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LE LIVRE DE L'AMOUR.
PROLOGUE.
Celui qui lira ce livre doit savoir que le but de son auteur a été de choisir avec soin dans les oeuvres des Saints plusieurs passages propres â porter d'une manière efficace le coeur de l'homme à l'amour de son Créateur, et de les ranger dans un ordre successif et non interrompu. Il commence par traiter de l'excellence de notre condition première , excellence qui fut l'oeuvre de la Majesté divine et le résultat d'un conseil tenu par la Trinité sainte elle-même. Ensuite s'adressant à l'homme en particulier, il lui montre et lui prouve que ses semblables et toutes les autres créatures ont reçu la vie pour le servir, et que même , par un privilège singulier d'amour, ils lui ont été donnés comme un bienfait tout spécial. Il traite , en troisième lieu , de la nécessité de l'Incarnation et de la Passion de Jésus-Christ pour l'homme , et de la tendre générosité qu'il nous y a témoignée : deux considérations capables surtout d'éloigner de nos coeurs l'ingratitude et de les incliner à aimer Dieu sincèrement. En méditant ainsi la dignité de sa condition première, l'amour singulier dont il a été l'objet, et le prix de sa rédemption miséricordieuse, le pécheur rentre en lui-même , se livre à la douleur le plus souvent,
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et , rejetant tout ce qui tient au monde , se tourne vers Jésus-Christ qu'il reconnaît pour le principe de son existence, son bienfaiteur et l'auteur de tous les biens dont il est comblé. Alors il s'approche d'autant plus de Dieu par une humble satisfaction qu'il lui était devenu plus étranger par sa désobéissance. Le but principal de cet ouvrage est donc, en lui rappelant dans un entretien mutuel les bienfaits et l'amour de Dieu pour lui , de faire comprendre à l'homme qu'il est descendu au-dessous de lui-même par son ingratitude, afin que, pénétré d'une contrition plus filiale, il s'excite, enfant jusqu'alors sans re-connaissance, à aimer avec ardeur un Père si plein de tendresse. Voilà pourquoi l'auteur, s'efforçant ainsi de provoquer l'homme à l'amour de son Créateur, a appelé son livre le Livre de l'amour.
547 I.
C'est à vous que s'adressent mes paroles, ô homme qui, ignorant l'excellence de votre condition première, ne comprenez ni le prix de votre réparation , ni par quelles peines elle s'est accomplie. Je veux , en m'entretenant avec vous, vous apprendre, par la considération d'une excellence si admirable et d'une charité si grande, à aimer le Dieu si bienfaisant, le Seigneur si plein de tendresse , à qui nous n'avons jusqu'à ce jour témoigné pour tant de bienfaits que dédain et ingratitude. (1) Je commence par vous prier de ne jamais oublier de quelle douceur, de quelle charité votre Créateur a l'ait preuve à votre égard ; quelle bonté il eut pour vous. Lorsque vous n'étiez pas il vous a donné la vie, non point en vous rangeant parmi les brutes ou les êtres insensibles, mais en faisant de vous une créature capable de le connaître , de l'aimer et de posséder son éternité et sa béatitude. Il vous a tant aimé qu'il a voulu vous créer et vous conserver , alors qu'il savait combien vous seriez rebelle à sa volonté. Aujourd'hui encore sa mansuétude est pour vous sans limite; il vous supporte avec douceur et miséricorde ; il attend que vous vous corrigiez, car il ne veut en aucune façon votre perte; et ainsi il vous conserve la vie , il ne cesse de fournir à tout ce qui est nécessaire aux besoins de votre corps. Et comme l'expérience a pu
1 Anselm.
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vous l'apprendre , vos péchés ne sauraient vaincre sa bonté , ni le porter, selon que vous le méritez , à vous couvrir de confusion , à vous anéantir. Il est donc vraiment plein de tendresse pour vous , ce Dieu qui vous a comblé de tant de bienfaits et ne désire après cela tirer aucune vengeance de vos iniquités. Rappelez-vous encore sa bénignité. Pour ne parler que de choses communes, je dis : autant vous comptez de membres en votre corps , autant vous pouvez compter de bienfaits admirables de votre Dieu; et vous lui devez plus d'amour pour le plus faible de ces membres que beaucoup ne lui en témoignent pour tous les biens qu'ils ont reçus de lui. En effet, si vous aviez perdu un oeil , combien aimeriez-vous celui qui vous l'aurait rendu? Et si vous aviez mérité de le perdre , quel serait votre amour pour celui qui vous l'aurait conservé? Mais devez-vous moins aimer le Dieu qui vous l'a donné dès le commencement; qui ensuite vous l'a conservé lorsque vous avez été digne den être privé tant de fois pour vous en être servi contre lui? Ce que je dis de l'oeil , dites-le également des autres membres. Mais si nous devons tant aimer celui qui nous a donné le corps , quel amour devrons-nous à celui qui nous a donné l'âme , dont le prix l'emporte infiniment sur le corps? Si vous aviez perdu l'usage de votre raison , combien aimeriez-vous celui qui vous l'aurait rendu ! Combien donc devez-vous aimer celui qui vous a donné la raison elle-même , celui qui a uni d'une manière admirable votre corps et votre âme , celui par qui cette union a persévéré
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alors que vos péchés vous ont mérité tant de fois la mort. (1) Pensez donc et pensez encore combien grande a été envers vous la bénignité de votre Créateur, et élevez-vous jusqu'à la hauteur de votre dignité , élevez vos sens jusqu'à son amour ineffable. Rien n'est plus juste , rien n'est plus salutaire , rien n'est plus avantageux ni plus doux pour l'homme que d'aimer sans limites celui qu'il sait être l'auteur et le conservateur de tout ce qu'il est. Si l'enfant aime naturellement le père qui a donné l'existence à son corps , combien plus aimerons-nous le Dieu qui a tiré du néant notre corps et notre âme? Si notre père est digne de notre amour , assurément notre Créateur doit l'emporter sur lui. (2) Pourquoi l'ouvrage serait-il insensible pour son auteur, s'il était en son pouvoir de l'aimer? Et pourquoi ne l'aimerait-il pas sans réserve, puisqu'il n'aurait rien qui ne vînt de sa munificence? Je dois aimer beaucoup celui par qui il m'est donné d'être , de vivre et de sentir.
II.
Mais tout cela vous semble-t-il peu de chose? Méditez ce que votre Dieu vous a fait. Vous êtes une admirable créature : admirable selon votre corps , plus admirable selon votre âme , qui est marquée de l'image du Créateur , participante de sa raison, et
1 August. 2 Bern.
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capable de son éternelle béatitude. Il vous a uni a lui avec un art incompréhensible , avec une sagesse insondable. Et cependant vous n'aviez point mérité une telle faveur, vous n'étiez point. Il n'avait rien à espérer de vous en retour, car il n'a aucun besoin de nos biens. Apprenez donc à lui rendre grâces avec diligence et sans retard. Apprenez à le remercier de chacun de ses bienfaits. Considérez attentivement toutes les faveurs dont vous êtes comblé , afin qu'aucune des grâces de votre Dieu ne demeure sans reconnaissance. Telle est , en effet , la dignité de notre condition , que l'homme n'a pas reçu l'existence, comme le reste des créatures, par un simple commandement de Dieu, mais par l'action même de la Majesté divine, et après que la Trinité sainte eût tenu conseil. Et cela afin que l'homme comprît, à la vue d'un tel honneur, combien il était redevable à celui qui le distinguait, en le tirant du néant , par un semblable privilège de dignité , afin qu'il l'aimât avec d'autant plus d'ardeur qu'il reconnaissait avoir été formé par lui d'une façon plus admirable. Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance , dit le Seigneur. Cette dignité ne vient donc pas seulement de ce que nous avons été créés si excellemment, mais encore de ce que le Créateur de toutes choses nous a faits à son image et à sa ressemblance , faveur qu'il n'a accordée à aucune autre de ses créatures. Or, cette image, c'est dans la beauté de l'homme intérieur qu'il faut la considérer. D'abord, de même que Dieu toujours un est tout entier par-
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tout , vivifiant toutes choses, les mouvant et les gouvernant selon cette parole de l'Apôtre : En lui nous avons la vie, le mouvement et l'être (1), de même notre âme est tout entière en tout notre corps; elle le vivifie, le meut et le gouverne. Elle n'est pas plus grande dans les membres les plus considérables , elle n'est pas plus petite dans ceux d'un ordre inférieur; mais elle est tout entière dans les uns et tout entière dans les autres; et ainsi elle nous offre une image de l'unité du Dieu tout-puissant. Ensuite nous découvrons en elle la ressemblance de la Trinité sainte. Car Dieu a l'être, il vit et il sent; de même l'âme , dans une mesure qui lui est propre , existe , vit et sent. Elle ressemble encore d'une autre manière à la Trinité , en ce qu'elle a été formée à l'image de son Auteur, qui est cette Trinité elle-même parfaite et souveraine , Père , Fils et Saint-Esprit. Elle n'a qu'une seule nature , sans doute , mais elle possède trois qualités : l'intelligence , la volonté et la mémoire , sans lesquelles elle demeurerait imparfaite. Cette vérité est exprimée dans l'Evangile, bien qu'en des termes différents : Vous aimerez, y est-il dit, le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre âme et de tout votre esprit (2); ou autrement : de toute votre intelligence , de toute votre volonté et de toute votre mémoire. Elle est doue l'image de Dieu par sa substance , elle est sa ressemblance, par ses qualités; car, de même que le Père engendre le Fils , et que du Père et du Fils procède
1 Act., 17. 2 Mat., 22
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le Saint-Esprit, ainsi l'intelligence engendre la volonté, et de l'une et de l'autre procède la mémoire, comme tout homme sage peut facilement le comprendre. En effet , l'âme ne peut être parfaite sans ces trois choses, et elle ne saurait être heureuse si l'une existait sans les deux autres. 1)e même encore que Dieu est le Père , le Fils et le Saint-Esprit , et qu'il n'y a pas trois Dieux, mais un seul Dieu en trois personnes , ainsi notre âme est intelligence, volonté , mémoire , et il n'y a pas trois âmes en notre corps , mais une seule âme ayant trois qualités distinctes ; et c'est en ces trois qualités que notre homme intérieur offre en sa nature une image admirable de Dieu. C'est par elles qu'on nous ordonne de nous attacher à Dieu , de l'aimer de toute l'étendue de notre intelligence, de l'avoir présent à notre mémoire selon toute la capacité de notre amour. Pour aimer, ce n'est pas assez de l'intelligence , il faut la volonté; et ces deux facultés sont encore insuffisantes si la mémoire ne dent s'unir à elles , pour que Dieu demeure sans interruption en l'âme de celui qui le comprend et brûle de son amour. Car, de même que l'homme ressent en tout temps les effets de la bonté et de la miséricorde du Seigneur, de même il ne doit y avoir aucun moment où il ne jouisse de sa présence en sa mémoire. Maintenant parlons un peu de cette ressemblance empreinte dans les qualités de notre âme. Le Dieu qui a créé l'homme semblable à lui est charité; il est bon et juste , patient et plein de douceur , pur et miséricordieux ; il possède toutes les perfections que
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nous lisons de lui. Ainsi il a créé l'homme afin qu'il eût la charité, afin qu'il frit bon et juste , patient et plein de douceur, pur et miséricordieux ; et plus nous possédons ces vertus en nous , plus nous sommes proches du Seigneur, plus nous offrons en nous une exacte ressemblance avec notre Créateur. Mais si , ce dont Dieu nous préserve! quelqu'un d'entre nous s'avance par les chemins tortueux du vice , s'il suit les voies égarées du crime , il dégénère et s'éloigne de cette ressemblance si glorieuse de son Auteur, et en lui s'accomplit cette parole (1) : L'homme élevé en honneur a été sans intelligence; il a été comparé aux animaux privés de raison, et il est devenu semblable à eux. En effet, quel honneur plus grand pour l'homme que d'avoir été formé à la ressemblance de son Créateur, et orné du vêtement des mêmes vertus? Lui seul, entre toutes les créatures , a reçu ce privilège , dont il est écrit : Le Seigneur a régné et il a été revêtît de gloire et de majesté (2), il a été paré de la splendeur de toutes les vertus , de l'éclat de toute bonté. Mais aussi quel déshonneur plus grand, quelle misère plus déplorable que de rejeter la gloire d'une telle ressemblance pour s'abaisser à l'image informe et brute de vils animaux? O homme, portez donc un regard attentif sur l'excellence de votre condition première; reconnaissez en vous l'image vénérable de la Trinité sainte, et efforcez-vous d'honorer cette divine similitude imprimée en votre âme, par la beauté d'une vie innocente , par l'exercice des vertus et l'éclat des
1 Ps. 48. 2 Ps. 92.
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mérites, afin qu'au jour de la manifestation véritable , vous apparaissiez semblable à celui qui, dans le premier Adam , vous créa d' une manière admirable à sa ressemblance , et vous réforma dans le second d'une manière plus admirable encore, comme nous le dirons plus bas. En effet , la première fois vous avez été couronné de gloire et d'honneur, et la seconde environné de tendresse et d'amour, afin d'apprendre à rougir de votre ingratitude et à tourner toute votre affection vers le Créateur, qui a déployé envers vous tant de sollicitude pour que vous n'aimiez que lui seul. Dans l'oeuvre de la création , Dieu a formé l'homme du limon de la terre , et il a répandu sur son visage un souffle de vie. Voilà quel ouvrier vous donna l'être; comment il unit les choses les plus diverses; comment, à sa volonté, le limon de la terre et l'esprit de vie se sont joints de la manière la plus infinie. Ce limon avait reçu l'être auparavant, quand Dieu au commencement créa le ciel et la terre. Pour l'esprit, il n'a pas une existence commune , mais propre; il n'a pas été créé avec la masse de l'univers , mais il a été animé d'une façon plus excellente et toute particulière. Lors donc que Dieu eut soufflé sur l'homme, il lui donna le sens et l'intelligence : le sens afin de vivifier le limon auquel il l'avait uni , l'intelligence afin de le gouverner. Par l'intelligence , l'homme rentre au-dedans de lui-même et contemple la sagesse de Dieu; par le sens il en sort et considère les oeuvres de cette même sagesse. Il l'a donc éclairé intérieurement de l'intelligence et orné du sens au-dehors afin qu'il
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trouvât dans ces deux facultés un aliment convenable : dans le premier la félicité , dans le deuxième l'allégresse. Mais comme les biens extérieurs ne sauraient durer longtemps, il a été commandé à l'homme de passer des choses extérieures aux intérieures, et de s'élever de celles-ci aux choses célestes. Car telle est la dignité de notre condition , que rien ne peut nous suffire en dehors du bien suprême. (1) Reconnaissez donc votre dignité, ô homme, reconnaissez la gloire de votre nature. Votre corps a été tiré de la terre, sans doute; mais il y a en vous quelque chose de plus sublime qui ne saurait en aucune manière être comparé aux autres créatures. En vous ont été réunies et associées l'âme et la chair; celle-ci a été créée, celle-là produite par inspiration. Qui ne comprend combien l'âme l'emporte sur le corps? Votre chair privée de la vie serait-elle autre chose qu'un tronc insensible? C'est de lâme que vient la beauté , de l'âme que vient l'accroissement , de l'âme que viennent la clarté, la vue, le son de la voix. Enfin tous les sens viennent de l'âme ; elle s'en sert pour mouvoir le corps et le vivifier. (2) L'âme a une double vie : par l'une elle vit dans la chair, par l'autre elle vit en Dieu. Car il y a en l'homme deux sens : l'un intérieur et l'autre extérieur, et l'un et l'autre ont un bien propre dans lequel ils trouvent l'aliment qui les fait vivre. Le sens intérieur se nourrit de la contemplation de la Divinité ; le sens extérieur, de la contemplation de l'humanité.
1 Bern., serm. 2 , in Nat. Lib. de Spir. et am.
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Ainsi Dieu s'est fait homme afin de rendre l'homme heureux tout entier; afin que l'homme pût se tourner vers lui sans réserve et placer tout son amour en lui, lorsqu'il lui serait donné de le voir en la chair par le sens de la chair et de le contempler en sa divinité par le sens de l'esprit. Le bien de l'homme était ainsi parfait, si , soit qu'il entrât, soit qu'il sortît, il pouvait trouver des pâturages abondants en l'Auteur de ses jours : des pâturages au-dehors , dans la chair de son Sauveur; des pâturages au-dedans, dans la divinité de son Créateur. Mais, hélas! un grand mal a suivi un bien si grand; car l'âme, après avoir perdu ce bien intérieur, s'est élancée au-dehors à la poursuite de biens étrangers ; elle a fait un pacte avec les délices du siècle, elle s'est reposée en elles et elle n'a pas considéré que son bien intérieur avait disparu , car elle croyait voir sa consolation dans ces faux biens. En effet, lorsque le sens de la chair jouit du bien qui lui est propre, le sens intérieur est comme endormi , car celui qui est tout entier adonné aux jouissances extérieures devient sans intelligence pour les biens du sens intérieur. Celui qui vit en la chair, sent selon la chair et évite les douleurs de la chair autant qu'il le peut; il ignore entièrement les blessures de son âme et ne s'inquiète pas d'y chercher un remède. Mais , quand ce sens dont la vie réside en la chair est mort, cet autre sens par lequel l'esprit se sent lui-même, commence à se vivifier; il reconnaît ses douleurs, il comprend ses blessures et il en apprécie d'autant plus la gravité qu'il les considère de plus près. Ainsi ,
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devenu intelligent, cet esprit s'applique à se purifier de la corruption des affections terrestres , à revenir à la nature qui lui est propre , à cette nature en laquelle il peut connaître le Dieu qui l'a tiré du néant , lui a donné l'existence et la lui conserve; car il comprend que l'amour est sa vie. Il est donc clair que l'amour est la vie de votre âme, et qu'ainsi elle ne saurait vivre sans amour. Mais comme elle a été créée pour aimer Dieu seul, tout ce qui n'est pas Dieu est impuissant à satisfaire son désir.
III.
(2) Il vous reste donc à changer en un amour plus parfait l'amour véritable qui est en vous, car je n'appelle pas amour vrai et permanent celui qui repose en des objets terrestres et temporels. Ces objets affadissent le palais de l'âme ; ils l'empêchent de soupirer par ses désirs après l'amour du Créateur, et de goûter la suavité de ses délices. Vous avez appris, je n'en doute pas, par de nombreuses expériences à regarder comme faux et trompeur l'amour de ce siècle, qui s'évanouit nécessairement lorsque son objet vient à périr, et est soumis au changement lorsqu'un objet meilleur s'offre à lui. Par lui vous flottez en proie au-dedans de vous-même à des désirs différents , lorsque, ne pouvant être sans amour, vous ne trouvez pas l'amour véritable ; vous errez comme dans un lieu d'exil lorsque , entraîné par la concupiscence des
1 Hug. 2 Greg. 3 Hug., de Arrh. an.
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choses temporelles. vous devenez étranger à l'amour des biens éternels. Oh! si vous abaissiez un regard sur vous-même! s'il vous était donné de voir votre âme , de voir comme elle l'emporte en beauté et en splendeur sur tout objet visible! vous reconnaîtriez combien vous êtes répréhensible d'estimer quelque chose digne de votre amour en dehors de vous. Vous vous faites injure à vous-même toutes les fois que vous donnez place en votre coeur à des objets déshonorants ou au moins indignes de vos affections. Mais vous ne pouvez contempler la beauté et l'éclat de votre face, cet éclat caché en votre âme , et ainsi vous laissez plus facilement vos désirs se porter vers les choses extérieures qui vous semblent admirables. Car l'amour ne saurait être seul, et même il s'évanouit en quelque sorte s'il ne trouve à répandre sur un objet conforme à ses besoins l'ardeur qui le consume. Cependant vous devez savoir que l'amour ne s'éteint pas parce qu'on le détourne de choses viles et abjectes ; et même celui-là lui fait injure, qui admet en sa société ce qui le déshonore et est indigne de lui. Il faut donc commencer par vous considérer vous-même , et lorsque vous aurez reconnu votre dignité telle que je vous l'ai déjà montrée et telle que je vous la montrerai encore, gardez-vous de faire injure à l'amour que vous vous devez, gardez-vous d'attacher vos affections à des choses au-dessous de vous. Ces choses , regardées en elles-mêmes, sont belles sans doute; mais, comparées à d'antres d'un plus haut prix , elles paraissent viles. Vous ne voulez, vous ne
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pouvez garder votre amour pour vous seul ? Au moins veillez à ne point le prostituer. Cherchez l'objet unique entre tous ,cherchez celui qui peut vous être cher uniquement. Vous savez que l'amour est un feu , et que le feu demande un aliment. Mais évitez de jeter au milieu ce qui produit la fumée ou une odeur infecte ; car telle est la force de l'amour que vous ressemblerez nécessairement à l'objet que vous aimerez, et qu'après être devenu semblable à lui par les sentiments de votre tendresse, vous serez en quelque sorte transformé en lui par le lien de l'amour. C'est la ressemblance qui produit l'amour ; considérez donc la beauté de votre âme et vous comprendrez quelle beauté mérite d'être aimée de vous. Elle a un époux, cette âme, mais elle ne le connaît pas. Il est beau entre toutes les créatures; mais elle n'a point encore vu sa face. Pour lui, il a vu cette âme, car il ne se serait point épris d'elle s'il l'eût ignorée. Il l'a vu , car c'est lui qui l'a créée et l'a rendue digne de son amour. Il n'a pas voulu s'offrir encore lui-même à ses regards; mais il lui a envoyé des présents, il lui a donné des arrhes de son amour, un gage de son affection, un signe de sa tendresse. Si votre âme pouvait le connaître lui-même, s'il lui était donné de contempler sa face, elle n'aurait plus aucun doute sur sa beauté. Elle comprendrait qu'un époux si glorieux , si beau, si ravissant, si unique n'aurait pas été épris de son amour, s'il n'eût trouvé également en elle une beauté singulière et supérieure à celle de toutes les autres créa turcs. Mais elle ne peut le voir, car il ne se montre pas à
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découvert, et ainsi elle ne rougit pas de lui faire injure et de mépriser l'amour si spécial qu'il a pour elle. Mais si elle ne peut connaître tout le prix de celui qui l'aime, qu'elle considère au moins les gages de son amour. Peut-être comprendra-t-elle, à la vue de telles faveurs , avec quelle tendresse elle doit l'aimer, avec quel soin et quelle diligence elle doit se conserver pour lui seul. Ces gages sont glorieux; ils sont des gages d'une union indissoluble, car il ne convenait pas à un époux si grand de donner des présents indignes de lui ; et d'un autre côté, elle ne méritait pas moins, car le Sage ne déploie pas sa magnificence pour un sujet médiocre. Ce que Dieu a donné à l'âme est donc grand ; mais plus grand est ce qu'il aime en elle. Etendez vos regards sur le monde entier et voyez s'il est un seul être que son amour n'ait mis à son service. Tout a été fait pour être utile à l'homme. La nature entière dirige là son cours ; elle ne cherche qu'à répondre à vos désirs , à fournir à vos besoins , à vous apporter avec une abondance inépuisable tout ce qui peut vous être agréable ou avantageux. Le ciel , la terre, l'air, l'étendue des mers et tout ce qu'elles contiennent, tout, en un mot, concourt à un tel but, au profit de tous les hommes sans exception. Ainsi , le cours du temps, par un retour annuel , par des productions sans cesse renaissantes, renouvelle les choses passées , rappelle celles qui étaient perdues, nous rend celles qui étaient anéanties, et nous les offre continuellement pour sustenter notre vie. Qui , pensez-vous, a établi un pareil ordre? qui
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a commandé à la nature de vous servir avec un accord si parfait? Vous recevez le bienfait, et vous ne connaissez pas le bienfaiteur. Le don est présent à vos yeux; mais son auteur est caché. Cependant la raison seule ne vous permet pas de croire que tout cela vous soit dû ; elle vous dit que vous n'avez aucun titre à de telles faveurs. Il vous a donc donné beaucoup, celui qui vous a accordé tous ces biens et de si grands biens. Vous devez donc aimer beaucoup celui dont la puissance a pu tant vous donner. Il vous a donc également aimé beaucoup , celui qui a voulu ainsi vous combler de faveurs. Or, celui qui nous a tant aimés et est si digne de nos affections, nous enseigne par ses bienfaits qu'il y a folie à ne pas soupirer de tout son coeur après l'amour d'un être aussi puissant; qu'il y a impiété et perversité à ne pas aimer un être aussi aimant. Voyez donc ce que vous faites lorsque vous désirez aimer le monde et en être aimé. Le monde entier vous est soumis , et vous ne dédaignez pas de donner place en votre coeur, je ne dis pas au monde entier, mais à je ne sais quelle faible portion du monde qui ne se distingue ni par une beauté rare , ni par une grande utilité , ni par une étendue considérable , ni par une bonté excellente. Au moins , si vous aimez ces choses , aimez-les comme inférieures à vous , comme destinées à votre service , comme des présents d'un ami , comme des bienfaits de votre Seigneur. Mais n'oubliez pas ce que vous lui devez à lui-même; prenez garde de mettre ces choses à sa place ou de les
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associer à lui : aimez-les à cause de lui , aimez-le par elles , aimez-le par-dessus elles. (1) Aimer Dieu en vue des biens de la terre , c'est lui faire une injure. Ceux qui aiment de la sorte les choses de ce monde , les préfèrent au Seigneur ; car toutes les fois qu'on aime quelqu'un en vue d'un objet , c'est cet objet lui-même qui est aimé. Ainsi les bons se servent de ce monde pour arriver à jouir de Dieu ; mais les méchants abusent de Dieu pour jouir du monde. Car se servir d'une chose en notre pouvoir, c'est l'employer à obtenir ce dont la jouissance est permise; autrement c'est en abuser. Gardez-vous donc d'être plutôt sensible aux bienfaits dont vous êtes l'objet , qu'à la tendresse de celui qui vous aime. Vous faites à la charité de votre Dieu l'injure la plus vile , si , recevant ses dons , vous ne lui offrez votre amour en retour. Cherchez à vous soustraire à ses bienfaits si vous le pouvez ; sinon reconnaissez-les par votre amour. Aimez-le , aimez-vous , aimez ses biens à cause de lui-même. Aimez-le pour jouir de lui ; aimez-vous pour être aimé de lui. Or, vous aurez pour vous un amour véritable, si vous aimez Dieu sans réserve. Aimez dans ses dons la main qui les répand. Aimez le Seigneur pour lui-même , aimez-vous pour lui , et aimez de la même manière les biens dont il vous comble. L'âme éprise de l'amour des choses temporelles en est comme souillée; elle est indigne de l'amour de Dieu.
1 Aug., de Civit. Dei. 2 Hug., ubi supr. 3 Bern.
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(1) Si vous brûliez d'amour pour une personne , elle refuserait avec raison de répondre à une ardeur semblable si elle reconnaissait que vous aimassiez quelque chose en dehors d'elle. De même l'homme qui s'attache aux biens terrestres se rend indigne de l'affection de Dieu. Son amour ne souffre en nous la souillure d'aucun vice; il n'accorde aucune entrée aux plaisirs causés par les désirs de la chair.
IV.
(2) Vous me direz peut-être : « Mon amour, selon vous, doit avoir non-seulement un objet unique de ses affections , mais encore arrêter son choix à cet objet ; ou autrement : il doit reposer en son seul bien-aimé, en celui seul qui est digne de lui; car l'amour ne mérite pas ce nom lorsque le coeur s'ouvre à deux objets à la fois , ou lorsqu'il ne s'attache pas uniquement au bien souverainement aimable. Eh bien ! j'aime uniquement mon Bien-Aimé; je l'ai choisi seul entre tous , et cependant ma tendresse se trouve sans retour de sa part, je n'aime que lui et je ne suis pas seul en son amour. Ce gage de son affection dont vous me parlez, vous savez combien le partagent avec moi et ce qu'ils sont. Comment me glorifier du privilège singulier dont vous m'exaltez la grandeur, alors que je vois , non-seulement les hommes livrés à tous les écarts, mais les animaux eux-mêmes en jouir
1 Aug., Sol. 2 Anselm. Hug.
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comme moi? Quel avantage la lumière du soleil m'apporte-t-elle de plus qu'aux reptiles et aux vers de terre? Tous les êtres animés ont la même vie, le même air, lu même nourriture , le même breuvage. Vous ne m'avez donc pas montré assez clairement. que Dieu mérite uniquement mon amour, si vous ne me donnez des preuves de son amour unique pour moi. » Voici ma réponse à vos paroles : Le sentiment qui vous trouble peut être calmé de trois manières diverses. Considérez attentivement quels dons vous avez reçus de Dieu. Il y en a de communs, de spéciaux et de singuliers. Les choses communes sont celles qui servent à votre usage et dont la jouissance a été accordée à tons les êtres à cause de vous. Les choses spéciales sont celles qui n'ont pas été données à tous, mais à vous et à beaucoup d'autres en même temps à cause de vous. Enfin les choses singulières sont celles attribuées à vous seul. Mais , dites - moi , Dieu vous témoigne-t-il moins d'amour parce qu'il répand certains de ses bienfaits sur vous et sur tous les êtres à la fois? Vous aurait-il rendu plus heureux s'il n'eût donné qu'à vous seul la jouissance du monde entier? Serez-vous homme parce que tout aura été fait uniquement pour vous et vous aura été donné en partage? Supposons qu'aucun homme n'ait reçu l'existence, si ce n'est vous; que les animaux dont la terre est peuplée ne soient plus , et que vous soyez seul possesseur des richesses du monde entier. Où seront les charmes et les avantages de la société? Où puiserez-
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vous les consolations? Où trouverez-vous les plaisirs dont vous jouissez? Vous voyez donc que Dieu s'est montré vraiment libéral à votre égard en créant eu même temps que vous les choses destinées à réjouir votre coeur. Mais si le monde et toutes les créatures concourent à votre bonheur, comment tout n'a-t-il pas été créé pour vous servir? Quoi donc! le père de famille mange-t-il seul son pain ? Met-il pour lui seul ses vins en réserve? se sert-il seul de ses vêtements? se réchauffe-t-il seul au feu qu'il allume ? veut-il habiter seul en sa maison ? Et cependant tout ce que possèdent ceux qui le servent par amour ou obéissance , n'est-il pas dit avec raison lui appartenir? Ainsi les choses consacrées à vos besoins , celles nécessaires aux besoins de ceux qui vous servent , sont autant de bienfaits accordés à vous-même en personne; toutes concourent à vous rendre heureux. Vous direz peut-être encore : « Vos paroles m'inclinent , sans doute , à regarder comme des dons faits à moi seul les choses dont je vois jouir en même temps ceux qui me servent. Ainsi les biens qui conservent la vie aux êtres privés de raison doivent être considérés comme mes biens propres , puisque ceux qui s'en nourrissent sont destinés à mon usage. Mais je ne découvre point en tout cela un privilège d'amour singulier, car ces choses ne servent pas seulement à mes besoins , elles servent aux besoins de tous les hommes, aux besoins d'un plus grand nombre encore d'autres créatures. Je vois bien une marque d'amour spécial pour les hommes dans le rang qu'ils occupent
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au-dessus des autres êtres et dans l'égalité où ils sont entre eux. Mais ce que vous me donnez comme preuve d'un amour singulier : la société des autres hommes , ne saurait faire impression sur moi , car en cela les autres jouissent de moi comme je jouis d'eux. De plus, je n'ai pas seulement à déplorer en cette société l'absence d'un bien propre et glorieux , mais encore la bassesse et l'indignité de ceux qui y prennent part. Combien d'incrédules, de scélérats, de libertins peuvent se glorifier de cet avantage ! » Vous ne devez pas vous troubler en voyant les méchants et les bons participer en un même degré aux choses temporelles , ni croire les impies aimés de Dieu comme les justes , parce qu'ils jouissent des mêmes biens que vous. Les animaux n'ont pas été créés pour eux-mêmes , mais pour l'homme ; ainsi les méchants vivent, non à cause d'eux-mêmes, mais à cause des justes. Et de même que leur vie tourne à l'avantage des bons , de même il n'est pas douteux que tout ce qui sert à la conservation d'une telle vie ne relève de leur empire. Or, Dieu permet aux méchants de vivre parmi les bons afin d'exercer ceux-ci par leur contact , et de leur apprendre , à la vue de leur félicité, à poursuivre des biens meilleurs et auxquels les méchants n'auront point de part , afin de les porter à aimer plus étroitement la vertu par le spectacle de leur iniquité , et de leur rappeler quelle reconnaissance ils doivent au Seigneur, en leur montrant dans quel abîme de vices sont tombés ceux que la grâce céleste a laissés à eux-mêmes. Il était digne
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de la sagesse divine , dans l'intérêt de notre salut , et pour faire estimer davantage la gloire qui nous attend, il était digne de cette sagesse , après nous avoir appris par la vie des animaux que la félicité suprême ne consistait pas dans les choses dont ils jouissent, de nous enseigner encore, par la vie des méchants, que le bonheur souverain ne consistait pas non plus à exercer notre domination sur les autres créatures. Les choses de la terre ont donc dû être accordées également aux bons et aux méchants, car les premiers n'auraient pas cru que des biens meilleurs leur fussent réservés, s'ils n'avaient été témoins d'une telle égalité dans le partage des biens de ce inonde. Gardez-vous, ô homme, de vous plaindre encore de la société ou du bonheur des méchants; réjouissez-vous-en au contraire, et excitez-vous à aimer plus fortement votre Créateur, puisque ce sont là autant de verges dont la tendresse miséricordieuse de votre Père se sert pour instruire ses enfants. (1) La vie est laissée aux méchants afin qu'ils se corrigent, ou afin que les bons soient exercés par eux. (2) Gardez-vous cependant de les croire admis avec vous au privilège singulier de l'amour de votre Dieu, parce que vous les voyez comme vous user en maîtres des choses passagères de ce monde. Il est avantageux à votre salut, je vous l'ai dit, que ces hommes partagent avec vous non-seulement l'usage, mais encore la possession de ces biens. Mais aussi soyez la société des justes. Elle est pour vous un bienfait de votre
1 Aug., in ps. 54. 2 Hug.
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Créateur, accordé comme une consolation à votre vie et un préservatif contre les ennuis et les dégoûts de la solitude et de l'indolence. De même que la vie des méchants vous exerce, de même la vie des bons vous console; et assurément ces derniers sont tels que vous ne devez point dédaigner de les avoir pour compagnons de votre félicité et de l'amour de votre Dieu. Si vous les aimez véritablement, votre charité se glorifiera de tous les bienfaits dont ils sont comblés, non comme d'un bien étranger, mais comme d'un bien qui vous est propre. Si déjà c'est un bonheur de jouir seul de cet amour, quel bonheur plus grand sera-ce de le goûter au milieu des félicitations d'un grand nombre de justes? Lorsque l'effusion de la charité divine se répand sur ceux qui sont appelés à y prendre part avec nous, la joie et la suavité qui en découlent deviennent plus abondantes; car l'amour spirituel est d'autant plus propre à chacun de nous , qu'il s'étend à plus de personnes. Il ne s'affaiblit point par la participation d'un nombre plus grand ; son fruit est un; on le trouve tout entier et le même en chacun de ceux qui s'en nourrissent; et ainsi votre Dieu a pour vous un amour singulier par-là même qu'il n'aime rien sans vous associer aux sentiments de son coeur. Il est pour chacun ce qu'il est pour tous, et il n'aurait pas une tendresse différente ni plus grande pour un seul en particulier , alors même que tous les autres seraient exclus de son amour. La société des bons ne touche donc en rien au privilège de l'amour singulier dont vous êtes l'objet , puisque
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votre Bien-Aimé vous aime en tous vos semblables et n'en aime aucun sans vous; et vous ne devez pas craindre que son coeur soit distrait par l'amour qu'il porte à plusieurs , que son affection soit plus faible parce qu'elle vous semble partagée et divisée entre un grand nombre. Que tous l'aiment donc uniquement pour être aimés uniquement de lui. Nul , excepté lui seul , ne saurait être pour tous un objet unique d'amour; nul que lui ne peut aimer tous les hommes uniquement. Mais aussi que tous s'aiment en lui seul comme un objet unique, afin de n'être plus qu'un en l'amour unique de leur Dieu. Cet amour est unique, mais il n'est pas exclusif; il est seul , mais non solitaire; il se communique et il n'est point divisé; il est commun et singulier en même temps. Il est singulier pour tous et il est entier pour chacun. En se communiquant il ne décroît point; l'usage ne l'affaiblit point. Le temps ne le vieillit point; il est ancien et nouveau. Il est désirable à notre coeur, délicieux à l'âme qui le goûte, éternel en ses fruits, plein de félicité; il sustente et rassasie , et jamais le dégoût ne vient après lui. Mais je veux vous satisfaire d'une manière plus complète, je veux vous montrer comment cet époux, cet amant de la chasteté se rend présent en particulier par sa tendresse et sa bonté à chacun de ceux qu'il aime aussi bien qu'à tous en général. Ce Dieu très-bon et plein d'amour pour vous s'est appliqué à ne rien laisser qui ne pût vous offrir des traces de cet amour singulier. De même que parmi ses bienfaits
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il y en a de communs et de spéciaux , il y en a de particuliers. Les bienfaits communs sont ceux qui servent à l'usage de tous les ètres, comme la lumière du soleil , le souffle de l'air. Les bienfaits spéciaux sont ceux répandus sur une certaine classe d'êtres, comme la foi , la sagesse , la science des moeurs. Les bienfaits particuliers sont ceux accordés à un individu en propre : ainsi Pierre a reçu la principauté parmi les apôtres; Paul , l'apostolat pour les nations; Jean, le privilège de l'amour. Considérez donc de quelles faveurs vous avez été comblé soit en général avec le reste des créatures, soit d'une manière spéciale avec un nombre d'êtres plus restreint, soit seul et en dehors des autres. Dieu vous a témoigné son amour par ces trois sortes de faveurs. Ensuite il vous a aimé avec toutes ses créatures en vous associant avec elles à la participation de ses bienfaits ; il vous a aimé de préférence à elles toutes en répandant sur vous le don d'une grâce singulière, Il vous a aimé en toute créa-turc, il vous a aimé avec tous les bons, il vous a aimé de préférence à tous les méchants; et de peur que vous n'estimiez comme il convient cette préférence sur les méchants , considérez encore combien de justes ont été moins favorisés que vous. Vous ne devez pas faire peu de cas d'avoir été ainsi aimé en tant d'êtres différents et avec eux , de n'avoir eu pour associés que les bons en cet amour, d'avoir vu les méchants et toutes les choses de ce monde destinés à vous servir. Vous comprenez donc en quelle multitude de créatures
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Dieu vous témoigne sa tendresse; quelle sorte d'hommes il admet avec vous à partager son amour. Maintenant tournez, autant que vous le pourrez, vos regards sur l'amour singulier dont vous avez été l'objet de préférence à tous autres. Vous savez ce que vous avez reçu ; mais il vous est nécessaire de le connaître davantage pour ne point vous enorgueillir des choses que vous n'avez pas, et ne point refuser de rendre grâces de celles dont vous avez été comblé ; car Dieu a répandu en vous ses grâces pour que vous en conserviez fidèlement le souvenir et que vous ne vous affaiblissiez pas en son amour. Pensez d'abord, ô homme, qu'il y a eu un temps où vous n'étiez pas, et que vous avez commencé d'être par un bienfait du Seigneur? Votre existence est donc un effet de sa bonté. Aviez-vous, avant d'être, fait pour lui quelque chose qui pût vous mériter une telle faveur? Non, vous n'aviez rien fait, vous ne pouviez rien faire avant d'être vous-même, et votre existence est une pure grâce de sa tendresse. A qui donc avez-vous été préféré par ce don de l'existence? Qui a pu recevoir moins que l'être? Et cependant sans un tel bienfait on ne saurait recevoir autre chose, et si commencer d'être ne valait pas mieux que de n'être pas, celui qui est n'aurait rien de plus que celui qui est encore dans le néant. (1) Pourquoi donc, ô homme, ne considérez-vous pas que vous vous devez tout entier à celui que vous savez bien être l'auteur de toute votre personne ?
1 Bern., de Dil. Dei.
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Pourquoi donc , vous qui possédez votre Dieu , ne voyez-vous pas en lui , je ne dis pas seulement l'Auteur généreux de votre existence, votre bienfaiteur libéral , votre consolateur plein de tendresse, votre guide empressé , mais encore votre rédempteur surabondant , votre conservateur éternel , celui qui vous enrichit et prépare la couronne? Il est digne de mort, sans aucun doute, l'homme qui refuse de vivre pour lui. Que rendrez-vous donc au Seigneur pour tous ces bienfaits? (1) Mais pourquoi Dieu vous a-t-il créé, sinon parce qu'il a mieux aimé vous voir jouir de la vie, que demeurer dans le néant? Ainsi il vous a plus aimé que tous les êtres possibles à qui il n'a pas jugé à propos d'accorder un pareil bienfait. Lors donc que votre Dieu vous ir donné l'être , il vous a accordé un bien réel , un bien vraiment grand , un bien vraiment admirable. Et en agissant ainsi , il vous a préféré à tous ceux à qui il a refusé une si grande faveur. Nous n'étions pas ; nous avons été créés par notre Dieu, et nous avons été par ce don plus favorisés que ceux qui ne l'ont pas reçu. Quand donc ce bienfait serait unique, votre Dieu n'en serait pas moins digne éternellement de vos louanges et de votre amour. C'est justement que celui qui vous a fait vous réclame sans réserve.
1 Hug.
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V.
Mais il n'a pas borné là les effets de son amour ; il ne vous a pas seulement donné d'être , nais d'être une créature belle et ravissante quant à votre âme. Et autant votre existence l'emporte sur le néant , autant votre beauté l'emporte en valeur sur cette existence elle-même. C'est une chose admirable d'avoir reçu l'être , ruais incomparablement plus admirable de l'avoir reçu de la sorte. Comprenez donc que vous avez en tout cela été préféré à ceux à qui il n'a pas accordé un genre de vie aussi parfait et aussi excellent. Mais la munificence de notre bienfaiteur généreux ne s'est pas arrêtée là ; il nous a donné quelque chose de plus encore; il nous a attirés davantage encore en nous formant semblables à lui ; car il a voulu entraîner par la ressemblance ceux qu'il entraînait déjà par l'amour. Il nous a donc donné d'être, d'être pleins de beauté et de vie , et de l'emporter sur tous les êtres possibles encore dans le néant, sur tous les êtres dont les formes rie sont point aussi parfaites ni aussi bien disposées qu'en nous , sur tous les êtres que la vie n'anime point. Ainsi vous êtes lié vis-à-vis de lui par une dette énorme. Vous avez reçu beaucoup, vous n'avez rien de vous-même, et vous ne sauriez pour tous ces bienfaits témoigner autrement votre reconnaissance que par l'amour. Au reste tout cela vous est venu par l'amour.
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(1) L'amour suffit par lui-même; il plaît par lui-même et à cause de lui-même. Il est un mérite, il est sa propre récompense. C'est une grande chose que l'amour. De tous les mouvements, de tous les sentiments , de toutes les affections de l'âme, lui seul offre à la créature de quoi répondre, sinon entièrement , du moins en partie à son Auteur. Prenons un exemple: Que Dieu se mette en colère contre moi , pourrai-je m'irriter de même contre lui? Non, sans doute; mais je tremblerai , je serai saisi d'effroi et j'implorerai mon pardon. De même s'il me reprend , je ne le reprendrai pas de mon côté ; s'il me juge, je ne porterai de lui aucun jugement; s'il me fait sentir sa domination , il me faudra le servir; s'il me commande, je devrai obéir, et je ne saurais rien exiger de semblable de sa part. Mais voyez comme il en est autrement de l'amour : Lorsque Dieu aime, il ne veut rien autre chose que d'être aimé, car il ne se propose rien autre chose en nous aimant ; il sait que son amour seul suffit à rendre heureux ceux qui lui ouvrent leur coeur. C'est donc une grande chose que l'amour, mais s'il est vraiment pur. Or, l'amour pur n'est point mercenaire; il ne puise pas ses forces dans l'espérance, et cependant il ignore les effets malheureux de la défiance. Sachez donc que vous ne sauriez rendre d'une manière plus convenable et plus parfaite que par l'amour ce que vous avez reçu par l'amour. Car Dieu ne s'est pas borné à aimer l'homme; il a voulu encore
1 Bern., serm. 85, in Cant.
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en être aimé. Il est immense, et cependant il a voulu reposer son amour sur l'homme, qui est semblable à une fange impure et à un ver de terre. Quelle condescendance! quelle tendresse ! (1) Dieu pouvait accorder la vie à d'autres créatures ; mais en ce point il vous a témoigné plus d'amour. Il n'a pas agi ainsi parce qu'il trouvait en vous quelque chose qui fût plus digne de lui ; mais son amour a été entièrement gratuit. Il vous a créé tel que maintenant vous avez un droit plus grand à son amour. Considérez attentivement toutes ces merveilles. Si votre âme n'est pas encore pure de tout amour pervers, ne sont-elles pas propres à la ravir admirablement, à l'entraîner irrésistiblement? (2) Vous voyez donc de quelle manière nous devons aimer Dieu , ou plutôt comment nous devons aimer sans mesure celui qui nous a tant aimés le premier, lui si grand et nous si faibles et si misérables. Oui , la règle de notre amour doit être de l'aimer sans mesure. L'amour qui tend à Dieu tend à l'immensité, à l'infini , puisque Dieu est immense et sans bornes. Dès lors quel sera donc le terme de notre amour, quelle en sera la mesure? (3) La mesure de notre amour envers Dieu est de l'aimer par-dessus toutes choses et à cause de lui-même; car aimer avec lui quelque chose qu'on n'aime point pour lui , c'est faire injure à son amour.
1 Hug. 2 Bern. De Dil. Dei. 2 Aug., Conf., I. 10.
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VI.
(1) Après l'existence, après la beauté et la vie, il vous a donné de sentir et de discerner, et c'est encore à l'amour que vous devez ces dons ; car s'il n'eût précédé , le bienfaiteur n'eût rien accordé et l'indigent fût demeuré dans sa misère. Combien vous avez été créé sublime en votre âme! Combien vous avez été créé brillant de splendeur ! Que signifie cet éclat si admirable, sinon que celui qui en a revêtu son image a voulu ainsi la préparer à entrer dans son palais, à jouir de sa gloire? Il connaissait à quelle fin il vous destinait, il savait quels ornements convenaient au but qu'il se proposait; il a donné ce qui était convenable, et telle était la beauté d'un tel don que son auteur lui-même en a été épris damour. Il vous a donc embelli de sens au-dehors, il vous a illuminé de sa sagesse au-dedans. Les sens ont été comme un vêtement glorieux , la sagesse comme une lumière éclatante. Les sens ont paru au-dehors comme autant de perles éblouissantes , et la sagesse intérieurement a répandu sur votre face comme une beauté toute naturelle. Ainsi votre vêtement l'emporte en éclat sur les diamants les plus précieux, votre face surpasse en beauté ce qu'il y a de plus accompli dans toutes les créatures. Tel devait être celui qui était destiné à prendre place dans le palais de la cité céleste. Combien donc avez vous été
1 Hug.
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aimé? A combien avez-vous été préféré quand vous avez été créé de la sorte? Quel don singulier refusé à tant de créatures, et accordé seulement aux bien-aimés et à ceux dont le coeur devait brûler d'amour ! Vous pouviez vous glorifier grandement; mais vous deviez veiller soigneusement pour ne pas laisser se flétrir une telle beauté; vous deviez craindre que la perte ou l'affaiblissement de ce trésor ne vous rendit plus malheureux que si vous ne l'eussiez pas reçu ou que si vous l'eussiez reçu à un degré moins parfait; vous deviez redouter avec la perte de votre beauté la confusion poignante de votre honte et une abjection bien plus profonde que si vous eussiez ignoré un tel bien. Vous deviez le garder, vous deviez veiller attentivement pour le conserver, pour le préserver de toute surprise. Mais voyez comment vous avez agi : Vous avez abandonné le Dieu qui vous aimait; vous avez prostitué votre amour à des étrangers, vous avez souillé votre beauté, vous avez jeté au vent vos parures. Vous avez oublié le Seigneur qui vous avait créé, et pour tant de bienfaits vous n'avez pas rendu de dignes actions de grâces. Si je vous dis ces choses, c'est afin de vous couvrir d'une confusion plus grande ; afin de vous montrer que vous êtes d'autant plus digne de haine que vous avez été plus réellement ingrat en présence de ces biens dont vous n'avez point tenu compte ; afin de vous apprendre à l'avenir à être plus soumis à celui qui vous a fait lorsque vous n'étiez pas , à celui qui vous a racheté lorsque vous étiez perdu. Car je vous
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ai rappelé ce dernier trait en vous parlant de la tendresse de votre Dieu , afin que, l'occasion se présentant , je pusse commencer à vous faire voir comment cet amour si élevé lorsqu'il vous donnait la vie, a daigné s'abaisser pour réparer vos ruines. Alors il était sublime, maintenant il est humble; mais il n'est pas moins attrayant d'un côté que d'un autre. Dans la création il a montré sa puissance en faisant pour vous des merveilles; dans la rédemption il a manifesté sa miséricorde en souffrant pour vous des tourments cruels. Afin de vous apprendre de quelle hauteur vous étiez tombé, il a daigné descendre jusqu'au fond de l'abîme où vous étiez couché ; et afin de vous rendre vos droits au bien que vous aviez perdu, il a voulu se soumettre aux peines auxquelles vous étiez condamné. Je m'appliquerai donc à vous découvrir d'abord comment, l'homme étant impuissant par ses travaux , ses souffrances et ses mérites , à recouvrer la dignité qu'il avait perdue en péchant, le Dieu tout-puissant a dû nécessairement se revêtir, pour accomplir son rachat , de l'humilité et de l'infirmité de notre nature. (1) La mort était entrée dans le monde par la désobéissance de l'homme; il fallait que la vie y fût rétablie par l'obéissance de l'homme ; et comme le péché, qui avait été la cause de notre perte , avait eu son principe dans la femme, il fallait de même que l'auteur de notre salut prît naissance de la femme. Le démon s'était servi du fruit de l'arbre pour séduire l'homme
1 Ansel., 1. I, Cur. Deus hom.
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et le vaincre; il fallait aussi qu'il fût vaincu par l'homme au moyen de souffrances endurées sur l'arbre de la croix. Mais la délivrance elle-même de l'homme, il ne convenait pas, il était impossible de l'accomplir par un autre que par Dieu. Car si un autre eût racheté l'homme de la mort éternelle, celui-ci serait devenu avec raison son serviteur. Mais alors il n'eût pas été rétabli dans sa dignité première, puisque, sans son péché, il eût été uniquement serviteur de Dieu, l'égal des anges en tout, tandis qu'alors il se serait trouvé soumis à un autre qu'à Dieu, à un autre dont les anges n'eussent point connu l'empire. Considérez combien c'est une vérité claire et évidente que l'homme ne pouvait être racheté que par une personne divine. Le Seigneur s'est proposé de remplacer par nous les anges déchus. Ceux qui sont destinés ainsi à prendre place dans la cité céleste doivent donc être ce que ces anges prévaricateurs eussent été en demeurant fidèles, c'est-à-dire semblables aux bons anges; autrement leurs ruines ne seraient pas réparées, et il s'ensuivrait ou que Dieu n'aurait pu conduire à sa fin le bien commencé par lui , ou qu'il se serait repenti d'avoir entrepris une oeuvre aussi considérable : ce qui est absurde. Les hommes doivent donc être égaux aux bons anges. Mais les anges n'ont jamais péché; dès lors pouvez-vous croire que l'homme, dont la nature a été viciée par le péché, dont la satisfaction est nulle et qui est demeuré seulement impuni , pouvez-vous croire ,
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dis-je, que l'homme soit l'égal de l'ange demeuré toujours pur? Assurément non. Ainsi il ne convient pas que Dieu prenne l'homme pécheur pour réparer les ruines causées par la chute des démons, sans avoir exigé de lui une satisfaction ; car sa vérité s'oppose à une semblable élévation. Voyez ensuite si l'homme a en lui , alors même qu'il ne devrait point être l'égal des anges , rien qui le rende cligne d'arriver seulement à la béatitude dont il jouissait avant son péché. Prenons un exemple : Un homme a en ses mains une perle vraiment précieuse , dont aucune tache n'altéra jamais la valeur, et que nul ne saurait lui ravir contre sa volonté. Il a résolu de la placer en son trésor, où sont enfermés les objets les plus chers à son amour et les plus estimés. Cependant , alors qu'il est en son pouvoir de l'en empêcher, il permet à un ennemi jaloux d'un semblable trésor de la faire tomber de sa main dans la boue. Ensuite l'ayant retirée de la fange, il la garde ainsi souillée et la place sans l'avoir lavée dans l'endroit le plus propre et le plus important de sa demeure, et il l'y conserve en cet état. Estimez-vous sage l'homme qui agit ainsi? Non, sans doute, si vous jugez sainement. Mais Dieu agirait-il autrement dans le cas présent? Il tenait dans le Paradis, comme en sa main, l'homme exempt de souillure et destiné par lui à entrer en société avec les anges. Il a permis au démon enflammé d'envie de le jeter dans la boue du péché en l'entraînant à consentir à ses suggestions. S'il eût voulu s'opposer à cet ennemi , il l'eût rendu
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impuissant à accomplir ses desseins. Mais alors Dieu n'agirait-il pas de la manière dont nous avons parlé, si, prenant l'homme ainsi souillé par le péché, il le ramenait, pour y demeurer toujours, seulement dans le lieu de délices d'où il a été chassé, et cela sans l'avoir purifié, ou autrement sans avoir exigé la satisfaction de son crime? Tenez donc pour incontestable que, sans une satisfaction réelle, sans un paiement volontaire de la dette du péché, Dieu ne peut laisser le crime impuni , et que le pécheur ne peut arriver à posséder la béatitude dont il jouissait avant sa révolte. Croyez également sans le moindre doute que la satisfaction doit être en rapport avec la grandeur de la faute. Mais que donnerez-vous pour vos péchés? Peut-être offrirez-vous votre pénitence, la douleur et l'humiliation de votre coeur, vos abstinences , les travaux divers endurés en votre corps, vos aumônes pleines de miséricorde, votre empressement à pardonner. Mais en tout cela quel présent faites-vous à Dieu ? Voyez et considérez attentivement qu'en rendant au Seigneur ce qui lui est dû, alors même que vous seriez exempt de tout péché, vous ne sauriez le lui offrir comme une dette de vos offenses : vous lui devez tout ce que vous venez d'énumérer. Car votre fin suprême exige de vous un tel amour durant cette vie. mortelle, votre prière doit demander avec tant d'ardeur cette fin pour laquelle vous avez été créé , votre désir doit soupirer de telle sorte après elle , votre douleur de ne point la posséder doit être si
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intense , votre crainte de ne point l'atteindre si vive que vous ne pouvez trouver de joie que dans les choses qui vous aident à marcher vers ce terme ou vous donnent l'espérance d'y parvenir. Que donnez-vous donc à Dieu qui ne lui soit dû, puisque tout ce que vous êtes, tout ce que vous avez et tout ce que vous pouvez avoir, vous ne sauriez le lui refuser sans péché? Vous ne lui donnez rien qui ne lui appartienne déjà. Mais alors quelle satisfaction lui offrirez-vous pour votre péché, s'il ne reste plus rien en votre possession ? Si nous péchons grandement toutes les fois que, de propos délibéré , nous agissons d'une manière quelconque contre la volonté de Dieu , que fera donc le pécheur infortuné? Quelle satisfaction présentera au Seigneur le coupable qui a commis avec pleine connaissance et une volonté parfaite une multitude de fautes graves, de crimes énormes, et qui , pendant un long temps, pour ne pas dire durant sa vie entière , s'est roulé avec bonheur dans la fange de ses iniquités? Dieu exige de vous une satisfaction conforme à la grandeur de votre péché; vous ne satisfaites pas si vous ne lui rendez quelque chose de plus que ce qui aurait dû vous éloigner du mal; la raison l'exige : que ferez-vous donc, quelle offrande présenterez-vous au Seigneur, alors que vous êtes plongé en des crimes si multipliés? L'homme créé sans péché et placé dans le Paradis , y était établi par la main suprême comme dans un milieu entre son Seigneur et le démon. Il devait, pour
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l'honneur de Dieu , vaincre ce dernier en refusant de consentir à ses suggestions coupables , et le couvrir de confusion en lui montrant comment un être d'une force moindre et dont la demeure était sur la terre , savait se conserver innocent au milieu des tentations; tandis que lui, habitant des cieux , plus puissant et plus fort, avait péché sans être en butte à aucune attaque. Mais lorsqu'il était au pouvoir de l'homme d'agir ainsi, il se laissa vaincre sans être entraîné par une violence irrésistible, il céda aux désirs de son ennemi sur une simple excitation de sa part., et cela contre la volonté et l'honneur de son Dieu. Jugez donc vous-même s'il serait conforme à ce même honneur du Très-Haut, après une injure semblable, que l'homme rentrât en grâce avec lui avant de l'avoir honoré par une victoire sur son ennemi , et d'avoir ainsi réparé le déshonneur dont il l'avait couvert en se laissant vaincre par lui. Or, telle doit être cette victoire : fort et doué d'une puissance immortelle , il s'est laissé facilement conduire au péché en prêtant l'oreille au démon, et ainsi il a justement été soumis à la mort ; il faut que maintenant faible et mortel , tel qu'il s'est fait lui-même, il vainque sou ennemi par les embarras mêmes de la mort et en demeurant à l'abri de tout péché. Mais il ne saurait arriver là tant qu'il sera conçu avec la blessure profonde du premier péché, tant qu'il naîtra couvert de la tache originelle. Ecoutez encore : voici une autre chose sans laquelle il ne peut se réconcilier et qu'il n'est pas en sa puissance d'avoir.
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Quel tort l'homme a-t-il fait à Dieu lorsqu'il s'est laissé vaincre par son ennemi? Ne lui a-t-il point ravi tout ce qu'il s'était proposé de faire en créant la nature humaine ? Pesez les desseins de Dieu et sa justice , et jugez ensuite si l'homme peut satisfaire selon tout ce qu'il a perdu au jour de sa défaite , s'il le peut , dis-je , sinon en ravissant au démon et en faisant recouvrer à Dieu toutes les dépouilles que notre ennemi lui avait enlevées en triomphant de nous. L'homme demeure donc entièrement indigne d'entrer en possession des biens que son Seigneur lui avait destinés , s'il ne lui rend d'abord tout ce qu'il lui a dérobé, si après l'avoir perdu par lui le Seigneur ne le recouvre par lui. Mais, comme la nature humaine a été viciée tout entière par sa défaite , comme elle s'est développée dans le péché , et que Dieu ne peut admettre aucun pécheur dans la structure de la cité céleste , il faut qu'il trouve autant d'hommes justifiés par la victoire sur le démon , qu'il lui en faut pour réparer les ruines qu'il s'était proposé de faire disparaître en nous créant. Or, l'homme coupable est impuissant à accomplir rien de semblable ; car le pécheur ne saurait rendre pur le pécheur. De même donc que rien de plus juste ne peut être exigé , de même rien n'est plus impossible à l'homme. Considérez encore ce qui suit : Si un homme est injuste en ne rendant pas à son semblable ce qu'il lui doit , combien plus le sera celui qui ne rend pas à Dieu ce qu'il est en droit d'exiger de lui? Mais s'il ne le peut, comment, me direz-vous, sera-t-il injuste?
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Peut-être si son impuissance n'a point sa cause volontaire en lui-même , trouverons-nous quelque raison de l'excuser; mais si cette impuissance est coupable, de même qu'elle ne l'exempte pas du péché , de même elle n'excuse point son injustice. En effet, si un maître commandait un ouvrage à son serviteur, et en même temps s'il lui ordonnait de veiller pour ne point tomber dans une fosse qu'il lui montre et d'où il lui sera impossible de sortir , croyez-vous que ce serviteur, méprisant les avis et les ordres de son maître et se précipitant de plein gré dans cette fosse , puisse alléguer son impuissance à accomplir la tâche qui lui avait été imposée ? Non , assurément ; mais il s'est rendu doublement coupable en ne faisant pas ce qui lui était commandé et en faisant ce qui lui était défendu. Ainsi l'homme qui s'est lié volontairement vis-à-vis de Dieu par une dette qu'il ne peut plus payer, et s'est rendu impuissant par sa faute , n'est point excusable de ne point satisfaire aux obligations contractées avant son péché, lesquelles obligations étaient de se conserver innocent; il n'est point excusable de ne pouvoir payer ce qu'il doit pour son crime lui-même. Cette impuissance est une faute : car non-seulement il ne doit point l'éprouver, mais elle doit être éloignée de lui. Car, de même qu'on est coupable de ne point avoir ce qu'on est tenu de posséder, de même on l'est d'avoir ce qui doit être loin de nous. De même doue que l'homme est criminel de ne point avoir la puissance qu'il a reçue d'éviter le péché , de même il l'est d'être dans l'impuissance
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de conserver la justice , de se soustraire au mal et de satisfaire à son Dieu pour ses offenses. Car c'est de sou plein gré qu'il a perdu cette puissance , de son plein gré qu'il est devenu aussi impuissant. C'est là pour lui ne point avoir ce qu'il est tenu de posséder, et avoir ce dont il devrait être privé. Une telle impuissance n'excuse donc pas plus l'homme que l'effet du péché n'excuse le péché lui-même. Ainsi l'homme est injuste de ne point rendre à Dieu ce qu'il lui doit , il est injuste de ne pouvoir le lui rendre. Mais nul coupable d'injustice ne sera admis au souverain bonheur, car la béatitude est un état d'abondance à l'abri de tout besoin, et ainsi il ne convient qu'à celui dont la justice est si pure qu'elle ignore le plus léger mélange d'injustice. Lors donc que vous voyez le pécheur incapable d'offrir à Dieu ce qu'il lui doit pour ses offenses, et condamné à périr cependant s'il ne satisfait pleinement , il faut , si vous voulez ne point tomber dans le désespoir, apprendre comment Dieu sauve l'homme par sa miséricorde, tout en ne lui pardonnant son crime qu'après avoir exigé de lui une satisfaction en rapport avec son énormité. La créature raisonnable a été créée par Dieu dans la justice afin de goûter le bonheur en jouissant de lui ; c'est une vérité indubitable. En effet , elle a reçu la raison pour discerner entre le juste et l'injuste , le bien et le mal , entre ce qui est meilleur et d'une excellence moindre. De même elle a reçu le discernement pour haïr et éviter le mal, pour aimer et choisir le bien , pour aimer davantage et embrasser avec plus
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d'ardeur le bien le plus grand. Mais il ne convenait pas que Dieu lui eût donné inutilement une telle puissance. C'est pourquoi il est de toute vérité que la créature raisonnable a été formée pour aimer le bien suprême par-dessus toutes choses , pour l'embrasser non en vue d'un autre bien , mais à cause de lui-même; car si elle s'attachait à lui en vue d'un autre bien , ce serait ce bien et non lui-même, qu'elle poursuivrait de son amour. Ainsi , pour que sa raison lui fût profitable , elle eut en partage la justice , et elle fut créée juste afin de goûter le bonheur en jouissant du bien suprême. Le Seigneur a donc comblé l'homme de justice afin de le rendre heureux en se communiquant à lui. Maintenant, qu'il ait été créé tel qu'il ne dût pas nécessairement être soumis à la mort , il est facile de le prouver par ce que nous venons de dire. En effet , il répugne à la sagesse et à la justice de Dieu d'assujettir aux souffrances de la mort celui qui est innocent, celui qu'il a créé juste pour le rendre heureux. Si donc l'homme n'eût point péché , il n'eût jamais eu à redouter la mort. Il s'ensuit clairement que , si l'homme doit être rétabli dans ses droits , la résurrection des morts aura lieu un jour. Car cette réparation de ses ruines, pour être parfaite , doit le rendre à l'état où il eût été sans son péché. Or, on ne saurait rien concevoir de plus juste ni de plus convenable pour lui, s'il eût persévéré dans la grâce, qu'une félicité éternelle en son corps et en son âme , comme on ne salerait trouver rien
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de plus équitable que sa condamnation entière au malheur, s'il fût demeuré plongé dans son iniquité. Nous pouvons conclure facilement de là que Dieu conduira à sa perfection ce qu'il a commencé en notre nature, s'il ne veut pas avoir donné inutilement la vie à une créature destinée à un bien aussi grand. Aucun être plus excellent que la créature raisonnable n'a été formé pour jouir de lui , et ainsi il doit être entièrement contraire à sa pensée de la laisser périr entièrement; il faut donc qu'il accomplisse en elle ce qu'il s'est proposé. Or cela ne peut avoir lieu que par une satisfaction entière du péché , et aucun pécheur ne peut l'offrir comme il convient. Mais si vous comprenez bien que Dieu a dû conduire nécessairement à sa perfection l'oeuvre commencée par lui , vous direz peut-être : Quelle reconnaissance lui dois-je de ce qu'il m'a créé à cause de lui? Comment attribuerai-je mon salut à sa grâce , s'il est contraint de l'accomplir? Mais comprenez qu'il y a une nécessité qui diminue et même fait disparaître le prix du bienfait , et une nécessité qui rend plus grande la dette de la reconnaissance. La première a lieu lorsqu'on fait le bien malgré soi , et elle exempte de toute reconnaissance, ou du moins elle ne l'exige pas égale au don reçu. Mais lorsque le bienfaiteur s'est soumis volontairement à une telle nécessité , lorsqu'il y demeure attaché de plein gré , ses bienfaits méritent une reconnaissance plus grande. Une telle disposition ne peut s'appeler une nécessité, mais une grâce; car elle a commencé et elle dure sans
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contrainte , elle est volontaire. Si donc Dieu continue à l'homme le bien commencé en sa faveur, alors même qu'il ne serait pas digne de lui de le laisser incomplet , nous devons d'autant plus l'attribuer tout entier à sa grâce ; car il la commencé sans éprouver aucun besoin, à cause de nous et nullement pour son propre bonheur. Il savait quelle devait être la conduite de l'homme, lorsqu'il lui donna la vie, et il s'est comme engagé librement par sa bonté à conduire à sa perfection le bien admirable dont il le comblait. Dieu n'agit pas nécessairement , car il ne saurait en aucune manière être contraint ou forcé en son action. Et lorsque nous disons qu'il fait quelque chose comme par nécessité pour éviter ce qui serait contraire à son honneur, ce n'est pas qu'il ait rien à redouter de semblable ; mais il faut entendre cette manière de parler d'une certaine nécessité de convenance. Cette nécessité n'est rien autre chose que l'immutabilité de son honneur ; elle n'est pas imposée par un autre , elle vient de lui-même et ainsi elle ne mérite qu'improprement le nom de nécessité. Cependant j'avance que la bonté de Dieu doit nécessairement, à cause de son immutabilité elle-même, accomplir ce qu'elle a commencé en l'homme, bien que ce soit uniquement l'oeuvre de sa grâce. Mais cela ne saurait avoir lieu qu'en payant, pour le péché de l'homme, quelque chose de plus grand que tout ce qui n'est pas Dieu. Or, pour offrir une semblable satisfaction , il faut être au-dessus de tout ce qui existe en dehors de Dieu ; mais au-dessus de
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tout ce qui n'est pas Dieu, il n'y a que Dieu lui-même. Lui seul peut donc satisfaire comme il convient. Et cependant cette satisfaction doit venir de l'homme. Si donc la cité céleste doit être complétée par l'homme, si elle ne le peut sans la satisfaction dont nous avons parlé, si Dieu seul peut en être l'auteur et que cependant elle doive venir de l'homme, il est nécessaire qu'elle s'accomplisse par un Dieu-Homme. Il nous faut donc examiner comment Dieu peut devenir un homme.
VII.
La nature divine et la nature humaine ne sauraient s'échanger réciproquement , en sorte que la première devînt humaine, et la deuxième divine; elles ne sauraient se mélanger de façon à former une troisième nature qui ne fût ni entièrement divine ni entièrement humaine. En effet, s'il pouvait arriver que l'une se changeât en l'autre, alors il n'y aurait que Dieu , et l'homme disparaîtrait, ou bien l'homme seul subsisterait et Dieu ne serait compté pour rien. Si elles se mélangeaient de façon à former une troisième nature des deux premières, de même que dans l'accouplement d'animaux d'espèces diverses on voit naître urne espèce qui n'a ni la nature du père , ni celle de la mère en totalité, mais une troisième nature tenant des deux premières; si , dis-je, il en était ainsi, il n'y aurait ni un homme, ni un Dieu. L'homme-Dieu que nous cherchons ne peut. donc être formé ni
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par le mélange d'une nature en l'autre, ni par la fusion des deux en une troisième, puisque cela est contraire à l'une et à l'autre de ces natures, et que, supposé la possibilité d'un tel changement , nous n'aurions pas alors ce qu'il nous faut. Mais si ces deux natures peuvent se réunir en conservant leur intégrité de telle sorte que Dieu soit tout-à-fait distinct de l'homme, et l'homme distinct de Dieu, que Dieu ne soit pas le même que celui qui est homme, il est encore impossible que tous deux accomplissent ce qui est nécessaire pour notre salut : Dieu rie le fera pas parce qu'il ne le doit pas , et l'homme, parce qu'une telle oeuvre est au-dessus de ses forces. Cette satisfaction, pour être suffisante, demande donc que l'Homme-Dieu qui doit l'opérer soit à la fois Dieu parfait et homme parfait , puisqu'elle n'est possible que par le vrai Dieu et n'est due que par l'homme réel. Mais, pour trouver un Homme-Dieu en conservant à chacune des deux natures son intégrité, il est nécessaire de les unir entièrement en une seule personne, de même que le corps et l'âme raisonnable se réunissent en un seul homme, car il ne saurait y avoir autrement à la fois un Dieu parfait et un homme parfait. Il nous reste maintenant à chercher où et comment Dieu prendra la nature humaine. Il peut la prendre d'Adam , ou créer un homme nouveau, comme il créa le premier homme. Mais s'il crée un homme nouveau, étranger à la race d'Adam, il n'appartiendra pas au genre humain; et ainsi il ne sera plus tenu pour lui , puisqu'il n'aura rien de commun avec lui;
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car, s'il est juste que tout homme satisfasse pour sa faute, il est nécessaire de même que celui qui satisfait soit ou le pécheur ou quelqu'un de sa race; autrement Adam ni les siens ne paieraient rien par eux-mêmes. De même donc que le péché s'est répandu dans tous les hommes par Adam et Eve, de même personne n'est tenu de satisfaire pour le péché sinon eux-mêmes ou quelqu'un de leurs descendants. Comme ils ne le peuvent par eux-mêmes, celui qui le fera doit nécessairement sortir d'eux. Ensuite , Adam et sa postérité, s'ils n'eussent point désobéi , se fussent soutenus par eux-mêmes sans avoir besoin d'un secours étranger ; il ne faut donc pas que le genre humain, s'il doit sortir et se relever de sa ruine, en soit redevable à un autre qu'à un de ses membres, car celui qui le rétablira en sou premier état , quel qu'il soit , sera celui qui opérera son salut. D'ailleurs, quand au commencement du monde, Dieu créa notre nature en Adam, il ne voulut former que de lui seul la femme qu'il destinait à la multiplication des hommes ; et par là il montrait ouvertement que d'Adam seulement il voulait faire sortir tout ce qui se rapportait à sa race. Si donc le genre humain se re-levait de ses ruines par le secours d'un homme qui lui fût étranger, il n'aurait plus la dignité qui lui était réservée sans son péché, il ne serait pas réparé totalement, l'oeuvre de Dieu ne serait accomplie que d'une manière imparfaite. Or, tout cela est inconvenant. Ainsi il faut que le réparateur de notre race vienne d'Adam. Représentez-vous donc en votre
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esprit, non comme une frivolité sans consistance, mais comme une vérité inébranlable ce qui suit : De même que le péché de l'homme , la cause de notre ruine, a eu son principe en la femme, de même la cause de notre salut doit naître de la femme. Si celle qui a fait tout le mal du genre humain était vierge, à plus forte raison convient-il que celle qui doit être pour lui la cause de tout bien , soit vierge également. Si la femme formée de l'homme par Dieu sans l'intervention de la femme a été faite de celui qui était vierge, combien plus est-il juste que l'homme qui doit naître de la femme sans l'intermédiaire d'aucun homme prenne naissance d'une vierge. Vous devez savoir aussi que Dieu , qui est trois personnes, s'est incarné en une seule de ces personnes, car plusieurs personnes ne peuvent s'unir à un seul et même homme en l'unité de personne, et ainsi cela a pu s'accomplir en l'une seulement. Mais je me contenterai de dire un mot de cette unité de personne en l'Homme-Dieu; je ne ferai qu'indiquer quelle personne devait s'incarner de préférence, pourquoi plutôt la personne du Fils que celle du Père et celle du Saint-Esprit. Si une personne autre que le Fils s'était revêtue de notre nature , il y aurait deux Fils en la Trinité : le Fils de Dieu , qui l'est avant l'Incarnation, et celui qui , par 1'Incarnation, serait fils de la vierge; et ainsi dans les personnes divines, qui doivent toujours être égales, il y aurait une certaine inégalité selon la dignité de ces naissances diverses ; car celui-là aurait
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une naissance plus digne, qui serait né de Dieu , et une moins digne qui serait né de la vierge. Il y a encore une autre raison de cette convenance de l'Incarnation en la personne du Fils, plutôt quen toute autre ; c'est qu'il semble naturellement plus convenable au Fils qu'à toute autre personne de se faire suppliant devant le Père. Ensuite, l'homme pour qui il fallait intercéder et le démon qu'il fallait vaincre, avaient ridiculement prétendu devenir semblables à Dieu par leur propre volonté. Ainsi leur crime attaquait d'une façon toute particulière la personne du Fils, qui est l'image véritable du Père ; c'est donc à celui qui a reçu spécialement l'injure qu'il appartient surtout. de tirer vengeance ou de pardonner. Ainsi , la nature divine et la nature humaine devant nécessairement se réunir en une même personne, comme nous venons de le voir d'une manière évidente, celte union ne pouvant avoir lieu pour plusieurs personnes de la Trinité et étant plus convenable en la personne du Verbe que dans les autres, il est nécessaire que le Verbe soit Dieu et homme en une même personne. (1) L'essence éternelle et suprême qui s'est ainsi abaissée pour accomplir le salut du genre humain, nous a donc transportés dans sa gloire; mais elle n'a pas cessé pour cela d'être ce qu'elle a toujours été. Le Verbe s'est fait chair, à la vérité; mais la nature divine n'a pas été changée en la chair : la chair, et par là on entend l'homme tout entier, la chair a été prise par le Verbe en l'unité de sa personne divine.
1 Leo., serm. 7, in Nat. Dom.
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Ainsi , l'une et l'autre nature conservant leurs propriétés, il y a eu entre elles une union telle et une unité si parfaite , que tout ce qu'il y a de Dieu n'est point séparé de l'humanité, et que tout ce qu'il y a de l'homme ne l'est point de la divinité. (1) Le Verbe, l'âme et la chair se sont unis en une seule personne et ne sont qu'un tout; ce sont trois êtres distincts n'en formant qu'un , non par le mélange des substances, mais par l'unité de personne. (2) Considérez donc, ô homme, que si la création vous a donné beaucoup en imprimant en vous l'image de Dieu , la rédemption vous a apporté des biens sans comparaison plus considérables lorsqu'elle a abaissé le Seigneur lui-même à la forme d'un esclave. Sans doute tous les bienfaits répandus sur la créature par son Créateur ont leur source dans la même charité ; cependant il est moins étonnant de voir l'homme pénétrer jusqu'aux choses divines, que Dieu descendre jusqu'à notre humanité. Quel recours eût pu avoir l'impiété à la justice, la misère au bonheur suprême, si le Juste lui-même ne se fût incliné jusqu'aux impies , celui qui est souverainement heureux, jusqu'aux misérables? Il est donc juste de nous arrêter quelque temps à une semblable considération, car cette condescendance étonnante qui a uni le Seigneur à la vile matière dont nous sommes formés, la rédemption si abondante que nous avons trouvée dans les humiliations et les peines
1 Bern., serm. 5 , in Vig. Nat. 2 Leo., serm. 4 , in Nat. I de Pass.
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de sa croix , tout cela, dis-je , nous offre un vaste sujet de méditation. Je ne sais si rien pourra être plus efficace et plus suave à ranimer notre conduite, qu'une considération pieuse et fidèle de l'Incarnation du Verbe. Quel sujet , en effet , peut être aussi propre à nous porter à aimer Dieu que cet amour par lequel il nous prévient et qui l'attire à nous avec tant de véhémence qu'il veut se faire homme à cause de l'homme? Quel sujet nourrira aussi puissamment en nous l'amour du prochain, que de pouvoir contempler sa ressemblance et sa nature dans l'humiliation de notre Dieu ? Pour moi , je ne saurais m'imaginer une humiliation plus grande que l'anéantissement d'un Dieu en la forme d'un esclave, et une servitude au-dessous de tout genre d'esclavage. (1) Le Fils de Dieu est venu du sein de son Père dans le sein de la Vierge; il est venu des régions les plus sublimes du ciel aux parties les plus basses de la terre. O bonté vraiment inestimable et au-dessus de nos pensées ! Une telle hauteur a daigné descendre jusqu'aux horreurs d'une semblable prison , jusqu'à la boue fétide de notre mortalité ! Admirable tendresse d'un Dieu qui nous cherche, admirable dignité de l'homme cherché de la sorte ! S'il veut se glorifier en cette dignité, il ne sera pas déraisonnable, non pas cependant qu'il puisse se croire quelque chose en lui-même, mais parce que son Dieu a eu pour lui tant d'estime. (2) Reconnaissez donc votre dignité, ô homme, et
1 Bern. 2 Leo
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devenu participant de la nature divine ; gardez-vous par une vie indigne de votre rang de retomber dans votre premier abaissement. (1) Toutes les richesses, toute la gloire de ce monde, tout ce qu'il offre de plus désirable, tout cela est au-dessous de votre gloire et même ne saurait lui être comparé. (2) Dans cette incarnation glorieuse, je trouve plus encore à m'étonner qu'à admirer. Lorsque je parcours cette série de misères et d'injures auxquelles la bonté du Seigneur l'a soumis à cause de nous , la première de ces misères, et presque la plus grande à mes yeux en humilité , est celle qu'il subit avant toutes les autres dans l'ordre du temps, lorsque cette majesté immense et sans limites voulut être conçue dans le sein de la Vierge , y être enfermée durant neuf mois. Là , le Seigneur s'est tellement anéanti qu'il a semblé sortir entièrement de lui-même. Sa sagesse s'est condamnée à un silence prolongé, sa vertu n'a rien opéré au-dehors et sa splendeur est demeurée cachée sans se manifester par aucun signe visible. Sur la croix il s'est montré plein de faiblesse, il est vrai ; mais ce qui était faible en lui apparut plus puissant que toute la force des hommes; car en mourant il glorifia le larron , en expirant il éclaira le centurion , et les tourments passagers de sa Passion émurent de pitié les créatures insensibles et enchaînèrent ses ennemis en des tourments éternels. Dans le sein de la Vierge, au contraire, il est connue s'il n'était pas; la vertu
1 Bern. 2 Guerricus.
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toute-puissante est comme réduite à l'impuissance, et le Verbe éternel s'enferme dans un silence non interrompu. Il s'est donc anéanti lui-même en prenant la forme d'un esclave, et il s'est élancé du sein virginal au milieu de nous environné de la multitude innombrable de ses miséricordes. Le Dieu suprême est suspendu au sein d'une femme; il est placé dans une crèche, renfermé dans un berceau, enveloppé de langes, et , quand les bandelettes qui le pressent sont déliées, c'est dans l'exiguité de sa couche qu'il étend ses mains bienheureuses et ses bras sacrés. Rien ne saurait sourire à l'ambition là où l'on se repose au milieu d'une étable, où la mère est assise sur un peu de foin et le Fils couché dans une crèche. Telle est la demeure de la Vierge sacrée. De pauvres langes y tiennent lieu de pourpre, et des lambeaux misérables forment le vêtement royal de l'enfant. La mère n'y reçoit aucun secours du dehors; mais elle offre seule ses soins empressés à son Fils bien-aimé; elle le prend, le presse contre sou coeur, le couvre de ses baisers, lui offre son sein; et en tout elle est heureuse, exempte de douleur, car elle est devenue mère sans aucune des infirmités de la nature. Ses biens ne lui permettent point d'être servie, ses richesses ne sauraient entretenir aucune personne étrangère, sa table n'en a nul besoin. Son étroite demeure ne comptait point plusieurs compartiments; ses recoins ignoraient les desseins de l'art; la toiture et les murailles nues en étaient le seul
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ornement. Aucun endroit n'y était réservé pour les purifications usitées en pareille circonstance. Marie n'en avait aucun besoin : elle avait conçu en dehors des lois de la nature , elle mit au monde sans en ressentir les incommodités. Le Maître absolu de toutes choses venait au milieu des siens, sa Mère lui rendait tous les services en son pouvoir ; et cependant il n'était pas seulement dans la pauvreté la plus extrême, il était encore comme un étranger. (1) Celui dont il avait été écrit : Qui est grand comme notre Dieu? Sa grandeur est sans limite, ne peut plus s'entendre dire : Le Seigneur est grand , il est au-dessus de toutes nos louanges; mais le Seigneur est petit et il est digne de tout notre amour; il joue comme un petit enfant, il sourit à la Vierge, sa Mère, il arrête sur Marie des regards caressants. La Reine des anges demeure étonnée de semblables merveilles ; elle repasse en son coeur la salutation de l'archange, la conception de son Dieu, la naissance de son Fils. Elle admire comment celui qui a pu descendre jusqu'à nous a voulu nous secourir de la sorte. Et en vérité, quoiqu'il soit plein de douceur, une telle manière de nous venir en aide me le montre plus aimable, la délicatesse de ses membres le rend plus doux à mon coeur. Il y a en effet une douceur incomparable, une tendresse ineffable dans ce spectacle où je vois le Dieu qui m'a créé devenu enfant et faible créature à cause de moi , le Dieu de majesté et de gloire non-seulement rendu semblable à moi par la réalité de son corps,
1 Bern.
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mais encore en proie à la misère, ayant besoin du secours des hommes, soumis aux infirmités de son âge. O dureté de mon coeur ! Qu'est-ce donc qui a porté le Seigneur à agir ainsi? C'est l'amour, sans aucun doute, car il oublie la dignité , il est riche en condescendance, il est puissant en effets, il est efficace en ses désirs. Qu'y a-t-il de plus violent que l'amour? Il triomphe de Dieu même, il l'a réduit à l'anéantissement ; et si la plénitude s'est répandue, si la hauteur s'est abaissée, si l'unité a cessé d'être seule, sachez-le bien, tout cela est un effet de l'amour. Pourquoi donc, en présence de telles merveilles, la tendresse de votre coeur s'est-elle endormie , ou plutôt pourquoi est-elle morte? (1) Pour vous gagner, pour m'attirer à son amour , le Seigneur a répandu en l'homme toute la beauté de sa divinité. Je dis que Dieu s'est répandu en l'homme , car je ne vois pas qu'il se soit donné à lui avec mesure, ni qu'il ait réservé de sa plénitude quelque chose dont il ne lui ait point fait part lorsqu'il s'est uni à notre humanité , lorsqu'il a rassemblé dans le sein de la Vierge tout ce qu'il a trouvé de tendresse dans le trésor de sa divinité. Il s'est donc répandu , ce Dieu plein d'amour, il s'est répandu en l'homme et de telle sorte qu'il s'est comme anéanti en sa propre vertu lorsque , entraîné par cette humilité qui vous est si avantageuse , il s'est fait non-seulement inférieur à son Père , mais encore inférieur à lui-même.
1 Guerric.
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Quel anéantissement plus grand, en effet, peut s'offrir aux regards du monde? Quoi de plus efficace à vous inspirer l'amour de votre Créateur, que de voir la splendeur de la gloire, l'image parfaite du Père, se revêtir pour vous de la forme d'un esclave et ne conserver ni apparence ni beauté? Comme si c'était peu de s'anéantir en se faisant homme, il s'est tellement privé de tout ce que la nature humaine renferme d'agréable et de beau , il a tellement caché sa sagesse, affaibli sa vertu, diminué sa grandeur que, dans sa naissance , il s'est montré le plus petit , dans sa Passion , le dernier des hommes , et qu'on ne l'a point reconnu. Soyez donc dans l'étonnement , ô homme, en présence des merveilles dont vous êtes l'objet , à la vue des bienfaits dont vous êtes comblé. Pensez combien il vous aime celui qui , pour vous , a daigné faire de telles choses. Considérez attentivement le Seigneur des armées , celui qui remplit le ciel et la terre, couché petit enfant dans une crèche. Voyez celui dont l'immensité des cieux ne saurait embrasser la majesté , enveloppé de langes; celui dont le tonnerre ébranle le monde , dont la voix puissante pénètre d'effroi les puissances angéliques et les fait se voiler de leurs ailes ; voyez-le, dis-je , poussant des vagissements plaintifs ; et tout cela afin que vous vous embrasiez tout entier de son amour , afin que votre ingratitude apprenne enfin à rougir en présence de tels bienfaits. Car s'il a voulu unir ainsi d'une manière inséparable la nature humaine à la nature divine en l'unité de sa personne, c'était pour vous
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offrir une preuve de son amour et vous porter au moins par-là à aimer celui qui vous donnait de telles marques de tendresse. (1) Soyez donc toujours reconnaissant pour ces bienfaits et ne cessez point d'en rendre grâces. Prenez garde de ne jamais regarder comme une chose indigne de croire que le Dieu fils de Dieu soit descendit dans le sein dune femme , et que sa majesté se soit abaissée jusqu'à s'y unir à la chair et à naître dans un corps semblable au nôtre ; car, dans une oeuvre semblable il ne souffre aucun préjudice, mais sa puissance se manifeste ; il n'est soumis à aucune souillure , mais sa bonté apparaît glorieuse. Si la lumière matérielle né saurait être accessible aux miasmes répandus dans les airs; si le soleil , qui est cependant une créature corporelle, voit l'éclat de ses rayons pénétrer les lieux les plus immondes sans rien perdre de leur pureté , comment donc l'essence de cette lumière suprême , éternelle et immatérielle , souffrirait-elle quelque atteinte en s'unissant à la créature formée à son image , alors qu'elle l'a purifiée de ses fautes sans contracter aucune de ses taches et qu'elle a guéri les blessures de son infirmité sans rien perdre de sa vertu? (2) Combien donc est heureuse, combien est aimable, ô doux enfant Jésus , votre naissance qui corrige la naissance de tous les hommes , réforme notre condition, abolit nos torts et détruit la cédule de condamnation portée contre notre nature, cette naissance
1 Leo, serm., in Epiph. (2) Guerric.
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par laquelle l'homme , attristé d'être né soumis à la peine , peut renaître de la façon la plus heureuse pour lui ! Vous êtes vraiment un enfant miséricordieux , car la seule miséricorde vous a fait descendre jusqu'à la faiblesse de l'enfance , quoique la miséricorde et la vérité soient venues au-devant l'une de l'autre en vous. Vous êtes véritablement un enfant miséricordieux pour nous, mais non pour vous; en prenant naissance de nous , vous avez cherché nos intérêts et non votre avantage , car vous avez daigné naître uniquement pour nous élever par votre abaissement, pour nous glorifier par votre humiliation. Une telle pensée doit être efficace et puissante à guérir l'amertume de nos péchés, à rendre facile l'austérité de notre pénitence. Quelle peine ne serait tempérée par une pareille douceur , alors qu'elle nous montre la mort elle-même pleine de délices? Mais considérez surtout et rappelez-vous souvent (ce qui est bien plus suave à notre âme , ce qui pénètre bien plus intimement notre coeur) , rappelez-vous , dis-je , que le Seigneur a voulu se faire semblable à l'homme afin d'apparaître plus aimable à nos yeux, car la similitude produit plus efficacement l'amour. Aussi je ne puis contenir ma joie en voyant cette Majesté suprême revêtir sa nature de ma chair et de mon sang, et m'introduire, non pour un instant, mais pour toujours, moi misérable, au milieu des richesses de sa gloire. Mon Seigneur devient mon frère , et la crainte du Maître cède la place à l'amour fraternel. Sans doute , ô Jésus mon Seigneur, je suis heureux de vous contempler dans votre splendeur
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céleste , mais plus heureux dans votre naissance au milieu de nous : cette vue ravit mes affections , cette pensée échauffe mon coeur après l'avoir purifié par l'action énergique du remède salutaire et efficace qu'elle offre à ses maux. En effet, mon Seigneur était au milieu des ordres angéliques; leurs chants retentissaient en l'honneur de sa gloire admirable ; il opérait en présence de ces créatures bien-aimées des merveilles au ciel, sur la terre, en la mer et jusqu'au fond des abîmes. Pour moi , misérable et infortuné , plongé dans la fange de mes souillures et de ma misère, j'avais perdu toute espérance de salut. Il était dans la gloire et moi dans la détresse; il était un objet d'admiration et moi une source d'indigence. Son nom est saint et terrible, et c'est à peine si la créature la plus excellente ose le prononcer. Ce nom secret et caché . comment aurais-je pu arriver à le comprendre lorsque l'oeil de l'ange peut à peine le contempler et même le regarder de loin? Mais voilà que celui qui est admirable aux armées bienheureuses , abaisse les cieux et se fait le conseiller des hommes. Ce nom si majestueux devient un nom tout de supplication , et celui qui ravit les esprits célestes se rend secourable à la terre. Il cache sa splendeur glorieuse sous les vêtements de la misère , et il s'incline , sans cependant s'y mêler, vers une boue profonde; il tend sa main à la créature qu'il a formée , il l'arrache des eaux de l'abîme , il lave ses souillures et la couvre de vêtements , il répare ses forces et l'affermit. Il lui présente sa main par sa naissance , il la tire de l'abîme par ses
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enseignements , il la purifie par sa mort , il la revét dans sa résurrection , il répare ses forces dans son ascension , et il l'affermit en lui envoyant l'Esprit-Saint du haut des cieux. (1) Afin de vous faire connaître plus parfaitement votre dignité, afin de vous faire mieux comprendre la gloire de votre nature , la Majesté toute-puissante a accompli trois oeuvres, opéré trois mélanges; et ils sont si admirablement uniques et si singulièrement admirables que jamais rien de semblable ne s'était fait et ne se fera sur la terre. Nous avons vu unis ensemble Dieu et l'homme , la virginité et la maternité , la foi et le coeur humain. Ces mélanges sont admirables assurément , et l'union mutuelle de choses si diverses l'emporte sans aucun doute sur tout miracle. Le Seigneur a joint la force vitale au limon de la terre, et les arbres ont apparu couverts d'un feuillage magnifique, ornés de fleurs gracieuses , chargés de fruits savoureux , et ils ont offert un remède à nos infirmités. Il a donné la force sensitive au limon dont nos corps sont formés, et les animaux n'ont pas seulement joui de la vie; ils ont encore pu sentir de cinq manières différentes. Il a voulu ensuite honorer cette même nature corporelle, il a imprimé en elle une puissance raisonnable, et l'homme n'a pas eu seulement la vie et, les sensations , il a encore pu discerner entre ce qui lui était avantageux ou nuisible , entre le bien et le mal, le vrai et le faux. Enfin voulant combler la bassesse de notre fange d'une gloire plus abondante encore , il a
1 Bern. 5, in Vig. Nat.
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rétréci sa majesté , afin dunir à notre nature ce qu'il avait de meilleur, sa propre divinité, afin de mélanger Dieu et la terre , la splendeur suprême et l'infirmité , la bassesse et la sublimité. (1) L'union accomplie entre le corps et l'âme a été admirable sans doute , mais plus admirable celle qui eut lieu entre Dieu et l'homme, et assurément elle ne sera pas moins digne de notre admiration celle qui s'opérera lorsque l'homme, l'ange et Dieu ne seront plus qu'un même esprit. Que notre orgueil soit donc confondu , et que la fange apprenne à avoir d'humbles sentiments de soi-même en voyant l'humilité de Dieu. (2) Rien n'est plus sublime que Dieu , rien n'est plus vil que la terre ; et cependant Dieu est descendu vers la terre avec une telle tendresse , la terre est montée jusqu'à Dieu environnée d'une telle dignité, que toutes les oeuvres de Dieu sont attribuées à la terre par un mystère aussi ineffable qu'incompréhensible, et toutes les souffrances de la terre regardées comme le partage de Dieu. Souvenez-vous donc , ô homme, que vous n'êtes que terre et gardez-vous de tomber dans l'orgueil; vous avez été uni à Dieu , ne soyez pas ingrat.
VIII.
Mais comme il est impossible à l'homme de se rappeler et de conserver en sa mémoire tous les bienfaits dont le Dieu miséricordieux et compatissant ne cesse de combler les mortels, ayez donc au moins
1 De Spir. et an. 2 Bern., ut supr.
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toujours présent à votre pensée la plus grande et la plus importante de ses oeuvres, l'oeuvre de la Rédemption. Reconnaissez quel est votre prix et quelle dette vous avez contractée, et en vous souvenant de la grandeur d'un tel prix , cessez d'être vil à vos yeux. Considérez, dis-je , quel est votre prix afin d'apprendre à vous estimer et à rougir de vous soumettre à des vices déshonorants en voyant quelle grandeur vous recevez de la dignité de celui qui vous a créé et vous rachète. Vous êtes coupable assurément, et non d'un crime médiocre, mais du sang de Jésus-Christ, vous qui souillez et plongez dans la bouc votre âme purifiée par ce sang précieux et rachetée au prix de ses souffrances. Souvenez-vous quel est votre chef et de quel corps vous êtes membre. Rappelez à votre esprit que par la mort de Jésus vous avez été arraché à la puissance des ténèbres et transféré en la lumière de Dieu et en son royaume. Votre prix c'est le sang du Sauveur; sa miséricorde a opéré votre salut, et sa vérité vous jugera. La compassion de Dieu pour l'homme n'a pas eu d'autre cause que la bonté divine. Or, cette seconde génération du genre humain est plus admirable que la première , car c'est plus pour le Seigneur davoir réparé à la fin des siècles ce qui avait péri, que d'avoir au commencement donné l'être à ce qui n'était pas.
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Souvenez-vous que si vous avez été créé du néant, il n'en a pas été ainsi de votre rachat. Le Seigneur a employé six jours à donner l'être à toutes les créatures et à vous avec elles; mais ce fut durant l'espace de trente-trois ans qu'il opéra notre salut au milieu de la terre. Oh ! quels travaux accablants de s'être soumis aux exigences de la chair, aux tentations du démon ! Qui pourra surtout bien comprendre de quelle humilité, de quelle mansuétude, de quelle condescendance le Seigneur de toute majesté a fait preuve en voulant se revêtir de notre chair, être condamné à mort et déshonoré par le supplice de la croix! Ne pouvait-il donc réparer son ouvrage sans passer par de semblables difficultés? Il le pouvait sans doute, mais il a mieux aimé subir ce qu'il y avait de plus humiliant, que de fournir à l'homme un prétexte de montrer encore en lui le vice détestable et infatue de l'ingratitude. Il a embrassé des peines nombreuses afin de rendre l'homme redevable d'un amour sans bornes : l'oeuvre si facile de sa création l'avait laissé froid et indifférent, les embarras de sa rédemption l'avertissent des actions de grâces que Dieu a droit d'attendre de lui. Quel langage tenait l'homme ingrat après sa création? Ma vie, il est vrai, est un pur don de mon Créateur, mais il ne lui a causé ni peine ni fatigue. Pour moi comme pour le reste des créatures, il a parlé et j'ai commencé à être. En me comblant de tant de biens par une parole simple et facile, qu'a-t-il donc fait de si grand? » Ainsi l'impiété de l'homme
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dépréciait le bienfait de la création , trouvait un prétexte à son ingratitude là où il aurait dû puiser un motif d'amour , et il cherchait par là une excuse à ses péchés. Mais maintenant, ô homme, on voit plus clairement que le jour combien pour vous le Dieu fait homme a sacrifié, car il n'a pas dédaigné de Seigneur se rendre esclave, de riche pauvre , de Verbe se faire chair, et de Fils de Dieu Fils de l'homme. Oui, assurément, celui qui vous créa seulement une fois et par une seule parole, a accompli pour réparer vos ruines des choses nombreuses et admirables; il a souffert des tourments douloureux, et non-seulement douloureux, mais indignes. Le souvenir de sa création doit sans doute exciter puissamment l'homme à aimer Dieu, mais incomparablement plus l'oeuvre de sa rédemption, car il a été plus facile de lui donner l'être que de le racheter. Que rendrai-je donc au Seigneur pour tous les biens dont il m'a comblé? Dans la première de ses oeuvres il m'a donné moi-même à moi-même, dans la seconde il s'est donné lui-même à moi, et en se donnant il m'a rendu à moi-même. Or, pour avoir été ainsi donné et rendu à moi-même, je me dois tout entier, je me dois doublement. Mais que rendrai-je donc au Seigneur pour le don qu'il m'a fait de lui-même? Quand je pourrais me sacrifier mille fois, que suis-je en comparaison de mon Dieu? En présence d'une telle charité , qu'y a-t-il d'admirable si une faible poussière se recueille tout entière pour aimer à son tour cette majesté dont l'amour la
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prévient, et qu'elle voit appliquée sans réserve accomplir l'oeuvre de son salut? (1) Vous m'avez créé , Seigneur, et ainsi je me dois tout entier à votre amour; vous m'avez racheté, et je m'y dois sans réserve; vous m'avez promis des biens infinis, et cet amour a sur moi des droits sans limites. Ou plutôt, je vous dois plus que moi-même, et ma dette est d'autant plus grande que vous me surpassez davantage en grandeur, vous qui vous êtes livré vous-même à cause de moi et vous promettez vous-même à mon bonheur. (2) J'arrête ma pensée sur ces trois points, l'appui de toute mon espérance : la charité de mon adoption , la vérité de la promesse divine et la puissance de ma rédemption. Je sais à qui je me suis confié et je suis assuré que mon Dieu m'a adopté avec une bonté excessive, qu'il est fidèle en ses promesses et qu'il est puissant à en procurer l'exécution. (3) Pensez donc combien il vous aime celui qui a souffert pour vous de tels tourments, qui a daigné opérer à cause de vous de telles merveilles, et vous a fait des promesses si admirables. D'abord sa munificence vous créa plein de beauté; mais ensuite votre iniquité vous montra difforme à ses yeux. Vous avez été purifié, sa tendresse vous a rendu votre premier éclat , et dans ces deux occasions sa charité a tout conduit. Lorsque vous n'étiez pas, il vous a aimé en vous donnant la vie ; lorsque vous étiez devenu un objet d'horreur, il vous a aimé en vous rendant votre
1 Anselm. 2 Bern. 3 Hug.
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ancienne beauté; et afin de vous apprendre combien grand était son amour, il ne voulut vous soustraire à la mort qu'en mourant lui -même pour vous, et ainsi il ne vous offrait pas seulement un bienfait de sa tendresse, il vous découvrait encore l'ardeur embrasée de son coeur. Et même sa charité a été aussi entière que si vous lui fussiez toujours demeuré fidèle : il n'a point blâmé vos crimes, il ne vous a pas reproché ses bienfaits. Et si à l'avenir vous persévérez en sa fidélité, si vous voulez l'aimer et lui conserver sans tache votre amour, il promet de vous donner des biens encore plus considérables que ceux dont il vous a comblé. (1) Je vois surabonder dans le coeur de Jésus une double douceur pleine de suavité : sa longanimité à attendre et sa douceur à pardonner. Ainsi il tient longtemps suspendu sur la tête des coupables l'arrêt de sa vengeance afin de pouvoir offrir à sa pénitence la grâce du pardon ; car il ne veut pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive. Ecoutez sa facilité à pardonner : A quelque heure du jour que le pécheur fasse entendre son gémissement, dit-il, son péché lui sera remis. Le Seigneur, dit également David, est patient et miséricordieux. Sa miséricorde est telle qu'il semble plus empressé donner le pardon au pécheur que. celui-ci à le recevoir ; car il se hâte de le délivrer des tourments auxquels son âme est en proie, comme si la peine de cet infortuné le fatiguait plus qu'elle ne le fatigue lui-même
1 Bern.
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Ecoutez afin de comprendre ceci plus clairement. (1) Vous vous étiez en allé loin du Seigneur et vous aviez trouvé votre ruine, car vous vous étiez vendu au péché ; mais votre Dieu ne put avoir aucun repos. Il se mit donc à votre poursuite afin de vous racheter, et il vous aima tant qu'il donna son sang pour prix de votre rançon. De la sorte il vous ramena de l'exil et vous fit sortir de la servitude. Il n'y a donc eu aucune détection plus grande, aucun amour plus sincère, aucune charité plus sainte, aucune affection plus ardente. Pour vous il est mort innocent , et il ne trouvait en vous rien qui fût cligne d'amour. O coeur insensible ! ta dureté l'emporte sur celle de la pierre; car lorsque celui qui t'aimait de la sorte est mort pour ton amour, les rochers se sont fendus et les tombeaux ouverts. Pourquoi ne m'a-t-il pas été donné de comprendre comment mon Dieu , mon Créateur, est devenu comme infatué de moi? Pourquoi ne m'a-t-il pas été donné de le voir comme réduit au néant? Seigneur, mon Dieu, qu'avez-vous trouvé en moi qui méritât votre amour et volis portât à m'aimer jusqu'à mourir pour moi ? (2) Qu'avez-vous rencontré en moi pour vous soumettre à des tourments si multipliés, si durs et si cruels? O bon Jésus ! Si maintenant je comprenais avec quelle douceur vous demeurâtes au milieu des hommes, avec quelle abondance vous leur avez prodigué vos bienfaits les plus grands , combien de choses
1 Hug. 2 Bern.
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pénibles et douloureuses vous avez voulu souffrir : des paroles dures , des blessures plus dures encore , et les tourments horribles et intolérables de la croix ! Il a été déchiré à coups de fouets , couronné d'épines , percé de clous, attaché à un gibet, rassasié d'opprobres, et il a oublié toutes ses douleurs, et il s'est écrié : Mon Père, pardonnez-leur. II a étendu ses mains sur la croix , il est devenu un objet de moqueries pour les méchants, une cause de larmes pour les bons, un sujet de dérision pour tous ses ennemis, et il pouvait seul les glacer d'effroi. Qu'y a-t-il donc de plus surprenant? Qu'y a-t-il de plies détestable? Qu'y a-t-il de plus digne de punition que de voir le Fils de Dieu, le plus élevé dans le royaume des anges, devenu le plus abaissé sur la terre, et ensuite l'homme osant s'exalter? O cendre et poussière , pourquoi t'enorgueillir? Plus il s'est rendu petit par son humilité , plus il s'est montré admirable en bonté; et plus il est vil à cause de vous, plus il doit vous être cher. Quelle iniquité plus révoltante que de voir le Créateur s'attirer vos mépris là où il méritait davantage d'être aimé. Considérez cet amour qui l'a porté à se sacrifier tout entier pour vous sans rien se réserver ; voyez cette humilité qui l'a rendu votre esclave sans lui laisser le moindre prestige de domination. Il a commencé par vous donner tous ses biens; ensuite il s'est offert lui-même à vos besoins, et pour vous il ne s'est point épargné il s'est soumis à des
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jeûnes fréquents, à des travaux sans cesse réitérés, à des veilles prolongées outre mesure, à la faim, à la soif, au froid et à la nudité. En effet , il a pris sur lui toutes les infirmités qui nous viennent du péché, sans participer au péché lui-même; et il n'est demeuré étranger à aucune des afflictions de la faim et de la soif, de la privation du sommeil, de la fatigue, du chagrin et des larmes; il a souffert les douleurs les plus cruelles jusqu'aux tourments les plus terribles de la mort. Il a accompli le ministère dont il s'était chargé, en s'humiliant lui-même et en se faisant obéissant à son Père jusqu'à la mort et la mort dé la croix. Mais il vous eût semblé peu de chose sans doute que, Fils de Dieu et égal à son Père, il l'eût servi comme un esclave si, s'abaissant plus bas encore , il ne se fût rendu le serviteur de son esclave. L'homme avait reçu la vie pour obéir à son Créateur. Qu'y a-t-il de plus juste , en effet, que de servir celui qui vous a créé et sans qui vous ne pouvez être? Qu'y a-t-il de plus délectable et de plus glorieux que d'être soumis au Seigneur, puisque le servir c'est régner? Et cependant l'homme avait dit à son Créateur : Je ne vous servirai pas. Alors le Créateur lui a répondu : Ce sera donc moi qui serai votre serviteur. Vous serez assis, et je vous servirai et je vous laverai les pieds. Vous vous reposerez, et je me chargerai de vos souffrances, je porterai vos infirmités. Usez de moi , selon votre bon plaisir, en tous vos besoins; usez de moi, non comme d'un serviteur, mais comme d'une bête de somme, comme
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dun objet qui vous appartient en toute propriété. Si vous êtes fatigué et surchargé, je vous porterai et votre fardeau en même temps, afin d'accomplir le premier ma loi. O dureté de mon coeur en présence d'une tendresse si grande et si inattendue! O détestable orgueil de l'homme qui refuse de se soumettre! Le Seigneur a livré sa chair aux meurtrissures des fouets; il a été déchiré par des plaies nombreuses et effroyables, comme nous l'attestent les ruisseaux de sang qui s'échappent de tant de parties de son corps. Il a été assujetti, comme un esclave ou un voleur, à un interrogatoire accompagné d'injures et de tourments, et il a subi la question destinée à arracher au coupable l'aveu de son crime. Ne laissez donc jamais s'éloigner de votre esprit le souvenir d'une tendresse si extrême, d'une charité si éprouvée. (1) O Seigneur, les motifs qui doivent nous inspirer votre amour sont nombreux; les raisons en sont multipliées, je le sais; cependant il n'y en a point de plus puissante que la manière dont vous avez opéré notre rédemption. Nous devons vous aimer parce que vous nous avez créés, vous nous avez conservés et que vous nous donnez la nourriture et le vêtement. Mais ce qui doit nous embraser d'amour par-dessus tout, c'est d'avoir été rachetés par vous de la sorte, d'avoir été rachetés par votre mort, et par la mort la plus déshonorante, par la mort dont on punissait les voleurs et les grands criminels. Donc, plus vous avez daigné souffrir pour l'homme d'humiliations abjectes,
1 Anselm.
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plus vous êtes digne de ses honneurs et de son amour, Qui sera assez dur et assez obstiné pour ne pas incliner son coeur à vous aimer, Vous dont l'amour a été jusqu'à laver nos péchés dans votre sang? Qui pourra ne pas vous chérir avec ardeur, tendresse et délices, en se rappelant que sur la croix vous avez étendu vos bras tout brûlant du désir de nous embrasser et de recevoir tous ceux qui voudraient chercher un refuge en vous? (1) En nulle de vos oeuvres autant qu'en vos blessures nous n'avons vu , Seigneur, combien vous êtes doux et suave , et combien nombreuses sont vos miséricordes. Le calice que vous avez bu, l'oeuvre de notre rédemption, ô bon Jésus, vous rend par-dessus tout aimable à mon coeur. C'est là ce qui vous enchaîne entièrement notre amour; c'est là, dis-je, ce qui touche plus délicieusement notre dévotion , ce qui l'exige avec plus de justice , la resserre plus étroitement et l'anime plus ardemment. Car c'est là que le Sauveur a souffert par-dessus tout, et la création du inonde n'a pas demandé à sa puissance autant de fatigues. En ses paroles, il a été soumis à la contradiction; en ses actes, à des censures amères; en ses tourments, à des dérisions ; et en sa mort, à des opprobres. Quand vous offririez sans réserve tout ce que vous êtes, tout ce que vous pouvez, ne serait-ce pas comme si vous compariez une étoile au soleil, une faible
1 Bern.
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pierre à une montagne, fuie goutte d'eau à un fleuve? Si vous pesiez bien quelle est la grandeur de vos dettes, les biens sans nombre qui vous les ont imposées , vous comprendriez combien peu de chose sont toutes vos actions, combien elles méritent peu d être comptées parmi les choses même les plus minimes , si on les met en rapport avec ce qu'on est en droit d'exiger de vous. Si vous l'ignorez et si vous désirez vous en instruire , élevez les regards de votre âme et voyez quelle dette de reconnaissance demandent les souffrances du Seigneur. Tournez et retournez en tout sens le corps de Jésus; examinez avec soin d'un côté jusqu'à l'autre , de la tête jusqu'aux pieds, et partout vous trouverez la douleur. Regardez la sueur de sang , les soufflets injurieux , la flagellation cruelle , la couronne d'épines , les crachats insultants , le fardeau pesant de la croix , le crucifiement à un gibet, ces yeux qui s'affaiblissent, ce visage qui pâlit , ces aliments abreuvés de fiel , ce breuvage de vinaigre , cette tête inclinée, ces génuflexions dérisoires, ce titre infamant , ce partage au sort des vêtements , et enfin ce cri redoublé : Crucifiez-le, crucifiez-le. Que dirai-je de plus? Le supplice de sa mort est le plus humiliant que l'on puisse imaginer, et ses opprobres sont les plus ignominieux. Voyez Jésus-Christ suspendu à la croix : il incline sa tête pour vous offrir un baiser, il étend ses bras pour vous embrasser, son côté est ouvert et tout son corps déchiré pour vous enflammer d'amour. Considérez le Fils de la Vierge souillé de crachats , meurtri de
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plaies, percé de clous. Regardez attentivement le Maître du ciel attaché à la croix , couvert de la pâleur de la mort et défiguré en sa chair. Gardez-vous de passer indifférent à la vue du Seigneur des anges , de l'homme frappé de Dieu et plongé dans l'humiliation , de l'homme devenu semblable à un lépreux et livré à toutes sortes de calamités : en lui se trouve une rédemption abondante. Elle est vraiment abondante, en effet, car le fleuve de son sang s'est répandu de son corps par cinq canaux à la fois, alors qu'une goutte seule de ce sang très-précieux suffisait à racheter le inonde entier. Mais cette rédemption a été abondante afin que la vertu de l'amour apparût avec plus d'éclat dans l'immensité du bienfait. Reconnaissez aussi combien graves sont les blessures du péché pour lesquelles le Seigneur a dû lui-même être frappé si cruellement. Si elles n'eussent été des blessures à mort, des blessures conduisant à la mort éternelle, jamais le Fils de Dieu ne se fût livré à la mort pour nous en offrir le remède. (1) Pensez donc fréquemment quelle est la valeur de tous ces bienfaits; pesez-les dans la balance de la charité et efforcez-vous de rendre au Sauveur tout l'amour dont vous êtes capable. Considérez avec empressement les blessures de la victime, les cicatrices gardées en sa résurrection, le sang du sacrifice, le prix de votre foi et la somme payée pour votre rachat. (2) Le Fils de Dieu a reçu l'ordre de mourir afin de guérir vos blessures par le baume précieux de son
1 Hug. 2 Bern.
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sang. Que votre âme n'en perde donc jamais le souvenir, et que celui qui a été sacrifié tout entier pour vous sur la croix soit présent en cet état à toutes les parties de votre coeur. Vous devez , en ce crucifiement , arrêter votre attention sur trois points principaux , si vous désirez vous unir plus étroitement au Sauveur par l'amour ; vous devez y considérer une triple humiliation, un triple tourment, une triple pauvreté. La première humiliation se trouve dans les soufflets , les coups de poings et de roseaux dont il fut frappé comme le dernier des hommes. La seconde, qui est plus grande, eut lieu lorsque , semblable à un vil bouffon , à un objet repoussant et immonde , il fut couvert de crachats; et la troisième , qui l'emporte sur les précédentes , lorsqu'il fut condamné à la mort la plus ignominieuse au milieu de deux voleurs. Le premier des tourments est la couronne d'épines dont sa tête fut environnée et percée cruellement. Le second, qui est plus violent , est la flagellation barbare dans laquelle , lié et privé de toute liberté , il fut frappé jusqu'à voir son sang ruisseler abondamment de toutes les parties de son corps. Le troisième et le plus cruel est l'extension violente de tous ses membres sur la croix, extension accompagnée du crucifiement le plus douloureux de ses pieds et de ses mains ; car s'il retire ses membres , les blessures faites à l'endroit où les nerfs viennent aboutir rendent ses souffrances plus sensibles , aggravent sa douleur et hâtent sa mort ; si au contraire il les laisse étendus, la violence même
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de cet état se fait sentir plus vive et opère connue une rupture en tout son corps. En effet, ses ennemis ne craignirent pas d'agir de telle sorte , en ce point que l'on pouvait compter ses ossements. Enfin méditez sa pauvreté. Le premier degré fut de n'avoir pas seulement de quoi reposer sa tête en sa propre demeure. Le second , de n'avoir pas sur la croix de vêtements pour couvrir son corps; et le troisième, qui est au-dessus des deux autres , fut de n'avoir pas voulu même l'espace d'un pied sur la terre lorsqu'il consentit pour vous , à être suspendu en l'air attaché à la croix. (1) Cependant, en tout cela, la nature divine ne subit aucune humiliation , mais la nature humaine fut exaltée. La première ne souffrit aucun préjudice , et la seconde fut miséricordieusement secourue. La nature humaine en cet homme n'a rien souffert par nécessité, mais par une volonté libre. L'obéissance n'imposait aucune contrainte, mais la sagesse disposait tout avec puissance. Le Père n'exigeait point du Fils une mort forcée , mais le Fils voyant le bon plaisir du Père et l'avantage de l'homme , s'offrait avec une volonté entière et parfaite. Le Père n'a pu le contraindre à remplir ce qu'il n'était pas en droit d'exiger de lui. Ainsi il a obéi librement à son Père, car il a connu son désir et il l'a embrassé de plein gré. Quand il lui fit connaître le dessein miséricordieux de son coeur, quoique sa liberté demeurât entière, il l'accepta en toute vérité comme un commandement
1 Ansel., Med. de Redempt. hum.
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de sa part. C'est ainsi qu'il a été obéissant jusqu'à la mort , ainsi qu'il accomplit le commandement imposé par son Père , ainsi qu'il but le calice qu'il lui av ait donné. En effet, il y a obéissance parfaite et libre de la nature humaine quand elle soumet sans contrainte et de plein gré sa volonté à la volonté de Dieu, lorsqu'elle exécute son bon vouloir sans y être forcée et par une action à l'abri de toute violence. Cet homme a donc sauvé tous les hommes lorsque , faisant à Dieu uu sacrifice aussi libre, il l'a offert pour solder la dette dont ils lui étaient redev ables. Et un tel prix ne nous rachète pas seulement une fois de nos fautes, mais toutes les fois que nous y avons recours avec un repentir sincère; seulement ce repentir n'a pas été promis au pécheur. Réjouissez-vous donc de votre délivrance , et soyez toujours reconnaissant envers celui qui, par sa mort , vous a rendu à la vie sans aucun mérite intérieur de votre part. Mais, ô Seigneur, vous qui avez voulu mourir pour me donner la vie, comment me réjouir de ma liberté quand je ne l'obtiens qu'au prix de vos chaînes. Comment me féliciter de mon salut, quand il me vient des douleurs auxquelles vous êtes en proie? Comment tressaillir d'allégresse en recevant la vie, quand elle ne commence que par votre mort? Pourrai-je donc trouver de la joie dans la cruauté de Nos bourreaux? Et cependant, s'ils n'eussent agi de la sorte , vous n'eussiez pas souffert; et sans vos souffrances je ne serais pas en possession de biens si précieux. Mais je le vois : leur méchanceté n'a fait que ce que vous leur avez permis,
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et vous avez souffert parce que votre charité l'a voulu. Ainsi , pécheur racheté par votre Dieu , laissez à son Jugement la cruauté de ses bourreaux et occupez-vous de ce que vous devez à votre Sauveur. Considérez sa bonté et vos propres besoins ; voyez quelles actions de grâces vous lui rendrez , et combien vous êtes redevable à son amour. (1) Oh! si vous méditiez attentivement combien ont été rejetés qui n'ont pu obtenir la grâce dont vous avez été favorisé par la mort du Fils de Dieu, et ce qu'ils étaient en comparaison de vous ! Vous avez appris sans doute combien de générations , depuis le commencement du monde jusqu'à ce jour, ont péri et sont tombées dans la mort éternelle sans avoir connu Dieu , sans avoir reçu le prix de leur rachat. Votre Rédempteur, votre Père plein de tendresse vous a Préféré à tous ces hommes quand il vous a donné une grâce que nul n'a mérité d'avoir en partage. Que direz-vous? Pourquoi une telle préférence en votre faveur? Etes-vous plus puissant que ceux qui vous ont précédé? Les surpassez-vous en sagesse ? L'emportez-vous sur eux en noblesse et en richesses, pour avoir obtenu cette grâce spéciale dont ils n'ont pas été dignes? Combien de puissants, de sages , de nobles et de riches ont existé aux jours anciens ; et cependant ils ont été laissés de côté , ils ont été rejetés , ils ont péri. Et vous, vous avez été choisi de préférence à eux tous : pourquoi en a-t-il été ainsi? Vous ne sauriez en trouver d'autre cause que la charité toute gratuite
1 Hug.
de votre Sauveur. Il vous a choisi, et choisi entre tous ; il vous a tiré de la multitude , il vous a aimé par-dessus tous. Il vous a marqué de son nom comme dun mémorial et d'un gage perpétuel de son amour. Il vous a rendu participant de ce nom , participant de sa vérité, car vous avez reçu l'onction de joie dont il fut oint lui-même; et cette onction vous est venue de celui qui l'eut le premier en partage , le nom de chrétien est une extension du nom du Christ. Méditez encore plus attentivement et plus en détail tout ce que son amour a fait en votre faveur, afin de reconnaître les bienfaits et la sollicitude dont vous êtes l'objet. Pensez en tout temps de quelle miséricorde il a usé envers vous , et en reconnaissant que ses dons ne vous firent jamais défaut, jugez de la grandeur de sa charité. (1) Vous ne devez pas, en effet, regarder comme un bienfait médiocre que , se servant pour votre avantage de la faute de vos parents, il vous ait créé de leur chair , et qu'après avoir répandu en vous un souffle de vie, il vous ait distingué de ceux qu'il a rejetés comme des avortons, ou qui ont trouvé la mort dans le sein de leurs mères, infortunés plutôt conçus pour la peine que pour la vie... Ensuite n'est-ce pas lui qui vous donna des membres bien formés et valides , et vous empêcha ainsi d'être pour les auteurs de vos jours une cause de douleur et pour les autres un objet d'opprobre? Sans doute , c'est là un grand bienfait
1 De dil. Deo.
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Mais voyez combien inestimable est sa bonté de vous avoir fait naître à une époque et dans un pays où il vous fût donné de parvenir à sa foi , de recevoir ses sacrements. Des millions d'hommes n'ont pas eu ce bonheur dont la possession vous réjouit. Votre sort eût été le même; ils ont été rejetés par la justice céleste , et la grâce du Seigneur vous a appelé. Avancez encore et reconnaissez sa main bienfaisante dans les soins reçus de vos parents : le feu ne vous causa jamais aucun mal, l'eau ne vous menaça d'aucun danger, vous avez été mis à l'abri des attaques du démon , la dent des bêtes vous a respecté, vous avez été tenu en garde contre les précipices; en un mot, jusqu'au jour où vous avez pu être vous-même votre guide, vous avez été environné de la protection de votre Dieu et nourri dans sa foi. (1) A peine eûtes-vous reçu le jour que l'eau du baptême vous fut offerte et que le bain de la régénération lava les taches de votre iniquité. Le chrême et l'huile sainte vous marquèrent de l'onction du Saint-Esprit. Ainsi consacré, ainsi pénétré de cette onction divine, vous vous êtes approché de la table sacrée et vous avez reçu pour aliment le corps et le sang de Jésus-Christ. Rassasié et engraissé d'une telle nourriture, vous avez dépouillé la maigreur déplorable de vos jeûnes passés, vous avez recouvré votre force ancienne, votre beauté première, et vous avez paru tel qu'aux jours de votre jeunesse. Ensuite vous vous êtes couvert du vêtement des bonnes oeuvres; les
1 Hug.
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jeûnes, les veilles, les actions de la miséricorde et de la piété vous ont orné de leurs variétés brillantes. Enfin les aromates des vertus ont exhalé leurs senteurs ; leur parfum suave et délicieux a dissipé l'odeur empestée de vos souillures anciennes; on vous a vu tout différent de vous même et comme transformé en un autre homme; votre joie s'est accrue, votre activité s'est augmentée, et votre force s'est affermie. Vous avez reçu de plus pour miroir les saintes Ecritures; et là vous pouvez contempler votre face et veiller pour que rien, dans votre parure, ne dégénère ou ne soit inconvenant. Que répondez-vous donc , ô homme? Savez-vous seulement si vous avez reçu quelqu'un de ces biens? Vous avez été assurément lavé dans le baptême, l'onction du chrême a été imprimée sur votre front; vous avez mangé à la table de Jésus-Christ la nourriture précieuse de son corps ; mis peut -être vous êtes-vous souillé de nouveau? Eh bien ! vous avez des larmes pour vous laver encore. L'onction s'est desséchée en vous; vous pouvez en recevoir une nouvelle dans les saintes et tendres effusions de la dévotion. Voyez avec quelle pieuse économie le Seigneur a pourvu à tous vos besoins. Vous n'aviez pas, et il vous a donné ; vous aviez perdu les premiers dons, et il vous les a rendus. Nulle part vous n'avez été délaissé, afin que vous reconnaissiez avec quelle ardeur il vous a aimé. Il ne veut point votre ruine; voilà pourquoi il vous attend avec une patience si longue , pourquoi il a voulu réparer et réparer encore les pertes
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que vous aviez éprouvées. Oh ! combien ont péri qui avaient reçu ces faveurs avec vous, et qui, après les avoir dissipées, n'ont pas été jugés dignes de les recouvrer ! Vous avez donc été aimé d'un amour plus grand que tous ces infortunés , lorsqu'on vous rendait avec tant de bénignité ce qu'on leur refusait si rigoureusement. Direz-vous que la grâce de faire des choses admirables ne vous fut jamais accordée? Mais , au moins , la générosité du Seigneur ne vous refusa point la bonne volonté. Si vous faites de grandes oeuvres, sa miséricorde vous élève; et si vous n'en faites que de médiocres , peut-être vous offre-t-il une humiliation salutaire. Il sait mieux ce qui vous convient que vous-même, et si vous voulez avoir de lui des pensées de justice, croyez que tout de sa part arrive pour votre bien. Peut-être n'avez-vous point la grâce des miracles, mais la crainte du mal qui vous pénètre vous affermit plus profondément dans l'humilité, et l'humilité, dans sa faiblesse, réjouit plus délicieusement le Seigneur que des prodiges éclatants. Gardez-vous de préjuger en rien sur ses dispositions, mais priez-le avec crainte et respect de vous venir en aide selon vos besoins; demandez-lui de détruire miséricordieusement en vous le péché s'il en reste encore quelque trace, de conduire à sa perfection le bien qui serait commencé, et de vous diriger par la voie la plus conforme à sa volonté. Que dirai-je de plus? Pourrai-je ajouter quelque chose encore pour vous montrer son amour? Je m'adresse à vous , ô pécheur. Qu'avez-vous à
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m'opposer? Si vous me nommez les biens dont vous êtes comblé, vous ne pourrez nommer ceux qui vous sont étrangers. Si vous comptez et vos biens et ceux qui vous sont étrangers , assurément vous ne pourrez les énumérer tous sans exception. Or, nous savons que la charité est la source de toutes choses. Deux hommes sont nés à la même heure, d'une famille également noble; l'un est laissé dans la pauvreté , et l'autre est environné de richesses; et cependant c'est la charité qui conduit tout. Elle humilie l'un par la pauvreté , elle console l'autre par l'abondance. L'un est faible et l'autre est fort. L'un est retenu pour ne point tomber dans le mal , l'autre est affermi pour être puissant en bonnes oeuvres. La charité éprouve l'un et l'autre , et elle ne rejette personne. L'un est illuminé par la sagesse, et l'autre laissé à la simplicité de son esprit. L'un devra apprendre à se mépriser, et l'autre à connaître son Créateur; et la charité se tient toujours à côté de l'un et de l'autre. Tel est l'amour de Dieu pour nous que l'infirmité humaine ne saurait rien souffrir que sa bonté ne le prépare pour notre bien. Remarquez donc, comme nous l'avons dit plus haut , et voyez que l'amour de Dieu est vraiment un amour singulier, puisque en se répandant sur plusieurs il embrasse si étroitement chacun de nous en particulier. C'est un bien plein de beauté et admirable , un bien commun à tous les hommes et propre à chacun, un bien étendant sur tous ses lumières et remplissant, chacun de nous, un bien présent partout,
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satisfaisant aux besoins de tous et venant en aide à chacun comme s'il était seul. Oui , lorsque je considère les tendres attentions dont je suis l'objet, je puis, ce me semble , m'écrier en toute vérité que Dieu n'est appliqué qu'à pourvoir à pion salut. Je le vois aussi occupé à ma conservation que s'il avait oublié tous les hommes pour ne penser qu'à aloi. Il se montre toujours présent à mes yeux , toujours disposé à me venir en aide. En quelque lieu que j'aille , il ne m'abandonne point; partout où je me trouve , il m'accompagne ; et quoique je fasse , son bras rue soutient. Enfin il tient en tout temps ses regards arrêtés sur mes actions et sur mes pensées; sa bonté m'en fait un coopérateur inséparable, ainsi que me le montre clairement l'effet même de sa présence. Je ne saurais donc, comme je l'ai dit, me dérober à ses yeux quoique je ne puisse contempler ouvertement sa face. Seigneur, mon Dieu , vous ne m'avez point abandonné, je confesse vos miséricordes pleines de tendresse. Que vous rendrai-je pour tous les biens dont vous m'avez comblé? Vous voulez que je vous aime. Mais comment vous aimer? Quelle doit être l'étendue de mon amour? Et que suis-je pour vous aimer? Que ferons-nous pour le Seigneur, notre Dieu, dont nous avons reçus des biens si multipliés et si excellents? Il ne s'est pas borné à répandre sur nous les biens communs au reste des hommes; nous l'avons reconnu enflammé d'un amour tout singulier, même au milieu de nos iniquités: et nous devons l'aimer dune façon
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toute singulière non-seulement pour les biens reçus de sa bonté, mais pour les crimes dont nous nous sommes rendus coupables. Vous m'avez donné , Seigneur, de vous connaître, et vous m'avez révélé et fait comprendre les secrets de votre coeur de préférence à une foule d'autres hommes. Vous avez laissé dans les ténèbres de leur ignorance un grand nombre de mes contemporains, et vous avez répandu en moi la lumière de votre sagesse. Vous m'avez donné de vous connaître plus véritablement, de vous aimer plus purement, de croire en vous plus sincèrement et de .vous suivre avec plus d'ardeur. Vous m'avez accordé un sens capable , une intelligence facile, une mémoire fidèle, une langue diserte , un discours agréable, une doctrine digue de louange, la force pour agir, la grâce pour converser au milieu de mes semblables, le progrès loris mes études, le succès dans unes entreprises, la consolation dans mes peines, la vigilance dans la prospérité , le courage dans l'adversité , et partout où je me suis porté, votre grâce et votre miséricorde ont précédé mes pas. Souvent je me croyais englouti par le malheur, et vous m'avez délivré. (1) J'étais errant, et vous m'avez ramené ; j'étais dans l'ignorance, et vous m'avez instruit; je me livrais au péché, et vous m'avez repris; la tristesse consumait mon coeur, et vous m'avez consolé ; j'étais en proie au désespoir, et vous m'avez fortifié; je suis tombé, et vous m'avez relevé; je me suis tenu debout,
1 Aug., Sol.
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et votre main m'a affermi. Dans mes courses vous m'avez conduit, et à mon retour vous m'avez reçu. Tels sont vos bienfaits et bien d'autres encore , Seigneur , ô mon Dieu. Il me sera toujours doux de les rappeler à ma mémoire , d'en parler sans cesse, de vous en rendre grâces en tout temps, afin de célébrer vos louanges , ô mon Dieu , et de vous témoigner mon amour pour tous ces biens. Ainsi soit-il.
FIN DU QUATRIÈME VOLUME.
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