|
|
DOUZIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII.LA VANITÉ ET LENVIE.
Ici-bas nous sommes assujétis à la vanité, et le Psalmiste en veut détourner ses yeux, cest-à-dire, ou quil veut être du nombre de ceux qui en seront délivrés, ou peut-être voudrait-il navoir jamais ni la vanité pour but de ses actions, cest-à-dire la louange qui vient des hommes, ni mène le bien-être de cette vie, autrement il ny aurait plus de martyrs. Faire cette prière, cest reconnaître le besoin de a grâce; aussi le Prophète veut-il être affermi dans la crainte qui sanctifie. Eloigner de lui lopprobre du soupçon signifierait le détourner de soupçonner le mal chez les autres , ce qui est le propre de lenvie; et dès lors il veut être vivifié dans la justice de Dieu, ou dans la charité qui est le Christ.
1. Dans le psaume que nous avons entrepris dexpliquer, le Prophète continue : « Détournez mes yeux, afin quils ne voient pas la vanité; vivifiez-moi dans votre voie ». Vanité et venté sont fort opposées. Lamour de ce monde est vanité, mais le Christ qui nous délivre de ce monde est vérité. Il est la voie dans laquelle notre Prophète veut être vivifié, parce quil est aussi la vie; il a dit en effet : « Je suis la voie. la vérité et la vie 2 ». Mais quest-ce à dire: « Détournez mes yeux, afin quils ne voient point la vanité ? » Est-ce que lon peut dérober à nos yeux la vanité pendant notre séjour sur la terre? « Toute créature, en effet, est soumise à la vanité 3»; ce que lon entend de la vanité qui est dans lhomme; et encore: « Tout est vanité : quel est pour lhomme le profit du labeur quil simpose sous le soleil 4? » Le Prophète voudrait-il demander à Dieu que sa vie ne soit point sous le soleil, où but est vanité, mais eu celui dans lequel il veut être vivifié? Car celui-là sest élevé non-seulement au-dessus du soleil, mais « par-dessus tous les cieux, afin de remplir toutes choses 5». Et cest plus en lui que sous le soleil que vivent ceux qui nécoutent pas en vain cette parole de saint Paul: « Cherchez ce qui est en haut, 1. Ps. CXVIII, 37. 2. Jean, XIV, 6. 3. Rom. VIII, 20. 4. Eccli. I, 2, 3. 5. Ephés. IV, 10.
où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu; nayez du goût que pour les choses den haut, et non pour celles dici-bas, car vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ 1 ». Et dès lors, si notre vie est où est aussi la vérité, elle nest point sous le soleil, où est la vanité. Mais nous ne possédons un si grand bien que par lespérance, et non en réalité. Et lApôtre na tenu ce langage que selon lespérance; car, après avoir dit de la créature quelle est assujettie à la vanité, il ajoute que cest contre son gré, et à cause de celui qui ly a soumise dans lespérance. Cest donc dans lespérance de demeurer un jour fixés à la contemplation de la vérité, que nous sommes en attendant soumis aux choses vaines. Car la créature spirituelle, et animale et corporelle, se trouve dans lhomme, ou plutôt est lhomme lui-même. Elle a péché de son plein gré, et dès lors est devenue ennemie de la vérité; et son juste châtiment est dêtre assujettie à la vanité contre son gré. Enfin lApôtre ajoute un peu plus loin : « Non-seulement ces créatures, mais nous aussi, qui possédons les prémices de lEsprit 2 », cest-à-dire nous qui sommes soumis à Dieu, et non à la vanité, non pas assurément dans tout ce que nous sommes, mais dans la supériorité que nous avons sur
1. Coloss. III, 1-3. 2. Rom. VIII, 20-25.
Les animaux, ou par les prémices de lesprit : « Nous gémissons en nous-mêmes dans lattente de ladoption qui sera la délivrance de notre corps. Nous sommes sauvés en effet, mais par lespérance; car lespérance que lon voit nest plus une espérance; comment espérer ce quon voit déjà? Si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous lattendons par la patience ». Aussi longtemps que nous sommes dans un corps dont nous espérons avec patience être délivrés par ladoption divine, nous sommes assujettis à la vanité, en ce quil y a de nous sous le soleil. Comment donc serions-nous en état de ne point voir la vanité, à laquelle nous sommes assujettis en espérance? Pourquoi dès lors le Prophète nous dit-il: « Détournez mes yeux, afin quils ne voient point la vanité ?» Voudrait-il demander, non point que saccomplisse en cette vie ce qui est lobjet de notre espérance, mais quil soit au nombre de ceux en qui cette espérance pourra saccomplir aussitôt qu « ils seront délivrés de la corruption » dans lesprit, dans lâme et dans le corps, pour être admis à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu, où ils ne verront plus la vanité? 2. On peut entendre ainsi ces paroles et demeurer dans les règles de la foi : mais il est un antre sens qui, je lavoue, me sourit davantage. Le Seigneur dit dans lEvangile: « Si votre oeil est pur, tout votre corps sera lumineux; mais si votre oeil est mauvais, tout votre corps sera ténébreux. Si donc la lumière qui est en vous est ténèbres, combien grandes seront les ténèbres elles-mêmes 1? » Dès lors ce qui devient très-important dans nos actions, cest le motif qui nous fait agir. Car une action ne doit pas être pesée par laction elle-même, mais par lintention ; cest-à-dire quil ne faut pas considérer si elle est bonne en elle-même seulement, mais surtout si elle est bonne dans lintention qui nous fait agir. Or, ces yeux par lesquels nous examinons ce qui nous fait agir, le Prophète demande à Dieu de les détourner afin quils ne voient point la vanité; cest-à-dire, afin quil ne se propose point la vanité, quand il fait une bonne action. Or, ce qui vient au premier rang dans cette vanité, cest lamour des louanges humaines, qui a été le mobile de tant de grandes actions
1. Matth. VI, 22, 23.
dans ceux à qui le monde a décerné le nom de grands, et que les villes païennes ont comblés de tant de louanges. Ils cherchaient, non la gloire qui vient de Dieu, mais celle qui vient des hommes; et pour cette gloire ils vivaient dans une sorte de prudence, de courage, de tempérance, de justice; obtenir cette gloire, cétait obtenir leur récompense, vain salaire dune vaine ambition. Cest dune telle vanité que le Seigneur veut détourner nos yeux, quand il nous dit: « Gardez-vous de te faire votre justice devant les hommes, afin quils vous voient; autrement vous naurez u pas de récompense de votre Père qui est dans les cieux 1». Puis énumérant quelques parties de cette justice, comme laumône, la prière, le jeûne, il avertit de ne faire aucune de ces oeuvres en vue dune gloire humaine, et partout il dit que ceux qui agissent de la sorte, ont reçu leur récompense, non point cette récompense éternelle que nous réserve notre Père avec les saints, mais cette récompense temporelle quils recherchent en se proposant la vanité dans les oeuvres quils accomplissent. Sans doute il ne faut pas incriminer la louange humaine (quy a-t-il en effet de plus désirable parmi les hommes que lagrément dans ce quils doivent imiter ?) mais agir en vue de cette louange, cest envisager la vanité dans ses actions, Quelque louange que lhomme de bien reçoive de la part des hommes, elle ne doit pas être la fin de ses bonnes oeuvres, mais il doit la reporter à Dieu pour qui seul le véritable juste fait le bien, car il ne le fait point de lui-même, mais par le secours de Dieu. Aussi le Sauveur avait-il déjà dit dans le même discours : « Que votre lumière brille aux yeux des hommes, afin quils voient vos bonnes oeuvres, et quils glorifient votre Père qui est dans les cieux ». Cest là quil nous donne comme fin la gloire de Dieu, que nous devons toujours nous proposer, quand nous faisons une bonne oeuvre, si nos yeux se détournent de la vanité. Dans nos bonnes oeuvres dès lors, ne nous proposons jamais les louanges des hommes, redressons au contraire ces louanges, et rapportons-les à la gloire de Dieu, qui nous donne ce que lon peut louer en nous sans erreur. Or, sil y a vanité à faire le bien pour en être loué par les hommes, combien sera-t-il plus frivole
1. Matth. VI, 1. 2. Id. V, 16.
encore de le faire pour acquérir, pour grossir, pour retenir des trésors ou tout autre bien temporel qui nous vient de lextérieur? Car « tout est vanité, et quel avantage revient à lhomme de tout ce labeur quil simpose sous le soleil 1? » Nous ne devons pas même faire nos bonnes oeuvres pour la santé de cette vie, mais bien plutôt pour le salut éternel, où nous jouirons dun bien immuable, qui nous viendra de Dieu, ou mieux qui sera Dieu lui-même. Si, en effet. les saints neussent eu dans leurs bonnes oeuvres dautre but que la santé de cette vie, jamais les martyrs neussent perdu cette vie pour loeuvre glorieuse de confesser le Christ. Mais ils ont reçu le secours au milieu de la tribulation, ils nont point envisagé la vanité, car le salut qui vient des hommes nest que vanité 2; ils nont point désiré les jours de lhomme 3, parce que lhomme est assimilé à la vanité, et que ses jours passent comme lombre 4. 3. Mais demander à Dieu ce qui paraît en notre pouvoir, cest-à-dire quil nous donne de détourner nos yeux de la vanité, nest-ce pas proclamer le besoin de sa grâce? Plusieurs en effet nont pas détourné leurs yeux de celte vanité, ils ont cru par eux-mêmes devenir justes et bons, et ils ont préféré la gloire des hommes à celle de Dieu : car ils sont hommes aussi, et ont mis en eux-mêmes leur complaisance, et ont trop présumé des forces de leur libre arbitre. Mais là encore il y a vanité et présomption desprit 5. Aussi, après avoir dit : « Détournez mes yeux de peur quils ne voient la vanité; donnez-moi la vie dans votre voie 7 »; comme cette voie nest pas la vanité, mais la vérité, le Prophète ajoute : « Affermissez votre parole dans votre serviteur, afin quil vous craigne 8». Quest-ce dire autre chose que, donnez-moi daccomplir ce que vous ordonnez? Car cette parole nest pas affermie dans ceux qui lébranlent en eux-mêmes en faisant ce qui lui est contraire; mais être affermie chez un homme, cest y être immobile. Dieu donc a affermi sa parole dans la crainte, chez tous ceux à qui il domine lesprit de crainte. Or, telle nest pas la crainte qui a fait dire à lApôtre: « Vous navez point reçu lEsprit de servitude pour agir encore par la crainte 9 » ; puisque cette
1. Eccli. I, 2, 12. 2. Ps. LIX, 13. 3. Jérém. XVII, 16. 4. Ps. CXLIII, 4. 5. Jean, XII, 43. 6. Eccl. VI, 9. 7. Ps. CXVIII, 37. 8. Id. 38. 9. Rom. VIII, 15.
crainte est bannie par la charité 1; mais la crainte dont il est ici question est celle que le Prophète appelle Esprit de crainte de Dieu 2; crainte qui est chaste, qui demeure dans le siècle des siècles 3, crainte qui nose déplaire à celui quon aime. Autre est en effet la crainte que lépoux inspire à lépouse adultère, autre celle de lépouse chaste; lune craint quil ne vienne, lautre quil ne séloigne. 4. « Eloignez de moi lopprobre que je soupçonne, parce que vos jugements sont pleins de douceur 4». Qui donc a des soupçons au sujet de son opprobre, et qui ne le connaît pas plus parfaitement que lopprobre daucun autre? On peut avoir des soupçons quand il sagit des autres, mais non quand il sagit de soi-même; car soupçonner cest encore ignorer. Or, on ne soupçonne point son opprobre, on en a une science certaine, puisque la conscience parle. Que signifie donc cette parole : « Mon opprobre que je soupçonne ? » Cest dans les versets précédents que nous en pourrons découvrir le sens. Tant quun homme ne détourne point ses yeux pour quils ne voient pas la vanité, il soupçonne chez les autres ce quil sent en lui-même; et il croit facilement que dans le culte quil rend à Dieu, dans les bonnes oeuvres quil fait, tel autre a le même but quil se propose lui-même. Les hommes en effet peuvent voir nos actions; mais le dessein qui nous fait agir est caché : de là le soupçon, et chez un homme laudace de juger des secrets des autres, den juger souvent à faux, et toujours témérairement, quand même le soupçon toucherait à la vérité. Cest pourquoi le Seigneur, en parlant de lintention qui doit nous faire agir dans nos bonnes oeuvres, et voulant détourner nos yeux de la vanité, nous avertit de ne pas faire le bien à cause des louanges des hommes, en disant : « Gardez-vous de faire votre justice devant les hommes afin den être vus 5». Il nous avertit aussi de ne les point faire par le désir de largent, en disant : « Ne vous amassez point des trésors sur la terre 6»; et encore «Vous ne pouvez servir Dieu et largent 7 ». Il nous détourne encore dagir en vue de la nourriture et du vêtement, en disant: « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que
1. I Jean, IV, 18. 2. Isa. XI, 3. 3. Ps. XVIII, 10. 4. Id. CXVIII, 19. 5. VI, 1. 6. Id. 19. 7. Id. 24.
vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez 1». Après nous avoir donné tous ces avis, comme nous pouvons soupçonner de pareilles intentions chez ceux dont nous voyons les oeuvres de justice sans voir leurs desseins, le Sauveur ajoute: «Ne jugez point, de peur dêtre jugés 2 ». Cest pourquoi, après avoir dit : « Eloignez de moi lopprobre que je soupçonne », le Prophète ajoute : « Parce que vos jugements sont pleins de douceur »; cest-à-dire, parce que vos jugements sont vrais. Quiconque aime la vérité, proclame la douceur de ce qui est vrai. Quant aux jugements des hommes sur les secrets des coeurs, ils ne sont point doux à cause de leur témérité. Il appelle donc son opprobre celui quil soupçonne dans les autres; car lApôtre la dit: « En se comparant eux-mêmes à eux-mêmes 3 », ils se jettent dans lerreur, et lhomme en effet soupçonne facilement chez les autres ce quil sent en lui. Cest pourquoi le Prophète supplie le Seigneur déloigner de lui cet opprobre quil sentait en lui-même et quil soupçonnait chez les autres, afin de ne point ressembler au diable qui avait soupçonné les motifs cachés du saint homme Job. Il ne croyait point que Job servît Dieu gratuitement, et demanda le pouvoir de le tenter, afin de trouver en lui la faute quil lui reprochait 4. 5. Mais, il ny a que lenvie qui soupçonne le mal chez les autres; dans son impuissance à dénigrer une bonne action, car ce qui est extérieur saffirme de soi-même, elle sen prend à lintention qui est secrète, et ne saffirme point ; quiconque dès lors peut la soupçonner mauvaise, parce quil ne voit pas ce qui se dérobe, et quil porte envie à ce qui est évident. A cette inclination perverse, qui
1. Matth. VI, 25. 2. Id. VII, 1. 3. II Cor. X, 12. 4. Job, I, 9-11.
nous porte à soupçonner chez les autres un mal que nous ne voyons point, il faut opposer la charité qui nest point jalouse 1, et que le Seigneur nous recommande si particulièrement quand il dit: « Je vous donne un commandement nouveau, cest de vous aimer les uns les autres 2 » ; et encore : « Tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres ». Et au sujet de lamour de Dieu et du prochain, « toute la loi», nous dit-il, « est renfermée dans ces deux commandements, ainsi que les Prophètes 3 ». Aussi le Prophète, contrairement à ce soupçon, dont il veut être délivré, dit-il à Dieu: « Voilà que jai désiré vos commandements, vivifiez-moi dans votre justice 4 ». Voilà que jai désiré de vous aimer de tout mon coeur, de toute mon âme, de tout mon esprit, et mon prochain comme moi-même ; « vivifiez-moi dans votre justice », et non dans la mienne, ou plutôt comblez-moi de celte charité que jai désirée. Soutenez-moi dans laccomplissement de ce que vous recommandez, donnez-moi vous-même ce que vous mordonnez. « Vivifiez-moi dans votre justice » ; car jai en moi de quoi mourir, mais ce nest quen vous que je trouve de quoi vivre. « Votre justice, cest le Christ qui nous a été donné par Dieu comme notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption ; afin que, selon quil est écrit, celui qui se glorifie ne se glorifie que dans le Seigneur 5 ». Cest en lui que je trouve votre loi que je désire, afin que vous me donniez la vie dans votre justice, ou plutôt en lui-même. Car cest lui qui est le Verbe Dieu, et le Verbe sest fait chair, afin dêtre aussi mon prochain 6.
1. I Cor. XIII, 4. 2. Jean, XIII , 31, 35. 3. Matth. XII ,40. 4. Ps. CXVIII, 40. 5. I Cor. I, 30, 31. 6. Jean, I, 40.
|