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SERMON CCCXXX. POUR UNE FETE DE MARTYRS. V. LE RENONCEMENT, A SOI-MÊME.
ANALYSE. Les martyrs sont de, parfaits modèles de ce renoncement. Or, il nous est avantageux de nous renoncer, comme au laboureur de jeter la semence dans ses sillons, et ne nous renoncer pas c'est nous perdre, puisque c'est chercher dans le monde extérieur, qui ne nous vaut pas, le bonheur qu'il ne .saurait nous assurer. Donc, imitons l'enfant prodigue revenant du monde extérieur à son Père, après être rentré en lui-même; imitons le renoncement des martyrs; le renoncement de saint Pierre et de saint Paul.
1. La fête de ces bienheureux martyrs et l'attente où est votre sainteté exigent de nous un discours; et nous comprenons que notre devoir est de traiter ce qui a rapport à cette solennité. Vous le désirez, nous le voulons; à Celui-là de réaliser nos. voeux, de qui nous dépendons, nous et nos paroles. Il nous a donné de vouloir, qu'il nous accorde de pouvoir. Pourquoi les martyrs ont-ils brûlé d'amour? Enflammés d'ardeur pour les choses invisibles, ils ont dédaigné tout ce qui se voit, Eh ! qu'aime-t-on en soi, quand on va jusqu'à se mépriser pour ne se perdre pas? Les martyrs étaient les temples de Dieu, ils sentaient en eux la présence du Dieu véritable; aussi n'adoraient-ils pas les faux dieux. Ils avaient entendu; ils avaient convoité avec ardeur, ils avaient fait pénétrer jusqu'au plus profond de leurs coeurs et avaient en quelque sorte gravé dans leurs entrailles cette maxime du Seigneur : « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce lui-même » ; oui, « qu'il se renonce (565) quil prenne sa croix et me suive (1)». C'est sur cette sentence que je voudrais vous adresser quelques réflexions. Si l'attente où je vous vois me fait peur, vos prières sont pour moi un ordre. 2. Que signifie, je vous le demande : « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce lui-même, qu'il prenne sa croix et me suive ? » Nous comprenons ce que c'est que prendre sa croix ; c'est supporter les afflictions, car prendre a ici le même sens que porter supporter. Qu'il accepte donc avec patience, dit le Sauveur, ce qu'il souffre à cause de moi. « Et qu'il me suive ». Où ? Où nous savons qu'il est allé après sa résurrection; au ciel où il est monté, où il est assis à la droite du Père. Là aussi il nous a fait une place; mais il faut l'espérance avant d'arriver à la réalité. Et quelle doit être cette espérance? Ceux-là le savent qui entendent ces mots : « Elevez vos coeurs : Sursum corda». Examinons maintenant, avec l'aide du Seigneur, considérons, voyons et comprenons , s'il daigne nous ouvrir et nous montrer, expliquons enfin, autant que nous le pourrons, ce qu'il veut nous faire entendre par ces mots : « Qu'il se renonce». Comment se renoncer quand on s'aime ? C'est bien là un raisonnement, mais un raisonnement humain, et il faut être homme pour dire : Comment se renoncer quand on s'aime ? Aussi le Seigneur. enseigne-t-il, au- contraire, que pour s'aimer il faut se renoncer ; car en s'aimant on se perd, et en se renonçant on se retrouve. « Celui; dit-il, qui aime son âme, la perdra (2) ». Voilà un ordre émané de Celui qui sait ce qu'il commande; car il sait conseiller puisqu'il sait instruire, il sait aussi restaurer puisqu'il a daigné créer. « Que celui » donc « qui aime, perde ». Il est douloureux de perdre ce qu'on aime. Mais le laboureur ne sait-il pas- aussi de temps en temps faire le sacrifice de ses semences ? Il les tire de ses greniers, les répand, les jette , les enterre. Iras-tu t'en étonner ? Ce dédaigneux, ce prodigue n'est-il pas un avare moissonneur ? L'hiver et l'été ont révélé son dessein, et la joie qu'il témoigne au moment de la récolte fait connaître le motif qui l'excitait à semer. C'est ainsi que « celui qui aime son âme, la perdra » . Veut-on y trouver du fruit ? qu'on la sème. S'il est commandé de se renoncer,
1. Matt. XVI, 24. 2. Jean, XII, 25.
c'est pour faire éviter de se perdre en s'aimant imprudemment. 3. Il n'est personne qui ne s'aime; mais autant il faut chercher à s'aimer bien, autant on doit éviter de s'aimer mal. S'aimer en laissant Dieu de côté, laisser Dieu de côté pour s'aimer, c'est ne pas même rester en soi, mais en sortir. Oui, on est comme exilé de son coeur en dédaignant la vie intérieure et en s'attachant aux choses extérieures. N'ai-je pas dit la vérité? N'est-il pas certain que tous ceux qui font le mal n'ont que du mépris pour leur conscience ? Lors, en effet, qu'on a des égards pour elle, on met fins ses iniquités. C'est ainsi qu'après avoir laissé Dieu pour s'aimer et en s'attachant à l'extérieur, à autre chose qu'à lui, le pécheur arrive à se mépriser lui-même. Voyez; écoutez lApôtre appuyant de son témoignage cette interprétation : « A la fin des temps, dit-il, viendront des moments périlleux ». Quand viendront ces moments périlleux ? Quand « il y aura des hommes s'aimant eux-mêmes ». Voilà la source du mal. Voyons maintenant si ces hommes en s'aimant resteront en eux-mêmes; voyons, écoutons ce qui suit : « Il y aura des hommes s'aimant eux-mêmes, attachés à l'argent (1) ». Où es-tu maintenant , ami de toi-même? Dehors, hélas ! Mais, dis-moi, je t'en prie: l'argent est-il une même chose avec toi ? Ah ! en laissant Dieu pour t'aimer et en t'attachant à l'argent tu es allé jusqu'à te laisser toi-même, et en te délaissant,.tu t'es perdu; c'est l'amour de l'argent qui t'a perdu. L'argent te fait mentir ? « La bouche menteuse donne la mort à l'âme (2) » ; et c'est ainsi que tu perds ton âme en convoitant la richesse. Apporte ici une balance, la, balance de la vérité et non celle de la cupidité ; apporte-la, je t'en prie, et place sur un plateau la richesse, et ton âme sur lautre plateau. Mais Quoi ! tu veux peser toi-même ? la cupidité te met la fraude à la main ? tu veux faire incliner le plateau de la richesse? Contente-toi de charger les plateaux, ne soulève pas ; tu voudrais frauder à ton désavantage , j'ai découvert ton dessein ; tu voudrais que l'argent pesât plus que ton âme, tu voudrais tromper en faveur de l'argent et pour ta propre perte. Mets donc simplement dans les deux plateaux; Dieu même pèsera; il ne sait ni se tromper ni tromper,
1. II Tim. III, 1, 2. 2. Sag. I, 11.
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à lui de peser. Le voilà qui prend en main la balance, vois-le peser, écoute-le ensuite se prononcer, « Qu'importe à l'homme, dit-il?» C'est ici une parole divine; c'est la parole de Celui qui ne trompe pas : il a pesé, voici le résultat, voici son jugement.. Tu as placé ton argent d'un côté et de l'autre ton âme; reconnais bien de quel côté tu as mis ton argent., Que va te dire le divin Peseur, à toi qui as chargé le plateau de la richesse? « Qu'importe à l'homme de gagner tout le monde, s'il perd son âme (1)? » Tu voulais comparer ton âme à la fortune ; mets-la en comparaison avec, le monde. Tu voulais la sacrifier pour gagner un peu de terre; mais elle pèse plus que le ciel et la terre ! Pourquoi agir ainsi ? Parce. qu'en laissant Dieu pour, l'amour de toi, tu n'es pas même resté en toi, et te voilà préférant à toi les choses extérieures. Ah ! rentre en toi, et une fois que te relevant tu y seras rentré, garde-toi d'y rester. Commence par quitter les choses extérieures pour revenir en toi-même, puis rends-toi à Celui qui t'a créé, qui t'a cherché ensuite quand tu étais perdu, qui t'a retrouvé quand tu fuyais loin de lui, et qui t'a rattaché à lui-même quand tu t'en détournais. Reviens donc à toi et retourne vers Celui qui t'a créé. Imite ce jeune prodigue. N'est-ce pas-toi? Or je m'adresse ici, non pas à un seul homme, mais à tout le peuple; non pas à un seul homme, mais au genre humain tout entier, si ma voix pouvait se faire entendre de tous. Reviens donc, prends modèle sur ce jeune fils, qui après avoir perdu et dissipé tout son bien en vivant dans la,débauche, fut réduit à,l'indigence, à paître des pourceaux, à souffrir de là faim, et qui alors se réveilla et se rappela le souvenir de son père. Or, que dit de lui l'Evangile ? « Et rentré en lui-même ». Il s'était donc quitté. Mais une fois rentré,en lui-même, voyons s'il y reste. « Et rentré en lui-même il dit : Je me lèverai ». Il était donc tombé. « Je me lèverai, poursuit-il, et j'irai vers mon père », Le voyez-vous qui se quitte, après s'être retrouvé? Comment se quitte-t-il, se renonce-t-il ? Ecoutez : « Et je lui dirai : Mon Père, j'ai péché, contre le ciel et contre vous ». Voilà le renoncement. « Je ne mérite plus d'être appelé votre fils (2)». C'est ce qu'ont fait les saints martyrs. Ils
1. Matt. XVI, 26. 2. Luc, XV, 11-19.
ont méprisé toutes les choses extérieures; attraits du siècle, égarements et menaces, tout ce qui pouvait les intimider ou les charmer, ils ont tout dédaigné, tout foulé aux pieds; pénétrant ensuite en eux-mêmes, ils se sont regardés; en se voyant ils se sont déplu, et ils se sont élancés vers Dieu pour acquérir en lui quelque beauté, recouvrer en lui la vie, demeurer en lui, faire périr en lui ce que par leur action propre ils avaient commencé à devenir, et conserver ce que lui-même avait formé en eux. C'est en cela que consiste le renoncement à soi-même. 4. L'apôtre saint Pierre ne pouvait comprendre encore cette doctrine, lorsque Notre-Seigneur Jésus-Christ, prédisant sa passion, il lui dit : « A vous ne plaise, Seigneur, cela ne vous arrivera point ». Il craignait que la Vie même ne vînt à mourir. Il n'y a qu'un instant encore, pendant la lecture du saint Evangile, vous avez, remarqué cette réponse de Pierre an Sauveur, pendant que le Sauveur prédisait et annonçait, en quelque sorte, la passion que pour nous il devait endurer. Hélas ! c'était le captif qui faisait opposition à son libérateur. Que fais-tu, Pierre? comment oses-tu le contredire? comment oses-tu técrier : « Cela n'arrivent point? » Tu neveux donc pas de la passion du Seigneur. L'enseignement de la croix est pour toi un scandale souviens-toi que pour les réprouvés c'est une folie. Tu as besoin d'être racheté, et tu repousses ton Rédempteur? Laisse-le souffrir: il sait ce quil a à faire, il sait pourquoi il est venu; il sait comment il doit et te chercher et te trouver. Voudrais-tu instruire ton Maître? Recueille plutôt ta rançon dans son côté ouvert; écoute plutôt ses réprimandes et garde-toi de lui en faire : ce serait mal, ce serait l'ordre renversé. Prête l'oreille à ce qu'il dit: «Arrière». Puisqu'il l'a dit, je le répète; je ne dissimulerai point cette parole du Seigneur, et pourtant je n'outragerai point l'Apôtre. Le Seigneur, le Christ lui dit donc. « Arrière, Satan (1) ». Pourquoi Satan? - Parce que tu veux me devancer. Ne veux-tu pas être Satan? Marche derrière moi. En marchant derrière moi, tu me suivras; en me suivant, tu porteras ta croix, et loin de me conseiller, tu m'écouteras en disciple fidèle. Pourquoi as-tu tremblé quand ton Seigneur prédisait sa passion ?
1. Matt. XVI, 22, 23.
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Pourquoi as-tu tremblé, sinon dans la de mourir avec lui? Cette crainte de la mort n'est pas le renoncement à toi-même; c'est pour toi cet amour déréglé qui t'a porté à renier ton Dieu. Ajoutons que plus tard, après avoir renié son Seigneur jusqu'à trois fois, le bienheureux apôtre saint Pierre effaça cette faute par ses larmes; puis, le Seigneur ressuscité, il se sentit raffermi, rétabli, et mourut pour lui, pour lui que la crainte de la mort l'avait porté à renier. Ainsi, en le confessant; il trouva la mort, mais dans cette mort il embrassa la vie. Et maintenant, Pierre ne meurt plus; c'en est fait de toutes les craintes, de toutes les larmes pour toujours ; tout cela est passé ; il.ne reste. à l'Apôtre que son bonheur dans l'union avec le Christ. Il a foulé aux pieds tout ce qui est extérieur, séductions, menaces, frayeurs; il crainte s'est renoncé; il a porté sa croix et a suivi le Seigneur. Ecoute aussi comment se renonce l'apôtre Paul : « Loin de moi, dit-il, la pensée de me glorifier, sinon dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est pour moi un crucifié, et moi un crucifié pour le monde (1) ! » Ecoute-le encore parler de son renoncement : « Je vis, mais ce n'est pas moi ». Renoncement manifesté que suit cette noble confession du Christ : « C'est le Christ qui vit en moi (2)». Que signifie donc Renonce-toi? Ne vis plus en toi. Et ne vis plus en toi? Ne fais plus ta volonté, mais la volonté de Celui qui demeure en loi.
1. Gal. VI, 14. 2. Ib. II, 2 .
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