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SERMON CCLXXXV. SAINT CASTE ET SAINT ÉMILE, MARTYRS. IMITER LES MARTYRS.420
ANALYSE. Si nous célébrons la fête des martyrs, c'est pour nous exciter à marcher sur leurs traces. Or, ce qui fait le martyr, ce n'est précisément ni la souffrance ni la force d'âme c'est premièrement la cause pour laquelle il souffre, vérité que rendent manifeste les trois croix du Calvaire ; c'est secondement la grâce de Dieu, ce dont on voit des preuves convaincantes dans la chute et la victoire de saint Pierre, dans la chute et la victoire de saint Caste et de saint Emile. Donc, implorons la grâce de Dieu en nous adressant à Jésus et à ses martyrs, qui sont avec lui nos intercesseurs. Donc aussi restons fidèlement attachés à l'unité catholique : c'est là seulement qu'on peut être martyr, parce que là seulement se trouve la bonne cause qui sert à faire les martyrs.
1. Le courage qu'ont déployé les saints martyrs n'est pas seulement un grand courage, c'est un courage pieux; car il ne serait ni.salutaire, ni véritable et ne mériterait pas même le nom de courage si l'on combattait par orgueil au lien de combattre pour Dieu. Ce courage,donc des saints martyrs nous invite à adresser la parole à votre charité et à lui faire observer que nous devons célébrer les solennités des martyrs, en travaillant à nous faire un bonheur de les imiter et de marcher sur leurs traces. S'ils se sont montrés si forts, ce n'est pas à eux-mêmes qu'ils le doivent. La source où ils ont puisé n'est pas pour eux seulement; car Celui qui leur a donné peut nous donner aussi, puisqu'une même rançon a été versée pour nous tous. 2. Il faut donc vous rappeler d'abord, ce que vous devez vous rappeler souvent et n'oublier jamais, que ce qui fait le martyr de Dieu, ce n'est point le supplice qu'il endure, mais la cause qu'il défend. Ce ne sont point nos tourments, c'est notre justice qui plaît à Dieu; et en jugeant avec autant d'autorité que d'infaillibilité, il examine, non pas ce que chacun souffre, mais pourquoi on souffre. Si la croix du Seigneur est devenue notre symbole, ce n'est point à cause de ce qu'a enduré le Seigneur, c'est à cause du motif pour lequel il a souffert. Si c'était à cause des souffrances elles-mêmes, les souffrances des larrons qui enduraient le même supplice, auraient mérité le même honneur. Il y avait au même lieu trois crucifiés; au centre était le Seigneur, « mis au nombre des scélérats (1) », et de chaque. côté les deux larrons; mais la cause de chacun, des trois n'était pas la même. Tout près qu'ils fussent du Sauveur, les larrons étaient fort, loin de lui. Leurs crimes les avaient attachés à la croix; Jésus y était attaché pour les nôtres. Que dis je? On vit assez clairement, dans la personne de l'un d'entre eux, ce que pouvait produire, non le supplice de la croix, mais,la piété d'un aveu. Sous le poids de la douleur un larron gagna ce qu'avait perdu Pierre sous l'impression de la crainte. Ce larron coupable fut attaché à la croix; mais ayant changé le motif de ses souffrances, il, acquit le paradis même. Ce qui,lui mérita ce changement, c'est qu'il ne méprisa point le Christ tout en le voyant condamné au même supplice. Les Juifs le méprisaient pendant qu'il faisait des miracles; le. larron crut en lui quand il était au gibet Dans son compagnon de supplice il reconnut le Seigneur, et il fit en croyant en lui violence au royaume des cieux. Le larron s'attacha donc au Christ au moment où tremblait la foi des Apôtres. Il mérita alors d'entendre ces mots : « Tu seras aujourd'hui avec moi dans le paradis ». Ah ! il ne s'était pas promis autant. Sans doute il se recommandait à une miséricorde immense; mais d'autre part il songeait à ce qu'il avait mérité. «Seigneur, dit-il, souvenez-vous de moi lorsque « vous serez entré dans votre royaume». Ainsi donc il s'attendait à souffrir jusqu'à l'entrée
1. Isaïe, LIII, 12.
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du Seigneur dans son royaume, et tout ce qu'il demandait, c'était qu'au moins alors il lui fût fait miséricorde. Pénétré du souvenir de ses crimes, le larron par conséquent ajournait sa délivrance. Mais le Seigneur lui offrit ce qu'il était loin d'espérer; il semblait lui dire: Tu demandes que je me souvienne de toi lorsque je serai parvenu dans mon royaume; « en vérité, en vérité je te le déclare, aujourd'hui même tu seras avec moi en paradis (1) ». Sache à qui tu te recommandes. Tu supposes que je dois arriver; mais avant de- me mettre en marche je suis partout. Aussi, quoique sur le point de descendre aux enfers, je te mets en paradis aujourd'hui; sans te confier à personne, je te gardé avec moi. Il est vrai, mon humilité est descendue au milieu des mortels, au milieu même des morts; mais jamais ma divinité ne quitte le paradis. C'est ainsi que les trois croix, représentaient trois causes bien différentes. L'un des larrons outrageait le Christ; l'autre confessait ses crimes et se recommandait à la miséricorde du Sauveur. Quant au Christ, sa croix placée entre les deux était moins un instrument de supplice qu'un tribunal; car c'est du haut de cette croix qu'il condamna le larron outrageux et qu'il délivra le larron devenu croyant. Redoutez d'outrager, soyez heureux de croire : ce qui vient de se faire au jour de l'humiliation s'accomplira au jour de la gloire. 3. Dieu distribue ses faveurs selon des desseins profonds ; nous pouvons ici admirer, nous ne saurions comprendre. D'ailleurs « qui a connu la pensée du Seigneur? Combien aussi ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables (2) !» Même en suivant partout le Christ, Pierre se trouble et le renie; le Sauveur le regarde ensuite et il pleure; ses larmes effacent en lui les taches qu'y a faites la crainte. Ce n'était pas abandonner Pierre, c'était l'instruire. Au moment où le Seigneur lui demandait s'il laimait, Pierre avait présumé en lui-même qu'il était capable de mourir pour lui, et il s'en croyait capable par ses propres forces. Si donc son Guide divin ne l'avait laissé tant soi peu à lui-même, il n'aurait pas appris à se connaître. «Pour vous je donne ma vie », avait-il osé dire. Il y avait présomption à s'écrier ainsi qu'il donnerait sa vie pour le Christ, quand
1, Luc, XXIII, 42, 43. 2. Rom. XI, 31, 33.
le Christ libérateur n'avait pas donné encore la sienne pour lui. Aussi se trouble-t-il, comme le Seigneur le lui avait prédit, sous l'impression de la crainte, et il le renie jusqu'à trois fois, après avoir promis de mourir pour lui. « Le Seigneur le regarda » ensuite, est-il écrit; et lui, pleura amèrement (1)». Le souvenir de son reniement devait lui être amer, pour lui rendre plus douce la grâce de sa délivrance. S'il n'eût été laissé à lui-même,:, il n'eût pas renié; et s'il n'eût été regardé, il n'aurait pas pleuré. Dieu déteste ceux qui. présument de leurs forces, et comme un habile médecin il enlève cette espèce de tumeur à ceux qu'il aimé . Cette opération est douloureuse ; mais elle rétablit la santé. Aussi le Sauveur, après sa résurrection, confie-t-il ses brebis à Pierre, à ce renégat. Renégat pour avoir présumé, il devient pasteur pour avoir aimé. Pourquoi en effet le Seigneur lui demande-t-il trois fois s'il l'aime, sinon pour le pénétrer de componction sur son triple reniement ? Aussi Pierre obtint-il ensuite par la grâce de Dieu ce qu'il n'avait pu obtenir par la confiance en soi. Quand effectivement le Seigneur eut recommandé à Pierre, non pas les brebis de Pierre, mais ses propres brebis; quand il l'eut invité à les paître, non pas dans son intérêt propre, mais en vue du Seigneur, il lui annonça qu'il aurait la gloire, d'abord manquée par lui pour s'y être porté avec précipitation, de souffrir pour son honneur. « Lorsque tu auras vieilli, lui dit-il, un autre te ceindra et te portera où tu ne veux point. Or il parla ainsi pour désigner par quelle mort il glorifierait Dieu (2)». C'est ce qui eut lieu. Après avoir effacé son reniement par ses larmes, Pierre parvint au martyre ; le tentateur ne put lui faire manquer ce que lui avait promis le Sauveur. Quelque chose d'analogue est arrivé, selon moi, aux saints martyrs Caste et Emile, dont nous célébrons aujourd'hui la fête. Il est possible qu'eux aussi avaient présumé de leurs forces et que ce fut le motif de leur défection. Le Seigneur leur montra ainsi ce qu'ils étaient et ce qu'il était. Il réprima leur présomption et appela à lui leur foi, les secourut dans le combat et les couronna après la victoire. Déjà l'ennemi triomphait, à la première attaque; il les comptait parmi ses conquêtes,
1. Luc, XXII, 33, 61, 63. 2. Jean, XXI, 18, 19.
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quand ils cédèrent devant les tortures. Cependant le Seigneur eut pitié d'eux, et que ne leur accorda-t-il pas ? D'autres martyrs ont vaincu le diable au moment de la tentation; ceux-ci le vainquirent au moment de son triomphe. Par conséquent, nies frères, souvenons-nous de ceux dont nous solennisons aujourd'hui la fête; cherchons à les imiter, non dans ce qui a amené leur défaite, mais plutôt dans ce qui a assuré leur victoire, Si les chutes des grands hommes ne restent pas ignorées, c'est pour inspirer quelque crainte aux présomptueux. Partout, du reste, on met avec soin l'humilité du Christ en relief devant nous ; car le salut que nous procure le Christ vient de son humilité. N'en serait-ce pas fait de nous, si le Christ n'avait daigné s'humilier pour nous ? Rappelons-nous donc qu'il ne faut pas nous fier à nous. Remettons entre les mains de Dieu ce que nous avons, et sollicitons de lui ce qui nous manque. 5. La justice des martyrs est parfaite; ils se sont perfectionnés dans leur martyre même aussi lie prie-t-on pas pour eux dans l'Eglise. On -y prie pour les autres fidèles défunts, on n'y prie pas polir les martyrs ; ils étaient si parfaits en nous quittant, qu'au lieu d'être nos clients ils sont nos avocats. Ce n'est point par eux-mêmes, c'est par leur union avec le Chef dont ils sont des membres sans tache. Car notre Avocat véritable est Celui-là seul qui intercède en notre faveur, assis qu'il est à la droite du Père (1). Il est notre Avocat unique, comme il est notre unique Pasteur; car « il faut, dit-il, que j'amène encore les brebis qui ne sont pas de ce bercail (2)». Dès que le Christ est Pasteur, Pierre ne l'est-il pas? Pierre sûrement l'est aussi; les autres qui ont les mêmes titres que lui sont également et sans aucun doute pasteurs. S'il n'était pas pasteur, Jésus lui aurait-il dit : « Pais mes brebis (3) ? » Toutefois le vrai pasteur est celui qui paît ses propres brebis. Or il a été dit à Pierre : «.Pais mes brebis», non pas les tiennes. Si donc Pierre est pasteur, ce n'est pas en lui-même, c'est comme membre du corps du Pasteur divin. Car en voulant paître ses propres brebis, à l'instant même il en aurait fait des boucs.
1. I Jean, II, 1;
6. Pour répondre à ces mots adressés à Pierre : « Pais mes brebis », il est dit au Cantique des cantiques : « Si tu ne te connais toi-même, ô la plus belle des femmes». Nous savons assurément à qui s'adresse ce langage, c'est même dans son sein que nous prêtons l'oreille. C'est à l'Eglise, en effet que parle ainsi le Christ, 1'Epoux à l'épouse. « Si tu ne te connais toi-même, ô la plus belle des femmes, sors (1) ». Quel langage désagréable : « Sors ! » « Ils sont sortis du milieu de nous, est-il dit, mais ils n'étaient pas d'entre nous (2) ». A cette sombre parole: « Sors », est heureusement opposée cette parole de. félicitation : « Entre dans la joie de ton Seigneur (3) ». « Si tu ne te connais toi-même, ô la plus belle des femmes », ô Eglise catholique qui l'emportes en beauté sur les hérésies; « si tu ne te connais toi-même, ô la plus belle des femmes, sors » ; je ne le chasse point, mais « sors ». Aussi nous ont-ils quittés, « ceux qui se séparent eux-mêmes du troupeau, hommes de vie animale, qui n'ont pas l'Esprit (4)». Il n'est pas écrit: ils ont été chassés, mais : « Ils nous ont quittés». C'est ce que fit d'ailleurs la divine justice dans la personne des premiers pécheurs. Comme s'ils fussent déjà entraînés par leur propre poids, Dieu les laissa aller du paradis terrestre, il ne les chassa point. « Si donc tu ne te connais toi-même, ô la plus belle des femmes, sors» ; je ne te chasse pas, « sors ». Je voudrais te guérir en te cou. servant unie à mon corps ; tu veux, toi, qu'on en retranche ce membre pourri. Ceci s'applique à ces hommes qui devaient sortir afin de pouvoir se connaître et prendre ensuite des précautions pour rester unis. Eh! pour. quoi sont-ils sortis, sinon parce qu'ils ne se sont pas connus? S'ils s'étaient connus, ils auraient compris que ce qu'ils administraient n'était pas à, eux, mais à Dieu. Je donne, dis-tu ; je donne ce qui est à moi, et comme c'est moi qui le donne, c'est chose sainte.Tu ne te connaissais pas, et pour ce motif tu es sorti. Tu n'as pas voulu prêter l'oreille à ces mots : «Si tu ne te connais toi-même, ô la plus belle des femmes ». Tu étais belle jadis, mais .c'est quand tu demeurais unie aux membres de ton Epoux. Tu n'as donc voulu ni en. tendre ni méditer ces paroles . « Si tu ne te
1. Cant. I, 7. 2. I Jean, II, 19. 3. Matt. XXV, 21. 4. Jude,19. 5. Gen. III, 23.
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connais toi-même », si tu ne sais qu'il t'a rencontrée toute souillée, que de laide il t'a rendue belle, et blanche de noire que tu étais. « Qu'as-tu, en effet, que tu ne l'aies reçu (1) ? » Tu ne réfléchis pas au sens de ces mots ; « Si c tu ne te connais toi-même, sors ». Tu t'es imaginé aussi que tu devais paître tes propres brebis, sans comprend b la portée de ces expressions adressées à Pierre: « Pais a mes brebis ». Vois donc ce qu'ajoute pour toi Celui qui pour toi avait tenu ce langage : « Sors sur les traces des troupeaux » ; non pas du troupeau, mais « des troupeaux ». Les brebis du Christ sont dans les pâturages où il n'y a qu'un seul troupeau sous un seul pasteur. « Sors », toi, « sur les traces des troupeaux » ; en proie à la division, aux dissensions, aux déchirements; tu sors sur les traces des troupeaux et pais tes boucs » ; non pas « mes brebis », comme Pierre, mais « tes boucs, sous les tentes des pasteurs », non sous la lente du Pasteur. Pierre entre avec charité ; tu sors avec animosité. Parce que Pierre s'est connu lui-même, il s'est pleuré pour avoir présumé de lui, aussi a-t-il mérité de recevoir
1. I Cor. IV, 7.
du secours. Toi, au contraire, « sors ». Lui paissait « mes brebis ; pais tes boucs ». Il était sous la tente du pasteur; va « sous les tentes des pasteurs ». Pourquoi te vanter de tes souffrances funestes, puisque ta cause n'est pas la bonne cause? 7. Ainsi donc honorons les martyrs à l'intérieur, sous la tente du Pasteur, parmi les membres du Pasteur, comptant sur la grâce et non sur l'audace, sur la piété et non sur la témérité, avec constance et non avec opiniâtreté, avec l'esprit d'union et non de division. Donc encore, si vous voulez imiter les vrais martyrs, embrassez la cause qui vous permettra de dire au Seigneur : « Jugez-moi, Seigneur, et séparez ma cause de celle d'un peuple qui n'est pas saint (1) ». Séparez, non pas mes souffrances, car le peuple qui n'est pas saint en endure aussi; mais ma cause, car elle n'est pas celle de ce peuple. Oui, embrassez cette cause, tenez à la bonne et juste cause ; puis, avec l'aide du Seigneur, ne redoutez aucun tourment. Unis au Seigneur notre Dieu, etc.
1. Ps. XLII, 1.
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