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TRENTE-NEUVIÈME SERMON. III. Sur le travail de la moisson : sur les deux tables, ou sur les deux ruisseaux, le supérieur et l'inférieur.
1. Mes frères, le travail que nous faisons nous rappelle notre exil, notre pauvreté et notre iniquité. Pourquoi sommes-nous, tant que dure le jour, aux prises avec la mort, dans des jeûnes réitérés, dans des veilles fréquentes, dans les fatigues, et dans toutes sortes de peines ? Est-ce pour cela que nous avons été créés? Non certes, car si l'homme est né pour le travail, ce n'est pas pour le travail qu'il a été créé. Sa naissance est dans le péché, voilà pourquoi elle est aussi dans le châtiment. Il nous faut tous gémir avec le Prophète, et dire : «J'ai été conçu dans l'iniquité, et c'est dans le péché que ma mère m'a conçu (Psal. L, 7). » Notre création était étrangère à l'une et à l'autre, car Dieu n'a pas plus fait la peine qu'il n'a fait. la faute, nous en avons d'ailleurs pour garant le témoignage même des Écritures, qui nous disent, en parlant de la mort, la plus grande de toutes les peines : « C'est par la jalousie du diable que la mort est entrée dans le monde (Sap. II, 24) ; » et ailleurs : « Ce n'est pas Dieu qui a fait la mort (Ibid. I, 13). » Aussi, de même que, pendant que les mains travaillent, 1'il ne se ferme pas, et l'oreille ne cesse point d'entendre, ainsi, et même à plus forte raison, pendant que notre corps travaille, notre âme doit-elle être tout entière à son couvre, et ne point se laisser aller au repos. Qu'elle se représente la cause de son travail, pendant qu'elle l'accomplit, afin que la peine qu'elle endure lui rappelle la faute pour laquelle elle l'endure, et qu'en voyant les bandages de ses blessures, elle songe aux blessures mêmes qui se cachent dessous. C'est, en effet, par ces pensées que nous nous humilions sous la main puissante de Dieu, et que notre âme, pleine d'une douce piété, se montre misérable à ses yeux. Voilà pourquoi l'Écriture nous dit : «Ayez pitié de votre âme, et vous plairez à Dieu (Eccli. XXX, 24). » Or, il n'y a pas de doute que la misère qui réussit à plaire à Dieu, ne puisse facilement obtenir sa miséricorde. Et ne disons point: Pour quel motif aurions-nous pitié de nos âmes? car si nous ne fermons pas sottement les yeux, nous pourrons aisément trouver en elle bien des choses dignes de pitié. 2. Je ne vous dis qu'une chose, afin de paraître vous avoir donné l'occasion de penser et de remarquer le reste de la même manière. Ne vous semble-t-il pas que nous nous trouvons placés, spectateurs faméliques, entre deux tables, entourées de convives qui mangent quand nous sommes à jeun ? Oui, il en est ainsi, voilà dans quelle position nous sommes. Or, en cet état d'où viennent ces rires, cette légèreté, cet orgueil, et ces regards arrogants ? Est-ce que par hasard nous ne reconnaissons point ces tables, est-ce que nous ne voyons point ces repas et ces délices? De ce côté, il me semble voir ceux qui vivent au milieu des délices et des biens de ce monde sensible, et de l'autre apercevoir ceux à qui le Christ a disposé un royaume pour qu'ils boivent et mangent à sa table dans le royaume de son père. Des deux côtés je vois des hommes semblables à moi et qui sont mes frères; et, malheureux homme que je suis, il ne m'est pas permis d'étendre la main vers l'une ni vers l'autre table. Je me sens éloigné de ces deux tables, de l'une par le lien de ma profession, et de l'autre par celui de mon corps, je n'ose aller m'asseoir à la petite table, et ne puis aller à la grande. Que me reste-t-il à faire dans cette conjoncture, sinon à manger le pain de la douleur, à faire, jour et nuit, mon pain de mes larmes; peut-être un des convives célestes, touché de compassion, jettera-t-il quelques reliefs de ces délices à ce petit chien qui aboie sous la table. Car cette considération inférieure par laquelle nous compatissons à nos maux, est le propre d'une âme faible encore aux yeux de ceux que nous voyons vivre au sein des délices dans ce siècle, mais ce sentiment ne me plaît pas beaucoup dans une âme spirituelle. En effet, on est bien loin du jugement de la vérité, quand on estime heureux ceux qu'on devrait pleurer comme très-malheureux, qui pèchent et ne font point pénitence : on s'en éloigne encore lorsqu'on se croit soi-même malheureux, non pas par l'effet d'un jugement sain, mais d'un sentiment de l'âme, parce qu'on ne ressemble pas à ceux qui devraient bien plutôt désirer tous d'être semblables à nous. 3. Il y a pourtant quelque chose qui peut être loué dans cette pensée-là, c'est de supporter avec patience, soit par amour, soit par crainte de Dieu, ce qu'on regarde comme la misère même, et de dire avec un certain amour à Dieu : « Jai eu soin de garder des voies dures à cause des paroles de vos lèvres (Psal. XVI, 4). » Or, cette pensée est la pensée des commençants, c'est comme le lait pour les petits enfants; mais quand l'âme a fait quelques progrès et commence à suivre avec amour le jugement de la raison, il est hors de doute qu'elle estimera tout le reste comme une peste et comme du fumier, et qu'elle pleurera avec le Prophète sur ceux qui ont embrassé des ordures. (Thren. IV, 5). Pour elle, au contraire, avec un saint et humble orgueil, elle méprisera tout cela, et, placée dans une grande élévation d'esprit, elle n'appellera plus bienheureux ceux qui possèdent tous ces biens, elle les appellera très-malheureux, et elle ne verra d'heureux que ceux dont le Seigneur est le Dieu. Mais en même temps, qu'en se comparant aux premiers, elle se sent touchée de pitié pour leur sort, elle en trouvera d'autres à qui elle ne pourra se comparer sans avoir à son tour pitié d'elle-même, en voyant leurs célestes richesses et leurs jouissances dans la main du Seigneur jusqu'à la fin des siècles. Voilà comment il se fait que ceux qui, après avoir versé d'abondantes larmes du canal intérieur, gémissaient en disant : « Nous mourons tous les jours à cause de vous (Rom. VIII, 36); » et en ont répandu de plus abondantes encore du canal supérieur en s'écriant: «Que je suis malheureux, mon exil se trouve prolongé! (Psal. CXIX, 5) ! »
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