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LETTRE CCCLXXXVI. JEAN DE CASAMARIO A L'ABBÉ BERNARD.

LETTRE CCCLXXXVII. A PIERRES ABBÉ DE CLUNY.

LETTRE CCCLXXXVIII. PIERRE LE VÉNÉRABLE À BERNARD, ABBÉ DE CLAIRVAUX.

LETTRE CCCLXXXIX. A PIERRE LE VÉNÉRABLE, ABBÉ DE CLUNY.

 

LETTRE CCCLXXXVI. JEAN DE CASAMARIO A L'ABBÉ BERNARD.

 

L’an 1150

 

Jean console saint Bernard de l'insuccès de la croisade.

 

A son cher père et vénérable seigneur Bernard, par la volonté et la grâce de Dieu, très-révérend abbé de Clairvaux, le frère Jean, son serviteur, très-humble abbé de Casamarie (a), salut et voeu sincère qu'il parcoure heureusement la carrière, et, par la grâce de Jésus-Christ, parvienne plus heureusement encore au but.

 

1. Je n'ai pas oublié l'affection que vous avez daigné me témoigner autrefois, tout indigne que j'en fusse, et ce souvenir m'engage à vous ouvrir mon coeur et à vous parler comme si j'étais auprès de vous. Je compte trop sur votre bonté pour appréhender d'être indiscret et de vous blesser: je suis d'ailleurs bien convaincu que vous n'ignorez pas les sentiments d'affection, d'amour même que j'ai pour vous, et que s'il m'échappe quelque mot déplacé, vous l'excuserez avec la bienveillance et la bonté d'un père. On m'a dit que l'insuccès de l'expédition de la terre sainte, qui a tourné tout autrement que vous ne l'aviez espéré, vous pénètre de la plus vive douleur; vous croyez peut-être qu'il n'en est pas résulté pour la gloire de Dieu et l'intérêt de son Église tout le bien et profit que vous en attendiez. J'ai bien souvent médité sur toute cette affaire, et je viens vous faire humblement part des pensées que Dieu même, si je ne me trompe, m'a suggérées sur ce sujet. Vous savez comme moi qu'il lui arrive bien souvent de révéler aux petits ce qu'il a tenu caché aux grands, à ceux même qu'il a le plus comblés de ses dons; ainsi on vit autrefois un étranger, Jéthro, donner un conseil à Moïse lui-même, à ce saint homme qui parlait face à face au Seigneur (Exod., XXXIII, 11).

2. Eh bien donc, il me semble que la gloire de Dieu a beaucoup profité de cette expédition, bien que ce ne soit pas de la manière que pensaient ceux qui l'ont entreprise. S'ils avaient voulu la conduire à sa fin avec la piété et la sainteté qui conviennent à des chrétiens, Dieu aurait été avec eux et ils auraient certainement remporté les plus grands avantages; mais il se laissèrent aller à toutes sortes de désordres, et Dieu, qui savait qu'il en serait ainsi, avant même que l'expédition dont il était l'auteur, fût en marche, voulut, par une disposition par

 

a Casamario était une abbaye de Bénédictins des environs de Veroli, en Italie. Fondée en 1005, elle eut un religieux nommé Benoit pour premier abbé. Saint Bernard la visita plusieurs fois et se lia d'amitié avec l'abbé Jean, auteur de cette lettre. Cet homme, d'une insigne piété, affilia, en 1140, son monastère à l'ordre de Cîteaux, de l'observance de Clairvaux. Voir Ughel, tome I de l'Italie sacrée, col. CCLXXXIX.

 

particulière de sa providence, que les mauvaises dispositions des croisés servissent à prouver du moins sa miséricorde; il les purifia et leur fit conquérir le royaume du ciel par les épreuves et les revers dont il les accabla. Aussi avons-nous entendu plusieurs de ceux qui sont revenus de la croisade rapporter qu'ils avaient vu bien des moribonds protester qu'ils étaient heureux de mourir, et que pour rien au monde ils ne voudraient revenir à la vie, de peur de retomber dans leurs anciens péchés.

3. Pour que vous ne doutiez pas de ce que j'assure, je vous dirai, comme en confession et à mon père spirituel, que les patrons de notre maison, les apôtres saint Jean et saint Paul, m'ont plusieurs fois apparu; à toutes mes questions sur la croisade, ils ont répondu en disant que tous les vides laissés dans le ciel par la chute des anges se trouvaient comblés par les âmes de ceux qui étaient morts dans l'expédition sainte. Je vous dirai aussi qu'il m'ont beaucoup' parlé de vous et m'ont annoncé votre fin prochaine. Maintenant donc, puisque les choses ont réussi au gré de Dieu, sinon des hommes, vous devez vous consoler dans le Seigneur, d'autant plus que vous ne désirez et ne recherchez que sa gloire Croyez bien qu'il ne vous a donné la grâce de prêcher la croisade avec tant de succès que parce qu'il prévoyait tout le bien qu'il saurait en faire naître. Je le prie de vous conduire heureusement au terme de votre course et de me faire un jour la grâce de partager sa gloire avec vous.

 

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LETTRE CCCLXXXVII. A PIERRES ABBÉ DE CLUNY.

 

L’an 1150.

 

Saint Bernard commence par protester de ses sentiments affectueux et dévoués pour Pierre le Vénérable, puis il le prie de vouloir bien l'excuser s'il lui est échappé dans ses lettres quelque expression un peu trop vive.

 

A son très-révérend père et très-cher ami Pierre, par la grâce de Dieu abbé de Cluny, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut en Celui qui est notre véritable salut.

 

 

Je voudrais que vous pussiez lire dans mon coeur comme dans la lettre que je vous écris; vous y verriez en caractères bien marqués l'amour que le doigt de Dieu même y a profondément gravé et dont tout mon être est pénétré pour vous. Mais quoi! faut-il que j'entreprenne encore de vous en convaincre ? Je ne saurais le croire, car il y a bien longtemps que nos deux âmes sont étroitement unies, et qu'un égal amour a rendu égaux par le coeur deux hommes d'ailleurs bien inégaux pour le reste; car si votre humilité ne vous faisait descendre jusqu'à moi, quelle proportion y aurait-il entre ma bassesse et votre élévation ?  Mais un amour réciproque a su rapprocher ces deux extrêmes et vous faire petit avec moi en me faisant grand avec vous. Voici pourquoi je vous parle de la sorte.

Nicolas, un de mes religieux qui vous est tout particulièrement dévoué, ne m'a pas peu étonné en me disant qu'à sa très-grande surprise il avait pu remarquer, dans une lettre que je vous ai adressée (a), qu'il m'était échappé quelques expressions un peu vives et piquantes à votre adresse; veuillez croire que je vous aime beaucoup trop pour avoir jamais pensé ou dit quoi que ce soit qui pût blesser Votre Béatitude. Si cela est arrivé, ne l'attribuez qu'à la multitude des affaires qui aura empêché l'un de mes secrétaires (b) de saisir exactement ma pensée, et moi-même de relire ce due je lui avais ordonné de vous écrire et de voir qu'il avait poussé trop loin la vivacité de son style. Pardonnez-moi pour cette fois, je relirai désormais toutes les lettres que je vous ferai écrire, et je ne m'en rapporterai qu'à mes yeux et à mes oreilles. Je laisse à notre commun fils, le religieux qui vous porte cette lettre, le soin de vous exposer le reste en détail et de vive voix : veuillez l'écouter comme un autre moi-même et comme une personne qui vous est dévouée non-seulement en paroles et en protestations, mais effectivement et du fond du azur. Saluez pour moi votre sainte communauté et recommandez sou humble serviteur à ses prières.

 

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LETTRE CCCLXXXVIII. PIERRE LE VÉNÉRABLE À BERNARD, ABBÉ DE CLAIRVAUX.

 

Vers l’an 1150

 

Après avoir repoussé les éloges et les titres flatteurs que saint Bernard lui décerne, Pierre le Vénérable proteste en termes éloquents de son estime pour saint Bernard et agrée de bon coeur les excuses qu'il lui présente poser les paroles piquantes d'une de ses lettres.

 

A un illustre et vénérable membre du Christ, le seigneur Bernard abbé de Clairvaux, le frère Pierre, très-humble abbé de Cluny, salut de celui qui est tout à lui en Dieu et après Dieu.

 

1. Que dirai-je? la parole habituellement ne me fait pas défaut et voici que je me trouve muet en ce moment. A quoi cela tient-il? me

 

a Cette lettre ne se trouve pas parmi celles qu'on a publiées de saint Bernard. Pierre le Vénérable en donne le sujet dans la lettre suivante, n. 4. On voit par la lettre deux cent soixante-dixième que les Chartreux aussi se sont montrés blessés d'une lettre de saint Bernard.

 

b On voit par ce que saint Bernard dit ici, que plusieurs de ses lettres, sinon de celles qui nous restent, du moins de celles qui ont été signées de lui, étaient l'œuvre de ses secrétaires. Telles sont celles de Nicolas que nous donnons plus loin dans l'appendice.

 

demanderez-vous. A votre lettre qui me paralyse au lieu de m'inspirer comme elle aurait dû le faire; elle renferme, dans sa brièveté, de si grandes choses, que si je voulais entreprendre d'y répondre, je ne trouverais certainement pas un mot à dire. Riais j'ai affaire avec un homme grave, avec un religieux, je dois donc me conduire comme le réclament votre gravité et votre profession, quoique différente de la mienne. Mais quoi! n'ai-je pas raison de dire que dans sa sévérité votre lettre renferme une ample matière à répondre ? Faites preuve d'indulgence à mon égard, je vous prie, s'il m'arrive de m'exprimer autrement que je ne le devrais ; un véritable ami est heureux sans doute d'entendre ce que son ami dit avec esprit, mais il sait aussi goûter les paroles même qui sont dépourvues de sel et les entendre encore avec patience. J'ai donc revu, comme je vous le disais en commençant, votre lettre, une lettre unique pour moi et remplie d'un bout à l'autre des témoignages de l'affection la plus douce à mon cœur et des respects les plus disproportionnés avec mon mérite. En effet, vous m'y donnez le titre de très-révérend et les noms de père et d'ami le plus cher; tous ces noms et ces titres me vont droit au cœur, mais par respect pour la vérité qui du Christ est descendue dans votre âme, je dois avouer que pour les deux premiers titres que vous me donnez, je ne puis les accepter, ils ne me conviennent pas ; mais je n'en dis pas autant du troisième; car, si je ne me trouve pas digne du nom ni de révérend, ni de père, du moins placé sur vos lèvres, je revendique bien haut de la bouche et du coeur celui de votre plus cher ami.

2. Mais je laisse de côté le titre de très-révérend, qui ne peut me convenir et celui de votre plus cher ami que j'accepte de tout coeur, pour vous dire ce qu'un homme unique en son temps, la fleur des religieux de son siècle, dom Guy, abbé de la grande Chartreuse, m'écrivit un jour. J'étais avec lui en commerce de lettres très-suivi, et souvent dans ce que je lui écrivais familièrement, de même que clans les entretiens que j'avais le bonheur d'avoir avec lui, je, lui donnais le noua de père. Il me laissa faire d'abord, pensant que notre correspondance finirait peut-être un jour; mais voyant que je continuais à lui écrire et à lui prodiguer les mêmes noms dans mes lettres, ce saint homme éclata enfin et me fit entre autres cette recommandation : « Je vous prie, au nom de l'affection que vous nourrissez pour moi dans votre coeur, de penser au salut de mon âme quand vous me faites l'honneur de m'écrire, et de ne point exposer mon néant aux dangereuses tentations de l'orgueil. » Plus loin, il ajouta : « Je vous prie et vous conjure même à deux genoux, s'il le faut, de ne plus donner désormais le nom de père à un être aussi méprisable que moi; c'est bien assez, je dirais volontiers, c'est presque trop des noms de frère, d'ami et de fils, pour moi qui ne suis pas même digne d'être appelé votre serviteur. » Voilà ce que m'écrivait ce saint homme, et c'est précisément ce qu'à mon tour je vous dirai aujourd'hui. Il me suffit, c'est même presque plus que je ne mérite, d'être pour vous un frère, un ami cher, bien cher même, et de vous entendre me donner ces noms ou tout autre pareil qu'il vous plaira ou que j'aurai le bonheur de recevoir de vous. Mais c'est assez longtemps m'arrêter au salut placé en tête de votre lettre.

3. Passons au texte même de la lettre. «Je voudrais, me dites-vous, que vous pussiez lire dans mon cour comme dans la lettre que je vous écris; vous y verriez, en caractères bien marqués, l'amour que le doigt de Dieu y a profondément gravé, et dont tout mon être est pénétré pour vous. » Assurément on peut bien dire de ces paroles,sans vouloir porter atteinte au sens mystérieux de la sainte Ecriture, qu'elles sont aussi douces à lire que l'est à respirer le parfum qui coule de la barbe d'Aaron sur les franges de son vêtement; aussi agréables au coeur que la rosée qui descend des coteaux d'Hermon l'est à la montagne de Sion (Psalm. CXXXII, 2); elles ont la douceur du miel qui suinte dans les montagnes, et du lait qui ruisselle sur les collines. Ne vous étonnez pas si je recueille vos paroles et les pèse avec tant d'attention et de soin, c'est qu'elles ne tombent pas pour moi des lèvres du premier venu: elles sont nées en vous de la pureté du cour, de la droiture de la conscience et de la sincérité de l'affection que vous ressentez pour moi; car tout le monde sait aussi bien que moi que vous n'êtes pas de ces hommes qui, selon l'expression même du Psalmiste., « ne disent à leurs semblables que des choses vaines et frivoles, dont les lèvres sont le siège de la tromperie, et qui ne parlent qu'avec un coeur double et plein de déguisement (Psalm. XI, 3). » Aussi quand Votre Sainteté veut bien m'honorer d'une lettre, je la reçois, l'embrasse et la lis avec un bonheur et une attention qui montrent assez qu'elle ne me trouve ni indifférent ni distrait. Comment l'être en effet lorsqu'on reçoit et qu'on lit des lignes comme celles que je viens de citer et comme les suivantes où vous me dites: « Il y a bien longtemps que nos deux âmes sont étroitement unies et qu'un égal amour a rendu égaux par le coeur deux hommes d'ailleurs bien inégaux pour le reste; car si votre humilité ne vous faisait descendre jusqu'à moi, quelle proportion y aurait-il entre ma bassesse et votre élévation? Mais un amour réciproque a su rapprocher ces deux extrêmes et vous faire petit avec moi en me faisant grand avec vous.» Est-il possible de lire de pareilles choses de sang-froid? On ne peut au contraire en détacher ses yeux, en détourner son coeur, en arracher son âme. Pensez tout ce que vous voudrez de ce que vous m'avez écrit, pour moi je vous déclare, mon bien cher ami, que je prends tout ce que vous me dites au pied de la lettre; pourrais-je faire autrement quand c'est un homme si éminent, si véridique et si saint qui parle? N'allez pas croire en lisant ces protestations que je veuille; moi aussi, suivant vos propres expressions, entreprendre de vous convaincre de mes sentiments pour vous ; nous étions trop jeunes quand nous avons commencé à nous aimer en Jésus-Christ, pour douter, maintenant que la vieillesse est arrivée ou peu s'en faut, d'une affection si sainte et de si longue date. Veuillez croire., vous dirai-je en empruntant encore vos propres paroles, veuillez croire que je vous aime trop pour avoir jamais pensé ou dit quoi que ce soit qui pût faire soupçonner que j'aie eu le moindre doute de la vérité de vos paroles, surtout quand vous parlez sérieusement. Soyez donc bien convaincu que je reçois, dépose et conserve dans mon coeur tout ce que vous me dites au sujet de la lettre en question; il serait plus facile de tirer mille écus de ma bourse vide que de m'ôter de l'esprit la conviction que vous m'avez dit la vérité au sujet de cette lettre. Mais en voilà assez sur se point.

4. Je vais vous dire maintenant ce qui aurait pu causer en moi le sentiment pénible que vous croyez que j'ai ressenti. Votre lettre * au sujet de l'affaire que vous savez, d'un certain abbé d'Angleterre, renferme ce passage: « Ne semblerait-il. pas, disent-ils, que tout jugement est perverti, que la justice a déserté la terre, et qu'il n'y a plus personne pour tirer le pauvre des mains de ses oppresseurs, et soustraire l'indigent aux violences de ceux qui le dépouillent (Psalm. XXXIV, 10)? » Eli bien, je vous dirai, si vous voulez bien me croire, qu'en lisant ces paroles, je ne me suis pas plus senti ému que ne le fut autrefois le Prophète, à qui je suis d'ailleurs bien loin de vouloir me comparer, dans les circonstances dont il parle, quand il dit: « Je faisais la sourds oreille, et, comme si je n'entendais point ce qu'on disait, je n'ouvrais pas plus la bouche qu'un muet pour y répondre, de sorte qu'on m'aurait pris pour un homme qui n'entendait et ne parlait point (Psalm. XXXVII, 14 et 15). » Je puis donc bien vous assurer que dans la phrase citée plus haut je n'ai rien vu qui fût de nature à me blesser; après tout, s'il en avait été autrement, je trouverais une ample satisfaction dans ces paroles de votre lettre: « La multitude des affaires aura empêché l'un de mes secrétaires de saisir exactement ma pensée, et moi-même de relire ce que je lui avais ordonné de vous écrire et de voir qu'il avait poussé trop loin la vivacité de son style. Pardonnez-moi pour cette fois, je relirai désormais toutes les lettres que je vous ferai écrire, et je ne m'en rapporterai qu'à mes yeux et à mes oreilles. » Je n'éprouve donc aucune peine à vous accorder le pardon que vous me demandez ; d'ailleurs je puis bien dire, sans manquer à l'humilité, que si je pardonne et oublie volontiers les torts les plus graves quand les coupables m'en témoignent du regret, à plus forte raison ne m'est-il pas difficile, pour ne las dire qu'il ne m'en coûte pas, de pardonner à ceux qui n'ont que des misères à se reprocher à mon égard.

5. Quant au testament de monseigneur le sous-diacre romain Baron, je me suis conformé pour l'accomplissement de ses dernières volontés par lesquelles, dit-on, il donnait en mourant ce qu'il avait en dépôt chez nous aux abbayes de Clairvaux et de Cîteaux, aux renseignements que m'ont fournis certaines personnes auxquelles Baron avait fait part de ses intentions avant sa mort. Je ne dois pourtant pas vous laisser ignorer qu'en cette circonstance, au dire de personnes dignes de foi, l'abbé de Cluny vous a donné plus qu'il ne devait vous revenir d'après le testament du défunt. Je sais bien, car je ne suis pas assez peu instruit des lois divines et humaines pour l'ignorer, je sais bien, dis-je, que la mort du testateur donne sa pleine valeur au testament qui est le dernier en date, pour tout ce qui concerne les legs et les fidéicommis, mais je sais également « qu'il n'est rien de plus conforme au droit naturel que d'exécuter les dernières volontés d'un mourant, en donnant ses biens à ceux à qui il avait l'intention de les laisser après lui. » Je ne vous dis cela que parce que, au rapport des mêmes témoins dont je vous ai parlé plus haut, le sous-diacre Baron avait l'intention de laisser à Cluny tout ce qu'il y avait mis en dépôt, s'il ne le reprenait pas avant de mourir; mais je n'ai pas voulu me prévaloir du droit qui résultait de là pour nous et je vous ai abandonné à vous et aux religieux de Cîteaux ce qui nous revenait à nous-mêmes au dire de ces témoins. Quant à l'élection de l'évêque de Grenoble, contre laquelle protestent nos frères de la grande Chartreuse, j'ai chargé notre cher et fidèle Nicolas de vous dire de vive voix ce que j'en pense ; écoutez ce qu'il doit vous dire à ce sujet, c'est ma pensée tout entière. S'il m'est échappé de la mémoire quelque chose que j'aurais dû vous communiquer, je ne manquerai pas de réparer cet oubli dès que je m'en apercevrai. Je finis en vous demandant, comme je l'ai déjà fait par plusieurs membres de votre ordre, de vouloir bien rappeler aux vénérables abbés réunis en chapitre à Cîteaux le souvenir de votre tout dévoué serviteur, et me recommander avec ma communauté à leurs ferventes prières.

 

* Elle est perdue

 

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LETTRE CCCLXXXIX. A PIERRE LE VÉNÉRABLE, ABBÉ DE CLUNY.

 

L’an 1150.

 

Saint Bernard exprime à Pierre le Vénérable tout le plaisir que sa lettre lui a fait, et s'excuse sur ses nombreuses occupations de ne pas lui écrire plus longuement.

 

A son très-cher père et seigneur Pierre, par la grâce de Dieu, abbé de Cluny, le frère Bernard abbé de Clairvaux, salut avec l'assurance de ses prières.

 

C'est à peine si j'ai eu le temps de lire votre lettre, mais je l'ai fait avec un extrême bonheur, et quoique je fusse occupé autant et plus que vous ne sauriez l'imaginer, j'ai pu m'échapper un instant et me soustraire à une foule de gens qui avaient affaire avec moi et à qui je devais répondre. M'étant enfermé avec le religieux Nicolas, que vous affectionnez particulièrement, nous lûmes et relûmes votre bonne lettre, si pleine de douces paroles pour moi. A mesure que j'y voyais l'expression de votre affection, je sentais la mienne pour vous redoubler dans mon cœur. Je n'ai qu'un chagrin, c'est de ne pouvoir vous répondre comme je le voudrais, mais il ne se peut voir un plus mauvais jour que celui-ci pour cela. Il est arrivé aujourd'hui des visiteurs de toutes les parties du monde, je crois, et il m'est absolument impossible de ne pas leur répondre à tous. Ce sont mes péchés, sans doute, qui me valent les soins sans nombre dont le poids m'accable et au milieu desquels mon existence se consume. Je veux pourtant vous envoyer deux mots de réponse en attendant que j'aie le loisir de vous écrire plus en détail et de vous ouvrir plus entièrement mon coeur. Je tiens à vous dire d'abord, parce que c'est la plus exacte vérité, que je reçois comme un don de votre part et non pas comme une dette, le legs qui nous a été fait par le sous-diacre romain Baron. Vous m'avez fait plaisir de m'instruire exactement de l'affaire de Grenoble, et je vous assure que j'ai été très-sensible à ce que notre commun fils m'a rapporté de votre part sur ce sujet-là. Soyez persuadé que je suis tout disposé à faire ce qui vous plaira, ce sera pour moi un bonheur. Dans notre chapitre général de Cîteaux, nous avons fait mémoire de vous comme d'un prélat éminent, d'un père et d'un ami bien cher à notre coeur ; nous avons également prié pour tous les religieux de votre ordre morts ou vivants (a). L'évêque élu de Beauvais (Henri) vous présente ses respects et se dit tout à vous, comme il l'est en effet. Quant à moi qui écris cette lettre, je suis votre tout dévoué Nicolas, et je vous salue de tout mon coeur pour le temps et l'éternité, ainsi que toute la sainte famille qui a le bonheur de vivre sous votre autorité et de participer à l'esprit qui vous anime.

 

a Ces prières étaient d'usage entre tes congrégations religieuses, liées par un mutuel échange de pieux suffrages.

 

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