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SIXIÈME SERMON (a). La peau, la chair et les os de l'âme.
1. Le bienheureux David dit en parlant des justes dans un de ses psaumes. « Les justes son exposés à beaucoup d'afflictions, et le Seigneur les délivrera de toutes ces peines. Il garde tous leurs os, il ne s'en brisera pas un seul (Psal. XXXIII, 20). » Or, personne n'entend pas ces mots, les os du corps, d'autant plus que nous voyons que la main des impies et la dent des bêtes brisé ou broyé les os d'une foule de martyrs. Mais la condition de l'âme humaine est aussi surprenante que dune de pitié : en effet, quand elle est capable de pénétrer tant de choses hors d'elle, par la force de son intelligence, elle n'a pourtant aucune perspicacité pour se connaître et se voir telle qu'elle est; il lui faut des figures et des comparaisons tirées des choses corporelles, pour arriver à concevoir, à l'aide des êtres extérieurs et visibles, quelque idée des choses intérieures et invisibles. Regardons donc la pensée comme la peau de l'âme; les sentiments comme sa chair, et l'intention comme ses os; de cette manière nous dirons qu'elle est en vie, tant que ses os ne seront point brisés, qu'elle est en bonne santé tant que, sa chair ne sera point corrompue, et qu'elle est belle tant que sa peau le sera. Ainsi les tribulations des justes, c'est-à-dire ce qui flétrit parfois la fraîcheur de la peau de l'âme, ce ne sera pas autre chose que les pensées inutiles qui agitent l'âme. Quant aux blessures qui pourront quelquefois entamer sa chair, ce seront les pensées mauvaises qui auront pénétré assez avant pour corrompre les sentiments du coeur par la délectation. Pour ce qui est de ses os, le Seigneur même les garde de tout ce qui pourrait les endommager ou les rompre, c'est-à-dire, veille à ce que les bons propos de son coeur ne soient jamais brisés, et que son intention de faire son salut ne soit jamais réduite en poussière : il l'empêche de céder jamais aux attraits de la concupiscence. Ainsi, de même que la pensée ternit la fraîcheur de l'âme, l'affliction au péché la blesse, et le consentement la tue. 2. Aussi, mes bien chers frères, tenons-nous en garde contre les pensées inutiles si nous voulons que nos âmes conservent toute, leur fraîcheur, oublions tout ce qui est derrière nous, c'est-à-dire notre peuple et la maison de notre père, et notre beauté éveillera les désirs du grand Roi. Sortons de notre pays pour ne nous pas laisser prendre aux pensées des voluptés charnelles. Sortons même du milieu de nos parents, c'est-à-dire éloignons-nous des pensées de curiosité, la curiosité
a Ce sermon fait aussi suite à ceux de Nicolas de Clairvaux; mais il n'est pas indigne de saint Bernard. On y retrouve plusieurs pensées du trente-deuxième des Sermons divers n. 3. Il est cité dans le livre XIII des Fleurs de saint Bernard, chapitre LXVIII. Il a été édité pour la première fois à Rouen sous le nom de saint Bernard, sans désignation de date.
a son siège dans les sens du corps, et se trouve avoir un certain degré de parenté avec les voluptés de la chair. Quittons enfin la maison de notre père, et fuyons les pensées d'orgueil et de vanité. Nous avons été nous aussi, autrefois, des enfants de colère, nous avons eu aussi le démon pour père, le démon qui règne sur tous les enfants de l'orgueil, et qui est allé fixer sur les monts de l'arrogance son siégé et son infortunée demeure. S'il arrive quelquefois que de semblables pensées se glissent dans notre âme, hâtons-nous de laver ave tout le soin possible, de gratter même, la tache dont nous nous voyons souillés, et écrions-nous avec le prophète : a Seigneur, vous m'arroserez avec l'hysope et je serai purifié, vous me laverez et je deviendrai plus blanc que la neige (Psal. L, 9). » Mais s'il arrive un jour que, par suite de notre incurie et de notre négligence, une pansée inutile s'insinue dans notre coeur, et arrive jusqu'à l'affection, rappelons-nous que ce n'est plus une simple souillure, mais une vraie plaie, et recourons en toute hâte à l'assistance du Saint-Esprit, qui aidera notre faiblesse, et disons lui, avec le Psalmiste : « Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez mon âme, parce que jai péché contre vous. » Ces tentations sont naturelles à l'homme, et il n'est pas possible de les éviter toutes, tant que ce corps de mort nous tient en exil, loin du Seigneur. Toutefois qu'on se garde bien de les regarder comme de peu d'importance, ou de fermer les yeux sur elles ; car si elles ne sont pas mortelles, elles ne laissent point d'être dangereuses. 3. Quant à l'intention, au bon propos de l'âme, gardons-la, mes frères, avec toute la sollicitude que nous avons pour la garde même de la vie de nos âmes, car le péché mortel est celui que nous commettons avec un plein consentement, après délibération, et malgré la réprobation de notre propre conscience. Je ne parle point ainsi pour jeter le désespoir dans l'âme de ceux qui peuvent se sentir coupables de quelque pêché de ce genre, mais pour leur faire craindre de tomber dans le précipice, ou, s'ils y sont tombés pour leur inspirer d'en sortir au plus tôt. Or, il faut que l'on sache bien qu'on a perdu l'état de grâce, dès qu'on a commis un péché de la nature de celui dont je viens de parler. Quiconque a les os brisés ou rompus, doit se regarder comme étant retranché du corps de Jésus-Christ, dont il est écrit : « Vous ne romprez aucun de ses os (Exod. XII, 46). » Aussi voyons-nous que, dans sa pas, sien, si sa peau avait perdu toute sa fraîcheur, sous l'es coups des verges, parce qu'il voulait nous racheter par son sang, cependant aucun de ses os ne fut brisé. C'est là ce qui faisait dire au saint prophète David : « Aucun de mes os ne vous est caché à vous qui les avez faits dans un endroit fermé à la lumière (Psal. CXXXVIII, 15), » et ailleurs : « Mes os sont devenus aussi secs que le bois destiné à allumer le feu (Psal. CI, 4). » Ce qui arrive quand l'âme semble avoir perdu toute délectation pour ce qui est bien, et n'a plus qu'une force d'intention aride. Peut-être bien est-ce quelque chose d'analogue que souffrait le saint homme, Job, quand il disait : « Mes chairs ont été réduites à rien, mes os se sont collés à ma peau (Job. IX, 29). » C'est-à-dire que, après que l'affection de son âme se fut corrompue, c'est à peine s'il lui restait l'intention de l'esprit.
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