MIROIR

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LE MIROIR DE LA DISCIPLINE.

 

LE MIROIR DE LA DISCIPLINE.

PROLOGUE.

PREMIÈRE PARTIE. DES CHOSES  PRÉPARATOIRES A LA DISCIPLINE.

CHAPITRE PREMIER. Du dépouillement du vieil homme.

CHAPITRE II. De la constance et de la vigilance de l'âme contre les tentations du démon.

CHAPITRE III. Comment l'humilité est nécessaire pour embrasser la discipline.

CHAPITRE IV. De l'enchaînement de la volonté propre.

CHAPITRE V. De la présomption tant intérieure qu'extérieure.

CHAPITRE VI. Du manque de respect.

CHAPITRE VII. De la discipline en général.

CHAPITRE VIII. De la discipline en particulier.

CHAPITRE IX. De la discipline touchant la confession privée.

CHAPITRE X. De la discipline touchant la confession publique.

CHAPITRE XI. De la discipline quant à l'accomplissement du bien.

CHAPITRE XII. De la discipline en tant qu'elle forme notre

CHAPITRE XIII. De la lecture.

CHAPITRE XIV. De l'office divin en général.

CHAPITRE XV. De la discipline à observer au choeur.

CHAPITRE XVI. De la discipline hors du choeur.

CHAPITRE XVII. Des soins à apporter au service de l'autel.

CHAPITRE XVIII. De la discipline dans les choses corporelles.

CHAPITRE XIX. De la discipline dans le maintien du corps.

CHAPITRE XX. De la discipline dans les paroles.

CHAPITRE XXI. De la discipline dans le manger.

CHAPITRE XXII. De la discipline dans les travaux manuels.

CHAPITRE XXIII. De la discipline dans le marcher.

CHAPITRE XXIV. De la discipline dans les divers offices des

CHAPITRE XXV. De la discipline dans le vêtement.

CHAPITRE XXVI. De la discipline à observer parmi les frères dans les endroits communs.

CHAPITRE XXVII. Comment on doit vivre au milieu des personnes du siècle.

CHAPITRE XXVIII. Comment doivent vivre legs religieux en voyage.

CHAPITRE XXIX. Comment il faut se comporter dans les églises des séculiers.

CHAPITRE XXX. De la discipline à observer dans les hospices.

CHAPITRE XXXI. De la discipline dans les conversations avec les séculiers.

CHAPITRE XXXII. De la discipline dans les repas avec les personnes du monde.

SECONDE PARTIE.

CHAPITRE PREMIER. De la conduite à tenir envers Dieu.

CHAPITRE II. De la conduite à tenir envers soi-même.

CHAPITRE III. De la conduite à tenir envers le prochain.

CHAPITRE IV. De la garde des choses.

CHAPITRE V. Des progrès et du relâchement des novices ou autrement de la différence existant entre ceux qui embrassent la vie religieuse.

CHAPITRE VI. De ceux qui sont nouvellement admis en l'ordre.

 

PROLOGUE.

 

Ceux qui tendent à une vie irréprochable doivent nécessairement s'exercer à la discipline s'ils désirent porter promptement l'étendard de la vertu; car , dit Hugues de Saint-Victor, la pratique de la discipline conduit notre âme à la vertu, et la vertu à la béatitude (1). Ainsi l'exercice de la discipline doit être le commencement de notre vie, la vertu en est la perfection, et la félicité éternelle la récompense. Celui qui, à son début dans la vie religieuse la néglige, s'y appliquera difficilement dans la suite, et il arrivera avec peine à se défaire des habitudes contractées d'abord. Le jeune homme, dit l'Ecriture, marchera selon sa voie, et lorsqu'il sera avancé en âge il ne s'en retirera pas (2). Il faut donc choisir une règle vraiment excellente et que l'usage nous rendra agréable ensuite.

Or, le premier degré de la perfection, c'est la connaissance de ses défauts, une confiance entière dans les lumières d'un homme doué de prudence et enfin un genre de vie convenable selon les diverses affaires où l'on se trouve et leurs circonstances. On ne doit point considérer comme léger le mépris des

 

1 Inst. monast. — 2 Prov., 22.

 

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moindres choses; car une semblable négligence n’imprime pas une tache médiocre aux actions les plus relevées, et elle est d'autant plus honteuse qu'on peut, après l'avoir reconnue en soi, l'éviter plus aisément. Aussi les hommes conduits par l'Esprit de Dieu s'appliquent-ils à s'instruire de tous les règlements destinés à diriger leurs pas; tandis que les superbes et les insensés les méprisent et les traitent d'observances superstitieuses , de vaines cérémonies , ou bien les attaquent par des calomnies spécieusement colorées : l'insensé ne reçoit point les paroles conformes à la prudence; il vous écoutera si vous parlez selon les sentiments de son coeur (1).

J'ai donc composé ce petit traité, d'après l'ordre de mes supérieurs, pour être offert comme un miroir aux nouveaux disciples de Jésus-Christ. J'y ai employé , selon la capacité de mon esprit et le but que je me proposais, un style simple et sans apprêt; et, pour être moins long , je me suis borné de temps à autre à réunir certains passages abrégés, sans ornement et souvent sans trop de liaison entre eux , mais propres à former une bonne vie, afin qu'en ce petit nombre d'enseignements ceux à qui je m'adresse trouvent l'occasion d'agir avec plus de prudence en plusieurs points : Offrez au sage l'occasion, dit Salomon, et il deviendra plus sage encore (2). Cependant il faut remarquer ici que certaines choses doivent s'entendre d'une manière commune, et qu'on doit s'attacher plus ou moins à les observer, selon le lieu et le temps, quoiqu’on

 

1 Prov., 18 . — 2 Prov., 9

 

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qu'on ne puisse pas toujours expliquer les modifications dont chacune est susceptible. L'homme prudent s'accommode au temps selon que le demande la différence des choses; il ne change pas avec elles, mais il se proportionne à leur exigence : ainsi la main est toujours la même, soit qu'elle s'étende ou se resserre. Qu'on ne se plaigne pas si quelquefois les sujets sont au-dessus de la portée des commençants : souvent les jeunes gens reçoivent des instructions plus relevées afin que, s'appliquant à marcher comme les anciens, ils deviennent, dans une juste limite, et plus aptes à agir et plus vigilants à se tenir sur leurs gardes.

Si quelque esprit difficile examine cet ouvrage, peut-être m'accusera-t-il de prolixité; mais qu'il veuille bien considérer quel langage convient à des hommes sans expérience. Ce n'est point chose facile de se servir de propositions générales avec des novices, et c'est pour eux que j'écris ; on ne les instruit pas au moyen de sentences brèves et incomplètes, on n'avance à rien avec des axiomes pris au hasard. Cependant , on pourra voir par le titre seul de mon livre que je me suis restreint en beaucoup d'endroits qui auraient exigé un traité à part pour être bien expliqués.

J'ai donc divisé cet ouvrage en deux parties : l'une principale et l'autre secondaire. La première se divise elle-même en deux autres; car elle traite d'abord des choses préparatoires à la discipline, et accidentellement de quelques-uns de ses effets ; ensuite elle parle plus en détail de la discipline elle-même. Les choses

 

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préparatoires sont exposées comme principes, moyens et conséquences; ce sont : le dépouillement du vieil homme , l'affermissement de l'âme contre les tentations, et une humilité entièrement soumise. Le premier sujet commence la préparation , le second la continue , le troisième la consomme. Il faudra conserver partout la distinction des paragraphes petits et grands, si l'on veut embrasser plus clairement la suite et l'ordre de ce traité.

 

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PREMIÈRE PARTIE. DES CHOSES  PRÉPARATOIRES A LA DISCIPLINE.

 

CHAPITRE PREMIER. Du dépouillement du vieil homme.

 

Nous devons, selon l'Apôtre, dépouiller le vieil homme et nous revêtir du nouveau (1). Or , ceux-là accomplissent en toute vérité ce commandement qui , rejetant toutes les choses passagères , non-seulement fuient le péché, mais encore les occasions du péché, et qui , après avoir purifié pleinement le vieux levain de leur coeur par une confession sincère, arrêtent de combattre uniquement dans la perfection d'une vie nouvelle sous les étendards du Seigneur. Que les novices s'efforcent donc de déposer le fardeau accablant des biens temporels, s'ils désirent parcourir, à l'odeur des parfums de Jésus-Christ, la voie abrégée et sûre de la vie religieuse. Ainsi, libres de toute possession terrestre et de toute sollicitude , ils suivront le Sauveur sans obstacle et ils n'auront pas avec eux une occasion de tentation ou de ruine. S'ils ne se sont pas soustraits à de tels embarras avant leur entrée en religion, qu'ils

 

1 Ephes., 4.

 

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le fassent le plus promptement possible après y avoir été reçus, soit par d'autres personnes, soit par lettres, selon l'avis du supérieur , et cela sans attendre des occasions favorables , sans se laisser arrêter par des avantages illusoires , que le démon suggère souvent sous prétexte de piété. Que leur avantage suprême soit de mépriser les avantages du siècle à cause de Jésus-Christ , selon cette parole de saint Jérôme (1) : « Quiconque renonce au monde ne saurait vendre avec profit les biens qu'il méprise et dont il veut se défaire. Si vous avez votre patrimoine en votre pouvoir, vendez-le; si vous ne l'avez pas, laissez-le là. Celui-là a tout donné à Dieu , qui s'est donné lui-même. » Une fois entré en religion, il faut d'abord faire sa confession et accuser généralement toutes les fautes commises dans le siècle depuis notre enfance, après les avoir rappelées , autant que possible, à notre mémoire , avec une sollicitude diligente ; car la confession du mal est le commencement du bien. Ainsi l'état religieux commence par rejeter les possessions terrestres et les péchés.

 

CHAPITRE II. De la constance et de la vigilance de l'âme contre les tentations du démon.

 

Mais comme Pharaon poursuit Israël en sa fuite, comme le mépris devient une occasion de scandale

 

1 Epist., 10.

 

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et qu'il est, tantôt ouvertement et tantôt dans l'ombre, la cause des tentations les plus dangereuses sous une apparence de bien, les nouveaux venus doivent mettre en pratique cette parole de l'Écriture : « Mon fils, lorsque vous entrerez au service de Dieu, demeurez ferme dans la justice et la crainte du Seigneur, et préparez votre âme à la tentation (1). Or, la tentation trouve son aliment principal dans l'hésitation de notre esprit touchant sa bonne résolution avant d'embrasser la vie religieuse ou après l'avoir embrassée , dans une répulsion lente et faible des attaques de notre ennemi et dans un abattement trop profond au milieu des peines de notre âme. Que nos novices commencent donc par établir et affermir entièrement leur coeur dans leur sainte résolution , afin de ne pas être agités comme des roseaux au souffle de tous les vents. « Il est bon, dit l'Apôtre , d'affermir son coeur par la grâce. » Et saint Prosper ajoute (2): « Tant que l'homme ne s'est point établi par une pensée irrévocable dans

l'état qu'il a choisi , il flotte incertain en ses projets et il est divisé par la variété des volontés qui sont en lui. Mais la vertu nous porte et nous excite à rejeter tout doute en nos résolutions , à embrasser

un dessein généreux en notre âme et à espérer que nous l'accomplirons malgré les difficultés , non en nous appuyant sur nos forces, mais sur la miséricorde divine. » Que le novice pense combien ont pu et peuvent encore ce qu'il désespère de pouvoir faire. Qu'il croie fermement que lui aussi aura

 

1 Eccli., 21. — 2 De vit. cont., l. 3, c. 16.

 

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cette puissance comme eux en recourant aux mêmes moyens. Qu'il se souvienne de cette parole de l'Apôtre: Le Dieu qui vous a appelé est fidèle , et il fera lui-même en vous (1) , etc. Et de cet autre d'Isaïe (2) : Ceux qui espèrent dans le Seigneur, trouveront des forces toujours nouvelles : ils courront sans se fatiguer, ils marcheront sans s'affaiblir.

Il faut ensuite s'opposer courageusement et sans te moindre retard aux commencements des tentations et des pensées mauvaises. Si leurs attaques répandent le trouble en l'âme , il faut chercher du secours non-seulement en son confesseur ordinaire , mais encore dans les plus anciens frères , afin que l'assistance de plusieurs soutienne la faiblesse d'un seul : le frère qui est soutenu par son frère est comme une ville bien fortifiée (3). Mais celui qui ne se met point en peine de découvrir sa blessure et d'en demander le soulagement , périt justement par sa négligence.

Enfin , lorsque le démon tâche d'abattre par la tristesse l'esprit du serviteur de Dieu , il faut le re-pousser de suite en servant dans la joie de son coeur le Seigneur Jésus qui aime celui qui donne avec allégresse, s'efforcer avec le plus grand soin de n'être point ingrat pour le bienfait de la vocation, et ne point se montrer tiède à témoigner sa reconnaissance lorsque le soleil de la grâce répand ses rayons et que le nuage qui portait le trouble se dissipe; car c'est dans l'eau boueuse que le serpent tortueux, toujours appliqué à la pêche des âmes , a coutume de se cacher. Le plus

 

1 Thes., 5. — 2 Is., 40. — 3 Prov., 18.

 

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grand signe de la grâce en nous, c'est la joie de l'esprit. Mais celui qui ne reconnaît pas le bienfait de sa vocation se rend indigne d'en recueillir les fruits. L'homme ingrat pour les biens reçus est incapable d'en recevoir de nouveaux.

Quelquefois aussi le changement de lieu est utile au bien spirituel des nouveaux convertis : souvent un tel changement efface dans l'âme les anciennes affections. Il est avantageux à l'homme attaqué par les tentations, à l'homme désireux de s'enrichir plus promptement et d'une manière plus efficace, d'être éloigné au moins pour un temps de sa famille et de sa patrie. Mais comme on ne saurait en aucune façon suffire par soi-même à déjouer tous les efforts du démon , les nouveaux venus doivent s'adresser à Jésus-Christ, pour qui ils ont méprisé toutes choses. Il est le refuge de ceux qui sont tentés, la force des faibles; il rend profitable la tentation aux hommes fidèles à recourir à lui. Qu'ils recourent donc à lui par des supplications fréquentes et pieuses , s'ils veulent persévérer; qu'ils conjurent celui qui a daigné les arracher de la fournaise de Babylone , de vouloir bien conduire à sa perfection le bien commencé par lui en leurs coeurs. Une oraison fervente et souvent renouvelée dissipe tout mal. Les mouches n'assiégent pas la chaudière qui est bouillante.

 

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CHAPITRE III. Comment l'humilité est nécessaire pour embrasser la discipline.

 

(1) De même que la cire , dit Hugues , ne peut recevoir aucune forme si auparavant elle n'est amollie, ainsi l'homme ne saurait recevoir l'empreinte des vertus , tant que par l'humilité il n'a point éloigné de lui l'inflexibilité de tout orgueil et de toute contradiction. Ceux qui désirent redresser leur vie aux règles de la discipline , doivent donc s'efforcer de fixer en leur coeur la racine de l'humilité et se tenir soigneusement en garde contre la superbe de leur volonté propre , contre tous les vices de présomption et d'irrévérence , qui découlent naturellement de l'orgueil ; ils doivent les poursuivre non-seulement lorsqu'ils se montrent eux-mêmes, mais encore jusque dans leurs moindres apparences , afin que l'humilité , semblable à une servante , prépare une demeure à la discipline.

 

1 Inst. mon., c. 7.

 

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CHAPITRE IV. De l'enchaînement de la volonté propre.

 

Qu'ils s'appliquent donc avec le plus grand soin à réduire en esclavage leur volonté propre. De quoi sert, en effet, aux hommes placés sous la conduite d'un supérieur, d'avoir abandonné leurs possessions, s'ils ne renoncent pas à leur volonté propre, puisque ce dernier sacrifice l'emporte incomparablement sur le premier? Toute la perfection de la vie religieuse consiste dans l'abdication de cette volonté. C'est pourquoi celui qui veut avant tout devenir parfait et bien discipliné, doit exercer sa vigilance à en dompter tous les mouvements et la soumettre au moindre désir de ses supérieurs. Il y a deux signes infaillibles d'une volonté soumise : L'accomplissement empressé des choses commandées et l'attention continuelle en toutes ses actions à ne rien faire qu'en vertu de l'obéissance. Tout le monde comprend la nécessité de l'obéissance dans les choses commandées, mais aussi chacun comprend la grandeur du mérite. En effet, tout ce que le supérieur, qui tient la place de Dieu, ordonne, doit être reçu comme venant de Dieu même, lorsqu'il n'est pas évident que cela déplaît au Seigneur. Ensuite l'obéissance est plus méritoire que tous les sacrifices, et l'on ne saurait offrir à Dieu rien de plus agréable que ce saint holocauste. Nul n'est agile à parcourir

 

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la voie de la perfection comme le vrai obéissant. Que les enfants de l'obéissance s'offrent dans toute action à la pratique de cette vertu, et qu'après avoir entendu la voix de leur supérieur, ils ignorent tout retard comme si Dieu lui-même leur commandait. Qu'ils se lèvent avec un empressement plein de ferveur en laissant tout le reste pour accomplir les ordres reçus. Que leurs pieds toujours au service de l'obéissance s'élancent aussitôt que le supérieur a parlé Pour exécuter au même instant l'oeuvre imposée. L'obéissance parfaite laisse de côté toute trace d'imperfection, et même le véritable obéissant n'attend pas le commandement de son supérieur dès qu'il est assuré de sa volonté. J'appelle excellent le degré de l'obéissance où l'ordre donné est reçu avec le même sentiment qui l'a dicté, où l'intention de celui qui agit est entièrement en rapport avec la volonté qui commande. Qu'ils ne jugent donc jamais des raisons des supérieurs, ceux dont l'office est d'obéir et d'accomplir ce qui leur est ordonné.

Ensuite, s'ils veulent faire des progrès réels dans l'obéissance qu'ils forment en eux-mêmes la résolution inébranlable d'obéir toujours avec empressement en toutes choses. Si ce qui leur est imposé est trop pénible ou même impossible, qu'ils en reçoivent l'ordre avec une mansuétude parfaite. Si véritablement cela est au-dessus de leurs forces , qu'ils fassent connaître au Supérieur avec convenance et douceur les causes de cette impossibilité, mais qu'ils s'abstiennent de tout ce qui sent l'orgueil ou la contradiction ou le plus léger

 

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murmure de résistance. Si le supérieur persévère en sa manière de voir, qu'ils sachent alors que l'oeuvre commandée leur est avantageuse, et qu'ils obéissent en se confiant avec amour à l'aide de Dieu; Jésus-Christ est devenu obéissant pour nous jusqu'à la mort et à la mort de la croix. Il a crié à son Père pour demander l'éloignement de ce calice; mais il a ajouté aussitôt : Cependant que votre volonté soit faite et non pas la mienne (1).

Ce n'est pas assez pour les novices d'obéir à ceux qui sont constitués en dignité ; il faut qu'ils se montrent à l'envi une obéissance mutuelle, car les disciples de Jésus-Christ doivent se donner à quiconque les réclame; ils doivent, à l'exemple de l'Apôtre, se constituer de plein gré les serviteurs de tous leurs frères et être soumis les uns aux autres dans la crainte du Seigneur.

Nous avons dit que le second signe d'une volonté bien soumise est l'attention continuelle en toutes ses actions à ne rien faire qu'en vertu de l'obéissance. Comme plusieurs, moins éclairés, pourraient ne point nous comprendre, il faut traiter ce sujet avec quelques détails.

Je dis donc que chacune de nos actions doit s'appuyer sur la sainte obéissance, sans laquelle le bien lui-même n'est pas un bien , car la volonté propre affaiblit la vertu du bien. « C'est un grand mal que la volonté propre, dit saint Bernard (2); par elle vos bonnes actions elles-mêmes perdent leur mérite.

 

1 Luc., 22. — 2 In Cant., 71.

 

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« En effet si, au jour de mon jeûne, ma volonté est ma règle, ce n'est point un jeûne semblable que le Seigneur a pour agréable; il ne saurait lui plaire , ce jeûne où rien ne sent l'obéissance, mais le vice de ma volonté propre. Et je ne parle pas seulement du jeûne, mais du silence, des veilles, de l'oraison, de la lecture, du travail des mains, et en un mot de tous les exercices d'un religieux qui fait sa volonté et n'agit point par obéissance. Toutes ces pratiques peuvent être bonnes en elles-mêmes;

mais je ne saurais les compter au nombre des vertus. » Ainsi, que les disciples nouvellement engagés au service de Jésus-Christ se renoncent donc entièrement eux-mêmes, et qu'en toute action, en toute parole, en l'usage de toute chose, ils s'attachent à suivre l'ordre établi par les supérieurs et non leur volonté propre.

Cependant il faut considérer quelles choses exigent la permission ou l'assentiment de celui qui commande. Et d'abord quant aux actions, il y en a de communes, de spéciales ou personnelles, et parmi les secondes, les unes regardent le prochain, les autres la personne de celui qui agit. Pour les actions communes, comme elles obligent toutes la communauté, il n'y a pas de permission à demander pour les accomplir, puisque la volonté des supérieurs ou plutôt l'obligation générale est qu'aucun membre de la maison n'omette licitement de son autorité privée, sans une raison évidente, aucune des choses de la vie commune, soit au choeur, au réfectoire ou ailleurs. Ainsi il n'est

 

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libre à personne de demeurer sans permission séparé de la communauté pendant l'office, les repas, et autres exercices conventuels, ou de se retirer avant qu'ils soient terminés. — Pour les choses spéciales ayant rapport au besoin de tel ou tel frère, lorsqu'elles n'apportent aucun obstacle à l'accomplissement des observances communes, ou d'ordres particuliers, il n'est pas plus nécessaire de demander une permission aux supérieurs que pour ces mêmes observances, car, selon l'Apôtre, nous devons porter les fardeaux les uns des autres et nous servir mutuellement dans la charité de l'Esprit-Saint. Cependant il ne faudrait point, sans permission , s'appliquer aux choses spéciales ou gratuites, dans le temps où les exercices communs ou des ordres particuliers nous réclament. De même encore, quand il s'agit de choses étrangères aux pratiques communes de chaque jour ou aux besoins du prochain, comme de se livrer à écrire ou à d'autres affaires semblables, surtout si cela exige un long travail, l'assentiment du supérieur est nécessaire.

Maintenant, pour les choses spéciales qui nous sont propres, soit qu'elles aient pour but la mortification de la chair, comme les veilles prolongées, les abstinences particulières, soit qu'elles se rapportent à une oeuvre manuelle à accomplir par soi ou par les autres, il faut demander la permission, et il n'est pas libre sans cela à un religieux de se livrer à rien de particulier, car il ne peut disposer de son corps selon sa volonté propre. Ce qui se fait ainsi

 

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sans la permission du père spirituel est le fruit de la présomption et de la vaine gloire, et ne saurait mériter la moindre récompense. Ainsi un religieux ne peut agir pour lui-même selon son bon vouloir, soit en écrivant, soit en faisant quelque autre action, soit en opérant quelque changement dans les choses destinées à son usage, comme sont les livres, les vêtements , les lits, etc. Il ne convient pas non plus de changer pour un seul une chose qui doit servir à plusieurs, car cette chose devient souvent moins bonne pour le changement, et ce que je rends si soigneusement commode pour mon usage particulier, je le rends incommode aux autres. Voilà pour les œuvres. Cependant, pour des choses légères et de nulle importance, c'est assez, je crois, qu'elles ne déplaisent pas aux supérieurs.

Quant à la parole , que les novices retiennent bien qu'ils ne doivent jamais la prendre en présence des supérieurs sans leur assentiment et surtout au chapitre. Pour les choses nécessaires, ils peuvent con-verser avec les frères dans le lieu et le temps voulus, selon qu'il a été établi par la règle. Avec les étrangers, soit séculiers, soit religieux , soit attachés au service des frères, tout entretien doit être interdit aux novices pendant le temps de leur probation, sans un frère profès qui entende toute la suite de l'entretien, et sans une permission spéciale; autrement il ne leur est pas permis d'approcher de la porte de la maison des étrangers. Si cependant ils rencontrent de telles personnes sur leur passage ,

 

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ils pourront s'incliner, et même, si le temps et le lieu le permettent ou s'ils ne peuvent l'éviter, les saluer avec politesse et en peu de mots. Si on leur demande à s'entretenir avec eux, ils doivent répondre humblement qu'il ne leur est point permis de parler ou de demeurer plus longtemps. Qu'ils n'écoutent donc aucune autre parole des gens du dehors, qu'ils ne s'asseyent ni ne demeurent davantage en leur compagnie. Si la nécessité ou les convenances l'exigent , qu'ils leur disent qu'ils vont revenir après avoir obtenu la permission , et qu'ils les saluent plutôt en se retirant qu'en demeurant avec eux. Cependant le supérieur devra apporter le plus grand soin pour que cette permission ne soit accordée par nul autre lorsqu'il est à la maison , ou qu'elle le soit uniquement par le directeur spécial donné aux novices dès leur entrée en religion ; car, si plusieurs pouvaient le faire indistinctement, il y aurait bientôt en ce point de la négligence et de la confusion.

Maintenant, pour la réception , la distribution et l'usage des choses, comme tout cela dépend de l'autorité des supérieurs, les inférieurs ont deux points à considérer principalement. D'abord, il faut que celui qui donne quelque chose ait le pouvoir de le faire en vertu de son office ; ensuite , il doit en donnant agir non selon sa volonté propre, mais selon qu'il lui a été recommandé par le supérieur. Et ce n'est pas sans raison que j'avertis de faire attention à l'office de celui qui donne; car celui à qui n'a point été confié le soin de l'administration , ne doit rien distribuer ni rien retrancher

 

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aux autres. Ensuite dans la communauté les divers offices sont partagés entre plusieurs. Les uns sont chargés de procurer les objets nécessaires, sans que pour cela la distribution leur en soit confiée ; et ainsi l'on ne peut recevoir d'eux rien de particulier sans une permission. D'autres , selon leurs différents emplois, ont en main la distribution commune, et l'on peut recevoir d'eux les choses communes si toutefois ils n'excèdent pas les limites de leur office quant au temps , au lieu et au mode. Mais si l'on demande une chose extraordinaire, il faut recourir à une permission du supérieur.

Celui qui, en dehors des objets communs dont nous avons parlé , reçoit quelque chose en secret , le garde en sa possession et en fait usage sans y être autorisé , celui-là , dis-je , sort des limites de la religion , et tout ce qu'il possède ainsi il le garde à mauvais titre. Or, comme un bien propre est celui dont on peut disposer à sa volonté sans avoir besoin du consentement de personne , celui-là ne semble pas devoir être regardé comme un pauvre mais comme un possesseur qui, en distribuant aux autres les diverses choses de la maison, agit comme il lui plaît et en dehors de l'autorité des supérieurs. Ce sont des choses communes , il est vrai , mais il appartient à ceux qui gouvernent d'en ordonner l'usage et de veiller à ce qu'elles soient partagées comme le besoin de chacun l'exige , suivant la manière et la règle établies par les saints Apôtres. Cet usage usurpé sans permission est une présomption coupable et téméraire , c'est une action tout-à-fait

 

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illicite. — Celui là se soustrait aux règles de la soumission religieuse , qui reçoit pour lui-même quelque objet soit de ses parents , soit de tout autre , ou , ce qui est plus grave encore , le cache après l'avoir reçu et ne le fait pas connaître à son supérieur. Selon saint Augustin , celui qui cache ce qu'on lui donne , sera condamné au jour du jugement comme un voleur ; car une chose non accordée ou permise par le supé-rieur ne saurait appartenir à celui qui a renoncé à tout ce qu'il possédait.

Plusieurs croient licite de recevoir ce qu'on leur offre pourvu qu'ils aient l'intention de le remettre au supérieur ; 'nais il n'y a , je crois , aucune sûreté pour un simple religieux à accepter quelque chose en secret. Aucune loi n'a été imposée à la charité touchant les choses à prêter à ceux qui habitent avec nous. Je puis bien passer au frère qui me le demande ce qui est en mon pouvoir, mais je ne puis lui en transférer la possession. Que les novices ne s'adonnent donc jamais à rien recevoir de personne ni à rien donner, ne serait-ce qu'une aiguille ou du papier, sans la permission du supérieur. De même , qu'ils ne reçoivent pas les lettres qui leur sont envoyées , ou , s'ils les ont reçues par hasard , qu'ils se gardent de les ouvrir; mais le porteur ou celui qui les reçoit doit les remettre au supérieur ou au maître des novices si le supérieur l'a réglé ainsi. De même, il n'est permis à aucun frère de s'emparer d'une chose à l'usage d'un autre religieux sans le lui faire connaître. Retenir ainsi en sa possession un objet quelconque à l'insu

 

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de celui à qui il a été donné, surtout s'il est présent dans la maison , c'est une espèce de vol et souvent une occasion de trouble. Cependant le serviteur fidèle et prudent peut bien , selon le temps et le lieu, faire certaines choses en présumant le consentement tacite du supérieur, et avec l'intention de lui rendre ensuite un compte exact de sa conduite. Enfin tout ce qu'un religieux fait ou dit de bien, aura le mérite de la vraie obéissance , s'il ne croit pas que son supérieur puisse en être mécontent. C'est donc une heureuse servitude, ou plutôt une glorieuse liberté , que cet état où l'homme , renonçant à sa volonté propre, se fait de plein gré l'esclave du Roi suprême et se soumet à l'empire de Dieu et de ses ministres, plutôt que d'exercer sur lui-même sa propre domination.

 

CHAPITRE V. De la présomption tant intérieure qu'extérieure.

 

Les novices doivent fuir avec le plus grand soin toute présomption soit intérieure , soit extérieure ; la présomption intérieure en ne préférant pas leur sentiment à celui des autres , en ne s'élevant pas vainement à cause des biens reçus de Dieu , mais en se croyant vraiment inférieurs à leurs frères et moins dignes qu'eux , en n'osant même pas se réputer quelque chose. En effet , selon l'Apôtre, celui qui

 

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pense être quelque chose alors qu'il n'est rien, se trompe lui-même (1). Qu'ils n'aient donc de mépris pour personne , qu'ils ne jugent personne : le jugement des hommes est souvent trompeur, et , suivant saint Augustin , autre est souvent l'apparence d'une action , autre l'intention qui l'accomplit (2). Qu'ils prennent en bonne part tout ce qui s'offre à eux, alors même qu'ils n'en comprendraient pas la raison. Un esprit pervers est capable de tout dénaturer.

Qu'ils évitent soigneusement ensuite toute présomption et tout orgueil au dehors, soit dans les actions, les gestes ou les paroles , ceux qui désirent pratiquer l'humilité sans réserve. Ainsi ils doivent fuir pour les emplois et les lieux divers cette présomption qui se couvre du voile de l'action. Dans les charges de commandement, d'ordre ou de tout ce qui sent la supériorité, ils doivent veiller à ne rien s'attribuer injustement et celui-là n'est pas exempt de faute , qui usurpe l'office d'un autre. Lorsque le supérieur est présent ou un autre frère plus ancien et constitué en ordre, qu'ils n'entreprennent jamais rien d'extraordinaire, comme de commencer l'office, de bénir la table, de donner l'eau bénite aux autres religieux , etc. Quant à l'office divin, qu'ils ne lisent rien de leur propre mouvement après un frère plus ancien et d'un ordre supérieur, car on ne doit permettre à aucun d’un ordre moindre de lire ainsi, à moins qu'ou n'y soit forcé ou que l'on ne change l'ordre des lecteurs , comme dans certaines fêtes, et pour la

 

1 Gal., 6. — 2 Confess., l. 3, c. 9.

 

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première leçon de l'homélie où, à cause de l'évangile qu'on y récite , on a coutume de choisir un diacre. Mais les autres leçons ne doivent point être lues par d'autres que par des prêtres. Que personne ne s'arroge de battre la mesure au choeur pour l'accord du chant ou autre motif semblable et de frapper au réfectoire ou de donner un autre signal quelconque, si ce n'est celui à qui pareille charge a été confiée , et qu'on n'usurpe pas aisément ces emplois. Beaucoup de choses sont permises aux supérieurs qui seraient répréhensibles dans les autres. Comme le Maître de l'humilité, après avoir choisi la dernière place , nous exhorte à faire de même, que les novices mettent donc leur bonheur à marcher sur ses traces. Que jamais au choeur, au réfectoire ou ailleurs , ils ne cherchent le premier rang , mais plutôt qu'ils s'efforcent de se placer avec soin et empressement , s'ils le peuvent , là où l'on s'apercevra à peine de leur présence. Cependant ils devront veiller à ne point déranger l'ordre de la communauté et à ne pas se distinguer des autres en devenant une cause de trouble.

Il faut donc prendre garde , en voulant s'éloigner trop scrupuleusement de la présomption , d'être une occasion de désordre. On doit en tout lieu , et surtout en communauté , éviter la singularité. Occuper une place distinguée n'est pas une marque de présomption quand on la prend par nécessité ou sur l'ordre du supérieur, et l'humilité qui donne naissance à la dispute est une humilité hors de saison. Si quelquefois les novices sont obligés de prendre rang auprès du

 

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supérieur ou des anciens , qu'ils ne se placent point trop près d'eux : les règles du respect disent que le jeune homme doit toujours se tenir à une certaine distance du vieillard. Mais ici on entend par vieillard celui qui est plus ancien en ordre ou plus élevé en dignité sans avoir égard à l'âge. La vieillesse, dit le Sage , est une vie sans tache (1) .

La présomption dans les gestes se fait connaître par un air dédaigneux , un regard arrogant et une tête altière. Car, dit saint Prosper, un front superbe, un oeil farouche , une parole dure n'annoncent rien autre chose que l'orgueil. Mais cet orgueil dans ses manifestations extérieures se produit par les yeux avant tout. Celui qui tiendra ses regards abaissés vers la terre sera sauvé (2); et selon l'Evangile , si votre oeil est simple, tout votre corps sera éclairé, mais s'il est mauvais, il sera tout entier dans les ténèbres (3).

Cette présomption se fait encore remarquer par les signes et les mouvements extérieurs , par exemple , lorsque au choeur ou ailleurs on affecte , en voyant les fautes des autres , un air de pitié moqueuse , ou lorsqu'on exprime tacitement son blâme et son mépris par un léger sourire, un hochement de tête, un coup-d'oeil vers ses voisins , la contraction des narines , la compression des lèvres et autre signe; ou bien encore lorsque le lecteur, se trompant au choeur ou au réfectoire , on parle à demi voix , on regarde les autres pour montrer qu'on remarque ces défauts , ce que

 

1 Sap., 4. — 2. Job., 22. — 3 Mat., 6.

 

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les moins instruits eux-mêmes ont coutume de faire souvent.

La présomption apparaît dans les paroles quand on s'empresse de parler à la place d’un autre , quand dans le langage il y a quelque affectation d'orgueil , ou quand on parle alors que , selon le lieu , le temps , les personnes, on devrait s'en abstenir. Or, le religieux vraiment humble évitera ce premier défaut en ne se mêlant en aucune façon des actions des autres. Qu'il se garde de vouloir instruire, diriger et reprendre ses frères ou de leur faire quelque commandement : ce serait usurper l'office des anciens et des supérieurs. L'homme superbe , dit saint Bernard , commence â donner des lois le jour même oit il entre dans votre demeure. Cependant un frère peut bien , si on l'interroge avec instance, répondre aux demandes qui lui sont adressées , ou insinuer sa manière de penser, mais sans apporter la moindre opiniâtreté à défendre son sentiment , quand ses paroles sont contredites. S'il fait connaître la volonté du supérieur sur une chose à faire, que ce soit avec humilité, pour ne point sembler donner lui-même un commandement plutôt qu'un éclaircissement. S'il est forcé de faire valoir sa propre charge , qu'il n'affecte pas l'empire d’un maître, mais qu'il obtienne par une humble prière que ses compagnons le suppléent en ce point. C'est ainsi qu'une humilité prudente évite la présomption. Cependant quelquefois une charité tendre et prévoyante ose parler avec une humble hardiesse.

La présomption se montre encore dans la manière

 

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de parler quand on propose ce qu'on a à dire avec jactance et vivacité, en criant trop haut, avec opiniâtreté et mépris , ou en termes trop durs, car nous devons nous exprimer avec douceur et humilité. De même celui qui ne sait point retenir sa langue dans le temps du silence , dans les lieux où il est défendu de parler, en présence des supérieurs , des anciens et de la communauté, celui-là est regardé avec raison connue un présomptueux et un homme intempérant en son langage; en effet, l'Ecriture nous dit : Lorsque vous êtes avec les grands, ne prenez point trop de liberté, et gardez-vous de parler dans l'assemblée des anciens (1) . Cette intempérance de la langue et cette présomption se font surtout remarquer lorsqu'un frère étant nouveau dans l'ordre ou d'un âge peu avancé , ose parler ou répondre , sans y être forcé par sa charge , en présence d'un plus ancien alors qu'il n'a pas été prié de le faire, et cela devant des étrangers. Une marque de tempérance , dit saint Prosper, c'est de garder le silence quand un vieillard a la parole, et d'attendre son commandement pour parler à son tour (2). En présence de la communauté ou au réfectoire , il ne convient à personne de prendre la parole sans l'assentiment du supérieur, si ce n'est pour s'accuser ou répondre brièvement et avec humilité au supérieur qui nous interroge ou nous reprend.

Voici en peu de mots comment saint Bernard nous dépeint le présomptueux (3) : « Dans l'assemblée des

 

1 Eccli., 32-11. — 2 De vit. cont., l. 3, c. 14. — 3 De trad. hum.

 

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frères il est le premier; dans les conseils il répond avant tous Ics autres, il vient sans être appelé, il va sans être envoyé. Il règle de nouveau ce qui est réglé , il refait ce qui est fait. Il se croit dans l'abjection s'il ne domine, et il rougit d'être humble au milieu des autres. Dans les dignités et tout ce qui sent l'honneur il s'efforce de l'emporter sur les autres ; il est plein de hardiesse , d'audace et d'impudence en tout , ce qui est un vice énorme dans un jeune homme et un néophyte : un jeune homme présomptueux et sans pudeur est une source de confusion pour ses frères. C'est en lui surtout que la présomption est digne de blâme , car l'humilité l'établit plus qu'un autre sur la pierre ferme , la modestie l'orne, la simplicité l'embellit, la crainte le distingue et le rend propre à la discipline dont elle est le commencement, tandis que l'homme sans crainte ne pourra être justifié. »

 

CHAPITRE VI. Du manque de respect.

 

Le serviteur de Dieu doit éviter le vice de l'irrévérence s'il est véritablement humble, car il est écrit: Rendez l'honneur à qui est dû l'honneur; et encore: Prévenez-vous les uns les autres par des témoignages d'honneur et de déférence (1). Or, le respect s'étend aux personnes , an lieu saint , à l'office divin et aux choses

 

1 Rom. 12.

 

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qui s'y rapportent d'une manière spéciale. Quant au respect dû aux supérieurs ou aux frères d'un âge plus avancé , plus anciens en religion , dans les ordres sacrés , ou d'une vie sainte, la vraie humilité qui se soumet avec empressement non-seulement aux supérieurs et aux anciens, mais encore aux égaux et aux inférieurs, la vraie humilité, dis-je, et les enseignements des saints Pères nous en instruisent surabondamment et nous apprennent à détester le vice opposé. L'apôtre saint Pierre n'exhortait pas seulement à honorer les anciens, mais tous les hommes (1). Rendre humblement à ses frères tout honneur, c'est fournir un aliment à la charité , c'est la marque évidente d'une bonne conscience et d'un esprit élevé. Si vous n'avez de la déférence pour votre compagnon , vous ne marcherez qu'avec peine en sa société. Mais c'est surtout envers la communauté et les supérieurs qu'il faut avoir cette déférence. La communauté est digne de vénération, ou plutôt elle inspire la crainte comme l'année du Christ rangée en bataille. Quant aux supérieurs , le Sage dit : Celui qui conduit ses frères est en honneur parmi eux (2). Mais plus le supérieur et la communauté ont droit au respect , plus on pèche grièvement lorsqu'on en manque à leur égard. Or, on se rend coupable de la sorte soit par ses actes , soit par omission.

On manque au respect par ses actes si , en présence des supérieurs ou de la communauté , on fait de propos délibéré quelque chose de contraire au bon

 

1 II Pet., 2. — 2 Eccli., 10.

 

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ordre. Ainsi il ne convient pas, lorsque les frères sont réunis au cloître ou ailleurs , de passer sans gravité et sans l'honnêteté convenable dans son maintien et dans ses vêtements, ou de se trouver sur leur passage lorsqu'on peut facilement se ranger de côté, ou de faire du bruit devant tout le monde. On doit le respect le plus profond aux assemblés conventuelles, et celui qui ne rougit pas de les troubler par des chuchotements, des rires, des cris ou autres désordres, se montre un orgueilleux incorrigible, incapable de se soumettre aux lois du silence, ou un homme étranger à l'honnêteté et à la vie religieuse. Qu'y a-t-il également de plus honteux que d'agir ou de parler d'une manière inconvenante en présence d'un supérieur? Aussi le religieux qui ne rougit pas de faire le mal sous ses yeux, lui manque ostensiblement de respect et lui refuse l'honneur qui lui est dû ; mais sa faute est bien plus grave s'il porte la témérité jusqu'à l'affliger sciemment par quelques actions insolentes ou par l'importunité de ses paroles. Saint Benoît nous dit que les choses même nécessaires doivent être demandées au supérieur avec une soumission entière et une humilité parfaite. C'est une faute de disputer avec un supérieur; c'est dans un inférieur un manque de respect honteux et abominable. Enfin il faut éviter vis-à-vis des supérieurs et des anciens tout ce qui , dans les mouvements, les paroles, l'exercice de sa charge ou autres choses, sentirait tant soit peu le mépris. Que jamais un jeune frère n'approche ses mains de la tète, des oreilles, du

 

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visage d'un frère plus ancien, soit pour le féliciter, soit pour un motif quelconque, à moins qu'il n'y ait nécessité, et qu'il ne se permette jamais de plaisanter avec lui par parole ou action au préjudice du respect qu'il lui doit.

Quand un frère s'adresse aux anciens, si quelquefois il est forcé de les appeler par leur nom propre, qu'il doit supprimer ordinairement par respect, il taira toujours leur surnom, à moins qu'il ne soit nécessaire de l'exprimer pour faire éviter toute équivoque aux personnes présentes, car il y a toujours manque de respect à prononcer sans motif le none propre ou le surnom des anciens à leurs propres oreilles. Cependant, bien que l'amour et le respect nous enseignent, conformément à l'Ecriture, à ne point exprimer sans raison un none propre en présence des personnes, on peut le faire quand le mode et les circonstances nous y autorisent sans blesser aucunement les égards. En effet la nécessité, l'amitié ou la coutume changent souvent ce qui est inconvenant en soi. Mais il y a irrévérence à appeler son supérieur par signes ou par paroles, quand on est libre d'aller jusqu'à lui et qu'on le peut aisément, car l'honnêteté demande que vous alliez trouver celui à qui vous devez le respect, et non que vous le fassiez venir à vous. On ne doit non plus jamais nommer un frère par son nous seul, mais il faut y joindre toujours le prénom qui rappelle son état de religieux. De même aussi ou doit éviter d'appeler tout religieux par son surnom ou par le nom de sa patrie.

 

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Il convient de se faire aider dans les charges humbles et laborieuses par les nouveaux venus et d'un âge semblable. Mais c'est surtout au choeur que cela doit avoir lieu, et ainsi l'acolyte doit se décharger sur l'acolyte, le sous-diacre sur le sous-diacre, etc.; car là principalement on ne doit point voir une acception blâmable des personnes , mais une disposition parfaite selon l'état et le rang de chacun, pour ne point confondre la distinction des ordres établis par nos pères. C'est pourquoi, bien que l'office de chantre n'appartienne en aucune façon aux novices, si le supérieur les oblige à le remplir, ils devront veiller .soigneusement à bien considérer les divers degrés d'ordre dans la distribution des leçons, des répons et des antiennes. Ainsi à vêpres, à matines et à laudes, ils porteront les premières antiennes au supérieur ou à celui qui est de semaine, ou au prêtre le plus ancien. Après s'être adressés à une ou deux personnes du même rang, ils pourront passer à d'autres, mais en observant toujours régulièrement les degrés d'ordre. Qu'ils ne. choisissent pas aisément des frères d'un rang distinct, et qu'ils ne chargent pas d'offices moindres ceux qui sont plus élevés : les règles enseignent à préférer aux autres les plus anciens dans chaque ordre. Qu'ils ne regardent donc jamais comme conforme à la religion la confusion en ce point, car c'est là plutôt un abus et une occasion d'irrévérence. Que tout, dit l'Apôtre , se fasse parmi vous avec bienséance et avec ordre (1) . Et dans l'Ecriture il est dit des ministres

 

1 I Cor., 14.

 

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du Seigneur : « Qu'ils se tenaient dans leurs fonctions selon leur rang (1). » Si quelqu'un pense qu'il faut considérer au choeur l'ordre des places sans aucune attention aux personnes, je lui laisse à juger si les dispositions prises par les ouvriers dans la confection de leur travail doivent l'emporter sur la distinction établie par l'Eglise. Ainsi l'autorité , la justice et l'honnêteté exigent qu'on observe, dans l'Eglise, vis-à-vis des personnes, ce qui a été réglé par l'Eglise.

On manque au respect par omission lorsqu'on néglige de rendre aux anciens et surtout aux supérieurs l'honneur et les égards qui leur sont dûs , ou lorsqu'on le fait d'une manière imparfaite. Quelques détails nous aideront à comprendre cela. Ainsi l'on manque à l'honneur qu'on leur doit, quand on ne se lève pas humblement à leur approche , ou quand on s'assied alors qu'ils sont debout. Il en est de même si , les siéges manquant au choeur, on ne leur en procure pas; si au choeur, au réfectoire, étant assis ou en voyage avec eux, etc., on ne leur cède pas le premier rang , alors qu'on le peut facilement. Il manque aux égards auxquels ils ont droit, celui qui, les voyant dans un besoin réel, ne leur vient pas en aide; celui qui, les trouvant occupés à un emploi humiliant et pénible , ne s'offre pas à le remplir lui-même ou à le partager avec eux, ou qui leur laisse à accomplir ce qui est de sa charge. Il convient donc que les plus jeunes frères , se montrant pleins d'une humble déférence pour les anciens, s'appliquent à les

 

1 II Par., 50.

 

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prévenir en tout ce qui est purement pénible et sans honneur et en tous les offices d'humilité : tels sont, au choeur, allumer les cierges, placer les livres, réciter l'invitatoire et les leçons à l'office de la sainte Vierge lorsqu'on le lit sans chanter, réciter également les leçons à l'office des morts, du moins pour le premier nocturne, les petits versets aux heures, lorsque personne n'a été désigné spécialement pour cela; tels sont encore offrir de l'eau pour laver les mains, dégarnir les tables après les grâces, servir les piètres à l'autel , etc. Toutes les fois que leur office le demande , qu'ils soient dans les ordres mineurs ou les ordres sacrés, ils doivent se montrer empressés et vigilants pour ne point laisser de telles choses ou autres semblables à la charge des anciens. Un diacre ou un sous-diacre qui ne l'ait rien ou est occupé de choses qu'il peut facilement mettre de côté pour le moment, doit rougir de laisser un prêtre remplir à la messe les fonctions d'un diacre, ou un diacre celles d'un sous-diacre. Ce n'est pas une affaire bien grave si, la semaine terminée, il est obligé de demeurer encore en exercice; assez souvent des offices plus pénibles restent à la charge de plusieurs au-delà du temps marqué. Chacun doit donc conserver son rang et ne rien entreprendre sur un rang plus élevé, à moins qu'une raison convenable ne l'exige.

Lorsque nous avons quelques services à rendre aux anciens et surtout à ceux qui tiennent la place de Jésus-Christ dans la garde de nos âmes, il ne faut point négliger de se découvrir en leur parlant ou en

 

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les aidant, de s'incliner humblement devant eux selon le temps et le lieu , ou de leur témoigner notre respect par notre empressement à les secourir. Mais l'homme superbe, dit saint Prosper , n'observe rien de semblable en ces circonstances. Il est arrêté dans l'esprit de certains insensés de n'avoir de déférence pour aucun , et de ne tenir aucun compte de la diversité des rangs et des personnes, d'accuser du crime d'adulation et de partialité ceux dont la conduite est différente. Ce sont des hommes amis de la confusion; ils veulent soustraire leurs supérieurs à l'orgueil et ils ne veillent pas sur eux-mêmes. Ils font preuve d'un manque de respect indigne de la vie religieuse , car notre profession et la doctrine de l'Evangile nous enseignent à nous montrer pleins d'humilité vis-à-vis des anciens , et nulle part, je pense , on n'y permet aux antres l'orgueil ou une usurpation téméraire d'égalité. Sans cloute les anciens, s'ils veulent demeurer dans l'humilité, ne doivent point désirer les hommages de leurs inférieurs, mais être au milieu d'eux humbles et faciles. C'est le conseil du sage (1) : Plus vous êtes grand, dit-il, plus vous devez vous humilier en tout. C'est le commandement de la Sagesse elle-même (2) : Que celui qui est le plus grand parmi vous, devienne comme le plus petit. Et saint Pierre après avoir dit : Jeunes gens, soyez soumis aux vieillards, ajoute pour les uns et les autres : Tâchez de vous inspirer tous mutuellement l'humilité (3). Au reste, alors que l'humilité est pour tous sans

 

1 Eccli., 3. — 2 Luc., 22. — 3 I Pet., 5.

 

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distinction un puissant rempart contre les efforts de notre ennemi, je ne sais comment sa vertu est plus grande en ceux qui sont plus élevés, et plus éclatante avec les hommes environnés de gloire.

Mais ce n'est pas seulement pour les personnes, mais encore pour les lieux , comme l'église et surtout l'autel , qu'il faut avoir un profond respect. Lors donc qu'on s'approche de l'autel, le maintien doit être plus grave et plus humble et surtout témoigner de la dévotion dans le ministre du Seigneur : ainsi il est nécessaire d'éviter toute précipitation ou tout ce qui serait tant soit peu irrespectueux. De même, à l'église, hors le temps des offices , que l'on ne se permette ni de parler, ni de rire , ni autre chose d'inconvenant. Lorsque vous entrez dans le palais des rois, dit saint Chrysostôme, vous réglez vos regards, votre démarche et toute votre personne, et lorsque vous entrez à l'église , qui est vraiment le palais du Roi , c'est au milieu des rires (1)!

Il faut encore se montrer respectueux pour les jours sacrés, c'est-à-dire les dimanches et les fêtes solennelles , et cela en s'abstenant des occupations communes et en s'appliquant plus soigneusement aux saints offices ; car, dit Hugues, les jours de fête exigent d'autres soins , un autre genre de vie que les jours consacrés au travail. Alors on doit s'efforcer de célébrer avec plus de dévotion les mystères sacrés, persévérer plus longtemps dans la prière; consacrer à ce divin ministère tous les actes et tous les mouvements

 

1 Hom. 15, in epist. ad Hebr.

 

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de son coeur et de son corps, et, pour tout dire en un mot , célébrer les jours de fête par une vie nouvelle ; tandis que pour les jours où il est permis de travailler, nul ne doit rester entièrement oisif. — Au reste , nous parlerons encore de l'irrévérence à éviter dans les saints offices et les choses qui s'y rapportent , en traitant de la manière de témoigner son respect.

 

CHAPITRE VII. De la discipline en général.

 

Après avoir parlé des choses qui préparent à la discipline, et par incident de quelques-uns de ses effets , il est temps de nous entretenir plus directement de cette discipline elle-même qui , après le dépouillement du vieil homme et l'affermissement de notre esprit contre les embûches du démon , s'élève sur la racine de l'humilité. Nous commencerons par examiner en général qu'est-ce que la discipline , quelle en est l'utilité , comment on arrive à la connaître et comment on la garde ; ensuite nous entrerons dans les détails particuliers.

La discipline , dit Hugues (1), est un régime de vie bon et honnête , où l'on ne se borne pas à éviter le mal , mais où l'on s'applique , même dans l'accomplissement du bien , à se montrer irrépréhensible en tout. — La discipline est un mouvement bien réglé

 

1 Inst., mon., c. 10.

 

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de tous nos membres , une disposition pleine de décence dans tout notre extérieur et toutes nos actions. Vous avez appris , continue le même auteur, ce que c'est que la discipline; voyez maintenant combien elle est utile et nécessaire. La discipline est le tombeau des mauvais désirs , le frein de la concupiscence , le joug destiné à abaisser l'orgueil ; elle dompte l'intempérance , elle enchaîne la légèreté, elle étouffe les mouvements désordonnés de notre esprit. De même que tout désordre du corps naît de l'inconstance de l'esprit ; de même aussi , lorsque le corps est captivé par la discipline , l'esprit s'affermit et se fortifie , et peu à peu il se pacifie intérieurement ; gardé ainsi par cette discipline, rien de nuisible ne peut l'atteindre du dehors. Mais quand l'âme a perdu sa stabilité, bientôt elle se répand à l'extérieur par des mouvements sans arrêt, et cette mobilité est un indice qu'il n'y a plus en cette âme aucune base solide. C'est ce qui a fait dire à Salomon : « L'homme qui abandonne la loi de Dieu est un bouline inutile; ses actions démentent ses paroles : il fait des signes avec ses yeux, il frappe du pied, il parle avec les doigts (1) . »

Or, cette science qui nous forme ainsi à une vie droite et honnête, l'homme doit l'acquérir de plusieurs manières : parla raison, par les enseignements, par les exemples , par la méditation des saintes Ecritures, par une considération assidue de ses oeuvres et de sa conduite. Ce dernier point est peut-être le plus nécessaire, et il importe avant tout que l'on soit

 

1 Prov., 6.

 

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plein de circonspection et de prévoyance en toutes ses actions, et que par un examen de chaque jour on repasse attentivement en soi-même ses pensées , ses paroles et ses actes. Les sages apprennent toujours en agissant , et par la pratique des bonnes oeuvres ils arrivent sans cesse à une connaissance plus parfaite et plus grande de la vertu. L'expérience de ce qu'ils ont fait les rend plus vigilants dans ce qu'ils ont à faire.

Quoique l'homme ne doive jamais abandonner la discipline , cependant il doit y tenir avec plus de soin et de sollicitude là où , en se montrant négligent , il serait une occasion de scandale, et encore là où, en l'observant, il attire les autres à l'imiter. Ainsi il faut distinguer dans la discipline les choses qu'on ne doit jamais omettre et celles qu'on peut faire ou laisser selon le temps et le lieu. Mais souvent il est nécessaire d'avoir pratiqué en particulier les choses qu'il faudra accomplir en public , car en les négligeant lorsque nous sommes seuls nous nous exposons à ne pouvoir les faire devant les autres , et alors ou nous manquons entièrement à la discipline et nous scandalisons , ou nous agissons d'une manière inepte en nous efforçant d'accomplir des choses auxquelles nous sommes étrangers et nous prêtons à rire.

 

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CHAPITRE VIII. De la discipline en particulier.

 

Il est temps de traiter en particulier de la discipline à observer parmi les frères et les étrangers. Parmi les frères , la discipline embrasse des choses spirituelles et des choses corporelles. Parmi les choses spirituelles, les unes regardent l'éloignement du mal , les autres l'accomplissement du bien. Pour les premières il faut considérer la discipline par rapport à la confession privée et par rapport à la confession publique. Mais comme la discipline , selon la définition de Hugues, est un genre de vie bon et honnête, il faut donc diriger l'oeil de notre considération vers la bonté et l'honnêteté tout ensemble.

 

CHAPITRE IX. De la discipline touchant la confession privée.

 

Il faut se confesser des offenses de chaque jour, offenses dont notre vie ne saurait être exempte. Or, cette confession doit être particulière pour les fautes privées , publique pour les fautes publiques, et quelquefois aussi elle doit être particulière pour ces dernières fautes. Pour la confession privée , nous devons

 

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savoir à qui , combien de fois , quand et où elle doit se faire, et quelle règle les nouveaux frères ont à observer sur ce point. Ils doivent s'adresser au supérieur, ou, s'il l'a établi lui-même, au maître des novices et non à un autre, si ce n'est en son absence, et alors seulement à celui qui a été choisi pour cela du consentement des supérieurs. Ils se confesseront trois fois par semaine, ou plus souvent s'il est nécessaire , au lieu et au temps indiqués, et toujours avec soin et un profond respect pour le sacrement. Qu'ils n'aiment point à changer de confesseur, à s'adresser tantôt à l'un, tantôt à l'autre. Si la nécessité les y force, qu'ils accusent ensuite leurs fautes les plus considérables à leur confesseur principal. Cependant on peut par dévotion faire l'aveu des mêmes fautes à plusieurs prêtres. Autrement ce n'est pas la marque d'une conscience bien réglée ou bien pure, d'avoir ainsi plusieurs confesseurs. On agit encore d'une manière salutaire quand, après avoir fait une confession générale de ses fautes passées à un prêtre, on continue à s'accuser auprès de lui de ses fautes de chaque jour, ou lorsque, prenant un nouveau directeur, on lui découvre parfaitement toute la corruption de ses anciennes blessures.

La discipline touchant la confession embrasse le discernement, la simplicité et le respect. Les novices doivent apporter le plus grand soin à ce discernement, ou autrement qu'ils examinent avec diligence , avant de s'approcher, les offenses dont ils sont coupables; qu'ensuite ils s'accusent, en commençant par les fautes

 

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spéciales, et cela avec ordre, brièvement, sans redire inutilement les mêmes choses et les mêmes offenses; et qu'ils se confessent en faisant connaître successivement leurs péchés depuis le premier jusqu'au dernier. Cependant on permet quelquefois à la dévotion ou au besoin de la conscience de revenir sur ce qui a déjà été confessé. En second lieu la confession doit être simple, c'est-à-dire qu'il faut s'accuser sans détour et avec dévotion , sans chercher à s'excuser ou à aggraver ses torts , sans nommer ceux que l'on pourrait avoir pour complices et ne point passer d'une manière générale sur les choses spéciales. Il ne faut non plus sous aucun prétexte cacher ses tentations, ni mépriser ce qui semble léger, de peur d'arriver insensiblement à quelque chose de plus grave. Quand une maison est illuminée des rayons du soleil , un regard attentif découvre toujours en elle quelques atômes , malgré les soins empressés apportés à la purifier. Ainsi le coeur éclairé des lumières de la grâce voit les taches les plus légères et distingue dans un examen profond les piéges les plus cachés des vices. Plus une âme est pure, plus elle se reconnaît couverte de crimes et trouve de puissantes raisons de s'humilier. Cependant il est nécessaire de mettre de côté certains scrupules inutiles qui ne sont propres qu'à jeter la conscience dans la confusion et l'erreur.

Non-seulement le respect intérieur convient à celui qui confesse ses fautes , mais encore le respect extérieur. Ainsi , il doit éviter, en traitant avec son confesseur de tenir la tête élevée, ou autre maintien

 

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semblable, s'il le peut commodément, mais demeurer humblement devant lui à genoux , la tête baissée et découverte tout le temps de la confession.

 

CHAPITRE X. De la discipline touchant la confession publique.

 

Les fautes publiques , avons-nous dit , demandent une confession publique. Mais il faut considérer où et commuent elle doit se faire, et quelles fautes doivent en être l'objet. Cette confession se fera ou en présence du supérieur au chapitre des profès, s'il est permis au coupable d'y assister et si c'est la coutume, ou en présence du maître des novices aux réunions qui leur sont propres, ou en présence d'un ou de plusieurs frères s'ils ont été seuls témoins de l'offense. Mais d’abord si l'on reconnaît avoir blessé son frère , mime légèrement , par ses actions ou ses paroles , il faut s'efforcer avant le repas ou avant le coucher, de l'apaiser par une humble satisfaction , et de le prévenir en lui demandant pardon de peur qu'un autre prenant le devant ne nous ravisse le mérite de l'humilité. Au chapitre des profès , aussitôt après ces paroles : Pretiosa, etc., et les recommandations faites , que les novices s'accusent des fautes les plus graves et les plus connues, et qu'ensuite ils sortent ensemble pour se rendre au lieu de leur réunion particulière où aucun

 

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séculier ne sera admis. Cependant un usage, sagement adopté en plusieurs lieux , ne permet pas aux nouveaux venus de s'accuser ainsi au chapitre des profès; mais on leur désigne un maître pour recevoir dans leurs assemblées l'aveu de leurs fautes. Dans le second chapitre , que le maître des novices doit tenir deux fois par semaine , ou plus souvent si le supérieur le juge à propos, ils s'accuseront, selon que nous venons de le dire, s'ils ne l'ont fait déjà dans le premier chapitre. Autrement, qu'ils confessent selon l'avis de leur directeur les fautes les plus notables et les négligences les plus connues. Ensuite celui-ci les re-prendra avec charité selon qu'il le jugera convenable et selon les besoins de chacun , et il leur donnera des instructions charitables. Il aura soin de considérer avec une souveraine attention s'ils cherchent Dieu de tout leur cœur, s'ils sont ardents à l'oraison , empressés pour les saints offices , pieux et prompts en l'obéissance, patients dans les corrections et les injures, afin d'avoir sur toute leur conduite et leur vocation une certitude plus parfaite. Il se montrera une mère par la douceur de sa tendresse, et un père par la sévérité de ses corrections. Cependant il devra être plus rigoureux en ses jugements qu'en ses discours , car celui qui est doux en ses paroles arrivera à de grandes choses (1). Il ne faut point leur imposer de pénitence à faire en présence de toute la communauté sans l'assentiment du supérieur.

Enfin, si l'on veut faire cette confession d'une

 

1 Prov., 16.

 

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manière convenable et entièrement conforme à la discipline, on doit y observer l'honnêteté, la prudence et l'humilité. L'honnêteté, en s'accusant la tête découverte, sans rire, sans porter les yeux de côté et d'autre, sans faire aucun signe, les mains jointes, et tout le reste du corps dans une attitude respectueuse. Quant à la prudence, nous en avons parlé dans le chapitre précédent; elle consiste principalement à s'accuser en peu de mots sans mêler personne à ses torts, et ainsi elle embrasse la simplicité. L'humilité se montre dans le maintien du corps et dans les paroles. Pour le premier cas, elle demande qu'on se prosterne jusqu'à terre, selon la coutume des frères; pour le second, que l'on ne fasse entendre que des paroles de soumission et de repentir et rien qui sente l'orgueil ou l'impatience. Lorsque, au chapitre ou ailleurs, on se croit repris trop rigoureusement ou d'une manière injuste, que l'on ne se trouble point , mais qu'au contraire , heureux de l'occasion qui se présente de pratiquer la vertu , on se réjouisse et on tressaille d'allégresse dans le Seigneur , en voyant combien les frères sont diligents à corriger et à châtier ceux qu'ils aiment , et que nos cœurs soient disposés à souffrir avec joie et humilité toutes sortes d'afflictions à cause de Jésus-Christ. Les profès doivent, sans doute, à cause de la faiblesse de plusieurs, s'abstenir sagement de les réprimander à chaque faute, ou de blâmer trop sévèrement, quoique avec de bonnes intentions, ce qu'ils trouvent de répréhensible en eux, mais en avertir le maître. Cependant les novices

 

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devront désirer être repris de tous les frères et étre instruits par tous sans exception. Celui qui ne veut point être repris, ne veut pas se corriger. Vous recevrez volontiers les avertissements, dit un auteur, vous souffrirez avec patience les réprimandes. La vraie vertu de patience rendra les novices agréables à Dieu et aux frères. Qu'ils ne défendent donc en aucune façon leurs torts. La faute que l'on défend, dit saint Grégoire, devient une faute doublet. Mais s'ils se reconnaissent véritablement innocents, ils commenceront d'abord par satisfaire humblement, quoi qu'il puisse en être , et ensuite ils pourront découvrir leur innocence à celui qui les reprend , avec humilité toutefois, et si on les interroge ou s'ils obtiennent la permission de se disculper. C'est pourquoi saint François a dit : Heureux le frère qui ne s'empresse pas de s'excuser et souffre avec humilité la honte et les reproches pour des fautes dont il n'est point coupable.

 

CHAPITRE XI. De la discipline quant à l'accomplissement du bien.

 

Il est juste maintenant de nous entretenir un peu de la discipline dans ses rapports avec le bien à accomplir. Nous la considérerons d'abord comme formant notre

 

1 Mor., l. 4, c. 24.

 

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coeur , et là elle embrasse la lecture qui éclaire l'intelligence, et l'oraison qui enflamme la volonté. Nous passerons ensuite à l'exercice extérieur , et nous aurons à parler de l'office divin. Enfin nous traiterons de la discipline d'action , et elle concerne le ministère des autels.

 

CHAPITRE XII. De la discipline en tant qu'elle forme notre

coeur, et d'abord de l'oraison.

 

Que les novices s'appliquent donc à l'oraison, non-seulement dans le lieu destiné à cet exercice, mais en tous lieux puisqu'ils sont le temple de Dieu, et surtout dans la solitude et le secret de leurs cellules : car l'oraison est d'autant plus sûre qu'elle est plus éloignée de tout regard des hommes. Que là ils se tiennent à eux-mêmes un chapitre où ils chercheront dans un examen de chaque jour s'ils ont fait des progrès ou s'ils se sont relâchés. Qu'ils rendent, avec toute la dévotion dont leur coeur est capable , leurs actions de grâces au Sauveur pour le bienfait de leur vocation et ses autres dons innombrables, et qu'ils lui demandent par les supplications les plus vives de vouloir bien conduire à sa perfection le bien commencé en eux. Que non-seulement ils prient pour eux-mêmes, mais encore pour les autres, soit morts, soit vivants, et qu'ils s'en fassent une règle habituelle.

 

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Celui qui prie peut commencer par louer Dieu , en-suite se rappeler les bienfaits dont sa miséricorde l'a comblé, lui exposer les nécessités et les besoins de son âme, et, en dernier lieu, lui adresser ses demandes avec humilité. Cependant il est bon de suivre la marche et l'ordre suggérés par l'Esprit-Saint et plus conformes à notre goût. La méditation excite et forme en nous le désir de la prière. La sainte méditation , dit Hugues, est si nécessaire à l'oraison, que celle-ci ne peut être parfaite si elle n'en est précédée ou accompagnée. En effet, ceux qui négligent de considérer leur misère se laissent aisément tromper par l'ignorance de leur état et ne demandent rien; ou , s'ils demandent, leur paresse les empêche de le faire comme il convient. Plus un homme comprend les infirmités de son âme, plus il soupire et gémit abondamment. Il est donc nécessaire, si nous voulons prier Dieu avec prudence et utilité, d'exercer notre esprit à une méditation continuelle. La considération de notre misère nous apprendra quelles demandes nous avons besoin d'adresser à Dieu , et la vue de sa divine miséricorde avec quelle ardeur nous devons demander. C'est sur ces deux ailes, sur notre misère et la miséricorde de notre Rédempteur, que s'élève l'oraison.

Ensuite, l'oraison doit toujours être pleine de dévotion, s'aider des choses qui lui sont favorables, et s'entretenir par une répétition fréquente. L'attention, la diligence , la simplicité et l'amour sont autant d'indices de la dévotion. Il faut donc éloigner toute

 

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l'attention de notre esprit des soins extérieurs, l'appliquer avec vigilance à la prière, et l'empêcher de se porter sur autre chose que sur l'objet qui nous occupe. « La prière, dit saint Isidore (1), n'est pas un exercice des lèvres, mais du coeur. Ceux qui prient doivent se considérer comme en présence du Seigneur de toute majesté. Les prières où règne la négligence sont impuissantes à obtenir même d'un homme ce qu'elles désirent. Sachons bien que nous ne sommes pas exaucés selon l'abondance de nos paroles, mais selon la simplicité de notre coeur et la componction de nos larmes. » Ainsi , que notre prière soit simple et de peu de durée, à moins que l'inspiration divine ne nous porte à la prolonger. Maintenant avec quelle crainte, quelle ferveur, quel respect il nous faut adresser à Dieu nos supplications, il nous l'a fait assez connaître, celui qui nous enseigne à ne jamais prier sans gémissements.

On doit, en second lieu , saisir avec empressement pour l'oraison les circonstances favorables du lieu , du temps, de la tranquillité, des mouvements intérieurs, de la bonne disposition de nos affections et du repos dont nous jouissons. Celui qui laisse passer ces circonstances, elle le fuient à leur tour. La prière, dit saint Isidore, se répand avec plus d'opportunité dans les lieux retirés, où elle n'a que Dieu pour témoin. Il sera donc utile quelquefois, pour obtenir la componction, de s'éloigner entièrement des hommes afin d'élever au ciel des mains pures et de mériter

 

1 De sum. bon., l. 3, c. 7.

 

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d'entendre sa voix. Quelquefois il est bon de porter ses regards vers les hauteurs célestes pour aider son attention afin de tendre ainsi d'esprit et de corps au Seigneur, et de placer notre coeur là où est notre trésor, Jésus-Christ notre Maître. Au reste, le matin et le soir sont des temps favorables à la prière; les laisser passer tout-à-fait sans prier ce serait se rendre coupable. Mais c'est surtout lorsque le repos de la nuit a tout plongé dans un silence profond, que l'oraison devient véritablement libre et pure , qu'elle n'est troublée par aucun bruit, et qu'elle n'a à redouter aucun regard flatteur.

On ne saurait non plus négliger sans préjudice la tranquillité de l'âme, un certain empressement spontané ou plutôt une certaine inspiration de l'esprit, et l'absence de toute occupation extérieure. Si ces choses nous font défaut, nous devons nous efforcer de les avoir en notre possession, et exciter en nous l'esprit de dévotion par la récitation d'hymnes et de psaumes, par de saintes méditations et par des génuflexions réitérées. Si le repos nous manque , de même que nous le cherchons pour prendre la nourriture du corps, de même il faut le chercher pour donner à l'âme sa réfection. L'homme intérieur se nourrit et se conserve par de pieuses prières, de même que l'homme extérieur par des aliments matériels. Au reste, tout religieux vraiment rempli de dévotion sera privé bien rarement de ces circonstances favorables; car celui qui cherche Dieu du fond de son coeur, le trouve en quelque lieu qu'il l'invoque. Mais l'homme paresseux et tiède

 

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demeure étranger aux affections de la prière dans le lieu même destiné i cet exercice. Madeleine pleure au milieu du festin et la présence des convives n'est point pour elle un obstacle, et le Pharisien se livre à ses folles pensées jusque dans le temple du Seigneur.

Il faut ensuite prier fréquemment, parce que la prière est une verge contre notre ennemi, un secours pour le pécheur, une consolation pour nos frères et un sacrifice à Dieu, L'oraison fréquente réprime les attaques du vice; c'est en elle que la bonne volonté nous est donnée, elle est le rempart de l'âme. Ainsi, que les novices aient donc soin après les heures canoniales d'offrir à Dieu quelque petite offrande gratuite de louange et de prière avant de se retirer, afin de compenser ainsi les fautes nombreuses commises par leur négligence en lui rendant un hommage qui lui était dû. Qu'ils soient fidèles et persévérants en cette sainte habitude, et qu'ils apprennent à tourner au moins un peu vers le Seigneur les mouvements emportés de leur âme.

 

CHAPITRE XIII. De la lecture.

 

L'âme a besoin aussi d'être nourrie de saintes lectures. Lors donc que les novices auront été instruits par des soins diligents des choses qu'ils doivent savoir touchant l'office divin , comme nous le dirons plus

 

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bas , il faut leur choisir dans les Ecritures quelques pages propres à former leur conduite, et les leur offrir plutôt comme une consolation spirituelle que comme un objet d'étude; car l'étude des nouveaux venus doit être surtout une oraison fréquente, l'accomplissement des choses extérieures du culte divin et les services à rendre aux anciens. Si on leur permet quelque lecture, c'est moins la science que la ferveur qu'ils doivent y chercher.

Il est avantageux de tirer souvent de ce qu'on lit de pieuses affections , d'en former des prières et d'interrompre de temps en temps la lecture. En agissant de la sorte , l'âme puisera dans cet exercice une intelligence salutaire , et la science , mise de côté par amour pour la vertu , se montrera ensuite bien plus belle appuyée sur cette même vertu.

On devra aussi avoir pour ses lectures des moments et des sujets déterminés : on ne retire aucun fruit à lire au hasard et à s'attacher au premier endroit venu , ou plutôt une telle manière ne laisse à l'âme que l'instabilité. Il faut donc s'arrêter aux sujets commencés et y assujettir son esprit, car c'est l'indice d'un estomac dégoûté que la recherche des mets variés. Il faut aussi confier chaque jour à sa mémoire quelque chose de nos lectures , afin de nous en nourrir plus fidèlement , d'en rappeler plus fréquemment le souvenir et d'en faire l'objet de nos méditations ; mais ce choix doit convenir au but de notre vocation, perfectionner notre intention, captiver notre âme et l'éloigner de toute pensée étrangère.

 

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CHAPITRE XIV. De l'office divin en général.

 

Nous avons maintenant à considérer de quelle manière il faut s'acquitter de l'office divin et comment il faut l'apprendre. On doit apporter, surtout dans le commencement , le plus grand empressement à s'en instruire. Cependant quoiqu'il soit important de bien le connaître tout entier ainsi que les règles qui s'y rapportent , il y a certaines parties que l'on doit apprendre par coeur et graver plus profondément en sa mémoire par un exercice fréquent , comme l'office de la sainte Vierge et des morts, le commun des saints avec leurs psaumes, leurs hymnes , etc., à l'exception des leçons, primes et complies avec les versets , capitules , etc., les suffrages de la férie , les absolutions et bénédictions qui se disent à matines, les hymnes de la férie , les psaumes de laudes et les cantiques , les bénédictions de la table et les grâces , les psaumes de prime du dimanche , tous les psaumes depuis le 119e, à moins que l'on n'aime mieux apprendre le psautier tout entier, ce qui est beaucoup plus convenable. Les jours de samedi et les vigiles , il faut étudier à l'avance ce qu'on a à lire ou à chanter. Toutes les fois que l'on chante hors du chœur, par bienséance et aussi pour ne pas déranger les frères occupés à la prière ou à l'étude , il convient de modérer

 

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sa voix. Après le repas surtout, il faut observer une grande retenue dans ses paroles. Avant de prendre notre nourriture , dit Hugues , nous pouvons montrer une joie plus vive , de peur que notre abstinence ne soit regardée comme pénible et trop fatigante , mais après il est tout-à-fait convenable d'être modestes et silencieux pour que la gourmandise ne semble pas avoir trouvé prise en nous (1).

 

CHAPITRE XV. De la discipline à observer au choeur.

 

La discipline à observer pendant l'office divin lorsqu'il a lieu à l'église , exige avant tout un respect spécial , la diligence et l'honnêteté. Le respect doit être intérieur et extérieur. Le respect intérieur demande que nous chantions les louanges de Dieu avec crainte et humilité, comme si nous le voyions présent de nos yeux. Nous croyons , dit saint Benoît , que le Seigneur est présent en tous lieux; mais c'est surtout lorsque nous assistons au saint office que nous devons avoir une pareille foi. Souvenons-nous donc toujours de cette parole du Prophète : Servez le Seigneur dans la crainte (2). Considérons comment il convient de nous tenir en présence de Dieu et de ses anges, et célébrons ses louanges en établissant un accord parfait entre notre esprit et notre voix.

 

1 Inst. mon. ad nov., c. 4. — 2 Ps. 2.

 

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Le respect extérieur consiste à s'incliner dévotement, à se tenir debout , à se prosterner selon que les rubriques l'exigent , comme nous le dirons plus loin. Il consiste encore à se découvrir aux choses qui se disent par un seul , comme les oraisons, les petits versets, etc., et l'on doit faire de même en récitant hors du choeur ces parties de l'office'. Selon l'Apôtre , il faut prier la tête découverte , au moins lorsque quelque endroit demande de nous une distinction plus solennelle. Nous témoignons aussi notre respect envers certaines choses pieuses à l'office, soit en inclinant la tête , soit en nous découvrant. Mais l'homme sans respect n'a égard ni à ce qui est solennel ni à ce qui est pieux : il ne distingue rien.

La diligence dans l'office divin se reconnaît à un certain courage et à une certaine sollicitude qui fait prévoir les choses nécessaires et met en garde contre tout embarras. Le courage corporel dissipe la langueur et l'engourdissement, il ne permet pas les assoupissements produits par la paresse. En effet , une supplication bien vive éloigne un coeur pur du sommeil. L'assoupissement doit surtout être regardé comme une faute et compensé par la récitation de ce qui a été omis dans l'office, quand on y donne occasion soit en tenant sa main dans sa poitrine, soit en s'appuyant. nonchalamment, soit en ne repoussant point avec énergie le sommeil qui nous gagne. — La prévoyance en ce qui concerne l'office divin se fait remarquer à notre empressement à préparer en temps opportun les

 

1 I Cor., 11.

 

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livres et autres choses nécessaires , à lire et à chanter avec soin, après s'en être instruit à l'avance, chaque partie de l'office au moment et en la manière convenables. La règle à observer en lisant ou en chantant, c'est de ne point trop se hâter, de ne point traîner, d'éviter toute inégalité , de s'arrêter avec le choeur, de façon qu'on ne puisse distinguer parmi les autres la voix d'un seul. Enfin , la précaution est nécessaire pour éloigner tout ce qui pourrait être un embarras au milieu de l'office.            

Ainsi , pendant cet exercice, il ne faut donc ni s'arrêter à des pensées d'étude, ni porter ses regards sur les livres, ni vaquer à aucune autre chose, si c'est possible, comme, par exemple, de préparer les lampes et autres occupations que l'on peut facilement renvoyer à des moments plus libres. C'est encore une chose indigne de passer son temps , pendant l'office , à chasser et à tuer tout insecte désagréable; et cependant un homme sans modestie ne craindra pas , dans l'église même, de souiller ainsi ses doigts et la place qu'il occupe.

L'honnêteté au choeur peut se renfermer dans la gravité des actes extérieurs et dans un maintien décent et uniforme du corps. C'est au milieu d'un peuple vraiment grave que Dieu aime à être loué'. Or, la gravité exclut l'inquiétude , la dissolution et le bruit. L'inquiétude consiste dans le mouvement peu réglé des membres : ainsi , l'on tourne la tête de côté et d'autre, on promène ses regards çà et là dans le

 

1 Ps. 34

 

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choeur, etc. Il faut donc exciter les novices à demeurer appliqués entièrement à chanter, ou à tenir les yeux abaissés vers la terre et à ne pas les laisser errer, car c'est là pour l'âme une cause non médiocre de dissipation. On manifeste encore cette inquiétude en se frottant les mains, en tournant avec curiosité les feuilles du livre , en faisant toute autre chose superflue, en allant et venant par le choeur ou l'oratoire, sous les prétextes les plus frivoles. Il est bon de différer même ce qui est utile, pour éviter ainsi ce va et vient pendant le temps de la prière.

La dissolution se reconnaît dans les paroles, les rires (qui sont toujours fort inconvenants au choeur) et le chant. Ainsi , l'on diminue un peu la portée des notes , on y ajoute, on leur donne en les affaiblissant une mollesse toute mondaine , ou bien on les force de manière à les rendre fausses ; or, tout cela est de la dernière impertinence pour tous et surtout pour les nouveaux venus. Il faut , en psalmodiant , conserver un même ton et ne jamais élever sa voix plus haut que les autres. Il est encore ridicule, lorsqu'on a une voix plus sonore, d'en affaiblir tout à coup le ton après un mot ou une syllabe , et de reprendre par saccade , sans continuer ce que l'on a commencé. On fait du bruit au choeur en chuchotant, en crachant et en se mouchant fréquemment, en abaissant ou en élevant les siéges avec violence. Tout le inonde comprend combien sont déplacés au choeur ces chuchotements et autres bruits de la voix; mais l'homme sans discipline et sans gravité est impuissant à retenir sa

 

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langue et l'empêcher de se répandre soit d'une façon soit de l'autre. Il faut aussi éviter, en priant, lorsque la communauté est réunie, de le faire avec des sifflements de voix capables de fatiguer les autres. C'est une prière insensée que celle qui à elle seule est, un obstacle à plusieurs, et souvent en empêche d'autres d'un mérite bien plus excellent. On doit prendre garde encore lorsqu'il se dit quelque chose en particulier au choeur, comme les oraisons, les capitules, etc., de ne point faire de bruit considérable en se mouchant ou en crachant , mais attendre que ces prières soient terminées. Il faut observer la même chose pendant la prédication et la lecture. Quant aux siéges, il ne convient pas de les pousser du pied au hasard, mais on doit les élever avec la main et les abaisser de même avec précaution sans produire le moindre bruit dans la maison de Dieu. Cependant celui qui va commencer une leçon ou une épître, fera bien d'attendre que les religieux soient assis et que tout bruit ait cessé.

L'honnêteté demande encore, au choeur, un maintien du corps décent et uniforme. Le maintien est décent quand on n'est pas dans un mouvement continuel et dans une posture inconvenante. Ainsi ceux-là sont sans stabilité qui, une fois au choeur, soit que la communauté entre ou soit déjà entrée , tantôt s'assoient nonchalamment, tantôt se tiennent debout, tantôt se tournent de côté et d'autre en remuant sans cesse les bras comme un malade à qui aucune place ne convient. Il faut dire la même chose de ceux qui sont dans leurs stalles, immobiles comme des statues,

 

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se placent à rebours , semblent s'oublier eux-mêmes, ne se tournent pas vers l'autel pour prier les yeux baissés, comme il convient, avant de commencer l'office, ou le font sans religion; ou bien encore de ceux qui , la tête découverte , et semblables à un cerf au milieu des bois ou à un paysan au milieu d'un théâtre, promènent leurs regards çà et là , les fixent sur ceux qui entrent ou sont présents et troublent par leur peu de retenue la prière de leurs voisins , prière dont ils s'inquiètent peu d'ailleurs pour leur propre compte.

Le corps ne garde pas une posture convenable quand, dans sa stalle, on allonge les bras et les jambes avec mollesse et nonchalance, quand ou se courbe d'une manière notable ou qu'on se penche tout entier sur un côté , comme si l'on cherchait le repos de son lit ; ou bien encore quand, tourné vers l'autel, on incline les épaules sur le point qui sépare la stalle , ou qu'on appuie la tête sur la partie antérieure , ou qu'on se jette en arrière de ses voisins; ou quand , étant assis, on étend ses pieds outre mesure vers l'escabeau destiné à se mettre à genoux. Une trop grande extension des jambes, lorsqu'on est assis, est contraire à l'honnêteté. Ainsi un maintien sans stabilité et une posture inconvenante sont des défauts à éviter en tous lieux , mais surtout à l'office et en présence de la communauté; car le respect dû à ses frères exige en toutes choses des manières décentes.

L'uniformité s'observe d'une façon spéciale pour les génuflexions et les inclinations, quoique généralement

 

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elle doive se rencontrer partout. Ainsi, quand on se prosterne, que l'un ne le fasse pas sur son siége, l'autre en la place ordinaire; mais que tous agissent de la même manière, la tête découverte et en priant à voix basse pour ne pas déranger leurs voisins, sans s'appuyer la figure sur les mains, sans étendre les bras en dehors de leur place, mais en s'y tenant avec modestie et humilité. L'uniformité dans les inclinations demande qu'elles se fassent chez tous à propos et avec dévotion , qu'elles soient suffisantes et dignes.

L'inclination a lieu au moment précis lorsque celui qui doit la faire a soin d'élever son siége ou de se lever lui-même un peu auparavant. Ainsi quand, après un psaume , il y a une inclination , il est bon , vers la fin du dernier verset , de s'apprêter , afin de s'en acquitter plus aisément, ou bien, on peut disposer son siége seulement après avoir rempli ce devoir. La dévotion doit accompagner ces inclinations, ou autrement il faut qu'elles soient profondes et humbles. Ce n'est pas une marque de piété, mais de paresse, de s'incliner par un simple mouvement de la tête en tenant le corps droit et inflexible. On doit l'abaisser en se courbant un peu, de façon que l'extrémité des mains puisse toucher les genoux et ne pas laisser ses épaules au niveau de la tête. Si vous connaissez nue manière plus facile, usez-en , mais ayez soin que vos inclinations soient humbles et profondes. Cependant , hors du choeur où même au choeur , dans un office simple et sans chant, on peut se contenter d'une

 

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inclination médiocre. Il y en a qui , poussés par une paresse coupable, omettent de rendre ce culte de respect au Seigneur. Ils demeurent assis pendant qu'on prononce le nom des personnes de la sainte Trinité, ou bien ils se lèvent et disposent leurs siéges quand ils devraient s'incliner, ou même ils ne s'inclinent aucunement par négligence. Or, on rapporte que la Vierge bienheureuse fit connaître un jour à un ancien religieux, pendant l'office, combien une pareille négligence causait de tort : il la vit offrir elle-même son fils à tous ceux qui s'inclinaient en mémoire de la Trinité sainte , mais elle passa en détournant ses regards devant un religieux qui ne faisait aucune inclination, comme s'il eût été indigne de recevoir une telle faveur. — L'inclination est suffisante ou parfaite quand on ne se relève pas avant le temps voulu , car on doit rendre un honneur égal et sans différence au Père, au Fils et au Saint-Esprit.

La dignité consiste dans une disposition décente du corps, des mains et des vêtements. Et quant au vêtement , il faut veiller , surtout dans les inclinations , pour que le capuce en couvrant le front ne coule pas jusque sur les yeux. Il sera utile aussi, pour bien observer la dignité, de connaître les choses communes de l'office. L'uniformité est vraiment belle dans une réunion et une assemblée de religieux , où les usages et les coeurs doivent être dans un accord parfait. Elle convient bien dans une communauté , cette uniformité entière; elle ne fait qu'un de ce qu'il y a de plus varié, elle règle et embellit ce qu'elle a ainsi uni.

 

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CHAPITRE XVI. De la discipline hors du choeur.

 

Si les novices récitent l'office hors du choeur, ils doivent être soigneux à apporter toute la diligence possible et à conserver toute dignité , selon que nous venons de le dire. Ainsi, laissant de côté ce qu'ils pourraient avoir en leurs mains , ils se tiendront respectueusement debout selon les règles de la discipline ecclésiastique, excepté aux leçons de matines, ou bien ils offriront avec dévotion les hommages qu'ils doivent à leur Créateur, en se mettant à genoux, ou en s'inclinant , aux moments marqués et toujours en la crainte de Dieu. Si quelquefois une faiblesse véritable ou une trop grande lassitude les oblige à s'asseoir , au moins qu'ils n'omettent pas de se lever au commencement de l'office, à l'invitatoire, aux hymnes, à l'oraison dominicale et au capitule. Si leur infirmité les force à demeurer au lit, qu'ils n'omettent pas de témoigner en quelque façon leur respect , autant qu'ils le pourront. Saint Jérôme, accablé d'une fatigue extrême, avait fait suspendre une corde au-dessus du lit où il était couché, et il s'en aidait pour se relever un peu afin d'accomplir ses devoirs de religieux autant qu'il était en lui, sans égard et sans ménagement pour ses forces épuisées, pour sa vieillesse et la faiblesse de son corps. Ce saint docteur blâme

 

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l'irrévérence paresseuse des jeunes gens dont les forces sont assurément suffisantes, il confond par des exemples cette paresse vraiment digne de moquerie. On rapporte qu'un homme abattu par une fièvre lente avait coutume de réciter complies au lit; un ange le reprit et lui dit : Les complies récitées à l'ombre d'un drap ne sont d'aucun fruit ni d'aucune utilité. On doit donc en tout lieu montrer le respect le plus pro-fond et la décence la plus grande dans la récitation de l'office divin , puisque partout c'est le même Dieu à qui nous nous adressons, la même Majesté en présence de laquelle nous avons l'honneur de paraître. Et même il est d'autant plus nécessaire d'y apporter un respect et une diligence sans réserve, qu'on se met en rapport plus immédiat avec Dieu. Un soin empressé à bien s'acquitter de l'office divin donne à l'état religieux l'éclat le plus vif , tandis que la négligence en ce point est l'indice infaillible d'un désordre profond, c'est la honte suprême de la religion. Que nul ne se regarde comme un serviteur du Seigneur, s'il ne fait aucun cas de cette servitude par excellence, qui a été appelée d'un nom parfaitement approprié , le service de Dieu.

On doit réciter l'office distinctement , sans interruption, entièrement, et avec ordre : distinctement, afin de ne pas confondre ce qu'on dit, en prononçant les paroles à moitié, en les proférant trop faiblement ou avec trop de rapidité. Sans interruption, c'est-à-dire sans s'arrêter pour parler à moins qu'il n'y ait nécessité urgente , et encore faut-il auparavant

 

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terminer le psaume , ou l'oraison , ou tout ce qu'on aurait commencé, à moins qu'on ne reprenne entièrement ce qu'on a été obligé d'interrompre , ou à moins que cette interruption n'ait lieu entre un psaume et un autre. On raconte qu'un jour, à Paris, un théologien récitait une des heures de l'office, quand un évêque entra pour s'entretenir avec lui. Le théologien inclina la tête sans parler, et acheva son heure en faisant attendre l'évêque. Ensuite, craignant qu'il ne s'ennuyât d'attendre, il le pria de l'excuser, en disant qu'il avait à parler à un plus grand seigneur. On raconte aussi qu'un homme fut puni très-rigoureusement dans le purgatoire à cause des interruptions faites dans la récitation de l'office.

Il faut dire l'office entièrement, c'est-à-dire sans rien omettre. Si donc plusieurs se trouvent réunis pour cet exercice, et qu'un ou deux récitent à haute voix, selon une louable coutume , les psaumes , les antiennes , les hymnes et les répons , que les autres ne croient pas qu'il leur suffise d'entendre les premiers; mais qu'ils aient soin de dire à voix basse leur partie, puisque l'office doit être entier aussi bien en particulier qu'au choeur (1). Il y a obligation aussi d'observer l'ordre quant à la substance, au temps , au mode, etc. Que l'on n'admette donc pas facilement

 

1 Nota. Ici notre saint parle du cas où deux personnes seulement réciteraient l'office à haute voix en présence de plusieurs autres, et non de celui où plusieurs récitent à deux choeurs, car dans ce dernier cas il suffit d'entendre la partie qu'on ne dit pas soi-même.

 

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la moindre variation , le moindre dérangement dans ce qui a été déterminé. On peut cependant quelquefois ajouter extraordinairement, sans commettre de faute , le verset Pretiosa, etc., ou autre semblable , pourvu qu'on soit fidèle à ne pas l'omettre en son lieu propre. Au reste, quel religieux osera, sans un grave scrupule, négliger pour des choses étrangères l'ordre naturel de son office, ordre sanctionné par les règles qu'il s'est engagé à suivre, ou le défigurer par des variations de caprice? Quel homme, à moins d'être vraiment frivole et dénué de toute prudence , préférera l'incertain au certain , les choses vaines aux choses authentiques, et ce qui est sans importance à ce qui est nécessaire? Que l'on se contente donc des règles pieuses et permanentes établies par les saints dans les divins offices, sans rien changer à l'ordre commun, même pour des pratiques graves et pleines de dévotion. Ne cherchons pas, à l'exemple des grecs insensés, la vaine gloire des hommes étrangers à la sagesse. Celui qui est privé de raison met uniquement sa complaisance en ses propres idées; mais toute folie devient une déception pour son auteur. Il faut aussi garder l'ordre quant au temps, et ne pas changer aisément sans raison les moments destinés aux heures, soit prime , soit complies, soit matines de l'office canonial. Il y en a, je le sais, qui ont soutenu, en s'appuyant sur certaines traditions , qu'il était permis d'agir autrement; mais leurs efforts ne tendent qu'à rendre inutiles, par cette confusion des divers moments du jour, les règles de l'Eglise touchant l'office divin.

 

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Quand deux ou plusieurs religieux se trouent réunis, qu'ils forment comme un choeur et entonnent alternativement les psaumes et les hymnes, selon qu'on a coutume de le faire en communauté. L'homme bien discipliné doit conserver l'ordre en tout et partout. Un esprit bien réglé se plaît et se réjouit en la beauté de l'ordre; mais le cœur sans retenue n'en fait aucun cas, même pour les choses extérieures. Et cependant l'ordre fidèlement observé au dehors excite notre attention et allume notre amour.

 

CHAPITRE XVII. Des soins à apporter au service de l'autel.

 

Le ministère des autels demande, à cause du respect dû à la présence corporelle du Sauveur, une pureté, une révérence, une diligence, une gravité et une attention spéciales de notre part. Purifiez-vous, dit le Prophète, vous qui portez les vases du Seigneur (1). Assurément nous pouvons fort bien entendre ces paroles des ministres de l'autel, à qui est nécessaire la pureté de l'esprit et du corps. La pureté de l'esprit exige que nul se reconnaissant coupable de quelque faute ou de quelque souillure, n'ose toucher les vases sacrés ou servir à l'autel sans s'être confessé auparavant. Celui qui célèbre ne doit pas non plus différer jusqu'au pied de l'autel la confession privée qu'on a

 

1 Is., 52.

 

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coutume de faire avant la messe, pour les offenses de chaque jour. La présence réelle de Jésus-Christ exige aussi la pureté du corps en ses ministres. Ainsi, qu'ils aient soin avant de s'approcher de l'autel, non-seulement de se revêtir des ornements de leur ordre, mais encore de se laver les mains lorsque, après avoir disposé les choses dont ils ont besoin et s'être entièrement préparés, ils se disposent à se servir du calice. Car ils doivent éviter avec le plus grand soin de le toucher, aussi bien que les corporaux, etc., avec des mains non lavées, ou avec des gants, ou immédiatement après avoir touché d'autres choses communes. S'ils n'ont pas la tunique de lin appelée rochet, ou le surplis à manches étroites, ou tin autre vêtement convenable, qu'ils laissent au prêtre le soin de préparer le calice, et à la fin de la messe celui de le remettre en place.

Ceux qui servent à l'autel doivent au prêtre, à son ministère et aux choses qui le concernent le respect le plus profond. Quant au prêtre, qu'ils le lui témoignent par un léger signe de tête en s'approchant ou en s'éloignant de lui, lorsqu'ils le servent à l'autel, et en remplissant avec humilité leur office. Si le prêtre est assis et qu'ils soient seulement en surplis, ils se garderont bien de se placer près de lui sur des siéges semblables au sien ; mais ils choisiront des siéges inférieurs s'il y en a de préparés, ou ils iront s'asseoir ailleurs. Qu'ils lui témoignent leur vénération en l'entourant comme il convient, et en l'assistant surtout lorsqu'ils se tourne vers le peuple ; qu'ils l'accompagnent

 

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partout durant l'office , et le conduisent à la sacristie, lorsqu'il est terminé, pour revenir ensuite à l'autel s'il est nécessaire.

Ils montrent leur respect envers le ministère sacré en assistant et en servant avec la gravité requise et avec les ornements de leur office. Agir autrement, c'est de l'irrévérence. Ainsi un diacre ou prêtre, servant à la messe en surplis, ne peut, en présence du prêtre revêtu de ses ornements sacrés, plier et ranger le corporal. De même encore, celui qui n'a pas le surplis à petites manches ou un autre vêtement convenable, mais seulement son vêtement ordinaire, ne doit point toucher le corporal et le calice, ni présenter le pain et le vin.

Lorsqu'on a à prendre une hostie au lieu où elles sont réservées, ou à la placer sur l'autel, on doit choisir de sa main la plus pure et la mettre sur la patène ou sur le corporal de la manière la plus convenable. Car il n'y a aucun compte à tenir des propos de ceux qui ne s'inquiètent pas d'apporter à la table du Seigneur une pureté plus grande qu'à la table où ils prennent leur nourriture corporelle, et placent au hasard le calice et l'hostie du sacrifice sur les linges destinés à recevoir le livre de la messe et à couvrir l'autel. L'hostie mérite un respect tout particulier; il faut donc l'environner d'une pureté singulière.

On doit également le respect le plus profond aux choses nécessaires au sacrifice, comme les purificatoires, le calice , le missel ; et ce respect se manifeste surtout par la propreté. C'est pour cela que tout linge

 

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imparfait ou que sa couleur empêche de purifier, ne saurait être employé à faire des corporaux ou à l'usage du calice. Que les hosties consacrées soient placées en un petit sac de lin très-pur et suspendu dans le tabernacle. De même aussi , que les calices soient enveloppés dans des bourses de lin bien propres. Celui donc qui voudra montrer son respect par une grande propreté dans le soin des vases sacrés, devra surtout donner une attention singulière à ces choses. — Quand aux livres communs , si les besoins de l'office forcent inévitablement à en avoir sur l'autel , il faut éviter soigneusement qu'ils ne touchent ni le corporal ni les linges destinés au calice. Il ne faut jamais non plus, même par dévotion, porter le corporal ou le purificatoire à ses lèvres ou à ses yeux.

Le calice doit être aussi traité avec une pureté sans bornes. Quand on le porte d'un lieu à un autre, que ce ne soit point sur le livre ou sur un ornement quelconque, mais en le tenant entre ses mains toujours bien lavées, ou dans l'enveloppe destinée à le garder. Lorsqu'il n'est point sur l'autel, qu'il demeure toujours en cette enveloppe ou dans un autre lieu bien propre.

Que le missel soit toujours placé dans un endroit convenable. Si quelquefois on le transporte hors de l'église , ou pour autre chose que pour la messe, il faut le couvrir d'un voile propre par-dessus le voile ordinaire dont il est enveloppé.

Enfin un vêtement décent , le soin de la propreté , la gravité en célébrant sont autant d'indices de respect

 

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envers le ministère sacré. Ce respect et cet amour de la propreté empêchent de paraître à l'autel avec ses habits ordinaires. Si vous m'opposez les discours insensés de plusieurs en ce point, je vous répondrai : Le vice a beaucoup de sectateurs, il est vrai , mais parmi eux vous compterez fort peu d'hommes versés en la discipline; or, ce n'est pas le grand nombre , mais les coeurs vraiment honnêtes qui peuvent nous servir de modèles. Que le célébrant et ses ministres apportent donc une diligence suprême à s'acquitter de leur office. — Le prêtre doit s'appliquer à bien prononcer chaque parole afin de ne rien omettre, à bien observer toutes les cérémonies , et à ne négliger aucune des règles prescrites dans la célébration de la messe, pour introduire d'autres choses de sa propre autorité. Il doit verser lui-même l'eau dans le calice, et personne n'a le droit de le faire s'il n'en donne l'ordre auparavant. Il doit encore veiller à garder ses mains et ses vêtements dans une propreté parfaite : ses mains, en évitant de les porter sur des objets communs , sur son visage, etc., à moins que ce ne soit avant de les laver; ses vêtements, en ne portant à son nez aucun des ornements sacerdotaux , et surtout l'amict, et en s'efforçant de ne les salir en aucune manière.

La diligence dans les ministres s'étend à tout ce qui est nécessaire au célébrant, au soin de la propreté, à la conservation des vases sacrés et des linges de l'autel. Ainsi s'étant préparés eux-mêmes à l'avance, ils doivent aider avec empressement le célébrant à

 

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prendre ses ornements, les plier après la messe et lui offrir à l'heure , au temps et au lieu convenables, les choses dont il a besoin pour remplir son ministère. Que jamais aux messes privées ils ne se prosternent entièrement contre terre ou sur leurs siégés pour lire ou pour prier. Qu'ils ne se tiennent. pas cachés derrière les rideaux du sanctuaire; mais qu'ils soient devant l'autel, en vue de tout le monde, sans cependant rester à côté du célébrant. Qu'ils demeurent comme si leur regard était continuellement dirigé vers lui, car alors leurs yeux ne doivent point s'en détourner. Cependant ils éviteront de le fixer en face , surtout lorsque le canon sera commencé; ils ne l'approcheront point de trop près du côté du livre, et ils ne feront aucun bruit autour de lui, parce que le célébrant a besoin d'une tranquillité d'esprit profonde. Ils apporteront aussi le plus grand soin à garder purs les vases sacrés et les linges destinés à leur usage. Si le purificatoire tombe à terre, ils ne l'approcheront pas du calice avant qu'il ait été purifié. A la fin de la messe, avant de ranger le calice, ils le laveront avec du vin et de l'eau , de peur qu'il n'entache les linges placés dessus. Ils éviteront, pour une plus grande propreté, de verser le vin et l'eau au-dessus de l'autel, s'ils le peuvent. Si cependant ils sont forcés de le faire par le peu de précaution du prêtre, ils étendront la main sous les burettes pour recevoir les gouttes qui pourraient s'en échapper et tomber sur les nappes; de même, les burettes doivent être placées ailleurs que sur l'autel. De même encore , si celui qui sert la messe a un

 

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surplis, il doit veiller à le conserver propre, ne point le porter à son nez, ne point s'en servir pour s'essuyer le visage ou autre choses semblables , ne pas balayer avec les manches la poussière sur les bancs, le pavé ou la terre. Si cependant pareil accident avait lieu par la négligence de quelques-uns, il faudrait veiller à ne point toucher avec les manches du surplis le corporal, le calice et le purificatoire. Quant aux antres vêtements , lorsqu'ils les plient , ils doivent bien faire attention à ne pas laisser les manches toucher la terre ni même le bord de ces vêtements, mais alors soit pour les aubes, soit pour tous autres ornements semblables, veiller à toujours placer les manches loin des franges.

Les servants doivent encore, comme nous l'avons dit, prendre garde à la conservation des vases et des ornements sacrés, et, lorsqu'ils mettent le calice en place, ne point l'attacher trop fortement; car souvent il en résulte des dommages graves et , forcé tous les jours de la sorte , il peut finir par se briser. Ils placeront avec empressement tous les vases qui ont servi à l'autel au lieu qui leur est propre; ils plieront les ornements sans la moindre négligence et les rangeront, à moins qu'on ne leur demande de les laisser pour une autre messe. Mais à quoi bon tant de détails? Toutes les choses qui regardent le service de Dieu exigent de notre part une diligence spéciale et sans exception. Si les hommes déploient le soin le plus grand dans les divers ministères des rois de ce monde, quels soins, croyez-vous , devons-nous apporter à tout ce qui tient au service du Roi éternel?

 

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Mais si les servants sont obligés à une décence parfaite en tout , à plus forte raison les prêtres qui célèbrent. Une fois revêtus de leurs ornements sacrés, ils doivent marcher avec dignité et, surtout lorsqu'ils sont à l'autel, veiller avec une attention louable à garder la gravité dans leurs mouvements et dans leurs gestes. Qu'ils ne se mettent point à genoux avec leur chasuble, si ce n'est aux moments marqués par l'Eglise; qu'ils ne s'appuient jamais sur l'autel d'une manière messéante, et ne portent pas leurs mains de côté et d'autre sans réflexion. Quand ils se tournent vers le peuple, qu'ils ne lèvent point les yeux pour regarder les assistans. Enfin il convient qu'ils soient pleins de vigilance spécialement pour bien placer le corporal, veiller à ce qui le concerne, disposer le calice, consacrer le corps du Seigneur, prendre son sang précieux et les ablutions qui viennent ensuite. Quant au corporal , qu'ils le replient sur la partie antérieure de l'autel, en laissant un espace suffisant pour ne point placer dessus leurs mains ni les manches de leur aube. Qu'ils ne mettent jamais le calice sur le corporal avant l'offertoire de la même manière qu'on a coutume de le faire après, mais qu'ils le tiennent à côté jusqu'à ce moment. Touchant la consécration , qu'ils aient un soin scrupuleux , entre autres choses , d'élever un peu et avec précaution l'hostie sur laquelle ils vont prononcer les paroles sacrées, en abaissant légèrement les pouces, et comme s'ils voulaient se faire un bouclier de leurs mains; mais il faut, autant que possible , éviter de faire voir

 

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cette hostie aux fidèles, de peur que les simples ne l'adorent; car aussitôt qu'ils la voient entre les mains du prêtre, ils s'empressent de lui offrir leurs hommages avant la consécration. Mais quand elle est consacrée, ils doivent l'élever sans retard avec respect, en la tenant des deux mains, de façon à la montrer aux assistants, et conserver en toute cette action la gravité convenable. Ils éviteront aussi de baiser l'hostie avant ou après l'élévation. S'ils célèbrent sur un autel portatif ou n'ayant qu'une pierre sacrée, ils prendront l'hostie en leurs mains avant la consécration et la tiendront sur la pierre même de l'autel, afin que la consécration ait lieu dessus et non auprès.

Maintenant, pour la communion du calice, ils doivent veiller , en le prenant ou en l'épuisant jusqu'aux dernières gouttes, à ne faire aucun bruit avec leurs lèvres par trop d'effort, ou , après l'avoir pris, à ne point passer leur langue sur leurs doigts. Il sera bon aussi , pour cette action , de tenir le calice de la main droite avec décence et de mettre dessous la patène avec la gauche afin que, si quelque goutte du sang précieux venait à se répandre, elle pût la recevoir. Si l'hostie est placée ou rompue sur la patène, il faut avoir soin de la laver suffisamment ensuite avec de l'eau et du vin, ou avec l'un des deux; car il serait inconvenant et indigne de la laisser toucher indistinctement sans être purifiée après que le corps très-saint du Seigneur a reposé dessus, et de la placer indifféremment avec d'autres objets, même les plus propres. — Je ne sais si vous pensez

 

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autrement; mais pour moi je crois qu'après avoir touché la patène , le calice ou le corporal, on ne doit point appliquer ses mains aux usages communs avant de les avoir lavées. Si l'on demande pour les infirmes le vin qui a servi à purifier le calice, on ne doit jamais donner celui qui a été versé la première et la seconde fois; mais après les ablutions ordinaires, on peut verser d'autre vin et l'accorder à ceux qui le désirent.

 

CHAPITRE XVIII. De la discipline dans les choses corporelles.

 

Nous avons traité de la discipline concernant les choses spirituelles; il nous reste à la considérer dans les choses du corps. Nous parlerons d'abord de ce qui est en nous, et en second lieu des choses extérieures considérées dans leurs rapports avec celles qui nous sont propres. Ainsi nous allons considérer la discipline au point de vue de tout le corps, quant à son maintien; au point de vue des diverses parties du corps, quant à leurs actes; au point de vue de la langue, quant à ses deux facultés naturelles, la parole et le goût; au point de vue des mains, quant à l'action qui leur est propre; au point de vue des pieds, quand au marcher; au point de vue de tous les membres, quant à quelques-uns de leurs offices. Nous aurons après à nous tourner vers les choses extérieures, et à envisager celles qui cous tiennent

 

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de près , comme les habits et les vêtements, ensuite celles qui ont avec nous un rapport plus éloigné, comme les divers endroits destinés aux services de la communauté en nos maisons.

 

CHAPITRE XIX. De la discipline dans le maintien du corps.

 

Le maintien du corps se dit de la tournure et de l'aspect donnés aux membres et au corps lui-même. Notre vigilance doit s'exercer sur deux points de ce côté. D'abord un membre ne doit point usurper l'office d'un autre membre , ou porter la confusion dans ses actes en s'y mêlant. Ainsi, quand la bouche parle, il faut éviter d'agiter la tête, de remuer les mains, et ainsi des autres membres. Quand l'un agit, l'autre doit demeurer entièrement en repos; ou si le premier a besoin du concours du second , qu'il le lui accorde avec ordre.

Le second point sur lequel nous devons veiller par rapport au maintien du corps , c'est que chacun de nos membres, dans ses actes , se renferme dans une juste mesure et ne sorte en rien des limites de la modération et de l'honnêteté. Ainsi pour nous expliquer par des exemples, on doit rire sans ouvrir la bouche d'une façon démesurée, regarder sans fixer les yeux, parler sans étendre les mains, sans grimacer des lèvres, sans agiter la tête, sans élever les sourcils;

 

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marcher sans avoir l'air de compter ses pas, sans laisser aller ses bras au vent , sans contourner ses épaules; s'asseoir sans laisser tomber ses membres, sans mettre un pied l'un sur l'autre, sans se pencher sur un côté ou sur un autre, sans écarter les jambes , sans les allonger , les étendre ou les remuer. Il ne convient pas non plus à un religieux vraiment humble et honnête de croiser les jambes en arrière, ou les pieds en présence des autres, et tout maintien peu décent doit être évité tant en public qu'en particulier; en un mot, tout dans un religieux doit être humble, sévère et grave, et chaque mouvement est répréhensible s'il annonce l'orgueil, la légèreté et la mollesse qui se trahit ou par une joie immodérée ou par une sensibilité excessive. L'orgueil est toujours messéant à celui qui fait profession d'humilité; des gestes prétentieux sont une honte sous un habit de renoncement , et il est indigne d'un homme de se laisser aller à une légèreté d'enfant et de montrer la mollesse d'une femme. Une gravité modeste toujours bien conservée donne à toute notre personne une grande dignité; mais si on la néglige, c'est pour nous une tache et une source de mépris. Il faut donc, selon la parole de l'Apôtre, avoir sur cette terre un corps mortifié en ses membres et en tous ses mouvements (1) .

 

1 Colos., 3.

 

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CHAPITRE XX. De la discipline dans les paroles.

 

La discipline dans les paroles s'étend à la manière de parler, à la discrétion pleine de prudence à apporter, lorsqu'il y a nécessité de le faire, et à l'attention religieuse qu'exige chacune de nos paroles. La manière comprend le geste et le son de la voix. Le geste doit être modeste et humble; le son de la voix, doux et peu élevé. Il ne faut donc pas en parlant agiter ses membres d'une façon désordonnée et avec violence, faire perdre à son visage sa dignité en remuant les yeux, en contractant les lèvres, ou par tout autre signe inconvenant, ou bien affecter de la mollesse sous prétexte d'humilité. Notre visage doit toujours demeurer dans le même état , et annoncer une certaine sévérité pleine de bénignité et de fermeté, et une bénignité en quelque sorte austère. C'est sur la face de l'homme que brille le miroir de la discipline ; il faut donc apporter une attention d'autant plus grande de ce côté, qu'il est plus difficile d'y cacher nos moindres défauts. La modestie nous défend aussi, en parlant, de nous incliner trop profondément devant les autres, comme si nous voulions leur adresser des supplications, ou de s'approcher trop près du visage de celui à qui l'on parle , afin de ne pas l'incommoder d'une manière inconvenante par notre

 

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respiration et surtout de ne pas le fatiguer, lorsque nous avons bu du vin, par les exhalaisons qui en sont la suite. C'est une chose tout-à-fait contraire à l'honnêteté de souffler, lorsqu'on parle, au visage de notre interlocuteur. Nos gestes doivent encore annoncer l'humilité et la modestie, et notre figure porter l'empreinte d'une douce joie. Le son de la voix doit être également peu élevé et plein de douceur, car les cris et une vive animation dans le langage sont un déshonneur et une honte pour un religieux.

La discrétion ensuite est nécessaire en parlant : Une parole sage sera mal reçue de la bouche de l'insensé, parce qu'il l'a dite à contre-temps (1). Le sage , au contraire, considère avec prudence le moment favorable pour parler ou se taire. Un jeune religieux doit presque toujours garder le silence en présence des anciens, s'il n'est interrogé. Jeune homme , dit l'Ecriture, ne parlez qu'avec peine, même pour défendre votre cause. Lorsque vous aurez été interrogé deux fois, répondez en peu de mots (2). Le Prophète garde le silence pour ne pas dire même de bonnes choses. Il est donc rarement permis de parler à ceux qui sont encore de simples disciples, malgré leur perfection, quand ce serait pour tenir des discours excellents , pleins de sainteté et propres à édifier. C'est au maître qu'il appartient de parler et d'instruire; le devoir du disciple est d'écouter et de se taire.

Ne parlez pas en même temps qu'un autre, et gardez-vous d'interrompre sous un prétexte quelconque

 

1 Eccli., 20. — 2 Eccli., 12.

 

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celui qui parle. N'attaquez pas non plus par des railleries mordantes ou hors de saison les discours de vos frères. C'est le partage d'un insensé de ne savoir jamais mettre un frein à sa langue, et d'être sans égards pour les autres. Si une dispute s'élève entre deux religieux, le supérieur doit leur imposer silence et leur infliger une punition en rapport avec leur faute.

Il faut en troisième lieu apporter en ses paroles une attention religieuse, ou autrement nos discours doivent être vrais et simples , pleins de douceur et d'honnêteté. Le sage nous dit touchant la première de ces qualités : Qu'une parole de vérité vous précède avant tout (1). Ainsi il faut éviter soigneusement non-seulement les mensonges et autres paroles criminelles , mais encore toute exagération et tout ce qui est outré. En parlant de choses futures ou douteuses, qu'on ne le fasse point d'une manière absolue, mais en exprimant toujours une condition , car la religion ne permet pas un langage si précis pour des choses semblables, et il n'est au pouvoir de personne sur la terre de nier ou d'affirmer sans réserve ce qui n'est pas encore. Qu'on ne se prononce pas facilement sur ce que l'on a entendu, même en croyant pouvoir juger conformément à la vérité. Qu'on ne se hâte pas non plus de répondre, de peur d'émettre par inconsidération une parole fausse ou immodérée.

Il faut parler simplement, ou autrement il faut bannir de son langage tout orgueil , toute détraction ,

 

1 Eccl., 37.

 

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tout mélange de vanité ou de malice, ne jamais se vanter de sa science ou de son état dans le siècle, avoir honte d'exprimer sur le compte d'un absent ce que la charité empêcherait en sa présence. C'est pour-quoi saint Benoît a dit : Que les religieux ne savent ni murmurer ni se plaindre, et que jamais semblable désordre ne se manifeste sous aucun prétexte par signe ou en parole. Dans leurs conversations ou dans leurs lettres, s'ils en écrivent, qu'ils n'usent point de flatteries puériles et indignes , mais qu'ils se bornent à faire connaître brièvement et selon la vérité ce qu'ils veulent, comme il convient à des religieux. Le langage est honnête s'il est en rapport avec la dignité de celui qui parle , de ceux à qui il s'adresse , et de ceux dont il s'entretient. Or, toute parole oiseuse, de plaisanterie, de jurement, de querelle, de malédiction, toute parole mondaine, en un mot, est indigne et messéante à la dignité d'un religieux. « Les propos frivoles dans la bouche des hommes du monde ne sont que des frivolités; mais dans la bouche d'un prêtre ou d'un religieux , ce sont des blasphèmes.

Si des plaisanteries nous arrivent, sans doute il faut les supporter , mais ne jamais y répondre. Ouvrir votre bouche à de pareilles choses , c'est

une faute; l'y accoutumer, c'est un sacrilège. Il vous sied mal de rire aux éclats , plus mal encore d'y exciter les autres (1). » Si vous aspirez véritablement à faire des progrès dans la vie religieuse , que votre langue perde l'habitude de ces frivolités.

 

1 Bern., de Consid., l. 2.

 

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Lorsque vous devez paraître en public, tenez-vous en garde contre vous-même, et formez la résolution de vous abstenir de toute parole vaine. Avant de dire quelque chose, réfléchissez en vous-même et ensuite parlez selon que vous le jugerez plus convenable. L'homme prudent a coutume de faire précéder chacun de ses actes de la réflexion , et il est bien important en effet de se prémunir de la sorte.

Si vous n'avez rien à dire qui mérite d'être rapporté, demeurez en silence : il est plus sûr pour vous alors d'entendre que de parler; votre humilité y gagnera davantage, car un bavardage inutile est digne de blâme, mais non une affabilité bien placée. Il ne convient en aucune façon à un disciple de Jésus-Christ, de jurer soit par sa tête, soit par les saints, soit de toute autre manière : le Seigneur lui-même nous enseigne à dire : Cela est ou cela n'est pas (1). Il est encore indigne d'un serviteur de Dieu de disputer comme on voit les femmes le faire. Si l'on contredit vos paroles, cédez de suite. Il est toujours honorable à un homme de s'éloigner des disputes. Que les religieux évitent même ces disputes qui ont pour but, dit-on, de s'instruire, en se souvenant que tout combat de paroles doit leur être étranger. Aucune dispute ne saurait avoir lieu sans blesser la conscience en quelque chose. Les serviteurs de Dieu doivent conférer entre eux , mais non disputer. C'est là une chose perverse, surtout si l'on a la coupable hardiesse d'en venir à des paroles injurieuses ou à des malédictions

 

1 Mat., 5.

 

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qui , selon l'Apôtre, nous excluent du royaume des cieux , ou si l'on emploie le nom du diable en ses invectives, ou encore si l'on s'en sert fréquemment dans son langage ordinaire. On serait tenté de re-garder bien des choses comme légères , si les saintes Ecritures ne nous les montraient plus graves que nous ne les jugeons. Qui, en effet, appelant son frère un fou , se serait cru digne du feu de l'enfer si la Vérité elle-même ne nous l'eût enseigné? L'ennemi de notre salut a. introduit cette détestable habitude de langage, sous prétexte d'affabilité, et se jouant ainsi des insensés, il s'approche d'eux d'une façon presque inaperçue, afin de les précipiter par des attaques légères en de graves fautes et d'avilir par un langage déshonorant la dignité de leur saint état.

Que les religieux rougissent également d'être des porteurs de nouvelles, ou de répandre les vains bruits du siècle. Que les frères chargés d'accompagner les religieux ne sèment dans la maison aucun propos capable de décourager ou de troubler les faibles. Celui-là est coupable envers Dieu et envers la communauté, qui ébranle témérairement la conscience des faibles par des discours propres à leur inspirer la défiance. De plus, qu'ils aient toujours sur les lèvres des paroles pleines de douceur soit avec les frères ou les étrangers , soit avec les grands ou les petits; et qu'ils montrent envers tous, selon l'Apôtre, une mansuétude inaltérable. Que jamais, sous prétexte de zèle ou de courage , ils ne se laissent aller à des paroles injurieuses à la communauté. Souvent un langage

 

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immodéré déshonore le mérite, et c'est se défendre d'une manière honteuse que d'avoir recours aux injures. L'orgueil prend la violence pour du courage et les injures pour de la raison; mais la langue de l'homme vertueux a une abondance pleine de douceur (1).

 

CHAPITRE XXI. De la discipline dans le manger.

 

Les novices doivent prendre leurs repas dans la crainte du Seigneur, observer en tout temps la discipline dans la manière de se tenir à table et dans la nourriture elle-même , et éviter certaines façons d'agir du monde inconvenantes pour des religieux. Donnons quelques détails abrégés sur chaque chose : leur souvenir nous servira pour d'autres points semblables.

Il faut , à table, demeurer assis et dans une position convenable , ne point tenir le verre à cieux mains en buvant; éviter toute agitation des membres, tout bruit de la bouche ou des lèvres , choses qui annoncent l'intempérance de l'esprit; ne point porter ses yeux de côté et d'autre et s'abstenir de parler. La garde des yeux est nécessaire dans les repas, parce que là surtout il y a inconvenance à les laisser errer çà et là , à regarder avec curiosité, pour ne pas dire impudence,

 

1 Eccli., 6.

 

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les actions des autres; il faut les tenir modestement baissés, et considérer seulement ce qui est placé devant soi.

C'est encore un défaut honteux de causer ou de chuchotter à table , où l'on doit garder le silence. Il faut éviter la société de ces hommes impuissants à contenir l'entraînement de leur langue, alors même que la loi leur fait un crime de parler. Si quelquefois on a besoin de boire en dehors des repas, on doit se taire en satisfaisant à ce besoin , qu'on soit ou non en présence des étrangers. L'abondance des paroles à table est une chose digne de blâme.

Il faut aussi observer la discipline pour la quantité et la qualité de la nourriture, pour le mode, la durée et la fréquence des repas. Pour la qualité , que l'on n'ait rien de recherché ou de délicat, rien de trop varié soit dans les mets, soit dans leur préparation. L'ardeur de notre palais se fait reconnaître à une certaine recherche qui oublie la règle ordinaire des convenances. Ainsi l'on choisit ce qu'il y a de meilleur dans la portion commune, ce qu'il y a de plus savoureux dans le pain, ce qu'il y a de plus excellent dans les mets divers. On prend un morceau de pain plus considérable et on laisse de côté les moindres, seulement parce que les premiers sont plus délicats , sans considérer qu'une chose peut être présentée plus convenablement une seconde fois à table alors qu'elle est plus entière. On rompt le pain d'une manière qui n'est pas ordinaire , on le coupe à petits morceaux , on l'écroûte afin de lui trouver plus de saveur. On

 

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n'a pas soin de mêler de l'eau à son vin , on boit à longs traits ou à plusieurs reprises dans une même fois. On prend la sauce en l'absorbant avec son pain, on l'épuise sans garder les convenances, en penchant son assiette, ou en la ramassant tout autour, alors qu'on doit se contenter seulement de la toucher avec son pain au milieu. C'est encore une chose regardée comme un défaut par les personnes bien élevées dans le inonde, de sucer les os avec trop d'ardeur, de diviser sa viande en morceaux plus considérables qu'il ne convient, de les prendre ainsi, ou de se hàter d'avaler chaque morceau immédiatement après l'avoir coupé, sans prendre le temps de le poser sur son assiette. Manquer en ces choses, c'est s'éloigner des usages communs; c'est violer les règles du plus simple bon ton. On commet une faute semblable en touchant les morceaux comme pour les examiner, en les laissant après les avoir choisis, ou en faisant quelque autre chose de ce genre. Il est vraiment indigne d'un religieux de ne savoir point, quand il le faut, mortifier son goût dans le choix des aliments et d'encourir ainsi la note de gourmand. Si la santé exige qu'on prenne, les jours de jeûne, avant ou après le repas , quelque boisson ordinaire ou extraordinaire, ou quelques aliments, il faut, s'il est possible, le faire en particulier, afin de ne pas donner aux simples une occasion de rompre l'abstinence et de croire qu'il leur soit permis d'agir de même sans besoin suffisant.

Il faut éviter encore une trop grande variété dans

 

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le choix des aliments ou dans la manière de les préparer. Ainsi on ne doit rien mettre de particulier sur la table et n'y rien exiger, si ce n'est du sel et de l'eau, que l'on peut toujours demander sans se faire remarquer. Celui-là mérite d'être privé des choses ordinaires , qui, dans la communauté, a besoin de distinction. Que les novices apprennent donc à se contenter d'aliments communs et à s'habituer à manger de tous ceux dont les autres frères font usage, sans manifester, s'il est possible, la moindre répugnance pour rien. C'est un grand défaut de dédaigner le potage et autres mets communs dans l'espérance de se procurer quelque chose de plus délicat. Il faut laisser une pareille manière d'agir aux caprices des femmes enceintes , car elles ont coutume de désirer des aliments tantôt durs , tantôt mous , tantôt froids , tantôt chauds, tantôt frits, tantôt bouillis; mais pour un homme d'une vie sage et sobre , c'est assez , pour tout assaisonnement , de joindre du sel à son pain.

Ils doivent se garder encore de tout excès dans le manger et surtout dans le boire , de peur que l'ivresse ou une trop grande satiété ne s'ensuive. Rien n'est opposé à la vie d'un chrétien, comme l'ivresse, dit saint Benoît.

Qu'ils considèrent ensuite comment ils doivent manger, c'est-à-dire avec quelle décence, quelle propreté et quelle tempérance il leur faut prendre leur repas. Celui-là manque à la décence, qui parle la bouche remplie de nourriture ou en tenant son verre à la main ; de même encore celui qui se sert de son

 

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couteau pour porter les morceaux à sa bouche, celui qui boit la bouche pleine , celui qui mange et boit la tête entièrement cachée dans son capuce. On doit observer la propreté par rapport à soi-même, par rapport à ses commensaux et à la table sur laquelle on mange. C'est aussi de la propreté et de la décence de ne point remettre dans l'assiette où l'on' doit manger encore un morceau qu'on a porté à sa bouche : c'est une chose dégoûtante de mêler à d'autres aliments les restes de vos dents. Il ne faut jamais toucher son verre avec des doigts humectés par la sauce, ou mettre le pouce dedans , ni souffler sur sa boisson ou sur un mets quelconque. Il est également contraire à la décence de porter ses doigts dans le potage , de se servir de sa main comme d'une cuiller pour les viandes et les légumes , de rejeter de sa bouche sur la table les débris de poissons ou autres mets semblables, ou de broyer des noix avec ses dents pour d'autres que soi-même , de ne point se tourner de côté pour tousser ou éternuer, de se moucher ou de se gratter avec ses doigts et de les essuyer à ses habits. Il faut éviter encore d'étendre le bras sur la table devant les frères pour prendre du sel ou autres choses nécessaires qu'ils peuvent nous faire passer, et de laisser nos manches toucher à leurs assiettes. Lorsqu'on coupe du pain, il ne faut point l'appuyer sur sa poitrine ou sur ses habits sans y avoir placé auparavant sa serviette. La propreté de la table demande qu'on ne salisse point la nappe en y essuyant fréquemment son couteau ou ses doigts , et qu'on ne

 

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s'en serve jamais pour se frotter les dents. C'est en effet une chose dégoûtante et messéante de se servir de la nappe ou de linges communs à tout le monde pour un semblable usage. Agir de la sorte, c'est offenser toute la communauté.

La tempérance dans le repas consiste à ne point manger sans la moindre interruption et avec trop d'empressement. Cet empressement se remarque au commencement et dans le cours du repas , quand à peine à table on se hâte de porter la main au plat sans avoir fait d'abord une courte prière, quand on mange avec voracité, quand on fait succéder les morceaux aux morceaux sans avoir avalé les premiers. On pèche contre la tempérance en demeurant trop longtemps à table ou en buvant hors des repas , et c'est une chose inconvenante de retarder les autres polir boire. De là cette parole du Sage à l'homme sobre : Cessez le premier de manger par modestie (1). Il faut observer avec un grand soin les règles de la tempérance en ne prenant pas trop souvent de nourriture. Assurément c'est l'indice d'un grave défaut que de revenir pour boire après son repas, d'avoir la triste habitude de le faire plusieurs fois le jour à la maison, et, ce qui est plus honteux encore, de ne pas savoir se priver en ce point après complies. Il vaut mieux, quand vous êtes à table, boire selon l'étendue de vos besoins , que de le faire durant le jour comme un ivrogne. Manger des fruits ou autre chose en dehors des repas, comme les gens du monde ont coutume

 

1 Eccli., 31.

 

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de le faire, c'est une marque évidente de gourmandise. De même, manger plus de cieux fois le jour, soit à la maison, soit ailleurs, c'est une chose convenable aux enfants ou plutôt aux animaux. On rapporte qu'un ancien n'observant aucune règle pour le nombre de ses repas, fut repris par un ange et comparé par lui à un âne. Aux jours de jeûne, à la collation, la tempérance et l'honnêteté demandent qu'on ne boive pas plus de deux ou trois fois si l'on en a besoin. L'homme vraiment sobre s'applique à garder une certaine tempérance même dans les choses indispensables.

Enfin, que les religieux s'éloignent, à table, de l'habitude oit sont certains hommes du siècle d'exciter les convives à boire et à manger; qu'ils ne s'excitent pas les uns les autres , mais que chacun mange et boive selon sa volonté dans la limite de ses besoins, qu'il sait toujours mieux apprécier que personne. Cependant un ancien fait bien d'inviter de la sorte les religieux plus jeunes qu'une honte excessive ou une abstinence trop rigoureuse empêche de prendre une nourriture suffisante.

Il est inconvenant , après avoir pris le potage ou d'autres mets selon ses besoins, d'offrir ses restes aux autres et surtout aux anciens. On doit également éviter de laisser sur la table des morceaux de pain et autres débris, et calculer de telle sorte la quantité de choses suffisantes à nos besoins, qu'à peine nous échappe-t-il quelques miettes. Cependant on peut très-convenablement mettre de côté une portion de

 

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potage , et se la retrancher par amour de la tempérance et en faveur des pauvres. Mais s'il est permis aux frères de laisser quelques restes, il ne leur est pas libre de les ramasser pour les distribuer comme ferait le maître de la maison.

Il faut encore avoir soin, surtout vers la lin du repas, de ne couper jamais de pain ou d'aucune autre chose à ses commensaux et de ne point leur verser à boire, à moins qu'on ne puisse consommer soi-même ces aliments si ceux à qui ils sont offerts les refusent. Lorsqu'on désire seulement un tout petit morceau, on ne doit point entamer un pain entier, surtout si l'on trouve chez son voisin de quoi se satisfaire. Si l'on se sert d'une coupe commune, qu'on ait soin de ne verser dedans que ce que l'on peut boire d'un seul coup. Parmi les restes, qu'on ne laisse jamais rien d'inutile ou de nuisible , comme les débris de noix , d'oeufs, de châtaignes, etc. Qu'on ne fasse point, pendant qu'on est à table, manger ni des oiseaux ni des chats, et même on ne doit jamais en souffrir dans le réfectoire.

Les novices peuvent donc , par les instructions contenues en ce chapitre, comprendre quelle conduite on doit tenir dans les repas. Cependant certaines choses, quoique regardées communément comme vicieuses, peuvent se faire en esprit de charité et sans le moindre défaut parmi les personnes de la maison.

 

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CHAPITRE XXII. De la discipline dans les travaux manuels.

 

Il faut, pour bien observer la discipline dans les oeuvres manuelles, du discernement, de la diligence et de l'honnêteté. Il faut du discernement afin d'accomplir comme il convient ce que l'on a à faire. Or, ce discernement consiste d'abord à préférer le nécessaire à l'utile, le mieux au bien, et le très-bon au mieux. Ainsi venir en aide à son frère lorsqu'il est dans le besoin, vaut mieux assurément qu'une occupation se rapportant à notre propre utilité. De même refuser son service à un prêtre qui veut célébrer , c'est une faute plus grande que plusieurs autres; tout le monde le comprend.

Il faut ensuite discerner en quel temps chaque oeuvre doit s'accomplir. Certaines choses ne peuvent avoir lieu les jours de fêtes, et elles sont permises les autres jours. Il y a donc à distinguer entre les oeuvres elles-mêmes. Ainsi il y a un travail nécessaire aux besoins de chaque jour comme de préparer les aliments, laver la vaisselle et autres choses de ce genre, et ce travail peut se faire en tout temps. Il y a d'autres occupations que l'on peut renvoyer au lendemain , comme de copier des livres, de nettoyer ses habits, de faire ses cheveux , etc.; on doit s'en abstenir le dimanche et les fêtes d'obligation, à cause du respect

 

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dû à ces saints jours. Eu effet, on honore les jours de fête par le calme d'un repos honnête, et les autres jours en s'appliquant aux travaux de notre charge. Autant , dit Hugues , un tel repos donne d'éclat aux jours de fête, autant l'application à des occupations honnêtes embellit les autres jours (1). Celui qui ne peut demeurer en paix durant ces premiers jours , nous manifeste sa vanité; et celui qui ne veut point se livrer au travail dans les autres nous fait connaître sa paresse. En effet, la vanité pousse les esprits charnels à agir au temps du repos, et la paresse les empêche de se livrer à des oeuvres utiles au temps du travail. Il faut donc discerner les divers temps dans l'accomplissement de ce qui est bien , car si une oeuvre mauvaise est toujours blâmable, une bonne oeuvre est digne aussi de répréhension sous certain rapport lorsqu'elle n'a pas lieu en temps opportun.

On reconnaît la diligence à l'empressement de celui qui agit, à son zèle à accomplir pieusement et fidèlement ce qu'il fait. Or, cet empressement ne se montre pas seulement pour les ouvrages des mains , mais encore pour tous les exercices de la communauté; car tout ce qui se rapporte là demande de notre part une diligence particulière. Que nos novices soient donc empressés avant tout à bien faire les exercices conventuels. Qu'on ne voie jamais en eux aucune lenteur pour l'oeuvre de Dieu ou le service de la table. A l'heure de l'office divin, dit saint Benoît (2), que les religieux , aussitôt le signal donné , laissent

 

1 Hug., Inst. mon. — 2 Reg., 43.

 

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tout ce qu'ils ont en leurs mains et accourent sans le moindre retard, mais en ayant soin pourtant de bien observer la gravité et de ne point prendre de là une occasion de se dissiper. Ainsi le service de Dieu doit passer avant tout. Pour la table , celui qui , par négligence n'y arrive pas avant la bénédiction, afin que tous puissent réciter les prières en commun et manger en même temps , celui-là, après avoir été repris jusqu'à deux fois , s'il néglige de se corriger , devra , selon le commandement du saint, être éloigné de la table commune, prendre son repas séparé de ses frères et être privé de sa portion de vin, si l'usage était de lui en servir. En effet, il est indigne de manger avec la communauté , celui qui , par sa faute , ne prend point part à la prière commune. Loin des serviteurs de Dieu la coutume blâmable et honteuse de déshonorer les exercices communs et surtout l'office divin sous aucun prétexte, soit en arrivant trop tard, soit en se retirant trop tôt pour vaquer à d'autres occupations! Si l'on mérite des reproches en ne venant pas au moment marqué , on en mérite également en se retirant avant l'heure, à moins qu'une grave nécessité n'y oblige. C'est un signe d'impatience et de vanité, de s'éloigner avant les autres des exercices communs, de ne pouvoir attendre au choeur la fin des divins offices. Au rapport de saint Grégoire, un moine se hâtant de sortir aussitôt l'office terminé, on vit le démon l'entraîner hors du lieu saint (1). Mais que dira-t-on de ceux qui ne peuvent même pas en

 

1 Dial., 1. 2, c. 4.

 

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attendre la fin? C'est assurément une faute de paresse inexcusable, que de négliger tout ce qui concourt à entretenir la beauté de la vie commune, et admettre le moindre relâchement en ce point, c'est multiplier sans fin les occasions de désordre.

Ensuite, que tous les frères travaillent non par habitude , comme la génisse d'Ephraïm accoutumée à broyer le grain (1) , mais par un sentiment de dévotion intérieure, et que leur ferveur se porte surtout vers les choses communes. Qu'ils embrassent de toute l'affection de leur âme la vie commune comme la vie la plus parfaite, ou plutôt comme une vie véritablement angélique et qu'ils s'y attachent avec autant de persévérance que de piété. A l'office , au réfectoire et ailleurs, qu'ils ne se séparent que malgré eux de la communauté. Dieu a attaché une efficacité si excellente aux réunions communes, que les bons y voient leur vertu s'accroître, et que les méchants y trouvent le remède à leurs désordres. Des grâces sans nombre se répandent sur les hommes ainsi unis à leurs frères, tandis qu'elles s'éloignent de ceux qui en sont séparés. Saül devient prophète dans l'assemblée des prophètes appliqués à louer Dieu, et séparé d'eux il se pervertit (2). Thomas n'est point réuni aux autres apôtres, et il est privé de la vue du Seigneur , et s'il en jouit dans la suite c'est en leur société (3). C'est également lorsqu'ils sont assemblés en un même lieu que les disciples reçoivent l'Esprit-Saint. Le Seigneur habite et se repose dans la communauté. Là il ranime les hommes

 

1 Os., 10. — 2 I Reg., 10. — 3 Joan., 24.

 

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fervents par l'effusion d'une grâce plus abondante; là les négligences personnelles qui se glissent souvent en grand nombre en divers exercices et surtout dans l'office divin, sont suppléées par la communion de tous les membres; là, ce qu'on ne peut par soi-même, on l'obtient par le mérite des autres.

La prévoyante sollicitude de la religion ne permet pas de prendre ordinairement les novices pour les grands emplois de la maison , comme de réfectorier , d'infirmier, de lecteur à table et autres charges principales qui demeurent toujours confiées à une même personne. Cependant , si on leur remet en main quelques-uns de ces offices , même pour quelques heures, ils doivent les accepter avec un empressement sans limites et les remplir en toute diligence avec mansuétude, ferveur et amabilité , entièrement et avec circonspection : avec mansuétude, c'est-à-dire sans murmurer ni témoigner le moindre signe de déplaisir. Mon fils, dit le Sage, accomplissez toutes vos oeuvres dans la douceur (1). Avec ferveur, car une diligence courageuse est nécessaire lorsqu'on fait le bien. Soyez agiles en vos actions, dit encore le Sage (2). L'agilité et l'empressement n'empêchent pas la gravité; ils éloignent seulement la lenteur. — Avec amabilité, c'est-à-dire de façon à contenter, autant qu'on le peut honnêtement, ceux que l'on sert. L'Apôtre demandait des prières pour que ses offrandes fussent agréables aux saints de Jérusalem (3). Celui-là a profité beaucoup dont le ministère a été agréable à plusieurs et les a

 

1 Eccli., 3. — 2 Eccli., 31. — 2 Rom., 15.

 

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portés à louer Dieu. — L'intégrité est requise ensuite en toute bonne oeuvre , ou autrement il n'en faut rien diminuer, ne point agir par manière d'acquit, parce qu'on est sous le regard des hommes , mais tout accomplir parfaitement et comme la chose l'exige. Enfin il faut de la circonspection selon que le demandent les divers offices, ce que l'on comprendra mieux par un exemple. Ainsi vous avez à remplir les fonctions de réfectorier , vous devez veiller pour que tout soit servi dans le temps convenable, en la manière voulue et partagé scrupuleusement , pour que rien ne manque des choses requises au service de la table, ou que vous ne commettiez aucun oubli dans l'accomplissement de votre ministère. Tout ce qui est nécessaire doit se trouver à temps. Il est inconvenant que toute la communauté attende par la faute d'un seul homme. Il faut donc avoir soin de mettre sur la table avant l'arrivée des frères les divers plats , les fruits et autres aliments destinés au repas. Lorsqu'on apporte successivement chaque chose , on retient trop longtemps la communauté à table, et c'est la faute des ministres. Ensuite , lorsqu'on sert un mets , il convient de l'offrir tout préparé. Si l'on donne des noix , on doit les casser auparavant; si l'on présente des herbes crues, il faut commencer par les laver; il en est ainsi des autres choses. Il faut également, si on le peut, donner à chacun une portion de chaque plat, car il y a des hommes assez grossiers pour ne faire aucune distinction entre les supérieurs , les anciens ou les étrangers. Les choses communes, comme le sel et

 

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l'eau , ne doivent jamais manquer sur la table, et un ministre prévoyant les y place d'abord. L'eau n'est pas seulement nécessaire pour affaiblir le vin, mais encore pour plusieurs autres usages. On doit aussi mettre une cuiller pour chaque plat, si l'on ne veut point qu'on y prenne avec les doigts , et, comme dit Hugues , qu'on semble chercher en même temps à laver ses mains et à remplir son ventre (1). Les chats et les oiseaux gardés dans nos maisons pour détruire les insectes , ne doivent point être soufferts au réfectoire pendant le repas; cela n'est ni bien, ni utile. — C'est ainsi qu'on doit être attentif en tout ministère aussi bien qu'en celui-ci ; car il est écrit : Faites toutes choses avec diligence; et encore : Agissez avec empressement, et le Seigneur vous traitera favorablement. — Vous ferez toutes ces choses dans la crainte du Seigneur, avec fidélité et un coeur parfait (2).

On observe l'honnêteté dans ses actions quand tout se fait avec maturité et un certain dehors de religion , quand en toute chose on trouve une propreté parfaite, car tout cela convient à un religieux.

 

CHAPITRE XXIII. De la discipline dans le marcher.

 

Que les novices considèrent attentivement, dans la discipline touchant le marcher , le mode et la discrétion à apporter en cet acte. Le mode , pour être

 

1 Mon. ad nov., c. 21. — 2 Par., 19.- 11. – 9.

 

 

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honnête, demande qu'on ne marche point d'un pas impétueux et rompu, la tête élevée avec prétention , la poitrine en avant , ou bien la tête penchée sur l'épaule , les mains pendantes et sans retenue. Toutes ces choses annoncent la légèreté ou l'orgueil , ou la paresse , ou l'hypocrisie. Il faut aussi garder la discrétion en marchant , si l'on ne veut point être compté au nombre de ceux dont il est dit : Il n'y a aucun jugement dans leur démarche (1). On marche sans jugement quand on le fait sans nécessité ou sans ordre. La nécessité exclut les courses inutiles , et l'ordre retranche la confusion qui naît du désordre. Les novices devront donc éviter un va et vient inutile par la maison , le jardin et au dehors , car c'est là l'indice d'un esprit instable. Qu'on ne les voie point errants dans le monastère, aller sans motif d'un lieu à un autre, d'un frère à un autre frère, ou fréquenter le parloir et autres endroits où l'on peut apprendre des nouvelles et trouver des occasions de causer; mais qu'ils aiment à résider en silence dans les lieux accordés à leurs usages, comme l'église, leurs cellules, le chapitre, s'ils sont étrangers, ou autres lieux spécialement désignés. Sous aucun prétexte ils ne doivent, sans être appelés , aller dans les salles particulières, comme la cuisine, l'infirmerie, le lieu où l'on reçoit les étrangers , ni se mêler à l'assemblée des frères ou aux religieux occupés à prendre leur nourriture. Qu'ils n'osent surtout les approcher alors ou demeurer avec eux, à moins que ceux-ci n'aient un

 

1 Is., 59.

 

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besoin évident de leurs services; car c'est un indice d'effronterie de ne point craindre d'approcher ainsi les autres pendant leurs repas. Cependant, si la nécessité les contraint quelquefois d'aller en des lieux dont l'entrée ne leur est pas permise, ils peuvent frapper un peu à la porte afin que quelqu'un sorte pour leur parler , ou qu'étant appelés ils entrent avec plus d'assurance et d'une façon plus polie.

Ils ne doivent pas non plus aller dans le jardin sans permission, à moins qu'ils n'y soient envoyés ou appelés par un profès; et , après l'avoir quitté ou leur affaire terminée , qu'ils se hâtent de revenir aux lieux destinés à leur usage. Cependant le maître des novices peut, par lui-même ou un autre des supérieurs, les envoyer tantôt les uns , tantôt les autres, ou même tous ensemble se promener dans le jardin , soit pour se récréer, soit pour se livrer à des entretiens édifiants lorsqu'il le jugera convenable.

Qu'ils ne cherchent pas, au temps du noviciat, l'occasion de sortir de la maison ni d'aller visiter leurs parents , car ils ne trouveront point le Seigneur parmi leurs proches ni leurs amis. Comment donc, ô bon Jésus! s'écrie saint Bernard, vous rencontrerai-je parmi mes parents, vous qui n'avez point été trouvé parmi les vôtres (1)? Si quelquefois il leur arrive de sortir de la maison avec la permission du supérieur, qu'ils aient soin d'en avertir leur maître, et qu'ils fassent la même chose pour toutes leurs autres actions notables.

 

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Un religieux doit s'appliquer à garder l'ordre dans le marcher, surtout au milieu de ses frères ; ainsi , dans les processions, il faut observer celui à côté duquel on se trouve placé; de même au choeur, au réfectoire, lorsqu'on va à l'église pour les grâces, partout en un mot , chacun doit se tenir à sa place et ne point aller à un autre choeur, un autre réfectoire , un autre cloître ou ailleurs , sans y être contraint par un motif raisonnable. A l'église , qu'on ne passe pas facilement entre le pupitre placé au milieu du choeur et l'autel, surtout pendant les offices, à moins qu'il n'y ait point de passage libre ailleurs; et en passant derrière , on ne doit point saluer directement en face du pupitre pour ne pas sembler lui rendre ses hommages , mais on le fait d'une manière plus convenable en choisissant l'un ou l'autre des côtés du choeur pour s'incliner.

Il y a aussi dans le marcher un ordre de respect et de décence ; ainsi , un jeune religieux ne doit point marcher au hasard en avant d'un ancien , ou passer trop souvent devant lui et trop près de lui quand il peut faire autrement. A l'église aussi, pendant l'office solennel, il est inconvenant de passer sans nécessité entre le sous-diacre , le diacre et le prêtre, et devant les frères, en traversant dans toute sa longueur l'espace laissé libre entre eux et l'endroit où ils se mettent à genoux; mais il faut choisir l'entrée la plus proche des siéges vides pour se rendre à sa place, à moins que le respect dis à certaines personnes n'oblige , pour ne point, passer devant elles , à faire autrement.

 

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CHAPITRE XXIV. De la discipline dans les divers offices des

membres.

 

Il faut aussi s'appliquer à observer la discipline dans les autres offices des membres du corps , comme les yeux , la bouche , les bras et les mains. Nous allons donc en dire brièvement quelques mots.

Les hommes désireux de ne rien faire de contraire à l'honnêteté doivent apporter le plus grand soin à ne point laisser leurs yeux errer çà et là , à ne point les élever d'une façon inconvenante à table et surtout au choeur, car il est écrit (1) : L'insensé a toujours les yeux égarés; et encore : L'orgueil du coeur rend les yeux altiers (2). Le Prophète a élevé les yeux , il est vrai , mais c'était pour implorer le secours du ciel (3). Le Seigneur Jésus les a élevés aussi , mais pour accorder des bienfaits (4). Et vous aussi , si vous considérez bien le lieu , le motif et le temps , vous lèverez les yeux vers vos besoins et ceux de votre frère. Non-seulement je ne vous blâme pas alors , mais je vous approuve beaucoup : d'un côté votre propre misère vous excuse; de l'autre, la miséricorde vous rend digne de louanges. Si au contraire d'autres raisons vous excitent , je ne vous dirai plus un imitateur du Prophète ni du Seigneur, mais de Dina , d'Eve ou plutôt de Satan.

 

1 Prov., 17. — 2 Prov., 21. — 3 Ps. 121. — 4 Joan., 6.

 

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Que nos novices ne se laissent pas aller facilement à rire , et qu'ils évitent de crier en parlant. Le rire surtout est messéant à la gravité d'un religieux; c'est une chose indigne de lui d'agir en cela comme un enfant. Il ne lui est pas permis de rire aux éclats et d'une manière dissolue , mais la douce gaieté de son visage doit manifester la joie de son coeur. En donnant la paix , qu'on ait soin de tenir les lèvres fermées : il est inconvenant de les ouvrir alors. Qu'on ne se mouche jamais en face des autres, mais en se tournant de côté. Il faut en faire autant pour cracher, surtout lorsque l'on se trouve en l'assemblée des frères ; éviter également de couvrir de crachats les endroits où la communauté se réunit , comme le choeur et autres lieux , pour ne point blesser le regard des autres. Il y en a plusieurs qui ne craignent pas de cracher devant leur place à l'église et en présence des frères.

Que l'on s'abstienne entièrement de toute extension notable du corps et des membres , de bâillements et autres mouvements qui ont coutume de blesser les bienséances. Lorsqu'on éprouve de pareils besoins, il faut retenir et son corps et ses bras , et ne pas les étendre avec une telle paresse. Il est inconvenant pour un homme honnête de se laisser aller à un semblable défaut. Qu'on évite également les jeux de main : il en résulte de grands périls et le chagrin a souvent coutume de succéder à un simple amusement. Après le repas , que l'on s'éloigne soigneusement de toute plaisanterie démesurée et d'une trop grande abondance de paroles. On doit , il est vrai , ne jamais

 

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se permettre la moindre légèreté tant soit peu dissolue; mais c'est surtout après le repas que pareille chose est honteuse, soit qu'elle ait lieu en présence d'un seul frère ou en présence de la communauté. Toute action de ce genre devant les religieux réunis est véritablement de la dernière inconvenance. Il est encore contraire à l'honnêteté de prendre un frère par sa ceinture ou par la main , de porter nonchalamment en sa main des fleurs , des fruits on un bâton ; c'est même en quelque sorte le signe d'une âme déréglée.

En se lavant les mains, quand on verse de l'eau . il faut éviter de prendre le vase par la partie supérieure, surtout quand les mains sont déjà mouillées. nais avoir soin de le pencher de côté en le tenant par l'anse, de peur que les gouttes répandues sur les mains, venant à se détacher, ne gâtent le reste de l'eau. — Au lit on doit se placer de la manière la plus honnête, ne point se coucher sur le dos, ni lever les genoux , ni reporter ses pieds sur ses jambes. C'est. une témérité de mépriser comme frivoles ces choses et autres semblables. Certaines inepties en des points sans importance défigurent quelquefois tout l'éclat d'une bonne vie. Souvent de légères taches se répandent peu à peu par notre négligence , et toute notre personne en est souillée.

 

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CHAPITRE XXV. De la discipline dans le vêtement.

 

On peut considérer la discipline dans le vêtement quant à l'étoffe destinée à le confectionner, quant à la forme du vêtement lui-même , et quant à sa propreté.

L'étoffe ne doit point être d’un trop grand prix, ni sentir la mollesse ni le luxe. Saint Pierre interdit même aux femmes les habits précieux , et ceux qui portent des vêtements délicats sont dans la maison des rois (1). Il doit sans doute y avoir une différence entre les riches du palais et les pauvres du cloître. La mollesse des vêtements est un indice de la mollesse de l'âme. L'Evangile blâme le luxe et l'éclat dans le riche. qui prend ses repas sur la pourpre. Le luxe dans les habits, alors même que le prix en serait médiocre. est toujours un vice en des hommes dont le but est de dire pénitence. Que les novices ne fassent donc aucun cas de la valeur des étoffes , de leur éclat et d'une mollesse inconvenante à la vie religieuse. Qu'ils aient honte et qu'ils refusent de tout leur pouvoir de juger autrement que les saints de la valeur des vêtements , et d'introduire une coutume vicieuse. Seigneur Jésus vos langes nous sont un signe , mais un signe auquel beaucoup contredisent, jusqu'à ce jour (2).

 

1 Pet, 3. — Mat., 11 . — 2 Bern., s. 4, de Nat. Dom.

 

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Quant à la forme des vêtements , l'honnêteté exige qu'ils ne soient ni trop larges ni trop étroits. Il faut éviter toute longueur ou largeur superflue soit pour les manches, soit pour le capuce ou le collet du capuce. Mais on ne doit pas non plus défigurer son vêtement en pratiquant des ouvertures autour de la ceinture , ou en y adaptant certaines afféteries.

Il y a une forme convenable pour un religieux , et une qui ne l'est pas. Ainsi il est inconvenant pour lui d'avoir en ses habits quelque chose de recherché contre l'usage de sa religion : par exemple , si le collet de son capuce se trouve replié et arrondi selon la coutume des gens du monde , ou si le capuce lui-même étant rabattu enserre ses joues avec une certaine affectation. L'habit est convenable quand il satisfait à l'honnêteté et non à la vanité, quand il est porté d'une manière honnête , quand il est disposé de la sorte selon le lieu et le temps, quand il est ceint avec décence et dans une juste mesure. Si d'un côté on le laisse traîner d'une façon trop notable, si d'un autre on omet d'apporter à le bien disposer le soin voulu, c'est de la sottise, ou de la négligence ou de l'hypocrisie. Il faut surtout avoir une grande attention à bien adapter au collet la partie destinée à couvrir la poitrine , de sorte que le collet ne descende pas jusque sur la poitrine elle-même , ou que nos vêtements intérieurs ne scient point exposés au regard des autres, ce qui est tout-à-fait contraire à l'esprit religieux.

On doit également éviter toute affectation dans la

 

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manière de porter ses vêtements , comme de se cacher la bouche ou le menton sous son capuce, de marcher en tenant sa robe par le côté à la manière des dames, de laisser pendre sa manche au dehors en mettant la main dans son sein. Quand la nécessité oblige de porter ainsi sa main, .même pour un moment, il faut retenir avec soin sa tunique de l'autre main pour l'empêcher de pendre d'une façon inconvenante et laisser ignorer à ceux qui sont proches de nous ce que nous faisons. Tout le monde comprend combien il est contraire à la religion de tenir ses deux mains dans sa poitrine , alors que la nécessité permet à peine d'y en porter une seule pour quelques instants. C'est la marque d'un corps sans vigueur et incapable de remplir les offices propres à ses divers membres, de laisser ses manches flotter sans être retenues. Lorsque l'âme s'affranchit de sa garde intérieure , les membres s'agitent et se remuent au dehors sans aucune réserve; on néglige tout soin de la discipline tant pour les vêtements que pour le reste , et ainsi le désordre du corps indique l'état de l'âme.

Il y a encore d'autres défauts à éviter dans la manière de porter ses vêtements. Certains insensés, dit un auteur, arrangent leurs habits autour de leur corps avec un art affecté; d'autres les agitent et les jettent au vent avec prétention , et ils nous découvrent par là la légèreté de leur esprit; d'autres balaient la terre de leur robe, baissent à dessein les épaules, ou plutôt ils ferment leur marche à la manière des renards , en laissant traîner une queue à leur suite, et partout

 

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où ils passent, ils soulèvent la poussière en tourbillons.

La disposition du vêtement varie à raison de nos occupations et à raison de la société où nous nous trouvons; il faut donc considérer encore la discipline sous ces divers points de vue. Dans le travail , il est nécessaire , tant pour agir plus promptement que par propreté, de s'arranger d'une manière honnête selon que l'exige la nature de notre ouvrage. Ainsi l'on peut relever sa robe autant qu'il est utile , retrousser ses manches autant qu'il convient afin de les empêcher de retomber d'une façon désagréable sur ses mains et sur son travail. Il faut surtout agir de la sorte en particulier. Une telle disposition est tolérable et même louable quand on est seul; mais elle ne convient pas en public et surtout devant les étrangers. Lors donc qu'on se trouve en présence de telles personnes ou de la communauté, on doit revenir, autant que possible, à l'usage commun et pour les manches et pour le reste. Si la tête est nue , il convient de la couvrir de son capuce. En tout endroit public, comme au choeur , au réfectoire et ailleurs , en présence de la communauté des frères et surtout des étrangers, la bienséance exige d'un religieux qu'il ait la tête couverte, à moins que le respect dû à son ministère actuel ou à certaines personnes ne l'oblige à faire autrement. Cependant on ne doit pas , sans une cause raisonnable , trop enfoncer son capuce sur sa tête devant les frères ou les étrangers ; car une telle action dénote l'hypocrisie et, par sa singularité, attire sur

 

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son auteur les regards de tous. Il convient donc en public de se couvrir la tête et non le visage. Lorsqu'on lave les pieds à un religieux , celui envers qui s'accomplit un pareil acte au nom du Seigneur , doit demeurer la tête couverte s'il le peut commodément , se tenir dans l'humilité, parler peu, et recevoir ce service de charité avec crainte et dévotion. Il est inconvenant là où ailleurs de trop se découvrir les jambes , et il faut les environner soigneusement de sa robe; car toute nudité est un déshonneur pour les personnes religieuses , et même tout coeur honnête s'efforce avec la plus grande diligence de ne jamais laisser nue la moindre partie de son corps, s'il n'y est contraint par une nécessité évidente. On lit de saint Antoine qu'ayant à traverser un fleuve, il pria son compagnon de voyage de se retirer un peu à l'écart pour ne point paraître nus aux yeux l'un de l'autre. Le compagnon se retira ; mais le saint voulant quitter ses vêtements, se sentit rougir , et pendant qu'il examinait ce qu'il avait à faire , la vertu céleste le transporta sur l'autre rive du fleuve. Ainsi le Seigneur eut pour agréable , sans aucun doute, l'honnêteté du saint. — Quand aux vêtements de dessous et à ce qui est en dehors de la forme régulière et commune, soit dans les habits , soit en autre chose , il faut les cacher de son mieux. Ainsi , l'on ne peut porter en religion une aumusse en dehors du capuce.

Il nous reste donc à parler de l'usage habituel et persévérant de l'habit religieux et de la nécessité de le conserver propre. L'usage de notre habit en tant

 

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qu'habit est considéré comme une marque spéciale de la vie religieuse, et il doit être porté sans interruption, en sorte qu'un frère cesse d'être religieux s'il se dépouille même pour peu de temps de son vêtement de religion sans y être forcé par une nécessité évidente. Un religieux dépouillé de son habit ressemble à une personne du siècle réduite à la nudité. — Il faut veiller, en s'asseyant ou en faisant les génuflexions , à ne point faire contracter la moindre tache à cet habit. Et si quelquefois il lui arrive , soit par la sueur, soit par une autre cause quelconque, d'en recevoir l'empreinte , il faut alors le laver au plus tôt , surtout si ces taches sont dans un endroit apparent. Ainsi l'on doit faire disparaître avec une diligence souveraine celles que la sueur a coutume de former sur les bords du capuce autour des joues. Un ordre religieux qui n'a aucun soin de la propreté, inspire le dégoût; on blâme également en ce point et un soin excessif et une négligence extrême.

 

CHAPITRE XXVI. De la discipline à observer parmi les frères dans les endroits communs.

 

Que les novices enfin se conduisent avec ordre et selon la discipline en tous lieux : au réfectoire , à l'oratoire , au dortoir et autres endroits ou les frères ont coutume d’aller sans en excepter un seul. Que

 

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jamais ils ne troublent , en parlant à demi-voix ou en faisant du bruit sous prétexte d'une occupation quelconque, les religieux appliqués à la prière ou à l'étude, ou qui se reposent. Que personne dans l'oratoire ne fasse rien d'étranger à la destination de ce lieu et au nom qu'il porte. Si donc des frères , en dehors des moments marqués , ont le temps et la volonté de vaquer à la prière , ils ne doivent éprouver aucun empêchement de ceux qui pourraient s'imaginer avoir quelque chose à faire en ce lieu.

De même, lorsqu'on va au dortoir pendant le repos des frères , on ne doit point marcher avec bruit, mais s'avancer doucement et comme à la dérobée. C'est une faute de déranger ceux qui dorment, soit en préparant son lit , soit de toute autre manière. Quand on se lève, il faut couvrir son lit et ne pas le laisser en désordre comme l'animal fait pour sa couche. S'il semble inconvenant à tout le monde de s'entretenir de choses dignes du silence , que l'on se souvienne bien qu'il est plus révoltant encore de faire la moindre de ces choses en ce lieu. Il ne convient pas non plus de porter avec soi de quoi se couvrir davantage comme si l'on devait y mourir de froid. Au dortoir un religieux doit demeurer dans un profond silence et la tête entièrement couverte. Causer en ce lieu , y regarder de côté et d'autre sans nécessité et la tête découverte, n'est pas l'action d'un religieux, mais d'un bouffon. Là il faut observer la bienséance dans la disposition de ses mains et de ses vêtements. Là tout homme bien élevé doit veiller avec un soin suprême à ne

 

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blesser personne ni par lui-même ni par sa négligence Là il faut apporter la plus grande attention en satisfaisant aux besoins de la nature , pour ne choquer en rien l'honnêteté; et il faut éviter en tout temps de le faire en un lieu où l'on pourrait être vu des autres : car, dit un auteur, beaucoup de choses peuvent se faire honnêtement, que l'honnêteté empêche de voir.

Enfin , il y aurait tant à dire touchant la discipline particulière à chaque office et à chaque lieu , qu'il est à peu près et même impossible d'entrer dans tous les détails. Cependant on peut appliquer à une multitude de choses ce que nous avons écrit jusqu'à ce moment. Ainsi jamais un frère ayant les sentiments de l'honnêteté ne doit stationner à l'entrée des endroits affectés aux usages de la communauté , et là où les frères ont coutume de passer, surtout aux endroits réservés à des services particuliers. Quand ils entrent ou quand ils sortent , ils doivent fermer la porte de ces lieux , de peur que des étrangers arrivant ne trouvent les autres frères occupés et non préparés à les recevoir. Il est défendu aux religieux d'inviter les gens du dehors, même leurs amis , à visiter les endroits réservés à la communauté. Si quelquefois , cédant à leurs instances, on leur permet de les leur montrer, il faut se borner à les conduire dans les salles les plus communes, et ne pas les introduire dans tous les angles et recoins de la maison , leur faire voir chaque chose de la porte et aussi rapidement que les convenances le permettent, et dérober à leurs regards tout ce qu'il est possible de cacher. Il n'y a plus de

 

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religion là où toutes choses sont exposées à la curiosité de tous. On doit encore dans ces visites ne point re-tenir en aucune façon les étrangers aux endroits oit les frères se trouvent en grand nombre. En disant. toutes ces choses aux petits , j'excite , il est vrai , le sourire de ceux qui sont plus avancés; mais là où il y a profit pour l'âme, il faut savoir mépriser les railleries.

 

CHAPITRE XXVII. Comment on doit vivre au milieu des personnes du siècle.

 

Il nous faut voir maintenant comment les novices doivent se comporter vis-à-vis des étrangers, à la ville, en voyage, à l'église, à la maison, dans les conversations et les repas. Quand ils sortent de la maison, ils doivent veiller à observer la discipline envers leur compagnon et envers eux-mêmes. Il convient à la dignité de la vie religieuse que nous ayons un frère qui nous accompagne et comme consolation et comme un signe d'honneur. Que les religieux, dans les endroits habités, s'attachent donc toujours à leur compagnon de voyage, surtout si c'est un ancien; qu'ils ne s'en séparent jamais même en demeurant sous un même toit, et qu'ils puissent au moins ne jamais le perdre de vue. Qu'ils se conservent eux-mêmes dans une parfaite discipline en leurs regards , leurs paroles, la disposition de leurs vêtements et le

 

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maintien de leurs membres. Qu'ils ne laissent pas errer leurs yeux sur les places publiques, et qu'ils les détournent, selon l'avertissement du Sage, pour les conserver étrangers à la vanité (1). Ils doivent s'abstenir prudemment de trop longs entretiens avec les séculiers, tenir leurs mains d'une façon conforme à la religion , et ne jamais paraître dans le monde la tête découverte , avec une aumusse , ou autre chose contraire à la discipline. Il ne convient pas d'entrer de prime-abord dans les maisons des séculiers ou des religieux sans qu'ils en soient avertis; mais il faut les appeler de la porte, ou frapper, ou leur faire connaître autrement sa volonté ou son dessein. L'homme bien élevé, dit le Sage, se tiendra dehors (2). Il ne faut pas non plus errer sans guide dans les maisons des personnes du monde ou les salles des communautés religieuses.

 

CHAPITRE XXVIII. Comment doivent vivre legs religieux en voyage.

 

Les frères , en voyage , doivent se comporter religieusement et avec prudence vis-à-vis de la société où ils se trouvent et vis-à-vis d'eux-mêmes. Qu'ils aient donc soin de se tenir en garde contre la société des personnes du sexe, des bouffons, et, à raison du péril qui en résulterait pour eux, des hommes adonnés

 

1 Eccli., 9. — Ps. 118. — 2 Eccli., 21.

 

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aux maléfices. Il est inconvenant pour un religieux d'avoir des rapports trop particuliers avec ces personnes, si ce n'est pour un moment en vue de leur bien spirituel. Cependant il faut , en s'éloignant de telles personnes , agir selon les règles de la prudence. Les religieux en voyage ne doivent point se séparer trop les uns des autres, et se tenir à distance telle qu'ils ne puissent ni se voir ni s'entendre. Il convient à des religieux d'aller deux ensemble, et il n'est ni sûr ni à propos pour eux de demeurer trop éloignés l'un de l'autre : une telle séparation leur est un danger, elle est un scandale pour ceux qui les rencontrent.

Vis-à-vis d'eux-mêmes, les frères en voyage doivent se conformer aux lois de la discipline dans leurs actions et leurs paroles. Dans leurs actions, que l'on voie briller l'honnêteté , la dévotion et la discrétion. Qu'ils évitent , pour ne blesser en rien l'honnêteté , tout désordre, soit des mains , soit d'une autre sorte , qui pourrait arriver dans la marche. Beaucoup d'inconvénients ont coutume de suivre du moindre relâchement , et les hommes nous voient fréquemment alors que nous l'ignorons. Il ne faut donc point trop se découvrir les bras , relever ses vêtements ou les arranger d'une façon messéante à un religieux. — Les frères vraiment pieux regardent comme un devoir aussi, en rencontrant une église ou une croix , de témoigner leur respect par une inclination dévote , et de ne point passer devant un cimetière sans dire quelque prière pour les défunts.

 

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La discrétion nous apprend à examiner à l'avance, par une mûre considération , les choses que nous avons à faire et à nous garder de celles que nous devons éviter. L'homme accoutumé à ne jamais considérer ses actions à venir , agit en tout sans précaution. Il faut aussi modérer la fatigue du voyage , selon le conseil d'un ancien, de peur que l'esprit de dévotion n'y trouve sa ruine , entendre la messe et faire au peuple une sainte exhortation s'il y a un concours suffisant. Mais avant tout il faut payer dévotement la dette de l'office divin, si l'on ne veut se montrer des vagabonds plutôt que des religieux et être convaincu de faire de l'accessoire le principal contrairement au but de l'état religieux. Il faut encore interrompre son voyage aux fêtes solennelles , ne point dormir le long du chemin , ce qui est une chose dangereuse et inconvenante, et ne point accepter l'hospitalité, même quand il est tard , chez des personnes mal famées.

On doit, en parlant, observer la discipline tant par rapport aux paroles elles-mêmes qu'à la manière dont on les prononce. Lorsqu'on rencontre quelqu'un sur sa route, il faut saluer humblement. Il appartient aux anciens d'adresser des paroles d'édification ou d'encouragement à leurs compagnons de voyage et aux autres personnes avec lesquelles il leur arrive de s'entretenir. Ils doivent reprendre ceux qui pèchent en leur présence, non avec rigidité, mais avec modestie et humilité, et les amener au bien par des raisons et un langage plein de douceur et prêcher en

 

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quelque sorte à toute créature le saint Evangile (1). Saint Philippe a baptisé l'eunuque sur son chemin ; saint Martin a converti un voleur qui voyageait avec lui (2). Si l'on n'a point de personnes étrangères en sa société , il est convenable que l'on s'entretienne de Dieu avec son compagnon de voyage. Les deux disciples d'Emmaüs parlaient du Seigneur durant leur voyage , et le Seigneur est venu se joindre à eux (3). Il est bon, pour alléger l'ennui du chemin, de raconter les exemples des anciens Pères, ou d'autres choses propres à toucher le coeur ou au moins à éclairer l'intelligence. Il est bien humiliant de ne pouvoir passer son temps qu'en discours frivoles ou insensés. Malheur à ceux qui se taisent de vous, Seigneur! en parlant ils sont muets. Les religieux ont coutume aussi d’occuper leurs voyages en récitant les Litanies, les psaumes de la pénitence, les psaumes graduels, etc. , soit en commun , soit en particulier, et surtout avant tierce, ou bien de s'appliquer à de saintes méditations.

Mais en conversant de la sorte, il est tout-à-fait convenable de le faire d'une voix peu élevée. Ainsi, il faut éviter de prendre un ton bruyant, ce qui est toujours messéant à une personne religieuse, et veiller sur ce point avec plus de soin encore lorsqu'on voyage en des chemins couverts ou en des bois; car , selon le proverbe , les bois ont des oreilles , comme les champs et les plaines ont des yeux. Que les religieux s'abstiennent donc , en de tels lieux , de tout ce qu'ils ne voudraient point dire devant les gens du monde,

 

1 Act., 8 — 2 Sulpit., in vit. s. Mart. — 3 Luc., 24.

 

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à moins qu'ils ne parlent à voix basse et en latin. Plusieurs fois, nous le savons, des hommes ont eu à souffrir bien des déboires pour avoir été imprudents en cela. Qu'ils ne chantent point en voyage , et surtout sur les airs du siècle , même de bonnes choses; car les laïques , en les entendant, ne comprennent que le son. Et ensuite , dans leurs chants , il ne convient pas que les religieux élèvent beaucoup la voix. Si nos frères , en allant au milieu des hommes , négligeaient d'éviter la dissolution , les disputes bruyantes, les altercations et autres choses capables de blesser les fidèles, je ne craindrais pas de dire qu'ils ont perdu toute crainte et qu'ils n'ont aucun zèle pour l'ordre. Or , le religieux qui n'éloigne pas le scandale de sa religion , déroge à son propre honneur et nuit à son salut. Celui qui est un enfant fidèle de sa religion regarde comme considérable de lui causer le moindre préjudice.

 

CHAPITRE XXIX. Comment il faut se comporter dans les églises des séculiers.

 

Lorsque nos frères , arrivés en une communauté ou dans une ville , se rendent à l'église , ils doivent en y entrant se rappeler ce verset du psaume : J'entrerai dans votre maison, et, rempli de votre crainte, je vous adorerai dans votre saint temple (1), puis, se

 

1 Ps., 5.

 

découvrant la tète, faire le signe de la croix, et ensuite se prosterner humblement soit devant l'autel, soit dans un autre lieu propre à la prière où leur compagnon plus ancien s'est déjà retiré. Après avoir prié dévotement autant que Dieu le leur accordera , ils se lèveront et pourront aller aux affaires qui les appellent en cet endroit. Nous devons toujours, comme des hommes véritablement voués à l'Evangile et à l'Eglise, commencer par visiter le lieu saint si nous le pouvons. Nous suivons en cela les exemples des saints Pères qui nous ont précédés dans l'ordre, ou plutôt ceux du Sauveur; car l'évangéliste saint Matthieu nous raconte que Jésus, étant entré à Jérusalem, alla d'abord au temple (1). La Glose nous dit sur ce passage : En agissant ainsi, le Seigneur nous donne un exemple de religion, afin de nous apprendre, en quelque lieu que nous allions, à visiter d'abord la maison de la prière, s'il y en a une en ce lieu.

En assistant à la messe ou autres offices avec les étrangers, ils doivent s'y comporter humblement et honnêtement. Qu'ils ne se tiennent pas sur leurs siéges à la manière des grands du monde, ou comme des personnes ennuyées et s'inquiétant fort peu de l'office; mais qu'ils s'approchent convenablement du livre si cela est nécessaire et qu'ils aident avec humilité les chantres en gardant toutefois la gravité et la modestie dans l'expression de la voix et dans les gestes. Si , pour éviter un trop grand dérangement , ils ne jugent pas devoir aller au livre, ils pourront

 

1 Mat., 11.

 

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néanmoins s'unir aux autres pour les chants communs , mais toujours sans trop élever la voix. Lorsqu'il s'agit de chanter un morceau à part, comme un alleluia, un répons, ils ne doivent point se joindre à des séculiers, s'ils le peuvent sans choquer personne. Alors non-seulement il faut veiller à bien accomplir les choses dont nous avons parlé , mais encore être attentif à se tenir d'une manière convenable, à observer la discipline dans les regards, les paroles, l'habit, l'uniformité des actes et dans tout ce qui a rapport à l'honnêteté. C'est une faute vraiment répréhensible, de porter çà et là ses regards et de se livrer à des entretiens pendant la célébration de la messe. Les canons interdisent pareille chose aux clercs séculiers. C'est encore une faute d'affecter des manières mondaines dans la disposition de ses vêtements. Ainsi, il ne convient pas de rabattre son capuce au milieu des hommes, excepté à l'Evangile et autres endroits de l'office où la coutume a introduit cet usage. Enfin, pour l'uniformité, ils doivent, en assistant à l'office, faire attention à deux points : 1° à ne pas scandaliser par leur manière d'agir différente de celle des autres en des choses qui ne blessent en rien l'honnêteté; ainsi à Magnificat, au symbole de prime, lorsque les autres se tiennent respectueusement debout, ils ne doivent pas demeurer assis, quand même ils ne réciteraient pas cette partie de l'office; 2° à observer un accord mutuel lorsqu'il faut demeurer debout ou assis, ou bien se prosterner, et à faire ces actes en même temps. Ceux qui sont regardés comme n'ayant qu'un coeur et

 

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qu'une âme, ne doivent différer en rien extérieurement. L'uniformité des actes aide et indique l'uniformité des esprits. Le frère compagnon d'un ancien doit aussi se conformer humblement à sa manière d'agir. Quand nous officions avec des religieux, il faut observer leurs usages; avec d'autres qui ne connaissent pas le rit des inclinations, pendant les collectes on se tient debout respectueusement et la face tournée vers l'autel, aux jours de fêtes. Quand on prononce le nom de la Vierge bienheureuse ou d'autres saints honorés d'une manière particulière, on fait une inclination. Aux jours de la férie on se prosterne pendant les oraisons. C'est la coutume de se tenir toujours debout pendant la préface et l'Agnus Dei. Si quelquefois nous jugeons à propos de célébrer chez des étrangers, il ne faut point, sous prétexte d'uniformité, changer l'usage de notre ordre en cette action, ni le mettre de côté, à moins que la nécessité ne nous en fasse un devoir; car en variant ainsi témérairement selon la coutume des diverses églises , nous nous ferions regarder comme des gens instables et n'ayant aucun usage particulier. Cependant, on peut dans les bénédictions qui ont lieu après la messe , suivant l'habitude des différents pays ou en d'autres choses qui ne préjudicient en rien à l'observance régulière , se conformer aux pratiques établies aux lieux où l'on se trouve.

 

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CHAPITRE XXX. De la discipline à observer dans les hospices.

 

Dans les hospices, nos religieux doivent s'appliquer en tout avec humilité et prudence à observer la discipline. Leur humilité apparaîtra envers les personnes dans leurs conversations, s'ils se montrent pleins de déférence pour ceux qui sont plus élevés, s'ils parlent à ceux d'un rang moindre et aux pauvres avec affabilité et bénignité comme à des frères. Leurs entretiens ne doivent en rien sentir l'orgueil. Qu'ils ne prennent jamais la première place; mais s'ils y sont invités, qu'ils ne la refusent pas outre mesure. Cependant en tout ils garderont l'honneur dû au frère plus ancien dont ils sont accompagnés et qu'ils doivent toujours faire passer en avant. L'humilité rejette et une honnête modestie refuse tout ce qui semble favoriser l'orgueil ou la mollesse. Cependant on conserve mieux l'humilité en acceptant avec simplicité que par un refus obstiné. Ce refus surtout est répréhensible quand il est manifestement contraire à la volonté d'un religieux plus ancien. — On ne doit pas non plus, dans les hospices séculiers, se jeter indifféremment sur un lit pour s'y reposer durant le jour, ni fatiguer les habitants de la maison par trop d'exigence à se faire servir : il convient à des pauvres de se contenter de peu, et même il est bon de retrancher sur le nécessaire,selon le temps et le lieu. Que jamais les rapports les plus intimes ou même de parenté avec une maison ne nous inspirent d'agir d'une manière présomptueuse, comme de donner des ordres, de demander ce qu'il y a de plus recherché, de s'inquiéter des actions des personnes, de se mêler de la direction des affaires,

 

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après avoir abandonné ses biens propres pour servir Dieu plus librement.

Nos frères doivent aussi apporter la prudence nécessaire à se garder eux-mêmes avec une grande circonspection. Marchez dans la sagesse, dit l'Apôtre, avec les personnes du dehors (1). Et le Seigneur dit également : Tenez-vous en garde contre les hommes  (2). Il faut donc veiller sur soi non-seulement en public, mais encore en particulier. Ne considérez , dit un auteur, aucun lieu comme soustrait aux regards d'un témoin (3). Un frère racontait qu'il avait découvert, en certaines maisons des gens du monde, des fenêtres cachées d'où l'on pouvait découvrir aisément sans être vu les actions des diverses personnes reçues en ces maisons. — En été, lorsqu'on dort sur le midi, il est bon , si on le peut, d'avoir quelque autre vêtement à étendre sur soi , au moins jusqu'à la ceinture, de peur qu'il nous arrive pendant le sommeil de paraître dans une position indécente aux yeux des hommes; car on rapporte qu'il est arrivé à plusieurs, par ce manque de précaution, des choses humiliantes.

Notre prudence doit étendre sa circonspection et sa vigilance aux personnes, aux lieux, aux affaires

 

1 Colos., 4. — 2 Mat., 10. — 3 Senec., de mor.

 

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et aux choses reçues en dépôt. Pour les personnes, il faut avoir soin de ne jamais accorder trop de confiance aux hommes, alors même qu'ils seraient nos amis intimes ou nos proches. Nous devons donc apporter en tout temps une grande attention à nos paroles et à nos actions. L'homme spirituel qui juge de toutes choses et n'est jugé par personne, a coutume de faire précéder chacun de ses actes d'une triple considération : il se demande si la chose en son pouvoir est permise , si elle convient , si elle est utile. Que nos frères se montrent donc en tout comme des ministres de Dieu. Que dans leurs regards, leurs mouvements, leurs actions, ils soient sérieux, modestes et pieux comme il convient à des saints. Cependant il y a une mesure en cela, et il faut éviter de porter les choses à l'excès. Le discernement des diverses personnes de la société nous fournit la règle de conduite à tenir parmi les hommes. Les qualités et les positions diffèrent dans le monde; il faut savoir se conformer à ces différences. Le religieux prudent se conduit d'une façon diverse avec des personnes d'un rang distinct et avec toutes il se tient sur ses gardes. Il est simple, mais sans niaiserie; humble, mais sans bassesse; plein de douceur, mais sans flatterie; gai, mais non d'une joie dissolue; affable, mais sans vanité ni bouffonnerie. Quelquefois un homme sage peut, si les circonstances l'exigent , relâcher un peu de son austérité, mais jamais de façon à dépasser les bornes de la modestie. Il est permis, dis-je, selon les divers temps, de relâcher de sa gravité, mais non de la mettre de côté.

 

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Cependant il y a une faute à agir de la sorte quand on ne se propose aucun but utile ou convenable, quand le serviteur prudent de son Dieu ne reconnaît pas quel fruit peut produire ce relâchement.

Mais, comme les personnes bien élevées doivent considérer quelle sorte d'honnêteté convient selon les diverses personnes, que les religieux embrassent donc toujours ce qu'il y a de plus parfait en ce genre. Ils doivent autant que possible s'éloigner de la société des personnes du sexe, même de leurs proches, n'en point recevoir des services trop empressés , et ne jamais, sous aucun prétexte, se laisser laver les pieds par elles. Qui ne regarderait comme entièrement contraire à la bienséance religieuse de permettre à une femme de porter sa main sur notre tête ou tout autre membre du corps sans une nécessité évidente. Quand un religieux est en la société d'une femme ou s'entretient avec elle, il doit cacher ses mains et ne point les étendre, et même en tout rapport avec des personnes étrangères il convient de les tenir jointes, soit l'une contre l'autre, soit d'une autre façon modeste. Nos entretiens ont besoin du secours de la discipline. Que jamais un religieux ne se permette d'embrasser une personne d'un autre sexe, soit sa soeur, soit sa nièce, soit même une enfant; qu'il n'embrasse même pas aisément sa mère. Les soldats de Jésus-Christ doivent rester entièrement étrangers à de telles marques d'urbanité. C'est une chose à peine convenable pour eux d'embrasser un autre homme, excepté quand ils ne peuvent s'en abstenir sans scandale, à

 

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cause de l'usage , comme pour son père et d'autres hommes recommandables. L'honnêteté de la religion ne souffre pas qu'une personne religieuse prodigue indifféremment des baisers.

Enfin , la société des femmes est un danger pour notre âme. Il faut, comme dit un saint, entrevoir à peine leur présence et ne pas s'y arrêter, les approcher comme en passant et comme en fuyant. Il est plus sûr d'être dans l'impossibilité de périr que de demeurer sain et sauf en restant dans le danger. Je ne regarderai jamais comme chaste et comme honnête un homme qui n'a pas horreur de toucher une femme ou de s'en laisser toucher. Comment donc sera-t-il permis d'étendre sa main sur un objet qu'il est défendu de regarder? — Si nous voulons conserver la pureté du coeur, nous devons aussi environner nos sens du rempart de la discipline extérieure. Ainsi , il nous faut éviter avec soin les lieux qui pourraient être une occasion de danger ou de soupçon , ne jamais demeurer seul avec une femme en ces lieux, même pour un moment. Un jour, deux religieux étant venus loger dans une maison , la dame appela l'un d'eux à sa chambre comme ayant quelque chose de particulier à lui communiquer. A peine fut-il entré qu'elle le provoqua au crime et le menaça de crier et de l'accuser lui-même d'avoir voulu lui faire violence s'il ne consentait sur-le-champ à ses désirs. Le religieux, inspiré par le Seigneur, se mit à crier à l'autre religieux, qui était resté dans la salle avec plusieurs, de lui apporter aussitôt un livre. Alors le frère arrivant , la

 

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femme dut interrompre ses sollicitations criminelles , et le frère échappa ainsi aux mépris des hommes. Quelques-uns ont perdu leur réputation de la sorte , et ont même été soumis à de mauvais traitements. Celui qui évite les piéges est toujours en sûreté.; celui, au contraire, qui n'en tient aucun compte , est ou un insensé ou un homme pervers. Si pendant la nuit les religieux ont besoin d'aller par la maison de leurs hôtes, ils doivent le faire ensemble et porter une lumière avec eux comme des enfants de lumière.

Au reste, ils ne doivent point se mêler témérairement aux affaires temporelles des personnes du monde. S'il s'agit d'affaires spirituelles , c'est une chose différente, et alors il faut demander conseil sur ce que l'on a à faire aux hommes capables de nous conseiller et ayant mission pour le faire; mais il ne convient pas à un homme engagé au service de Dieu de s'embarrasser de nouveau dans les affaires de ses parents ou de ses amis, après avoir renoncé aux siennes en mourant au monde. Celui-là est un impie qui se montre cruel envers son âme par amour pour ses parents. Il est indigne d'un vrai religieux de se faire l'entremetteur de pareilles choses, soit en portant des lettres, soit en parlant pour cela. Si l'on est prié de s'en occuper, il faut les renvoyer à ceux qui peuvent les traiter sans inconvénient.

Que les religieux en voyage évitent toute négligence dans la garde des livres ou autres objets qu'ils ont emporté avec eux; mais qu'ils aient soin de les confier, avant de s'en dessaisir, surtout les livres, à

 

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une personne sûre et fidèle, pour les garder diligemment et les mettre à l'abri des morsures des chiens ; car nous savons que ces animaux traînent souvent les livres et les déchirent de leurs dents, malgré la couverture. Il faut aussi enseigner aux personnes à qui la garde de ces objets est confiée comment elles doivent les conserver. Cependant il est plus sage , durant la nuit, de les placer en un lieu sûr et proche de soi; car on a vu périr inopinément par le feu des livres remis à d'autres pour être soigneusement conservés.

 

CHAPITRE XXXI. De la discipline dans les conversations avec les séculiers.

 

Les novices et les jeunes religieux doivent observer d'une manière toute particulière la discipline dans leurs conversations avec les séculiers. Qu'ils soient donc peu empressés à parler, qu'ils le fassent avec prudence et à voix basse. — Qu'ils soient peu empressés à parler, ou autrement ils doivent se taire jusqu'à ce qu'ils soient interrogés, et même alors laisser répondre un religieux plus ancien, si ce n'est sur des choses sans importance et concernant leurs propres besoins , comme le boire et le manger , etc. Sur de telles choses chacun peut répondre pour soi , mais non pour son compagnon sans son assentiment ;

 

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car une réponse commune demande un consentement mutuel.

Qu'ils parlent avec prudence, que leurs paroles passent deux fois sous la lime avant d'arriver à leur langue, surtout si leur compagnon plus ancien étant occupé, on les questionne sur l'ordre, sur des personnes absentes, sur des bruits et autres choses considérables. Touchant la manière d'agir de l'ordre, soit pour le jeûne, soit pour le silence, etc., ils doivent prétexter qu'ils sont nouveaux en religion et renvoyer sur de tels points à leur compagnon plus ancien, car en croyant répondre sagement et à propos ils pourraient parler d'une façon insensée et tout-à-fait inopportune. Il faut éviter soigneusement de faire connaître les secrets de l'ordre, même à un homme profondément religieux ou un ami intime, aussi bien que ses statuts, si l'on peut les cacher sans grave inconvénient. Et alors même appeler ces choses non des statuts ni des lois, mais des coutumes de l'ordre établies dans la maison où l'on se trouve, et laisser croire que ces coutumes n'imposent aucune obligation en dehors de cette maison. En voyant nos frères agir contrairement à ces usages, les séculiers ne seront pas portés à les considérer comme des transgresseurs de leur règle. En effet, beaucoup de choses peuvent licitement être changées d'après une dispense de l'ordre ou des supérieurs. Ils éviteront également de faire l'éloge de leur ordre en descendant à des détails particuliers, mais, s'ils le jugent nécessaire, qu'ils le louent d'une manière générale, sans le comparer aux

 

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autres ni sans le moindre reproche pour aucun. C'est une triste façon de s'exalter, que de le faire en injuriant les autres; la détraction est un vice infâme qui souille notre âme, offense Dieu et scandalise le prochain. Et comme il est écrit (1) : La parole la plus secrète ne demeurera pas impunie, et le tumulte des murmures ne restera point caché, on est toujours un sujet de scandale pour ceux en la présence desquels on médit. Or, quand la vérité n'est point nécessairement en cause, il est certain que le premier venu ne peut licitement fournir une occasion de scandale, et qu'on ne peut sans être injuste lui ordonner d'agir ainsi, ni donner sans péché son assentiment à ses paroles. Si , dans la société , on parle au désavantage de personnes absentes et surtout de personnes religieuses, il faut toujours prendre parti en leur faveur et n'incliner en aucune façon du côté des médisants. Quelquefois il arrive aux gens du monde de tenir un pareil langage pour nous tenter, et non sincèrement. Un ancien frère, homme vraiment digne de foi, racontait qu'il recevait quelquefois la visite d'un homme du monde qui paraissait très-animé contre certains religieux. Le frère lui résistait fortement, repoussait sans se lasser ses accusations, et cherchait toujours à défendre à chaque visite ceux qui étaient l'objet de ses blâmes. Alors le détracteur admirant la persévérance bienveillante du frère, lui découvrit qu'il avait agi de la sorte pour éprouver la charité des ordres religieux les uns envers les autres, et il ajouta que

 

1 Sap., 1.

 

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dans un but semblable il avait médit de l'ordre du frère qui prenait ainsi la défense des absents , avec un religieux de l'ordre qu'il venait d'accuser; que ce religieux avait d'abord repoussé un peu ses médisances , qu'ensuite il s'était relâché , et enfin qu'il avait fini par dire comme lui; sur quoi l'homme du monde, vivement blessé d'une pareille manière d'agir, affirmait qu'il n'y avait pas de charité véritable là où l'on ne s'inquiétait pas de repousser la médisance. En effet, celui-là n'est point un religieux qui se nourrit ou nourrit les autres de médisances.

Que nos frères veillent à ne point rapporter les bruits du dehors, même pour des choses bonnes et vraisemblables. Il ne convient pas que des religieux soient des porteurs de nouvelles. Ensuite, ces bruits étant faux le plus souvent, ou le devenant dans le récit qu'on en fait, ceux qui les racontent ont coutume d'en être regardés comme les inventeurs. De là cette parole : Fuyez les vains bruits si vous ne voulez bientôt passer pour leur auteur. — Que nos frères soient sérieux et honnêtes en leurs paroles , et qu'ils ne se montrent pas, en vivant au milieu des séculiers, semblables à eux par leurs propos divertissants. Il convient à un serviteur de Dieu de parler de Dieu. En agissant ainsi il se conforme à cette parole de saint Pierre : Si quelqu'un parle, qu'il paraisse que Dieu parle par sa bouche (1). Autrement la vanité de son langage fera connaître la vanité de son esprit, car la bouche parle de l'abondance du coeur (2). Pour le son

 

1 I Pet., 3. — 2 Matt., 12.

 

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de la voix , ils devront toujours veiller, comme nous l'avons dit plus haut, à ce qu'il soit modéré et plein de douceur. C'est une chose tout-à-fait digne de blâme dans un religieux d'élever considérablement la voix dans une conversation commune. Il lui suffit de pouvoir être compris de ceux qui sont proches de lui. C'est le propre du sage de s'exprimer à voix basse et avec douceur. La nuit demande qu'on abaisse encore davantage la voix : la nuit est le temps du silence et du repos. Après complies surtout, il n'appartient qu'à un homme du monde , à un homme sans souci pour les convenances de la vie religieuse, de parler d'un ton élevé sans faire aucun cas de la gravité du silence. Les frères vraiment dignes de ce nom tâcheront donc de se montrer en tous lieux aussi religieusement fidèles à observer le silence que s'ils étaient dans leur propre communauté.

 

CHAPITRE XXXII. De la discipline dans les repas avec les personnes du monde.

 

Il convient surtout de se conformer aux règles de l'honnêteté lorsqu'on mange avec les séculiers , et de se tenir en garde contre toute irrégularité, soit par rapport à la nourriture, soit dans la manière de manger et la lenteur à le faire, soit dans la trop grande abondance de paroles, soit dans le maintien peu séant ou

 

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la disposition inconvenante des vêtements. Par rapport à la nourriture , il faut veiller à ne point donner occasion aux autres de nous accuser de gourmandise en acceptant une trop grande quantité d'aliments ou en recherchant les mets les plus exquis. Usez , dit le Sage, comme un homme tempérant de ce qui vous est servi, de peur que vous ne vous rendiez odieux en mangeant beaucoup (1). Aussi ne convient-il pas toujours, avec les personnes du monde, de manger toute la portion qui nous a été présentée, ou de laisser notre assiette entièrement vide, car on l'attribuerait à la gourmandise et non au besoin. Il faut surtout user de tempérance dans le boire : c'est une chose vraiment honteuse pour nous que d'être considéré comme des hommes aimant le vin. Le nom d'ivrogne est une ignominie pour quiconque porte les insignes de la vie religieuse; l'ivrognerie rend méprisable devant Dieu et devant les hommes. Si nos frères veulent éviter la note d'un pareil vice, ils doivent veiller à ne pas boire aisément après avoir satisfait à leurs besoins, alors même qu'on leur en offrirait à plusieurs reprises. Ou bien , après avoir bu avec les autres, ils doivent se garder de le faire en particulier sans nécessité pressante, ne jamais souffrir de vin dans la chambre où ils prennent leur sommeil, et ne point prolonger leurs veilles pour boire et pour causer. Les veilles auprès du feu excitent la soif, provoquent à boire , fatiguent le corps et épuisent l'esprit. On y perd son temps en de vains discours sans s'en

 

1 Eccli., 31.

 

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apercevoir, on y devient incapable de se lever à l'heure marquée pour la prière, impuissant à s'acquitter, comme il conviendrait, de l'obligation de l'office divin. Celui qui, le soir, dépasse les bornes de la sobriété, se trouve souvent le matin entièrement étranger aux choses de Dieu. Le feu a coutume de séduire les hommes : Joakim a méprisé le Seigneur en se chauffant, et Pierre l'a renié (1). Ne nous flattons pas de pouvoir prêcher durant la nuit en demeurant à nous chauffer, et de produire quelque fruit soit par ces prédications, soit par les diverses questions auxquelles nous donnons réponse. Joakim a entendu, il est vrai, la parole de Dieu au coin de son feu, mais il l'a méprisée; Pierre a été , auprès du feu , interrogé sur Jésus-Christ , et il l'a renié. Oh ! combien de fois le matin il est nécessaire de blâmer les paroles de la veille ! Les hommes capables font entendre leurs prédications le matin , et les insensés attendent la nuit pour cela. Il y a, au reste, des lieux plus convenables que la table et le coin du feu. Si cependant la dévotion des personnes présentes nous presse de leur raconter quelque trait édifiant, le religieux plus ancien peut satisfaire à leur désir par un seul récit ou par une courte exhortation, s'il le juge à propos. Cependant il y a quelquefois un motif d'agir autrement et l'on ne doit point imposer de loi à l'onction de l'Esprit-Saint. Néanmoins il faut éviter les veilles qui pourraient être pour nous une occasion de boire ou de se répandre en paroles. L'homme désireux de se garder

 

1 Hier., 36. — Joan., 18.

 

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du vin commence par en fuir les occasions. Que les frères s'appliquent donc à être sobres dans le boire et dans le manger, comme il convient à des serviteurs de Dieu et à des hommes vivant religieusement. De même que toutes les convoitises trouvent leur ruine dans la mortification de la chair, de même toutes les vertus croulent par le vice de la gourmandise. Les esprits immondes se jettent là où ils voient une nourriture plus abondante et des boissons plus copieuses.

Ils doivent ensuite veiller soigneusement sur eux-mêmes pour ne point se laisser aller à désirer des mets délicats. Celui qui aime le vin et les viandes recherchées, ne sera jamais riche en vertus. On permet sans doute d'user de tels aliments; mais on nous défend de les désirer et d'en faire abus. Qu'il leur soit donc agréable de se priver de mets trop délicats ; on peut satisfaire suffisamment à ses besoins au moyen d'une nourriture simple et d'une boisson commune ou extrêmement affaiblie ; et même parmi les hommes , il faut savoir restreindre l'exigence de ces besoins. Celui qui appartient à la religion doit montrer la modestie d'un religieux et devenir par sa tempérance le miroir des autres ; car nous avons été donnés en spectacle au monde, aux anges et aux hommes (1). Heureuse l'abstinence qui sait mettre un frein aux désirs d'un palais exigeant ! Le vase destiné à recevoir la grâce céleste doit s'abstenir des délices du siècle. Que nos frères ne rougissent pas , lorsqu'on leur sert du vin , de demander de l'eau pour l'affaiblir. S'ils

 

1 I Cor., 4.

 

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ont à rougir d'une chose , c'est de boire sans mélange un vin trop fort. Demander ainsi de l'eau , la mêler à son vin lorsqu'il est excellent, et même le faire toujours dans une certaine mesure selon ses besoins, c'est une action agréable à Dieu , édifiante pour le prochain , honorable pour un religieux et salutaire en même temps à son corps et à son âme. Mais aussi , quelle honte pour des hommes pauvres de demander des mets exquis, de ne pas se contenter de ceux qui sont servis , de s'enquérir de la manière de préparer les aliments, de donner des conseils pour cela , de louer le vin ou quelque plat en particulier, afin qu'on nous en serve davantage , de faire briller parmi les étrangers son savoir en ce point? Tout homme raisonnable comprend combien tout cela est indigne.

Il faut aussi observer l'honnêteté dans les repas. Ainsi on doit éviter de manger avec trop d'ardeur, ou trop d'empressement , ou de toute autre façon inconvenante. Il est messéant également à un religieux de rester trop longtemps à table. Qu'il prenne donc garde , quand les autres ont fini , de ne point les re-tenir pour manger lui-même et causer, car il appartient aux animaux et non aux hommes d'être à ruminer sans fin penché sur une table. Cependant ceux qui en sentent le besoin peuvent , dès le commencement du repas et pendant que tout le monde est occupé à manger, user avec modestie de précaution pour eux-mêmes. Pour cela , dit saint Bernard , il faut savoir mettre en tout temps un frein à sa langue , et surtout

 

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pendant le repas , et l'empêcher de se répandre en paroles inutiles et indiscrètes (1). Le silence, dit Hugues (2), est nécessaire à table. La langue est portée sans cesse au mal , mais elle s'enflamme d'une manière plus dangereuse au milieu des boissons , elle se laisse aller plus aisément à parler. La même raison nous engage à mettre alors plus de discrétion dans nos paroles. Il ne convient point à table ou en présence d'hommes illettrés , de parler latin ou dans une autre langue avec son compagnon de voyage , ni d'exciter trop souvent le maître de la maison ou les autres personnes à boire et à manger. Je me rappelle qu'une dame répondit à un homme accoutumé à exciter ainsi les autres : « Vous avez autrefois conduit les ânes , » montrant par-là qu'il n'appartenait qu'à des gens grossiers et sans savoir, aptes tout au plus à aiguillonner souvent un âne , de réitérer de pareilles invitations à des personnes raisonnables.

On doit encore, pendant le repas, observer la discipline dans le maintien du corps et la disposition de ses habits. Ainsi il est messéant de s'appuyer sur la gable , de s'y accouder ou de s'y tenir de toute autre manière incivile. Il faut de même , en mangeant , éviter d'avoir la tête enfoncée dans son capuce, mais se tenir le visage entièrement découvert. Au reste , les religieux ni les pauvres admis à la table des autres ne doivent point offrir de leur portion aux enfants de la maison , ni remplir l'office de père de famille , ni donner aux chiens et aux chats quelque chose d'une

 

1 De consid., l. 4. — 2 Mon. ad nov., c. 28.

 

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table bénie; quelques hommes du siècle eux-mêmes s'abstiennent de pareille chose.

Je me suis proposé dans tout cet ouvrage de ne blâmer en rien ceux qui combattent sous une règle autre que la nôtre , ou qui établissent des instituts différents selon les divers lieux ou dans un but qui n'est pas le même. Toute règle donnée dans la crainte du Seigneur par la prudence des anciens , et observée par une communauté , est sainte et honnête : la religion a sa source dans la vie commune et l'honnêteté vient d'un ordre bien réglé. Or, tout ce qui est bien réglé est nécessairement beau

 

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SECONDE PARTIE.

 

Après avoir terminé la première partie de cet ouvrage , il me reste à ajouter dans la seconde un petit nombre d'enseignements afin d'apprendre aux nouveaux disciples de Jésus-Christ quelles règles ils doivent suivre vis-à-vis de Dieu et du prochain et dans les choses dont l'exécution ou la garde leur est confiée de temps à autre. Ensuite je leur ferai discerner les différentes marques d'une vocation véritable et leur indiquerai comment ils doivent se conduire après avoir été admis à faire profession; et ainsi ils se trouveront instruits , au moins brièvement , en plusieurs points.

 

CHAPITRE PREMIER. De la conduite à tenir envers Dieu.

 

Les novices doivent avant tout, après avoir purifie leur coeur par une confession sincère , le préparer à être une demeure digne de Dieu. Il leur faut donc le cultiver, l'orner, n'y rien souffrir de souillé ni de ténébreux , n'y permettre jamais , même pour un

 

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instant , la présence d'aucun objet propre à blesser les regards de leur Bien-Aimé. Qu'ils ne diffèrent point de confesser avec humilité et simplicité leurs tentations et leurs pensées mauvaises. Un ennemi craint de faire connaître ses desseins à celui qui ne lui garde pas le secret. Les novices ont déjà pris rang parmi les soldats du Roi suprême ; c'est donc pour eux un devoir de s'affermir en leur âme, d'arrêter fermement de lui être fidèles jusqu'à la fin et de ne jamais l'abandonner en présence des tentations , des tribulations et des angoisses de toutes sortes. J'ai juré, dit le Prophète, et j'ai résolu fortement de garder les jugements de votre justice (1). Qu'ils s'appliquent à aimer d'un amour plein de ferveur et vraiment inviolable la religion sainte à laquelle le Seigneur les a appelés dans sa miséricorde , et à s'y attacher avec une fidélité inaltérable comme à une épouse brillante de beauté et chérie de Dieu. Dans la prospérité comme dans l'adversité, qu'ils offrent toujours à Dieu les louanges les plus pieuses. En tout danger, en toute chute, en tout malheur, en toute peine , qu'on entende toujours résonner sur leurs lèvres les louanges divines ; qu'ils disent : Dieu soit béni , ou l'Ave Maria, ou quelque autre chose en l'honneur du Seigneur. Qu'ils prennent l'habitude d'agir toujours de la sorte et de ne jamais y manquer par négligence. Tout ce que les créatures peuvent leur offrir de beauté ou de joie, toutes les variations qui arrivent dans notre nature doivent leur fournir un sujet de louer le Créateur et les accoutumer

 

1 Ps. 118.

 

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à tirer de bonnes pensées de chaque chose. Au commencement de leurs actions , qu'ils aient l'habitude d'invoquer le Seigneur et de diriger vers lui leur intention. Qu'ils s'appliquent fréquemment à l'oraison; c'est elle qui vivifie, fait croître et affermit les jeunes plantes du jardin du Seigneur. Qu'ils sachent donc se réserver, soit le jour, soit la nuit , une heure de repos où, rentrant en eux-mêmes et s'enfermant dans le secret de leur âme , ils pourront prier le Père céleste et paraître le coeur contrit et. humilié en toute intimité en la présence du Maître de l'univers (1). Le Prophète se tenait dès le matin en présence du Seigneur (2) ; car ceux qui veillent de la sorte devant lui , le trouvent. Il faut retrancher à notre corps , sinon toujours , au moins fréquemment , le sommeil du matin. C'est à cette heure que Jésus-Christ est ressuscité , c'est alors le moment favorable pour briser contre la pierre les fruits pervers de notre nature , pour mortifier notre chair et récréer notre esprit. C'est à cette heure que les oiseaux spirituels font monter jusqu'aux oreilles de Dieu les doux accents tirés de la lyre de leur coeur. Il faut bien se garder de négliger ces avantages et d'autres encore d'un temps propice où il nous est donné de goûter le repos. — Après les heures canoniales , qu'ils ne se hâtent pas de sortir de l'oratoire , mais qu'ils y demeurent quelques instants dans la prière et à examiner comment ils ont accompli l'oeuvre de Dieu , si c'est avec ferveur ou tiédeur. S'ils ont commis quelque

 

1 Mat., 6. — 2 Ps. 50. — Ps, 5.

 

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faute , qu'ils en demandent pardon en offrant leur coeur aux effusions de la sainte dévotion. Si le Seigneur veut bien la leur accorder, qu'ils aient soin de ne pas la repousser. — En priant , ils doivent prononcer de coeur les paroles exprimées par leur bouche , et agir de la sorte en toute circonstance ; on ne prie pas Dieu par des mots , mais en vérité. Notre négligence en ce point rend témoignage de notre ingratitude et de notre tiédeur, et l'on espère en vain avancer dans la vertu sans la prière. Qu'ils se portent donc aux choses du culte de Dieu avec un coeur généreux et empressé. Aussitôt le signal donné , qu'ils se hâtent d'aller à l'office divin en laissant de côté toute autre occupation. S'ils sont au lit , ils doivent se lever sans re-tard et ne pas attendre le dernier coup de la cloche, car il est avantageux de faire précéder l'office de quelque prière. Celui qui s'applique ainsi à prévenir le saint office , se rend digne d'être prévenu lui-même par les douces bénédictions d'une dévotion plus grande et d'une grâce plus abondante dans l'accomplissement de ce devoir.

Ils doivent , avant d'entrer à l'église, laver leurs mains , si cela est nécessaire , et arranger convenablement leurs habits , surtout durant le jour, afin de ne pas paraître d'une façon irrespectueuse ou indécente à la cour du Seigneur. A l'église , ils doivent aussi s'appliquer, dans le chant des psaumes, à louer leur Créateur de toutes leurs forces et avec le respect dont il est digne. Qu'ils s'efforcent de réciter l'office pieusement et intégralement , soit au choeur, soit ailleurs ,

 

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et non par manière d'acquit et en grimaçant. Qu'aucune occupation étrangère ne vienne se mêler à l'accomplissement d'un tel devoir. Il faut alors tenir ses mains en repos, ne point laisser ses yeux errer de côté et d'autre, afin que l'âme , libre de tout soin extérieur, puisse vaquer à Dieu seul. Le jour ou le moment employé négligemment au saint office nous cause une perte irréparable; il n'est plus en notre pouvoir de le rappeler, car l'office qui vient ensuite réclame pour lui-même toute notre dévotion et notre diligence. Ensuite il est inutile de compter sur les prières de surérogation quand on se montre sans ferveur pour celles qui sont obligatoires. — Enfin , selon la parole d'un saint (1), il faut s'appliquer à chanter les louanges de Dieu avec pureté et courage. Avec pureté, en conservant sa pensée étrangère à tout autre objet; avec courage , en se tenant devant Dieu avec respect et diligence , sans témoigner ni paresse , ni besoin de dormir, ni ennui , sans craindre de fatiguer sa voix , sans se borner à prononcer les mots à moitié ou même à les passer entièrement, à chanter d'un ton rompu et sans force , à la manière des femmes , en soufflant du nez, alors qu'on doit exprimer d'une voix mâle et pleine d'amour les paroles de l'Esprit-Saint.

Le maintien honnête du corps pendant l'office contribue beaucoup à exciter la dévotion de l'âme et est une marque de respect. Il faut donc , au choeur, ne point se tenir mollement à sa place et demeurer étendu comme si l'on avait le corps brisé. Quand, à la

 

1 Bern., in Cant., 47.

 

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fin d'un psaume et d'une hymne, on veut témoigner son respect à la très-sainte Trinité , on doit s'incliner humblement et modestement. Se lever alors avec lenteur, faire cette inclination lâchement et comme à regret , c'est un manque de respect et un signe de tiédeur. Or, cela a lieu quand le corps, suffisamment abaissé, on dresse la tête d'une manière indécente et qu'on laisse ses yeux errer de tous côtés; ou bien quand on agit imparfaitement en rendant cet hommage aux trois personnes comme s'il y avait entre elles une différence d'honneur.

Qu'ils observent les mêmes règles dans l'office particulier que dans l'office public , si ce n'est pour les leçons et l'office des morts. Cependant qu'ils se souviennent qu'après avoir récité les leçons assis, excepté pourtant celles de l'office de la sainte Vierge , qu'ils se souviennent , dis-je , qu'il y a paresse et négligence de leur part à célébrer les louanges de Dieu en demeurant encore assis ou même couché , si un besoin évident ne les y contraint. En voyage, s'ils ne peuvent suspendre leur marche durant la récitation entière de l'office , ils doivent au moins s'arrêter à la collecte , qui est comme un abrégé de tout ce qui précède, car là il faut recueillir et diriger toute son attention vers Dieu; et même si le temps l'exige et si le lieu le permet, qu'ils se mettent respectueusement à genoux afin de témoigner dans une prière commune de la vénération qu'on porte au saint office.

Un maintien honnête du corps , ai-je dit , excite la dévotion et l'indique. Ce n'est pas sans raison qu'on

 

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nous montre saint Martin toujours attentif à tenir en priant les mains et les yeux élevés vers le ciel. Les mouvements extérieurs sont un indice des mouvements de notre âme. Sans doute on n'observe pas en tout point hors de la communauté la discipline dans sa rigueur; cependant dans toutes les oeuvres d'un religieux on doit toujours voir briller le signe de la religion. Il faut donc tenir son corps dans un maintien convenable en accomplissant l'oeuvre de Dieu , s'incliner au moins un peu aux collectes et lorsqu'on prononce le nom des personnes de la sainte Trinité , observer l'ordre marqué pour la récitation de l'office, rejeter toute occupation étrangère et éviter les interruptions.

A la messe , on doit , laissant de côté tout le reste, agir dans son emploi avec d'autant plus d'empressement et de dévotion qu'on y sert Dieu d'une manière plus intime. Si l'on touche le calice et les corporaux , que ce soit avec révérence et propreté , et qu'on ait soin ensuite de se laver les mains avant de les porter sur des choses communes. Avant de recevoir le corps du Seigneur, il faut s'efforcer de préparer à Dieu une demeure agréable et digne de lui , en s'appliquant avec plus de soin à bien se confesser , à prier , à se modérer dans la nourriture et dans les paroles, et ensuite apporter un respect profond à rendre ses actions de grâces à cause du bienfait dont un hôte si auguste a voulu nous favoriser. La vertu ne saurait faire moins que de chercher à conserver les biens qu'elle possède.

 

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CHAPITRE II. De la conduite à tenir envers soi-même.

 

Au reste, les religieux doivent se remplir d'une sainte ferveur et d'une certaine magnanimité , pour se porter avec courage et dévotion à l'exercice des vertus et à l'accomplissement fréquent des bonnes oeuvres, car les vices extirpés fidèlement disparaissent bien vite quand ils cèdent la place aux vertus. Mais ils s'affaiblissent pour un temps seulement, et ils reviennent bientôt si les vertus ne leur succèdent quand ils ont été chassés d'un coeur. Il ne nous servira pas beaucoup d'avoir tout abandonné si nous ne suivons Jésus-Christ sans réserve en parcourant le chemin des vertus. Quel avantage y a-t-il d'être propre à la course et de ne pas courir, de sortir pour travailler et d'oublier son travail? La récompense est accordée non à ceux qui entrent dans la vigne, mais à ceux qui y travaillent (1). Tous ne peuvent, il est vrai, être parfaits dans la pratique des vertus; mais que tous s'appliquent au moins à s'exercer en quelque point spécial et à s'élever de ce côté à la plus grande perfection possible. Ce ménagement miséricordieux pour soi-même , ces recours faciles à la discrétion ne conviennent pas à la ferveur des novices , car ils ne doivent point mesurer selon leur propre jugement

 

1 Mat., 20.

 

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l'indulgence dont ils ont besoin, sans cependant la refuser aux autres. Vis-à-vis d'eux-mêmes ils doivent exercer une censure rigide et une sévérité rigoureuse, et montrer envers leur supérieur ou leur directeur une humilité pleine de douceur et d'obéissance. Si l'une de ces choses manque, je n'ose espérer la persévérance pour l'homme paresseux ou tiède , je crains de le voir tomber dans le précipice.

Qu'ils s'efforcent de cacher leurs vertus, comme les autres leurs vices. Cependant ils doivent éviter, en commençant, de se porter à des exercices trop élevés, ou de trop embrasser, ou de faire sans permission quelque chose de singulier ; mais il leur faut monter des vertus moindres aux vertus plus sublimes , car l'héritage exploité avec trop de hâte manquera à la fin de bénédiction (1). Qu'ils s'attachent donc à l'observance commune de l'ordre, et qu'ils s'appliquent à acquérir dans un degré élevé la perfection cachée dans l'observation du silence et dans les autres règlements sans se laisser détourner par l'exemple d'hommes légers , ni par le peu d'ordre de quelques frères négligents. La perfection la plus excellente pour un religieux consiste à observer parfaitement les choses communes de son ordre. Celui-là offense la religion qui en viole les règlements. Une partie qui ne peut convenir à son tout ne mérite point d'attirer les regards. Aussi l'homme constant et honnête a-t-il le plus grand soin de ne point devenir un violateur téméraire des coutumes de son ordre.

 

1 Prov., 20.

 

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Dans la nourriture et les diverses choses extérieures, il faut éviter tout ce qui sent la nouveauté ou la singularité. Mais avant tout, qu'ils prennent bien garde à ne point laisser l'orgueil se mêler en eux au bien commencé , à ne point se préférer aux autres ni à s'estimer quelque chose. Toutes nos actions périssent si elles ne sont confiées avec sollicitude à la garde de l'humilité (1).

Ils ne doivent pas non plus négliger la discipline dans les mouvements extérieurs. La discipline abaisse notre front, incline nos regards, règle notre visage, enchaîne nos yeux , réprime nos rires , modère notre langue , refrène notre gourmandise , calme notre colère et dirige notre démarche. Que notre regard soit donc modeste et simple, notre rire sans éclat, notre parole sans cri , notre démarche sans agitation. Que l'on évite de porter la tête haute ou découverte sans raison , de laisser ses mains sans retenue et ses vêtements en désordre. Que nos frères aiment non la bouffonnerie ou une politesse trop recherchée, mais une sainte simplicité, sans cependant sortir des règles de la modestie et de l'honnêteté. Qu'ils soient peu empressés à parler, qu'ils le fassent à voix basse, et, dans les réunions de la communauté ou en présence des anciens, qu'ils prennent à peine la parole s'ils n'y sont forcés ou si on ne les interroge. Qu'ils n'aiment point à disputer ni à se prononcer sur ce qu'ils ont entendu surtout en présence d'un ancien. Les insensés sont légers en toute leur personne et précipités

 

1 Bern., ep. 117.

 

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dans leurs paroles. Que nos frères, soit pendant le temps de leur probation , soit après leurs voeux , ne parlent point avec les étrangers sans en avoir obtenu ta permission et sans avoir un autre frère pour témoin. Le commencement de la religion , c'est la mortification de la langue. Quiconque se croit religieux et ne refrène pas sa langue, sa religion est vaine (1).

Qu'ils rejettent comme un vol de recevoir ou de posséder la moindre chose , même une aiguille ou autre objet semblable, en secret et sans permission. Qu'ils méprisent, sans jamais se lasser, toute superfluité dans la nourriture , le vêtement , etc. Qu'ils s'attachent à la pauvreté et à une certaine épargne en tout ce qui regarde le corps. Qu'ils résistent avec courage et ferveur à toute coutume vicieuse et ne laissent jamais s'étendre tout ce qui sent la gourmandise. C'est à peine si en dehors des repas communs la nécessité elle-même doit les porter à manger ou à boire. Souvent ce qui semble nécessaire est un vice. Manger plus de deux fois le jour, c'est faire comme les enfants ou les animaux , et boire souvent en dehors des repas , c'est blesser ouvertement la tempérance et déshonorer la beauté de la religion. Où est la religion , où est la pauvreté , je le demande , si, pressé tantôt par la faim , tantôt par la soif , vous répondez à vos désirs, vous satisfaites votre appétit, sans savoir les contenir jusqu'à l'heure ordinaire? Si , forcé par la nécessité, vous buvez en dehors du temps voulu,

 

1 Jac., 1.

 

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ce doit être assis et en présence de votre compagnon , car il ne convient pas de le faire seul et en demeurant debout. Si plusieurs éprouvent un semblable besoin , ils boiront en même temps et en gardant le silence, ensuite ils se lèveront sans retard et rendront grâces à Dieu. C'est une chose tout-à-fait répréhensible de lier conversation en buvant , ou de demeurer longtemps dans une semblable action.

Que jamais nos frères ne se laissent aller à l'oisiveté, mais qu'ils s'appliquent en tout temps à la lecture, à l'oraison , à l'étude des rubriques, ou à d'autres choses non de leur choix, mais imposées par ordre du supérieur. Cependant ils doivent veiller à ne pas éteindre l'esprit de dévotion par les actions extérieures. Un frère vraiment pieux ne se livre jamais tout entier à la nourriture , tout entier au sommeil , tout entier aux occupations du dehors; mais, soit qu'il mange, soit qu'il fasse quelque autre chose , il roule toujours quelque sainte pensée en son coeur, il trouve toujours à récréer son esprit. S'il va se coucher, il confie auparavant à sa mémoire quelque pieuse sentence , il s'endort paisiblement avec elle; elle devient quelquefois un aliment aux rêves de la nuit ; elle le reçoit à son réveil et le relie aux bonnes intentions de la veille. Avant de se mettre au lit , qu'il prie pendant quelque temps et demande pardon des offenses commises durant le jour; qu'il frappe sa poitrine et que , muni du signe de la croix, il re-commande humblement son esprit à Dieu. Le matin , en s'éveillant , il se marquera de nouveau du signe

 

529

 

de la croix en offrant à Dieu quelques louanges. Si quelque pensée impure vient le frapper , qu'il se rappelle son Bien-Aimé étendu sur son lit de douleur et sa couche entière remuée dans l'infirmité de sa chair, et qu'il dise en son coeur : Mon Seigneur est suspendu à un gibet , et moi je me laisserais aller à la volupté! Et ainsi , en invoquant le nom du Sauveur et en réitérant souvent cette invocation, il verra la tentation disparaître.

 

CHAPITRE III. De la conduite à tenir envers le prochain.

 

(1) Hugues de Saint-Victor nous enseigne en ces mots de quelle manière il faut nous conduire envers le prochain : Nous devons aux supérieurs, dit-il, l'obéissance, la crainte , les services et la vénération. Nous devons garder avec nos égaux la paix et la concorde , les prévenir par des attentions empressées , des bienfaits et des témoignages d'honneur; les considérer en toute action et en toute parole comme nos supérieurs; si l'on est forcé de se mettre en avant en quelque affaire, éviter de commander ce qu'il faut faire, mais le montrer avec humilité et respect; si au contraire, c'est à eux de marcher à notre tête, il faut leur obéir avec empressement et ferveur, connue si c'était pour nous un devoir impérieux. Avec nos inférieurs nous

 

1 Inst. mon. ad nov., c. 5.

 

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devons aimer à leur rendre service et à leur venir eu aide, ne pas exiger d'eux des marques de respect , nous plaire en leur société et les considérer comme nos égaux. Nous devons être soumis aux supérieurs par crainte, dit encore le même auteur, obéir à nos égaux par charité , et nous égaler à nos inférieurs en ne nous élevant pas au-dessus d'eux. Que les frères vraiment pieux honorent donc leurs anciens comme leurs maîtres, qu'ils les aiment comme leurs pères. Ceux qui commandent dans le Seigneur méritent, selon l'Apôtre (1), d'être aimés davantage. Or, le respect sans l'amour est un respect servile, et l'amour sans respect est un amour puéril. C'est pourquoi , d'après la règle de saint Benoît (2), quand un ancien se présente, le religieux le plus jeune doit se lever et lui offrir un siège, et ensuite ne jamais se permettre de s'asseoir en sa présence sans sa permission. Mais c'est le temps de la profession ou le degré de l'office qui constitue l'ancienneté, quoique cependant l'âge doive être honoré, selon la loi du Seigneur, car il est écrit : Levez-vous devant ceux qui ont les cheveux blancs et honorez la personne du vieillard (3). Cependant il faut du discernement selon le lieu et le temps, et ce discernement , sans affaiblir en rien notre respect, le modifie quelquefois. Il faut aussi avoir une mesure en toutes choses et ne pas tomber dans un excès blâmable, ni, sous prétexte de l'éviter, renoncer aux règles de l'humilité et des bonnes manières.

Nos frères doivent se soumettre sans réserve à

 

1 Tim., 5. — 2 Ben., c. 69. — 3 Lev., 19.

 

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l'obéissance. Que l'homme intérieur soit donc soumis tout entier à Dieu , et l'homme extérieur tout entier au supérieur. Tout ce que le supérieur ou le maigre des novices enjoint, qu'ils l'accomplissent avec empressement , en vrais enfants d'obéissance , comme si c'était l'ordre de Dieu lui-même. Qu'ils gardent inviolablement tout ce que le supérieur a établi , bien persuadés qu'il y a une espèce de sacrilège à le transgresser sciemment, et que ses ordonnances sont des ordonnances salutaires. La parfaite obéissance dans un commençant est avant tout sans examen, ou autrement elle ne s'occupe pas de discerner quelles choses lui sont imposées, pourquoi on les lui commande. Elle s'efforce uniquement d'exécuter avec fidélité et humilité les ordres des supérieurs. Un novice trop prudent et trop sage ne saurait demeurer long; temps dans sa cellule, ni persévérer dans l'ordre. Il doit se faire insensé pour devenir sage. On obéit en tout avec sûreté quand rien de contraire à la loi de Dieu n'est imposé. Que nos novices apprennent donc à briser leurs volontés et à les soumettre au jugement et à l'autorité d'autrui. « Aucun art ne s'apprend sans un maître, dit un saint (1). Je me propose clone, en vous écrivant, de vous enseigner à ne pas vivre selon votre volonté, mais dans un monastère sous la discipline d'un seul supérieur et dans la société de plusieurs frères. L'un sera pour vous un maître dans l'humilité, un autre dans la patience; celui-ci vous formera à garder le silence, celui-là à être

 

1 Hier., epist. ad rust.

 

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plein de mansuétude. Ne faites point votre volonté; soumettez-vous à celui dont l'autorité ne vous est point agréable; venez à votre couche accablé de fatigue , prenez votre sommeil en marchant et levez-vous sans vous être reposé entièrement. »

Nos novices ne doivent cacher aucun de leurs actes au maître chargé de veiller sur eux, aller nulle part sans l'en avertir, même afin d'exécuter des ordres donnés par d'autres supérieurs. Pour les choses auxquelles il peut suffire par lui-même, sa permission suffit; mais pour celles dont un inférieur est chargé , il n'est pas nécessaire de recourir à tout moment au naître des novices lui-même.

Que tous s'efforcent de se prévenir mutuellement par des marques d'honneur, par l'empressement à se rendre service et par le zèle à remplir au défaut les uns des autres les offices les plus humbles. Ainsi, soit au choeur, soit ailleurs , on ne doit pas, autant qu'on le peut, laisser dire aux anciens les petits versets, souffrir qu'ils allument les cierges, qu'ils tiennent les livres durant l'office. En se soumettant à tous les hommes à cause de Dieu , les religieux n'ont plus à considérer leur propre avantage , mais à embrasser ce qui est utile aux autres , à obéir volontiers et à se rendre agréable à tous selon l'étendue de leur pouvoir. De la sorte, au milieu de tant d'objets passagers dont la nécessité nous impose l'usage, la charité, qui demeure éternellement , brillera toujours de l'éclat le plus vif.

Dans toutes leurs actions , qu'ils agissent avec diligence

 

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et une fidélité souveraine, comme des serviteurs de Dieu et non des hommes. Qu'ils ne regardent pas les autres frères plus anciens dans l'ordre comme devant être appliqués au travail au même degré qu'eux: ils doivent avoir d'eux-mêmes les plus humbles sentiments et croire pieusement que les anciens, en se reposant, sont plus agréables à Dieu qu'eux-mêmes par tous leurs travaux. Qu'ils rougissent de ne pas connaître ce que tout religieux doit savoir touchant ses divers offices , et qu'ils se hâtent d'apprendre en s'exerçant ce qu'ils ignorent. Qu'ils montrent surtout un empressement sans limites à servir la communauté. Si la lumière manque à l'église ou dans les salles , si la piscine n'a point d'eau , etc., ils doivent pourvoir à ces divers services. Qu'ils montrent une diligence pleine de ferveur à servir les frères qui viennent d'ailleurs, car il faut les recevoir comme des anges , ou plutôt comme Jésus-Christ lui-même s'il arrivait parmi nous. Et comme ces frères doivent, selon la coutume et les convenances de la vie religieuse , offrir leurs prières à Dieu avant de donner la paix à ceux de la maison, aussitôt qu'ils ont fini de prier, que nos novices aillent donc pieusement à leur rencontre afin de leur baiser les mains , surtout s'ils sont prêtres, et qu'ils fléchissent humblement le genou en leur présence. Ils n'appelleront point un frère simplement par son nom, et ne se permettront jamais de le tutoyer, à moins que l'usage du pays ne le veuille. Ils se garderont aussi de rien faire qui puisse être un sujet de peine à aucun ; mais ils disposeront tout ce

 

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qu'ils jugent nécessaire et utile avec piété et charité. Qu'y a-t-il de plus avantageux que la concorde , de meilleur et de plus précieux que la charité? C'est une chose glorieuse, c'est l'indice principal d'une âme généreuse et d'une bonne conscience, que de garder la paix avec ses frères , d'être soigneusement attentif à ne donner aucune occasion de scandale, et de regretter vivement d'avoir fait de la peine à son compagnon, même sans le vouloir. Si donc nos novices savent que quelque frère est ému tant soit peu contre eux, qu'ils n'aient point de repos qu'ils n'aient fait leurs efforts pour l'apaiser par une humble satisfaction.

Lorsqu'ils vont parmi les étrangers, que la modestie de la discipline brille dans leurs paroles, leur démarche et leurs vêtements. Ils doivent parler brièvement et en peu de mots; avoir la tête décemment couverte , les mains cachées; éviter d'embrasser leurs parents les plus proches, et fuir jusqu'au moindre contact des mains avec toutes les personnes du sexe sans exception. Ils doivent également faire sans retard quelque prière spéciale pour les personnes qui se sont recommandées à eux dans les maisons d'où ils sortent, ou sur le chemin. Qu'ils s'empressent de soulager aussi le plus tôt possible leurs frères morts, quand ils apprennent qu'ils ont quitté ce monde , et qu'ils ne négligent sous aucun prétexte de leur payer au moins la dette dont ils leur sont redevables , car on ne saurait négliger de telles choses sans s'exposer au péché,

 

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CHAPITRE IV. De la garde des choses.

 

Les novices doivent conserver proprement et convenablement les choses dont la garde leur est confiée et surtout les livres. Ils éviteront de porter dessus leurs mains nues, car, malgré leur propreté, la transpiration pourrait aisément gâter et salir ces livres. Il est tout-à-fait inconvenant d'imprimer ses doigts sur les marges d'un livre, de les y tenir placés ou de mettre dessus sa chandelle en lisant. Qu'on ait soin de placer un linge sous ses doigts, si on le peut. Au reste, qu'ils veillent à toucher si soigneusement et si doucement les livres, qu'ils ne paraissent pas s'en être servi. Qu'ils ne tiennent pas un livre inutilement ouvert et ne le laissent pas par négligence en cet état. Si les couvertures se sont retirées par trop d'effort, ils auront soin de les rapprocher en serrant le livre. C'est le bruit fait par ce livre en le refermant qui indique qu'on l'a traité sans ménagement. Or, celui qui néglige de conserver les livres est indigne d’en posséder aucun. Certains hommes peu soigneux ont coutume de laisser avec indifférence leurs doigts se reposer sur les livres, leurs vêtements et surtout leurs manches traîner dans la saleté, la poussière et sur ce qu'ils touchent. C'est à peine s'ils savent tenir

 

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éloignées des aliments de leurs compagnons , de l'autel , des linges mêmes du calice les parties de leurs habits les plus exposées à la malpropreté. Ceux qui se plaisent en de telles négligences, accusent de vaine recherche la garde de la propreté, et s'efforcent de colorer de l'extérieur de la vertu le vice de leur insouciance. Mais de pareilles choses répugnent à un homme bien élevé. Celui qui aime la propreté trouve ses délices en tout ce qui est conforme à l'honnêteté.

 

CHAPITRE V. Des progrès et du relâchement des novices ou autrement de la différence existant entre ceux qui embrassent la vie religieuse.

 

Nous avons maintenant à considérer les différences qui se trouvent entre les hommes désireux d'embrasser la vie religieuse. Les uns sont traitables, simples, dévots et timorés. Rien ne leur est cher comme Jésus-Christ. Ils lui sacrifient leur volonté propre; ils s'empressent de grand coeur d'obéir au moindre signe, ils préviennent même le désir. Ils sont prêts à souffrit' courageusement pour Jésus-Christ toutes sortes de peines. Pleins de sollicitude pour l'innocente pureté de leur âme, ils ne négligent pas de la purifier par une confession sincère et une oraison assidue. Ils sont humbles et disciplinés dans leurs rapports extérieurs, et ils s'appliquent à se montrer aimables et officieux

 

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en toutes choses : ils savent que se faire aimer à cause de Dieu , c'est exercer la charité. De tels hommes sont. les enfants du Très-Haut, les rejetons fidèles d'une religion sainte, la joie des frères, la consolation de leurs compagnons , la gloire de leurs maîtres; car la gloire d'un père est un enfant sage (1).

D'autres , au contraire , sont entêtés, incapables de se soumettre à la discipline , ignorant la mansuétude, tièdes, curieux et superbes. Ils n'ont point goûté combien le Seigneur est doux (2). Ils ont déposé l'habit et non les affections du siècle : ils lui demeurent fidèles dans leurs actes , leurs paroles , leurs mouvements , l'attachement à leur volonté propre; et chose qui surpasse tout prodige , vous trouvez en eux un homme du monde sous l'habit religieux. Ils sont des enfants d'incrédulité , des plantes sauvages , des fruits inutiles et sans saveur , le fardeau et le scandale de leurs frères, leur affliction à eux-mêmes et la honte de leurs maîtres. En eux s'accomplit cette parole : L'insensé est une cause de douleur pour son père; et cette autre : L'enfant indiscipliné couvre son père de confusion (3).

Il nous faut donner quelques indices de la tiédeur, de la curiosité et de l'orgueil , afin que , connaissant ces défauts, on puisse les éviter, car vous marchez avec plus de prudence dans le bien quand le mal est exposé à vos regards. Le religieux tiède ne comprend pas combien les paroles inutiles, et les vaines pensées sont nuisibles. Il évite les fautes les plus considérables

 

1 Prov., 10. — 2 Ps. 33. — 3 Eccl., 22.

 

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et regarde toutes les autres comme à peine digues d'un léger reproche. Son coeur est sans vertu, et il n'a pas même conscience des offenses dont il se rend coupable. Il ignore la crainte des enfants, et il traite d'insensés et de superstitieux les hommes timorés et zélés pour conserver la pureté de leur âme. S'il vient à s'éveiller de cette torpeur, alors il redoute comme des crimes horribles et atroces les choses qu'il regardait d'abord comme légères. L'homme vide et tiède tient peu de compte de la grâce , des tentations moins graves, de la discipline, des actes extérieurs et de tout ce que la perfection de la vertu rend cher; il juge cela trop difficile ou superflu , et il traite ironiquement de docteur parfait à l'excès celui qui enseigne des choses aussi pénibles à sa paresse. En effet, l'insensé se moque des avis de son père et l'instruction est pour lui comme une chaîne enlacée à ses pieds. L'homme animal ne comprend pas les choses qui sont de l'Esprit de Dieu (1).

L'homme tiède à son entrée en religion est relâché dans sa conduite; il ne fait aucun cas des convenances publiques ni des avis de ses maîtres; il agit avec langueur dans les choses de Dieu. S'il entreprend quelque bien , il le conduit avec peine à bonne fin ; il arrive tard à l'office et aux autres exercices de la communauté. Il aime les repas; un travail même léger lui pèse; il se croit aisément malade ou au moins fatigué, et s'aimant d'un amour tout charnel , il n'a de goût que pour ce qui tient à la chair et il le poursuit avec

 

1 Eccl., 21. — I Cor., 2.

 

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ardeur. Toujours attentif à considérer les défauts des autres et non leurs vertus , s'il découvre en eux quelque action accomplie d'une manière moins parfaite ou avec négligence, il s'en sert comme d'un exemple pour cacher sa tiédeur. Ses confessions se font par manière d'acquit et sans dévotion ; chez lui la componction est rare et de courte durée; l'oraison lui est insipide , il n'y apporte aucune attention ; ses lectures sont superficielles et sans profit ; c'est à peine s'il accomplit quelque acte d'obéissance , et il le fait avec ennui et sans amour. Cette tiédeur en se consacrant au service de Dieu en a replongé beaucoup dans leurs premiers désordres ; elle les a retranchés du corps où ils devaient puiser la vie , car la bouche du Seigneur finit quelquefois par les rejeter (1).

Le novice porté à la curiosité s'inquiète de choses sans importance pour lui; il néglige celles qui lui sont nécessaires, et s'oubliant lui-même, il considère , il observe et examine attentivement ce qui lui est étranger. S'il entend une parole, le voilà plein d'anxiété et impatient de savoir ce dont il s'agit , et laissant de côté toute honnêteté, il le demande sans rougir à des personnes souvent peu disposées à le renseigner et même désireuses de cacher ce qu'elles savent. Il se glisse aux lieux où il lui est défendu d'aller, il se mêle à l'assemblée des frères et à leurs entretiens sans y être appelé. Vous le croyez absent et il est à vos côtés, à vos oreilles ; vous ne sauriez lui cacher les choses que vous voudriez tenir secrètes. Il observe les recoins

 

1 Apoc., 3.

 

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de la maison et les parcourt d'un oeil inquiet ; il s'attache à tout ce qu'il rencontre. Il assiège les passages fréquentés et se réjouit de l'arrivée des frères du dehors et des étrangers. Il est appliqué tout entier à apprendre et à rapporter les bruits et les discours du monde. Il ne saurait s'empêcher de s'occuper activement de choses dont le soin ne lui est pas confié. Trouve-t-il une lettre ouverte, il ne rougit pas d'y jeter les yeux , et cependant nul ne peut licitement , si ce n'est le supérieur, lire de telles lettres ou les montrer aux autres. Ensuite, beaucoup d'apparât en chaque chose et un soin superflu annoncent encore la curiosité.

(1) Saint Prosper nous décrit ainsi les signes de l'orgueil : Je fais connaître en pleurant , dit-il, ceux qui, déjà convertis au Seigneur, sont en secret les esclaves de l'orgueil. Ces hommes n'observent point les commandements des anciens; mais ils se font eux-mêmes les juges de leurs propres négligences. Si vous les reprenez, ils se révoltent insolemment ou se laissent aller au murmure. Ils blâment et tournent en dérision la simplicité des frères vraiment vertueux; ils affectent avec impudence de se préférer aux meilleurs religieux de l'ordre; ils s'attachent plus à ce qui flatte leur amour-propre qu'à de bonnes actions; ils méprisent dans leur orgueil les frères moins avancés en âge et ne croient pas qu'on puisse les comparer à eux. Leur obéissance est sans respect, leurs discours sans modestie, toute leur conduite sans discipline. Ils sont opiniâtres en leurs desseins, pleins

 

1 De vit. cont., lib. 5.

 

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de dureté en leur coeur et de jactance en leurs paroles. Leur humilité est hypocrite , leur badinage amer et sanglant, leur soumission impatiente. Ils vous écoutent avec un front audacieux, ils vous parlent avec éclat, ils reçoivent vos observations avec dédain, et leur rire est dissolu et effréné. Tels sont les indices d'un orgueil qui grandit. Le superbe se conforme à toutes les impulsions de sa volonté propre; il ne cherche pas à se soumettre aux autres , mais à soumettre les autres à ses caprices. Il croit facilement à une injure et se montre incapable de la supporter, quoique très-prompt lui-même à humilier ses frères. S'estimant quelque chose de considérable, il dédaigne de témoigner la moindre déférence à ses compagnons. Il a honte d'obéir aux lois et de reconnaître ses fautes. Il ne sait point se conduire selon les règles de l'ordre, et cependant il est à ses yeux un homme sage et parfait. Il n'écoute qu'avec dépit les enseignements des autres, surtout s'ils sont contraires à sa manière de voir. Reprenez-le , il se fâche et regarde vos avertissements comme appuyés sur un motif frivole et insuffisant ; ou bien encore il trouve à redire à la façon dont vous les lui donnez, et, si vous essayez de lui persuader quelque chose, il vous montre que la manière de donner des avis est un art dont vous devez commencer à vous instruire, et que les avis eux-mêmes exigent une étude de votre part. Il s'environne d'épines, comme un hérisson, et vous êtes incapables de le saisir soit par l'évidence irréfragable de la raison , soit par la puissance de l'autorité.

 

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Il devient donc difficile à se soumettre et impatient de toute correction; il va même quelquefois jusqu'à ne plus se croire un disciple et jusqu'à refuser d'écouter le maître aux soins duquel il a été confié.

Que les serviteurs de Dieu aient donc horreur de pareilles choses comme d'une peste mortelle et se donnent sans réserve au Seigneur, selon cette parole du Deutéronome : Vous serez parfait et sans tache avec le Seigneur votre Dieu (1). Malheur au coeur double et au pécheur qui marche sur la terre par deux voies (2). Cependant si, après avoir attendu et averti assez long temps un novice, il néglige de corriger sa conduite et de prendre un genre de vie conforme à la religion , surtout s'il se montre rebelle et querelleur, on ne doit pas l'admettre à la profession (3). Si celui qui est infidèle veut s'en aller, qu'il s'en aille, et qu'une brebis malade ne vienne pas gâter tout le troupeau en y portant une contagion mortelle. L'homme pervers et insolent est un fardeau et une ruine pour l'ordre où il est reçu.

 

1 Deut., 18. —2 Eccl., 2. — 3 I Cor., 17.

 

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CHAPITRE VI. De ceux qui sont nouvellement admis en l'ordre.

 

Que les frères admis à la profession apportent le plus grand soin à ne point décroître (1). Les hommes parfaits doivent arrêter sur eux-mêmes un regard pénétrant et subtil , s'ils ne veulent jamais se souiller dans leurs actes ou dans leurs pensées. Lorsqu'on néglige les petites choses, on se laisse entraîner peu à peu, et bientôt on ne craint plus de commettre les fautes les plus considérables. Le religieux prudent ne rejette pas les enseignements reçus au jour de son épreuve; il ne laisse pas de côté celui qui l'a formé, comme si déjà il se suffisait à lui-même. Le novice a besoin d’un directeur; le nouveau religieux en a besoin également. Le religieux vain et hypocrite, à peine échappé à la tutelle du maître des novices, devient insolent ; il lève le front , le voilà présomptueux et plein d'audace , et comme une génisse emportée , il s'éloigne des sentiers où il avait d'abord appris à marcher. Bientôt l'oraison cesse , la dévotion s'attiédit , la confession des péchés est négligée; vous croiriez qu'il s'est oublié lui-même et qu'il ne comme plus aucune faute. Il se confesse, il est vrai , de temps

 

1 Greg., hom. 9 in Ezech.

 

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à autre, afin de paraître pur au milieu de ses négligences , bien qu'il ne le soit pas : il avale le péché , et l'oubli l'en absout. Ses offenses se multiplient alors que l'on ne s'en occupe pas; ainsi multipliées, il devient impossible de les discerner et de les corriger, car la multitude des péchés empêche de les voir. L'homme paresseux est donc plein de vice alors surtout qu'il ne connaît pas ses défauts. La fille insensée, dit le Sage, ira en s'affaiblissant; mais le sentier des justes est comme une lumière brillante qui s'avance et qui croît jusqu'à un jour parfait (1). Que les nouveaux religieux fassent profession de croître de plus en plus et rejettent la présomption. Ils s'animeront à marcher ainsi par une pratique persévérante et courageuse de la pauvreté et de l'humilité , par le mépris des soins terrestres, l'exercice de la charité, et , ce qui renferme tout, par une vigilance soigneuse à bien s'examiner.

La vertu souveraine d'un religieux, c'est l'humilité. C'est elle qui le guérit, le perfectionne et le garde. Sans l'humilité on ne saurait acquérir aucune vertu ni conserver aucune perfection. Elle est le fondement véritable et solide des vertus. Si elle vient à s'ébranler, toutes nos autres vertus tombent en ruine (2). Comme l'humiliation est la voie qui conduit à l'humilité, que les religieux ne rougissent donc pas d'embrasser des pratiques humiliantes; qu'ils ne repoussent pas aisément les offices de l'humilité; qu'ils ne cherchent pas à relever par leurs éloges les emplois dont ils sont chargés.

 

1 Eccl., 12. — Prov., 4. — 2 Bern., epist. 87.

 

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Que toute audace présomptueuse soit bannie de leur coeur. Toujours pleins de déférence pour les religieux plus anciens dans l'ordre , ils doivent se regarder vis-à-vis d'eux comme des jeunes gens et des novices. Qu'ils évitent également de se porter vers les choses extérieures ou à des offices d'honneur. Une élévation trop hâtée en a empêché beaucoup d'avancer dans la vertu en les jetant dans le péché d'orgueil. Ceux qui abandonnent le monde , dit un saint (1), ne doivent point s'adonner aux offices du dehors s'ils ne se sont affermis longtemps par l'humilité dans le mépris du inonde. Et comme la tentation des jeunes religieux ou de ceux qui sont nouveaux est de s'enorgueillir facilement, de ne savoir point garder au moins la juste mesure de l'humilité , de dépasser les bornes de leur emploi si on leur en a confié quelqu'un , de s'exalter aisément pour les choses les plus minimes, il leur faut donc exercer en tous ces points une vigilance attentive sur eux-mêmes. On ne saurait véritablement se glorifier du témoignage intime de sa conscience, si l'on ne méprise parfaitement la gloriole extérieure de ce monde (2).

Que la pauvreté leur soit chère en tout s'ils ne veulent de nouveau se charger de fardeaux , soit en livres, soit en d'autres choses. Le parfait renoncement aux choses de la terre rend l'âme exempte de toute sollicitude et conserve les coeurs à l'abri de toute souillure. Nul n'est plus agile à suivre Jésus-Christ due celui qui n'a rien. S'ils manquent de quelque chose , qu'ils

 

1 Greg., mor., l. 8, c. 33. — 2 Bern., epist. 42.

 

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sachent s'épargner. La pauvreté nous enrichit par-dessus tous les biens. Il faut s'y attacher pour la nourriture et surtout pour ce qui tient aux commodités de la chair. Il est indigne d'une pauvreté vraiment évangélique de se plaire en des superfluités, de s'adonner au luxe et , alors qu'on ne peut être riche , de soupirer après l'abondance et de ne savoir souffrir les privations.

Ils doivent aussi éviter les familiarités inutiles. Soyez bon envers tous, a dit quelqu'un (1), flatteur pour personne, familier à bien peu, et juste sans acception. Trois choses , ajoute un saint , conviennent à chaque religieux : parler peu , avoir peu d'amis trop intimes et prier beaucoup. Où il y a de tels amis en grand nombre , il y a beaucoup de paroles , beaucoup d'entretiens particuliers. Si vous voulez avoir un ami intime, choisissez celui que l'âge, la bonne conduite, la discrétion et l'honnêteté vous désignent et vous rendent recommandable. L'amitié bien réglée n'est ni flatteuse, ni impudente, ni puérile; mais elle unit une certaine sévérité à une sainte familiarité; la rectitude de la justice l'accompagne , et jamais elle ne favorisera le vice ni ne blessera le prochain pour complaire à son ami. Gardez-vous, dit le Sage, de devenir ennemi de votre prochain à cause de votre ami (2). L'intimité avec les séculiers est une chose indiscrète et trouble de bien des manières le repos des religieux. Qu'ils n'acquièrent point par des présents la faveur de qui que ce soit. Si , forcés par une raison grave ,

 

1 Sen., de virt., l. 4. — 2 Eccl., 6.

 

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ils font quelque don après en avoir obtenu d'abord la permission , il faut que l'honnêteté de la chose et la bassesse du prix y fasse reconnaître le présent d'un religieux et d'un pauvre. Qu'ils évitent de fréquenter leurs parents et de se mêler aux soins du dehors ; mais que plutôt, pénétrés en tout temps de la pensée de leur salut , ils s'adonnent à la pénitence. Leur profession doit toujours être présente à leur esprit et leur rappeler sans cesse pourquoi ils sont venus. Qu'ils pèsent bien ces paroles de saint Grégoire (1) : On en voit souvent plusieurs , dit-il , abandonner les sentiers d'une perversité évidente et revêtir un habit de sainteté; mais bientôt après avoir fait les premiers pas dans le chemin d'une bonne vie, ils oublient ce qu'ils ont été et négligent de se punir par la pénitence de leurs anciennes iniquités. Ils désirent recevoir des louanges pour ces commencements de justice ; ils aspirent même à commander ceux qui sont meilleurs qu'eux. Occupés d'une multitude de choses , rendus pires par leurs occupations elles-mêmes , non-seulement ils ne déplorent pas les fautes dont ils ont été coupables , mais ils en commettent encore de bien dignes d'être pleurées. Celui qui s'est enrôlé au service de Dieu, dit saint Paul , ne s'embarrasse point dans les affaires séculières, pour ne s'occuper qu'à plaire à celui à qui il s'est donné (2). Ainsi , plus un homme s'éloigne des soins et des conversations de la terre, plus Dieu s'approche de lui et s'unit à lui.

Il faut éviter aussi les entretiens avec les personnes

 

1 Mor., l. 8, c. 22. — 2 II Tim., 2.

 

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d'un sexe différent : celui-là ne peut démener de tout son coeur avec Dieu qui se plaît à de tels entretiens. — Que les nouveaux religieux aiment à remplir les devoirs de la charité : la charité toujours observée rend les autres nos débiteurs en tout temps. Comment en refuser les services à nos amis, quand nous les devons même à nos ennemis? Après avoir vaqué à l'oraison ou à l'étude, ils se lèveront donc pour servir leurs frères, si cela est nécessaire , pour aider ceux qui sont appliqués aux divers emplois, tantôt l'un, tantôt l'autre, selon leurs besoins , mais eu observant toujours les règles de la discrétion. De la sorte, après avoir travaillé de leurs mains pour leur propre compte, selon l'exemple et l'enseignement de l'Apôtre (1), ils s'exerceront en tout temps aux oeuvres de la charité en prenant part encore, s'il est possible, aux travaux corporels de leurs frères; et ainsi ils ne donneront pas à leur corps l'aliment qu'il réclame sans l'avoir gagné d'abord à la sueur de leur front. Cette sainte habitude les maintiendra dans l'humilité; elle les affermira dans la charité fraternelle et en toute perfection. Ceux qui se livrent aux travaux communs et sont comme les soutiens des autres par leurs services empressés, sont dignes d'être soutenus aussi en leur corps et en leur âme par les soins de leurs frères. C'est justement que tous prient pour les hommes qui travaillent, pour la communauté (2). Marthe doit participer aux biens spirituels avec Marie : elles sont soeurs; l'une descend pour combattre, l'autre veille à la garde

 

1 I Thess., 4. — 2 Luc., 10.

 

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des bagages. Il est donc juste qu'elles partagent également les dépouilles. Ceux qui nous servent corporellement , obtiennent avec raison une part selon leurs besoins dans nos oeuvres spirituelles. Que personne ne préfère les oeuvres qui le concernent aux oeuvres de la communauté. La charité ne cherche pas ses propres intérêts; elle préfère les choses communes aux choses particulières, et non les choses particulières aux choses communes.

Enfin, il faut en tout et avant tout veiller attentivement à bien considérer notre fin et quelle direction nous devons prendre pour y arriver. La fin de notre profession, c'est le royaume de Dieu ou plutôt Dieu lui-même. La direction à suivre, c'est la pureté de l'âme; elle nous y fait parvenir d'une manière plus assurée que tout le reste. Il faut donc s'attacher à ces deux choses, car il est nécessaire d'examiner où l'on va et à quoi l'on s'attache principalement. Celui qui ne s'attache à rien de spécial, change nécessairement à chaque heure et à chaque n'ornent selon ses diverses actions , et son coeur demeure semblable aux choses qui viennent de le frapper. Ainsi plusieurs religieux ont méprisé pour Jésus-Christ les biens les plus considérables; et cependant ils conservent de l'attache à des riens, et on les voit s'émouvoir pour une écritoire, une plume, une aiguille et autres bagatelles semblables. Ils s'irritent aisément et s'emportent comme des hommes dépourvus de la charité apostolique. S'ils tenaient bien leurs regards fixés sur la beauté d’un coeur pur, jamais ils ne consentiraient à perdre pour

 

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des misères un bien auquel ils seraient disposés à sacrifier les objets les plus précieux et les plus chers; ils aimeraient mieux tout rejeter sans réserve. Ainsi l'on voit que la perfection ne suit pas immédiatement le renoncement aux biens et aux dignités, quand on n'a pas cette charité dont l'Apôtre nous décrit les qualités et qui se résume en la pureté du coeur (1). Qu'est-ce, en effet, que d'être sans jalousie, de ne point s'enfler d'orgueil , de ne point se laisser emporter à la colère, etc, sinon offrir à Dieu un coeur parfait et sans tache et le conserver à l'abri de tous les troubles de la terre? On doit donc s'attacher de toutes ses forces aux choses propres à nous faire atteindre cette pureté, et repousser comme pernicieuses et nuisibles celles qui peuvent l'affaiblir en nous, quelle que soit leur nécessité ou leur utilité. Sans une voie pour nous conduire, les fatigues du voyage deviennent inutiles. Une humilité parfaite et le détachement des objets terrestres produisent et conservent par-dessus tout cette parole en nous.

Enfin une âme pure aime à goûter Dieu fréquemment dans une oraison fervente, et en le goûtant elle montre aux hommes combien le Seigneur est doux ; elle s'enivre de son amour et se porte sans réserve à le considérer; elle s'élance vers lui de toute l'ardeur de son désir; pour elle rien n'est agréable , rien n'est délicieux en cette vie comme de voir et de reconnaître que le Seigneur est son Dieu ; et c'est là en effet la partie principale de la méditation. L'âme ainsi

 

1 I Cor., 13.

 

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impressionnée saisit , embrasse, étreint et possède; elle s'écrie : Je l'ai en mon pouvoir et je ne le laisserai point aller (1). La pureté est donc la voie royale qui nous conduit aux embrassements de l'époux, et nous fait parvenir enfin à la patrie. Par elle les vrais Israélites , appuyés sur les ailes infatigables de leur désir, s'avancent de vertu en vertu jusqu'à ce qu'il leur soit donné de voir le Dieu des dieux dans Sion. Ils aiment Jésus-Christ par-dessus tout , et ils ne sauraient durant cette vie rien préférer à celui qui doit être leur récompense dans le ciel.

Et maintenant qu'il me soit permis à moi , homme imparfait et ignorant qui, par obéissance, ai rassemblé ces divers enseignements pour l'instruction des simples; à moi, pauvre peintre couvert de souillures, qui ai osé représenter l'homme dans toute sa beauté , qu'il me soit permis de conjurer et de supplier mes frères, au nom du Seigneur, de vouloir bien me considérer sinon comme bien utile à leur avancement, au moins comme rempli de bienveillance à leur égard, et de se souvenir en leurs prières d'un pécheur comme moi. Leurs supplications m'aideront à obtenir le pardon de mes offenses et à mériter d'entrer avec eux dans ce lieu où le Seigneur fait éclater sa puissance. Le Dieu des miséricordes m'accordera lui-même cette faveur, lui à qui est l'honneur et la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

1 Cant., 3.

 

FIN DU CINQUIÈME VOLUME.

 

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