leurs
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tanières, et les oiseaux du ciel leurs nids; mais le Fils de l'Homme n'a pas où reposer sa tête (1).
Beaucoup de raisons ont porté notre ordre à ne rien avoir en propre sur la terre. C'est 1° afin de marcher d'une manière plus parfaite à la suite de Jésus-Christ, car il a dit : Si vous voulez être parfait, allez, vendez ce que vous avez, donnez-le aux pauvres et suivez-moi (2); 2° pour nous soustraire plus facilement aux piéges de l'avarice : Ceux qui veulent devenir riches, écrit l'Apôtre , tombent dans la tentation et dans le piége du diable, en divers désirs inutiles et pernicieux qui précipitent les hommes dans l'abîme de la perdition et de la damnation, car l'amour des richesses est la racine de tous les maux (3); 3° pour expier plus parfaitement les fautes de superfluité (4) : L'homme rendra sept fois autant, dit le Sage , et il donnera tout ce qu'il a dans sa maison; 5° afin d'acquérir une gloire plus élevée en pratiquant les diverses vertus qui accompagnent la pauvreté , selon cette parole du Sauveur (6) : Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des cieux est à eux; 5° afin d'avoir l'esprit plus libre pour les choses spirituelles , comme l'oraison , la contemplation, la lecture. 6° De là cette autre parole de Jésus-Christ (6) : Ne vous mettez point en peine d'avoir de l'or ou de l'argent, ou dautre monnaie dans votre bourse; 7° afin de proposer avec moins de crainte la parole de Dieu à tous; 8° afin de pouvoir mieux enseigner aux hommes qui espèrent dans le
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Seigneur à mettre leur confiance en lui ; 9° pour avoir l'occasion , en demandant l'aumône , d'offrir aux autres de plus fréquents exemples d'édification ; 10° afin de porter ceux qui nous viennent en aide pour les biens de ce monde , à nous demander avec plus de confiance les biens de l'âme; 11° afin de nous rendre plus attentifs à ne causer aucun scandale dans la crainte de manquer des choses nécessaires à la vie; 12° afin que nous soyons d'autant plus humbles que nous avons plus besoin du secours des autres. Mais comme nous répandons parmi les fidèles la semence spirituelle, ce n'est pas seulement à titre de grâce que nous attendons d'eux les aliments corporels; car l'ouvrier est digne de sa récompense (1). Il ne nous convient pas, dit saint Jérôme , de pourvoir à nos besoins en possédant des revenus , mais nous devons nous approcher de la table du Seigneur comme de fidèles coopérateurs.
Les autres religieux se sont appliqués à se soustraire au tumulte de la multitude mondaine et à demeurer dans la solitude. Pourquoi donc avez-vous coutume de demeurer de préférence dans les villes et autres
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endroits populeux , comme si vous désiriez y trouver plus de délices et y vivre en de plus grandes agitations et avec moins de dévotion?
Je réponds : Nous avons coutume de demeurer parmi les hommes pour trois raisons principales : 1 ° pour leur édification, afin d'être plus promptement à eux quand ils demandent à s'approcher du sacrement de pénitence , à être instruits, à recevoir des conseils de salut, et aussi afin de leur donner l'exemple d'une bonne vie. Si nous étions éloignés d'eux, ils ne pourraient venir aisément nous trouver dans leurs besoins , il serait difficile de nous appeler aussi souvent; ces allées et venues seraient pour nous la source d'une plus grande agitation que notre séjour parmi eux; et ensuite souvent avant notre arrivée les sentiments d'amour et de componction des pécheurs qui demandent à se confesser auraient eu le temps de s'évanouir.
2° La seconde raison est le manque d'aliments. Nous ne pourrions trouver personne qui offrît les choses nécessaires à la vie, soit aux arrivants, soit aux religieux de ces résidences , soit aux malades , et nous ne les avons pas en notre possession. Ensuite les étrangers qui viennent pour nous demander conseil, ne pouvant faire leurs affaires et se retirer aussitôt , seraient forcés le plus souvent de demeurer en nos maisons, et plusieurs raisons s'y opposent : ce serait pour nous une source de dérangement, une cause de soupçon , et notre pauvreté ne nous permettrait pas de les recevoir.
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3° La troisième raison , c'est notre sûreté. Si nous demeurions loin des villes, nous ne pourrions défendre nos livres, nos calices, nos vêtements et autres objets nécessaires contre les voleurs, les bandits et les gens au service des puissants. Nos personnes mêmes seraient souvent exposées; car nous pourrions blesser quel-qu'un dans nos prédications , en indisposer d'autres en recevant dans l'ordre leur fils ou leur frère ; d'autres encore voudraient contrister malicieusement un ami des frères, ou bien ne nous supporteraient, qu'avec peine en certains endroits : ce serait assez pour les exciter à incendier nos maisons , et il nous serait impossible de goûter la paix en de pareils lieux. Ceux qui ont des possessions et des biens suffisants , peuvent résider hors des villes. 1)e même les solitaires dont les besoins sont fort restreints et qui n'ont presque rien à demander aux autres. Je passe sous silence plusieurs autres raisons qui nous obligent à demeurer parmi les hommes et non dans la solitude , selon les conditions de notre ordre. Ce que nous venons de dire suffit.
Nos saints Pères sont loués d'avoir habité en de petites cellules , en des demeures sans valeur. Pourquoi donc , vous autres, bâtissez-vous de grandes et
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superbes maisons, des oratoires somptueux? pourquoi acquérez-vous à grand prix des cours d'une si vaste. étendue , alors que vous êtes pauvres et mendiants , et que vous devez mépriser les choses de ce monde?
Je réponds : Connue il nous faut demeurer parmi les hommes , ce doit être à l'extérieur ou à l'intérieur des villes. Si c'était au-dehors où nous pourrions acheter des terrains plus grands à un prix plus faible , soit dans les jardins, soit dans la campagne, nous aurions de temps à autre à redouter la guerre; les habitants du lieu craindraient que les ennemis ne vinssent à s'emparer de nos maisons et à s'en servir pour attaquer leurs villes; ils n'oseraient pas d'ailleurs, en de pareils dangers , venir chez nous pour la confession, la messe et la prédication, et aussi ils n'aiment point nous voir demeurer hors de leurs murs. Si , au contraire, nous habitons à l'intérieur des villes, où, à cause de la grande multitude, les places sont d'un plus haut prix , il nous faut cependant en acheter une étendue suffisante pour le cloître , l'oratoire, les bâtiments nécessaires à la communauté , aux étrangers , aux malades , pour le jardin dont nous avons besoin pour produire des légumes et pour prendre l'air, si nous voulons pourvoir au soulagement des malades, conserver la santé des autres religieux et offrir quelque récréation à ceux qui se sont fatigués dans les choses spirituelles. Les séculiers accoutumés à courir çà et là ne sentent pas la nécessité de pareils lieux pour respirer l'air ; mais les religieux enfermés entre les murs de leurs cellules deviennent bientôt languissants et
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incapables d'aucun exercice de l'esprit, s'ils ne trouvent. en leurs demeures quelques moyens de se récréer ; bientôt ils ne font plus aucun progrès, ni pour eux ni pour les autres , dans la dévotion intérieure ni dans l'intelligence de la sagesse; on ne voit plus briller en eux les exemples de vertu ni la doctrine du salut. Sans doute les parfaits trouvent bons tous les lieux pour l'observance de la discipline intérieure , mais il n'en est pas ainsi des imparfaits et de ceux qui ont encore à se former à la vertu. Ils ont besoin de divers endroits dans leurs cloîtres pour savoir où ils doivent se taire , où il leur est permis de parler, où il faut prier, travailler, lire, manger, où les malades reçoivent des soins , où les arrivants se reposent des fatigues du voyage. Tout cela est nécessaire dans une communauté; car si chaque chose se faisait confusément et selon la volonté de chacun , il n'y aurait plus parmi les frères ni la discipline. ni la tranquillité , ni la dévotion convenables , ce qui causerait un grave détriment à la religion et tournerait au scandale et à la ruine des autres ; car les faibles n'apprendraient plus à avancer, et les parfaits ne contribueraient plus à l'édification de leurs frères.
Mais , comme nous l'avons dit , les terrains dans l'enceinte des villes sont d'un prix trop grand pour que nous puissions acquérir une étendue suffisante pour placer nos divers logements à la suite les uns des autres et à un même étage. Il faut donc les élever les uns au-dessus des autres et de façon à leur donner l'air suffisant pour la santé. Voilà pourquoi nos maisons
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paraissent si considérables, si élevées, si superbes et si peu conformes à la pauvreté; et cependant la pauvreté est la principale cause de toute cette apparence extérieure. Pour ne pas trop nous élargir au-dehors , nous nous resserrons au-dedans. Nous sommes environnés des maisons de nos voisins , nous avons souvent à craindre les incendies qui s'étendent au loin dans les villes; pour ne pas exposer nos maisons , nos églises , nos livres et autres choses nécessaires à des périls de chaque jour, pour ne pas être plongés en des alarmes continuelles sur le sort de nos malades , pour ne pas non plus fatiguer nos voisins par la crainte d'incendies de notre part , nous construisons nos maisons en pierre, quand nous le pouvons. Elles sont ainsi moins exposées au feu et de plus longue durée; car non-seulement le corps a à souffrir, mais le coeur aussi est soumis à de grandes distractions , quand on a à construire souvent de nouveaux édifices, surtout lorsque l'argent manque et qu'il faut le re-cueillir en mendiant.
Cependant , en tous ces édifices, je ne prétends excuser que ce qui est nécessaire et excusable , et je m'unis à vous pour blâmer dans nos maisons les superfluités, les recherches, les choses contraires à l'esprit religieux et dérogeant à notre règle et à la pauvreté; je les blâme ainsi que tout ce qui déplaît à Dieu dans notre conduite et dans les divers objets à notre usage. Ceux-là sont coupables de cinq péchés différents, qui introduisent le superflu parmi les édifices et ailleurs : 1° Ils transgressent la règle: car en renonçant aux
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pompes du siècle ils ont promis de servir le Seigneur dans la pauvreté et l'humilité véritable. De là cette parole de l'Apôtre : Si je rétablis de nouveau ce que j'ai détruit, je me constitue moi-même prévaricateur (1). 2° Ils donnent le mauvais exemple : les autres apprennent à faire de même , ou bien ils se scandalisent en voyant ceux qui devraient mépriser de telles choses les rechercher et les poursuivre. 3° Ils répandent le trouble parmi les frères avec de semblables édifices et tant de sollicitudes; la dévotion s'éteint et la discipline se détruit dans la religion , selon cette parole : Ceux qui vous rebâtissent sont venus; ils sont vos destructeurs, et ceux qui vous dissipent sortiront du milieu de vous (2). 4° Ils dépouillent les autres pauvres, auxquels ils ravissent les aumônes , et de semblables édifices sont pris sur leurs vêtements et leur nourriture; car en donnant aux uns on refuse aux autres , parce que la volonté et les moyens manquent souvent pour donner à tout le monde. 5° Lorsque nous poussons ainsi les hommes à donner, ils perdent la confiance qu'ils nous portaient et nous devenons impuissants à les édifier par nos exemples , nos prédications , etc. En nous voyant approcher, ils sont dans la crainte et l'effroi que nous ne voulions leur demander quelque chose de pénible à accorder. Ils rougissent de nous refuser; mais en ne donnant pas de bon coeur ils ont moins de mérite , et ainsi ils perdent leur bien et le prix de leur bonne oeuvre.
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Le Seigneur a dit : Soyez sans sollicitude pour le lendemain (1); et vous, par votre règle, vous faites profession de suivre la pauvreté évangélique. Vous ne devez donc recueillir et conserver que ce qui vous est nécessaire pour la nourriture de chaque jour. Cependant vous ne semblez pas agir de la sorte.
Je réponds : Si nous pesons avec attention les paroles de l'Evangile, nous verrons qu'elles défendent l'inquiétude et non la prévoyance. Aussi les saints apôtres , observateurs très-parfaits de l'Évangile , demandaient et recevaient , tant pour eux que pour les autres pauvres qui avaient tout quitté pour Jésus-Christ, les secours des fidèles en vue des besoins corporels à venir. Paul , sur la demande de Pierre, de Jean et de Jacques, fit faire des collectes par les églises afin de nourrir les pauvres du Seigneur. Nous trouvons qu'il a agi de la sorte en plusieurs circonstances. Il a aussi travaillé de ses mains pour se procurer à lui-même et à ses compagnons les choses dont il avait besoin (2). Par sollicitude il faut entendre une anxiété pleine de tourment pour les choses superflues , une
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recherche illicite de ces mêmes choses, une prévoyance avare à les entasser. Comme dans l'oeuvre de notre salut nous devons placer par-dessus tout notre espérance en Dieu , de même nous devons lui abandonner le soin de nos biens corporels , et cependant, lorsque nous le pouvons sans nuire à notre avancement spirituel et à celui des autres , pourvoir à ce qui nous est nécessaire , pour ne pas sembler tenter Dieu et attendre qu'il nous nourrisse miraculeusement chaque jour, comme autrefois les enfants d'Israël. La sainteté de nos premiers frères, animée de l'ardeur d'une perfection plus grande, avait coutume de recueillir en quantité moins considérable qu'aujourd'hui les choses nécessaires à la vie, et le peuple a conçu de là l'opinion qu'il nous est défendu de rien garder pour le lendemain; mais ni en ce temps, ni aujourd'hui, aucun empêchement ne nous a été fait de pourvoir pour quelque temps aux nécessités futures de la vie , surtout pour les choses dont nous pourrions avoir un besoin plus pressant et qu'il nous serait impossible de nous procurer en mendiant. Il y a , en effet , des choses qui veulent être recueillies dans le temps où elles sont abondantes ; si on ne le fait alors qu'elles sont communes et entre les mains de tout le monde , on ne peut dans la suite les avoir ni pour les infirmes, ni pour les étrangers , ni pour les autres sans de grandes difficultés, sans les payer à un prix fort élevé. Or, les mendiants ont coutume de demander dans le temps surtout où ils savent que les riches ont sous la main ce qu'ils réclament, comme à l'heure du repas.
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Ainsi le Seigneur ordonna à sou peuple de recueillir la manne à un temps marqué , parce qu'il ne devait pas la trouver dans la campagne durant tout le jour (1). De là cette parole du Psaume : Vous leur donnez leur nourriture en temps opportun (2). En agissant de la sorte , nous n'étendons pas tant notre prévoyance à nous-mêmes qu'à ceux à qui nous demandons, puisque nous le faisons au moment où il leur est plus facile de répondre à nos désirs et où ils sont mieux disposés à nous accorder l'aumône.
Pourquoi donc demandez-vous plus aujourd'hui qu'autrefois? Vous vous contentiez dans le commencement de parcourir un petit endroit ou tout au plus quelques-uns, et vos demandes se bornaient à peu de chose. Aujourd'hui vous vous étendez par toute la terre , vous embrassez les villes et les campagnes , et vous ramassez abondamment. L'avarice semble avoir crû parmi vous , et le soin de votre ventre vous avoir inspiré une telle prévoyance. On dirait que l'anéantissement de l'esprit en vous ne vous permet pas de demeurer en paix dans vos cellules.
Je réponds : Je n'ose point, comme je l'ai dit déjà,
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excuser les coupables en ce point et en d'autres ; je me propose seulement de satisfaire les hommes bienveillants en faveur de ceux qui sont conduits par la raison et font tout avec une intention pieuse. Quant aux malveillants, ils désirent plutôt calomnier nos actions que connaître la vérité , et ils seraient bien attristés si, leur montrant la vraie raison de plusieurs choses , on leur ôtait le moyen de médire. En effet, un ennemi aime mieux avoir l'occasion d'exercer sa malignité contre celui qu'il a en haine , que d'en manquer; car alors il semble le poursuivre non par envie, mais par justice. Si aujourd'hui nous paraissons recueillir plus qu'autrefois en mendiant, entre autres raisons majeures dont vous pouvez reconnaître la vérité , en voici une importante : c'est qu'autrefois les frères étaient peu nombreux; maintenant ils se sont multipliés partout et ainsi ils ont besoin de plus de choses, car plus le nombre augmente, plus la nécessité des objets indispensables à la vie devient grande. Le Seigneur, en venant au monde , se contenta d'un faible réduit et d'une crèche; mais plus tard, ayant réuni une troupe de disciples, il demanda une salle vaste et bien ornée pour célébrer la Pique.
En second lieu , dans ce grand nombre de religieux il y a des faibles et des infirmes. Parmi eux on compte surtout des hommes qui ont porté autrefois pendant plusieurs années le poids d'une vie de travail et d'une pauvreté élevée. Aujourd'hui ils sont brisés par les misères inhérentes à notre mortalité, et la charité nous oblige impérieusement à ne pas les abandonner
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comme de vils animaux , mais à leur donner autant que possible et avec tendresse les adoucissements corporels réclamés par leur état, tant pour exercer la miséricorde que pour édifier les autres et instruire nos jeunes frères. Or, il nous faut , en faveur de tels hommes, demander plus qu'autrefois; il est nécessaire de le faire.
En troisième lieu, il y a aujourd'hui dans l'Eglise des mendiants de divers ordres, et ce qu'on nous donnait à nous seuls est maintenant partagé entre plusieurs. Nous sommes donc obligés de nous étendre plus au loin, puisque nous recevons moins en chaque lieu. Ce que nous offrait autrefois une seule personne sans aucune demande de notre part , maintenant nous le recueillons à peine en détail et avec honte en parcourant plusieurs endroits. Il nous faut demander parce qu'on donne peu à ceux qui ne le font pas; car les hommes sont fatigués de la multitude des demandeurs. Ceux qui ne possèdent rien par eux-mêmes , n'ont que ce moyen d'obtenir des autres les choses dont ils ont besoin lorsqu'on ne vient pas les leur offrir, s'ils ne veulent en manquer, ou se les procurer illicitement , ou se mettre au service d'autrui d'une manière quelconque,
Enfin , une dernière raison qui nous porte à agir ainsi, raison que je ne trouve pas entièrement admissible, mais qui cependant peut être une excuse, c'est que l'homme non accoutumé à souffrir la détresse se sent porté et comme obligé à ramasser davantage.
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Mais quelle peut être la cause de cette impatience à supporter la misère, sinon la sensualité qui ne veut manquer d'aucune des choses qu'elle désire et qui est ainsi la ruine de toute religion?
Je réponds : Cette cause, il est vrai, existe chez plusieurs, mais elle n'est pas le principal mobile de notre conduite; nous sommes poussés par plusieurs autres encore. Nous venons de le dire, nous avons dans l'ordre aujourd'hui plus d'hommes débiles et infirmes qu'autrefois où presque tous les membres étaient nouveaux. Ils sont accablés de fatigues et leurs forces sont épuisées; il faut bien les soulager si l'on ne veut point les voir défaillir entièrement. Agir autrement serait contraire à la miséricorde , à la charité, à la sagesse; car de tels hommes, par leurs conseils, leur zèle et l'exemple de leur piété, contribuent puissamment à soutenir l'ordre dans sa vigueur et l'empêchent de déchoir tout d'un coup de sa pureté première. Sans doute ils ne semblent pas jeter un éclat aussi brillant qu'autrefois, si l'on considère en eux l'extérieur, car leur corps va se détruisant. Mais faudra-t-il donc, oubliant tout sentiment de miséricorde,
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les laisser s'éteindre tout d'un coup? Ce serait entretenir dans l'ordre les pensées de la chair; chacun de nos jeunes religieux maintenant en bonne santé se dirait, inspiré par une prudence toute charnelle : « Si de tels hommes, après avoir livré leur corps à toutes sortes de fatigues pour l'édification de l'ordre , et après s'être épuisés , sont abandonnés maintenant et périssent sans pitié, je dois veiller sur moi, épargner mon corps et le conserver en lui donnant tous les soins possibles, pour qu'il ne m'arrive rien de semblable. » Et ainsi à peine en trouverions-nous un seul qui voulût s'exercer avec ferveur au service de Dieu. Mais si les faibles doivent être traités miséricordieusement, il convient aussi que les autres, qui forment avec eux un même corps et une même société, qui les servent et supportent pour eux tous les travaux de l'ordre à la maison et à l'église, en souffrant du froid , en demandant l'aumône et en remplissant d'autres charges, il convient, dis-je, qu'ils soient traités également sous certains rapports avec une grande douceur, et qu'ils soient l'objet de soins empressés. Ils sont de la sorte moins exposés à se scandaliser des premiers et à murmurer contre eux, comme si à eux seuls ils absorbaient tous les dons faits à la maison; ils sont portés à travailler pour eux avec plus de patience, à les servir avec plus de contentement; et les infirmes ont moins à rougir, ils sont plus encouragés à recevoir les choses dont ils ont besoin en voyant les autres frères participer à leur consolation. Les religieux robustes et pleins de santé
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ne doivent donc pas désirer ces choses pour eux-mêmes , ni les regarder comme le fruit de leur zèle , quand ils les ont obtenues en demandant l'aumône; mais ils doivent penser, et c'est la vérité, que Dieu les leur envoie en considération des faibles, et que s'il les donne en si grande abondance c'est afin de consoler également les forts.
Outre ces raisons, Dieu veut encore faire briller la vérité de sa promesse et manifester sa libéralité, lorsqu'il nous envoie, à nous qui avons résolu de ne posséder aucun revenu assuré, et remis entre ses mains toute sollicitude des biens présents , lorsque, dis-je , il nous envoie les choses nécessaires à la vie avec plus de tendresse qu'à plusieurs autres qui possèdent de vastes champs et dont les bourses sont remplies. Il veut par-là nous exciter à nous confier en lui avec plus de sécurité et à le servir plus fidèlement.
Ensuite, parmi ceux qui ont renoncé nouvellement au siècle , plusieurs ont été nourris délicatement. Lorsque dans l'ordre, contrairement à leurs habitudes, ils se voient astreints tout d'un coup au travail, à une nourriture moins recherchée , à l'obéissance, à une règle, la nature encore délicate s'épouvante et languit, et si l'on ne traite avec douceur ces nouveaux venus jusqu'à ce qu'ils soient accoutumés peu à peu à supporter toute l'austérité de l'ordre, ils se dessécheront et languiront toujours, ou bien la crainte de la peine les fera retourner à leur vomissement.
Une autre cause d'une telle conduite est l'application
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de l'esprit. En effet, une attention assidue à étudier les saintes Ecritures, à s'animer dans la dévotion, à combattre les tentations, à s'affermir dans la sollicitude intérieure , une telle attention , dis-je, consume et épuise de telle sorte les forces du corps, qu'il serait bientôt réduit au néant si on ne lui donnait de temps à autre quelque soulagement extérieur. Si donc nous avons quelquefois des aliments plus re-cherchés, c'est là proprement le partage des mendiants. Ils ne réservent rien pour l'avenir, car ils n'ont point de greniers à remplir, ni de vastes champs à acheter, et ainsi ils consomment sans retard les choses que le Seigneur veut bien leur envoyer. Comme plusieurs, selon leurs moyens et leur piété, nous offrent ce que le Seigneur leur a donné de meilleur, nous aussi n'ayant rien autre chose dont nous puissions faire usage, nous mangeons et nous buvons indifféremment et sans distinction ce qu'on nous présente, pour ne pas sembler avares ou ingrats , et en cela nous agissons selon ce passage de la règle : Qu'il vous soit permis de manger de tous les aliments qui vous sont servis. Si un mendiant refusait ce qu'on lui offre, comme il n'a pas de quoi acheter d'ailleurs, il se trouverait souvent réduit à rien.
Mais parce que chacun a ses reproches particuliers à nous adresser, et quelquefois même des reproches opposés les uns aux autres, selon la manière de voir et l'impression de ceux qui nous les adressent, comme lorsqu'on nous accuse de sensualité et en même temps d'une austérité outrée, il nous faut répondre à
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ces objections diverses et rendre raison à tous , bien que ce qui suit ne se rattache pas dans un ordre continuel à ce qui précède et que nous ayons à traiter tantôt d'une chose, tantôt d'un autre.
Vous devez désirer que tous les hommes se sauvent avec vous : pourquoi donc ne recevez-vous pas indistinctement tous ceux qui se présentent? La faiblesse de vos ressources ne saurait vous en empêcher, car la voie de la mendicité est ouverte à tout le monde.
Je réponds : Nous désirons le salut de tous et nous ne pouvons empêcher à personne de mendier ; mais il ne nous est avantageux ni à nous ni à l'Eglise de recevoir tous les hommes indifféremment. Cela ne nous est pas avantageux, parce que les tempéraments, les qualités, les moeurs varient chez les hommes. En ne faisant aucune distinction, nous admettrions souvent des gens d'une santé faible et incapables de supporter la rigueur de l'ordre; des pauvres désireux de vivre avec nous non à cause de Dieu, nais pour avoir de quoi sustenter leur vie; des hommes déréglés dans leurs moeurs et que nous pourrions à peine arracher à des habitudes invétérées. Bientôt par eux la discipline serait anéantie dans l'ordre, le progrès
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spirituel des autres serait empêché, et ces derniers ne suffiraient pas à nourrir ou à servir de pareils religieux. Ensuite ou ne trouverait point de supérieurs capables de les gouverner, et tous, semblables à une multitude en désordre qu'on ne peut ni conduire ni pourvoir d'aliments, périraient corporellement et spirituellement.
Une telle admission n'est point avantageuse à l'Eglise, parce que l'ordre.a été établi pour édifier. Or, la multitude des sujets produirait la confusion, et la conversion d'un grand nombre n'offrirait point un exemple édifiant, mais un scandale là où on ne trouverait de la religion que l'habit. C'est un moindre mal qu'il n'y ait point de religieux , soit de nom , soit quant à l'habit, lorsqu'ils ne vivent pas selon la règle de leur ordre , que den voir dont la vie perverse scandalise les fidèles. Ainsi il vaut mieux ne point avoir de lampe dans une maison, que d'en avoir une sans lumière et exhalant une odeur fétide. Ce serait pour les fidèles un fardeau insupportable d'avoir à nourrir tant de mendiants d'un même ordre sans en retirer autre chose qu'une édification bien médiocre. Il est donc avantageux de recevoir uniquement des hommes d'une condition et en nombre tels qu'on puisse les faire subsister sans être à charge à l'Eglise , des hommes propres à lui rendre en biens spirituels ce qu'ils reçoivent d'elle en biens terrestres pour leur nourriture corporelle.
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Pourquoi donc ne travaillez-vous pas des mains pour gagner votre vie afin de n'être point à charge à l'Eglise en demandant l'aumône?
Je réponds : Si nous devions vivre uniquement du travail de nos mains, ce travail nous presserait tellement qu'il nous serait impossible de nous occuper du bien spirituel des autres, de célébrer librement les divins offices et de vaquer paisiblement à l'oraison. Lorsqu'on appellerait un frère pour entendre les confessions ou pour prêcher, il serait forcé de répondre : « Je n'ai point terminé le travail destiné à me donner la nourriture de ce jour; celui envers qui je me suis engagé ne m'en remettra point le prix si je ne l'accomplis; je ne puis donc me rendre à votre invitation. » Au reste, tous les frères travaillent : les uns sont appliqués à l'étude, afin d'instruire les fidèles; d'autres à chanter l'office divin et les louanges de Dieu; d'autres à recueillir des aumônes pour nourrir la communauté; d'autres aux divers offices de la maison, à servir les infirmes et ceux qui sont en bonne santé, et tout cela en vertu de l'obéissance. Plusieurs connaissent certains arts mécaniques et les exercent tant pour les frères que pour les gens du dehors.
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Ainsi les fourmis se prêtent un secours mutuel , et les abeilles en font autant. Enfin plusieurs de nos frères vont en divers lieux envoyés également par l'obéissance. De la sorte nul ne saurait demeurer impunément oisif.
Peut-on passer d'un ordre ou d'une religion quelconque à la règle et à l'ordre de saint
François
ou autrement des Frères mineurs?
Je réponds, sauf meilleur avis, qu'on le peut toutes les fois qu'il est possible d'accomplir un semblable projet sans scandaliser les autres. S'il nous est défendu de recevoir les membres de certains ordres , c'est surtout parce que le scandale qui en résulte l'emporte sur le bien de leur admission. Les trois voeux principaux de toute religion , l'obéissance , la pauvreté et la chasteté , étant plus élevés et plus stricts dans notre règle que dans les autres ordres , comme on le voit par la même règle , notre ordre est certainement plus élevé et plus rigoureux que les autres. Or, on peut en toute sûreté passer d'un ordre quelconque à un ordre semblable, pourvu qu'on ne le fasse pas par légèreté , mais excité par l'Esprit-Saint. S'il y en a de plus austères pour certains exercices corporels,
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comme l'abstinence de la viande , l'office divin , le silence et autres choses semblables, tout cela est facilement compensé par la pratique en un degré plus sublime des vertus d'obéissance, de pauvreté et de chasteté. C'est ainsi qu'un faible poids d'or l'emporte sur une grande quantité d'argent ou d'autre métal. En effet, l'exercice du corps est d'une faible utilité; mais la piété est utile à tout : à elle ont été promis les biens de la vie présente et ceux de la vie future (1).
Après avoir embrassé cette religion , quelqu'un peut-il en sortir et passer à une autre?
Je réponds, sauf meilleur avis : Nul ne le peut sans une dispense du Saint-Siége, et cela est formellement défendu par ce passage de la règle : Il ne leur sera permis, sous aucun prétexte, de sortir de cette religion. En effet, nulle autre règle n'étant ni plus élevée, ni plus austère , ni même égale , il n'est libre à personne de passer de son propre mouvement à un ordre inférieur. Celui qui agirait ainsi verrait les autres se moquer de lui et dire : Cet homme avait commencé à bâtir; mais il n'a pu achever (2).
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Est-il permis de chasser de l'ordre celui qui l'a mérité, et peut-on après sa sortie refuser de l'admettre s'il se repent et demande à être reçu une seconde fois? Si cet homme s'est lié envers l'ordre, l'ordre s'est également obligé envers lui en acceptant sa profession et semble tenu en tout temps à le recevoir s'il l'exige : ce serait manquer à sa promesse que de ne vouloir point conserver celui qu'on s'est engagé à ne jamais abandonner. L'ordre ne peut donner à un tel homme la liberté de passer dans un autre, car il ne trouverait point ailleurs ce qu'il a promis ici : ce serait lui faire transgresser son voeu et le jeter dans le péché. On ne peut non plus le contraindre à une telle démarche , puisqu'il n'a contracté d'obligation qu'envers son ordre et qu'on ne doit point le forcer à un acte auquel il n'est tenu par aucun voeu, quand même il trouverait un ordre égal à celui-ci. Votre ordre semble ensuite être dans son tort en laissant cet homme dans le monde : il vous demande à rentrer et vous ne le voulez pas; d'un autre côté, vous ne devez pas le contraindre à entrer dans un
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autre ordre, vous ne le pouvez pas. Si vous le punissez ou l'excommuniez , vous agissez injustement; et même si l'ordre n'est pas tenu à le recevoir, s'il ne le veut pas, il frappe un homme qui lui est étranger. Si vous le punissez corporellement, soit en l'arrêtant, soit en le châtiant, il semble que vous êtes soumis aux peines portées par le droit et encourues par le seul fait, si cet homme est clerc ou régulier. Enfin , si votre ordre ne veut point le recevoir , s'il ne lui convient pas, à lui, d'embrasser une autre observance, ou si les ordres où il lui est permis de passer le refusent, et qu'alors vous l'excommuniez ou le laissiez sans l'absoudre , vous le plongez dans une perplexité inextricable, vous lui fermez de toutes parts la voie du salut; et cependant vous ne pouvez ni ne devez agir ainsi envers un homme désireux de faire son salut. Le Fils de l'Homme, dit le Sauveur, n'est pas venu pour perdre les âmes, mais pour les sauver (1) .
Pour mieux comprendre , en pareille circonstance , les devoirs d'un ordre ou de celui qui en est sorti, remarquez bien qu'en demandant à entrer en cet ordre, si sa demande a été agréée, cet homme a reçu une grande faveur et une grâce considérable; il a été arraché au naufrage du péché et admis en la société de ceux qui marchent dans la voie du Seigneur, mais à la condition de marcher lui-même avec eux dans la même voie en observant les choses que l'ordre s'est proposées. Tant qu'il est fidèle à ce genre de vie
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après sa profession, l'ordre ne peut le chasser de son sein ; un lien mutuel les unit et ne leur permet pas de se séparer l'un de l'autre. Mais s'il mène une vie contraire à la règle, et qu'après avoir été repris plusieurs fois il ne sé corrige pas suffisamment, on le tolère dans le cas où ses désordres sont cachés, on use de prudence pour éviter le scandale; car sa faute n'étant pas connue, on semblerait le punir injustement en le chassant; ou bien il faudrait rendre publiques ses fautes, ce qui est également injuste et illicite. Mais si ses torts sont graves et notoires , si en demeurant dans l'ordre il peut entraîner les autres par son exemple, si d'ailleurs les étrangers sont scandalisés de le voir conservé parmi nous, alors pour faire disparaître le mal, pour prémunir l'ordre contre tout danger de corruption, il faut rejeter l'homme infidèle à ses voeux et à ses engagements. L'ordre n'est plus obligé par sa promesse de garder celui qui, de son côté, a violé sa propre promesse en prévariquant à plusieurs reprises. En effet, une religion reçoit le nom d'ordre parce qu'elle ne saurait souffrir rien de désordonné en son sein. Si , par la permission de Dieu, un tel homme se sépare lui-même, nous avons des actions de grâces à rendre, non parce que cet homme a péché, mais parce que le Seigneur a délivré ses brebis d'une contagion aussi pernicieuse. Plût à Dieu, dit l'Apôtre, que ceux qui vous troublent fussent retranchés du milieu de vous (1) , ces hommes dont la
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vie nuit à votre pureté, à votre paix, à votre bonne renommée.
On nous dira peut-être : Il faut user de compassion envers un malheureux et le recevoir de nouveau dans l'ordre. Mais je répondrai : C'est une compassion cruelle que celle qui a lieu au détriment dun grand nombre d'hommes vertueux. Ce serait délivrer un voleur pour lui donner occasion de dépouiller encore les pauvres. De tels religieux , attiédis par une longue habitude, se corrigent très-rarement avec sincérité et persévérance, et une indulgence trop facile ne sert qu'à rendre les autres plus hardis à pécher. Cet homme ne saurait non plus se plaindre du tort qu'on lui fait en ne le recevant pas : il s'est rendu lui-même, par sa faute, indigne d'être reçu; l'ordre devrait plutôt demander raison contre lui du déshonneur dont il l'a couvert. Aussi est-on en droit de le punir selon ses offenses, ou de le livrer eu la puissance de celui qu'il a choisi pour son maître, s'il ne veut remplir ses obligations. Le saint-siège conserve à chacun son droit; il veut que notre ordre persévère en sa pureté, et il ne nous force pas à conserver ceux dont la vie peut être nuisible aux autres , parce que ce serait punir les innocents, favoriser les coupables et fournir à l'ordre une occasion de se corrompre , s'il lui fallait recevoir en son sein des membres ainsi gangrenés. Cependant afin de ne pas les laisser au danger de se perdre en demeurant au milieu du monde, l'ordre, par une grâce du siége apostolique, leur donne la liberté de passer en une autre religion où ils pourront
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se sauver; et ils sont tenus de le faire , s'ils veulent mettre leur salut en sûreté. Ainsi Loth refuse de gravir le sommet de la montagne , et par la permission de l'ange il est à l'abri du danger dans la petite ville de Ségor. Mais les coupables ne peuvent abandonner de leur propre mouvement l'ordre après leurs voeux, ni entrer dans un autre sans y avoir été autorisé par nous ou par le saint-siège , parce qu'il n'est pas per-mis , comme nous l'avons dit , de passer d'une règle plus élevée à une règle inférieure.,
Maintenant si , en refusant de recevoir un indigne, on le force à embrasser un autre ordre auquel il n'est point lié par ses engagements , la raison en est qu'il s'est tellement engagé en faisant des voeux, et tellement enchaîné à une religion , qu'il n'est libre en aucune manière, selon les règles canoniques , de revenir au siècle ou de choisir un genre de vie plus large. Si donc il ne mérite plus d'être retenu dans l'ordre où il a fait profession , comme son péché ne saurait le rendre à la liberté , ni améliorer sa condition, mais qu'au contraire il l'a rendue pire, il est forcé d'entrer dans un autre ordre et d'en garder les observances s'il veut se sauver. Une telle obligation lui est imposée non par nous , mais par la loi de l'Eglise universelle. Elle lui permet, comme une grâce, d'embrasser une religion inférieure alors qu'il n'en trouve point de plus élevée, pour ne point lui fermer toute issue au salut.
Mais si , l'ordre ne voulant pas le recevoir et ne lui avant pas fixé un temps déterminé pour entrer dans un autre. il persiste à demeurer dans le siècle, il
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semble , il est vrai , soustrait à notre juridiction , puisqu'il est séparé de nous pour toujours; cependant, en vertu de l'autorité du souverain Pontife à la juridiction duquel il est demeuré soumis , nous pouvons l'attaquer comme ministres du Pape et user contre lui de contrainte, soit par des censures ecclésiastiques , soit par des peines corporelles tant qu'il n'aura point un autre juge religieux dont il se soit rendu dépendant en adoptant sa règle et son ordre. Et même, s'il est sorti de sa propre volonté , et s'il est entré sans y avoir été autorisé dans un autre ordre où il lui eût été accordé de se retirer, on peut le forcer à revenir, car il continue à être sous notre juridiction , et il ne saurait s'en exempter qu'en recevant des frères la liberté de demeurer ailleurs ou sur leur refus de l'admettre de nouveau et de le garder parmi eux. l'out cela a été réglé pour que personne ne puisse reposer le pied sur un endroit glissant, pour qu'aucun ne se laisse environner de ténèbres et ne tombe , en prenant occasion , sous de légers prétextes , de se retirer de l'ordre, d'en embrasser un autre qui soit défendu , ou de vivre dans le désordre.
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Le grand nombre étant souvent une cause de confusion , parce qu'il devient impossible de le gouverner, pourquoi donc l'augmentez-vous sans cesse en recevant des hommes inutiles , pourquoi vous chargez-vous ainsi vous-mêmes et chargez-vous les autres?
Je réponds : Nous ne recevons jamais sciemment les hommes inutiles , mais contre notre espérance il nous arrive quelquefois d'en avoir de tels. En admettant dans l'ordre nous sommes mus par quatre raisons. La première , c'est la compassion pour ceux dont le salut s'accomplirait avec peine dans le siècle et hors de l'ordre. Nous agissons comme des hommes désireux d'arracher au danger celui qui serait exposé au feu , à l'eau ou à tout autre malheur. La seconde est le bien de l'ordre que nous espérons de la science, de la capacité, de la pureté de moeurs et de la modestie de plusieurs. La troisième, c'est l'édification du prochain : peut-être plusieurs rentreront-ils en eux-mêmes en voyant un tel genre de vie pratiqué par des hommes jouissant d'une certaine réputation dans le monde , et se sentiront-ils, par leur exemple , excités à mieux faire. La quatrième, c'est pour ne pas
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nous montrer entièrement insensibles aux instantes prières que la plupart nous font pour eux-mêmes ou qui nous sont faites pour dautres. Nous cédons à leur importunité et nous admettons certains sujets que nous ne pouvons refuser. Le laboureur sème et plante souvent dans l'espérance de voir tout réussir; mais ses voeux sont loin de s'accomplir toujours. Ainsi en arrive-t-il pour les religieux reçus en l'ordre. Le Seigneur nous a dit : Il tombe une partie de la semence sur le bord du chemin, une autre sur la pierre, une autre dans les épines, et une autre dans la bonne terre (1). Cependant il faut semer plusieurs sillons : si l'un périt , l'autre le remplacera ; néanmoins si tous produisaient comme il convient , la moisson serait plus abondante.
Pourquoi voyons-nous en plusieurs religieux des moeurs aussi grossières et aussi étranges qu'en certains séculiers? Ce sont des hommes orgueilleux , vains , cupides, envieux , médisants, colères , outrageux , fainéants , dissolus , avares , immodestes, sensuels , gourmands , parleurs , licencieux et peut-être même
adonnés à l'incontinence, qui est la suite de tous ces défauts.
Je réponds : La religion est l'école des vertus; ou s'y exerce comme on fait dans les autres écoles aux sciences et aux arts. Or, en toute école nous voyons des hommes plus habiles que les autres, d'autres plus simples, d'autres plus diligents, d'autres moins actifs. Or, cette différence naît de cinq causes. 1° C'est le manque de directeurs capables; car là où il y a des maîtres habiles, de bons disciples se forment par leurs soins; où il n'y en a point , les disciples demeurent ignorants dans les choses spirituelles ; ils se laissent sous une apparence de bien entraîner par leur propre sens à diverses erreurs. Ils ont le zèle de la justice, mais non un zèle selon la science , et ainsi plusieurs parmi eux se trouvent retardés dans leurs progrès spirituels : ou il leur arrive de regarder comme bien ce qui est mal, ou comme excellent ce qui est d'un bien médiocre, ou de prendre une voie fausse pour aller à la perfection. 2° C'est le défaut de bons exemples : en religion les nouveaux venus deviennent souvent semblables à ceux dont ils contemplent la vie. Ainsi nous voyons la cire reproduire fidèlement l'image gravée sur un sceau dont elle a reçu l'empreinte. De même les saints se sanctifient avec les saints, les bons deviennent tels avec les bons, et les méchants se pervertissent avec les méchants. 3° C'est la nouveauté en religion : les commençants ne peuvent ce que peuvent les parfaits , ils ne possèdent point ce qu'ont ces derniers, Il faut leur pardonner quelque chose et attendre patiemment
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qu'ils aient fait les progrès nécessaires et appris les choses qu'ils n'ont pu savoir. Nous devons, nous autres qui sommes plus forts, supporter les infirmités des faibles et ne pas nous laisser aller à une vaine complaisance pour nous-mêmes (1). Celui qui exige d'un enfant les travaux d'un homme , d'un malade les forces de celui qui est en bonne santé, d'un écolier d'un an la science d'un maître, celui-là est un imprudent (2). Lorsque j'étais enfant, dit l'Apôtre, je parlais comme un enfant, je jugeais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant. Ces paroles condamnent donc la folie de certains hommes du monde qui, en voyant un religieux manquer en quelque point, en prennent occasion de mépriser tous les religieux , comme si tous étaient semblables , et qui cependant crieraient à l'injustice si on les regardait comme mauvais à cause des vices des autres. 4° C'est le défaut de grâce. Tous ne sont pas capables de toutes choses; beaucoup désirent devenir riches et ne le peuvent. Ainsi la grâce des dons spirituels n'est pas donnée à tous à un degré égal. Il m'arrive de vouloir le bien, dit l'Apôtre, mais je ne trouve point le moyen de l'accomplir (3). 5° La cinquième cause est la volonté propre. Quand il n'y aurait aucune des raisons que nous venons d'exposer, lorsqu'un homme est demeuré long temps en religion, qu'il a méprisé les exemples des bons religieux , qu'il n'a fait aucun cas des saints enseignements de l'ordre , il a rejeté la grâce , il ne s'est point appliqué à la pratique des vertus , il s'est abandonné
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au vice , comme nous voyons , hélas ! plusieurs religieux qui se cachent, pour le scandale des autres, sous le manteau de la religion et sont semblables à des sépulcres blanchis. C'est d'eux que le Seigneur a dit (1) : Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, etc.
Un ordre religieux doit être dans l'Eglise comme un miroir où les nouveaux venus apprennent à re-connaître leurs défauts et à s'en corriger. Pourquoi donc ne chassez-vous pas tous les honnies dont la vie irrégulière défigure la pureté de votre religion? Seriez-vous semblables à ceux que vous consentez ainsi à garder?
Je réponds : Une religion bonne a les méchants en horreur ; elle ne les favorise pas , mais cependant elle ne les chasse pas tous de son sein et cela pour plusieurs raisons. 1° Elle espère qu'ils se corrigeront, et comme on ne jette point à la nier un malade tant qu'il donne un signe de vie, ainsi agit-on dans l'ordre vis-à-vis de ceux qui sont tombés. On a vu beaucoup de pécheurs se relever par la pénitence , persévérer ensuite dans la grâce et même quelquefois devenir
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meilleurs que plusieurs dont la bonne conduite ne s'était jamais démentie. Tel fut David; tels furent d'autres grands pécheurs.
2° Elle n'est pas toujours assez assurée de leur perversité. Certains signes peuvent bien faire craindre qu'un religieux ne soit mauvais ; cependant l'ordre ne le connaît pas avec certitude pour cela. Ainsi on redoute, à quelques apparences, qu'un homme ne soit attaqué de la lèpre , sans pouvoir le juger véritablement lépreux. Le mal demeure caché et il faut tolérer dans la société ceux qui en sont atteints.
3° Elle désire empêcher le scandale. La conduite d'un religieux pervers peut être connue des frères de la communauté; mais les étrangers le regardent comme innocent. Si on le chasse , ils en ignorent la cause; ils croiront qu'on agit par envie ou que tous les autres sont semblables à lui , en apprenant qu'un homme dont ils avaient eu une haute idée était vicieux dans le secret. Le Seigneur a bien connu la perversité de Judas et il l'a souffert en sa société pour nous servir d'exemple. Son crime était inconnu aux autres et il demeura caché jusqu'au moment où le traître se fit connaître par une iniquité manifeste.
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Comme toutes les religions s'estiment elles-mêmes et se préfèrent aux autres, dites-nous donc à quels signes on peut en reconnaître une bonne et la juger meilleure que les autres.
Je réponds : Souvent un ordre l'emporte en un point ou en plusieurs sur un autre : celui-ci excelle dans le travail , celui-là dans le silence , cet autre dans le jeûne , etc. Mais c'est par ces diverses choses qu'on peut connaître ordinairement quel est le meilleur. Si donc les membres d'un ordre s'appliquent généralement avec ferveur et empressement à la pratique de toutes les vertus , et surtout de la charité , de l'humilité et de la dévotion intérieure, c'est là un signe véritable de supériorité et de perfection. De même encore , si dans cet ordre on a de la haine pour tous les vices et tous les scandales , si on les évite avec sollicitude , si l'on prévient et si l'on extirpe les occasions de péché , si l'on aime et si l'on conserve avec soin tout ce qui tient à la pureté de la religion. En troisième lieu , si les bons sont affectionnés et favorisés et si on leur confie à eux seuls le soin des âmes de préférence aux autres; si l'ordre se gouverne
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principalement par eux. En effet, celui qui néglige les petites choses tombera peu à peu.
Il faut voir ensuite si dans cet ordre on se soustrait. au tumulte du monde, si l'on fuit les honneurs , si l'on n'a aucune ambition des richesses, si l'on rougit d'être semblable aux gens du siècle , tant dans sa conduite que dans ses actions et jusque dans la moindre chose.
Enfin il faut considérer si l'on souffre en silence les torts , les injures et le mépris ; si l'on ne cherche pas à se venger par des plaintes, et si l'on s'en rapporte au Dieu qui connaît tout et peut défendre les siens selon sa volonté. Il permet quelquefois, lorsqu'il le juge convenable, qu'ils soient dans la tribulation pour les rendre dignes d'une récompense plus sublime , et alors les bons religieux souffrent avec patience jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu d'en ordonner autrement.
Les ordres où l'on trouve toutes ces choses dans un haut degré , sont les meilleurs ; ceux où elles sont à un moindre degré sont inférieurs , et ceux où elles n'existent pas sont nuls. Cependant le religieux qui réunit en sa personne ces diverses qualités , sera toujours bon , quand même en général sa communauté n'aurait rien de semblable.
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Nous voyons tous les ordres religieux déchoir de la perfection de leur vie, alors qu'ils semblent devenir meilleurs en des choses temporelles ou purement extérieures. Je voudrais bien connaître les causes principales d'une telle défection. Vous ne devriez pas commencer ce que vous êtes impuissants à accomplir; ou bien il faut y persévérer de toutes vos forces, si vous ne voulez être regardés comme prévaricateurs de votre voeu.
Je réponds : Tout ce qui n'existe pas par soi-même, va s'affaiblissant et tombe dans le non-être s'il n'est soutenu par celui qui lui a donné d'exister. Il en est ainsi de tout ordre, et de tout homme. Ce ne sont pas seulement les communautés religieuses, mais tous les corps sans exception , des évêques, des clercs, des laïcs, qui ont dégénéré quant à leur état commun de ce qu'ils étaient dans le principe. Autrefois tous les fidèles étaient saints et parfaits , et maintenant de tels hommes sont rares. La multitude de ceux qui croyaient, dit saint Luc, n'avait qu'un coeur et qu'une âme : nul ne considérait ce qu'il possédait comme
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étant à lui en particulier; mais toutes choses étaient communes entre eux (1). Cependant, quoique, généralement parlant , tous les premiers fidèles fussent bons et saints, de nos jours les saints sont en nombre plus considérable. Mais , comme les méchants se sont multipliés , les justes passent comme inaperçus au milieu d'eux. Ensuite la sainteté ne consiste pas en des exercices corporels , mais dans les vertus de l'esprit. Or, comme ces vertus ne se manifestent au-dehors que médiocrement en certaines bonnes oeuvres, comme les saints ne cherchent point à se montrer pour conquérir les louanges des hommes, mais se cachent en ce qui pourrait les élever au-dessus des autres, il semble qu'aujourd'hui il y ait peu de saints dans l'Eglise ou dans les ordres religieux.
Maintenant voici les causes les plus communes de cet affaiblissement des divers membres des maisons religieuses. 1° C'est la multitude de ceux qu'on admet, car le grand nombre ne peut se gouverner aussi facilement que le petit nombre. Il y a plus de difficulté à bien conduire un grand navire qu'une simple barque; et là où il y a beaucoup de têtes, il y a variété de sentiments, et l'on ne peut les ramener tous à un seul.
2° Lorsque ceux qui ont maintenu l'ordre dans sa vigueur ont disparu ou se sont affaiblis en leurs corps, ils ne peuvent plus donner comme autrefois aux plus jeunes les exemples d'une vie austère; et les nouveaux qui n'ont point vu les oeuvres de leurs belles années, les imitent seulement dans les choses qu'ils
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contemplent en eux ; alors ils deviennent relâchés et , sous prétexte de discrétion, ils épargnent leurs corps pour ne pas se détruire eux-mêmes comme les anciens. Ils ne reconnaissent pas les vertus intérieures dont ceux-ci sont ornés, et ainsi ils se négligent en tout sens : ils ne s'exercent point au dehors, et au dedans ils demeurent sans intelligence des vertus. Ensuite, comme les anciens ne peuvent marcher à leur tête en leur donnant l'exemple, ils craignent de leur adresser des réprimandes, car les jeunes ont coutume de dire : « On nous adresse de belles paroles sans doute, mais les oeuvres n'y répondent pas; » et ainsi ils souffrent un plus grand scandale.
3° Nul ne peut enseigner ce qu'il n'a point appris. Lors donc que le gouvernement de l'ordre est confié à ces jeunes gens, ils forment des hommes semblables à eux; et bientôt le prieur des frères, loin de les attirer par ses bons exemples, se voit l'objet de leurs moqueries; ou plutôt ils croient l'emporter sur leur prieur d'autant plus qu'ils ont moins d'intelligence des vertus des hommes parfaits. Ils offrent encore quelques bons exemples de discipline extérieure au choeur, dans les processions, etc., et ils ne craignent pas d'avancer que jamais l'ordre n'a été dans un état meilleur !
4° Des coutumes mauvaises s'introduisent peu à peu dans les maisons, et bientôt tout le monde s'y conforme. Si quelques hommes pleins de zèle pour les intérêts de Dieu les blâment , les autres les défendent audacieusement et demandent pourquoi il ne
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leur serait pas permis ce qui l'est à tel ou tel de la communauté; la coutume devient une loi, l'habitude en établit la convenance , et c'est à peine si dans la suite il sera possible de l'extirper. Les supérieurs n'approuvent pas de pareilles choses; cependant ils dissimulent pour éviter un plus grand mal et vivre en paix avec les frères. Lorsqu'une coutume est devenue ainsi tolérable , une autre s'introduit à sa suite comme conséquence , et on l'admet pour ne point blâmer la première.
5° Ensuite vient la multitude des affaires qui distrait le coeur, éteint la ferveur de la dévotion , altère les moeurs, offre souvent à l'âme l'occasion de bien des vices, suscite sans cesse aux religieux de nouveaux embarras qui les empêchent de songer sérieusement à se corriger et les accoutume enfin, après avoir obscurci le regard de leur conscience, à n'avoir de pensées que pour les choses extérieures et à chercher imprudemment les occupations lorsqu'elles leur font défaut. Ainsi Samson frappé d'aveuglément était appliqué à tourner la meule dans sa prison.
Il y a ensuite d'autres causes de relâchement particulières à certains ordres , comme rue pauvreté excessive. Chacun des membres est forcé de devenir propriétaire afin de pourvoir à ses propres besoins dont la communauté ne peut se charger. Ou bien c'est une abondance trop grande qui rend les religieux des hommes charnels, superbes et adonnés à des vices saris nombre. Ce sont des apparitions trop fréquentes dans le monde , d'où naissent une foule de tentations
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de la chair et la perte du temps. C'est le changement trop fréquent de supérieurs. Si ce changeaient est avantageux en ce qu'il débarrasse des indignes , il est nuisible en ce que les bons , s'attendant à demeurer peu de temps en charge , n'osent point entreprendre de réformer l'ordre ou ne peuvent pas conduire à bonne fin une pareille entreprise ; et même les rebelles tentent ordinairement tous les moyens possibles pour les faire déposer, plutôt que de les laisser accomplir la réforme de leur communauté. Ensuite si un supérieur veut s'appliquer à cette réforme , il est empêché par les autres d'une manière ou d'une autre , ou bien il n'est point secouru comme il le faudrait par ceux dont l'assistance lui est nécessaire. Ainsi le prieur n'est point aidé par son abbé , l'abbé par l'évêque , et chacun juge conformément à ses idées. Aussi les sujets rebelles en appellent-ils à ceux qu'ils savent favorables à leurs sentiments de révolte. Enfin quelqu'un veut-il réformer l'ordre en un lieu, on l'envoie dans un autre où il ne trouve plus ce qu'il cherchait.
C'est pour ces raisons et plusieurs autres que les ordres religieux s'affaiblissent, qu'ils s'enfoncent dans le mal et arrivent même à un état désespéré, d'où ils sortiront avec peine si Dieu ne l'ordonne autrement. Mais comme tout en ce monde tourne à l'avantage de ceux qui aiment Dieu (1); ce qu'on ne fait pas avec toute la communauté, on peut le faire en particulier. Quiconque veut avancer dans le bien , tire son profit de ce qui est une perte pour les autres et ramène par
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la grâce de Dieu à son avancement spirituel les voies perverses de ses frères. Comme les élus voient leur gloire s'accroître de leur mélange à la société des méchants, parce qu'ils n'imitent point leurs exemples qui sont pour eux une occasion de tentation et un moyen de s'exercer à la vertu , de même les bons religieux acquièrent dans une communauté relâchée des mérites qu'ils n'eussent jamais eus, si les défauts de frères pleins de tiédeur ne les eussent forcés à une lutte continuelle pour s'avancer dans la vertu. Ainsi l'Apôtre , parmi ses titres de gloire dont il se glorifie excellemment comme ministre de Jésus-Christ , compte les dangers auxquels il a été exposé de la part des faux frères (1). En effet, ces dangers avaient été pour lui et pour les autres une occasion de faire le bien : car les mauvais exemples des méchants sont pour les bons une cause de tentation et par là un moyen de victoire. Ensuite les justes se sentent enflammés du zèle de la justice à la vue de leurs vices , et le scandale des inférieurs les brûle de douleur. Ils compatissent à leurs misères , comme une mère compatit à un fils qui court à sa perte. Ils travaillent à les corriger par leurs bons exemples , leurs avis, leurs prières et leurs bienfaits. Ils souffrent avec patience leurs moeurs déréglées et les injures dont ils sont l'objet de leur part. Ils se soumettent aux mépris des étrangers qui les estiment semblables à ceux dont ils partagent la société. La vue des désordres les rend plus timides, plus humbles, plus soigneux à éviter de
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tomber eux-mêmes , plus reconnaissants envers Dieu d'avoir été préservés de telles fautes. Enfin les vertus des justes , mises en contact avec les vices des méchants , jettent un éclat plus vif et brillent d'une lumière plus attrayante. Tels sont les avantages que Dieu fait retirer aux bons de leur séjour au milieu des pécheurs. De même qu'en voyant les supplices des réprouvés , les élus apprécient mieux leur bonheur; ainsi dans l'Eglise l'iniquité des hommes pervers relève et embellit en quelque sorte la vertu des justes; et cela arrive par une disposition de la sagesse suprême qui soumet chaque chose, dans toute l'étendue de son empire, à un ordre parfait.
Vous ne devez désirer rien de terrestre , ni les honneurs, ni aucune des choses pour lesquelles les hommes ont coutume de contester et de se laisser aller à l'envie. Pourquoi doue voyons-nous souvent parmi les religieux des dissensions et des jalousies plus vives que parmi les gens du monde?
Je réponds : Quand de pareilles choses arrivent d'une manière irraisonnable , on ne saurait y donner une bonne excuse. Si certains hommes se laissent aller à ces défauts sous l'habit religieux , leur imperfection
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en est la cause ; ils n'ont point intérieurement les vertus que leur habit et le retranchement de leurs cheveux témoignent au-dehors. Mais si les bons sont quelquefois d'un sentiment différent, on peut assigner à cela plusieurs causes. Tous ne connaissent pas sur un même objet la vérité à un degré égal; et ainsi celui-ci juge que telle chose convient mieux envisagée à son point de vue, celui-là y trouve plus d'avantage au sien propre. Chacun s'efforce de faire réussir ce qu'il croit le meilleur et à empêcher ce qu'il juge nuisible , et il y a division entre eux ou plutôt variété de sentiments, mais non d'une manière coupable, car tous les deux se proposent une bonne fin. Ainsi en fut-il entre Paul et Barnabé à l'occasion de Jean , leur disciple (1). Barnabé voulait le prendre pour compagnon de sa prédication , Paul s'y opposait dans la crainte de ne pas le voir persévérer et d'en éprouver des embarras , et il n'y avait pas accord entre eux. Barnabé retint Jean avec lui pour des lieux où il y avait moins à souffrir, et Paul prit Silas , homme plus propre que l'autre à des travaux pénibles, afin de prêcher l'Evangile à un plus grand nombre en choisissant des lieux différents.
(2) Nous lisons aussi que Daniel suppliant le Seigneur de vouloir bien délivrer son peuple de la captivité de Babylone, l'ange lui dit que sa prière eût été exaucée depuis longtemps, mais que le prince du royaume des Perses , ou autrement l'ange chargé de la garde de cette nation , s'était opposé à lui pendant vingt-un
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jours pour empêcher la délivrance des Juifs et leur donner le moyen de se purifier davantage de leurs fautes , en prolongeant leur affliction. Si les apôtres et les anges ont été partagés de sentiments en vue du bien , qu'y a-t-il d'étonnant que de temps à autre les hommes vertueux entraînés par des motifs divers , agissent de même. En ce sens les saints diffèrent même quelquefois d'une façon conforme à la raison de pensée avec Dieu. Par exemple, Dieu veut la mort dun homme et ils désirent le voir prolonger ses jours pour le bien spirituel des autres; ou bien ils soupirent eux-mêmes après la mort, et Dieu veut qu'ils souffrent encore longtemps en leur corps pour leur salut. De là cette parole de saint Paul (1) : Je désire d'être dégagé des liens de mon corps et dêtre avec Jésus-Christ, mais il est plus utile pour votre bien que je demeure en cette vie.
Il y a encore une autre raison de cette divergence. On ne voit point l'intention des autres, qui est bonne; on la croit différente; leurs actions nous déplaisent et il y a dissentiment , alors qu'on approuverait leur conduite et qu'on demeurerait en paix avec eux si l'on connaissait leurs pensées. Ainsi Moïse s'irrita contre les enfants de Ruben et la demi-tribu de Manassès lorsqu'ils lui demandèrent en partage le pays de Basan et d'Hésebon. Josué s'irrita de même contre eux parce qu'ils avaient élevé un autel sur la rive du Jourdain (2). Mais tous deux ignoraient leur intention qui était vraiment bonne. Une telle ignorance
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n'est pas toujours coupable, pourvu cependant qu'on ne soit point trop précipité dans ses jugements.
Les religieux ayant coutume de cacher si soigneusement leurs actions, cela donne à soupçonner qu'il se passe parmi eux des choses inconvenantes, car pourquoi se cacher ainsi , puisqu'il n'y a aucune nécessité d'ensevelir le bien dans l'ombre?
Je réponds : On a coutume de cacher et de dérober aux regards des hommes trois sortes de choses : 1° les bonnes oeuvres extraordinaires, de peur que la vaine gloire ne naisse de leur excellence et que le mérite ne disparaisse. De là cette parole du Sauveur : Prenez garde de ne pas faire vos bonnes oeuvres en présence des hommes pour en être considérés; autrement vous n'aurez point de récompense à attendre de votre Père qui est dans les cieux (1) .
2° On cache les vices et les péchés, de peur de causer du scandale en péchant; car celui qui ajoute le scandale à son péché, commet un double crime. Malheur à l'homme par qui le scandale arrive, dit le Seigneur (2).
3° On cache enfin certaines choses aux hommes qui ne les comprennent pas, leur ignorance les leur
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ferait juger mauvaises; et cependant elles sont permises devant Dieu, elles sont même méritoires quand elles sont accomplies sans hypocrisie. Mais, pour ne pas donner aux faibles une occasion de chute et ne point leur nuire , on dérobe ces choses à leurs regards par ménagement et non à cause d'elles-mêmes. On ne peut , en effet , lire dans le coeur de tous ni rendre raison à chacun de telle ou telle action, car les hommes du siècle sont ignorants et profondément enclins à soupçonner le mal chez les religieux. S'ils les voient prendre leur repas, ils les regardent comme des gens tout charnels; s'ils se livrent à une sainte joie, ils les jugent des hommes dissolus; le zèle de la justice les porte-t-il à reprendre les vices, ils les traitent d'emportés. S'ils vont mendier de porte en porte les choses nécessaires au soutien de leur vie, ils les disent avares; et ainsi de chaque chose. Le bien qu'ils font est lui-même un sujet de blâme; c'est pourquoi ils sont forcés, par condescendance pour la faiblesse d'autrui , de cacher ce qui pourrait être interprété en mauvaise part, selon cette parole de l'Apôtre : Prenez garde que votre liberté ne soit une pierre d'achoppement pour les faibles.
Les hommes du monde jugent les religieux de trois manières : 1° ils ont d'eux des idées entièrement fausses, qu'ils se forment en leur imagination ou qu'ils adoptent légèrement sur la parole des autres. Ainsi les gens de la campagne nous considèrent comme les précurseurs de l'antechrist et les auteurs de toutes les guerres qui désolent la terre et divisent les princes.
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2° Ils pensent que les choses dont ils ont l'habitude ne sont point mauvaises, parce qu'ils voient les religieux les faire eux-mêmes , et croient qu'ils agissent avec des dispositions semblables aux dispositions de leur coeur. Ainsi ils les voient user d'aliments délicats et de boissons recherchées, parler à des personnes d'un sexe différent, avoir de vastes cours , des maisons tenues proprement afin d'entretenir la pureté de l'air, des églises décentes; ils les voient s'accuser et se punir par zèle pour la discipline, opérer des changements de lieux par précaution , etc., toutes choses qui s'accomplissent avec un bon esprit de la part des bons et avec des sentiments pervers de la part des méchants. 3° Ils nous jugent enfin lorsque nous leur offrons une juste raison de le faire et de soupçonner le mal de nous, par des exemples vraiment répréhensibles. Pour le premier cas, nous sommes exempts de faute; pour le second , nous avons besoin d'une grande prudence; pour le troisième nous sommes coupables, en offrant ainsi une occasion de scandale et en rendant méprisable notre saint ministère à ceux dont nous devrions être la lumière par nos enseignements sacrés et le modèle par notre vie irréprochable.
Mais si l'on nous méprise sans raison ou sans qu'il y ait de notre faute , un tel mépris nous est extrêmement avantageux : il nous purifie de nos péchés; il met davantage nos bonnes oeuvres à l'abri des dangers de la vaine gloire et des louanges humaines; il nous rend plus humbles en présence des hommes; il nous porte à une prudence plus grande dans nos actions et
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nos paroles pour ne pas confirmer l'opinion de nos ennemis; nous nous plaisons moins au milieu des hommes et nous goûtons ainsi un repos plus profond dans nos cellules. Ce mépris nous apprend la patience; il apporte en dédommagement des consolations extérieures, les joies intérieures de l'esprit à ceux qui les demandent à Dieu; enfin il accroît nos mérites devant Dieu. Ces biens et autres semblables sont si considérables que, si nous pouvions les obtenir sans nuire aux autres , nous devrions accepter de grand coeur d'être méprisés des autres , repris par eux et souffrir toutes sortes de persécutions à cause de Jésus-Christ sans aucune faute de notre part.
Puisque vous êtes les pauvres de Jésus-Christ, vous devriez aimer de préférence la société des pauvres et vous contenter des aliments dont ils se nourrissent. Pourquoi donc vous voit-on moins souvent à leur table qu'à celle des riches?
Je réponds : Trois raisons nous invitent à agir ainsi. 1° Notre besoin propre; car lorsque, après une longue course, nous nous sentons accablés de lassitude et abattus par la faim , nous espérons obtenir plus promptement les secours nécessaires auprès de ceux
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dont la bonté ne refuse à aucun étranger un morceau de pain, qu'auprès de personnes que nous ne connaissons en aucune manière. 2° Le besoin des pauvres : s'ils nous recevaient de bon coeur, ils dépenseraient pour nous en un seul repas, poussés par leur dévotion, de quoi les nourrir durant plusieurs jours , ce que nous verrions avec douleur. 3° Le désir de contribuer au salut des riches : en nous recevant ils se lient quelquefois intimement avec nous, et ainsi nous trouvons le moyen de les attirer peu à peu à l'amour de Dieu , de répandre en leurs coeurs des enseignements salutaires et de leur rendre Dieu propice en leur donnant une occasion de mérite. Les pauvres se présentent d'eux-mêmes et cherchent avec ardeur les conseils propres à les aider dans l'oeuvre de leur salut, car ils manquent de consolation en ce monde ; mais les riches remplis de biens terrestres , appliqués aux affaires du monde, ou bien tout remplis d'orgueil , s'abaisseraient rarement à demander de semblables conseils, si des religieux ne saisissaient quelque occasion de les attirer prudemment de ce côté , comme le Seigneur fit pour Zachée et d'autres publicains en mangeant avec eux et en les enseignant , quoiqu'il n'ignorât pas que les pharisiens et les scribes prendraient d'une pareille conduite sujet de murmurer et de le calomnier.
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L'acception des personnes est digne de blâme aux yeux de Dieu et défendue par l'apôtre saint Jacques (1). Pourquoi donc, vous autres religieux , rendez-vous plus d'honneurs aux riches qu'aux pauvres, et témoignez-vous plus d'empressement à les servir soit en entendant leurs confessions , en leur donnant des conseils et en leur rendant d'autres services, comme nous le savons et comme nous en sommes souvent témoins?
Je réponds (2) : Dieu a fait également le grand et le petit, et il a un soin égal de tous en tant qu'ils sont l'ouvrage de ses mains et créés pour se sauver. Ainsi nous devons tous les aimer dans le Seigneur, désirer le salut tant des riches que des pauvres, et y contribuer de tout notre pouvoir selon qu'il convient pour les uns et pour les autres. Si donc le pauvre est plus vertueux que le riche, nous lui devons plus d'amour; cependant il nous faut rendre au riche plus d'honneur qu'au pauvre, et cela pour quatre raisons :
1° Parce que Dieu lui-même a élevé dans le siècle les riches et les puissants au-dessus des pauvres, quant à la gloire du monde , et ainsi il est nécessaire
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ici-bas que les uns soient soumis et que les autres commandent. Or, en rendant des honneurs à ceux que Dieu lui-même a honorés en ce point, nous conformons notre conduite aux dispositions de sa providence.
2° La faiblesse des riches nous oblige ensuite à agir de la sorte : si nous faisions autrement, ils s'indigneraient et leur infirmité ne ferait que s'en accroître; ils deviendraient pires et nous aurions à souffrir, nous et les autres pauvres, de leur ressentiment. Il nous faut donc les honorer si nous ne voulons offrir à leur misère une occasion de chute et augmenter leur perversité, nous surtout qui devons nous efforcer d'attirer et de porter tous les hommes aux choses plus parfaites.
3° Il y a un plus grand avantage à retirer de l'amendement d'un riche, que de celui de plusieurs pauvres. Un pauvre en se sauvant ne profite qu'à lui-même; mais un riche, en sortant du péché, devient utile à un grand nombre tant par ses exemples qui édifient les autres et les excitent à bien faire , que par les bonnes actions qu'il provoque chez ses subordonnés et les mauvaises qu'il empêche. Tel est le gouverneur d'une ville , tels en sont les habitants. Ainsi la conversion de Constantin a plus servi à l'Eglise que celle de beaucoup d'autres païens.
4° Nous recevons plus des riches pour nos besoins corporels, parce qu'ils sont dans l'abondance, que du reste des hommes; il est donc juste de leur témoigner de la reconnaissance et de nous montrer plus enclins
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à leur rendre des hommages particuliers. Ensuite on satisfait plus facilement les pauvres , car ils ne sont pas plongés en autant d'embarras ; les riches, au contraire, environnés de piéges sans nombre , ont besoin de conseils plus fréquents , et il est nécessaire que nous leur donnions des soins plus particuliers si nous ne voulons les laisser s'enfoncer davantage dans le mal. Au reste, comme nous l'avons déjà dit, porter un riche au bien, c'est venir en aide à plusieurs; et les abandonner au mal, c'est permettre la ruine de beaucoup.
Votre règle vous défend de rien posséder en propre, soit en particulier, soit en commun ; et cependant vous avez des maisons , des jardins , des livres , des vêtements et autres choses nécessaires à la vie selon les divers temps : comment donc pouvez-vous excuser en conscience de pareilles transgressions?
Je réponds : Nous voyons dans le siècle les serviteurs manger le pain de leurs maîtres et non le leur, se mettre à l'abri sous un toit qui ne leur appartient pas, et faire usage de choses qui ne sont point à eux. Nous voyons encore souvent des personnes se servir de vêtements et autres objets empruntés au bon
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vouloir des possesseurs. Ainsi en est-il de nous : nous usons des choses nécessaires aux besoins du corps, sans cependant nous les approprier soit en particulier, soit en commun; car notre règle ne nous dit pas de ne rien avoir, mais de ne rien posséder. Nous pouvons donc avoir l'usage des objets nécessaires, et non la propriété. S'il en était autrement , nous ne devrions avoir ni vêtement , ni nourriture , ni aucune autre chose, ce qui est opposé à toute idée raisonnable. Le Saint-Père, qui est le proviseur général de tous les ordres, prenant un soin tout spécial du nôtre , s'est réservé la propriété de tous les objets mobiliers donnés à nos maisons , excepté ceux dont les maîtres ont conservé le domaine , et il nous en a accordé seulement l'usage; en sorte que, d'après cette concession, nous usons de la nourriture, du vêtement, du toit et autres biens dautrui, sans aucun droit de propriété. Nous sommes comme les serviteurs d'une maison, qui se servent , soit en l'absence , soit sous les yeux du maître , de toutes les choses de cette maison selon qu'il l'a réglé. L'aumône accordée aux frères par les fidèles est à leur usage , mais le domaine en est à celui qui est le principal ministre de notre ordre ; nous sommes prêts , lorsqu'il l'ordonnera , à lui résigner tout ce que nous avons, comme à notre maître; et ainsi n'ayant rien à titre de propriété, nous observons notre règle en toute sûreté de conscience.
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Votre règle vous défend de recevoir aucun argent ni monnaie, soit par vous, soit par d'autres. Or, vous semblez faire le contraire, tant en recevant de l'argent et en le mettant en dépôt qu'en le dépensant ; car si vous n'y touchez pas par vous-mêmes, vous le faites recevoir, conserver et distribuer selon votre volonté; et cependant il vous est défendu par un commandement rigoureux de disposer de cet argent. Je ne sais comment vous excusez une pareille transgression. Si vous ne pouviez accomplir ce précepte, vous ne deviez pas vous y obliger par un voeu; et il vaudrait mieux renoncer à une règle, que de la laisser subsister comme un piége tendu à ceux qui l'embrassent, puisqu'il leur est impossible de l'observer.
Je réponds: On juge mal beaucoup de choses avant de les comprendre, et une fois bien comprises on les regarde comme justes et raisonnables. Il en est ainsi dans la question présente. La règle nous défend de recevoir de l'argent, soit par nous , soit par d'autres , pour le posséder et en avoir le domaine comme d'une chose propre. Mais elle nous permet de nous procurer
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par nos amis spirituels qui nous aiment en vue de Dieu , c'est-à-dire d'un amour pur et sincère , les objets dont nous avons besoin. Or, cela peut avoir lieu de deux manières irréprochables : d'abord ce qu'on ne saurait avoir sans argent peut nous être offert par ceux qui donnent l'aumône aux frères, ou par leurs entremetteurs; ainsi certaines personnes font transcrire un livre pour nos communautés, nous font confectionner un vêtement , nous bâtissent une maison , etc., à leurs peines et dépens. En second lieu , les frères se procurent par eux-mêmes ces choses, et ces mêmes personnes en remettent le prix à ceux qui nous en ont transmis l'usage. Tout se borne donc pour nos religieux , lorsque , par exemple , un frère fait copier un livre , à veiller à ce que quelqu'un en paie la dépense par soi ou par ses agents , ou bien , si l'on nous offre de l'argent en aumône, à le faire remettre entre les mains d'un tiers qui le conserve en son nom mais au profit des frères, afin de leur procurer, à la place des donataires, soit par eux-mêmes , soit par d'autres plus aptes à ces sortes d'affaires, les choses dont ils auront exprimé le désir. Or, en tout cela, les frères n'acceptent point d'argent, mais seulement d'autres en reçoivent pour eux et l'emploient à leur usage au nom de leurs bienfaiteurs dont ils conservent et distribuent les aumônes, et aussi au nom des frères en satisfaisant à leurs besoins au moyen de cet argent; car nous ne pouvons, tant que cet argent n'a pas été converti en d'autres objets , le regarder comme notre bien, mais comme la
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propriété de celui qui l'a donné , quoique nous sachions qu'il a été déposé pour notre usage. Ainsi, lorsqu'un maître confie une somme à son serviteur pour m'acheter un vêtement , cette somme est toujours au propriétaire jusqu'à ce que l'achat soit terminé. Mais une fois le vêtement acheté, il devient ma propriété.
C'est de cette manière et en prenant ces précautions que les frères se procurent , par leurs amis spéciaux et d'autres hommes de bonne volonté, les choses dont ils ont besoin ; cependant ils ne reçoivent aucun argent, mais ceux-ci le gardent selon la volonté des donateurs et s'en servent pour notre utilité et de façon à ne pas nous en rendre propriétaires. L'auteur de notre règle, en éloignant de nous la possession de tout argent , a eu plutôt en vue de nous soustraire à l'avarice, qui est la ruine de toute religion, que de nous ôter les moyens de pourvoir aux choses nécessaires à la vie. Le saint-siège, dont les actes sont offerts à la connaissance et à la vénération de l'Eglise entière, n'eût point approuvé notre règle en la confirmant , s'il y eût découvert quelque point inconvenant ou impraticable. Elle ne laisse donc à ceux qui l'ont embrassée aucun sujet de crainte, bien que les religieux chargés de pourvoir à nos besoins doivent veiller avec un soin diligent pour ne point la violer; mais une telle attention de leur part est d'un grand mérite, quoiqu'il y ait plus de sûreté à se soustraire à de pareils embarras quand on n'y est pas forcé par devoir.
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Les choses mal acquises sont en horreur aux yeux de Dieu, et le Seigneur a dit (1) : Je hais les holocaustes qui viennent de rapine. Pourquoi donc demandez-vous à ceux qui font des gains injustes et acceptez-vous leurs aumônes?
Je réponds : Il y a des hommes dont tous les biens sont mal acquis, et les personnes à qui ils doivent les restituer sont connues. Lorsque nous le savons, nous ne devons pas demander l'aumône à de tels hommes ni la recevoir d'eux, car tout ce qu'ils possèdent appartient à ceux à qui ils l'ont ravi. Ou bien tous les maîtres de ces biens ne sont pas connus, mais seulement quelques-uns. Alors la restitution ne peut se faire d'une manière bien assurée, et il faut consacrer ce bien mal acquis en bonnes oeuvres. Ensuite, certains hommes possèdent à la vérité plusieurs biens de ce genre; cependant, en donnant l'aumône, ils ne tombent pas dans l'impossibilité de restituer ce qu'ils doivent : il leur est donc permis de faire l'aumône du surplus. C'est pourquoi je répète que nous ne pouvons recevoir des premiers si l'ignorance,
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ou l'extrême pauvreté, ou une juste présomption que leurs créanciers nous transportent leurs droits, ne nous excuse. Quand donc nous ne sommes pas certains qu'un homme possède ses biens injustement, nous ne devons pas le croire à la légère coupable d'un si grand crime , car il faut toujours juger de chacun en bonne part. Notre profession de mendiants et l'obligation où sont les hommes de distribuer aux pauvres du Seigneur les choses dont ils lui sont redevables nous excusent plus aisément en ce point que ceux qui ont d'autres moyens de pourvoir à leurs besoins. Cependant quand la renommée range publiquement quelqu'un en ce premier rang, lorsqu'il n'y aurait pas d'autre preuve, il convient, pour éviter le scandale, de ne point lui demander l'aumône et de ne point la recevoir de lui à moins toute-fois que ceux qui le font ne doivent, en vertu de leur profession ou de leur office , porter le ravisseur à restituer : alors ils servent utilement la partie lésée, et l'ouvrier est digne de recevoir un salaire, puisque personne n'est tenu de faire la guerre à ses dépens. Afin de nous faciliter les moyens d'amener les pécheurs à se corriger, le saint-siège nous a accordé de demeurer en toute liberté dans les pays soumis à l'excommunication et de recevoir l'aumône des excommuniés eux-mêmes , surtout si nous ne trouvons ailleurs de quoi subvenir à nos besoins. Et d'ailleurs si les bons se séparaient entièrement des méchants , qui porterait par ses paroles et ses exemples ces derniers à bien faire?
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