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TRENTE-SIXIÈME SERMON (a). Sur l'élévation et sur la bassesse de coeur.
1. Je vous disais dernièrement qu'il y en a qui regardent en haut, et d'autres qui regardent en bas; il m'est encore venu, sur ce sujet, quelques réflexions dont je ne veux point priver votre charité, en les passant sous silence. Car si les deux pensées que j'ai développées alors devant vous, si je m'en souviens bien, ne sont pas également parfaites; elles sont toutefois également utiles. Or, il y en a qui ont le cur placé les uns d'une manière, les autres d'une autre, ou qui l'ont élevé, selon ce que Dieu s'est proposé quand il a fait l'homme droit, et qui pourraient répondre sans crainte à la voix du prêtre qui les invite à tenir leur cur élevé. » Nous l'avons élevé vers Dieu. » Il y en a d'autres qui, semblables aux animaux sans raison, sont penchés vers la terre, s'exposant ainsi aux dérisions des esprits immondes, qui leur crient en se moquant : « Baissez-vous, que nous passions (Isa. LI, 23). » Vous savez, en effet, que dans toute réunion nombreuse il est impossible que i tous aient larriême force, le même corps et les mêmes moeurs, aussi notre règle, avec son autorité, nous rappelle-t-elle de souffrir patiemment la faiblesse des uns et des autres (S. Bened. Reg. Cap. LXXII), et la charité nous fait un devoir d'y condescendre, dans une certaine mesure. En voyant cela, peut-être s'en trouve-t-il qui se sentent plus portés à en ressentir de l'envie que de la compassion ; aussi arrive-t-il souvent qu'on estime an fond du cur quelqu'un bien heureux pour certaines choses qui le rendent malheureux, et qu'il supporte avec peine et parce
a Ce sermon ainsi que les trois suivants se trouvent placés dans tous les manuscrits parmi les Sermons du temps. à la suite de ceux du sixième dimanche après la pentecôte : mais dans le manuscrit de Cîteaux, il est dit que ces quatre sermons doivent être placés après le trente-neuvième des sermons divers; toutefois dans toutes les éditions ils se trouvent placés après le trente-cinquième.
qu'il ne peut pas faire autrement. Celui qui porte envie, même à la misère, montre assez qu'il est tout à fait. courbé vers la terre, et que, dans la bassesse de son coeur, il ne goûte que la chair; il n'a de coeur que pour les dispenses que son supérieur accorde, parce qu'il y est contraint par des pensées de charité, et pour le bien du prochain ; il recherche de semblables dispenses et murmure contre le supérieur qui se refuse d'accéder à ses déraisonnables demandes. De là, les soupçons, les détractions, et les scandales. 2. Si je parle ainsi, mes très-chers frères, ce n'est pas que j'aie beaucoup à me plaindre de vous sur ce point, mais j'ai cru bon de vous engager à vous mettre sur vos gardes, et de vous prémunir, parce qu'il y en a beaucoup parmi vous qui sont encore jeunes ou délicats, et qu'il est nécessaire quelquefois d'adoucir pour eux, à cause de leur jeunesse ou de leurs infirmités, les rigueurs de la règle commune (a). Grâces à celui de qui vient tout don, j'en vois ici beaucoup, dont l'esprit tout entier à Dieu, est tellement éloigné de semblables pensées qu'ils ignorent même qu'il se trouve à côté d'eux des frères plus faibles qu'eux, et qui gémissent de faire eux-mêmes beaucoup moins que tous les autres. C'est qu'ils ont toujours les yeux sur ceux qui sont plus avancés qu'eux, et que, avec l'Apôtre, oubliant tout ce qui est derrière eux, ils ne songent qu'à marcher en avant. Quelle n'est pas, je vous le demande, mon admiration pour eux, quel respect n'ai-je point pour ces âmes au fond de mon coeur ; quels sentiments de charité n'éprouvé-je point pour ces religieux qui paraissent ignorer ceux qu'ils voient tous les jours avec eux , ne font choix que d'un, de deux ou de plusieurs autres religieux qu'ils savent animés d'une plus grande ferveur, et, tout en étant plus parfaits qu'eux, ne laissent pas néanmoins de se mettre devant les yeux, et de se proposer pour exemples à suivre, leurs saintes études dans le Seigneur, leurs exercices corporels et même leurs exercices spirituels. 3. Je vous ai déjà raconté, si je m'en souviens bien, mais je ne ferai aucune difficulté de vous le redire encore, dans quelle sublime méditation un laïc passa un jour tout le temps des vigiles. M'ayant, le plus grand matin, attiré dans le parloir, il se jeta à mes pieds et me dit : « Je suis bien malheureux, car j'ai passé tout le temps des vigiles à considérer un religieux, en qui j'ai compté trente vertus, dont je ne possède pas même la première. » Or, peut-être ce religieux n'en avait-il aucune aussi grande que l'humilité dont ce laïc faisait preuve dans l'envie qu'il lui portait. La conséquence à tirer pour nous de ce récit, c'est que nous devons avoir les yeux constamment ouverts sur ce qu'il y a de plus élevé dans les autres, c'est en cela que se trouve le comble de l'humilité, s'il vous semble quen certain point vous avez reçu une plus grande grâce que votre frère, vous ne manquez pas, si vous êtes animé d'une sainte émulation d'en trouver beaucoup d'autres où
a On peut comparer avec ce passage le n. 4 de sermon sur le moine Humbert, qui se trouve plus haut.
vous lui êtes inférieur. Qu'importe, en effet, que vous puissiez travaillez ou jeûner plus que lui, s'il vous surpasse de son côté en patience, et s'il s'élève plus haut que vous par la charité? A quoi bon passer toute la journée à considérer sottement ce qu'il vous semble que vous avez de plus que lui ? Mettez-vous plutôt en peine de savoir ce qui vous manque encore, c'est beaucoup mieux. Plaise à Dieu, mes frères, que nous soyons aussi avides de la grâce spirituelle que les gens du monde le sont des richesses temporelles. Nous devons certainement, et c'est même pour nous une obligation de le faire, nous devons, dis-je, l'emporter en bien sur le mai, et désirer la grâce spirituelle, d'autant plus ardemment que l'objet de nos désirs est plus précieux; mais plaise à Dieu que nous la désirions du moins aussi vivement que les hommes du monde désirent les richesses. N'est-ce pas un grand sujet de confusion peur nous, de voir que les mondains désirent les choses pernicieuses beaucoup plus vivement que nous les choses utiles ? En effet, qui pourra nous faire comprendre à quel point l'avare est tourmenté par le désir de l'argent, l'ambitieux, consumé par celui de la gloire, et les voluptueux, attirés par l'objet de leur passion? Il faut voir pour combien peu de choses ils comptent ce qu'ils ont une fois acquis, et comme ils oublient la peine qu'ils ont prise et l'ardeur qu'ils ont déployée pour arriver enfin à grand'peine au but de leurs désirs. Tout ce qu'ils possèdent n'est plus rien à leurs yeux, en comparaison de choses moindres peut-être , mais qu'ils se prennent à envier encore aux autres. 4. Pour vous donc, mes frères, ne faites pas non plus. un bien grand cas de ce qu'il vous semble que vous possédez, excepté peut-être pour en rendre de temps en temps grâce à Dieu, et pour vous reconnaître débiteurs de tout ce qu'il vous a donné, ou encore pour vous consoler en cas de besoin et vous empêcher de tomber dans un excès de tristesse. Autrement, n'ayez des yeux que pour voir ce que les autres ont de plus que vous; cette pensée vous conservera dans l'humilité, et non-seulement vous tiendra éloignés de la pente de la tiédeur, mais encore allumera au dedans de vous le désir de faire des progrès. Au contraire, voyez quel mal peut résulter pour vous de la complaisance avec laquelle vous contempleriez ce que vous croyez avoir dans lame, en pensant qu'un autre ne l'a point. En effet, vous commencez à vous élever sur les ailes de l'orgueil, dès que vous vous croyez grands. Et vous commencez à baisser, dès l'instant où en vous comparant à un autre, il vous semble que vous êtes plus parfaits que lui; voilà comment on tombe dans la tiédeur, et on commence à se relâcher. Or, nous savons que «Dieu résiste aux superbes, et qu'il donne au contraire sa grâce aux humbles (Jacob. IV, 9), » nous savons aussi « que celui qui s'acquitte avec négligence de loeuvre de Dieu est maudit (Jer. XLVIII. 10). » Mais heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car si nous mortifions par l'esprit les oeuvres de la chair, nous vivrons, mais si nous vivons selon le chair, nous mourrons.
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