LET. LXXVIII
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LETTRE LXXVIII. A SUGER (a), ABBÉ DE SAINT-DENIS.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

 

Saint Bernard le félicite d'avoir tout d'un coup renoncé au faste et au luxe du monde pour revenir aux modestes habitudes de la vie religieuse, et il blâme sévèrement tout clore qui emploie son temps plutôt au service des princes qu'à celui de Dieu.

 

1. Une bien excellente nouvelle a s'est répandue jusque clans nos contrées ; elle ne peut manquer de faire un grand bien à tous ceux qui en seront informés. En effet, quel homme rempli de la crainte de Dieu ne sera pas transporté de joie et d'admiration en apprenant les grandes choses que la main du Très-Haut a opérées tout d'un coup dans votre âme? Ceux mêmes qui ne vous connaissent point ne peuvent apprendre ce que vous êtes et ce que vous étiez, sans admirer les effets de la grâce et sans en bénir l'auteur. Mais ce qui ajoute encore à l'admiration et à la joie communes, c'est que vous avez poussé votre zèle jusqu'à faire partager à vos frères la résolution salutaire que le ciel vous a inspirée de prendre pour vous-même, et à pratiquer sans retard ce que l'Ecriture vous conseille en disant : « Que celui qui m'écoute invite les

 

a il s'agit ici de la conversion de Suger, qu'il faut certainement placer en 1127, et qui est due aux conseils de saint Bernard. Il est vrai que la chronique de Nangis met la réforme du monastère de Saint-Denis en 1123, mais c'est probablement une date anticipée. Voici en quels termes elle rapporte l'élection de Suger: « Suger, religieux de Saint-Denis, en France, homme très-versé dans la science de l'Ecriture sainte : n'étant encore que diacre, il fut, ù son retour de Rome, où le roi de France l'avait envoyé en mission, élu abbé, à la place de l'abbé Adam, qui était mort. Ordonné prêtre aussitôt qu'il fut arrivé à Saint-Denis, il reçut, de l'archevêque de Bourges, en présence du roi, la bénédiction d'abbé de Saint-Denis. » Voir aux notes.

 

autres à m'écouter et leur dise : Venez (Apocal., XXII, 17) ; » ou bien encore : « Redites au grand jour ce que je vous ai dit dans les ténèbres, et prêchez sur le haut des toits ce qu'on vous a dit à l'oreille (Matth., X, 27) » Tel on voit un soldat courageux ou un général plein de bravoure de courage et de dévouement, quand presque tous les siens sont en fuite ou mordent la poussière, préférer mourir sur le corps de ceux sans lesquels désormais la vie lui serait à charge; il pourrait, s'il le voilait, échapper à la mort qui l'a seul épargné ; mais au lieu de fuir, il tient bon sur le champ de bataille et lutte en désespéré. On le voit le glaive à la main parcourir les rangs sous mille épées sanglantes qui se croisent; il jette encore l'effroi parmi les ennemis et ranime les siens du geste et de la voix ; il est partout où la lutte redouble : si ses hommes fléchissent, c'est là qu'il se précipite; d'une main il pare les coups que les ennemis lui portent, et de l'autre il soutient ceux de ses propres soldats que le fer a mortellement frappés; il brave le trépas avec d'autant plus d'ardeur pour le dernier des siens, qu'il a plus complètement perdu l'espoir de les sauver tous. Mais pendant qu'il fait des efforts héroïques pour retarder la marche des ennemis qui pressent sa troupe l'épée dans les reins, tandis qu'il relève ses soldats abattus et ramène au combat ceux qui commencent à fuir, il n'est pas rare alors que sa valeur et son intrépidité assurent à son armée un salut inespéré, jettent la confusion dans les rangs ennemis, les forcent à tourner le dos, à leur tour, devant ceux qu'ils avaient d'abord mis en déroute, et leur fassent tomber des mains une victoire que ses propres soldats avaient regardée comme perdue: on voit alors revenir victorieuses et triomphantes des troupes qui peu de temps auparavant étaient sur le point d'être écrasées.

2. Mais qu'ai-je besoin d'emprunter au monde mes points de comparaison, quand je parle d'un événement si profondément empreint de force et de piété, comme si la religion ne m'en offrait pas elle-même ? Moïse ne révoquait point en doute ce que Dieu lui avait promis; que si son peuple était exterminé, non-seulement il ne périrait pas lui-même avec lui, mais qu'il n'en serait pas moins le chef d'un peuple nombreux et redoutable. Néanmoins quel zèle, quelle ardeur ne déploie-t-il pas pour sauver son peuple de la colère de Dieu ? Comme ses entrailles s'émeuvent et protestent contre l'arrêt dont il est frappé ! il ne peut se retenir, et s'offrant à mourir à la place des coupables, il s'écrie : « Seigneur, Seigneur, pardonnez-leur cette faute, et que tout soit fini, ou bien effacez-moi de votre livre de vie (Exod., XXII, 31 et 32). » Quel avocat dévoué ! Parce qu'il oublie dans son plaidoyer ses propres intérêts, il fait aisément triompher la cause dont il s'est chargé. Quelle charité dans ce chef qui, uni à son peuple par les liens de l'amour, veut sauver le corps dont il est la tête, oit périr avec lui s'il ne peut réussir dans son dessein! Ainsi vit-on Jérémie, également attaché à son peuple du fond de ses entrailles, quitter volontairement le sol natal, renoncer à la liberté qui lui était laissée, et, par amour pour ses compatriotes, sinon par sympathie pour leur révolte, partager leur exil et leur captivité. Il aurait pu, s'il l'avait voulu, rester en liberté au sein de sa patrie, tandis que le reste du peuple en était arraché; mais il aima mieux renoncer à cet avantage et partager le sort de ses frères emmenés captifs sur la terre étrangère où il savait qu'il pourrait encore leur rendre de signalés services. Paul était animé du même esprit quand il désirait être anathème pour ses frères, aux yeux mêmes de Jésus-Christ; il montrait bien la vérité de ces paroles . « L'amour est aussi fort que la mort, et le zèle qu'il inspire est inflexible comme l'enfer (Cant., vin, 6). » Voilà les exemples que vous avez suivis; on pourrait y ajouter encore celui du saint roi David qui, voyant avec une profonde douleur les ravages que la main de l'ange exterminateur faisait au milieu de son peuple, veut se dévouer pour lui et demande à Dieu de faire tomber ses vengeances sur sa propre famille.

3. Mais qui vous a fait aspirer à tant de perfection où je souhaitais vivement, mais où je n'espérais guère vous voir arriver, je dois en convenir? Qui aurait pu penser, en effet, que vous alliez pour ainsi dire, d'un bond, vous élever à la pratique des plus hautes vertus et toucher à la perfection des saints? Voilà bien ce qui peut nous apprendre à ne pas mesurer aux proportions étroites de notre foi et de nos espérances l'infinie miséricorde de Dieu qui fait ce qu'il veut, eu qui il veut, et qui sait en même temps nous conduire au but et rendre léger le fardeau qu'il nous impose. Voyons en effet ce qui s'est passé. Les gens de bien censuraient votre relâchement, mais ils ne touchaient point à celui de vos religieux, c'était à vos désordres bien plus qu'aux leurs qu'ils faisaient la guerre, et si vos frères en religion gémissaient en secret, c'était bien moins sur votre communauté tout entière que sur vous; ils n'attaquaient que vous; si vous rentriez en vous-même , leurs critiques n'avaient plus d'objet, et votre conversion faisait taire tous leurs gémissements, mettait fin à tous les reproches. La seule chose qui nous scandalisait, c'étaient ce luxe et ce faste superbes qui vous suivaient partout a. Pour vous tout était là ; dès que vous les supprimiez et que vous renonciez à ce faste, tous nos griefs tombaient du même coup. D'ailleurs, vous avez en même temps fait cesser tous les reproches qu'on vous adressait et mérité même nos louanges. En effet, qu'admirera-t-on parmi les hommes, si ce n'est ce que vous avez fait ? Il est vrai qu'un changement aussi soudain et aussi parfait n'est pas l'œuvre de l'homme, mais celle

 

a C'est peut-être bien de lui que parle saint Bernard dans soit Apologie, quand il dit au chapitre X. « J'ai vu, je n'exagère pas, un abbé sortir escorté de soixante chevaux et plus… etc.

 

de Dieu. Si le ciel ressent une grande joie quand un pécheur se convertit, quels transports n'a-t-il pas dit éprouver à la conversion d'une communauté tout entière, surtout d'une communauté comme la vôtre

4. Cette maison, que son antiquité et la faveur de nos rois rendent si célèbre était le théâtre de la chicane et le rendez-vous des gens du roi. On s'y montrait exact et empressé à rendre à César ce qui est dû à César, mais on était un peu moins zélé pour rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu a ; c'est du moins ce que j'ai entendu dire, car je ne parle que d'après les récits qui m'ont été faits, et non pas d'après ce que j'ai pu voir de mes propres yeux. Il n'était pas rare, dit-on, de voir les cloîtres de votre couvent inondés de gens de guerre, remplis du bruit des affaires et des procès, et quelquefois même accessibles aux femmes. Comment au milieu de tout cela trouver place pour les pensées du ciel, les intérêts de Dieu et les choses de l'âme ? Mais à présent on trouve dans votre maison du temps pour Dieu, pour les pratiques d'une vie modeste et régulière et pour de saintes lectures. Le silence et la paix qui y règnent et due les bruits du dehors ne viennent plus troubler, y portent les âmes à la méditation des choses d'en haut; le chant des psaumes et des hymnes les repose des rigueurs de l'abstinence et des exercices laborieux de la vie religieuse; le triste souvenir du passé fait trouver plus supportables les austérités du présent, tandis que les fruits d'une bonne conscience, que vous commencez déjà à cueillir par le travail de la pénitence, inspirent pour les biens futurs un désir qui ne sera pas vain et une espérance qui ne sera point déçue. La crainte des jugements de Dieu n'est plus le motif de l'amour fraternel qui y règne, « car la charité parfaite bannit la crainte (I Joan., IV, 48), » tandis que la fatigue et l'ennui disparaissent sous la variété des saintes observances. Je ne m'arrête à tracer le tableau de votre maison que pour bénir et glorifier l'auteur de ces merveilles et pour louer ceux qui en sont les instruments et les coopérateurs. Il est bien certain que le Seigneur aurait pu accomplir tous ces miracles sans vous, mais il a emprunté votre concours afin de vous faire partager sa gloire. Le Sauveur reprochait un jour à, des marchands d'avoir transformé la maison de prières en une caverne de voleurs, il ne peut-t-elle manquer de vous tenir compte d'avoir fait le contraire en chassant du saint lieu les chiens qui l'avaient envahi, et en ramassant la perle qui avait été jetée aux pourceaux. A ses yeux, ce sera votre mérite d'avoir rendu, par l'ardeur de votre zèle, l'antre de Vulcain au travail des célestes pensées, de l'avoir remis lui-même en possession de sa propre maison en ramenant la synagogue de Satan à son ancienne destination.

 

a C'est ce que rapporte également Guillaume de Nangis, à l'année 1123. La négligence des abbés précédents, dit-il, et de plusieurs autres religieux de cette maison y avait laissé s'introduire un tel relâchement qu'on ne trouvait presque plus vestige de vie religieuse dans les moines de cette abbaye.

 

5. Si je réveille le souvenir d'un triste passé, ce n'est pas pour répandre le blâme et la confusion sur qui que ce soit, mais pour faire ressortir plus vive et plus éclatante la beauté de l'état actuel comparé à votre ancienne manière d'être, car il n'est rien qui rende plus sensible le bien présent que le rapprochement des maux passés. Si on reconnaît les semblables aux semblables, c'est par les contraires que les choses nous plaisent ou nous déplaisent davantage. Placez un corps blanc prés d'un noir, le simple rapprochement des deux couleurs les fera paraître plus tranchées; de même, si à de belles choses vous en opposez de laides, la beauté des unes et la laideur des autres en ressortent plus vivement. Mais pour vous ôter tout sujet d'offense et de confusion je me contente de vous dire avec l'Apôtre : « Voilà ce que vous étiez autrefois, mais vous vous êtes purifiés et sanctifiés (I Corinth., VI, 11 ). » Maintenant la maison de Dieu a cessé de s'ouvrir aux gens du monde, et le lieu saint d'être accessible aux curieux : on n'entend plus ces frivoles entretiens d'autrefois; toutes ces bruyantes allées et venues de jeunes gens et de jeunes filles ont cessé dans vos cloîtres ; on n'y voit plus que les enfants du Christ auxquels le Prophète prête ce langage: «C'est ici que je demeure et mes enfants sont avec moi (Isa., VIII, 18). » Personne n'y entre maintenant que pour y célébrer les louanges de Dieu et s'y acquitter des voeux sacrés qu'il a faits. Combien les oreilles des martyrs dont les nombreuses reliques enrichissent ces saints lieux, sont-elles agréablement frappées par les chants que font entendre les pieux enfants du Christ, auxquels ils répondent à leur tour avec l'accent d'une vive charité : «Enfants, louez le Seigneur, célébrez son saint nom (Psalm. CXII, 1); » on bien encore «Chantez à notre Dieu, célébrez sa grandeur; chantez à votre Roi, célébrez son saint nom (Psalm. XLVI, 7) 2 »

6. Cependant vos poitrines retentissent sous les coups de vos mains pénitentes, et le pavé du sanctuaire, sous le poids de vos genoux; les autels n'exhalent plus que voeux et que prières, tous les visages sont sillonnés par les larmes de la pénitence; tout est rempli de gémissements et de soupirs; et dans les sacrés parvis, les bruyants débats des intérêts mondains ont fait place au chant des cantiques spirituels. Il n'est pas de plus doux spectacle pour les habitants du ciel; il n'en est pas de plus agréable aux yeux du souverain Roi lui-même. N'a-t-il pas dit en effet : « Les louanges sont le sacrifice qui m'honore le plus (Psalm. XLIX, 23) ? » Oh! si nous pouvions ouvrir les yeux comme les ouvrit le serviteur du prophète Elisée à la prière de son maître (IV Reg., VI, 17) ! » nous verrions sans doute « les princes du ciel mêlés à ceux qui chantent de saints cantiques s'avancer au milieu de jeunes filles jouant du tambourin ( Psalm. LXVII, 26) ; » nous verrions, dis-je, avec quelle ardeur et quels transports de joie ils assistent aux chants et à la prière; ils se confondent avec ceux qui méditent, ils veillent sur ceux qui reposent, et président aux travaux de ceux qui s'occupent de l'ordre intérieur et du soin de la maison. Car, on ne saurait le nier, les puissances du ciel reconnaissent leurs concitoyens, et elles partagent les joies de ceux qui s'assurent l'héritage du ciel: elles les soutiennent, leur donnent des armes, les couvrent de leur protection, pourvoient enfin en toutes choses aux besoins de chacun. Combien je m'estime heureux, pendant que je suis encore de ce monde, d'apprendre du moins toutes ces merveilles, s'il ne m'est pas permis, à cause de mon éloignement, de le contempler de mes yeux! Que votre bonheur, mes frères, surpasse le mien, puisque c'est à vous qu'il a été donné de les accomplir ! Mais je trouve mille fois plus heureux encore celui dont l'auteur de tout bien a daigné se servir pour commencer de si belles choses ! C’est vous, mon ami, qui avez été choisi pour cela; aussi vous félicité-je d'avoir été l'instrument de tout ce qui maintenant nous frappe d'admiration.

7. Peut-être les louanges que je vous donne vous sont-elles pénibles à entendre; qu'il n'en soit pas ainsi, car elles sont bien différentes de celles que prodiguent les gens « qui appellent bien ce qui est mal et mal ce qui est bien (Isa., V, 20). » La chaleur de mes éloges vient de la charité, et ils ne dépassent pas les bornes de la vérité: telle est du moins ma conviction. On se glorifie sans crainte, quand on le fait dans le Seigneur, c'est-à-dire en demeurant dans les limites de la vérité. Ainsi je n'ai pas trouvé bien, mais j'ai appelé mal ce qui était mal : mail si j'élève hardiment la voix contre ce qui me parait tel (a), faut-il en présence du bien que je garde le silence sur le bien que je vois? Mais ce serait agir en critique violent qui ne sait que mordre et ne songe point à corriger, si je gardais le silence à la vue du bien et n'élevais la voit que pour signaler le mal. Le juste ne cède, dans ses réprimandes, qu'à un mouvement de commisération, tandis que le méchant n'est mû, dans ses louanges, que par des sentiments pervers; le premier découvre le mal pour le guérir, le second le cache de peur qu'on n'y apporte remède. N'ayez pas peur que ceux qui craignent le mal versent sur votre tète cette huile du péché que les méchants répandaient à flots autrefois. Nous applaudissons à vos oeuvres parce qu'elles sont bonnes. Je vous loue et ne vous flatte point; je ne fais qu'accomplir à votre occasion, par la grâce de Dieu, ces paroles du Psalmiste : « Ceux qui vous craignent, Seigneur, me verront et seront transportés de joie en reconnaissant que ce n'est pas en vain que j'ai mis toute mon espérance en vous (Psalm. CXVIII, 74); » et celles de l'Ecclésiastique: « Tout le monde louera sa sagesse (Eccli, XXXIX, 12).» C'est donc votre sagesse que s'accordent à

 

a On voit par là que saint Bernard s’était déjà élevé précédemment contre le relâchement des religieux de Saint-Denis, peut-être est-ce dans son Apologie, comme nous l'avons fait remarquer plus haut.

 

louer tous ceux qui naguère gémissaient à la vue de vos dérèglements.

8. Je voudrais vous voir prendre plaisir aux applaudissements de ceux qui sont aussi éloignés de flatter le vice que de dénigrer la vertu. Il n'y a de véritable louange que celle qui n'applaudit qu'au bien et ne sait caresser le mal, toute autre n'est qu'une feinte, une véritable satire, dont l'Ecriture peint les auteurs en ces termes: « Ces hommes sont vains et trompeurs; ils ont de fausses balances, et telle est leur vanité qu'ils sont tous d'accord pour se tromper les uns les autres (Psalm. LXI, 10). » On ne saurait trop s'éloigner de pareilles gens, selon le conseil du Sage « Mon fils, si les pécheurs te font des caresses, ne te livre pas à eux (Prov., I, 10) ; » car leur lait et leur huile, malgré toute leur douceur, sont empoisonnés et donnent la mort, comme dit le Psalmiste: « Ils ont (les flatteurs) des paroles plus coulantes que l'huile, mais qui blessent comme un trait qu'on décoche (Psalm. LIV, 22). » Les justes ont aussi de l'huile, mais une huile de charité qui sanctifie et réjouit l'âme; le vin ne leur fait pas non plus défaut; mais ils ne s'en servent que pour en verser quelques gouttes sur les blessures des âmes orgueilleuses, car ils réservent la douceur de l'huile pour celles que leurs blessures attristent et dont le coeur est broyé par la douleur. S'ils versent le blâme, c'est le vin qu'ils répandent; et quand ils laissent tomber des louanges de leurs lèvres, c'est de l'huile qui s'écoule : l'un n'est pas mélangé de haine et l'autre est exempte de malice. On ne peut donc pas confondre : regarder toute espèce de louanges comme des flatteries, ni toute sorte de blâmes comme autant de critiques amères. Heureux qui peut dire : « J'aime la réprimande charitable du juste qui me corrige, jamais l'huile du pécheur ne parfumera pas ma tête (Psalm. CXL, 5). » En éloignant les parfums du pécheur, vous avez su vous rendre digne du lait et de l'huile parfumée des saints.

9. Que les enfants de Babylone recherchent pour eux des mères ou plutôt des marâtres qui leur donnent un lait empoisonné et des caresses qui les conduisent aux flammes éternelles ; mais ceux de l'Eglise, allaités par les douces mamelles de la Sagesse, se fortifient pour le ciel; les lèvres encore humides du lait délicieux qu'ils ont sucé, ils s'écrient: « Vos mamelles sont plus douces pour moi qu'une coupe élu vin le plus exquis ; elles exhalent le parfum des plus suaves odeurs (Cant., I, 1).»

Après avoir tenu ce langage . à. leur mère, ils s'adressent ensuite en ces termes au plus excellent des pères, au Seigneur, dont ils ont goûté la douceur ineffable: « Combien grande est votre bonté, combien exquises les délices que vous réservez à ceux qui vous craignent (Psalm. XXX, 20) ! » A présent tous mes voeux sont accomplis: autrefois, quand je voyais avec quelle avidité vous receviez de la bouche des flatteurs le poison mortel qui s'en échappait, je faisais pour vous des voeux mêlés de larmes et je m'écriais, tandis que vous suciez a les mamelles d'iniquité, dont je vous voyais approcher les lèvres: « Qui me rendra le frère qui a sucé le même lait que moi (Cant., VIII, 1) ? » Loin de vous par conséquent désormais ces hommes aux caresses et aux louanges trompeuses qui vous exaltaient en face et vous exposaient en même temps au blâme et à la risée des hommes, dont les bruyants applaudissements n'étaient qu'une feinte et faisaient de vous la fable du monde entier. S'ils viennent encore murmurer à vos oreilles, répondez-leur: « Si je vous plaisais, je ne serais pas un serviteur du Christ (Galat., I, 10). » Une fois convertis nous ne pouvons continuer d'être agréables à ceux qui nous trouvaient de leur goût quand nous étions pécheurs, à moins due, venant eux-mêmes à changer, ils ne se mettent aussi à détester ce que nous étions jadis et à aimer ce qu'enfin nous sommes maintenant.

10. De nos jours l'Eglise est menacée par deux abus nouveaux et détestables, dont l'un, vous me permettrez bien de le dire, ne vous était pas étranger quand vous viviez dans l'oubli de tous les devoirs de votre profession; mais, grâce au ciel, vous avez été délivré de ce mal, et le changement qui s'est opéré en vous tourne à la gloire de Dieu, au profit de votre âme, à notre joie et à notre instruction à tous. Il ne tient qu'à Dieu que nous soyons bientôt consolés sur le second de ces maux dont l'Eglise est affligée, sur la nouveauté odieuse dont je n'ose parler, et que pourtant je ne puis passer sous silence. La douleur me force à la dévoiler et la crainte retient mes paroles prêtes à s'échapper; car j'ai peur d'offenser quelqu'un en mettant au grand jour ce qui me fait de la peine. Je sais qu'on ne peut pas toujours dire la vérité sans se faire (les ennemis, et d'un autre côté, j'entends la Vérité par excellence me consoler en ces termes de ces sortes d'inimitiés : « On ne peut éviter qu'il arrive des scandales (Matth., XVIII, 7), » et je ne pense pas que les paroles qui suivent: « Mais malheur à celui par qui ils arrivent (Ibid.) , » me concernent; en effet, quand on attaque un vice et qu'il en résulte un scandale, ce n'est pas celui qui fait la réprimande qui en répond, mais celui qui la rend nécessaire. D'ailleurs pourquoi serais-je plus sur mes gardes dans mes discours, ou plus circonspect dans mes actions que celui qui a dit. «Mieux vaut donner du scandale que trahir la vérité (S. Grég. le Grand, hom. VII sur Ezéchiel ; S. August., du Libre arb. et de la Prédest.) ? » Et puis je ne sais pourquoi je tairais ce que tout le monde proclame e, haute voix, ni pour quelle raison je serais seul à n'oser me boucher le nez et à dire que je ne sens rien, quand il n'est personne qui ne soit incommode de l'infection générale.

11. Peut-on voir, en effet, sans que l'indignation bouillonne dans

 

a Il y a dans le texte du jeu de mots par allusion au nom de Suger.

 

le coeur et sans que la langue en secret murmure, un diacre a allier, malgré ce que dit l'Évangile, Dieu et Mammon, cumuler les dignités ecclésiastiques qui le font marcher de pair avec les évêques, et les grades militaires qui lui donnent le pas sur les généraux eux-mêmes? Quoi de plus choquant que de vouloir paraître en même temps prélat et soldat et de n'être ni l'un ni l'autre en réalité! C'est un égal abus qu'un diacre serve à la table d'un roi, ou qu'un écuyer tranchant prête son ministère à l'autel pendant les saints mystères. N'est-ce pas un scandale de voir la même personne couverte d'armes de guerre, marcher à la tête de milices armées, puis, revêtue de l'aube et de l'étole, annoncer l'Évangile dans l'église; tantôt donner à des soldats le signal du combat, et tantôt annoncer aux fidèles les ordres de leur évêque? A moins peut-être, ce qui serait plus scandaleux encore, que cet homme ne rougisse de l'Évangile dont saint Paul, ce vase d'élection, aimait tant à se glorifier. Peut-être a-t-il honte de paraître homme d'église, et trouve-t-il plus glorieux pour lui, de passer pour soldat; de là vient qu'il préfère la cour à l'église, la table du roi à l'autel du Christ et le calice des démons à celui du Seigneur. Je suis très-porté à croire qu'il en est ainsi en voyant qu'à tous les titres de dignités ecclésiastiques qu'il cumule en sa personne, en dépit des canons, il préfère beaucoup, dit-on, les fonctions qu'il remplit au palais ; car au lieu d'aimer à s'entendre appeler archidiacre, doyen ou recteur de l'une de ses nombreuses églises, il n'est heureux que du titre d'écuyer tranchant de Sa Majesté. Quel renversement inouï, exécrable de toutes choses ! Préférer le titre de serviteur d'un homme à celui de serviteur de Dieu et trouver plus honorable d'être officier d'un prince de la terre due ministre du Roi du ciel. L'ecclésiastique qui, pour la cour, dédaigne l'Église, montre assez qu'il préfère la terre au ciel. Est-il donc plus flatteur de s'entendre appeler officier de la bouche du roi qu'archidiacre et doyen? Il n'en peut être ainsi que pour un laïque et non pour un clerc, pour un soldat et non pour un diacre.

12. Quelle ambition étrange mais aveugle ! aspirer plutôt à descendre qu'à monter ! avoir reçu un superbe héritage et se complaire sur un fumier, borner l'a tous ses désirs et compter pour rien une terre digne de tous les voeux ! Il confond les deux ordres et tire un assez bon parti de l'un et de l'autre. D'un côté il jouit de la pompe de l'état militaire; dont il laisse à d'autres les fatigues, et de l'autre il recueille le fruit de ses bénéfices et se dispense d'en remplir les devoirs. C'est une honte en même temps pour l'Église et pour l'État; car de même que les clercs ne sont pas faits pour porter les armes à la solde des rois, de même les rois et les grands n'ont pas mission de diriger les clercs.

 

a C'est Etienne de Garlande, officier de la table du roi Louis VI dont il est longuement parlé dans les notes. Saint Bernard le ramena à Dieu, comme il y avait ramené Suger lui-même.

 

D'ailleurs est-il jamais venu à la pensée d'un roi de mettre à la tête de ses armées un clerc sans valeur, au lieu d'un militaire d'une bravoure éprouvée ? Ce qui l'empêche de le faire ne lui permet pas non plus de confier la conduite des clercs à des laïques. D'ailleurs, si d'un côté la couronne cléricale est plutôt la marque de la royauté que de la servitude, de l'autre, le trône trouve un meilleur appui dans la force des armes que dans le chant des Psaumes. Encore, si l'abaissement de l'un contribuait à la grandeur de l'autre, comme cela arrive quelquefois; si, par exemple, l'abaissement de la majesté royale ajoutait à la grandeur du sacerdoce, ou bien si le sacerdoce ne perdait, en s'humiliant, que pour ajouter, dans la même proportion, à l'éclat de la royauté, comme il arrive, par exemple, quand une femme de qualité épouse un roturier, car elle déroge et s'amoindrit, mais en même temps elle élève celui qu'elle prend pour mari; si donc, disais-je, le roi ou le clerc profitait de l'abaissement de l'un ou de l'autre, il n'y aurait que demi-mal et peut-être pourrait-on le souffrir; mais le contraire a lieu, tous deus perdent sans profit pour aucun, ou plutôt au détriment de l'un et de l'autre; car, s'il ne sied pas à un ecclésiastique, comme nous l'avons déjà dit, d'avoir le titre et l'emploi d'officier de la bouche du roi, il ne convient pas davantage au prince de se servir du bras débile des ecclésiastiques pour gouverner son royaume. Je m'étonne même que des deux côtés l'Église et l'État ne s'accordent pas à repousser, l'une un diacre soldat, et l’autre un soldat ecclésiastique.

13. Voilà ce que j'aurais voulu et peut-être dû inculquer dans tous les esprits par des arguments encore plus nombreux et plus forts, mais les bornes d'une lettre ne me permettent pas de m'étendre davantage, et puis je crains de vous blesser en ne ménageant pas un homme pour lequel, dit-on, vous avez eu autrefois une très-grande amitié. Plût à Dieu que vous n'en eussiez point eu aux dépens de la vérité! Mais si vous persistez encore à être de ses amis, montrez-le-lui, en le déterminant à partager votre amour pour la vérité, car il n'y a d'amitiés solides que celle que cimente des deux côtés une égale estime pour elle. S'il refuse de suivre votre exemple, ne persévérez pas moins de votre côté dans le bien que vous avez entrepris, et, comme on dit, à la tête de la victime ajoutez encore la queue. Vous avez reçu de la grâce une tunique aux couleurs variées, qu'elle devienne par vos soins une robe dont les plis descendent jusqu'à terre: à quoi vous servirait-il, en effet, d'avoir mis la main à l'eeuvre, si vous veniez, ce qu'à Dieu ne plaise, à ne pas persévérer? Je finis ma lettre en vous exhortant vous-même à bien finir.

 

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

 

LETTRE LXXVIII.

 

53. A l'abbé Suger. L'abbaye de Bénédictins de Saint-Denis l'Aréopagite, apôtre de l'a France, située à deux lieues de Paris, dans le bourg du même nom., était une des plus célèbres de France et fut fondée par le roi Dagobert Ier . L'abbé Suger y succéda à l'abbé Adam qu'Abélard représente à tort comme un homme chargé de vices, dans son Histoire des Calam., page 19. Voir les notes de Duchesne au même endroit. Il fut élu abbé en 1423 pendant qu'il remplissait une mission pour le roi de France, Louis le Gros, auprès du pape Calixte II. Il mourut en 1152, à l'âge de soixante-dix ans  et fut enterré dans l'église de l'abbaye, qu'il avait fait construire lui-même telle que nous la voyons maintenant. C'est un magnifique édifice en forme de croix, long de trois cent quatre-vingt-dix pieds, large de cent, haut de quatre-vingt, sous clef, et soutenu par soixante colonnes ou piliers; ses vitraux sont incomparables, son chœur est pavé en marbre de différentes couleurs et renferme soixante stalles hautes, enfin on y voit les tombeaux d'un grand nombre de rois et de princes. Les Annales de cette abbaye constatent que « Suger y fit, par son zèle, refleurir la vie monastique, car avant lui la négligence des abbés qui l'avaient précédé et de plusieurs religieux de cette maison, avait laissé de tels désordres s'y établir qu'on n'y voyait plus qu'une ombre à peine de la vie religieuse. » C'est bien ce que dit notre Saint dans cette lettre. Voir les notes de la deux cent soixante-sixième lettre.

54. Un diacre allier, malgré ce que dit l'Evangile... « Ce diacre était Etienne de Garlande, sénéchal ou officier de la table du roi. Plusieurs auteurs l'ont confondu à tort avec le chancelier Etienne, qui devint plus. tard évêque da, Paris; comme Duchesne le remarque avec raison dans ses, notes sur Abélard. Voici ce qu'en dit Téulfe dans les Annales de Morigny, livre II : « A la mort de Guillaume, frère germain d'Aisselle, officier de la table du roi, Etienne leur frère devint maire de la maison du roi. Jamais on n’avait entendu parler jusqu'alors d'un diacre remplissant des fonctions militaires a la cour.. C'était un homme entreprenant et dune mare habileté selon, le monde. Ses revenus ecclésiastiques étaient considérables; le roi avait pour lui- une telle amitié, qu'il semblait plutôt lui obéir que lui commander; personne de nos jours n'eut autant de bonheur, humainement parlant. Il fit épouser Almaric de Montfort à sa nièce qui reçut le titre de Rochefort en se mariant. Tant, da prospérité lui enfla le coeur et lui fit oublier ce qu'il était; aussi finit-il pas s'aliéner l’esprit de la reine Adèle par les chagrins sans nombre dont il ne cessa l'abreuver. Devenu odieux à tout le monde, il tomba dans la disgrâce du roi, perdit sa charge et fut obligé de quitter la cour. Tombant alors dans une sorte de démence il fit tout ce qu'il put pour jeter le trouble dans le royaume; et, avec l'aide d'Almaric, homme d'une bravoure remarquable, il osa prendre les armes contre sa patrie.» C'est du même Etienne, si je ne me trompe, car il est surnommé de Garlande, qu'Yves de Chartres parle en termes fort peu flatteurs dans sa quatre-vingt-septième lettre, où, s'adressant aux cardinaux, il reproche aux habitants de Beauvais de le prendre pour évêque. C'est au mépris des saints canons, dit-il, « qu'ils ont pris pour évêque un clerc ignorant, joueur, adonné à unie foule de vices, et complètement dépourvu de tout ce que requièrent les saints ordres, un homme enfin que l'archevêque de Lyon, légat de l’Eglise romaine, a dû, pour un adultère public, chasser de l'église par ordre même du roi et de la reine. Or cet intrus, c'est Etienne de Garlande. Si jamais le saint Siège permet à un tel homme de monter dans une chaire épiscopale, il réduira lui-même sous nos yeux les saints canons à un déplorable silence. Comment, en effet, pourrons-nous aller nous désaltérer aux sources de la science, si nous en sommes éloignés par la main même de ceux qui; en possèdent les clefs ?  »  C'est ainsi qu'en parle Yves de Chartres.

56. ... En voyant qu'à tous les titres de dignités ecclésiastiques qu'il cumule en sa personne en dépit des canons... On fait donc violence aux canions pour avoir la faculté de faire ce qu'ils défendent; il en est beaucoup qui agissent de la sorte, car n'est rien d'ingénieux comme, l'ambition, la cupidité et l'avarice pour se satisfaire, et l'esprit sait toujours inventer quelque moyen pour contenter ses passions. Mais l'iniquité se trompe elle-même et elle ne réussira jamais à faire que ce qui est illicite ne le soit pas ; un jour viendra où les justices mêmes seront jugées. Dieu dissimule quelquefois pour un temps, mais il n'est pas rare que, dès cette vie même, il ne crie, par la voix secrète et poignante de la conscience, malheur et anathème à ceux qui sont tout entiers à la pensée de multiplier leurs maisons et leurs champs. Adrien VI disait autrefois, au rapport d'Opmère : Que les canons soient observés et les hérésies disparaîtront de la face du monde. Il est bien certain que s'il importait à l'Église qu'ils fussent observés religieusement, c'est surtout dans un cas comme celui-ci; car a-t-elle jamais plus souffert, l'honneur de Dieu et le salut des âmes ont-ils été jamais plus compromis que lorsque les bénéfices ecclésiastiques se sont accumulés sur la même tête, et quand des offices qui réclamaient chacun un titulaire particulier consacré au service de Dieu et de son Eglise, se sont trouvés réunis entre les mains d'un seul qui pourrait à peine suffire à remplir convenablement les devoirs d'une de ces charges ; et qui n'est à aucune d'elles, parce qu'il se doit à toutes? Le chancelier de Paris Jean Gerson compte la pluralité des bénéfices au nombre des causes de ruine qui menacent l'Église.

« A mes yeux, dit-il, le troisième signe de ruine qui menace l'Église, c'est la choquante inégalité des personnes que j'y remarque, et qui fait que souvent les hommes les plus méritants sont dans la gêne et la misère, tandis que d'autres, qui n'ont aucun mérite, sont dans l'abondance. Car il en est de l'Église comme d'un beau morceau de musique qui réclame des voix inégales; si l’inégalité exclut toute proportion et toute mesure, elle est excessive et l'harmonie disparaît. » Voir Gerson, Discours sur les signes de, la racine de l'Église, page 201.

A mon avis, il est incontestable que la pluralité des bénéfices engendre les hérésies. En effet, quand l'amour du cumul s'est emparé des âmes comme un mal incurable, on voit d'un côté toutes les pensées du siècle grandir en elles, la chair et les appétits grossiers y établir leur domination, car la pluralité des bénéfices amène le luxe, et de l'autre, le soin du troupeau diminuer tous les jours et s'éteindre dans la négligence et l'oubli. L'homme finit donc par s'endormir dans le luxe, il n'est pas étonnant alors que pendant le sommeil du père de famille l'envi sème le grain de la zizanie dans son champ. Si le loup envahit la bergerie et ravage impunément le troupeau, à qui devrait on s'en prendre, sinon au pasteur, qui n'est point à son poste? Les prélats et les pasteurs de l'Église qui ont plusieurs bénéfices, surtout des bénéfices à charge d'âmes, ne sont-ils pas contraints de s'absenter souvent pour aller successivement visiter les églises qu'ils possèdent?

Quoi d'étonnant, en ce cas, que le démon, comme un loup ravissant, constamment aux aguets pour profiter de toute occasion de nuire et d'enlever quelques brebis du troupeau, fonde sur la bergerie qu'il trouve depuis longtemps privée de son gardien ? Mais peut-être ce prélat veille-t-il partout à la fois? A qui fera-t-on croire jamais que cela est possible? Et d'ailleurs que fera-t-il si les loups s'attaquent en même temps à plusieurs de ses troupeaux séparés les uns des autres par de grandes distances? Comment un seul pasteur réussira-t-il à les repousser tous ? Peut-être, me dira-t-on, qu'il s'acquitte suffisamment de sa charge, en mettant à sa place quelqu'un qui veille pour lui; mais ce serait oublier ce que Notre-Seigneur a dit du pasteur mercenaire. Il ne reste donc plus, si je ne me trompe, que cette dernière alternative, c'est que puisqu'il ne peut seul veiller sur un si grand troupeau, bien loin d'être en état de le faire sur tant de bercails distincts, il s'applique du moins tout entier à la garde d'un seul troupeau. Qu'il veille donc comme il le doit, qu'il régisse et qu'il paisse ses brebis, qu'il ramène au bercail celles qui s'en étaient éloignées, qu'il guérisse les malades, enfin qu'il se consacre tout entier aux soins d'un unique troupeau, si petit qu'il soit, il aura toujours de quoi faire, de quoi être soucieux et de nombreux motifs de gémir et de se tourmenter amèrement, surtout quand approchera le jour où le premier Pasteur lui redemandera les brebis qu'il lui avait confiées. C'était à quoi songeaient autrefois les saints pasteurs de l'Église, et voilà pourquoi ils craignaient tant d'augmenter le nombre de leurs troupeaux, et redoutaient même d'en accepter un seul. Quand on voit toutes les difficultés qu'on eut pour les déterminer à se laisser imposer la charge pastorale, au point qu'on était quelquefois obligé de les contraindre à l'accepter, on ne saurait trop s'étonner de trouver tant de personnes qui non-seulement sont faciles et promptes à se laisser élever aux dignités, mais encore qui courent au-devant d'elles avec un avide empressement. Que les moeurs sont changées ! On leur, faisait violence pour les élever à la prélature, et, de nos jours, on a recours à la violence pour l'obtenir! Si du moins ce n'était ni les saints canons ni les lois de l'Église qu'on violât, peut-être serait-il plus facile de supporter un tel état de choses; mais, comme saint Bernard s'en plaint dans sa lettre, c'est malgré les canons que certains ecclésiastiques cumulent dans leurs personnes les dignités de l'Église. Rapportons ici quelques-uns de ces canons et disons en même temps dans quels cas la pluralité des bénéfices est illicite et défendue.

1. Le canon Quia in tantum, Sur les prébendes. « Comme l'ambition de plusieurs s'est accrue au point qu'on les voit posséder, non pas seulement deux ou trois, mais un grand nombre d'abbayes, quand ils seraient hors d'état de pourvoir aux besoins de deux monastères seulement; nous ordonnons à nos frères et coévêques de mettre fin à cet abus, et nous voulons, pour subvenir aux besoins de clercs capables de desservir les différentes églises, qu'on fasse cesser la pluralité des bénéfices que les canons défendent, laquelle est un prétexte à la mollesse et au vagabondage, en même temps qu'elle expose les âmes à un péril assuré.

2. Le canon Sanctorum, soixante-dixième distinction : Qu'il soit absolument interdit de posséder deux bénéfices ou deux églises. Qu'il soit également défendu aux chanoines d'avoir une prébende, si ce n'est dans l'église à laquelle ils appartiennent.

3. Le canon Clericus 21, question 1. « Aucun clerc ne sera désormais compté dans deux églises. Il y a dans ce cumul un commerce honteux et un gain sordide que les usages de l'Eglise réprouvent absolument, attendu que le Seigneur lui-même a dit : On ne saurait servir deux maîtres à la fois..., etc. »

4. Le canon Quia nonnulli, sur les clercs qui ne résident pas; c'est un canon d'un concile de Latran. « Comme il s'en trouve beaucoup qui ne savent point mettre de bornes à leur insatiable avarice, et qui s'efforcent, par tous les moyens possibles, d'obtenir, malgré les canons, plusieurs offices ecclésiastiques ou plusieurs abbayes, pour en accumuler les revenus, bien qu'ils puissent à peine satisfaire aux obligations de l'une d'elles, nous défendons expressément que désormais il en soit ainsi, et lorsqu'il y aura une église ou un office ecclésiastique à pourvoir, on fera choix d'une personne qui puisse résider et satisfaire par elle-même aux devoirs de son titre, etc. »

5. A ce qui précède, sur les prébendes, on peut encore ajouter ce canon « : Il est tout à fait contraire à la raison qu'un seul et même clerc possède dans la même église ou dans des églises différentes, plusieurs charges ou personnats, puisque chacun de ces offices réclame la présence du titulaire dans chacune de ces églises. »

6. La réponse d'Alexandre III à l'archevêque de Gênes ainsi que le canon Cum non ignores, sur les prébendes. « Vous n'ignorez pas qu'il faut un prêtre pour chaque église, nous trouvons donc aussi surprenant qu'inconvenant que vous vouliez donner à la même personne un titre dans des églises et des lieux différents et introduire dans votre diocèse un usage de l'Eglise de France, où l'on donne plusieurs offices à un même ecclésiastique, en dépit des saints canons, usage que nous désapprouvons fort, mais que nous ne pouvons amender à cause du trop grand nombre de ceux qui ont le tort de le suivre, etc.

7. L'Extravagante Exsecrabilis de Jean XXII, titre des Prébendes. «L'ambition exécrable de plusieurs qui désirent toujours avoir plus qu'ils n'ont, et qui deviennent d'autant plus difficiles à satisfaire qu'ils obtiennent davantage, ainsi que la coupable importunité des solliciteurs, a fini par obtenir, ou plutôt par extorquer des souverains Pontifes, nos prédécesseurs, qu'il fût permis, moyennant dispense, puisque les canons s'y opposent absolument, à un clerc quelquefois bien incapable de posséder même un seul bénéfice ecclésiastique, de recevoir et retenir sans péché, dans des églises différentes, deux ou trois dignités, personnats et offices, quelquefois même davantage. Sans compter tous les autres inconvénients résultant de cet état de choses, il arrive par là qu'un seul individu, quelquefois à peine capable de remplir convenablement les devoirs de la moindre de ses charges, reçoit les revenus de plusieurs, qui, mieux distribuées, auraient suffi pour assurer une existence convenable à des hommes instruits, de moeurs et d'une réputation intactes, actuellement réduits à mendier leur vie. Cependant les titulaires ont ainsi la faculté de ne point s'astreindre à la résidence; le service de Dieu en souffre, et l'hospitalité qu'ils devraient exercer, à raison de leurs bénéfices, n'est plus pratiquée. Pendant que ceux qui possèdent les bénéfices de chaque église se trouvent ainsi dispersés chacun dans leur pays, les églises elles-mêmes voient leur beauté et leurs intérêts compromis; en effet, comme ceux qui devraient la protéger et la défendre sont absents elles perdent une partie de leurs droits et plusieurs de leurs franchises, et l'on voit des monuments somptueux que la munificence de nos ancêtres nous avait laissés, tomber en ruines, en même temps que, d'un autre côté, ce qui est plus triste encore à dire, le salut des âmes est négligé et le vice dangereusement fomenté. » Voilà pourquoi saint Bernard dit, dans sa lettre deux cent trente-quatrième que le cumul des bénéfices est condamné, par les canons.

On veut de nos jours trouver une excuse â cet état de choses dans la difficulté des temps; il est impossible, dit-on, sans le cumul, de vivre honorablement et d'une manière qui soit en rapport avec l'état qu'on a dans le monde. Les guerres et les mauvaises récoltes amènera ;après elles des pertes nombreuses et de grandes privations; d'ailleurs le prix des choses augmente tous les jours, et les revenus d'un seul bénéfice ne sauraient suffire aux dépenses journalières de la vie, il faut donc demander au cumul un revenu suffisant. Mais pourquoi nous en prendre au malheur des temps dont nous sommes la principale cause ? Ce sont nos moeurs qui font les temps ce qu'ils sont. On ne peut en douter, car Dieu nous traite comme nous l"honorons. La sainte Ecriture ne nous permet pas de révoquer en doute que c'est nous qui, par notre conduite, faisons les saisons favorables, multiplions les biens de la terre, le blé, l'huile et le vin, et décidons des événements divers de la guerre et de la paix. Nous sommes si aveuglés que cette doctrine nous étonne et qu'au lieu de voir qu'il en est ainsi nous attribuons nos malheurs au jeu des causes-secondes; mais à ces causes en préside une souveraine et première qui dirige toute chose dans une certaine mesure et dans un but déterminé, de sorte que les causes inférieures auxquelles nous nous en prenons ne font rien. au hasard et sans dessein, rien qui ne soit soumis au plan providentiel et infiniment sage de la cause suprême.

Mais, par une juste et admirable disposition de la Providence, nous avons souvent pu voir et nous voyons encore le cumul des bénéfices produire un effet tout différent de celui qu'on en espérait; ceux qui en sont chargés mènent quelquefois une vie plus sordide et plus misérable que ceux qui se contentent de n'en posséder qu'un ; souvent ils laissent à leurs héritiers plus de dettes que de rentes, ou bien dans les prodigalités d'un luxe excessif, ils consument sans profit les revenus qu'ils cumulent en leur personne, et les voient se fondre comme la mousse entre leurs mains. Dieu permet qu'il en soit ainsi pour qu'ils ne jouissent pas de ces biens mal acquis, ou du moins pour que ces biens ne profitent point à leurs héritiers.

Mais je me laisse emporter, plus loin que mon dessein ne le demande et que peut-être la patience du lecteur ne me le permet, car il pourra bien lui sembler que j'ai perdu de vue; dans mes digressions; que je ne devais faire qu'une note; je le prie d'être assez bon pour me pardonner cet écart. Il y a bien longtemps, en effet, pour dire toute la vérité, que je sens l'indignation fermenter et bouillonner dans mon coeur contre la pluralité des bénéfices, la peste la plus redoutable qui puisse attaquer l'Eglise. Elle sévit actuellement avec tant de fureur qu'il semble presque inutile de lui opposer quelque antidote et quelque remède que ce soit. Mais s'il faut désespérer de la guérison de ceux qui déjà sont atteints par ce mal et touchés par la contagion, du moins essayons, par tous les soins et par toutes les précautions possibles, de,prémunir contre son influencé ceux qui ne l'ont pas encore ressentie et que le mal a jusqu'à présent respectés. Peut-être en comprenant le péril qui les menace, s'ils sont atteints, et les malheurs qui les attendent, concevront-ils plus d'horreur pour ce mal et s'en garderont-ils avec plus de soin: C'est à quoi pourront servir les canons que nous avons cités et dont nous pourrions augmenter le nombre, si le lieu le permettait.

Aussi ne pouvons-nous résister au besoin de rappeler au moins les propres paroles du saint concile de Trente; elles sont trop graves pour les passer sous silence. En effet, dans la septième session, chapitre II, il s'exprime ainsi: « Que personne, de quelque dignité, rang ou prééminence qu'il soit, n'ait la présomption de recevoir ou de conserver en même temps, malgré les canons, plusieurs églises métropolitaines ou épiscopales, comme titulaire, commanditaire, ou à quelque titre que ce soit, puisqu'il faut estimer digne d'envie celui qui a le bonheur de gouverner une seule église de manière à y faire le bien, y produire de bons fruits et sauver les âmes, etc. »

Plus loin, session vingt-quatrième, chapitre XVII, nous lisons: « Puisque l'ordre ecclésiastique se trouve renversé quand un seul tient la place de plusieurs, les saints canons ont réglé que personne ne pourrait être compté dans le clergé de deux églises. Mais, comme il y en a qui, cédant à l'attrait d'une cupidité coupable, se trompent eux-mêmes, mais ne trompent pas Dieu, en cherchant impudemment à éluder par tous les moyens possibles les règles établies et à posséder plusieurs bénéfices en même temps, le saint synode, voulant rétablir dans toute leur vigueur les lois qui concernent le gouvernement des églises, statue par le présent décret qu'il veut être observé, que désormais absolument personne, de quelque titre qu'il se prévale, même les cardinaux, pour lesquels Jean XXII, dans l'Extravagante Exsecrabilis avait fait une exception, ne pourra obtenir plus d'un bénéfice ecclésiastique; que s'il arrive que ce bénéfice ne peut donner à son titulaire les moyens de vivre convenablement, il pourra, nonobstant ce décret, lui être donné un autre bénéfice simple, pourvu que ce dernier n'exige pas la résidente du titulaire...., etc. » Voir encore Henri Cuyck, évêque de Buremonde, Paron. II au clergé.

56. — Car de même que les clercs ne sont pas faits pour porter les armes à la solde des rois... Saint Bernard blâme également ici les clercs qui portent les armes à la solde des rois et les rois qui imposent le service militaire aux clercs. Ce n'est pas sans raison, puisque ceux-là perdent de vue la dignité de leur état, et ceux-ci confient sans choix et sans discernement les fonctions de la cour et de l'armée à des clercs au lieu de les donner à des laïques, comme ils le devraient. On a vu un abus à peu près semblable se renouveler sous un autre roi de France, Louis XI. Le cardinal de la Balue, évêque d'Evreux, avait été envoyé par le roi à Paxis, pour passer les troupes eu revue; on le vit revêtu d'un rochet de lira et monté sur sa mule, remplir ces fonctions tout à fait incompatibles avec le titre qu'il portait: Chabanne, qui commandait la cavalerie, en fut indigné, et venant trouver le roi, il le pria de lui confier la mission de visiter le chapitre d'Evreux ou d'examiner les clercs présentés aux ordres. « Votre demande me surprend bien, lui répondit le roi; ne savez-vous pas que ces fonctions. appartiennent à d'autres qu'à vous et réclament un caractère que vous n'avez pas? — Pourquoi donc, reprit Chabanne, serais-je moins capable d'appeler des clercs aux saints ordres, qu'un évêque de passer des soldats entrevue? » La réponse embarrassa le roi et fit rire les assistants. Voir Guâgnin, livre dixième de son Histoire du clergé; Espence, homme d'une érudition et d'une sainteté bien connues en France, livre II, chapitre VI, Digression sur la lettre première à Timothée ; Bosquier, dans le Plutarque chrétien; Corroset, dans ses Apophtegmes de France.

Il faut encore que je demande ici pardon au lecteur, car après avoir parlé des ecclésiastiques qui cumulent les bénéfices, j'ai maintenant à combattre avec les canons de l'Eglise les clercs qui portent les armes, si toutefois ils se soucient encore des canons de l'Eglise, maintenant. qu'ils se sont façonnés au maniement de canons d'un tout autre genre. Commençons par montrer, avec saint Thomas, le docteur angélique, combien l'état militaire répugne à l'état clérical. « Le bien de la société, dit notre saint Docteur, requiert plusieurs offices parmi lesquels il en est qui veulent être remplis par des personnes distinctes plutôt, que par une seule. En effet, il y en a qui sont tellement opposés qu'il n'est pas facile de les concilier dans le même individu. Aussi dispense-t-on ordinairement ceux qui sont chargés des plus importants d'accomplir ceux qui le sont moins. Ainsi les lois humaines interdisent le négoce aux soldats, due les exigences de la guerre réclament tout entiers ; mais le service militaire est on ne peut plus incompatible avec les obligations des clercs et des évêques: en premier lieu, parce que la guerre, avec toutes ses préoccupations, détourne on ne peut plus l'esprit de la pensée du culte de Dieu, de la contemplation des choses célestes, de la prière, de l'étude et de tout ce qui constitue le ministère clérical. Aussi, de même que les affaires temporelles ou de nature à trop absorber l'esprit sont interdites aux clercs (II Timothée, II), ainsi en est-il du service militaire, par une raison qui tient également à la chose elle-même. Car les saints ordres se rapportent uniquement au ministère des autels et n'ont d'autre but que de rappeler et annoncer la passion de Notre-Seigneur (Matth., XXVI; I Cor., XI). Par conséquent si les clercs veulent imiter, dans leur vie, ce qu'ils font dans les saints mystères, ils doivent plutôt répandre leur propre sang que celui des autres. Or il ne nous est jamais permis de faire ce qui est incompatible avec notre étai, par conséquent les clercs ne sauraient faire la guerre et répandre le sang des hommes, attendu que s'ils ont reçu des armes, ce ne sont que des armes spirituelles, et non pas des armes matérielles (II Cor., X). » Tel est à peu près le langage dit saint Docteur, 2. 2, quest. 40, art. 2, et quest. 63, art. 4, 7 et 8. Venons-en maintenant aux saints canons.

Un canon du concile de Meaux est ainsi conçu : « Nul clerc ne portera des armes de guerre et ne marchera sous les drapeaux. Quiconque le fera sera puni par la perte de son propre rang dans le clergé, comme contempteur des saints canons et profanateur de l'autorité ecclésiastique. »

Le premier concile de Tours déclare par son cinquième canon « que tout clerc abandonnant les fonctions de son ordre et de son office pour porter les armes à la guerre sera frappé d'excommunication. »

La distinction 20, question 3, « interdit le service militaire à tous ceux qui ont reçu la cléricature ou qui se sont faits religieux. »

Dans le livre 3° de la Vie et de l'honnêteté du clergé, chapitre 2, nous lisons que le concile de Poitiers frappe d'excommunication tout clerc portant les armes. De même au chapitre 9, du Voeu et du rachat d'un Voeu, il est dit: « Puisque la cléricature rend les clercs inhabiles au métier des armes, Innocent III déclare, dans un rescrit, qu'on doit les forcer à se racheter de leur voeu plutôt qu'à l'accomplir quand ils se sont engagés à aller faire la guerre en terre sainte, etc ...; de même, au chapitre 5 des Peines nous voyons «que les prêtres qui manoeuvrent eux-mêmes un vaisseau pour le combat, aussi bien que ceux qui combattent de leur propre personne ou qui excitent les autres à se battre, pèchent mortellement et doivent, d'après les canons, être déposés. »

On demande, au sujet de la sentence d'excommunication, canon In audientia, de Clément III, « si les clercs qui ne rougissent pas de déposer l'habit de leur état pour se revêtir des armes de guerre, quand ils viennent à souffrir quelque violence corporelle, ou lorsque, étant faits prisonniers de guerre, ils payent leur rançon, peuvent encore prétendre au bénéfice de l'immunité cléricale, par laquelle sont excommuniés tous ceux qui portent une main violente sur un clerc. La réponse est négative,c'est en vain que celui qui se révolte contre les lois de l'Eglise en réclame ensuite le bénéfice. »

Saint Boniface, primat de Germanie, consulta le pape Zacharie au sujet des évêques qui combattaient à la guerre et qui répandaient, de leurs propres mains, le sang de leurs semblables; la réponse du Pontife romain fut que « c'étaient de faux prêtres, pires que des séculiers; qu'on ne devait par conséquent, sous aucun prétexte, permettre les fonctions du sacerdoce à ces hommes qui ne conservaient pas leurs mains pures de sang, mais qui les trempaient dans celui des chrétiens ou dés païens, et, d'un bras sacrilège, frappaient de mort ceux mêmes à qui ils devaient administrer les sacrements pour les empêcher de mourir de la mort éternelle. Peut-on les regarder comme des prêtres, ou croire que Dieu sera apaisé par leurs sacrifices, quand nous savons qu'il a les hommes de sang en horreur (Psalm. V)?

Mais pourquoi m'arrêter plus longtemps sur ce point? n'est-ce pas chanter aux oreilles d'un sourd? Je ne dirai plus rien ou plutôt je ne prédirai plus qu'une chose, puissé-je être un mauvais prophète ! C'est que nos guerres seront malheureuses tant qu'elles seront conduites par des hommes qui se seront enrôlés dans une plus sainte milice. Leurs armes de guerre n'ont rien de commun avec celles que manie la main du soldat, car ce sont des armes spirituelles; plaise à Dieu qu'ils se contentent de celles-ci et qu'ils laissent les premières aux hommes de coeur et de talent qui peuvent s'en servir. D'ailleurs, si après s'être rangés sous un drapeau ils veulent imprudemment se placer et combattre sous un autre, ils confondent impudemment les choses dé Dieu avec celles des hommes, ils bouleversent tout de fond en comblé, ne font rien de bon ni d'un côté ni de l'autre, et, au lieu de la gloire; ils s'attirent bien plutôt la haine et les malédictions des grands, qu'ils ne méritent que trop. Si donc ils sont encore susceptibles de quelques bons sentiments et s'ils souhaitent que les guerres aient un heureux résultat pour le bien des particuliers et pour celui de l'Etat qu'ils préfèrent, puisqu'ils sont consacrés au service de Dieu, les armes propres à la milice où ils sont entrés; assurément, s'ils aimaient mieux être avec Moise, dans le tabernacle du Seigneur, et lever, comme lui, des mains pures vers le ciel, il ne manquerait pas, dans la plaine, de Josués qui conduiraient la guerre avec force et bonheur et qui triompheraient des ennemis. Mais, comme nous renversons l'ordre naturel des choses, que nous préférons celles de ce monde à celles de Dieu, ou que nous confondons les unes avec les autres, nous ne faisons rien comme il faut, rien sérieusement et utilement, et nous n'avons L'avantage ni d'un côté ni de l'autre. Dieu ne saurait bénir ceux qui le négligent, préfèrent à son service celui d'un autre souverain, et violent sans scrupule l'ordre qu'il a établi. Voilà comment la sagesse de ce monde se trouve confondue et de quelle manière Dieu la convainc de folie.

Ce n'est pas avec de telles armes qu'autrefois les saints prélats triomphèrent des ennemis, mais avec les armes spirituelles. L'histoire ecclésiastique est remplie du récit de semblables victoires. N'est-ce pas ainsi que Léon I vainquit Attila; que saint Loup, évêque de Troyes, éloigna le fléau de Dieu; que saint Basile triompha de Valens, Chrysostome d'Eudoxie, et tant d'autres saints prélats d'une foule d'ennemis et de tyrans?

Mais une des plus belles victoires de ce genre dont on puisse rappeler le souvenir, c'est celle que remporta le saint pontife et docteur Ambroise. Permettez-moi, bienveillant lecteur, d'en mettre sous vos yeux le récit tracé de ses propres mains; voici en quels termes, dans son sermon contre Auxentius, il exhortait ses ouailles à supporter avec un courage inébranlable tout ce qu'il faudrait endurer, plutôt que de livrer les Églises. « Il me sera toujours possible de soupirer, de gémir et de verser des larmes sous les coups des soldats goths eux-mêmes, telles sont mes armes, un prêtre ne saurait en employer d'autres pour se défendre. Je ne puis et ne dois point résister autrement. » Puis à la fin de son sermon il reprend en ces termes : « Si on m'accuse d'appeler les pauvres à mon secours, je suis bien loin d'en disconvenir; j'avoue que je recherche leur appui, que je souhaite qu'ils prennent parti pour moi et me défendent, mais par la prière. Les aveugles, les boiteux, les malades et les vieillards sont de rudes adversaires pour des gens de guerre. Car prêter aux pauvres, c'est avoir Dieu pour débiteur, tandis que les gens de guerre méritent bien rarement les bénédictions du Ciel. On dit qu'avec mes chants et mes hymnes je fascine le peuple, je n'en disconviens pas : mais aussi quelles hymnes je fais chanter! où en trouver d'aussi puissantes? Un peuple entier chante tout d'une voix dans ses vers et confesse sa foi en la sainte Trinité. »

Dans sa lettre trente-troisième à sa soeur, pour la mettre au courant de toute cette affaire, il lui dit en quels termes il parlait à ses ouailles. « Auguste, la prière, voilà nos armes, et nous ne savons ce que c'est que trembler, car c'est le propre des chrétiens de soupirer après la paix et la tranquillité pour la foi, et de ne savoir pas trahir la vérité pour échapper à la mort. » Puis quelques lignes plus bas il ajoute: « Je ne puis livrer mon église, mais il m'est également défendu de recourir aux armes pour la défendre; les seules qu'il me soit permis d'employer, c'est de livrer mon corps à la mort pour Jésus-Christ. » Mais peut-être arriva-t-il qu'un faible évêque qui n'avait pour repousser l'ennemi que sa parole en guise d'épée, et que des mots au lieu de fer, fût honteusement défait par ses ennemis, c'est le contraire qui eut lieu; celui qui était sans armes a vaincu ceux qui l'attaquaient les armes à la main. « Nous étions plongés dans une extrême douleur quand nous lisions, dit-il, ces paroles du Prophète : Jlon Dieu, les nations fondent sur nous... etc. Hélas ! c'est que nous ne connaissions point toute votre grandeur quand nous nous laissions ainsi abattre par la douleur, et dans notre ignorance nous pensions à toute autre chose qu'à ce qui est arrivé. En effet, toutes ces nations et beaucoup d'autres qui s'étaient avec elles jetées sur votre héritage pour le dévaster, sont devenues chrétiennes et ont acquis un titre à partager aussi l'héritage de Dieu. Voilà comment s'est accompli l'oracle du Psalmiste: La paix s'est faite dans le lieu qu'il s'est choisi (Psalm. LXXV, 2). C'est là qu'il a brisé toute la force des arcs, les boucliers, les épées de ses ennemis, et qu'il a éteint la guerre. Qui a fait cela, si ce n'est vous, Seigneur Jésus? Vous voyiez des hommes de guerre accourir, les armes à la main, vers votre saint temple, d'un côté un peuple nombreux se presser dans l'église et la remplir de ses gémissements; de l'autre la soldatesque et son empereur ne respirer que la violence, et moi n'avoir que l'image de la mort sous les yeux. Mais pour empêcher qu'aucun malheur arrivât quand les choses en étaient à ce point, vous vous êtes placé entre les uns et les autres, et vous les avez rapprochés et confondus ensemble, vous avez brisé l'élan des hommes de guerre comme si vous leur aviez crié : Si vous courez aux armes, si vous portez la violence jusque dans mon temple, à quoi aura servi l'effusion de mon sang ? C'est vous, Seigneur, qui avez sauvé votre peuple et qui m'avez comblé de bonheur et de joie. Telles étaient mes paroles quand je m'étonnais que l'emportement de l'empereur pût se laisser apaiser par le dévouement de ses soldats, par les supplications des comtes et les prières du peuple; mais après avoir passé deux jours entiers dans la tristesse, à lire, comme nous avions l'habitude de le faire, les psaumes et les prophéties, nous apprenons tout à coup que l'empereur a donné à ses soldats l'ordre de se retirer. Quelle joie alors dans le peuple tout entier, quels applaudissements et quelles actions de grâces ! Le même jour où le Seigneur s'est livré pour nous, l'Église cesse de faire pénitence, les soldats eux-mêmes s'empressent à l'envi d'annoncer la bonne nouvelle, et se précipitent vers les autels; les baisers de pais qu'ils échangent entre eux semblent dire : Voyez quelle chose surprenante! Un évêque faible et désarmé a été plus fort que nous avec toutes nos armes, et sa victoire n'a coûté ni sang ni carnage ! »

58. A la tête de la victime ajoutes encore la queue... C'est-à-dire que la fin réponde au commencement. Saint Bernard l'invite par là à persévérer, et fait allusion au précepte de la loi qui veut qu'on offre en même temps la tête et la queue de la victime (Exod., XXIX ; Lévitique, III).

Raoul donne ainsi le sens figuré de cette façon de parler. La queue, dit-il, étant la fin du corps, représente la consommation et la persévérance dans les bonnes oeuvres. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire Ier , dans ses Morales, chapitre 40: « Il est prescrit d'offrir la queue de la victime au Seigneur. Cela veut dire que nous devons couronner par la persévérance le bien que nous avons commencé de faire. » Le même pape dit encore dans sa vingt-cinquième homélie sur l'Evangile : « La loi prescrit d'ajouter dans les sacrifices la queue au reste de la victime, c'est que si la queue est la fin du corps, celui qui conduit sa bonne oeuvre jusqu'à sa perfection naturelle, offre également le sacrifice d'une victoire complète. » (Note de Horstius.)

 

 

 

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