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LETTRE CXL (1), A HONORÉ. (Année 412.)

 

Un habitant de Carthage, nommé Honoré, mais dont nous ne connaissons pas la vie et que saint Augustin comptait au nombre de ses amis, avait adressé cinq questions au grand évêque, le priant de vouloir bien lui répondre par écrit ; voici la réponse de l'évêque d'Hippone qui a l'étendue d'un livre ; l'examen des cinq questions s'y déroule avec un admirable enchaînement; saint Augustin y avait ajouté une sixième question sur la grâce pour mieux faire comprendre toute l'économie du christianisme, et pour prémunir contre la propagande pélagienne. Il commente dans cette lettre le fameux psaume prophétique dont Jésus. Christ, sur la croix, prononça le premier verset. Avant de lire la lettre à Honoré, on ferait bien de voir ce que nous avons dit

 

1. Cette lettre porte aussi le nom de Livre sur la grâce de la nouvelle alliance. Saint Augustin en parle dans le livre II, chap. XXXVI, de la Revue de ses ouvrages; il nous apprend qu'à cette époque il avait déjà commencé ses luttes contre les Pélagiens.

 

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sur le pélagianisme dans le XXIXe chapitre de l'Histoire de saint Augustin. Honoré n'était pas encore chrétien; saint Augustin avait besoin de lui expliquer toutes choses et de revenir souvent sur les mêmes idées et les mêmes détails ; voilà la raison des longueurs et des répétitions qu'on rencontre parfois dans cette lettre ; mais la lumière n'en jaillit que plus vivement.

 

1. Vous m'avez proposé cinq questions, mon bien-aimé frère Honoré; elles vous sont venues à l'esprit, soit par la lecture, soit par la méditation, et vous les avez en quelque sorte répandues en ma présence. Pour les résoudre avec ordre, il ne faudrait pas les prendre une à une comme vous me les adressez, mais les rassembler dans la suite d'un même discours : ce serait un travail assez difficile ; toutefois je ne pense pas qu'il y ait un moyen plus aisé d'en venir à bout, car ces propositions se prêteront un mutuel appui, si l'une dépend de l'autre, de façon que toutes s'enchaînent dans le même raisonnement; on ne les séparera pas comme si chacune devait présenter un sens particulier, mais on les groupera comme tendant toutes au même but et se soutenant par une raison commune et une indivisible vérité.

2. Vous m'avez donc demandé par écrit ce que signifient ces paroles du Seigneur : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné (1) ? » et ces paroles de l'Apôtre : « Afin qu'enracinés et fondés dans la charité vous parveniez à comprendre avec tous les saints ce que c'est que la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur (2) ; » et ce que sont les cinq vierges folles et les sages (3) ; et les ténèbres extérieures (4); et comment on doit comprendre ce passage: « le Verbe s'est fait chair (5). » Ce sont là vos cinq questions que je ramasse aussi brièvement que vous les avez posées. Ajoutons-en une sixième, si vous voulez bien, et voyons principalement ce que c'est que la grâce de la nouvelle alliance. Que toutes ces questions se rapportent à celle-ci et que chacune d'elles nous apporte son concours pour la résoudre, non pas dans le même ordre que vous les avez posées et que je les ai rappelées; mais qu'elles soient là de manière à répondre quand nous les appellerons et à remplir chacune son office. Commençons donc.

3. Il y a une certaine vie de l'homme toute dans les sens, et livrée aux joies de la chair; elle se défend contre toute incommodité corporelle et poursuit le plaisir. La félicité qu'on

 

1. Ps. XXI, 1. — 2. Ephés. III, 17. — 3. Matth. XXV, 2. — 4. Ibid. XXII, 13. — 5.Jean, I, 14.

 

y trouve ne dure qu'un temps; c'est une nécessité de commencer, par cette sorte de vie; on s'y maintient par la volonté. C'est dans cette vie-là qu'est jeté l'enfant qui vient de naître; il en évite les peines, autant qu'il le peut, et en cherche les douceurs ; il n'est capable de rien de plus. Mais, parvenu à l'âge où s'éveille en lui la raison, il peut, Dieu aidant sa volonté, choisir une autre vie, dont la joie est tout en esprit, dont la félicité est intérieure et éternelle. Car il a été donné à l'homme une âme raisonnable, mais l'important pour lui est l'usage de sa raison, la direction que par elle il saura imprimer à sa volonté. Se tournera-t-il vers les biens de la nature visible et inférieure, ou vers les biens de la nature invisible et supérieure? c'est-à-dire, jouira-t-il du corps et du temps, ou bien jouira-t-il de Dieu et de l'éternité? L'âme humaine, en effet, se trouve placée comme dans un milieu, ayant au-dessous d'elle le monde des corps, et au-dessus son propre Créateur et le Créateur des choses corporelles.

4. L'âme raisonnable peut donc bien user de la félicité temporelle et corporelle, si elle ne se donne pas à la créature en négligeant le Créateur, mais plutôt si elle consacre cette félicité au service de Dieu lui-même, de qui elle la tient par une faveur signalée de sa bonté. De même que tout ce que Dieu a fait est bon, depuis. la créature raisonnable jusqu'au plus infime des corps; ainsi l'âme douée de raison en use légitimement si, fidèle aux lois de l'ordre et choisissant avec discernement, elle préfère les grandes choses aux petites, les spirituelles aux corporelles, les supérieures aux inférieures, les éternelles aux temporelles : en délaissant ce qui est en haut et en désirant ce qui est en bas (et c'est par là qu'elle se corrompt), l'âme se jetterait et jetterait le corps même dans une situation pire, tandis qu'elle devrait plutôt s'élever, elle et son corps, à un état meilleur par un amour réglé. Toutes les substances étant bonnes de leur nature, c'est un acte louable que d'en user selon l'ordre, un acte condamnable que d'en mal user; et l'âme, en faisant un mauvais usage des créatures, n'échappe pas au plan du Créateur. Si elle use mal de ce qui est bon, Dieu use bien, même de ce qui est mal ; l'âme devient mauvaise par l'usage pervers de ce qui est bon, et, quant à lui, il demeure bon par un bon usage de ce qui est mal; car celui qui sort de l'ordre (298) en tombant dans le péché est remis dans l'ordre sous le poids des peines qu'il subit.

5. Dieu voulant donc montrer que la félicité terrestre et temporelle est aussi un don parti de sa main, et qu'il ne faut l'espérer de personne que de lui-même, a cru devoir placer dans les premiers âges son ancienne alliance qui regardait le vieil homme, par où commence nécessairement cette vie. Mais les livres saints signalent ces félicités des pères comme ayant été accordées par un bienfait de Dieu, quoiqu'elles appartiennent à une vie passagère. Ces dons terrestres étaient ouvertement promis et accordés; mais, d'une façon cachée, ils annonçaient par des figures la nouvelle alliance; elle ne se révélait qu'à l'intelligence d'un petit nombre d'élus que la grâce de Dieu avait rendus dignes de l'inspiration prophétique. Ces saints étaient donc, selon la convenance des temps, les dispensateurs de l'ancienne alliance ; mais ils appartenaient à l'alliance nouvelle. Lorsqu'ils goûtaient la félicité temporelle, ils comprenaient qu'il y avait une félicité préférable, et que celle-là était véritable et éternelle; ils jouissaient de l'une dans le mystère pour obtenir l'autre comme récompense. Et si parfois ils avaient à supporter des adversités, c'était pour les faire tourner à la gloire de Dieu dont l'éclatant secours les délivrait pour rendre hommage â leur divin libérateur, dispensateur de tous les biens, non-seulement des biens éternels, objet de leurs pieuses espérances, mais encore de ces félicités passagères dont ils usaient comme de figures prophétiques.

6. Mais, « lorsqu'est venue la plénitude des temps, » pour que la grâce cachée dans l'ancienne alliance se révélât dans la nouvelle. « Dieu a envoyé son fils formé d'une femme (1). » Ce mot, en hébreu, désigne toute femme, soit vierge encore, soit mariée. Ecoutez maintenant l'Evangile, afin que vous reconnaissiez quel est ce fils que Dieu a voulu envoyer et faire naître d'une femme, et quelle est la grandeur de ce Dieu qui a daigné s'abaisser à ce point pour le salut des fidèles : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu : il était en Dieu dès le commencement. Toute chose a été faite par lui, et rien de ce qui a été fait ne l'a été sans lui. En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière brille dans

 

1. Gal. IV, 4.

 

les ténèbres, et les ténèbres ne font pas comprise (1). » Ce Dieu, Verbe de Dieu par lequel tout a été fait, est donc le Fils de Dieu; il est immuable et présent partout; nul endroit ne le renferme; il ne s'étend pas à travers l'espace, de façon qu'un moindre lieu contienne une moindre partie de lui-même, ni un plus grand une plus grande; mais il est tout entier partout, pas même absent de l'âme de l'impie, quoique l'impie ne le voie pas, comme la lumière du jour vient frapper, sans qu'ils la voient, les yeux de l'aveugle. Il brille donc dans les ténèbres dont parle l'Apôtre : « Vous avez été autrefois ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur (2) ; » et de pareilles ténèbres ne l'ont pas comprise.

7. C'est pourquoi le Verbe s'est uni à un homme visible aux hommes, afin que, guéris par la foi, ils puissent voir ensuite ce qui auparavant leur était caché. Mais, de peur que le  Christ, visible à tous, ne parût qu'un homme, qu'on ne crût pas qu'il était Dieu, et qu'on ne lui attribuât qu'une grâce et une sagesse aussi élevées qu'un homme peut en avoir, « Un homme fut envoyé de Dieu, dont le nom était Jean; il vint en témoignage pour rende témoignage de la lumière, afin que tous crussent par lui; celui-là n'était pas la lumière, mais il venait rendre témoignage à la lumière (3). » Car, pour rendre témoignage à celui qui. était à la fois Dieu et homme, il fallait un homme si grand qu'on pût dire qu'entre ceux qui sont nés des femmes, personne n'a été plus grand que Jean-Baptiste (4), et qu'en rendant ainsi témoignage à un plus grand que lui, Jean donnât à comprendre que celui qui le dépassait n'était pas seulement homme, mais Dieu. Jean fut donc aussi une lumière, mais une lumière dont le Seigneur lui-même a rendu témoignage en disant : « Celui-là était une lampe ardente et luisante (5);. » C'est dans ce sens que le Sauveur a dit à ses disciples: « Vous êtes la lumière du monde; » et pour montrer quelle était cette lumière, il a ajouté, « Personne n'allume une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais sur un chandelier, afin qu'elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison : que votre lumière brille ainsi devant les hommes  (6). » Le but de ces comparaisons, c'est de nous faire comprendre, et, si nous ne le pouvons comprendre encore, de

 

1. Jean,  I, 1-5. — 2. Ephés. V, 8. — 3. Jean, I, 6-8. — 4. Matth. X, 11. — 5. Jean, V, 35. — 6. Matth. V, 14-16.

 

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nous faire croire que l'âme raisonnable n'est pas de la nature de Dieu, puisque celle-ci est immuable, mais qu'elle peut participer à sa lumière, car les lampes ont besoin d'être allumées et peuvent s'éteindre. Ainsi, quand l'Evangile dit de Jean « qu'il n'était pas lumière,» cela doit s'entendre de la lumière qui ne s'allume à aucun flambeau, et aux rayons de laquelle participe tout ce qui brille.

8. On lit ensuite : « Il y avait une vraie lumière (1) ; » et comme si nous eussions demandé comment on pouvait distinguer la vraie lumière de la lumière empruntée, c'est-à-dire le Christ de Jean, l'Evangéliste ajoute que cette vraie lumière « éclaire tout homme venant en « ce monde. » Si tout homme en est éclairé, Jean l'est donc aussi. Et afin d'établir davantage la divinité du Christ par une différence plus éclatante, l'Evangéliste dit « que le Verbe était dans ce monde, que le monde a été fait par lui, et que le monde ne l'a pas connu. » Il ne s'agit pas ici du monde qui a été fait par lui, car le monde, c'est-à-dire le ciel et la terre, n'a pas la puissance de le connaître, et ce privilège n'est donné qu'à la créature raisonnable; mais cette parole de reproche désigne les infidèles qui sont dans le monde.

9. « Il est venu chez lui, et les siens ne l'ont pas reçu ; » il s'agit ici ou des infidèles qui, en tant qu'hommes, appartiennent au Verbe qui les a créés, ou bien des juifs, de la race desquels il a voulu naître ; et tous pourtant ne l'ont pas rejeté, car le texte ajoute : « Il a donné à tous ceux qui l'ont reçu le pouvoir de devenir enfants de Dieu : il a donné ce pouvoir à ceux qui croient en son nom, qui ne sont pas nés du sang ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais qui sont nés de Dieu (2). » Ainsi la grâce de la nouvelle alliance qui a été cachée dans l'ancienne et n'a jamais cessé d'être prophétisée et annoncée sous le voile des figures, c'est que l'âme connaisse son Dieu et qu'elle renaisse en lui par sa grâce. Cette naissance est spirituelle; c'est pourquoi elle n'est pas l'oeuvre du sang, ni de la volonté de l'homme, ni de la volonté de la chair, mais elle est l'oeuvre de Dieu.

10. Elle est aussi appelée adoption ; car nous étions quelque chose avant de devenir enfants de Dieu, et nous avons reçu le bienfait de sa grâce pour devenir ce que nous n'étions pas ainsi celui qui est adopté n'était pas auparavant

 

1. Jean, I, 9. — 2. Ibid, I, 9-13.

 

l'enfant de celui qui l'adopte, mais il existait déjà pour être adopté. Dans cette génération de la grâce n'est pas compris ce Fils qui, étant le Fils de Dieu, est venu pour devenir Fils de l'homme, et pour nous accorder, à nous qui étions enfants des hommes, la grâce de devenir enfants de Dieu. Il s'est fait ce qu'il n'était pas, mais cependant il était quelque autre chose ; car il était le Verbe de Dieu, par lequel tout a été fait, et la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde, et Dieu en Dieu. Nous aussi, par sa grâce, nous sommes devenus ce que nous n'étions pas, c'est-à-dire enfants de Dieu; mais cependant nous étions quelque chose, et quelque chose de bien moindre, c'est-à-dire enfants des hommes. Le Verbe est donc descendu pour que nous montions, et, sans quitter sa propre nature, il a participé à la nôtre, afin que, demeurant dans notre nature, nous participions à la sienne. Mais il n'y a pas ressemblance parfaite; car, en prenant notre nature, le Verbe éternel n'a rien perdu de ses perfections, et nous, en participant à la sienne, nous sommes devenus meilleurs.

11. C'est pourquoi « Dieu a envoyé son Fils formé d'une femme, formé sous la loi (1).» Car il a reçu les sacrements de la loi pour « qu'il rachetât ceux qui étaient sous la loi, » c'est-à-dire ceux qui étaient devenus coupables sous la lettre qui tue : ils n'avaient pas accompli les préceptes tant que l'Esprit ne les avait pas vivifiés, parce que c'est l'amour de Dieu qui accomplit la loi et que c'est l'Esprit-Saint qui a répandu cet amour dans nos coeurs (2). Aussi l'Apôtre, après avoir dit : « Pour qu'il rachetât ceux qui étaient sous la loi, » ajoute aussitôt : « Pour que nous reçussions l'adoption des enfants (3). » Il distinguait ainsi ce qui n'est qu'une grâce de Dieu de ce qui est la nature même du Fils envoyé sur la terre ; ce Fils de Dieu ne l'est pas devenu par adoption, mais il est le Fils toujours engendré, et il a participé à la nature des enfants des hommes pour les faire participer à la sienne en les adoptant. Aussi, après avoir dit que le Verbe « leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, » et après avoir ajouté, de peur qu'on n'entende une naissance charnelle, que le Verbe a donné ce pouvoir « à ceux qui croient en son nom » et qui renaissent par la grâce spirituelle, « non par le sang, ni par la

 

1. Gal. IV, 4. — 2. Rom. V, 5. — 3. Ibid. 5.

 

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volonté de l'homme; ni par la volonté de la chair, mais par la volonté de Dieu, » l'Evangéliste, en effet, signale aussitôt le mystère de cette réciprocité. Comme si, confondus d'étonnement, nous n'eussions pas osé souhaiter un si grand bienfait, il prononce tout à coup ces mots : « Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous (1) » (et ceci est une de vos cinq questions) ; c'est comme si l'Evangéliste disait : O hommes ! ne désespérez pas de pouvoir devenir enfants de Dieu, parce que le Fils de Dieu lui-même, c'est-à-dire le Verbe de Dieu, s'est fait chair et a habité parmi nous. A votre tour faites-vous esprit et habitez en celui qui s'est fait chair et a habité parmi nous. Désormais il ne faut plus désespérer que les hommes, en participant au Verbe, puissent devenir enfants de Dieu, quand le Fils de Dieu, en participant à la chair, est devenu fils de l'homme.

 

12. Ainsi donc, avec notre nature muable, nous changeons en mieux en participant au Verbe; mais le Verbe immuable n'a rien perdu par sa participation à la chair au moyen d'une âme raisonnable. C'est une erreur des apollinaristes (2) d'avoir cru que le Christ-homme n'a pas eu d'âme ou n'a pas eu une âme raisonnable; l'Ecriture, selon son langage accoutumé, s'est servi du mot : chair, au lieu du mot: homme; elle l'a fait pour mieux montrer l'abaissement du Christ, et de peur qu'on ne crût qu'il avait rejeté le mot de chair comme indigne de lui. Lorsque Isaïe écrit que « toute chair verra le salut de Dieu (3), » il est évident qu'il faut comprendre ici les âmes. Ces mots : « Le Verbe s'est fait chair » ne signifient donc pas autre chose, sinon que le Fils de Dieu s'est fait le Fils de l'homme. « Comme il était dans la forme de Dieu, selon les paroles de l'Apôtre, il n'a pas regardé comme un larcin de s'établir égal à Dieu. » Cette égalité n'était pas en effet une usurpation, et l'on ne pouvait pas dire qu'il y eût larcin de la part du Christ à se l'attribuer : elle était dans sa nature. Cependant « il s'est anéanti lui-même, » non point en perdant la forme divine, mais en prenant la forme de serviteur; « il s'est humilié lui-même, il est devenu obéissant jusqu'à la mort, et à la mort de la croix (4). » Vous voyez comment l'Apôtre nous

 

1. Jean, I, 14. — 2. Les apollinaristes eurent pour chef de secte Apollinaire, évêque de Laodicée, condamné au concile d'Alexandrie en 368, et dans un autre concile à Rome en 373. 3. Isaïe, LII, 10. —  4. Philip. II, 6-8.

 

fait voir que c'est le même qui est Dieu et homme, pour montrer qu'il n'y a en lui qu'une seule personne, et pour empêcher qu'au lieu de la Trinité, on n'imagine une quaternité, Car de même que l'union du corps à l'âme n'augmente pas le nombre des personnes et ne fait qu'un seul homme; ainsi le nombre des personnes divines demeure le même lorsque l'homme s'unit au Verbe pour ne faire qu'un seul Christ. On lit donc que « le Verbe s'est fait chair, » afin que l'on comprenne l'unité de cette personne, et qu'on ne s'imagine pas que la divinité se soit changée en chair.

3. Le Christ-homme, pour révéler la grâce de la nouvelle alliance, qui n'appartient pas à cette vie, mais à la vie éternelle, ne s'est donc pas montré au monde avec le cortége des biens terrestres. De là l'abaissement, la passion, les fouets, les crachats, les outrages, la croix, les plaies et la mort même, où le Christ a paru comme vaincu et au pouvoir d'autrui ; c'était pour apprendre aux fidèle quelle récompense leur piété devait solliciter et espérer de celui dont ils étaient devenus les enfants; il ne fallait pas qu'en servant Dieu ils se proposassent comme un noble but les félicités de la terre, et qu'ils méprisassent leur foi au point de l'estimer digne d'une telle récompense. Aussi le Dieu tout-puissant, par une salutaire disposition de sa providence, a-t-il accordé même aux impies les biens de ce monde, de peur que les bons ne les recherchent comme quelque chose d'un grand prix. Le psaume LXXII nous montre un homme qui se repent d'avoir, par un dérèglement de coeur, servi Dieu pour cette récompense; cet homme, à la vue des impies comblés de ces sortes de biens, avait été troublé dans sa pensée et s'était demandé si Dieu s'occupait des choses humaines; et comme l'autorité des saints qui appartiennent à Dieu l'empêchait de rester dans ce doute, il entreprit de pénétrer un aussi grand secret; ses laborieux efforts n'y parvinrent qu'après qu'il fut entré dans le sanctuaire de Dieu et qu'il eut compris les fins dernières: c'est-à-dire après qu'ayant reçu l'Esprit-Saint il eut appris à désirer ce qui était préférable et qu'il eut découvert quelle peine est réservée aux impies, même à ceux qui ont brillé dans le monde au milieu d'une félicité passagère comme l’herbe. Lisez et méditez attentivement l'explication que je donnai de ce psaume LXXII, la veille de la solennité du bienheureux Cyprien.

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14. C'est pourquoi- le Christ, Dieu et homme tout ensemble, qui par son immense miséricorde nous a montré, dans sa nature de serviteur, ce qu'il fallait mépriser dans cette vie et ce qu'il fallait espérer dans l'autre ; le Christ voulut, à l'heure de sa passion, quand ses ennemis se croyaient triomphants et vainqueurs, prendre le langage de notre infirmité, qui crucifiait en même temps notre vieil homme pour la destruction du corps du péché (1), et il dit

« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné? » Et ceci est une de vos cinq questions. Ainsi commence le psaume XXI qui, si longtemps avant, a prophétiquement annoncé la passion du Christ et la manifestation de la grâce par laquelle devaient s'opérer la conversion et la délivrance des fidèles.

15. Je parcourrai et j'exposerai ce psaume prophétique dont le Seigneur, suspendu à la croix, a prononcé le premier verset pour montrer qu'il se rapportait à lui; vous comprendrez ainsi comment la grâce du Nouveau Testament n'était pas inconnue alors même qu'elle était cachée sous le voile de l'ancien. Car il est prononcé au nom du Christ considéré comme serviteur et chargé de nos faiblesses, ainsi que le dit Isaïe dans ces paroles : « Il porte nos infirmités, et pour nous il est dans les douleurs (2). » C'est le langage de notre infirmité, revêtue par notre chef, qu'on entend dans ce psaume . « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi « m'avez-vous abandonné ? » On est abandonné quand on n'est pas écouté dans ce qu'on demande. Ainsi lorsqu'accablé de la même faiblesse, Paul pria sans être exaucé, et fut en quelque sorte délaissé, il entendit pourtant le Seigneur lui dire : « Ma grâce vous suffit, car la vertu s'achève dans la faiblesse. » Jésus prit pour lui-même ce langage; c'était le langage de son propre corps, c'est-à-dire de son Eglise, qu'il devait faire passer du vieil homme à l'homme nouveau; c'était le langage de son infirmité humaine, à qui devaient être refusés les biens de l'ancienne alliance, pour apprendre à souhaiter et à espérer les biens de l'alliance nouvelle.

16. Parmi ces biens de l'ancienne alliance, appartenant au vieil homme, on désire principalement la durée de cette vie; on veut la prolonger le plus longtemps qu'on peut, car on ne peut la prolonger toujours. Tous savent que le jour de la mort arrivera, et cependant tous

 

1. Rom. VI, 6. — 2. Isaïe, LIII, 4.

 

ou presque tous s'efforcent de reculer ce jour, même ceux qui espèrent vivre plus heureuse ment après la mort; tant nous sommes sous l'empire de cette douce union de l'âme et du corps ! Car jamais personne n'a haï sa propre chair (1) ; et c'est pourquoi l'âme ne veut pas, même pour un temps, se séparer de la faiblesse de sa chair, quoiqu'elle espère, à la fin des siècles, la retrouver éternellement sans infirmité. C'est pourquoi l'homme pieux, soumis par l'intelligence à la loi de Dieu, mais traînant par la chair les désirs de péché (2), auxquels l'Apôtre nous défend d'obéir, aspire à voir rompre ses liens pour être avec le Christ (3), il appréhende d'être séparé de sa chair; si c'était possible, il ne voudrait pas en être dépouillé, mais en être comme revêtu par-dessus, afin que ce qui est mortel fût absorbé par la vie (4), c'est-à-dire afin que le corps même passât, sans la mort, de son état infirme à l'immortalité.

17. Mais ces paroles, qui expriment le désir des jours humains et la durée de la vie, sont des paroles de péché; elles sont très-loin de ce salut que nous ne possédons encore qu'en espérance, et dont il est écrit: « Nous avons été sauvés en espérance, mais l'espérance qui se voit n'est pas l'espérance (5). » C'est pourquoi, dans le même psaume, après que le Christ a dit: « Mon Dieu, mon Dieu, regardez-moi; pourquoi m'avez-vous abandonné ? » il ajoute aussitôt : « Les paroles de mes péchés sont loin de mon salut; » c'est-à-dire aces paroles sont de mes péchés et sont loin de ce salut que m'a promis la grâce, non pas de l'ancienne alliance, mais de la nouvelle. On pourrait aussi rétablir de la sorte ce passage : « Mon Dieu, mon Dieu, regardez-moi ; pourquoi m'avez-vous laissé si loin de mon salut? » comme si le Psalmiste avait dit : en m'abandonnant, c'est-à-dire en ne m'exauçant pas, vous vous êtes éloigné de mon salut, savoir de mon salut de cette vie. Il y aurait alors un autre sens dans « les paroles de mes péchés; » ce serait celui-ci : ce que j'ai dit, ce sont les paroles de mes péchés, parce que ce sont des paroles de désirs charnels.

18. Voilà ce que dit le Christ de la personne de son corps, qui est l'Eglise. Voilà ce qu'il dit de l'infirmité de la chair du péché, qu'il a personnifiée en celle qu'il a prise en naissant d'une vierge, et où il n'a laissé que la ressemblance

 

1. Eph. V, 29. — 2. Rom, VII, 25. — 3. Philip. I, 23. — 3. II Cor, V, 4. — 4. Rom. VIII, 24.

 

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de la chair du péché. Voilà ce que dit l'époux dans la personne de l'épouse, parce qu'il se l'est unie d'un manière mystérieuse. On lit dans Isaïe : « Le Seigneur m'a attaché la couronne comme à l'époux et m'a paré comme l'épouse (1). » Ces mots : « Il m'a couronné et m'a paré, » sont comme prononcés par une même bouche, et cependant nous savons que le Christ et l'Eglise c'est l'époux et l'épouse. Mais « ils seront deux dans une même chair. C'est un grand sacrement, dit l'Apôtre, dans le Christ et dans l'Eglise (2); ils ne sont donc plus « deux, mais ils sont une même chair (3). » S'ils ont une même chair, leur voix est aussi la même. Faiblesse humaine, pourquoi cherches-tu ici la voix du Verbe par lequel tout a été fait? Ecoute plutôt la voix de la chair qui a été faite comme toute chose, car « le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous. » Ecoute plutôt la voix de celui qui guérit tes yeux pour les mettre en état de voir Dieu, qu'il a différé de te montrer. Mais il t'a montré l'homme, il l'a offert pour être immolé, présenté pour être imité, élevé au ciel pour y être l'objet de ta foi, afin de guérir par cette foi l'oeil de l'âme et de la rendre capable de voir Dieu. Pourquoi donc dédaignons-nous d'écouter la voix du corps parlant par la bouche du chef ? En lui souffrait l'Eglise quand il souffrait pour l'Eglise, comme il souffrait lui-même dans l'Eglise lorsque l'Église souffrait pour lui. De même qu'en ces paroles: « Mon Dieu, etc., » vous entendez la voix de l'Église souffrant dans le Christ, de même nous avons entendu la voix du Christ souffrant dans l'Église, lorsqu'il a dit : « Saul, Saul, pourquoi me persécutez-vous? »

19. Donc quand nous prions Dieu de nous accorder ou de nous conserver les biens temporels et qu'il ne nous écoute pas, il nous abandonne par cela même qu'il ne nous exauce point; ruais il ne nous abandonne point pour des biens plus élevés et préférables, et dont il veut nous inspirer l'intelligence , le goût et le désir. Aussi le Psalmiste continue : « J'ai crié vers vous le jour, vous ne m'exaucerez pas; » il ajoute : « et la nuit; » en sous-entendant : sans être exaucé. Mais voyez ces mots qui suivent : « Et l'on ne me l'imputera point à folie. » C'est comme s'il disait : Vous ne m'exaucerez pas lorsque je crie vers vous pendant le jour, c'est-à-dire dans la prospérité, pour que je continue à en jouir; et

 

1. LXI, 10. — 2. Eph. V, 31, 32. — 3. Matth. XIX, 6.

 

lorsque je crie vers vous durant la nuit, c’est-à-dire dans l'adversité, pour que je retrouve mes félicités perdues, vous ne permettrez pas que cela tourne à mon aveuglement; mais plutôt vous m'apprendrez ce que je dois attendre , désirer et demander par la grâce de la nouvelle alliance. Car moi je crie pour que les biens temporels ne me soient pas enlevés . « Mais vous habitez dans le lieu saint, vous la gloire d'Israël (1). » Je ne veux pas que vous abandonniez ma concupiscence, qui me porte à chercher une félicité charnelle; mais elle est dans les impuretés du vieil homme, et vous, vous cherchez la pureté de l'homme nouveau; vous m'abandonnez en ne pas écoutant ces désirs, parce que vous cherchez la charité pour y faire votre demeure : or la charité de Dieu se répand dans nos coeurs, mais c'est par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (2). Vous habitez donc dans le lieu saint, ô gloire d'Israël, ô gloire de ceux qui vous voient, parce que c'est en vous et non pas en eux qu'ils se louent ! En effet qu'ont-ils qu'ils n'aient reçu (3)? Celui qui se glorifie ne doit se glorifier que dans le Seigneur (4).

20. Telle est la grâce de la nouvelle alliance. Car dans l'ancienne, lorsque vous recommandiez, ô mon Dieu, de ne demander et de n'attendre que de vous la félicité même terrestre et temporelle, « c'est en vous que nos pères ont espéré; ils ont espéré, vous les avez délivrés. Ils ont crié vers vous, et ils ont été sauvés ; ils ont mis en vous leur espérance et n'ont point été confondus (5). » Ces ancêtres qui vivaient au milieu de leurs ennemis, vous les avez comblés de richesses, vous les avez délivrés, vous leur avez fait remporter des victoires glorieuses; et vous les avez préservés de nombreux dangers. A la placé de celui-ci qui allait être frappé, vous avez substitué un bélier (6); vous avez arraché celui-là à sa pourriture, et vous lui avez rendu le double de ce qu'il avait perdu (7). L'un a été tiré par vous, vivant et sans être touché, du milieu de lions affamés (8) ; d'autres, qui marchaient parmi les flammes, vous ont adressé des chants reconnaissants (9). Les juifs attendaient pour le Christ quelque chose de pareil, afin de reconnaître si véritablement il était le Fils de Dieu. Il est dit en leur nom, dans le livre de la

 

1. Ps. XXI, 4. — 2. Rom. V, 5. —  3. I Cor. IV, 7. — 4. Ibid. 1,31. — 5. Ps. XXI, 5, 6. — 6. Gen. XXII, 13. — 7. Job. XLII, 10. — 8. Dan, XIV, 30-40. — 9. Ibid. III, 23-90.

 

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Sagesse: « Condamnons-le à la mort la plus infâme : car on aura égard à ses discours.

S'il est le vrai Fils de Dieu, Dieu prendra soin de lui et le délivrera des mains de ses ennemis. Ils ont eu ces pensées, dit le livre sacré, et ils ont erré : leur malice les a aveuglés (1). » Attentifs au temps de l'ancienne alliance et à la félicité temporelle que Dieu accorda à nos pères pour montrer que ces sortes de biens venaient aussi de lui, ils ne virent pas que le temps était venu où l'on verrait dans le Christ que Dieu, qui donne même aux impies les biens terrestres, réserve aux justes les biens éternels.

21. Après que le Psalmiste a dit : « Nos pères ont espéré en vous ; ils ont espéré et vous les avez délivrés; ils ont crié vers vous, et ils ont été sauvés; ils ont mis en vous leur espérance et n'ont pas été confondus; » voyez ce qu'il ajoute : « Pour moi, je suis un ver, et non pas un homme. » Il semble que ceci ait été dit simplement pour recommander l'humilité et pour laisser voir qu'aux yeux de ses persécuteurs il était quelque chose d'abject et de misérable; mais il faut prendre garde à la hauteur des secrets et à la profondeur des mystères enfermés dans ces prophétiques paroles appliquées à un si grand Sauveur. D'après une habile interprétation de nos devanciers (2), le Christ a voulu être désigné sous ce nom de ver, parce que le ver est formé sans union charnelle, comme le Christ est né d'une vierge. Mais Job, en disant que c'est à peine si les créatures célestes sont pures devant Dieu, ajoute : « Combien l'homme sera-t-il moins pur, lui qui n'est que pourriture, combien le sera-t-il moins le fils de l'homme qui n'est qu'un ver (3)! » Job emploie ici le mot de pourriture dans le sens de la mortalité, qui porte en elle-même cette nécessité de mourir à laquelle le péché a condamné l'homme. Il compare le fils de l'homme au ver né de la pourriture et pourriture lui-même, pour signifier que né de la mortalité il est mortel. C'est pourquoi sans écarter ni réprouver le sens des anciens docteurs, il en est un autre que Job nous invite à chercher dans ces paroles du psaume ; il ne s'agit pas seulement de découvrir la signification de ces mots : « Moi je suis un ver, » mais de ces autres mots : « Et non pas un homme. »

 

1. Sag. II, 18-21.

2. Origène, homélie XV sur saint Luc, et saint Ambroise dans son commentaire sur le psaume XXI.

3. Job. XXV, 5, 6.

 

Selon ce que j'ai cité du livre de Job, c'est comme si le Christ avait dit . Mais moi je suis le fils de l'homme et non pas un homme. Ce n'est pas que le Christ ne soit pas homme, lui dont l'Apôtre a dit : « Il y a un seul médiateur « entre Dieu et les hommes, c'est Jésus-Christ homme (1) ; » car tout fils de l'homme est homme; mais ce sens se rapporte à celui qui a été homme sans être fils de l'homme, c'est-à-dire à Adam. Peut-être donc que ces mots

« Je suis un ver et non pas un homme, » c’est-à-dire : Je suis fils de l'homme et non pas un homme, veulent dire ceci : Moi je suis le Christ dans lequel tous trouvent la vie, et non pas Adam dans lequel tous trouvent la mort (2).

22. Apprenez donc., ô hommes, par la grâce de la nouvelle alliance, à désirer la vie éternelle. Pourquoi demandez-vous comme un si grand bien que le Seigneur vous délivre de la mort, comme furent délivrés vos pères, quand Dieu faisait voir que les félicités de la terre n'ont pas d'autre dispensateur que lui ? Ces félicités appartiennent au vieil homme, lequel a commencé avec Adam. « Mais moi je suis un  ver et non pas un homme, » je suis le Christ et non pas Adam. Vous avez été vieux par le vieil homme, soyez nouveaux par l'homme nouveau: vous avez été hommes par Adam, soyez par le Christ enfants des hommes. Ce n'est pas sans raison que le Seigneur, dans sa bonté, se dit plus souvent dans l'Evangile fils de l'homme que l'homme (3); ce n'est pas sans raison qu'il est dit dans un autre psaume : « Seigneur, vous sauverez les hommes et les bêtes; partout s'est étendue, ô mon Dieu, l'abondance de votre miséricorde (4) ! » Par vous ce salut est commun aux hommes et aux bêtes. Mais les hommes nouveaux ont un autre salut qui les sépare des animaux et qui appartient à la nouvelle alliance; ils l'ont entièrement; car il en est- parlé dans la suite du même psaume : « Mais les enfants des hommes espéreront à l'ombre de vos ailes. Ils s'enivreront de l'abondance de votre maison, et vous les abreuverez au torrent de vos délices. Car en vous est la source de la vie, et ce sera dans votre lumière que nous verrons la lumière (5). » En disant après: « Mais les fils des hommes, » le Psalmiste semble faire une distinction entre les hommes et les enfants des hommes. Dans la félicité de ce salut, qui leur est commun avec

 

1. I Tim. II. 5. — 2. I Cor. XV, 22. — 3. Matth. XVII, 9, 12. — 4. Ps. XXXV, 7. — 5. Ps. XXXV, 7-10.

 

 

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les bêtes, il a voulu ne les appeler que les hommes, afin de montrer qu'ils appartenaient à ce premier homme par qui ont commencé la vétusté et la mort, et qui a été homme sans être fils de l'homme. Quant à ceux qui espèrent une autre félicité et les ineffables délices de la source de la vie et la lumière de l'éternelle lumière, l'Ecriture les appelle de ce nom que leur Seigneur s'est donné de préférence : elle appelle enfants des hommes plutôt que hommes, ces fidèles pour qui une telle grâce s'est manifestée.

23. Ne croyez pas cependant que cette distinction entre les hommes et les enfants des hommes soit une règle qu'on doive suivre toujours; il faut avoir égard aux circonstances et ne l'employer que pour expliquer le sens quand il est clair, le découvrir s'il est caché. Dans cet endroit du psaume XXI, la distinction n'est-elle pas évidente? Le Prophète dit : « Nos pères ont espéré en vous, et vous les avez délivrés. Ils ont crié vers vous, et ils ont été sauvés; ils ont mis en vous leur espérance, et ils n'ont pas été confondus; » puis il ajoute : « mais moi; » il ne dit pas : et moi ; il dit : « Mais moi. » Qu'est-il donc, celui qui se distingue de la sorte? « Mais moi, je suis un ver, dit-il, et non pas un homme; » non pas un homme semblable à ceux que vous avez exaucés et délivrés, pour marquer le genre de félicité qui appartenait à l'ancienne alliance et qui devait être le partage du vieil homme, lequel a commencé avec Adam : « Mais moi, je suis un ver; » c'est-à-dire je suis le fils de l'homme, et non pas un homme comme Adam, qui ne fut pas fils de l'homme.

24. Voilà pourquoi on lit ensuite : « Je suis l'opprobre des hommes et le mépris du peuple. Tous ceux qui me regardaient m'insultaient; l'injure est partie de leurs lèvres , ils ont hoché la tête. Il a espéré en Dieu; que Dieu le délivre, qu'il le sauve, s'il l'aime. » Voilà ce que les juifs ont dit, non pas seulement de coeur, mais de bouche; ils se moquaient du Christ que Dieu ne délivrait pas, et ne croyaient pas ce qui devait arriver. Cette délivrance s'est accomplie, non pas comme ils se l'imaginaient, mais de la façon qui convenait au Fils de l'Homme, dans lequel devait se manifester l'espérance de l'éternelle vie appartenant à la nouvelle alliance; et voyant qu'elle n'arrivait pas , ils insultaient au Christ comme à un vaincu, parce qu'ils appartenaient à l'ancienne alliance et à l'homme en qui tous meurent, et non point au Fils de l'Homme en qui tous seront vivifiés. Car l'homme s'est donné la mort, à lui et au Fils de l'Homme; mais le Fils de l'Homme, opprobre des hommes et mépris du peuple jusqu'à la mort, a donné la vie à l'homme en mourant et en ressuscitant. Il a voulu souffrir en présence de ses ennemis pour qu'ils le regardassent comme abandonné, et par là il laissait éclater la grâce de la nouvelle alliance qui devait nous apprendre à chercher une autre félicité : nous l'avons maintenant en espérance, mais plus tard nous l'aurons dans la claire vision. « Tant que nous sommes dans le corps, dit l'Apôtre, nous voyageons loin du Seigneur; nous marchons avec la foi et non dans la claire vision (1). » C'est donc maintenant l'espérance, alors ce sera la réalité.

25. Enfin le Christ n'a pas voulu montrer à des étrangers, mais aux siens, sa résurrection qui ne devait pas tarder longtemps comme la nôtre , afin que son exemple devint le fondement de notre espérance : quand je parle d'étrangers, je n'ai pas en vue la nature, mais le vice qui est toujours contre la nature. Le Christ est donc mort en présence des hommes, mais il est ressuscité en présence des enfants des hommes ; parce que la mort appartient à l'homme et la résurrection au Fils de l'Homme: comme tous meurent en Adam, tous seront vivifiés dans le Christ. Afin d'exciter ses fidèles à mépriser la félicité temporelle pour celle qui est éternelle, il a subi, les persécutions et les cruautés et s'est livré aux mains de ceux qui se moquaient orgueilleusement de lui comme d'un vaincu. En tirant son corps du tombeau, en le faisant voir et toucher à ses disciples, en l'élevant au ciel devant eux, il les a édifiés et leur a donné la preuve évidente de ce qu'ils devaient attendre et annoncer. Mais, quant à ceux qui lui avaient fait souffrir tant de maux jusqu'à la mort et qui se vantaient d'avoir triomphé de sa faiblesse, le Sauveur les a laissés dans cette opinion, afin que quiconque parmi eux voudrait obtenir le salut éternel, crût à sa résurrection sur le témoignage de ses disciples : les disciples avaient vu leur Maître ressuscité, ils annonçaient le prodige en le confirmant par des miracles, et, en témoignage de la vérité, ils ne craignirent pas de souffrir les mêmes tourments que le Christ lui-même.

 

1. II Cor. V, 6, 7.

 

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26. C'est pourquoi Jacques, un des apôtres du Sauveur , exhortant dans son épître les fidèles qui étaient encore retenus en cette vie après la passion et la résurrection du Christ; distinguait l'ancienne et la nouvelle alliance et disait : « Vous avez entendu parler de la patience de Job, et vous avez vu la fin du Seigneur (1). » Il ne voulait pas que la patience des fidèles à supporter les maux du temps fût uniquement inspirée par l'espérance de recouvrer ce que recouvra Job (2). Car Job fut guéri de sa plaie et de sa pourriture, et Dieu lui rendit le double de tout ce qu'il avait perdit. Ici est encouragée la foi de la résurrection Dieu rendit à Job, non pas le double de ses enfants, mais autant qu'il en avait perdus, et la signification des nouveaux-nés était la résurrection future de ceux de ses enfants qu'il avait vu mourir : en joignant les nouveaux-nés à ceux que la résurrection devait lui rendre, Job retrouvait le double, même dans ses enfants. Pour nous empêcher donc d'aspirer à de telles récompenses au milieu des maux du temps, saint Jacques ne dit pas : Vous avez entendu parler de la patience et de la fin de Job, mais : « Vous avez- entendu parler de la patience de Job et vous avez vu la fin du Seigneur. » C'est comme s'il avait dit : Supportez les maux du temps comme Job; mais, pour prix de cette patience, n'espérez pas les biens temporels qui furent rendus à Job avec surcroît; espérez plutôt les biens éternels qui ont devancé tous les autres dans le Seigneur. Job était donc de ces pères qui crièrent vers le Seigneur et furent sauvés. Quand le Christ dit

« Mais moi, » il montre assez quel genre de salut il a voulu leur accorder; c'est dans ce genre de salut qu'il a été lui-même abandonné. Ce n'est pas que ces pères soient demeurés étrangers au salut éternel, mais ce salut était un bien caché qui devait se révéler dans le Christ. Il y a en effet dans l'ancienne alliance un voile que le passage au Christ fera disparaître; ainsi, à l'heure de son crucifiement, le voile du temple se déchira (3) pour figurer ce qu'a dit l'Apôtre sur le voile de l'ancienne alliance « qui est ôté dans le Christ (4). »

27. Car il y eut parmi ces pères des exemples, rares il est vrai, mais des exemples de patience jusqu'à la mort, depuis le sang d'Abel jusqu'au sang de Zacharie (3); et le Seigneur

 

1. Jacq. V, 11. — 2. Job. XLII, 10. — 3. Matth. XXVII , 51. — 4. II Cor. III, 14. — 5. Luc. XI, 51.

 

 

Jésus dit de leur sang qu'il sera redemandé à ceux qui auront persisté dans l'iniquité de leurs pères coupables de ces meurtres. Il s'est rencontré et il se rencontre encore dans la nouvelle alliance des fidèles en grand nombre qui sont riches même des biens temporels; ils éprouvent en cela la bonté et la miséricorde de Dieu, observant toutefois à cet égard les prescriptions de l'Apôtre qui a été dispensateur de la nouvelle alliance : « Ne pas s'enorgueillir, ne pas mettre sa confiance dans les richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant qui nous donne tout en abondance pour en jouir; il faut que les riches soient bienfaisants, qu'ils soient riches en bonnes oeuvres , qu'ils donnent aisément, qu'ils fassent part de leurs biens, qu'ils se préparent un trésor qui soit un bon fondement pour l'avenir, afin d'obtenir la véritable vie (1) : » une vie comme celle qui s'est manifestée non-seulement dans l'esprit, mais dans la chair du Christ après sa résurrection, et non pas une vie comme celle que les juifs lui arrachèrent lorsque, Dieu le laissant en leur pouvoir, il parut abandonné et qu'il s'écria : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné? » Par là il représentait ses martyrs ; ceux-ci n'auraient pas voulu mourir selon ces paroles adressées à Pierre, quand il lui fut annoncé par quelle mort il glorifierait Dieu : « Un autre vous ceindra et vous conduira où vous ne voudrez pas aller (2); » et à cause de cela ils semblaient, pour un temps, abandonnés de leur Dieu puisqu'il ne voulait pas leur accorder ce qu'ils demandaient; ils avaient aussi au fond de leur âme le sentiment de piété qu'exprima le Seigneur aux approches de sa passion, représentant les martyrs dans sa divine personne : « Mais, ô mon Père ! que votre volonté soit faite et non pas la mienne (3). »

28. Qui donc, si ce n'est notre chef lui-même, a dû nous montrer le premier pour quelle vie nous sommes chrétiens? Aussi Jésus ne dit pas : Mon Dieu, mon Dieu, vous m'avez abandonné ; mais il nous avertit d'en chercher la raison lorsqu'il ajoute : « Pourquoi m'avez-vous abandonné? c'est-à-dire : à cause de quoi? pour quel motif? Assurément il y avait quelque motif, et un motif assez grand, pour que Noé fût sauvé du déluge, Loth du feu du ciel, Isaac du glaive suspendu,

 

1. I Tim. VI, 17, 19. — 2. Jean, XXI, 18. — 3. Matth. XXVI, 39.

 

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Joseph des accusations d'une femme et de la prison, Moïse des Egyptiens, Raab de la ruine d'une ville, Suzanne ;de faux témoins, Daniel des lions, les trois hommes des flammes; il y a eu également un motif pour que d'autres pères qui ont crié vers Dieu aient été sauvés, et que Dieu n'ait pas délivré le Christ des mains des Juifs et qu'il l'ait laissé jusqu'à la mort au pouvoir de ses ennemis. Pourquoi cela? pourquoi ces desseins de Dieu si ce n'est à cause de cette parole du même psaume : « Que cela ne me soit pas imputé à folie, » c'est-à-dire à mon corps, à mon Eglise, aux moindres de ceux qui m'appartiennent? Car il est dit dans l'Evangile : « Quand vous l'avez fait pour l'un de mes plus petits, vous l'avez fait pour moi (1). » Il a donc été dit : « Que cela ne me soit pas imputé à folie, » comme il a été dit « Vous l'avez fait pour moi; » et ces mots . « Pourquoi m'avez-vous abandonné? » ont le même sens que ceux-ci : « Qui vous reçoit me reçoit, qui vous méprise me méprise (2). » Ce n'est donc pas pour que cela nous soit imputé à folie, mais pour nous apprendre que nous ne devons pas être chrétiens en vue de cette vie où parfois Dieu nous abandonne jusqu'à la mort aux mains de nos ennemis, mais en vue de la vie éternelle : voilà ce que nous enseigne l'exemple de Celui dont le nom est devenu le nôtre.

29. Ainsi est-il arrivé; et pourtant beaucoup de gens ne veulent être chrétiens que pour jouir de la félicité de cette vie, et quand cette félicité leur manque, ils cessent de l'être. Que serait-ce donc si un si grand exemple ne nous avait été donné dans la personne de notre chef, pour nous apprendre à mépriser les choses de la terre en vue des choses du ciel et à tenir nos regards attachés, non pas sur les choses visibles, mais sur les invisibles? Car ce qui se voit est temporel, mais ce qui ne se voit pas est éternel (3). C'est nous que le Christ a daigné représenter par ce langage. Comment, en ce qui le touche, aurait-il voulu être délivré de cette heure de mort, puisque c'est pour elle qu'il était venu (4)? Et comment aurait-il pu parler comme un homme à qui arrive le contraire de ce qu'il veut, lui qui avait le pouvoir de quitter la vie et de la reprendre , lui à qui personne ne l'ôtait, mais qui la quittait et la reprenait, comme il l'a dit dans l'Evangile (5)? Certainement

 

1. Matth. XXV, 40. — 2. Luc, X,16. — 3. II Cor. IV, 18. — 4. Jean, XII. — 5. Ibid. X, 18.

 

c'est nous qui lui étions présents quand le Christ prononçait ces paroles, et le chef parlait pour son corps : il y avait une unité de langage là où il y avait parfaite union.

30. Faites attention, dans la suite du psaume, à cette prière: « Parce que vous m'avez tiré des entrailles de ma mère, vous avez été mon espérance depuis que j'ai commencé à sucer ses mamelles. Dès son sein je me suis jeté entre vos mains; vous êtes mon Dieu depuis que j'ai quitté les entrailles de ma mère (1). » C'est comme s'il avait dit : Vous m'avez fait passer d'une chose à une autre pour que vous soyez mon bien, au lieu des biens terrestres de cette mortalité que j'ai prise dans le sein de ma mère, dont j'ai sucé les mamelles. Car c'est là l'état du vieil homme d'où vous m'avez tiré; et ces biens de la naissance charnelle ce sont les biens d'où je me suis détourné pour mettre en vous seul mon espérance. Et « dès son sein, » c'est-à-dire depuis que j'ai commencé à jouir de ces biens dans le sein de ma mère, « je me suis jeté entre vos mains, » c'est-à-dire en passant à vous, en me donnant tout à vous. C'est,pour cela que « depuis que j'ai quitté les entrailles de ma mère, » c'est-à-dire depuis que j'ai connu les biens de cette mortelle vie que j'ai prise dans le sein maternel, « vous êtes « mon Dieu, » afin que ce soit vous qui soyez mon bien. Cette manière de parler est comme celle-ci par exemple : De la terre je suis venu habiter le ciel, c'est-à-dire j'ai passé de là ici: et c'est ainsi que nous avons été transformés en Jésus-Christ, nous qui changeons de vie par la grâce de la nouvelle alliance, en passant de la vie du vieil homme à celle du nouveau. C'est ce que le Christ a montré par le mystère de sa passion et de sa résurrection, en changeant sa chair mortelle en corps immortel, et non en faisant passer sa vie à un état nouveau; n'ayant jamais été impie, elle n'a pu aller de l'impiété à la piété.

31. Il est pourtant des commentateurs qui ont rapporté à notre chef lui-même ces paroles: « Vous êtes mon Dieu depuis que j'ai été tiré « du sein de ma mère, » parce que le Père est son Dieu en tant qu'il est homme sous la forme d'un serviteur et non pas en tant qu'il est égal au Père dans la forme de Dieu (2). En disant « Vous êtes mon Dieu depuis que j'ai été tiré du sein de ma mère, » c'est donc comme si

 

1. Ps. XXI, 10, II.

2. Saint Ambroise, livre Ier, sur la Foi, chap. VI.

 

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le Sauveur disait : Depuis que j'ai été fait homme, vous êtes mon Dieu. Mais que signifient ces mots : « Vous m'avez tiré des entrailles de ma mère », si on les entend de Jésus né d'une vierge? Est-ce que Dieu ne tire pas les autres hommes du sein de leur mère, lui dont la Providence comprend tout ce qui naît? A-t-il voulu marquer le miraculeux enfantement d'une vierge, et annoncer que Dieu lui-même a fait ce prodige pour que personne ne refuse d'y croire? Qu'est-ce donc aussi que ce passage : « Vous êtes mon espérance depuis que j'ai commencé à sucer les mamelles de ma mère? » Comment l'appliquer encore au chef même de l'Eglise ? Est-ce que son espérance en Dieu date du jour où il a sucé les mamelles de sa mère et n'a pas commencé auparavant? Car il ne faut pas entendre ici une autre espérance que celle d'être ressuscité d'entre les morts, puisque tout ceci est dit par rapport à l'incarnation. Ou bien, comme la fécondité des mamelles des femmes se prépare, dit-on, dès le moment de la conception, peut-être que ces mots : « depuis la mamelle » équivalent à ceci : Depuis que j'ai pris une chair pour laquelle j'espérais l'immortalité; de sorte que le Christ n'avait rien à espérer lorsqu'il était dans la forme de Dieu, où nul changement en mieux n'est possible; et que son espérance datait de la première heure où il avait pris une chair, laquelle devait passer de la mort à l'immortalité.

32. Mais ces paroles : « Je me suis jeté entre vos mains dès le sein de ma mère, » j'ignore comment on peut les appliquer à notre chef. Est-ce que, même dans le sein maternel, il n'était pas en ce Dieu dans lequel nous avons la vie, le mouvement et l'être'? Est-ce que l'âme raisonnable de cet enfant n'aurait commencé à espérer en Dieu, que depuis sa naissance? Faut-il croire par hasard qu'une âme raisonnable ne lui a été donnée qu'après être sorti du sein de sa mère, et que cette âme lui manquait avant qu'il eût vu le jour, et comme cette âme, que le corps ne devait recevoir qu'après la naissance, était unie à Dieu, faut-il croire que ce soit selon la chair que ces paroles aient été écrites : « Je me suis jeté entre vos mains, au sortir du sein de ma mère; » et que le sens soit celui-ci : j'ai reçu au sortir du sein de ma mère, l'âme qui vous était unie? Mais qui serait assez téméraire pour soutenir

 

1. Act. XVII, 28.

 

cette opinion, lorsque l'origine de l'âme est cachée en de telles profondeurs que mieux vaut la chercher toujours tant que nous sommes dans cette vie, que de jamais présumer l'avoir trouvée? Nous avons dit, au contraire, comment ces paroles pouvaient être entendues de notre nature transformée en celle du Christ. S'il arrive que quelqu'un ait pu ou puisse découvrir quelque chose de meilleur, nous ne méconnaissons aucun génie et nous ne portons envie à aucune doctrine.

33. Ces mots : « Pourquoi m'avez-vous abandonné ? » voyez comme ils s'éclairent de ces autres paroles: « Ne vous éloignez pas de moi, parce que l'affliction est proche ! » Comment Dieu a-t-il délaissé le Christ qui lui dit : Ne vous éloignez pas de moi ? si ce n'est parce qu'il a abandonné la félicité passagère de la vie du, vieil homme; et le Christ prie Dieu de ne pas s'éloigner et de lui laisser l'espérance de l'éternelle vie. Mais pourquoi ces mots

« Mon affliction est proche? » La Passion du Sauveur n'était pas éloignée, et c'est au milieu de cette passion même qu'il prononce les paroles prophétiques de ce psaume; car il en doit prononcer encore ces mots clairement écrits dans l'Evangile : « Ils ont partagé entre eux mes vêtements, et ils ont tiré  ma robe au sort (1); » ce qui arriva tandis que le Sauveur était suspendu à la croix. Pourquoi donc «cette affliction qui est proche, » quand le Sauveur parle au milieu même de sa Passion? Ce qu'il faut comprendre, c'est que quand la chair est dans les douleurs et les peines, l'âme soutient un grand combat de patience où elle a besoin de travailler et de prier pour ne pas succomber. Rien n'est plus près de l'âme que sa chair; aussi tout grand et parfait contempteur de ce monde ne souffre pas lorsqu'il ne souffre pas dans sa chair. Il a sa raison qui veille, lorsqu'il perd des biens extérieurs qui sont si loin du coeur d'un sage sans passion; il ne se met. pas en peine de ce qu'il souffre parce qu'il ne souffre rien. Mais quand il perd les principaux biens du corps, la santé et la vie, l'affliction menace les biens de l'âme, par lesquels il règne sur son propre corps. Y a-t-il une raison assez forte pour le préserver de la douleur si on le déchire ou si on lui brûle le corps? Telle est l'union du corps avec l'âme, que celle-ci souffre nécessairement quand l'autre souffre.

34. Telle fut aussi la marche que suivit le

 

1. Matth. XXVII, 35.

 

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démon quand il voulut nuire à ce grand homme qu'il avait demandé à tenter; il reçut d'abord la puissance sur ses biens extérieurs l'enlèvement et la perte de ces biens trouvèrent Job inébranlable; il disait : « Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté; il a été fait comme il a plu au Seigneur : que le nom du Seigneur soit béni (1) ». Le démon alors demanda de le tourmenter dans sa chair; son dessein dans ce combat était de lui enlever les biens les plus proches, les biens du corps. Si Job succombait après les avoir perdus, et tournait son cœur contre [lieu, il perdrait aussi les biens de l'âme, et c'était là que voulait en venir le tentateur; il s'en approchait davantage en épuisant sa rage contre le corps. Dans cette grande épreuve, où l'affliction était proche des biens de l'âme, Job, malgré le caractère prophétique de beaucoup de ses paroles, tint un langage différent de celui qu'il faisait entendre quand il ne s'agissait que de la perte des biens extérieurs : parmi ces biens ravis il ne comptait pas ses enfants, non perdus, mais envoyés en avant.

33. C'est donc l'âme du martyr, représenté par Jésus-Christ, qui crie, lorsque déjà elle commence à souffrir dans la chair. Elle dit à Dieu qui l'abandonne dans la terrestre félicité, mais avec qui elle demeure dans l'espérance de l'éternelle vie: « Ne vous éloignez pas de moi parce que mon affliction est proche: » ce n'est ni dans mon champ, ni dans mon or, ni dans mon troupeau, ni dans mes maisons et mes murailles, ni dans la perte de mes enfants; c'est dans ma chair, à laquelle je suis uni, à laquelle je suis lié; je ne puis pas ne pas sentir ce qu'elle sent; je suis serré d'aussi près que je puisse l'être pour que ma patience m'abandonne. « Ne vous éloignez pas de moi, parce que je n'ai personne qui vienne à mon secours: » ni ami, ni parent, ni louange humaine, ni souvenir d'un plaisir passé, ni rien de ce qui a coutume d'étayer, les croulantes félicités de la terre, ni même la vigueur humaine qui est en moi; car si vous vous éloignez, que devient la force de l'homme?. L'homme n'est quelque chose que parce que vous vous souvenez de lui.

36. « Des veaux m'ont entouré en grand nombre; » cela s'entend du bas peuple. « Des taureaux gras m'ont attaqué; » cela s'entend des orgueilleux et des riches, chefs du peuple.

 

1. Job. I, 21.

 

« Ils ont ouvert contre moi leur bouche, » « criant :  Crucifiez. le, crucifiez-le (1) ! » Ils étaient « comme un lion ravissant et rugissant; » car, après avoir saisi le Christ, ils l'ont entraîné chez le gouverneur, et ils ont rugi en demandant sa mort. « J'ai été répandu comme de l'eau: » comme pour faire tomber les persécuteurs qui se précipitaient sur moi. « Tous -nies os ont été dispersés: » que sont les os sinon les soutiens du corps? Or, le corps du Christ, c'est l'Eglise : et quels sont les soutiens de l'Eglise, sinon les apôtres qui, ailleurs, en sont appelés les colonnes s? Les apôtres se dispersèrent quand on conduisait leur Maître à la croix, après qu'il eut souffert et qu'il fut mort. « Mon cœur s'est fondu comme de la cire au milieu de mes entrailles.» Il est difficile de trouver comment ceci petit se rapporter à notre chef, qui a été le Sauveur de son propre corps. II faut un bien grand effroi pour que le cœur de l'homme se fonde comme de la cire: comment un sentiment pareil se serait-il rencontré en celui qui avait le pouvoir de quitter et de reprendre la vie? Mais, certainement, ou bien le Christ a représenté les infirmités des siens, soit de ceux qui ont peur de la mort, comme Pierre lui-même qui renia coup sur coup son Maître après des assurances si présomptueuses, soit de ceux qu'une tristesse salutaire accable, comme ce même Pierre quand il pleura amèrement; car la tristesse fait connue fondre le coeur; et c'est pourquoi on l'appelle, dit-on, lupe (3) en grec. Ou bien le Christ a voulu nous faire entendre ici quelque chose de mystérieux et de profond, et nous désigner sous le nom de son cœur ses divines Ecritures; c'est là qu'était caché ce qui s'est révélé, quand par sa passion, il a accompli les prophéties; son avènement, sa naissance, sa passion, sa résurrection, sa glorification sont comme autant de points de ses Ecritures qui ont eu leur solution; qui ne comprend ces choses dans les prophètes, lorsqu'elles sont entrées même dans l'esprit de la multitude charnelle? Peut-être le Christ la désigne-t-il par ses entrailles: il lui donne ainsi dans son corps, qui est l'Eglise, la place du ventre, à cause de la grossièreté de ses penchants. Ou bien si ce mot d'entrailles convient davantage aux personnes intérieures, on en conclura que l'intelligence des Ecritures appartient surtout à ceux qui sont les plus par

 

1. Luc, XXIII, 21. — 2. Gal. II, 9.

3. Lupe, viendrait-il de luein qui signifie résoudre, détruire?

 

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faits: le coeur du Christ, c'est-à-dire ses Ecritures, qui renferment ses desseins éternels, se fond comme de la cire au milieu d'eux, dans leurs pensées; il se fond en ce sens qu'il est ouvert, pénétré, développé par la ferveur de l'esprit.

37. « Ma force s'est affermie comme de la terre cuite au feu. » Le vase de terre est affermi par le feu; ainsi la force du corps du Christ n'est pas comme une paille que le feu consume, mais elle s'accroît par la souffrance comme le vase de terre s'endurcit dans le feu. L'Ecriture dit ailleurs : « La fournaise éprouve les vases du potier, et l'affliction éprouve les justes (1). » « Ma langue s'est attachée à mon palais. » Ce verset peut signifier le silence marqué par un autre prophète: « Il est demeuré sans voix comme l'agneau devant celui qui le tond (2). » Mais si nous entendons par la voix du Christ ceux dont il se sert pour annoncer son Evangile, nous dirons qu'ils s'attachent à son palais quand ils ne s'écartent pas de ses préceptes.

38. Ce qui suit : « Et vous m'avez conduit dans la poussière de la mort, » comment l'appliquer à notre chef, dont le corps ressuscité le troisième jour n'est pas tombé en poussière? Les apôtres, dans leur explication de ce passage d'un autre psaume : « Vous ne permettrez pas que votre Saint soit livré à la corruption (3), » ont reconnu que le corps du Sauveur, si promptement ressuscité, n'avait pas été corrompu (4). Le Christ dit également dans un autre psaume : «  A quoi servira l'effusion de mon sang, si je tombe dans la corruption? La poussière chaulera-t-elle vos louanges et publiera-t-elle votre vérité (5)?» Le Christ veut dire que si, une fois mort, il était devenu en poussière comme les autres, et si la résurrection de sa chair avait été différée jusqu'à la fin des temps, son sang aurait coulé sans profit : sa mort n'aurait servi à rien, et la vérité de Dieu qui avait annoncé sa prompte résurrection n'aurait pas été annoncée. Que veut-il donc dire de lui dans ce passage: « Et vous m'avez conduit dans la poussière de la mort? » Nous devons entendre ici son corps qui est l'Eglise: ceux qui, dans le sein de l'Eglise, sont morts ou meurent pour le nom du Christ, ne ressuscitent pas aussitôt que lui, mais ils sont conduits dans la poussière de la mort en attendant le temps de la résurrection

 

1. Ecclési. XXVII, 6. — 2. Isaïe, LIII, 7. —  3. Ps. XV, 10. — 4. Ps. XV, 10; Act. II, 24-32. — 5. Ps. XXIX, 11, 12.

 

 marqué par l'Evangile : « L'heure viendra où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix et se lèveront (1). » Peut-être aussi, dans la pensée du Christ, la poussière de la mort est une figure qui désigne les juifs eux-mêmes, aux mains desquels il a été livré; car il est écrit: « Il n'en est pas ainsi des impies; non, il n'en est pas ainsi; mais ils seront comme la poussière que le vent chasse sur la face de la terre (2). »

39. « Des chiens m'ont environné en grand nombre; une réunion de méchants m'a as« siégé. » Ceux qu'il a désignés sous le nom de poussière de la mort, le Christ les désigne peut-être ici sous la dénomination de chiens nombreux et de méchants rassemblés; il les appellerait des chiens parce. qu'ils aboient contre ceux qui ne leur font aucun mal et qu'ils n'ont pas coutume de voir. Mais ce qui suit est comme un récit même de l'Evangile; c'est le crucifiement du Sauveur: « Ils ont percé mes mains et mes pieds, ils ont compté tous mes os. Ils m'ont considéré et regardé.» En effet, ses pieds et ses mains ont été percés de clous, et quand son corps a été étendu sur la croix, on a en quelque sorte compté ses os. On l'a considéré et regardé pour savoir ce qui allait lui arriver, pour savoir si Elie viendrait le délivrer (3).

40. Le verset qui suit n'a pas besoin d'explication : « Ils ont partagé entre eux mes vêtements, et ont tiré ma robe au sort. » Les paroles qui viennent après sont une prière soit du chef, c'est-à-dire de l’homme médiateur, soit du corps, c'est-à-dire de l'Eglise, que le Christ appelle son unique. « Mais vous, Seigneur, dit-il, n'éloignez pas de moi votre secours. » Ceci appartient à sa propre chair, dont la résurrection n'a pas été renvoyée à des temps lointains comme la résurrection des autres morts. « Soyez attentif à ma défense, » de peur que les ennemis ne me fassent du mal; ils croient pouvoir quelque chose parce qu'ils frappent de mort une chair mortelle. Mais les ennemis ne font aucun mal si, avec la grâce de Dieu, ceux qu'ils frappent ne fléchissent pas et ne consentent point au mal. C'est ainsi qu'ailleurs il a été prophétisé que « la terre a été livrée aux mains des impies: » ce qui s'entend de la chair terrestre.

41. « Délivrez mon âme de la framée (4). » La

 

1. Jean, V, 28. — 2. Ps. I, 4. — 3. Matth. XXVI, 49.— 4 Quoique, dans notre langue, la framée désigne particulièrement l'arme des anciens Germains, nous ne trouvons pas d'autre mot pour traduire ici le mot du texte : Framea. Le mot épée ne convient point. Framea est une sorte d'épée. Ce n'est pas ce qu'on appelle une épée.

 

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framée est une épée; le Christ n'a pas péri par un fer semblable, mais par la croix; ce n'est pas une épée, mais une lance qui a ouvert son côté. La framée désigne donc ici métaphoriquement la langue des ennemis, comme il est dit dans un autre psaume: « Et leur langue est comme une épée tranchante (1). » La langue des méchants ayant triomphé en ce qui touche sa chair, le Christ prie que nul mal ne soit fait à son âme: « Délivrez mon âme de la  framée. » Si on l'applique à notre chef, cette prière est bien moins une supplication que la prédiction figurée d'une chose future. Ou bien le mot de framée est employé à cause des persécutions violentes que l'Eglise devait souffrir, car c'est surtout avec la framée qu'on a fait mourir les martyrs; le Christ prie donc pour leurs âmes, afin qu'ils ne craignent pas ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l'âme (2), et afin qu'ils ne consentent pas aux choses défendues. Peut-être encore appelle-t-il du nom de framée la langue des ennemis qui les ont persécutés, et veut que son âme, c'est-à-dire l'âme de son corps, l'âme de ses saints, en soit délivrée.

42. « Délivrez mon unique de la fureur du chien ; » il ne peut s'agir ici que de l'Eglise. Le Christ désigne le monde sous le nom de chien, parce qu'il aboie, sans autre raison que l'habitude, contre la vérité à laquelle il n'est pas accoutumé. Tel est le naturel des chiens qu'ils n'aboient pas contre les gens, bons ou mauvais, qu'ils ont coutume de voir; mais ils s'irritent contre les personnes qu'ils ne connaissent pas, même quand elles ne leur font aucun mal. « La fureur du chien » représente la puissance du monde. C'est aussi sous la figure d'un lion qu'a été représenté le monde dans son attaque future contre l'Eglise : « Sauvez-moi de la gueule du lion. » De là cette parole du livre des Proverbes : « Il n'y a pas de différence entre les menaces du roi et la colère du lion (3). » Cependant l'apôtre Pierre compare le démon au lion rugissant et cherchant tout autour qui il dévorera (4). Voulant montrer les superbes de ce monde comme les ennemis des humbles chrétiens, il ajoute : « Et délivrez ma faiblesse des cornes des licornes. » Les licornes représentent les orgueilleux qui détestent d'être mêlés avec le

 

1. Ps. LVI, 5. — 2. Matth. X, 28. — 3. Prov. XIX, 12. — 4. Pierre, V, 8.

 

reste des hommes : tout orgueilleux, autant qu'il est en lui, désire être seul à s'élever.

43. Voyez maintenant quel fruit le Christ a recueilli, soit pour n'avoir pas été écouté, mais délaissé en ce qui touche la félicité de la terre, et afin de nous apprendre ce que nous devons désirer par la grâce de la nouvelle alliance, soit pour avoir été exaucé quand il a demandé à Dieu de ne pas s'éloigner de lui, après lui avoir dit : « Pourquoi m'avez-vous abandonné ? » car il y aurait ici contradiction s'il ne fallait pas attacher à chacun de ces passages un sens différent. Ecoutez donc avec l'attention la plus forte, comprenez avec tout votre esprit la grande chose que je vais vous dire aussi bien que je le pourrai, ou plutôt autant que me l'inspirera celui qui nous exauce, en Jésus-Christ, en tant qu'il est homme médiateur entre Dieu et nous, et avec Jésus-Christ en tant qu'il est Dieu, égal à Dieu, et « assez puissant pour faire, selon les paroles de l'Apôtre; au delà de ce que nous demandons et comprenons (1); » voyez dans ce psaume la grâce de la nouvelle alliance; voyez quel est le fruit de cet abandon, de cette tribulation, de cette prière, quelles insinuations et quelles leçons éclatantes en découlent; voyez ce qui a été prophétisé bien avant que l’accomplissement en parût sous nos yeux : « Je raconterai votre nom à mes frères, dit le Christ, je vous chanterai au milieu de l'Eglise (2). » Les frères sont ceux dont il parle dans l'Evangile : « Allez, et dites à mes frères (3) » cette Eglise est celle que le Christ a appelée son unique, la seule catholique qui se répand et se multiplie sur toute la terre, qui croît et s'étend jusqu'aux nations les plus éloignées : de là ces paroles de l'Evangile : « Et cet Evangile sera  annoncé dans le monde entier pour servir de témoignage à toutes les nations, et ensuite la fin viendra (4). »

44. « Je chanterai : » C'est ce cantique nouveau dont il est dit dans un autre psaume: « Chantez au Seigneur un cantique nouveau, que toute la terre le lui chante (5). » Vous avez ici quel cantique doit être chanté et au milieu de quelle Eglise. C'est un cantique nouveau, et l'Eglise qui le chantera c'est toute la terre. Car il chante en nous lui-même, lui par la grâce de qui nous chantons. Comme dit l’Apôtre : « Est-ce que vous voulez éprouver la

 

1. Ephés. III, 20. — 2. Ps. XXI, 23. — 3. Jean, XX, 17. — 4. Matth. XXIV, 14. — 2. Ps. XCV, 1.

 

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puissance du Christ qui parle en moi (1) ? » Le milieu de l'Eglise s'entend de l'éclat et du retentissement, parce que plus les choses se font ouvertement, plus on dit qu'elles se font au milieu du monde : ce milieu peut s'entendre aussi des personnes intérieures de l'Eglise, parce que l'intérieur c'est le milieu. Car tout homme qui a des chants sur les lèvres ne chante pas « le cantique nouveau, » mais celui-là seul qui le chante comme le dit l'Apôtre : « Chantant et psalmodiant du fond de vos cœurs à la gloire du Seigneur. (2) » Elle est intérieure cette joie qui fait chanter et retentir dans le coeur les louanges de Dieu; cette voix de la louange célèbre le Dieu qu'il faut aimer pour lui-même de tout cœur, de toute âme, de tout esprit, et qui embrasé celui qui l'aime par la grâce de son Saint-Esprit; car qu'est-ce que c'est que le cantique nouveau, sinon la louange de Dieu ?

45. La suite du psaume nous le montre avec plus d'évidence. Après avoir dit : « Je raconterai votre nom à mes frères, parce que personne n'a jamais vu Dieu et que c'est le Fils unique qui est dans le sein du Père qui nous l'annonce lui-même (3), et après avoir ajouté

« Je vous chanterai au milieu de l'Eglise, » le Christ nous fait voir aussitôt comment il chante, c'est-à-dire il nous apprend qu'il chante en nous à mesure que nous avançons dans la connaissance de ce nom qu'il a raconté à ses frères, et qu'il chante en. nous les louanges de Dieu : « O vous qui          craignez le Seigneur,     dit-il, louez-le ! » Mais qui loue avec vérité, si ce n'est celui qui aime avec sincérité? C'est donc comme si le Christ avait dit : Vous qui craignez le Seigneur, aimez-le. En effet, «le Seigneur a dit à l'homme : voilà que la piété est la sagesse (4). » Or la piété c'est le culte de Dieu, et l'on n'adore Dieu qu'eu l'aimant. La souveraine et vraie sagesse est donc dans ce premier précepte : «,Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, et de toute votre âme (5); » c'est pourquoi la sagesse est l'amour de Dieu. Cet amour n'est répandu dans nos coeurs que par le Saint-Esprit qui nous a été donné (6). Or la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse (7), et on ne craint plus quand on aime; car la parfaite charité chasse la crainte (8). Ainsi donc la crainte qui

 

1. II Cor. XIII, 3. — 2. Ephés. V, 19. — 3. Jean. I, 18. — 4. Job. XXVIII, 28, selon les Septante. — 5. Matth. XXII, 37. — 6. Rom. V, 5. — 7. Ps, CX, 18. — 8. Jean, IV, 18.

 

nous est d'abord inspirée détruit l'habitude des oeuvres mauvaises et réserve la place à l'amour : elle s'en va quand l'amour arrive pour s'établir en maître dans le coeur de l'homme.

46. Donc, « ô vous qui craignez le Seigneur, louez-le ! » adorez Dieu, non pas d'un culte servile, mais d'un culte libre; apprenez à aimer celui que vous craignez, et vous pourrez louer l'objet de votre saint amour. Les hommes de l'ancienne alliance, craignant Dieu à cause de la lettre qui épouvante et qui tue, et n'ayant pas encore. l'Esprit qui vivifie (1), couraient au temple pour offrir des sacrifices; le sang qu'ils répandaient était une figure de celui par lequel nous avons été rachetés, mais ils l'ignoraient lorsqu'ils immolaient des victimes. Maintenant que nous sommes dans la grâce de la nouvelle alliance, « ô vous qui craignez le Seigneur, louez-le ! » Lui-même dans un autre psaume, annonçant d'autres sacrifices à la place de ceux qui étaient offerts comme une figure de l'avenir, il a dit : « Je ne recevrai plus de taureaux de votre main, ni de boucs de vos troupeaux. » Et peu après, afin de montrer le sacrifice de la nouvelle alliance, après la cessation de ces premiers sacrifices, « immolez à Dieu, dit-il, le sacrifice de louange, et rendez vos voeux au Très-Haut. » Et à la fin du même psaume : « Le sacrifice de louange me glorifiera; là est la voie par laquelle je montrerai à l'homme mon salut (2). » Le salut de Dieu c'est le Christ, que le vieillard Siméon reconnut en esprit quand le Sauveur était encore enfant; il le prit entre ses bras, et dit . « Maintenant, Seigneur, vous laisserez mourir en paix votre serviteur, selon votre parole, parce que mes yeux ont vu votre salut (3). »

47. Donc, « ô vous qui craignez le Seigneur, louez-le! que toute la race de Jacob le glorifie. » Ce n'est pas sans motif que le Christ ne s'est pas contenté de dire : « la race de Jacob; » et qu'il a ajouté : « toute la race;» il craignait qu'on n'appliquât ces paroles qu'à ceux d'entre les juifs qui devaient croire. Car la race de Jacob est la même que celle d'Abraham; or ce n'est pas seulement aux juifs fidèles, mais à tous ceux qui croient en Jésus-Christ que l'Apôtre adresse ces mots : « Vous êtes la race d'Abraham, héritiers selon la promesse (4).» Car le même Apôtre nous a fait voir une figure

 

1. II Cor. III, 6. — 2. Ps. XCIX, 9, 14, 23. — 3. Luc, 29, 30. — 4. Gal, III, 29.

 

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de la nouvelle alliance dans ce passage de l'Ecriture : « C'est en Isaac que sera ta postérité (1); » et non en Ismaël, le fils de la servante. Ecrivant aux Galates, il montre une figure allégorique des deux alliances dans les deux fils d'Abraham, l'un esclave, l'autre libre, et dans les deux femmes, l'une esclave, l'autre qui ne l'était pas (2). Aussi dit-il ailleurs : « Ce et ne sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu; ce sont les enfants de la promesse qui sont réputés de la race d'Abraham. Car la parole de la promesse est celle-ci : Je viendrai à ce temps-là, et Sara aura un fils (3). »

48. Ce serait trop long d'expliquer en détail pourquoi les enfants de la promesse, appartenant à Isaac, appartiennent à la grâce de la nouvelle alliance. J'en dirai cependant un mot; vous en retirerez d'autant plus de fruit que vous le méditerez avec plus de piété. Dieu ne promet pas tout ce qu'il prédit; car, dans sa prescience universelle, il prédit ce, qu'il ne fait pas lui-même. Il prédit donc les péchés des hommes qu'il- peut prévoir et qu'il ne fait pas. Mais il promet ce qu'il doit faire lui-même; le bien s'entend, pas le mal. Car, qui promet le mal? Quant au mal que Dieu réserve aux méchants, ce ne sont pas des péchés, mais des châtiments qui sont promis; et toutefois, c'est bien plus une menace qu'une promesse. Dieu donne et prévoit tout; il prédit les péchés, il menace des supplices, il promet les bienfaits

les enfants de la promesse sont donc les enfants du bienfait. C'est la grâce qui se donne gratuitement, non point en considération de notre mérite, mais par pure bonté. C'est pourquoi nous en rendons grâces au Seigneur notre Dieu; c'est le grand mystère du sacrifice de la nouvelle alliance. Où, quand et comment est-il offert? c'est ce que vous apprendrez lorsque vous serez baptisé (4).

49. On lit ensuite : « Que toute la race d'Israël le craigne.» Ce n'est pas un petit mystère que les deux noms de Jacob et d'Israël donnés à un même homme ; mais tout ne peut pas être dit dans un seul livre; celui-ci est déjà avancé, et nous n'avons pas touché encore aux trois autres questions : les ténèbres extérieures, la

 

1. Rom. IX, 7. — 2. Gal. IV, 22-24. — 3. Rom. IX, 8 ; Gen. XVIII, 10. — Nous citons le texte de ce passage parce qu'il est une précieuse et évidente désignation du saint sacrifice de la messe. — « Quod est a magnum sacramentum in sacrificio Novi Testamenti. quod ubi, et quando, et quomodo offeratur, cum fueris baptizatus, invenies. » Le sacrement de l'Eucharistie restait caché aux cathécumènes.

 

 

largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur dont parle l'Apôtre; et les dix vierges de la parabole évangélique. Ce que le Christ la nommé plus haut toute la race de Jacob, » il l'appelle maintenant : « toute la race d'Israël. » Mais pourquoi ci-dessus l'invite-t-il à glorifier le Seigneur, et ici l'invite-t-il à le craindre? La glorification se rapporte à la louange, dont il avait dit : « Vous qui craignez le Seigneur, louez-le; » et je me suis déjà longuement arrêté sur ce passage. Là est l'amour ou la charité de Dieu, qui, dans sa perfection, chasse la crainte. Pourquoi de nouveau : « Que toute la race d'Israël le craigne? » « Car vous n'avez pas reçu, dit l'Apôtre, un esprit de servitude qui vous fasse retomber dans la crainte (1). » Mais le même Apôtre recommande la crainte à l'olivier sauvage enté sur l'olivier franc, c'est-à-dire aux nations qui ont été ajoutées à la descendance d'Abraham, d'Isaac et de Jacob pour qu'elles deviennent elles-mêmes Israël, c'est-à-dire pour qu'elles appartiennent à la race d'Abraham (2).

50. Cette greffe de l'olivier sauvage, à la place des branches naturelles retranchées pour leur infidèle orgueil, le Seigneur l'a aussi prédite dans l'Evangile; à l'occasion du centurion qui était gentil et qui crut en lui : « En vérité, je vous le dis, je n'ai pas trouvé autant de foi en Israël; » et il ajouta: «C'est pourquoi je vous dis qu'il en viendra beaucoup d'Orient et d'Occident, et ils seront assis avec Abraham, Isaac et Jacob dans le royaume des cieux mais les enfants du royaume iront dans les ténèbres extérieures; c'est là qu'il y aura pleurs et grincements de dents. » Le Seigneur fait entendre que l'olivier sauvage sera enté à cause de sou humilité, car le centurion lui avait dit : « Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison; mais dites seulement une parole, et mon serviteur sera guéri (3) ; » et que les branches naturelles seront retranchées à cause de leur orgueil, c'est-à-dire parce qu'ignorant la justice de Dieu et voulant établir leur propre justice, ils ne se sont pas soumis à la justice de bien (4). Car de ces hommes enflés d'un vain orgueil, il a été dit qu'ils iront dans les ténèbres extérieures : se vantant d'être de la race d'Abraham, ils n'ont pas voulu devenir les enfants d'Abraham pour être les enfants de la promesse. Ils n'ont pas reçu la foi de la nouvelle

 

1. Rom. VIII, 15. — 2. Rom. XI, 17. — 3. Matth. VIII, 8-12.

 

 

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alliance où éclate la justice de Dieu et ont voulu établir leur propre justice. Ce qui veut

dire que, confiants dans leurs mérites et dans leurs oeuvres, ils ont dédaigné d'être les enfants de la promesse, c'est-à-dire enfants de la grâce, enfants de la miséricorde; car celui qui se glorifie, doit se glorifier dans le Seigneur (1), croire en ce Dieu qui justifie l'impie, c'est-à-dire qui fait d'un impie un homme pieux afin que sa foi lui soit comptée pour justice (2), et qu'en lui s'accomplisse, non pas ce que réclamait son mérite, mais ce que la bonté du Seigneur a promis.

51. L'Apôtre ayant donc affaire à ceux qui, par la grâce, étaient entés sur l'olivier franc, s'exprime ainsi : « Tu dis : Les branches naturelles ont été brisées pour que je sois enté à leur place. C'est bien; elles ont été brisées à cause de leur incrédulité. Pour toi, demeure ferme par la foi ; garde-toi de t'élever, mais crains (3). » C'est un bienfait de Dieu, ton mérite n'y est pour rien; l'Apôtre le dit ailleurs : « C'est la grâce qui vous a sauvés par la foi; et ceci ne vient pas de vous, car c'est un don de Dieu, ni des oeuvres, de peur que nul ne s'en glorifie. Car nous sommes son ouvrage, créés en Jésus-Christ, pour les bonnes oeuvres que Dieu a préparées afin que nous y marchions (4). » D tas cette manière de comprendre la grâce se trouve la crainte dont il est dit : « Garde-toi de t'élever, mais crains. » Cette crainte est différente de la crainte servile que chasse la charité; l'une, c'est la peur de tomber dans les supplices réservés par la justice de Dieu, l'autre, c'est la peur de perdre la grâce de ses dons.

52. J'ai déjà cité ce que dit l'Apôtre aux fidèles qui appartiennent à la nouvelle alliance : « Vous n'avez pas reçu un esprit de servitude qui vous fasse retomber dans la crainte; mais vous avez reçu l'esprit de l'adoption des enfants, dans lequel nous crions : Père, père (5) : » c'est-à-dire afin que nous ayons la foi qui opère par l'amour (6), moins en craignant la peine qu'en aimant la justice. Cependant comme l'âme ne devient juste que par la participation à quelqu'un de meilleur qui « justifie l'impie » (car qu'a-t-elle qu'elle n'ait reçu?), elle ne doit pas s'attribuer ce qui est de Dieu et s'en glorifier comme si elle ne l'avait pas reçu (7). C'est pour cela qu'il lui

 

1. Rom. X, 3. — 2. I Cor. I, 31. — 3. Rom. XI, 19, 20. —               4. Ephés. II, 8, 9, 10. — 5.Rom. VIII, 15. — 6. Gal, V, 6. — 7. I Cor., IV, 7.

 

a été dit; « Garde-toi de t'élever, mais crains. » Et cette crainte est recommandée à ceux-là mêmes qui, vivant de la foi, sont les héritiers de la nouvelle alliance et appelés à la liberté. Car s'élever, c'est s'enorgueillir; ce qui résulte clairement de cet autre passage de l'Apôtre : « N'aspirez pas à ce qui est élevé, « mais consentez à ce qui est humble (1). » En disant : consentez à ce qui est humble, il indique clairement que par ceux qui s'élèvent il n'entend que les orgueilleux.

53. On ne craint donc plus dès qu'on aime, puisque la charité parfaite chasse la crainte; c'est cette crainte servile que la seule terreur des peines, et non l'amour de la justice, éloigne du mal ; la charité la chasse , car la charité n'aime pas le péché, dût-il rester impuni; ce n'est pas cette crainte qui fait appréhender à l'âme de perdre la grâce même par laquelle le péché lui déplaît, et qui ne veut pas que Dieu l'abandonne, lors même que nul supplice vengeur ne l'attendrait au bout. Cette crainte est chaste; la charité ne la rejette pas, elle la recherche, car il a été écrit; « La crainte du Seigneur est chaste, elle demeure dans tous les siècles (2). » Le Psalmiste ne dirait pas qu'elle demeure s'il n'en connaissait une autre qui ne demeure pas. Et c'est avec raison qu'il a dit qu'elle est chaste; car elle se mêle à l'amour par lequel s'unit à Dieu l'âme qui dit dans un autre psaume : « Vous avez perdu quiconque se souille en s'éloignant de vous; mais, pour moi, je trouve mon bien à m'attacher à Dieu (3). » L'épouse qui porte un coeur adultère, lors même que la crainte de son mari l'empêche de commettre le mal, devient criminelle par la volonté, quoiqu'elle ne le soit point par le fait. Tels ne sont pas les sentiments de la femme fidèle; elle craint son mari, mais chastement. L'une redoute l'arrivée d'un mari indigné, l'autre l'éloignement d'un mari offensé; car la présence de l'époux pèse à celle qui n'aime pas, mais l'absence pèse à celle qui aime. Que tous ceux de la race d'Israël craignent Dieu, mais de cette crainte chaste qui demeure dans tous les siècles. Qu'ils craignent celui qu'ils aiment, non point en se laissant aller à d'orgueilleux désirs, mais en pratiquant l'humilité; qu'ils opèrent leur salut avec crainte et tremblement. Car c'est

 

1. Rom. XII, 16.

2. Ps. XVIII, 10.

3. Ps. LXXII, 27, 28.

 

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Dieu qui opère en eux et le vouloir et le faire, selon sa bonne volonté':

54. Voilà la justice de Dieu, voilà ce que Dieu donne à l'homme, lorsqu'il justifie l'impie. Les juifs superbes, ignorant cette justice et voulant établir la leur propre, ne se sont pas soumis à la justice de Dieu (2); c'est à cause de cet orgueil qu'ils sont rejetés, afin que l'humble olivier sauvage soit enté à leur place. Et ceux-là iront dans les ténèbres plus extérieures, qui forment le sujet d'une de vos questions, pendant que beaucoup d'élus, venus d'Orient et d'Occident, seront placés dans le royaume des cieux avec Abraham, Isaac et Jacob (3). Ils sont dès à présent dans des ténèbres extérieures, où l'on peut espérer qu'ils s'amenderont; s'ils dédaignent le retour à la vérité, ils iront dans des ténèbres plus extérieures où il n'y a plus de place pour le repentir : « Parce que Dieu est la lumière et en lui il n'y a pas de ténèbres (4); » mais il est la lumière du coeur et non pas de nos yeux de chair; cette lumière n'est pas comme celle qui nous éclaire visiblement, quoiqu'on puisse lavoir aussi; mais d'une bien autre manière, d'une manière bien différente. Car de quels mots se servir pour expliquer quelle sorte de lumière est la charité? Comment s'en faire une idée avec toutes ces choses qui tiennent aux sens? Croirons-nous que la charité n'est peut-être pas une lumière? Ecoutez l'apôtre Jean; c'est lui qui a dit ce que j'ai cité tout à l'heure : « Parce que Dieu est la lumière, et en lui il n'y a pas de ténèbres (5) ; et il a dit encore : « Dieu est charité (6). » Si donc Dieu est lumière et si Dieu est charité, la charité est certainement cette lumière même, répandue dans les coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (7). Le même apôtre dit: « Celui qui hait son frère est encore dans les ténèbres (8). » Ce sont là les ténèbres dans lesquelles le diable et ses anges se sont précipités par leur extrême orgueil. Car la charité n'est pas jalouse et ne s'enfle pas s, elle est sans envie parce qu'elle est sans orgueil; dès que l'orgueil paraît, la jalousie le suit, car l'orgueil est le père de l'envie.

55. Le diable donc et ses anges, détournés de la lumière et du feu de la charité, et ayant grandement marché dans l'orgueil et l'envie, ont été comme engourdis dans une dureté de

 

1. Philip. II, 12, 13. — 2. Rom. X. 3. — 3. Matth, VIII, 12, 11. —  4. Jean, I, 5. — 5. Ibid. — 6. Ibid. IV, 8. — 7. Rom. V, 5. — 8. Jean, II, 11. — 9. I Cor. XIII, 4.

 

glace. C'est pourquoi ils sont représentés sous la figure de l'aquilon. Aussi quand le démon s'étendait sur le genre humain, la grâce du Sauveur était prophétisée dans le Cantique des Cantiques : « Lève-toi, aquilon, viens, vent du midi, souffle dans mon jardin, et les parfums s'exhaleront (1) ». Lève-toi, toi qui t'es précipité sur le monde, toi qui le tiens sous ton empire et qui pèses sur lui; lève-toi, pour que ceux dont tu opprimais les âmes soient soulagés de ton poids. « Et viens, vent du midi; » par là l'épouse invoque l'Esprit de grâce, qui souffle du côté du midi comme d'un point chaud et lumineux, afin que les parfums coulent. De là ces mots de l'Apôtre : « Nous sommes la bonne odeur du Christ en tout lieu (2). » Il est dit aussi dans un psaume : « Faites cesser, Seigneur, notre captivité, comme le vent du midi change en torrent les neiges amoncelées (3); » le démon, comme un vent du nord, retenait ces âmes captives; elles s'étaient refroidies dans l'iniquité et s'étaient gelées en quelque sorte. L'Evangile nous dit en effet : « Parce que l'iniquité abondera, la charité de plusieurs se refroidira (4). » Mais, au souffle du vent du midi, la glace se fond, les torrents coulent, c'est-à-dire que, les péchés étant remis, les peuples courent vers le Christ parla charité. Ailleurs encore il est écrit : « Vos péchés se fondront comme la glace en un jour doux et serein (5).»

56. La créature raisonnable, ange ou homme, a donc été ainsi faite, qu'elle ne peut pas être elle-même son propre bonheur; elle devient heureuse si, dans sa changeante nature, elle se tourne vers le bien qui rte change pas; si elle s'en éloigne, elle est misérable. Son vice, c'est de s'en éloigner; sa vertu, de se tourner vers lui. Notre nature n'est donc pas mauvaise en soi, parce que toute créature raisonnable a la vie de l'esprit; même quand elle est privée de ce bien dont la participation la rend heureuse, c'est-à-dire lors même qu'elle est vicieuse, elle reste meilleure que ce qu'il y a de plus admirable dans les corps, meilleure que la lumière qui se fait sentir aux yeux de la chair, parce qu'elle est elle-même un corps; mais la nature incorporelle est au-dessus de tout corps, quel qu'il puisse être; ce n'est point par sa masse, car la masse appartient aux corps seuls, mais par une certaine force qui la rend capable de

 

1. Cant. IV, 16. — 2. II Cor. II, 15. — 3. Ps. CXXV, 4. — 4. Matth. XXIV, 12. — 5. Ecclési. III, 17.

 

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monter à des hauteurs où ne sauraient jamais parvenir toutes les images que l'âme tire des sens. Mais de même que les corps inférieurs, comme la terre, l'eau et même l'air, deviennent meilleurs en participant à un corps supérieur, c'est-à-dire lorsque la lumière les éclaire et que la chaleur les échauffe; ainsi les créatures incorporelles, douées de raison, deviennent meilleures en participant à leur Créateur, lorsqu'elles s'unissent à lui par une pure et sainte charité; si elles en sont complètement séparées, elles se couvrent de ténèbres et s'endurcissent en quelque sorte.

57. Les hommes infidèles sont donc ténèbres; ceux que la loi ramène à Dieu deviennent lumière par un certain rayonnement que la vérité leur apporte. Si par un heureux progrès ils passent de la foi à la claire vision, de façon a mériter de voir ce qu'ils croient, autant qu'un si grand bien puisse être vu, ils recevront une parfaite image de Dieu ; c'est à eux que l'Apôtre a dit : « Vous étiez autrefois ténèbres : vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur (1). » Le diable et ses anges sont des ténèbres plus extérieures que les hommes infidèles, car ils sont plus éloignés de l'amour de Dieu et plus avancés dans l'opiniâtreté de leur orgueil. Et comme le Christ, au dernier jugement, dira à ceux qu'il rejettera à sa gauche : « Allez dans le feu éternel qui a été préparé au diable et à ses anges (2); » ces malheureux, associés aux esprits malins et damnés avec eux, iront dans les ténèbres plus extérieures, c’est-à-dire qu'ils seront en communauté de châtiment avec le diable et ses anges. C'est le contraire de ce qui est dit au bon serviteur : « Entrez dans la joie de votre Seigneur (3) : » plus les ténèbres des damnés sont extérieures, plus est intérieure la lumière des élus. Il ne faudrait point, par de vaines imaginations, se représenter ces êtres comme dans des lieux

il n'appartient qu'à des corps d'occuper des espaces. Or , l'esprit de vie n'est pas un corps, ni l'âme raisonnable, encore moins Dieu, le créateur généreux et le juste ordonnateur de tout. Lorsqu'on dit que ces êtres s'approchent ou s'éloignent, entrent ou sortent, c'est par rapport aux volontés et aux affections.

58. Mais parce qu'un châtiment est réservé à ceux qui se plaisent dans les oeuvres mauvaises, c'est-à-dire dans les oeuvres de ténèbres, le Seigneur, après avoir parlé des ténèbres

 

1. Ephés. V, 8. — 2. Matth. XXV, 41. — 3. Ibid. 23.

 

plus extérieures, ajoute « que là il y aura pleur et grincement de dents. » Dès lors ceux qui sont devenus ténèbres par l'infidélité et l'injustice, ne peuvent plus croire follement qu'ils retrouveront leurs jouissances criminelles dans l'Éternelle damnation : c'est de leur pleine volonté qu'ils auront usé injustement des biens de cette vie; c'est malgré eux qu'ils souffriront justement après leur mort. On peut aussi entendre, par les « ténèbres plus extérieures, » les peines corporelles, car le corps est l'extérieur de l'âme ; les maux de l'âme qui l'éloignent de la lumière de la charité et lui font chercher son plaisir dans les péchés, sont alors les ténèbres extérieures; mais les maux que le corps souffrira éternellement sont « les ténèbres plus extérieures, » les seules qui soient redoutées par ceux que retient la crainte servile. Car s'ils pouvaient toujours se rouler et s'enfoncer impunément dans ces ténèbres extérieures du péché, assurément ils ne voudraient jamais se tourner vers Dieu pour s'éclairer de sa lumière et s'unir à lui par la charité, au sein de laquelle réside la crainte chaste dont la durée est éternelle. Cette crainte n'est pas un tourment pour l'âme; elle ne fait que l'attacher plus fortement à ce bien dont la perte serait sa chute.

59. « Que toute la race d'Israël le craigne. » Et voyez pourquoi : « Parce qu'il n'a pas méprisé, ni dédaigné la prière du pauvre. » Le Christ appelle pauvre celui qui est humble. De là vient cette autre parole : « Garde-toi de t'élever, mais crains. » Donc, que toute la race d'Israël le craigne, parce qu'il n'a pas méprisé la prière de celui qui ne s'enorgueillit pas, mais qui craint. Ce passage peut aussi s'appliquer à notre chef; parce que le Sauveur lui-même, quoiqu'il fût riche, s'est fait pauvre pour nous, afin de nous enrichir de sa pauvreté (1). Il s'est fait pauvre sous la forme de serviteur et c'est dans cet,abaissement qu'il a prié; car il s'est humilié sous cette forme et s'est rendu obéissant jusqu'à la mort (2). Voyez donc ce qu'il dit : « Parce qu'il n'a pas méprisé, ni dédaigné la prière du pauvre et « qu'il n'a pas détourné de moi sa face. » Mais que deviennent ces mots : « Pourquoi m'avez-vous abandonné; » si le Seigneur ne détourne pas sa face? Le sens vrai, c'est. que Dieu en nous abandonnant ne nous abandonne pas lorsqu'il ne nous exauce pas pour les biens

 

1. II Cor. VIII, 9. — 2. Philip. II, 8.

 

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temporels : par là il nous instruit, il nous fait comprendre le néant de ce qu'il nous enlève et la grandeur de ce qu'il nous offre. « Il n'a pas méprisé, ni dédaigné la prière du pauvre, ni détourné de moi sa face : et lorsque je criai vers lui, il m'a exaucé. » Dieu a donc fait ce qui lui a été demandé un peu auparavant, lorsque le Christ, dans sa prière, lui a dit : « Ne vous éloignez pas de moi. » Si Dieu l'a exaucé, il a accompli sa demande et ne s'est pas éloigné. Abandonné d'une manière, le Christ ne l'a pas été d'une autre, pour nous apprendre de quel genre d'abandon nous devons surtout désirer d'être préservés.

60. « Mes louanges monteront vers vous. » Quel mal peuvent donc me faire ceux qui m'insultent comme un vaincu, en voyant que vous m'avez abandonné dans les choses temporelles ? «Je confesserai votre gloire dans une grande assemblée : » elle ne sera pas comme la synagogue qui rit de la mort du délaissé, mais cette grande assemblée sera. L’Eglise répandue au milieu de toutes les nations, et qui croit à la résurrection de celui qu'elle sait bien n'avoir pas été abandonné. C'est là cette unique que le Christ demande de voir délivrée « de la fureur du chien ; » c'est d'elle qu'il a dit : « Je vous chanterai au milieu de l'Eglise. » Et maintenant : « Je confesserai votre gloire : » dans ceux qui vous béniront, car il parle par leur bouche. La confession ne s'entend pas seulement des péchés, mais aussi de la louange de Dieu ; le Sauveur l'a dit lui-même dans l'Evangile : « Je vous confesse, mon Père, Seigneur du ciel et de: la terre, parce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et que vous les avez révélées aux petits (1). » C'est pourquoi il continue : « Je vous rendrai mes voeux en présente de ceux qui vous craignent. Les pauvres mangeront et seront rassasiés; et ceux qui craignent le Seigneur le loueront. » Ceux-ci sont les petits, dont le Sauveur a dit : « Et vous avez révélé ces choses aux petits ; » ce sont ceux qui craignent Dieu, ce sont les pauvres, c'est-à-dire les humbles, dont le coeur ne s'élève pas; ils craignent de cette crainte chaste qui n'est pas la terreur des peines, mais la conservation de la grâce.

61. Le Christ veut nous faire entendre par « ses vœux » le Sacrifice de son corps, qui est le Sacrement des fidèles. Après avoir dit : « Je

 

1. Matth. XII, 25.

 

rendrai mes voeux devant ceux qui le craignent, » il ajoute aussitôt : « les pauvres mangeront et seront rassasiés. » Car ils seront rassasiés du pain qui est descendu du ciel; ils s'unissent au Christ, gardent sa paix et son amour et imitent son humilité; c'est pour cela qu'ils sont appelés « pauvres. » C'est surtout dans cette pauvreté et cette satiété que les apôtres ont jeté tant d'éclat. « Et ceux qui « cherchent le Seigneur le loueront ; » ils comprennent qu'ils ne sont pas rassasiés en considération de leurs mérites, mais par un pur effet de sa grâce. Ils le cherchent, parce qu'ils ne sont pas de ceux qui cherchent leurs intérêts au lieu des intérêts de Jésus-Christ (1). Enfin, si ceux qui le louent subissent des tribulations temporelles ou même la mort, « leurs coeurs vivront dans les siècles des siècles. » Cette vie du coeur est étrangère aux sens; elle se renferme dans le secret de la lumière intérieure, et n'est pas dans les ténèbres du dehors; elle est dans la fin de la loi, et non pas dans le commencement du péché. Car la fin de la loi c'est la charité d'un coeur pur, d'une bonne conscience, d'une foi non feinte (2); la charité qui n'est ni jalouse ni orgueilleuse (3), parce qu'elle ne s'élève pas, mais elle craint, et s’unit à Dieu par cette crainte chaste qui demeure dans tous les siècles. Mais le commencement de tout péché c'est l'orgueil, l'orgueil qui a précipité irrévocablement le démon à l'extérieur, et l'a porte à renverser l'homme par envie en lui inspirant un orgueil semblable au sien. C'est à cet homme qu'il est dit dans un endroit de l'Ecriture : « Pourquoi tant d'orgueil de la part de celui qui n'est que terre et cendre? Parce qu'il a jeté son âme dans sa propre vie (4). » C'est-à-dire qu'il a comme relégué son âme dans sa propre et privée personne, dans ce moi solitaire où se comptait tout orgueil.

62. Voilà pourquoi on dit de la charité, toujours plus occupée du bien commun que de son bien propre, qu'elle ne cherche pas ses intérêts (5). C'est de cette charité que les cœurs vivent dans tous les siècles, rassasiés pour ainsi dire du pain céleste; c'est d'elle que Celui qui rassasie éternellement les âmes a dit lui-même : « Si vous ne mangez pas ma chair et si vous ne buvez pas mon sang, vous n'aurez pas la vie en vous (6). » C'est donc avec raison

 

1. Philip. II, 21. — 2. I Tim. I, 5. — 3. I Cor. VIII, 4. — 4. Ecclés. X, 15. — 5. I Cor. XIII, 5. — 6. Jean, VI, 54.

 

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que les coeurs de ceux qui seront rassasiés vivront dans les siècles des siècles; car le Christ est la vie, il habite dans leurs coeurs, maintenant par la foi, plus tard par la claire vision. A présent ils voient en énigme et comme dans un miroir, mais alors ils verront face à face (1). Ici-bas la charité s'exerce dans de bonnes oeuvres d'amour, et cherche de tous côtés à secourir. c'est là sa largeur; elle supporte patiemment les adversités, et persévère dans la voie que lui a ouverte la vérité : c'est là sa longueur; elle fait tout cela pour obtenir la vie éternelle qui lui est promise en haut: c'est sa hauteur; elle existe par une certaine force secrète, cette charité en laquelle nous sommes comme « fondés et enracinés (2), » cette charité où on ne cherche pas à pénétrer les causes de la volonté de Dieu, dont la grâce nous sauve, non selon le mérite de nos oeuvres, mais selon sa miséricorde (3); car il nous a, de sa propre volonté, engendrés par la parole de la vérité (4), et cette volonté demeure dans le secret: c'est en présence de la profondeur de ce secret que l'Apôtre s'écrie, épouvanté: « O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! combien ses jugements sont insondables et ses voies incompréhensibles ! Car, qui a connu la pensée du Seigneur (5)? » Et voilà la profondeur. La hauteur désigne à la fois ce qui est élevé et ce qui est profond; lorsqu'on emploie ce mot dans le sens de l'élévation, il marque la sublimité; lorsqu'on l'emploie dans le sens de la profondeur, il marque la difficulté de pénétrer et de connaître. « Seigneur, que vos oeuvres sont belles! dit le Psalmiste, vos pensées sont infiniment profondes (6). » Et encore: « Vos jugements sont comme un impénétrable abîme (7). » Ici donc se présente le passage de l'Apôtre qui fait une de vos questions: «Pour cette raison, je fléchis les genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de qui toute paternité tire son nom dans les cieux et sur la terre, afin que, selon ales richesses de sa gloire, il vous fortifie puissamment par son Esprit; due le Christ habite dans l'homme intérieur par la foi qui anime vos coeurs, et qu'enracinés et fondés dans la charité vous puissiez comprendre avec tous les saints quelle est la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur, et connaître l'incomparable grandeur de la science

 

1. I Cor, XIII, 12. — 2. Ephés. III, 17. — 3. Tit. III, 5. — 4. Jacq. I, 18.— 5. Rom. XI, 33, 34. — 6 Ps. XCI, 6. — 7. Ps. XXXV, 7.

 

de la charité du Christ, et que vous soyez remplis selon toute la plénitude de Dieu (1). »

63. Faites bien attention à toutes ces paroles. « Pour cette raison, dit l'Apôtre, je fléchis les genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de qui toute paternité tire son nom dans les cieux et sur la terre. » Vous demandez quelle est cette raison ; l'Apôtre l'avait déjà donnée: « C'est pourquoi je demande que vous ne vous laissiez pas abattre à la vue de tout ce que je souffre pour vous. » Il leur souhaite donc de n'être pas affaiblis par les tribulations qu'il supportait pour eux, et à cause de cela il fléchissait les genoux devant le Père. Et pour leur montrer d'où peut leur venir, la grâce de ne pas tomber dans la faiblesse, il ajoute : « Afin que, selon les richesses de sa gloire, il vous fortifie puissamment par son Esprit. » Ce sont les richesses qui font dire à l'Apôtre : « O profondeur des richesses! » Là se cachent les causes qui nous font dire, à nous qui n'avons rien mérité: qu'avons-nous que nous ne l'ayons reçu? L'Apôtre poursuit ainsi: «Afin que le Christ habite dans l'homme intérieur par la foi qui anime vos coeurs. » C'est la vie des coeurs par laquelle nous vivons dans les siècles des siècles, depuis que la foi commence en nous jusqu'à la claire vision où tout s'achève. « Afin qu'enracinés et fondés dans la charité, vous puissiez comprendre avec tous les saints. » Ceci marque la communion d'une certaine république céleste et divine; les pauvres y sont rassasiés, parce qu'ils ne cherchent pas leurs intérêts, mais ceux de Jésus-Christ ; c'est-à-dire qu'ils ne poursuivent pas leur bien privé, mais le bien commun où s'accomplit le salut de tous; car l'Apôtre a dit de ce pain qui rassasie les pauvres: « Nous ne sommes tous ensemble qu'un seul. pain et un seul corps (2). » Que veut-il donc leur faire comprendre? C'est, je l'ai déjà dit, « la largeur» dans les bonnes oeuvres où la bonté est poussée jusqu'à aimer les ennemis; « la longueur, » pour que les maux soient patiemment supportés en faveur de cette largeur de charité; « la hauteur, » pour qu'on n'espère pas quelque chose de vain et de passager pour des oeuvres,auxquelles est réservée une récompense sublime et éternelle; quant à « la profondeur, » elle touche au mystère de la grâce gratuite, cachée dans les secrets de la volonté de Dieu. C'est là que nous sommes enracinés,

 

1. Éphés. III, 14-19. — 2. I Cor. X, 17.

 

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c'est là que nous sommes fondés: enracinés, parce que nous sommes un champ que Dieu cultive ; fondés, parce que nous sommes un édifice que Dieu bâtit. Car le même Apôtre, dans un autre endroit, dit bien que tout ceci ne vient pas de l'homme: «Vous êtes la culture de Dieu, vous êtes l'édification de Dieu (1). » Tout cela se fait lorsque, dans notre pèlerinage, la foi opère par l'amour. Mais dans le siècle futur la charité pleine et parfaite, délivrée de toute souffrance, n'aura plus à croire ce qu'elle ne voit pas ni à espérer ce qu'elle ne possède point: elle contemplera à jamais la beauté immuable de la vérité; sa tranquille occupation, son occupation sans fin sera de louer ce qu'elle aime et d'aimer ce qu'elle loue. C'est d'elle que l'Apôtre dit : « Connaître aussi l'incomparable science de la charité du Christ, afin que vous soyez remplis selon toute la plénitude de Dieu. »

64. La figure de la croix nous est montrée dans ce mystère. Le Christ est mort parce qu'il l'a voulu et comme il l'a voulu; ce n'est pas sans motif qu'il a choisi ce genre de supplice; c'est pour que la croix fût une image et un enseignement de cette largeur, de cette longueur, de cette hauteur et de cette profondeur. La largeur est représentée par le bois posé en travers à la partie supérieure; elle désigne les bonnes oeuvres, parce que c'est là que les mains sont étendues. La longueur est marquée par le bois que nous voyons s'étendre depuis cette partie transversale jusqu'à la terre; on y est debout en quelque façon, c'est-à-dire qu'on persiste et on persévère: c'est le caractère de la longanimité. La hauteur est marquée par le haut du bois qui surmonte la partie transversale, où se montre la tête dû crucifié: c'est l'attente sublime de ceux qui ont de saintes espérances. Enfin la portion du bois qui est plantée et ne se voit pas et qui forme comme un fond d'où tout s'élève, signifie la profondeur de la grâce gratuite: que de génies se sont usés à pénétrer ce mystère et ont mérité qu'on leur dise enfin : « O homme, qui es-tu, pour répondre à Dieu (2)? »

65. Les coeurs des pauvres rassasiés vivront donc dans les siècles des siècles; ces pauvres sont les humbles qui brûlent du feu de la charité et ne cherchent point leur bien propre, mais mettent leur joie dans la société des saints. Cela s'est accompli d'abord dans les

 

1. I Cor. III, 9. — 2. Rom. IX, 20.

 

Apôtres. Mais voyez dans ce qui suit tout ce qu'ils ont conquis de peuples, en louant Dieu, c'est-à-dire en annonçant la grâce de Dieu, car il a été dit : « Ceux qui cherchent le Seigneur le loueront. »

66. « Toutes les extrémités de la terre se souviendront du Seigneur et se convertiront à lui; et toutes les nations l'adoreront, parce que l'empire est au Seigneur, et il dominera  sur les nations. » Cet insulté, ce crucifié, ce délaissé acquiert cet empire; à la fin il le remettra à Dieu son Père; ce ne sera pas pour le perdre, mais ce que le Christ a semé dans la foi lorsqu'il est venu comme moins grand que son Père, il le conduira à cette claire vision où les élus reconnaîtront que le Sauveur, égal à son Père, ne s'est jamais éloigné de lui. « Tous les riches de la terre ont mangé et ont adoré. » Par ces riches de la terre nous devons entendre les orgueilleux, si nous avons eu raison d'entendre par les pauvres ces humbles dont il a été dit : « Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des cieux est à eux : » car ce sont eux qui sont doux, qui pleurent, qui ont faim et soif de la justice, qui sont. miséricordieux, purs de coeur, pacifiques, et qui souffrent persécution pour la justice : une béatitude est attachée à chacune de ces désignations (1). Par les riches de la terre il faut donc entendre les orgueilleux. Ce n'est pas inutilement que la distinction a été faite entre les pauvres, « qui mangeront et seront rassasiés,» et « tous les riches de la terre qui ont mangé et qui ont adoré; » car ceux-ci ont été conduits aussi à la table du Christ, ils reçoivent son corps et son sang, mais ils l'adorent seulement; ils ne sont pas rassasiés par le Christ, parce qu'ils ne l'imitent pas; ils mangent celui qui s'est fait pauvre et ne veulent pas être pauvres comme lui, oubliant que le Christ a souffert pour nous et nous a laissé son exemple à suivre (2). Ces riches méprisent l'abaissement où il s'est réduit, lorsqu'il s'est rendu obéissant jusqu'à la mort et à la mort de la croix, et refusent de souffrir à son exemple, par orgueil et non par grandeur, par faiblesse et non par force. Mais Dieu l'a ressuscité d'entre les morts et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom, pour qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse dans le ciel, sur la terre et dans les enfers (3); le bruit de sa grandeur et la gloire de son nom

 

1. Matth. V, 3-12. — 2. I Pierre, II, 21. — 3. Philip. II, 8-10.

 

ont été répandus partout, et les riches de la terre viennent aussi à sa table; ils le mangent et l'adorent, sans se rassasier pourtant, parce qu'ils n'ont pas faim et soif de justice : car ceux-là seuls seront rassasiés. 11 est vrai que la satiété parfaite ne se trouvera que dans l'éternelle vie', lorsqu'à la fin de ce pèlerinage nous aurons passé de la foi à la claire vision, du miroir à la face, de l'énigme à la vérité manifeste. Toutefois on peut dire qu'on est rassasié par le Christ, lorsque, pour sa justice, c'est-à-dire pour la participation du Verbe éternel, qu'on a commencé à goûter en commençant à croire, on méprise par la tempérance tous les biens du temps et on supporte avec patience tous les maux de la vie.

67. Tels on vit des pécheurs et des publicains, parce que Dieu a choisi ce qu'il y a de plus bas en ce monde pour confondre ce qu'il y a de plus fort (1); il a été dit de ceux-là : «Les pauvres mangeront et seront rassasiés. » Mais ils n'ont pas pu renfermer en eux cette satiété, et leur plénitude est devenue une immense louange pour le Seigneur; embrasés du feu de la charité, ils ont prêché le Christ dont ils chantaient la gloire au lieu de la leur propre, et leur prédication a ébranlé le monde, afin que toutes les extrémités de la terre se souvinssent du Seigneur et se convertissent à lui et que toutes les nations l'adorassent, « car l'empire est au Seigneur , et il dominera sur les peuples. » Cette extension croissante de l'Eglise a conduit aussi les orgueilleux, c'est les riches de la terre, à la table du Christ; et quoiqu'ils ne soient pas rassasiés, ils adorent. La prophétie du Psalmiste s'accomplit ici dans le même ordre qu'elle a marqué : « Tous ceux, ajoute-t-il, qui des tendent dans la terre tomberont en sa présente : » c'est-à-dire que tous ceux qui aiment les biens de la terre ne monteront pas au ciel. Car ils ne font pas ce que dit l'Apôtre : « Si vous êtes ressuscités avec le Christ, cherchez ce qui est là-haut où le Christ est assis à la droite du Père; goûtez les choses d'en-haut et non pas celles de la terre (2). » Plus ils se croient heureux par la possession des biens d'ici-bas , plus ils descendent dans la terre, c'est-à-dire qu'ils s'abaissent vers ce qui est terrestre. Et voilà pourquoi ils tombent devant Dieu; c'est-à-dire qu'ils tombent aux yeux de Dieu et non pas

 

1. I Cor. 1, 27. — 2. I Coloss. III, 1, 2.

 

aux yeux des hommes qui les croient très-élevés et très-grands.

68. « Et mon âme vivra pour lui. » Elle vivra pour lui et non pour elle, a la façon des orgueilleux qui mettent leur joie dans leur propre bien et par une vaine élévation se séparent du bien commun de tous qui est Dieu. Prenons-y garde, et cherchons plutôt notre félicité dans le vrai bien, commun à tous, que dans le nôtre propre, « afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux (1)» Le Christ s'est fait notre médiateur, afin de nous réconcilier par l'humilité avec ce Dieu dont nous nous étions éloignés par un orgueil impie. Il n'a pas été dit seulement, comme je l'ai déjà rapporté : « L'orgueil est le commencement de tout péché ; » mais il a été dit aussi dans la même Ecriture « Le commencement de l'orgueil de l'homme, c'est l'apostasie à l'égard de Dieu (2). » Que chacun ne vive donc pas pour soi, mais pour le Christ; qu'il fasse la volonté du Christ, non la sienne, et qu'il demeure dans sa charité, comme le Sauveur fait lui-même la volonté de son Père et demeure dans son amour. Il nous l'a dit dans l'Evangile par ses leçons et son exemple (3). Si donc lui, égal au Père dans la forme de Dieu, mais descendu à la forme de serviteur pour notre salut, s'est attaché à faire, non sa volonté, mais celle de son Père; combien, à plus forte raison; méprisant notre propre volonté; qui n'est que ténèbres, devons-nous monter vers cette commune lumière, qui éclaire tout homme venant en ce monde (4), pour que nous soyons illuminés et que la honte ne soit pas sur notre face et que notre âme vive pour lui ! Car c'est de nous qu'il parle lorsqu'il ajoute : « Et ma race le servira; » car celui qui répand la bonne semence est le Fils de l'Homme; or, la bonne semence ce sont les enfants du royaume.

69. Toutes les choses qui sont dites dans ce psaume ne regardaient pas le temps présent, mais les temps futurs , comme les choses mêmes l'ont montré ; aussi le Psalmiste a voulu conclure en faisant voir qu'il ne s'occupait pas du présent ni du passé, mais qu'il prophétisait l'avenir : « La génération future, dit-il, sera annoncée au Seigneur, et les cieux annonceront sa justice au peuple qui naîtra et que le Seigneur a fait. » Il ne dit pas : le

 

1. II Cor. V, 15. — 2. Ecclési. X, 15. — 3. Jean, XV, 10. — 4. Ibid. I , 9.

 

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Seigneur sera annoncé à la génération qui doit venir, mais : « La génération qui doit venir sera annoncée au Seigneur. » Ceci ne doit pas s'entendre comme d'une chose annoncée à quelqu'un qui l'ignore, mais dans le sens où l'on dit que les anges , non-seulement nous annoncent les bienfaits de Dieu. mais annoncent même à Dieu nos prières. Quand l'ange disait : « J'ai présenté le souvenir de votre prière (1), » ce n'était pas pour faire connaître à Dieu nos voeux et nos besoins, car votre Père sait ce qui u vous est nécessaire « avant que vous le lui demandiez (2), » mais parce qu'il est nécessaire que la créature raisonnable soumise à Dieu 'rapporte les choses du temps à l'éternelle vérité, soit en demandant ce qui lui est nécessaire, soit en consultant sur ce qu'elle doit faire. C'est un pieux mouvement du coeur qui n'a rien à apprendre à Dieu, mais qui donne des forces. à l'âme. C'est un moyen de rappeler à cette âme qu'elle n'est pas le bien capable de la rendre heureuse, mais que la béatitude a sols principe dans ce bien immuable où elle puise même la sagesse.

70. « La génération qui doit venir sera annoncée au Seigneur, »  c'est peut-être encore comme si on disait : ceux-là plairont au Seigneur qui ne l'annonceront pas pour eux, de façon que ce soit la même chose d'annoncer pour le Seigneur ou de vivre pour le Seigneur. C'est ainsi qu'il a. été dit : « Celui qui mange, mange pour le Seigneur; et celui qui ne mange pas, ne mange pas pour le Seigneur.» Car l'Apôtre ajoute : « Et il rend grâce à Dieu » pour montrer ce que c'est que « de faire pour le Seigneur (3), » c'est-à-dire pour sa gloire. Il y a droiture, justice et piété lorsqu'on accomplit le bien pour la gloire de celui dont la grâce nous permet de le faire. Par conséquent, si ces paroles : La génération gui doit venir sera annoncée au Seigneur, sont entendues dans ce sens : Qu'il sera annoncé une génération qui doit venir au Seigneur, savoir la génération des pieux et des saints, parce que la génération des impies et des pervers ne vient pas pour le Seigneur, mais pour elle-même; on ne s'écarte pas de cette même explication qui nous montre la participation de l'âme au souverain bien, c'est-à-dire que la créature raisonnable, sujette au changement, ne peut devenir heureuse que si elle se détache humblement d'elle-même pour aspirer à ce bien immuable et commun

 

1. Tobie, XII, 12. — 2. Matth. VI, 8. — 3. Rom. XIV, 6.

 

qui est Dieu, dont on s'éloigne par une orgueilleuse impiété. A mesure qu'elle avance dans ce sentiment, l'âme fait pour le Seigneur tout ce qu'elle fait de bien, c'est-à-dire qu'elle le fait pour la gloire de celui dont la grâce lui a donné l'inspiration et la force de l'accomplir: de là les actions de grâces qui lui sont rendues dans les mystères secrets des fidèles.

71. Nous trouvons une confirmation du sens précédent dans ce qui suit : « Et les cieux annonceront sa justice au peuple qui naîtra et que le Seigneur a fait. » Là on disait : « La génération qui doit venir sera annoncée au Seigneur; » ici on dit : « Ils annonceront sa justice. ». Car la génération dont on prophétise la venue est celle des pieux et des saints, elle est la justice de Dieu et non point sa propre justice; ces saints ne sont pas de ceux qui, «ignorant la justice de Dieu et voulant établir la leur propre, n'ont pas été soumis à la justice de Dieu (1). » En disant qu'ils « ignorent la justice de Dieu, » l'Apôtre parle de cette justice de Dieu par laquelle sa grâce nous rend justes, car nous sommes nous-mêmes cette justice lorsque nous vivons bien et que nous croyons en celui qui justifie l'impie (2); mais il ne parle pas de cette éternelle et immuable justice qui rend juste Dieu lui-même. » Aussi cette justice qui devient la nôtre, par un présent de Dieu , est désignée en ces termes dans un psaume (3) : « Votre justice est comme les montagnes de Dieu. » Les montagnes de Dieu, ce sont ces saints dont il est dit ailleurs : « Que les montagnes reçoivent la paix pour votre peuple (4). » Il serait trop long de citer tous les passages des Ecritures où il est parlé des saints sous la figure des montagnes.

Mais cette justification s'opère par un secret jugement de Dieu, car elle est l'effet de la grâce gratuite; et si elle est l'effet de cette grâce, elle ne vient pas des oeuvres, autrement la grâce ne serait plus la grâce (5). D'ailleurs les bonnes oeuvres ne datent que de la justification, elles ne la précèdent pas pour la produire, et c'est ici la profondeur dont j'ai beaucoup parlé ci-dessus. Aussi, dans le même psaume, après que le prophète a dit : « Votre justice est comme les montagnes de Dieu, » il ajoute « Vos jugements sont comme un abîme impénétrable. » Puis il arrive au salut qui est commun aux hommes et aux bêtes, parce qu'il

 

1. Rom. X, 3. — 2. Ibid. IV, 5. — 3. Ps. XXXV, 7. — 4. Ps. LXXI, 3. — 5. Rom. XI, 16.

 

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est lui-même un effet de la miséricorde de Dieu, et il dit : « Seigneur, vous sauverez les  hommes et les bêtes, parce que votre miséricorde, ô mon Dieu, s'est étendue partout. » Par là nous devons comprendre que nous recevons gratuitement, non-seulement le salut éternel et immortel dont l'Apôtre dit que nous ne le possédons qu'en espérance (1), mais encore le salut qui est commun aux hommes et aux bêtes : qui pourrait donc s'enorgueillir de ses oeuvres, puisque nous ne les opérons que par la grâce de Dieu ? « Nous sommes l’ouvrage de ses mains, créés en Jésus-Christ pour les bonnes oeuvres que Dieu a préparées afin que nous y marchions (2). » Il est donc gratuit ce salut dont il est parlé dans un autre psaume : «Le salut vient du Seigneur, et votre bénédiction s'étend sur votre peuple (3). »

72. Ces mots : « Le salut du Seigneur, » ne signifient pas que le Seigneur est sauvé, ils désignent le salut qui sauve ceux qu'il plaît à Dieu de traiter ainsi ; de même quand il est dit: « Ils ignorent la justice de Dieu et veulent établir la leur propre; » on ne doit pas entendre la justice qui est la nature même de Dieu, mais celle que communique sa grâce à ceux qu'elle justifie. On est sauvé et justifié par le même principe.. Le Seigneur avait dit :« Il n'est pas besoin de médecin pour ceux qui se portent bien, mais pour les malades; » il s'explique en ajoutant : « Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs (4). » Ce n'est donc pas en considération de nos propres oeuvres de justice, mais dans sa pure miséricorde, que Dieu nous sauve par l'eau de la régénérations. C'est en espérance que cette grâce nous a sauvés. De là ces paroles du psaume : « Mais les enfants des hommes espéreront à l'ombre de vos ailes. Ils s'enivreront de l'abondance de votre maison, et vous les abreuverez du torrent de vos délices, parce qu'en vous est la source de vie, et nous verrons la lumière dans votre lumière. Etendez votre miséricorde sur ceux qui vous connaissent, et votre justice sur ceux qui ont le coeur droit. » A cette justice de Dieu est opposé l'orgueil qui met sa confiance dans ses propres oeuvres; c'est pourquoi le Psalmiste ajoute : « Qu'il ne m'arrive point de marcher d'un pas orgueilleux (5). »

73. Or, cette justice qui justifie les fidèles de

 

1. Ps. VIII, 24. — 2. Ephés.  II, 8-10. — 3. Ps. III, 9. — 4. Matth. II,12,13. —5. Tite, III, 5. — 6. Rom. VIII, 24. — 7. Ps. XXXV, 8-12.

 

Dieu, vivant ici-bas de la foi, en attendant qu'une parfaite justice les conduise à la claire vision, et la consommation de leur salut à l'immortalité même de leur corps, c'est la grâce de la nouvelle alliance. De là ces paroles de l'Apôtre dans un autre endroit : « Nous sommes les ambassadeurs du Christ, et c'est Dieu qui vous exhorte par notre bouche; nous vous conjurons au nom du Christ de vous réconcilier avec Dieu : »       et puis il ajoute : « Il a voulu que celui qui ne connaissait pas le péché devînt péché pour l'amour de nous, » c'est-à-dire victime pour nos péchés ; car dans l'ancienne loi on appelait péché ce qui était offert pour l'expiation du péché. « Afin que nous soyons la justice de Dieu en lui-même (1) ; » c'est-à-dire, afin que dans son corps, qui est l'Eglise dont il est le chef, nous soyons cette justice de Dieu dont il est dit que ceux qui l'ont ignorée, et ont voulu établir la leur propre en se glorifiant dans leurs couvres, ne s'y sont pas soumis. Aussi, après ces mots : « Ils annonceront sa justice, » le Psalmiste ajoute : « Au peuple qui naîtra et que le Seigneur a fait. » Quel est le peuple que le Seigneur n'ait pas fait, en tant que ce peuple est une réunion d'hommes? Il a créé aussi les animaux; toute vie vient de lui, tout ce qui est créé est son ouvrage. Ces mots : « Que le Seigneur a fait, » ne doivent donc pas s'entendre seulement de la création de ce peuple, mais encore de sa justification par la grâce de Dieu, selon ce passage de l'Apôtre plusieurs fois cité : « Nous sommes son ouvrage, créés en Jésus-Christ pour les bonnes oeuvres que Dieu a préparées afin que nous y marchions.»

74. Que l'âme raisonnable, dans sa changeante nature, soit donc avertie que, sans la participation au bien immuable, il lui est impossible d'arriver à la justice, au salut, à la sagesse, au bonheur, et que réduite à sa volonté propre, elle trouvera non pas le bien mais le mal. Avec sa seule volonté, elle s'éloigne du bien immuable et par là elle se corrompt; elle ne peut se guérir par elle-même; elle a besoin de la miséricorde gratuite de son Créateur, qui, la faisant vivre de la foi dans cette vie, . l'établit dans l'espérance du salut éternel. Qu'elle ne s'enorgueillisse donc pas, mais qu'elle craigne, .et que, portant au coeur cette crainte chaste, elle s'unisse à Dieu, qui l'a purifiée des souillures de son amour déréglé

 

1. II Cor. V, 20, 21.

 

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pour les biens inférieurs, comme d'une sorte de fornication spirituelle. Qu'elle ne se laisse pas toucher par les louanges humaines pour ne pas ressembler aux vierges folles (1), et c'est ici la dernière de vos questions; les vierges folles faisaient le bien dans le but d'obtenir des louanges vaines et non pas en vue de leur propre conscience où elles avaient Dieu pour témoin ;           mais que l'âme raisonnable suive l'exemple des vierges sages, afin qu'elle dise avec l'Apôtre : « Notre gloire, c'est le témoignage de notre conscience (2). » C'est là ce qui s'appelle porter l'huile avec soi et ne pas en acheter à ceux qui en vendent, c'est-à-dire à ceux qui flattent. Car les flatteurs vendent leurs louanges comme de l'huile aux insensés. C'est de cette huile que parle le Psalmiste : « Le juste me reprendra avec charité et me corrigera; mais l'huile du pécheur n'engraissera pas ma tête (3). » Le prophète préfère être repris avec bonté par le juste et être en quelque sorte souffleté, plutôt que de faire orgueilleusement enfler sa tête sous les flatteries du pécheur.

75. C'est, je crois, une réponse moqueuse que celle des vierges sages aux vierges folles « Allez plutôt vers ceux qui en vendent et achetez-en; » ainsi dans un des livres de la sagesse, Dieu dit aux contempteurs de ses lois « Moi aussi je rirai de votre perte (4). » Ces mots des vierges sages : « De peur que l'huile ne nous manque à nous et à vous, » n'excluent pas l'espérance, mais expriment l'humilité. Qui oserait présumer de sa conscience au point d'être assuré qu'elle lui suffirait au jugement de Dieu, si Dieu ne jugeait pas avec miséricorde ceux qui auront été miséricordieux? Car le jugement est sans miséricorde pour celui qui n'a pas fait miséricorde (5). Les lampes ardentes sont les bonnes oeuvres dont le Seigneur a dit : « Que vos bonnes oeuvres luisent devant les hommes et qu'ils glorifient votre Père qui est aux cieux (6). » C'est jusque-là que s'élève l'intention des vierges sages : elles veulent que les hommes voient leurs bonnes oeuvres, non pour les louer elles-mêmes, mais pour glorifier Dieu qui leur accorde de faire le bien. Aussi leur joie est tout intérieure, sous l'oeil de Dieu; dans ce sanctuaire intime où l'aumône se cache et où le Père la découvre pour la récompenser (7).

 

1. Matth. XXV, 4-13. — 2. II Cor. I, 12. — 3. Ps. CL, 5. — 4. Prov. I, 26. — 5. Jacq. II, 13. — 6. Matth. V, 16. — 7. Matth. VI, 4.

 

Leurs lampes ne s'éteignent pas, parce qu'elles ont au dedans une huile qui les entretient, c'est-à-dire l'intention d'une bonne conscience: cette intention pure fait remonter à Dieu la gloire de toutes les bonnes oeuvres qui luisent devant les hommes. Mais les vierges folles ne portent pas cette huile avec elles; leurs lampes s'éteignent, c'est-à-dire que leurs bonnes oeuvres cessent de luire lorsque cesse la louange humaine, qui était leur but : elles agissaient pour être vues des hommes et non pas pour que le Père qui est aux cieux fût glorifié. C'est l'intention pure qui donne l'immortelle gloire ; l'âme qu'elle inspire sait qu'elle doit à Dieu d'être justifiée pour l’accomplissement des bonnes oeuvres, et c'est pourquoi elle aime à être louée, non pas en elle, mais en Dieu. De là ce que chante ailleurs l'homme de Dieu : « Mon âme sera louée dans le Seigneur (1), » afin que celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur (2).

76. Mais que signifie ce passage du même évangile où il est dit que, comme l'époux tardait, toutes les vierges s'endormirent? Si nous entendons par ce sommeil « le refroidissement de la charité » produit dans l'attente du dernier jugement « par l'abondance de l'iniquité, » comment conviendra-t-il aux vierges sages, auxquelles on peut appliquer plutôt ces paroles : « Mais celui qui aura persévéré jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé (3) ? » Si donc l'Evangile a dit que toutes les vierges s'endormirent, c'est que tous passent par la mort, les insensés qui cherchent la gloire humaine en faisant le bien devant les hommes, et les sages qui le font aussi, mais pour glorifier Dieu: les uns comme les autres meurent, et souvent dans l'Ecriture la mort est désignée par le sommeil, à cause de la résurrection future, qui sera comme le réveil. C'est pourquoi l'Apôtre a dit : « Mais au sujet de ceux qui dorment, je ne veux pas que vous ignoriez, mes frères (4); » et ailleurs : « Plusieurs de ceux-ci vivent encore; quelques-uns se sont endormis (5). » L'Ancien et le Nouveau Testament offrent d'innombrables passages de ce genre. Virgile a dit que le sommeil est frère de la mort (6), et si vous prenez garde , vous trouverez dans les écrivains profanes beaucoup d'endroits où la mort est comparée au sommeil. Le Seigneur nous a

 

1. Ps. XXXIII, 2. — 2. I Cor. I, 31. — 3. Matt. XXIV, 12. — 4. I Thes. IV, 12. — 5. I Cor. XV, 6. — 6. Enéide, VI.

 

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donc voulu faire entendre qu'il y aura un temps où, au milieu des tribulations et des tentations de ce siècle, on attendra son avènement d'un moment à l'autre, et que ceux qui paraissent être de sa famille doivent s'y préparer. Voilà ce qu'il enseigne en disant que les vierges allèrent au-devant de l'Époux et de l'Épouse : de l'Époux, c'est-à-dire du Fils de Dieu; de l'Épouse, soit parce que le Christ viendra à la fin des temps avec ce même corps qu'il a pris dans le sein d'une Vierge, soit parce que l'Église alors apparaîtra dans toute sa gloire avec tous les membres qui la composent et qui en feront voir la grandeur.

77. C'est à cause de leur continence que des vierges ont été choisies pour cette parabole; il y en a dix, cinq des deux côtés, pour marquer le nombre des sens sur lesquels l'âme veille quand elle s'abstient des plaisirs honteux et illicites. Les lampes, comme je l'ai déjà dit, désignent les bonnes oeuvres, surtout celles qui sont inspirées par la miséricorde; elles désignent aussi un genre de vie qui luit honorablement devant les hommes, mais l'intention qui préside à une telle vie y établit des différences; de là les vierges sages et les vierges folles. Celles-ci ne portèrent pas de l'huile avec elles, mais les autres en mirent dans leurs vases, c'est-à-dire dans leurs cœurs, où s'opère la secrète participation au bien immortel et souverain. Aussi après que le Psalmiste a dit (1) : « Offrez un sacrifice de justice, et espérez dans le Seigneur, » il ajoute , « Plusieurs disent : Qui nous montrera les vrais biens ? » Ensuite pour nous apprendre avec quel sentiment nous devons opérer les oeuvres de justice, c'est-à-dire offrir un sacrifice de justice, il parle ainsi : « La lumière de « votre face a été imprimée en nous, Seigneur; vous avez donné la joie à mon cœur. (2) » Celui qui opère de bonnes oeuvres et vit honorablement devant les hommes, en participant à ce bien souverain et en s'efforçant d'y monter de plus en plus, porte avec lui cette huile par laquelle les bonnes oeuvres ne cessent de luire devant les hommes; en lui la charité ne se refroidit point par l'abondance de l'iniquité, mais elle persévère jusqu'à la fin. Les vierges folles n'ont pas cette huile, parce qu'en s'attribuant ce qu'elles font de bien, il est impossible qu'elles échappent à l'orgueil ; et tel est le plaisir que cet orgueil

 

1. Ps. IV. — 2. Ps. IV, 6, 7.

 

leur fait prendre nécessairement dans les louanges humaines, qu'elles paraissent ne rechercher que cette joie à chaque bonne oeuvre qu'elles accomplissent.

78. « Mais comme l'Époux tardait, toutes s'endormirent. » Il ne viendra pas lorsqu'on l'attendra, mais ce sera au milieu de la nuit, dans la plus épaisse obscurité , c'est-à-dire qu'on né saura pas s'il doit venir. Aussi l'Évangile nous dit-il qu'au milieu de la nuit on entendit crier : « Voici l'Époux qui vient, allez au-devant de lui. » Ce cri est la trompette dont parle l'Apôtre : « Et la trompette sonnera, et les morts ressusciteront incorruptibles (1). » La trompette signifie ici un signal éclatant et que tout le monde entendra. Dans un autre endroit (2), l'Apôtre l'appelle la voix de l'archange et la trompette de Dieu. Elle est appelée aussi, dans l'Évangile, la voix de Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, qu'entendront ceux qui reposent dans les tombeaux et ils se lèveront (3). Toutes ces vierges , les sages et les folles , se lèvent donc et prennent leurs lampes , c'est-à-dire qu'elles se préparent à rendre compte de leurs oeuvres.

79. Mais alors , dans l'immensité de ce cri et au milieu de la résurrection des morts, la louange humaine ne consolera plus personne , parce qu'on ne pourra plus douter que le jugement ne soit proche. Car on n'aura pas le temps de discourir sur celui-ci, de juger celui-là, de louer et de favoriser cet autre, quand chacun portera son fardeau et ne pensera qu'à rendre compte de ce qu'il aura fait. Les vierges folles, par habitude, chercheront encore les louanges humaines; mais, n'en trouvant plus, elles seront saisies d'un découragement profond, car elles n'ont pas dit sincèrement à Dieu : « En vous est ma louange; » ni : « Mon âme sera louée dans le Seigneur; » enfin elles ne se sont pas glorifiées dans le Seigneur, lorsque, ignorant la justice de Dieu, elles établissaient leur propre justice. Elles demandent aux vierges sages de l'huile, c'est-à-dire quelque consolation; elles n'en trouvent, ni n'en reçoivent; les vierges sages leur répondent qu'elles ne savent point si le témoignage même de leur propre conscience leur suffira, qu'elles attendent la miséricorde de leur Juge, et lorsqu'il sera assis sur son trône, qui pourra se vanter d'avoir un coeur chaste ou d'être pur de tout péché , à moins que la miséricorde de

 

1. I Cor. XV, 52. — 2. I Thess. IV, 16. — 3. Jean, V, 28, 29.

 

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Dieu ne soit plus grande que sa justice (1) ? Cette miséricorde s'étendra sur ceux qui auront fait des oeuvres de miséricorde avec l'espoir d'être traités miséricordieusement de la part de ce Dieu dont ils savaient qu'ils avaient tout reçu; ils ne se glorifiaient pas comme s'ils n'avaient rien reçu, et qu'ils eussent eu par eux de quoi plaire à Dieu; à l'exemple des insensés qui mettent leur plaisir dans le bien qu'ils font et dont ils s'attribuent toute la gloire , se laissant louer par la flatterie ou l'erreur, comme si eux-mêmes étaient quelque chose. « Mais celui qui pense être quelque chose, lorsqu'il n'est rien, se trompe lui-même. Que chacun considère bien quelle est son couvre, et alors, c'est seulement en lui-même qu'il cherchera sa gloire et non pas dans un autre (2) ; » c'est porter son huile avec soi , et ne pas dépendre des louanges d'autrui. Mais quelle gloire trouvera-t-on en soi, sinon Celui à qui on dit : « Vous êtes ma gloire et vous élevez ma tête (3) ? » Il faut donc le redire souvent : que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur (4).

80. La divine sagesse, qui habite dans les vierges sages et qui dit aux contempteurs de sa doctrine : « Moi aussi je rirai de votre perte (5), » dit, dans le même sens, aux vierges folles

« Allez plutôt vers ceux qui vendent de l'huile et achetez-en ; » ce qui signifie : Où sont ceux qui vous trompaient de leurs fausses louanges , quand vous vous abusiez vous-mêmes en vous glorifiant en vous et non dans le Seigneur? « Et tandis qu'elles vont en acheter, l'Epoux vient; et celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui. » Ceci me paraît devoir s'entendre de la vaine gloire après laquelle soupireront encore les âmes corrompues , accoutumées à poursuivre le néant des louanges humaines. Ce vif désir est exprimé par ces paroles : « Tandis qu'elles vont acheter de l'huile, l'Epoux arrive ; et celles qui étaient prêtes entrèrent aux noces avec lui. » Celles qui étaient prêtes, c'est-à-dire : celles qui portaient au coeur la vraie foi et la vraie piété, par lesquelles elles pouvaient se mêler à la société des saints qui se glorifient, non pas en eux-mêmes, mais dans le Seigneur, et entrer avec eux dans cette joie dont il a été dit : « Entrez dans la joie de votre Seigneur (6) ; » c'est là que s'achèvera la participation au bien immuable,

 

1. Jacq. XI,13. — 2. Gal. VI, 3, 4. — 3. Ps.       III, 4. — 4. I Cor. I, 31. — 5. Prov. I, 26. — 6. Matth. XXV, 23.

 

dont la foi nous donne ici-bas comme les arrhes, afin que cette grâce nous fasse vivre pour Dieu et non pour nous.

81. Enfin, « les autres vierges arrivent, disant : Seigneur, Seigneur, ouvrez-nous. » L'Evangile ne dit pas qu'elles achetèrent de l'huile et qu'elles arrivèrent ensuite, car il n'y avait plus d'huile à acheter, mais que ces vierges cherchèrent trop tard miséricorde lorsque déjà il était temps de juger et que la séparation des bons et des méchants allait s'accomplir. C'est avec raison qu'il leur est répondu : « Je vous le dis en vérité, je ne vous connais pas. » Celui qui répond ainsi sait toute chose, mais ces mots : « Je ne vous connais pas, » ne veulent rien dire autre que ceci : Vous ne m'avez point connu quand vous avez mieux aimé mettre en vous votre confiance qu'en moi. Car lorsqu'il est dit que Dieu nous connaît, il nous donne la connaissance de lui-même, afin que nous comprenions que cette science de Dieu est un effet de sa miséricorde à notre égard et non point un résultat de notre mérite. Aussi l'Apôtre, après avoir dit. dans un certain passage : « Maintenant que vous connaissez Dieu, » se reprend et ajoute : « ou plutôt maintenant que vous êtes connus de Dieu (1). » Que veut dire ici l'Apôtre sinon que c'est Dieu qui leur a donné la connaissance de lui-même? mais personne ne connaît Dieu si ce n'est celui qui comprend que Dieu est ce bien souverain et immuable par la participation duquel on devient bon. Cela est marqué à la fin de ce psaume (2) : « ils annonceront sa justice au peuple qui naîtra et que le Seigneur a fait. » De là ces mots d'un autre psaume : « C'est Dieu qui nous a faits, et non pas nous-mêmes (3). » Ceci ne doit pas s'entendre de notre nature d'homme, dont Dieu est le créateur comme il l'est du ciel et de la terre, des astres et des animaux; mais cela doit se rapporter à cette création morale et surnaturelle dont l'Apôtre a dit : « Car nous sommes sors ouvrage, créés en Jésus-Christ pour les bonnes oeuvres que Dieu a préparées afin que nous y marchions (4). »

82. Vous trouverez, je pense, vos cinq questions suffisamment résolues dans l'examen de cette sixième question que je m'étais posée sur la grâce de la nouvelle alliance, pour laquelle le Verbe s'est fait chair, c'est-à-dire que celui

 

1. Gal. IV, 9. — 2. Ps. XXI. — 3. Ps. XCLX, 3. — 4. Ephés. II, l0.

 

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qui est le Fils de Dieu s'est fait homme en prenant notre nature sans perdre la sienne ; afin de donner à ceux qui l'auront reçu, la puissance de devenir enfants de Dieu, d'hommes qu'ils étaient, de monter à un état meilleur par la participation au bien immuable, non point dans le but d'obtenir la félicité temporelle, mais l'éternelle vie qui seule est heureuse. Pour ce motif, j'ai cru devoir parcourir le psaume prophétique dont le Christ prononça les premières paroles du haut de la croix, nous faisant voir comment Dieu nous abandonne et comment-il ne s'éloigne pas de nous; comment `il nous invite à chercher les biens éternels, et comment il nous accorde ou nous enlève, pour notre avantage , les biens de ce monde : par là nous apprenons à ne pas nous attacher aux choses du temps, à ne pas mépriser la lumière intérieure qui appartient à la vie nouvelle, et de là vient que le psaume prophétique est intitulé : Pour l'Etoile du matin, comme pour désigner la lumière nouvelle; nous apprenons à ne pas nous plaire dans des ténèbres extérieures d'où tombent dans des ténèbres « plus extérieures » ceux qui ne se tournent pas des choses du dehors vers les choses intérieures, et à ne pas devenir les compagnons du diable et de ses anges, pour être frappés d'une éternelle damnation. Sachons le vrai sens de notre pèlerinage en cette vie ; soyons crucifiés au monde, les mains étendues et pleines de bonnes oeuvres; persévérons patiemment jusqu'à la tin, tenant notre coeur là-haut où le Christ est assis à la droite du Père (1), et attribuant tout cela, non pas à nous-mêmes, mais à la miséricorde de Dieu dont les jugements profonds épuisent tout esprit qui s'applique à les examiner. Voilà, non point dans une fabuleuse inutilité, mais dans l'importance de sa vérité, la pensée de l'Apôtre sur la longueur, la largeur, la hauteur, la profondeur : c'est par là que nous parviendrons à la science suréminente de la charité du Christ et que nous serons remplis dans toute la plénitude de Dieu (2).

83. Ce n'est pas un soin superflu qui m'a fait traiter avec étendue la grâce de la nouvelle alliance, à l'occasion des questions que vous m'avez proposées ! Elle a des ennemis qui, troublés par la profondeur de ce mystère, veulent attribuer plutôt à eux-mêmes qu'à Dieu ce qu'il y a de bon en eux. Ce ne sont pas des hommes que vous puissiez aisément mépriser;

 

1. I Coloss. III, 1, 2. — 2. Ephés. III, 19.

 

ils vivent dans la continence et se recommandent par leurs œuvres : ils n'ont pas une fausse idée du Christ, comme les manichéens et d'autres hérétiques; ils croient que le Christ est égal et coéternel au Père, qu'il s'est véritablement fait homme, qu'il est venu; et ils attendent son second avènement; mais ils ignorent la justice de Dieu et veulent établir leur propre justice. Parmi les vierges de la parabole de l’Evangile, le Seigneur fit entrer les unes avec lui et ferma la porte aux autres en leur répondant : « Je ne vous connais pas. » Ce n'est pas en vain que les unes et les autres sont appelées vierges à cause de leur continence; elles sont cinq des deux côtés parce qu'elles ont dompté la rébellion des cinq sens ; elles portent toutes des lampes, symboles de leurs bonnes oeuvres et de leur bonne vie aux yeux des hommes; elles vont toutes au-devant de l'Epoux pour marquer l'attente de l'avènement du Christ. Cependant les unes sont appelées sages , les autres folles; les sages ont porté de l'huile dans leurs vases, les folles n'en ont point porté. Pareilles en tant de choses, le Christ nous les montre différentes en cela seul, et c'est seulement à cause de cela qu'il leur donne des noms si opposés.

84. Qu'y a-t-il de plus semblable que des vierges et des vierges, cinq d'un côté-, cinq de l'autre , allant avec des lampes au-devant de l’Epoux? Et quoi de plus opposé que des sages et des folles? Celles-là partent de l'huile dans leurs vases, c'est-à-dire qu'elles portent dans leurs coeurs l'intelligence de la grâce de Dieu, sachant bien que personne n'est continent si Dieu ne lui en fait la grâce, et qu'on est redevable à la sagesse éternelle de savoir même que la continence est un don de Dieu (1) ; celles-ci n'ont pas rendu grâces au dispensateur de tous les biens, elles se sont égarées dans leurs pensées ; leur coeur s'est obscurci, et tandis qu'elles se disaient sages, elles sont devenues folles (2). Toutefois il ne faut pas désespérer d'elles avant le sommeil ou la mort; mais si elles s'endorment dans cet état, quand retentira le cri annonçant l'arrivée de l'Epoux, et qu'à leur réveil, c'est-à-dire à la résurrection, elles restent dehors: ce n'est point qu'elles ne soient pas vierges; c'est qu'ignorant d'où leur vient le don de la continence, elles sont folles, et c'est avec raison qu'elles seront mises dehors

 

1. Sag. VIII, 21. — 2. Rom. I, 21, 22.

 

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parce qu'elles ne portent pas avec elles le sentiment de la grâce intérieure.

85. Quand donc vous rencontrerez des gens semblables, ne vous laissez pas persuader par eux qu'il soit bon de porter des vases vides, mais persuadez-leur plutôt de marcher vers le Christ avec des vases pleins : « Quiconque pense savoir quelque chose, dit l'Apôtre, ne sait pas encore comment il faut savoir (1); » et, s'expliquant bientôt, il ajoute : « Mais quiconque aime Dieu est connu de lui (2). » L'Apôtre ne dit pas que celui qui aime Dieu le connaît, mais « qu'il est connu de lui, » et par là il a voulu nous faire comprendre plus clairement que l'amour de Dieu est aussi une grâce qui vient de lui. Car la charité de Dieu est répandue dans nos coeurs, non par nous-mêmes, mais par l'Esprit-Saint qui nous est donné (3). On ne peut pas aimer beaucoup Dieu lorsqu'on s'attribue à soi-même et non pas à Dieu ce qu'on a de bon dans l'âme ; en de telles dispositions, comment songerait-on à ne pas se glorifier en soi, mais dans le Seigneur? Celui qui se glorifie d'être bon doit se glorifier en Celui qui l'a fait bon; il est donc évident que celui qui se croit bon par lui-même s'en attribuera la gloire et non pas au Seigneur. Or, toute la fin de la grâce de la nouvelle alliance, par laquelle nous tenons haut nos coeurs (car tout bienfait, tout don parfait vient d'en-haut (4), c'est de nous empêcher d'être ingrats et, dans ces actions de grâces, on ne fait que de se glorifier dans le Seigneur et non pas en soi-même.

C'est tout un livre que je viens de vous écrire ; il est étendu et ne contient cependant rien d'inutile, ce me semble. Mais attachez-vous aussi à lire les saintes Ecritures, et vous n'aurez que peu de choses à me demander. Par la lecture et la méditation, et surtout si vos prières s'élèvent pures vers le dispensateur de tous les biens, vous apprendrez tout ce qu'il faut connaître, à coup sûr beaucoup de choses au moins , et plutôt par l'inspiration de Dieu que par les leçons des hommes. D'ailleurs, lorsque nous reconnaissons sans nous tromper la vérité dans celui qui nous parle au dehors, n'est-ce point une preuve que nous avons pour maître la Lumière intérieure?

 

1. I Cor. VIII, 2, 3. — 2. Ibid. — 3. Rom. V, 5. — 4. Jacq. I, 17.

 

 

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