SERMON XLII
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QUARANTE-DEUXIÈME SERMON. Les cinq négoces et les cinq régions.

 

1. Le Verbe du Père, le Fils unique de Dieu, le Soleil de justice, le fabricant suprême a apporté des extrémités du ciel le prix de notre rédemption. C'est un négoce certain et digne d'être accueilli avec toute sorte de déférence dans lequel un roi, le Fils même du Roi suprême, s'est fait solde, ou l'or a payé le plomb, où le juste a été condamné pour le pécheur. Oh combien peu due était cette miséricorde, combien gratuite et éprouvée cette dilection, combien inopinée cette charité, combien étonnante cette douceur, combien invincible cette mansuétude, combien vil cet échange, où le Fils de Dieu se livre pour un esclave, le Créateur est tué par la créature, et le Seigneur est condamné pour l'esclave! Voilà vos oeuvres, Seigneur Jésus, vous qui êtes descendu de la lumière aux ténèbres de l'enfer, de la droite de la majesté suprême aux misères de l'humanité, de la gloire du Père, à la mort de la croix, pour éclairer l'enfer, racheter l'homme, vaincre la mort et l'auteur de la mort. Vous êtes unique, et vous n'avez point votre pareil, c'est votre bonté propre qui vous a invité à nous racheter, et votre miséricorde qui vous a fait descendre jusqu'ici; c'est la vérité au nom dé laquelle vous aviez pris l'engagement de venir, qui vous a contraint de le faire: la pureté d'un sein virginal vous a reçu, et votre puissance vous en a fait sortir sans dommage pour l'intégrité de la Vierge; l'obéissance vous a conduit partout, la patience vous a armé, et la charité vous a manifesté par ses paroles et par ses miracles. Loin de nous les trafiquants du pays de Theman ; arrivent les fils d'Agar qui font profession de prudence; loin de moi ces géants du siècle, pour les nommer par le nom qu'ils en ont reçu, et qui, dès la principe, étaient d'une grande taille, et savaient l'art de la guerre. Ce ne sont pas eux que le Seigneur a choisis, ils n'ont pas mérité d'entrer dans la voie de la discipline; voilà pourquoi ils ont péri, mais il l'a donnée à Jacob, son fils, et à Israël son bien-aimé. Il est certain, en effet, que vous avez caché toutes ces choses Seigneur, aux sages, aux prudents, aux géants et à ceux que le siècle a nommés, à ceux dis-je qui sont devenus grands à leurs propres yeux; mais vous les avez révélées à vos petits et à vos humbles (Matt. XI, 25). J'embrasse volontiers votre négoce, Seigneur, parce que j'en suis l'objet. Mon âme trouve une extrême douceur à méditer sur ce trafic : non-seulement elle le repasse dans sa pensée, mais elle en rappelle sans cesse le souvenir, car elle comprendra qui elle aime, et elle conserve la mémoire de ce qu'elle a choisi. Vous voulez que mon âme soit tout entière dans ce négoce et qu'elle ressemble au vaisseau du marchand qui lui apporte du pain des contrées lointaines (Prov. XXXI, 15). je trafiquerai donc jusqu'à ce que vous veniez, et, à votre arrivée, je courrai plein de joie au devant de vous; fasse le ciel que je vous entende me dire : « courage, bon serviteur (Matt. XXV, 23).! » Les cieux sont à vous, Seigneur, la terre vous appartient, je trafiquerai donc en toute sécurité dans ces contrées qui vous appartiennent, et je n'aurai que vous pour guide dans ma route, que vous pour protecteur dans mes dangers, que vous pour partager mes épreuves.

2. Vos contrées que vos négociants parcourent pour faire leur trafic, où vos bien-aimés vous cherchent, et où vos élus vous trouvent, sont au nombre de cinq. La première de ces contrées est celle de la dissemblance. La noble créature qui a été faite dans la région de la dissemblance, et qui a été faite à la ressemblance de Dieu, ne comprit point qu'elle était, en honneur, et s'est laissée tomber de la ressemblance à la dissemblance. Et quelle dissemblance encore ! Elle est tombée du paradis dans l'enfer; du rang de l'ange, au rang des bêtes de somme; de Dieu, avec le Diable! Quelle abominable conversion! De la gloire vers la misère, de la vie vers la mort, de la paix vers la lutte dans une perpétuelle captivité! Maudite chute de la richesse à la pauvreté, de la liberté à la servitude, et du repos au travail! O ! malheureux hommes que nous sommes, ô, malheur de votre naissance ! Car nous sommes nés dans la douleur, nous vivons dans les labeurs, et nous mourons dans la douleur. Pécheurs de pécheurs, débiteurs de débiteurs, corrompus de corrompus, esclaves d'esclaves, pères et enfants, voilà ce que nous sommes. Oui, nous sommes une nation pécheresse, un peuple accablé d'iniquités, une engeance très-mauvaise, des fils scélérats, qui accumulent prévarication sur prévarication. Nous sommes devant Dieu comme si nous n'étions pas; nous sommes réputés comme des riens, de purs néants, nous croyons être quelque chose quand nous ne sommes rien. Nous n'avons reçu que des blessures, soit en entrant dans ce monde, soit en en sortant, soit en y conversant. Depuis la plante des pieds jusqu'au sommet de la tête, il n'y a rien de sain en nous. Il le savait bien, ce sublime prophète qui déplorait, en ces termes, l'état misérable de l'homme ; «Un joug pesant accable les enfants d'Adam depuis le jour où ils sortent du ventre de leur mère, jusqu'au jour où ils rentrent dans la terre, qui est la mère commune de tous les hommes (Eccli. XL, 1). »

3. Mais, Seigneur Dieu, quel genre de négoce faisons-nous dans cette contrée de dissemblance? Je vois le genre humain passer depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher dans les trafics de ce monde ; les uns recherchent les richesses, les autres soupirent après les honneurs, ou se laissent séduire par la douceur de la renommée. Mais pourquoi parlé-je des richesses? si on les acquiert, n'est-ce point au prix du travail; si on les conserve, n'est-ce point au milieu des craintes; et si on les perd, n'est-ce point avec douleur? Vous thésaurisez, mais vous ignorez pour qui vous amoncelez ces trésors (Psal. XXXVIII, 7). Que de mal on se donne pour amasser des richesses périssables. On passe les mers, on va explorer de nouveaux mondes, suivant le mot du Sage, en n'étant séparé que d'un doigt de la mort. On fuit la patrie, on quitte des parents, on s'arrache même des bras d'une femme, on délaisse ses enfants, on oublie toute amitié, et on se met en quête pour acquérir, on acquiert pour perdre, et on perd avec douleur. « O enfants des hommes, jusques à quand aurez-vous le cœur appesanti ? Pourquoi aimez-vous la vanité, et cherchez-vous le mensonge (Psal. IV, 3) ? » Quelle est cette folie, ô enfants d'Adam, de traverser les mers, de parcourir la terre, de sortir du monde au milieu de mille fatigues, de veilles sans nombre, de jeûnes répétés, et d'être constamment exposés à la mort? Voilà pour les richesses. Mais que dirai-je des honneurs ? Etes-vous élevé en position, vous a-t-on choisi pour chef ? Voyez si vous ne devez pas être jugé par tout le monde, exposé à tous les regards et déchiré par toutes les langues. Si vous êtes militaire, vous passez les nuits à la porte des princes pour obtenir un commandement en chef, et, sous un habit tout de fer, vous êtes plus près . des blessures que des honneurs,de la mort que de la vie, des dangers que des récompenses. Si le seigneur est devenu votre partage, est-ce que l'évêque ne craint pas le pontife de Rome; l'archidiacre et le diacre, l'évêque? Et puis, savez-vous tenir vos mains pures de tout présent, pour ne pas vous entendre dire comme à Simon : « Vous n'aurez point de part à cette grâce et vous ne pouvez rien prétendre à ce ministère, parce que vous avez voulu acquérir le don de Dieu à prix d'argent (Act. VIII, 21)? » Il ne vous appartient pas de juger ceux qui sont chargés de gouverner l'Église, c'est aux amis de l'époux à se mettre en état de lui répondre quand il leur demandera compte au sujet de son épouse, lui qui juge le monde selon l'équité. Est-ce qu'il est un homme qui peut se trouver dans les honneurs sans douleur, dans les prélatures sans tribulation et dans les postes élevés sans vanité ? Voilà ce qu'on peut dire des honneurs. Mais que penser de la gloire? De la gloire, dis-je, pour toi, poussière fétide, limon de la terre, vase de honte ? Non, non, ne songe point à la gloire pour toi; laisse-la tout entière au nom du Seigneur; laisse la gloire à celui qui est glorieux dans les saints. Loue celui que les anges louent eux-mêmes au plus haut des cieux. N'est-ce point, à proprement parler, une gloire vaine que celle qui n'est pas autre chose qu'un vain son qui flatte les oreilles et qu'on ne peut presque jamais recevoir sans devenir un objet d'envie ? Jette les yeux sur tous ceux qui ne viennent qu'après toi, et tu verras pour combien de gens tu es un sujet d'envie. Tous sont excités contre toi par tes regards fiers et dédaigneux, tous souffrent de ton bonheur, tous sont consumés de jalousie en voyant ta gloire. Ta gloire est pour toi une cause de jalousie, que ton élévation te soit une source d'humilité et que ta sécurité te soit un motif d'inquiétude. Car, remarquez bien que, si vous courez dans les sentiers de la gloire, vous courrez à l'envie ; si vous marchez dans les voies du bonheur, vous serez corrompu par votre propre félicité. Voyez donc combien vainement tout homme se trouble (Psal. XXXVIII, 12). Voilà quels sont les objets du trafic qu'on peut faire dans les régions de la dissemblance. Le trafiquant, que la prudence inspire, en voyant qu'il n'y a que blessures dans la richesse, que peine dans les hommes, que jalousie dans la gloire, fait emplette du mépris du monde et s'en va.

4. La seconde contrée est le paradis claustral. En effet, le paradis est un véritable cloître, une contrée protégée par le rempart de la discipline, et dans laquelle se trouve une grande abondance de marchandises précieuses. C'est une belle chose que de vivre parfaitement uni dans la même demeure (Psal. CXXXII), c'est une chose bonne et agréable que des frères ne fassent qu'un. L'un pleure ses péchés, l'autre chante les louanges du Seigneur, celui-ci prodigue ses services à ses frères, et celui-là les enseignements de la science; l'un prie, l'autre lit; l'un est tout ému de compassion pour le pécheur, et cet autre est tout occupé de punir le péché; celui-ci brûle des feux de la charité, celui-là se distingue par son humilité; l'un se montre humble dans la prospérité, et l'autre sublime dans l'adversité; l'un travaille dans la vie active, l'autre se repose dans la vie contemplative; et, à cette vue, on ne peut que s'écrier : « C'est le camp de Dieu que j'ai là sous les yeux. Combien cet endroit est terrible ! Non, il n'y a point autre chose ici que la maison de Dieu et la porte du ciel (Gen. XXXIII, 2). » Quelle emplette, âme fidèle, ferez-vous donc dans ce champ de foire? Parcourez les vertus des hommes qui habitent ensemble la maison du Seigneur des vertus, faites-vous un ballot de genre de vie. Vous habitiez auparavant dans la région de la mort, passez maintenant dans la région de la vie et de la vérité.

5. La troisième contrée est celle de l'expiation. Il y a trois endroits destinés aux âmes des morts, selon leurs différents mérites, l'enfer, le purgatoire et le ciel. L'enfer est pour les âmes impies, le purgatoire pour celles qui doivent se purifier, et le ciel pour celles qui sont parfaites. Ceux qui sont en enfer ne peuvent plus être rachetés, attendu que dans l'enfer il n'y a plus de rédemption. Ceux qui vont dans le purgatoire attendent leur rédemption, mais auparavant ils doivent souffrir les ardeurs du feu, ou les rigueurs du froid, ou l’aiguillon de quelque autre douleur. Ceux qui sont dans lé ciel goûtent une joie complète dans la vision de Dieu, ils sont les frères du Christ, selon la nature, ses cohéritiers dans la gloire, et lui ressemblent dans l'heureuse nécessité. Mais puisque, de même que les premiers ne méritent plus d'être rachetés, les derniers n'ont plus besoin de l'être, il ne nous reste que les seconds, chez qui nous devions nous rendre par un sentiment de compassion, car ils nous ont été unis par leur humanité. J'irai donc dans cette contrée, et je verrai ce grand spectacle, je verrai comment un Père plein de bonté abandonne les enfants qu'il doit glorifier ensuite, aux mains du tentateur, non pour que celui-ci les tue, mais pour qu'il les purifie; non pour encourir sa colère, mais pour obtenir sa miséricorde; non pour leur destruction, mais pour leur instruction; pour que, cessant d'être des vases de colère destinés à être rompus, ils deviennent des vases de miséricorde préparés pour le royaume. Je me lèverai donc pour leur venir en aide, je pousserai pour eux des gémissements, j'implorerai le Seigneur par mes soupirs, j'intercéderai par mes prières, je satisferai pour eux, par un sacrifice singulier; peut-être Dieu le verra-t-il, et jugera-t-il,  peut-être changera-t-il toutes leurs peines en repos, leur misère en gloire, leurs coups en couronne. C'est par ces sortes de devoirs, et par d'autres semblables que nous pouvons couper court à leur pénitence, terminer leurs fatigues, et anéantir leurs peines. Ame fidèle, qui que vous soyez, parcourez donc la région de l'expiation, et voyez ce qui s'y fait, et, dans ces champs de foire, faites emplette d'un ballot de compassion.

6. La quatrième contrée est celle de l'enfer. Pays dur, contrée pénible, région redoutable, région qu'on ne saurait trop fuir. Terre d'oubli, terre d'affliction, terre de misères, lieu où ne règne que le désordre, où n'habite qu'une éternelle horreur. Lieu mortel, où on ne voit que feux ardents, que froids cuisants, et que vers immortels; d'où ne s'exhalent que des odeurs intolérables; et où il n'y a que marteaux meurtrissants, que ténèbres palpables, que confusion et péché, que chaînes et que noeuds, et où on ne voit que les horribles faces des démons ! Je tremble de tout mon corps, et je suis saisi d'horreur à la pensée de cette région, et tous mes os s'entre-choquent de terreur. Comment es-tu tombé, Lucifer, toi qui te levais le matin (Isa. XIV, 42) ? Ton vêtement était de pierres précieuses, et maintenant tu n'es plus revêtu que de vers rongeurs; tu étais dans les délices du paradis, et tu ressens maintenant la dent dévorante des vers de l'enfer ! Je sais que ces feux ont été préparés pour le diable, pour ses anges, et pour ceux qui leur ressemblent; là est une fin qui ne finit pas, une mort qui ne meurt point, et des tourments qui ne cessent point. Descendez donc vivant dans l'enfer, parcourez des yeux de l'esprit ces officines de tourments, jugez les crimes et les vices qui ont été la cause de la perte de ces hommes vicieux et criminels. Achetez la haine du péché, l'amour de la loi du Seigneur, et, dans ce redoutable champ de foire, faites emplette d'un ballot de haine du péché.

7. La cinquième région est le paradis supercéleste. O bienheureuse contrée des vertus célestes, séjour où la bienheureuse Trinité est vue en face, par les bienheureux, où les sublimes bataillons ne cessent d'applaudir de leurs ailes sublimes, et de s'écrier : a Saint, saint, saint est le Seigneur Dieu de Sabaoth (Isa. VI, 3). »      C'est un lieu de délices, où les justes s'abreuvent à même le torrent des voluptés; c'est un lieu de splendeur, où les justes brillent de l'éclat du firmament; un lieu de joie où l'allégresse éternelle rayonne sur leurs têtes; un lieu de douceurs suaves où le Seigneur apparaît doux à tous les siens; un lieu de paix ou il s'est fixé dans le calme; un lieu de satiété où nous serons rassasiés quand sa gloire apparaîtra, un lieu de visions où on verra la grande vision. O contrée sublime et pleine de richesses! De cette vallée de larmes, nous soupirons après toi, séjour où brillent la sagesse dégagée de toute ignorance, la mémoire exempte de tout oubli, l'intelligence sans erreur, et la raison sans obscurité. Région que le Seigneur traversera en servant ses élus, c'est-à-dire eu se montrant à eux tel qu'il est. Là Dieu sera tout en tous, le tout, l'univers admirablement, ordonné rendra gloire au Créateur, et réjouira la créature. Parcours donc, ô âme spirituelle, des yeux des désirs cette région, et considère le Roi de gloire dans tout l'éclat de sa beauté, entouré de légions d'anges, orné par des bataillons de saints, abaissant les superbes, élevant les humbles, dominant les démons, rachetant les hommes, et écrie-toi : « Heureux ceux qui demeurent dans votre maison, Seigneur! ils vous loueront dans les siècles des siècles (Psal. XVII, 5). » Lorsque vous aurez bien compris, en esprit, toute, la richesse de ce champ de foire, et l'admirable négoce qu'on peut y faire; faites-vous un ballot d'amour de Dieu. Vous avez vu toutes ces contrées, vous avez remarqué les foires qui s'y tiennent, vous avez fait vos ballots d'emplettes, et vous êtes heureux. Livrez-vous donc au négoce, en attendant que le Seigneur votre Dieu vienne et que vous puissiez dire : « Seigneur, vous m'avez prêté cinq talents, en voici cinq auges que j'ai gagnés avec les vôtres (Matt. XXV, 20).» Et puissiez-vous mériter d'entendre cette réponse : «Entrez dans la joie de votre Seigneur, » de l'Époux de l'Église qui est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

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