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SERMON IV. Prêché à la fête de saint Vincent , martyr. JACOB ET ÉSAÜ ou LES HOMMES SPIRITUELS ET LES HOMMES CHARNELS (1).

9

 

ANALYSE. — Ce long discours parait n'avoir pas été prêché. le même jour. « Chacun, dit saint Augustin dans la première partie, commence par la vie charnelle;  c'est pourquoi Esaü s'appelle l'aimé. » Et il ajoute plus loin : « Je vous ai fait observer hier qu'Esaü s'appelle l'aîné parce qu'on ne devient spirituel qu'après avoir été charnel. » Si donc on a réuni plusieurs discours, c'est que tous ne sont que le développement d'une même idée et l'explication d'une même figure. Jacob est le type figuratif des hommes spirituels; Esaü est le type des hommes charnels. Pour connaître le bonheur et les devoirs des premiers, il suffit de leur appliquer au sens spirituel ce que dit et fait Jacob quand il obtient la bénédiction de son père; et pour se faire une idée du malheur et des péchés des seconds, on peut leur appliquer aussi ce que dit et fait Esaü. Voilà le dessein général.

 

1. I1 nous en souvient, nous vous sommes redevables sur la lecture d'hier; mais si nous vous devons un discours, vous nous devez votre attention.

Il paraît y avoir dans cette lecture quelque chose de charnel; toutefois celui qui a reçu l'esprit de Dieu y voit une sagesse toute spirituelle. « La sagesse charnelle est la mort, dit l'Apôtre (2). » Si donc Dieu a promis le Consolateur divin, l'Esprit de vérité; s'il l'a envoyé comme il l'avait promis, c'est qu'il veut qu'après l'avoir reçu on ne soit plus asservi aux plaisirs du temps; il veut que maître du corps et fidèle au Créateur, on marche dans la voie des commandements de Dieu sans que les pieds chancellent et que les yeux se troublent; il veut qu'animé par la foi, on avance et on arrive à ce que l'œil n'a point vu, à ce que l'oreille n'a point entendu, à ce qui n'est point monté dans le coeur de l'homme (3), à ce qu'on croit avant de le voir; foi nécessaire pour n'être pas confondu lorsque l'évènement s'accomplira.

Qu'on s'efforce donc d'y parvenir, soutenu par la confiance, espérant ce qu'on ne possède pas encore, croyant ce qu'on ne voit pas encore, aimant ce qu'encore on n'embrasse pas. Quand l'âme s'exerce ainsi dans la foi, dans l'espérance

 

1. Gen. XVV – XXVII — 2. Rom. VIII, 6. — 3. I Cor. II, 9.

 

et dans la charité, elle devient apte à recevoir ce que Dieu lui réserve.

2. Aussi lorsque Pierre obéissait encore à la sagesse charnelle, il se troubla à la voix d'une servante et renia trois fois son Maître. Le Médecin avait prédit au malade ce qui devait lui arriver; ce malade ignorait à quelles chutes l'exposait son mal, et présumait de lui-même; mais le Médecin voyait juste. Pierre avait donc dit qu'il mourrait avec son Maître et pour son Maître. Sa maladie l'en rendait encore incapable. Mais lorsque l'Esprit saint fut descendu du ciel et eut affermi ceux en qui il venait d'être envoyé; rempli tout-à-coup d'une confiance spirituelle, ce fut alors qu'il commença d'être réellement disposé à donner sa vie pour Celui-là même qu'il avait renié. Cette même confiance remplit tous les martyrs, tous les martyrs qui ont la vraie foi, qui ne meurent ni ne souffrent pour une foi trompeuse, pour de vains fantômes, pour des espérances chimériques, pour d'incertaines réalités; mais pour de sûres promesses, car ils savent que Celui qui les a faites peut les accomplir. Aussi méprisent-ils toutes les choses présentes et s'embrasent-ils d'ardeur pour ces biens à venir, qu'ils ne craindront pas de perdre une fois qu'ils les posséderont.

3. Vous donc qui étiez ici hier, souvenez-vous (10) d'Ésaü et de Jacob, les deux,fils d'Isaac; rappelez-vous comment le plus jeune fut préféré à l'aîné (1), et pour être avec Jacob n'aimez point Esaü. Ce serait être Esaü que de vouloir vivre charnellement ou d'espérer les biens charnels pour le siècle futur. Ainsi donc vivre charnellement, aimer dans le temps ou espérer de Dieu ce qu'il accorde même aux méchants, mettre toute sa félicité dans ce qui fait la joie des pécheurs, ou le mépriser maintenant pour se le promettre dans l'avenir, c'est être charnel, avoir une foi charnelle, une charnelle espérance et une charité charnelle. La foi spirituelle, c'est croire que ton Dieu te protège dans le temps afin de t'aider à parvenir à ce que le temps ne connaît pas; c'est espérer que tu vivras de la vie des anges loin des souillures du corps, loin des voluptés et des plaisirs, loin de l'impureté et de l'ivresse et des banquets de chair, loin encore de l'orgueil que donnent les richesses et les dignités de la terre, en un mot, de la seule vie des Anges.

4. Or la vie des Anges c'est la joie qu'ils puisent dans le Créateur et non dans la créature. La joie de la créature, c'est tout ce qui se voit; la joie du Créateur, c'est tout ce qui ne se voit pas des yeux du corps, mais uniquement avec le regard purifié de l'esprit. « Heureux les coeurs purs ! » Pourquoi sont-ils heureux? « Parce qu'ils verront Dieu. (2) » Ne croyez donc pas, mes frères, que la joie des Anges vienne de ce qu'ils voient la terre, le ciel ou ce qui s'y trou. Non, ils ne se réjouissent pas de voir le ciel et la terre, mais de voir Celui qui a fait et le ciel et la terre.

5. Au reste Celui qui a l'ait le ciel et la terre n'est lui-même ni le ciel ni la terre; il n'est rien de ce que l'on peut se figurer de terrestre ou de céleste, rien de ce que tu peux imaginer de corporel ou de spirituel. Dieu n'est pas cela. Ne te le représente pas non plus comme un homme qui serait à la fois grand et beau; car Dieu.n'est circonscrit dans aucune forme humaine; aucun lieu ne le contient, aucun espace ne le renferme. Qu'il ne t'apparaisse pas comme un Dieu d'or : Dieu n'est pas cela : n'est-ce pas. lui qui a fait cet or dont, tu voudrais le former lui-même ? Ce métal est trop vil puisqu'il est dans la terre. Ne conçois Dieu comme rien de ce que tu vois au ciel, rien comme la lune, le soleil, les astres, rien de ce qui brille et resplendit au dessus de nous. Ce serait t'éloigner de la vérité.

 

1. Gen. XXV, XXVII. — 2. Matt. V, 8.

 

Mais ne crois pas non. plus que si Dieu ne ressemble point au soleil, c'est que le soleil est limité comme un cercle au lieu d'être un espace illimité de lumière; ne te dis pas : Dieu est au contraire une lumière immense, infinie; n'élargis pas en quelque sorte le soleil jusqu'à faire qu'il soit sans bornes, ici et, là, au dessus et au dessous de nous: n'estime pas que Dieu soit quelque chose de semblable, il n'est rien de cela. Dieu sans doute habite une lumière inaccessible (1) ; mais cette lumière n'est ni un cercle ni perceptible à l'oeil de chair.

6. Peux-tu voir ce que c'est que la vérité, que la sagesse, que la justice; dans quel sens il est dit : « Approchez de lui et soyez éclairés (2) » quelle est cette vraie lumière dont Jean a écrit « Il était la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde; » de quelle manière Jean-Baptiste n'était pas lui-même cette lumière véritable, puisque l'Evangéliste Jean dit de lui : « Il n'était pas la lumière, mais il devait rendre témoignage à la lumière (3) ? » Jean Baptiste n'est pas le seul dont on puisse parler ainsi: Paul n'était pas la vraie lumière, ni Pierre,  ni aucun des autres apôtres ne l'étaient non plus. En effet « la vraie lumière » est celle qui « éclaire tout homme venant en ce monde. »

Or si les apôtres étaient des lumières ce n'était que des lumières allumées. On dit aussi que nos yeux sont des lumières, et chacun jure : Par mes lumières. Mais que sont ces lumières? Elles demeurent dans les ténèbres quand il n'y a ni soleil ni lune ni tout autre flambeau. Puisqu'ils sont des lumières, qu'ils regardent en avant, qu'ils dirigent notre marche! Sont-ils donc des lumières ? Ils sont néanmoins des lumières. Pourquoi ? Parce qu’ils peuvent recevoir la lumière. Qu'on apporte un flambeau, ni ton front ne le voit, ni ton oreille, ni l'odorat, ni la main, ni le pied : il n'y a en toi, pour voir ce flambeau, que les organes appelés lumières. Quand la lumière disparaît, ils tombent dans les ténèbres; quand on l'approche, seuls ils la voient, ils la sentent seuls. Les autres organes sont aussi éclairés, mais pour être visibles et non pour voir. Car la lumière qui se lève ou que l'on apporte se répand sur tous les membres, sur les yeux pour qu'ils voient, sur les autres membres pour qu'ils soient vus. C'est ainsi que tous les saints ont été éclairés pour voir et prêcher ce qu'ils voyaient. De là cette parole : « Vous êtes

 

1. I Tim. VI, 16. — 2. Ps. XXXIII, 6. — 3. Jean, I, 8, 9.

 

11

 

la lumière du monde (1) : » la lumière et non la vraie lumière. Pourquoi? Parce qu'un autre était « la vraie lumière qui illumine tout homme. »  Remarquez: Tout homme. S'il parlait de ce.soleil, il ne dirait pas Tout homme, car les hommes ne sont pas les seuls qui le voient. Il est vu aussi des troupeaux, des mouches et des plus faibles animaux. Au lieu que pour voir cette autre lumière qui est Dieu, il n'y a que ceux dont il a été dit : « Heureux les coeurs purs, car ils verront Dieu (1). »

7. Efforcez-vous, mes frères, de penser à la lumière de la vérité, à la lumière de la sagesse; considérez comme elle est partout présente à tous; efforcez-vous de penser à la lumière de la vérité, présente à quiconque s'en occupe. Que veut en effet celui qui s'occupe d'elle ? En voulant vivre dans l'injustice, on pèche, et on abandonne la justice. Mais qu'y perd-elle ? On s'attache à elle : qu'est-ce qu'elle y gagne ? En la quittant on la laisse dans son entier; on la trouve également dans son entier, lorsqu'on y revient. Qu'est-ce donc que la lumière de la justice ? Se lève-t-elle en Orient pour aller en Occident ? Est-il un autre lieu d'où elle vienne, et va-t-elle dans un autre ? Partout n'est-elle pas présente? Quand un homme est en Occident et qu'il veut vivre d'après ses lois, ne peut-il la voir et l'étudier? Si par contre il est en Orient et qu'il veuille aussi la suivre, lui fait-elle défaut? Elle est là comme ailleurs, elle est présente à quiconque vit avec droiture. C'est d'après sa direction que tous apprennent à vivre dans l'équité. Mais comme les justes la voient en vivant avec probité, les pécheurs ne la voient pas en vivant dans le mal. L'un est sage parce qu'il la voit, et il la voit pour y conformer ses actes, car s'il ne les dirige point d'après cette règle, il se heurte contre l'erreur de l'iniquité. Mais là aussi il pouvait la voir; elle n'est donc attachée à aucun lieu, elle est partout. Ainsi en est-il, non-seulement de la justice, mais de la sagesse, de la vérité, de la chasteté.

Efforcez-vous de contempler une telle lumière. Vous ne le pouvez ? L'oeil de votre intelligence est tremblant ? Purifiez-le et il verra. Mais pour se purifier et voir, qu'il croie; la foi lui méritera d'être purifié. Si donc vous ne pouvez voir encore, prenez patience, guérissez-vous et votre oeil pourra fixer.

8. Gardez-vous toutefois de vous représenter dans le siècle à venir ce que vous voyez dans

 

1. Matt. V, 14.

 

celui-ci. Vous figurer et aimer quelque chose de semblable, ce serait vouloir quitter le monde avec le monde, emporter le monde avec vous. Là ne sera point ce qui est ici. Il y aura une incomparable lumière d'où rayonne ce je ne sais quoi qui se montre à notre intelligence, excite nos transports. Mais si nous recueillons cette bénédiction de la rosée du ciel, nous recueillons aussi l'abondance de la fertilité de la terre. Ainsi a été béni Jacob (1); imitons-le et ne vivons point charnellement; c'est par la vie charnelle que chacun commence; c'est pourquoi Esaü est appelé l'aîné.

Il y a deux Testaments dans l'Écriture, l'ancien et le nouveau. L'ancien contenait des promesses temporelles, mais avec des significations toutes spirituelles. Que votre charité se rende attentive.

On fait entrevoir aux Juifs une terre promise; mais cette terre promise est l'indice de quelque bien spirituel. Si on leur promet Jérusalem, la cité de paix, il y a dans ce nom un sens mystérieux. La circoncision de la chair qui leur est imposée désigne une sorte de circoncision spirituelle. Ils doivent observer un jour entre sept, ce jour signifie le repos d'un ordre plus élevé qui sera sans fin; car lorsque la Genèse parle des sept jours, elle dit après chacun d'eux : « Il eut un soir (2); » le septième est le seul dont elle ne dise pas : « Il eut un soir; » et ce septième jour, qui est sans soir, nous désigne l'éternel repos, qui sera sans fin. On donne aux Juifs des sacrifices charnels, et tout dans l'immolation des victimes vivantes indique les sacrifices spirituels. Aussi ceux d'entre eux qui ont vu quelque chose de grand dans la lettre même de ces institutions, qui n'ont rien cherché pour l'avenir et n'ont pu comprendre dans un sens spirituel ce qui se faisait charnellement, ceux-là sont du parti de l'aîné des deux fils, ils appartiennent à l'ancien Testament.

9. En effet le vieux Testament est la promesse en figure; le nouveau est aussi la promesse, mais entendue spirituellement. La Jérusalem de la terre appartient au Testament ancien; mais elle est l'image de la Jérusalem du ciel et du Testament nouveau. La circoncision de la chair est de l'ancien, la circoncision du coeur est du nouveau Testament. D'après l'ancien Testament le peuple secoue le joug égyptien; il secoue d'après le nouveau, le joug du démon. Les Egyptiens persécuteurs, et Pharaon à leur tête, pour

 

1. Gen. XXVII, 28. — 2. Gen. I, 5.

 

12

 

suivent les Juifs à leur sortie d'Égypte ; le peuple chrétien est poursuivi par ses propres péchés et par le diable, prince des pécheurs. Les Égyptiens qui poursuivent les Juifs s'arrêtent à la mer ; et les péchés qui poursuivent les chrétiens s'arrêtent au Baptême.

Attention! mes frères, attention ! La mer sauve les Juifs et engloutit les Égyptiens ; les Chrétiens sont sauvés par la rémission des péchés qui disparaissent dans le Baptême: Après le passage de la mer Rouge, les Juifs marchent et circulent dans le désert; les chrétiens après le Baptême ne sont pas non plus dans la terre promise, mais dans l'espoir de la posséder. Ce siècle est un désert, il est vraiment après le Baptême un désert pour le chrétien qui comprend ce qu'il a reçu. Oui, si les sacrements ne sont pas seulement, pour lui, des signes corporels; s'ils produisent dans son coeur leur effet spirituel, il sait que ce monde est pour lui un désert,. il sait qu'il vit à l'étranger et qu'il soupire après la patrie. Mais tant qu'il soupire, il n'a que l'espérance. « Car c'est en espérance que nous avons été sauvés. Or l'espérance qui se voit n'est pas de l'espérance, car ce que quelqu'un voit, comment l'espérerait-il ? Or, si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons parla patience (1). »

Cette patience produit l'espérance dans le désert. Marcherait-on vers la patrie, si fon s'y croyait? Si l'on s'y croyait, ne demeurera-t-on pas en route ? Pour n'y pas rester, qu'on espère la patrie, qu'an désire la patrie, qu'on ne la perde pas de vue. Voici des tentations: n'y en a-t-il pas de semblables après le Baptême? Les Egyptiens qui poursuivirent les Juifs à leur sortie d'Égypte ne furent pas leurs seuls ennemis; c'était d'anciens ennemis; et c'est ainsi que chacun de nous est poursuivi par sa vie passée et les anciens péchés qu'il a commis sous la tyrannie du diable. Il y eut dans le désert d'autres ennemis qui cherchèrent à fermer le chemin; on combattit contre eux et ils furent vaincus. Ah ! que le chrétien ne s'égare pas lorsqu'après le Baptême il a commencé à suivre la douce voie de son coeur soutenu par les divines promesses. Voici des tentations qui lui conseillent tout autre chose, les plaisirs du monde, un autre genre de vie : leur but est de le tirer hors de la voie, de le détourner de son dessein. Que par le désir de la patrie on triomphe de ces

 

1. Rom. VIII, 24, 25.

 

suggestions coupables : les ennemis sont vaincus sur la route, et le peuple poursuit sa marche vers la patrie.

10. Apprends de l'Apôtre que ces évènements étaient pour nous des figures. « Je ne veux pas dit-il, vous laisser ignorer, mes frères, que nos pères ont tous été sous la nuée. » S'ils ont été sous la nuée, ils ont été clans l'obscurité. Comment dans l'obscurité ? C'est qu'ils ne comprenaient point au sens spirituel ce qui leur arrivait corporellement. « Qu'ils ont tous passé la mer, que tous ont été baptisés sous Moïse, et qu'ils ont tous mangé la même nourriture spirituelle. » La manne leur fut donnée dans le désert (1), comme à nous l'onction des Écritures, pour nous soutenir dans le désert de cette mortelle vie. On sait de plus quelle manne mystérieuse reçoivent les Chrétiens : c'est à eux qu'il est dit : « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux 2. —Tous, poursuit l'Apôtre, ont mangé la même nourriture spirituelle. » Qu'est-ce à dire, la même? Elle avait la même signification. « Et tous ont bu le même breuvage spirituel. » Mais remarquez comment il n'explique que ce dernier trait et passe les autres sous silence. « Car ils buvaient, dit-il, de l'eau de la pierre spirituelle qui les suivait; or cette pierre était le Christ. Et toutes ces choses étaient pour nous des figures (3). » Ils les voyaient, mais elles devaient nous instruire; elles tombaient sous leurs sens, mais elles devaient se révéler à notre esprit. Aussi tous ceux qui n'y ont vu que ce qui est sensible appartiennent à l'ancien Testament.

11. Considérez maintenant qu'Isaac était vieux. De qui fit-il le rôle quand il voulut bénir son fils aîné (4) ? Il était vieux; dans la vieillesse je vois l'ancienneté et dans l'ancienneté le Testament ancien. Mais parce que l'ancien Testament n'était point compris de ceux qui furent sous la nuée, il est dit que les, yeux d'Isaac s'étaient obscurcis. Cet obscurcissement des yeux d' Isaac signifie donc l'obscurcissement de l'esprit des juifs, et la vieillesse d'Isaac désigne l’antiquité du Testament ancien.

Quoi de plus, mes frères ? Isaac veut bénir spécialement son fils aîné Esaü. La mère aimait le plus jeune, et le père son aîné, en tant que fils aîné : il était également juste pour l'un et pour l'autre, mais il avait plus d'affection pour

 

1. Exod, XVI, 13. — 2. Ps. XXXIII, 9. — 3. I Cor. X, 1, 2, 3, 4, 6. — Gen. XXVII, 1.

 

13

 

le premier-né. Il veut donc bénir l'aîné, parce que les promesses de l'ancien Testament s'adressaient au premier peuple de Dieu. Il n'a de promesse que pour les Juifs, à eux il semble tout assurer, tout réserver. Il les tire d'Egypte, les délivre de leurs ennemis, leur fait passer la mer, les nourrit de la manne, leur donne le Testament, la loi, les promesses, la terre même de la promesse. Il n'est donc pas étonnant qu'Isaac ait voulu bénir son fils aîné.

Mais sous la figure de cet aîné, c'est sur le plus jeune que descend la bénédiction. La mère représente l'Église. Croyez-le, mes frères, l'Église n'est pas seulement dans les saints qui parurent après l'avènement et la naissance du Sauveur; tous les saints, quel qu'ils soient, appartiennent à l'Église. Abraham n'est-il pas à nous, quoiqu'il ait vécu avant que le Christ naquît d'une Vierge, et que nous ne soyons devenus Chrétiens que si, longtemps après la passion du Christ? Mais l'Apôtre assure que nous devenons les enfants d'Abraham en imitant la foi d'Abraham (1). Quoi donc! C'est en imitant sa foi que nous sommes admis dans l'Église, et lui n'y sera point admis ? Cette Église est représentée par Rebecca, l'épouse d'Isaac; elle était aussi dans les saints Prophètes qui comprenaient l'ancien Testament, car ces promesses charnelles désignaient pour eux je ne sais quoi de spirituel. Aussi les spirituels sont avec le fils puîné ; car celui-ci est spirituel comme l'aîné charnel.

12. Déjà nous disions hier à votre sainteté qu'Esaü est appelé l'aîné parce que nul ne devient spirituel qu'après avoir été charnel. Mais on sera toujours Ésaü si l'on continue à vivre de la prudence de la chair; et si fon devient spirituel, on sera alors le fils plus jeune, plus jeune et plus grand que l'aîné; celui-ci ne devançant que par l'âge et l'autre devançant par la vertu.

Aussi bien Jacob ayant fait cuire des lentilles, Ésaü voulut en manger avant de se présenter à la bénédiction paternelle. « Donne-moi ton droit d'aînesse, lui dit Jacob, et je te donnerai ces lentilles que j'ai préparées (2). » Il vendit ce droit d'aînesse à son jeune frère. L'un y gagna le plaisir d'un moment et l'autre une éternelle dignité. C'est donc manger des lentilles que d'être dans l'Église asservi aux plaisirs du temps.

Jacob fit cuire ces lentilles sans en manger. C'est que les idoles étaient adorées surtout par

 

1. Rom. XV, 12; Galat. III, 7. — 2. Gen. XXV, 31.

 

les Égyptiens avides de lentilles. Les lentilles désignent d'ailleurs toutes les erreurs des païens. Et comme Jacob représentait la plus grande et la plus illustre portion de l'Église qui vient de la gentilité, Jacob fit cuire les lentilles, Ésaü les mangea, c'est-à-dire que la gentilité rejeta les idoles qu'elle adorait, tandis que les Juifs s'y asservirent. N'avaient-ils pas le coeur tourné vers l'Égypte lorsqu'ils parcouraient le désert? Même après que leurs ennemis furent morts dans la mer et engloutis sous les flots, ils voulurent se faire une idole. Ils ne voyaient point Moïse (1) et ils ne comprenaient point que Dieu était présent; trop confiants dans la présence d'un homme que leurs yeux ne rencontraient plus, ils commencèrent à croire que Dieu n'était plus là, et pourtant c'était lui seul qui opérait ces étonnantes merveilles par le ministère de Moïse. Si du regard charnel ils cherchèrent un homme, c'est que pourvoir bien clans Moïse. ils n'avaient point le regard du coeur. Aussi parce que tournés vers l'Égypte ils se nourrissaient en quelque sorte de ses lentilles, ils perdirent la prééminence.

Appliquez-vous ceci à vous-mêmes. Il y a un peuple chrétien. Or les premiers dans ce peuple sont ceux qui appartiennent à Jacob. Pour ceux qui vivent d'une manière charnelle, qui croient charnellement, qui espèrent charnellement; qui aiment charnellement, ils sont encore de l'ancien Testament et non du Nouveau; ils partagent le sort d'Ésaü et non la bénédiction de Jacob.

13. Que votre sainteté fasse bien attention. Le vieil Isaac, dont la vue était obscurcie, voulait donc bénir son fils aîné; c'est que le vieux Testament s'adressait aux Juifs. Ils ne le comprenaient pas; c'est ce qu'indiquent les yeux obscurcis. Je le répète donc, mes frères, il s'adresse à l'aîné et la bénédiction descend sur le plus jeune.

En effet, cette mère, qui se montre dans tous les saints, c'est-à-dire l'Église, comprenait la prophétie et elle donna à son fils puîné le conseil suivant : « Moi-même j'ai entendu ton père disant à Ésaü : Va, apporte-moi à manger de ta chasse, afin que mon âme te bénisse avant que je meure. — Maintenant donc, mon fils, écoute-moi. Elle lui donna alors le conseil d'aller chercher deux chevreaux dans le troupeau voisin; elle s'engageait à les apprêter comme elle savait que le père les aimait; celui-ci en devait manger et bénir son plus jeune fils durant l'absence de

 

1. Exod. XXXII, 1.

 

14

 

l'aîné. Jacob craignit : « Mon frère dit-il, est velu; pour moi je ne le suis pas; si donc mon père vient à me toucher et à me palper, ne comprendra-t-il pas que je suis Jacob et n'attirerai-je pas sa malédiction au lieu de sa bénédiction ? — Va mon fils, répondit la mère, écoute-moi. Je me charge de cette malédiction (1). » Jacob alla donc, il apporta deux chevreaux; la mère les apprêta et lui les présenta à son père. Mais comme il Pavait prévu, son père ne le reconnaissant point à la voix, le toucha; et il sentit qu'il était velu. C'est que sa mère avait enveloppé ses bras avec les peaux des chevreaux. Isaac crut qu'il était son fils aîné et il le bénit; il dirigeait sa bénédiction sur l'aîné et elle descendait sur le plus jeune.

Pourquoi celui-ci est-il béni sous l'extérieur de son aîné ? N'est-ce point parce que c'est sous les figures de l'ancien Testament, promis aux Juifs, que la bénédiction spirituelle est parvenue au peuple chrétien ? Attention, mes frères ! On leur parle de la terre promise, on nous en parle aussi; l'Écriture semble n'entretenir que les Juifs de cette terre promise, et c'est nous qui comprenons ce qu'elle signifie, nous qui disons à Dieu : « Vous êtes mon espérance, mon partage dans la terre des vivants (2). » Mais qui nous a enseigné à parler ainsi ? C'est notre mère; c'est l'Église en effet qui nous enseigne par l'organe des saints Prophètes dans quel sens spirituel nous devons entendre les promesses charnelles.

14. Mais pour arriver jusqu'à nous, cette bénédiction exige que purifiés de nos péchés par le sacrement de la régénération, nous supportions avec patience les péchés d'autrui. Notre mère aussi a donné naissance à deux fils; remarquez-le, mes frères. L'un est velu, l'autre ne l'est pas, c'est-à-dire que l'un est pécheur et l'autre doux, pur de tout péché. Ces deux fils sont bénis : car il est deux espèces d'hommes que bénit l'Église. Comme Rebecca, elle porte dans son sein des justes et des pécheurs.

Il est en effet des hommes qui refusent, même après le baptême, de renoncer aux péchés et qui veulent continuer à faire ce qu'ils faisaient auparavant. Trompaient-ils ? Ils veulent tromper encore. Prêtaient-ils de faux serments? Ils veulent encore se parjurer. Ils enlaçaient les innocents dans leurs pièges, ils veulent les y prendre encore; s'ils tramaient des complots homicides, ils en trament encore. S'ils se livraient à l'impureté

 

1. Gen. XXVII, 6-13. — 2. Ps. CXLI, 6

 

et au vin, ils s'y livrent tout autant. C'est Ésaü couvert encore des poils de sa naissance. Que. fait Jacob ? Sa mère lui dit : Va chercher la bénédiction de ton père. Je crains, répond-il, je n'approcherai pas de lui. C'est qu'il y a dans l'Église des hommes qui redoutent de se mêler aux pécheurs; ils ont peur qu'en vivant avec eux dans l'unité ils ne se souillent en quelque sorte à ce contact, et que le schisme et l'hérésie ne leur donnent la mort.

15. Mais que dit-on de cet Ésaü velu qui n'a point su mener une vie sage dans la maison paternelle? « C'était un rude chasseur. — Pour Jacob, il vivait sans artifice à la maison (1). » Aussi était-il aimé de sa, mère, qui jouissait de la douceur de sa vie. C'est ce même Jacob qui au moment de sa lutte avec l'ange fut surnommé Israël et non sans un profond mystère, car il reçut ce nom après avoir été béni (2), et précisément parce qu'il était sans artifice. Soyez attentifs, mes frères, et reconnaissez combien il était en vérité exempt d'artifice.

Lorsque le Sauveur vit Nathanaël, il lui dit pour montrer qu'il le connaissait bien : « Voici vraiment un Israélite, il est sans, artifice (3). » Si Nathanaël est un Israélite pour être sans artifice, il n'y avait certes pas d'artifice dans Israël lui-même.

Que signifient donc ces paroles : « Ton frère est venu artificieusement et il a ravi la bénédiction (4)? » L'Écriture nous apprend qu'il vivait à la maison sans artifice; et en disant à Nathanaël : « Voici vraiment un Israélite, il est sans artifice, » le Seigneur atteste aussi que Jacob en était exempt. Que signifient ces mots : « Il est venu artificieusement et il a ravi la bénédiction? »

16. Examinons d'abord ce que l'on entend par artifice et voyons ce que doit faire Jacob. Il supporte les péchés d'autrui, et il les supporte avec patience quoiqu'ils ne soient pas les siens. Voilà ce que signifient les peaux de chevreaux : supporter patiemment les péchés d'autrui, n'être attaché à aucun péché personnel. Ainsi tous ceux qui supportent les péchés d'autrui pour l'unité de l'Église, imitent Jacob. Jacob lui-même est animé de l'esprit du Christ, car le Christ est de la race d'Abraham- à qui il a été dit : « Toutes les nations seront bénies dans ta postérité (5); » et sans avoir fait aucun péché,

 

1. Gen. XXV, 27. — 2. Ib. XXXII, 28. — 3. Jean, I, 47. — 4. Gen. XXVII, 35. — 5. Gen. XXII, 18.

 

15

 

Notre-Seigneur Jésus-Christ porte les péchés d'autrui. Et après avoir obtenu la rémission de ses propres péchés on refuse de supporter les péchés étrangers ?

Ainsi Jacob passe au Christ après s'être chargé des péchés d'autrui, ou s'être couvert des peaux de chevreaux. Mais qu'est-ce que l'artifice ?

17. Ésaü vient plus tard, apportant à son père ce que son père a demandé. Il trouve que son frère est béni à sa place et il ne reçoit pas une autre bénédiction. Ces deux fils en effet représentent deux peuples; et l'unité de bénédiction désigne l'unité de l'Église. Or ces deux peuples sont aussi figurés dans Jacob; mais il le sont d'une autre manière. Voici comment.

Jésus-Christ Notre-Seigneur était venu pour les Juifs et les Gentils; il fut repoussé par les Juifs que figurait Ésaü. Néanmoins il choisit parmi eux des hommes qui avaient l'esprit de Jacob, qui commençaient à désirer, à comprendre dans un sens spirituel les divines promesses. Ils ne prenaient plus dans un sens charnel cette terre après laquelle ils soupiraient; ils voyaient en elle la sainte cité des âmes, où personne ne naît corporellement parce que personne n'y meurt ni pour le corps ni pour l'âme.

Ils appartinrent à Jacob sitôt qu'ils commencèrent à s'enflammer de ces désirs, ils crurent au Christ et dans la Judée même se forma le troupeau du Seigneur. Mais que disait le Seigneur de ce troupeau naissant? « J'ai d'autres brebis qui ne sont point de cette bergerie; je vais les amener et il n'y aura qu'un bercail et qu'un pasteur (1). » Quelles sont ces autres brebis de Notre-Seigneur Jésus-Christ? N'est-ce pas les Gentils ? Ces brebis de la gentilité se sont réunies aux brebis de la Judée. De la Judée en effet étaient les Apôtres; de la Judée les cinq cents frères qui virent le Sauveur après sa résurrection (2) ; de la Judée ce même Nathanaël à qui le Seigneur rendit ce témoignage, qu'il était sans artifice. De là aussi les cent-vingt qui étaient dans le cénacle lorsque le Saint-Esprit vint les pénétrer, comme le Sauveur l'avait promis à ses disciples. De là ces milliers d'hommes dont il est parlé aux actes des Apôtres (3); sortis des rangs de ceux-là même qui avaient crucifié le Christ, ils furent baptisés au nom du Christ.

18. De la Judée venaient donc des brebis, et des brebis en grand nombre; mais elles n'étaient

 

1. I Jean, X, 16. — 2. II Cor. XV, 6. — 3. Act. I, II, IV.

 

point les seules : le Christ en avait d'autres parmi les Gentils. Ces deux peuples, venus de régions diverses, sont désignés aussi par les deux murs. L'Eglise des Juifs sort de la circoncision, celle des Gentils n'en vient pas; les uns et les autres, accourus de points opposés, se réunissent dans une même demeure, dont le Seigneur est appelé la pierre angulaire. Ne dit-il pas lui-même : « La pierre rejetée par les ouvriers est devenue la pierre angulaire (1) ? » et l'Apôtre : « Le Christ Jésus étant lui-même pierre principale de l'angle (2) ? » Mais un angle suppose la jonction de deux murs; et deux murs ne peuvent former un angle s'ils ne sont en sens divers; ils ne feraient point un angle s'ils avaient la même direction. Les deux peuples sont donc les deux chevreaux, les deux bergeries, les deux murs; ils sont aussi les deux aveugles qui étaient assis sur la route (3) , les deux barques que l'on chargea de poissons (4) ; et l'Écriture nous parle souvent de ces deux peuples. Mais en Jacob ils se réunissent pour n'en former qu'un seul.

19. Pourquoi des chevreaux, dira quelqu'un? Vous savez que les chevreaux sont les pécheurs; puisque les boucs seront à la gauche et les agneaux à la droite (5). Cependant il n'y aura à la gauche que les boucs qui seront restés tels. Si d'abord ils n'eussent été boucs, le Seigneur ne dirait point : « Je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs. » A l'époque où il vivait avec les pécheurs et mangeait à la table des publicains, les Juifs se croyaient des agneaux ou des justes, mais l'orgueil en faisait plutôt des boues : ils reprochèrent donc au Sauveur cette condescendance, ils dirent même à ses disciples : « Pourquoi votre Maître mange-t-il avec les publicains et les pécheurs? »Voyez comment le Seigneur se défendit : « Ceux qui se portent bien n'ont pas besoin de médecin, mais ceux qui sont malades; je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs (6). » Il appelle donc les boucs, mais non pour qu'ils restent boucs.

Jacob tua ses chevreaux pour en préparer un festin à son père. Voici ce que cela signifie au sens spirituel, et on devait considérer ce sens dans cette bénédiction qui semblait donnée au fils aîné: Ces chevreaux ont été tués et mangés pour faire partie d'un même corps : ainsi les péchés sont

 

1. Ps. CXVII, 22. — 2. Ephés. II, 20. — 3. Matt. XX, 30. — 4. Luc. V, 7. — 5. Matt, XXV, 33. — 6. Matt. IX, 11-13.

 

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détruits dans les pécheurs qui deviennent après cette sorte de mort, membres du corps unique de l'Église, de l'Église représentée par Pierre lorsqu'il lui fut dit : « Tue et mange (1). »

Ainsi donc l'un des deux fils est tout agreste, l'autre vit paisible à la maison; celui-là est lainé, celui-ci le plus jeune ; à l'aîné semblaient ;appartenir les bénédictions, elles descendent sur le plus jeune. Elles semblaient réservées à l'aîné, car aux Juifs étaient faites des promesses temporelles; elles descendent sur le plus jeune, parce qu'elles devaient être entendues dans un sens spirituel et recueillies par les Chrétiens.

20. Or Jacob ne recevrait pas la bénédiction s'il ne portait les péchés qu'il ne commettait plus. Votre sainteté comprendra comment on doit supporter les péchés. Il en est qui croient les supporter et qui n'en parlent pas aux coupables : c'est une dissimulation détestable. Supporte le pécheur, non en aimant le péché qui. est en lui, mais en le poursuivant à cause de lui. Aime le pécheur, non pas en tant qu'il est pécheur, mais en tant qu'il est homme. Quand tu aunes un malade, ne travailles-tu pas à chasser sa fièvre? Épargner la fièvre, ce ne serait pas aimer le malade. Dis donc la vérité à ton frère, sans la dissimuler. Eh! faisons-nous autre chose que de vous dire la vérité? Point de mensonge; parle franchement; mais supporte en attendant qu'on soit corrigé. Peut-être y a-t-il eu intervalle entre le moment où l'on a tué les chevreaux et celui où on, s'est couvert de leurs dépouilles : mais ce que ces actes signifient peut s'accomplir en même temps; car tout en reprenant les pécheurs, ce qui est comme égorger les chevreaux, le juste peut supporter avec compassion leurs péchés, ce qui est comme en porter les dépouilles.

Jacob a donc dans la mesure de ses forces, immolé le pécheur, égorgé ses chevreaux. Mais il supportait les péchés d'autrui, il les supportait avec patience et il a mérité d'être béni. C'est que la charité supporte tout. Cette charité était dans sa mère, cette mère figurait la charité même. En figurant tous les saints elle figurait la charité, car il n'est aucun saint qui n'ait la charité. De quoi me servira-t-il « de parler les langues des hommes et des anges si je n'ai pas la charité ? Je suis un airain sonnant ou une cymbale retentissante. Et quand j'aurais toute la foi, au point de transporter des montagnes,

 

1. Act. X, 13.

 

si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. Et quand je connaîtrais tous les mystères et toutes les prophéties; quand je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n'ai point la charité, cela ne me sert de rien (1). » Qu'est-ce donc que cette charité qui sert beaucoup lorsqu'elle est seule et sans laquelle rien ne profite ? Ainsi c'est la charité qui conseille Jacob; il obéit parce qu'il est fils de la charité.

21. Quel avis lui donne-t-elle ? Qu'il se couvre des peaux de chevreaux et s'approche de son père. Le père cherche l'aîné et bénit le plus jeune. Ainsi le vieux Testament a en vue les Juifs au sens littéral; au sens spirituel il bénit les chrétiens. Voici un grand mystère, un grand sacrement ; votre sainteté s'appliquera à le comprendre. « Ton frère est venu artificieusement, » dit Isaac en parlant d'un homme sans artifice. L'esprit prophétique révélait sans doute à Isaac ce qui s'accomplissait et lui-même parlait figurément. Il fait tout avec un profond mystère. S'il ignorait ce qu'il fait, ne s'irriterait-il point contre un fils qui le trompe? L'aîné arrive; « Voici, dit-il, mange, mon- père; j'ai fait ce que tu m'as ordonné. — Qui es-tu, reprend Isaac ? — Je suis, répondit Ésaü, ton fils aîné. — Mais quel est celui qui m'a déjà apporté à manger, que j'ai béni et qui sera béni (2) ? » Il paraissait irrité; Ésaü attendait de lui quelque malédiction contre son frère; mais pendant qu'il attend, cette malédiction, Isaac ratifie la bénédiction donnée. Quelle espèce de colère! quelle indignation! Isaac connaissait donc le mystère; l'obscurcissement de sa vue signifiait l'aveuglement des Juifs, mais son regard intérieur plongeait dans la profondeur des mystères.

22. « Ton frère, dit-il, est venu artificieusement et a ravi la bénédiction. » Nous disions Voyez ce que veut dire artificieusement. L'artifice ici n'est point artifice ? Comment l'artifice n'est-il point artifice ? Comment une pierre n'est-elle pas une pierre? Comment appelle-t-on nier ce qui n'est point mer? pour signifier autre chose. C'est aussi pour signifier autre chose; qu'on dit pierre ce qui n'est pas pierre, ainsi qu'on appelle montagne ce qui n'est point une montagne.

Le Seigneur Jésus-Christ est appelé Lion de la tribu de Juda, et il n'est pas lion; on le nomme agneau, et il n'est pas agneau; brebis

 

1. I Cor. XIII, 1-7. — 2. Gen. XXVII, 31-33.

 

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et il ne l'est pas; on le désigne même sous le nom de veau réservé au sacrifice et il est tout autre chose.

Or c'est ainsi qu'on dit artifice ce qui n'est point artifice. Pourquoi dit-on artifice ce quine l'est point ? Cherchons. Et d'abord examinons pourquoi toutes ces autres dénominations.

Pourquoi désigne-t-on le Sauveur sous le nom de lion ? à cause de sa force. Sous le nom de pierre? à cause de sa fermeté. D'agneau? à cause de son innocence. De veau même ? parce qu'il est victime. De montagne ? à cause de sa grandeur. De manne? à cause de sa douceur. Pourquoi aussi a-t-on dit artifice? Examinons la nature même de l'artifice et nous comprendrons pourquoi on en a donné le nom à ce qui ne l'est pas.

Nous savons ce que c'est qu'une pierre. Toutefois nous disons également d'un homme sot et, dur qu'il est une pierre, et d'un homme robuste et inébranlable, qu'il est aussi une pierre : pour louer, nous considérons dans la pierre sa fermeté, et pour blâmer sa dureté. Nous connaissons cette fermeté de la pierre, c'est pourquoi nous disons : « La pierre était le Christ (1).» Le lion est pour nous un symbole de force; cependant le démon lui-même est appelé un lion. Mais que voyons nous dans l'artifice qui nous permette de le prendre comme figure, de la même manière que nous prenons dans ce sens et lion, et agneau, et pierre, et le reste ?

23. Qu'est-ce que l'artifice ? L'artifice consiste à faire une chose en en simulant une autre. Il y a donc artifice quand l'intention est différente de l'action. Considéré dans le sens propre l'artifice est ainsi répréhensible, comme on le serait si prenant le mot pierre dans le sens propre on disait que le Christ est une pierre; car ce serait un blasphème. Qui oserait également blasphémer jusqu'à appliquer au Christ, dans le sens propre, la dénomination de veau ? Ce terme désigne proprement un animal; au figuré c'est une victime. Ainsi au propre la pierre est une terre durcie, tandis qu'au figuré c'est la fermeté.

A la lettre l'artifice est une fraude ; au',sens métaphorique, c'est une figure proprement dite. En effet toute figure et toute allégorie semblent dire à l'esprit autre chose que ce qu'elles, disent aux oreilles; c'est pourquoi l'action figurée pst ici appelée du nom d'artifice. Que signifie donc : « Il est venir artificieusement, et il a ravi ta

 

1. I Cor. X, 4.

 

bénédiction ? » Que ce qui ce faisait était une figure, voilà pourquoi : « Il est venu artificieusement. » Ah! si Jacob avait trompé, Isaac ne ratifierait point la bénédiction donnée, il devrait la changer en une juste malédiction.

L'artifice n'était,donc pas un artifice réel. D'ailleurs Jacob n'avait point menti en disant « Je suis Ésaü, ton fils premier-né. » Celui-ci avait dès lors fait un pacte avec son frère et lui avait vendu ses droits d'aînesse. Jacob se présenta donc à son père comme possédant ce qu'il avait acheté à Ésaü ; il avait acquis ce que celui-ci avait perdu. La dignité du droit d'aînesse n'était point bannie de la maison d'Isaac ; elle y était. Mais elle n'était point dans celui qui l'avait vendue. Où donc était-elle, si elle n'était dans le plus jeune des fils ? Instruit mystérieusement de ce fait, Isaac confirma sa bénédiction et dit à Ésaü : « Que puis-je faire pour toi? » Et celui-ci : « Bénis-moi aussi, mon père; n'aurais-tu qu'une seule bénédiction (1) ? » Mais Isaac savait n'en avoir qu'une seule.

24. Pourquoi une seule? L'Esprit-Saint m'aidera à le dire et vous à le comprendre. Examinons ces bénédictions, celle que reçut Jacob et celle que reçut Ésaü. « Es-tu mon fils Ésaü? » dit Isaac, à Jacob. « Oui, » répondit celui-ci. « Apporte-moi, ajouta Isaac, et je mangerai de ta chasse, mon fils, afin que mon âme te bénisse avant ma mort. Mais donne-moi un baiser. » Il ne baisa point Ésaü : ainsi la bénédiction de Jacob commence par la paix. Pourquoi .avoir confirmé cette paix par un baiser? Parce que lui aussi,supportait pour la paix les péchés d'autrui. « Jacob s'approcha et l'embrassa, et Isaac sentit l'odeur qu'exhalaient ses vêtements. » Car il était couvert de la robe de son frère; c'est-à-dire qu'il portait la prérogative d'aîné perdue par Ésaü. Ce dont celui-ci avait eu tort de se défaire exhalait dans celui-là une sorte de parfum. « Il sentit l'odeur de ses vêtements et le bénit en disant : voilà que l'odeur qui s'échappe des vêtements de mon fils est comme l'odeur d'un champ rempli, qu'a béni le Seigneur. » Il sent l'odeur du vêtement et il l'appelle l'odeur d'un champ. Vois le Christ au fond de ce mystère et comprends que ce vêtement désigne l'Église du Christ.

25. Votre sainteté le comprendra. Une même chose peut être désignée de différentes manières. Ainsi l'Église signifiée par les deux chevreaux

 

1. Gen. XXVII, 37, 38.

 

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est encore figurée par ce vêtement. Mais pour être désigné de plusieurs manières il faut qu'un même objet ne soit, en réalité, rien de ce qui le rappelle et que figurément il soit tout cela. Un agneau ne peut être un lion , un lion ne saurait être un agneau. Cependant Notre-Seigneur Jésus-Christ peut être à la fois et lion et agneau : lion et agneau non pas en réalité mais en figure. Ainsi des chevreaux ne sauraient être un vêtement, ni un vêtement des chevreaux. L'Église toutefois n'étant réellement ni chevreaux ni vêtement, peut être au sens figuré et vêtement et chevreaux, et tout ce qui se peut dire.

26. « Il sentit l'odeur de ses vêtements et il dit : voilà que l'odeur qui s'échappe des vêtements de mon fils est comme l'odeur d'un champ rempli, qu'a béni le Seigneur.» Ce champ est aussi l'Église. Prouvons qu'il est l’Église.

Écoute l'Apôtre, il dit aux fidèles : « Vous êtes le champ que Dieu cultive, l'édifice que  Dieu bâtit (1). » Non-seulement l'Église est un champ; c'est Dieu même qui cultive. Prête l'oreille au Seigneur; il dit encore : « Je suis 1a vigne, vous êtes les serments et mon Père cultive (2).» Aussi l'ouvrier qui travaille dans ce champ, avec l'espoir d'une éternelle récompense, l’Apôtre lui-même ne s'attribue que ce qui convient à un ouvrier. « J'ai planté, dit-il, Apollo a arrosé, mais Dieu a fait croître. C'est pourquoi, ni Celui qui plante n'est quelque chose, ni celui qui arrose, mais Dieu qui fait croître (3). » Voyez comme il a gardé l'humilité! C'est qu'il voulait appartenir à Jacob, être dans ce champ, c'est-à-dire dans l'Église, ne pas perdre ce vêtement dont le parfum est comme le parfum d'un champ rempli, ni partager l'orgueil d'Esaü, comprenant comme lui dans un sens charnel, et tout gonflé de superbe.

Ce champ exhale donc. la même odeur que les vêtements de Jacob ; mais ce champ n'est rien par lui-même : aussi Isaac ajoute : « Qu'a béni le Seigneur. Et le Seigneur te donnera de la rosée du ciel et de la graisse de la terre, le blé et le vin en abondance. Et les nations te serviront et tu seras le seigneur de ton frère et les fils de ton père se prosterneront devant toi. Qui te maudira sera maudit, et qui te bénira sera béni (4). » Telle est la bénédiction de Jacob. Si Esaü n'était aussi béni, il n'y aurait

 

1. I Cor. III, 9. — 2. Jean, XV, 1, 6. — 3. I Cor. III,         6, 7.— 4. Gen. XIII, 19-29.

 

point de difficulté. Il reçoit donc une bénédiction. Ce n'est pas la même; et toutefois elle ne diffère pas complètement de celle de Jacob.

27. Écoutons en quoi consiste cette bénédiction d'Ésaü et saisissons quelle différence existe entre les enfants spirituels de l'Église et ses enfants charnels, entre ceux qui vivent spirituellement et ceux qui toujours sont livrés aux joies de la chair.

Isaac dit en répondant à Ésaü : « Qui donc a chassé pour moi et m'a apporté de sa chasse? Qu'il soit béni. Or quand Esaü entendit ces paroles de son père, il poussa un grand cri et il dit : Bénis-moi aussi, mon père. Isaac répondit : Ton frère est venu artificieusement et il a enlevé ta bénédiction. »

28. C'est avec raison, reprit Esaü, « qu'il a été appelé Jacob. » Jacob en effet signifie l'action de supplanter, et cette action n'est pas ici vide de sens; comme l'artifice elle est une figure. Jacob en effet, quand il reçut ce nom, n'avait pas assez de méchanceté pour vouloir supplanter son frère, puisqu'il fut ainsi appelé lorsqu'en naissant il tenait à la main le pied d'Esaü (1). Mais supplanter les hommes charnels, c'est vivre en spirituel.

Car lorsque les charnels portent envie dans l'Église aux hommes spirituels, ils sont supplantés et deviennent pires qu'ils n'étaient. Écoute comment l'Apôtre s'exprime à ce sujet. Il venait de rappeler l'odeur dont avait ainsi parlé Isaac : « L'odeur qui s'exhale de mon fils est comme l'odeur d'un champ rempli qu'a béni le Seigneur. » L'Apôtre dit donc : « Nous sommes partout la bonne odeur du Christ. » Puis il ajoute : « Aux uns c'est une odeur de vie pour la vie, et aux autres une odeur de mort pour la mort : et qui en est capable (2)? » c'est-à-dire qui est capable de comprendre comment, sans qu'il y ait de notre faute, nous sommes une odeur de mort pour la mort de quelques hommes?

Ces fidèles chrétiens marchent dans leurs voies spirituelles, ils ne savent que vivre saintement. Mais ceux qui jalousent ces hommes sans tache commettent des péchés graves et provoquent les châtiments divins. Ainsi cette odeur, qui est à d'autres une odeur pour la vie, leur devient une odeur pour la mort. Le Seigneur lui-même n'est-il pas devenu avant les Apôtres une odeur de vie pour les croyants et une odeur de mort pour ses persécuteurs? Beaucoup en effet ayant

 

1. Gen. XXV, 26. — 2. II Cor. II, 15, 16.

 

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cru en lui, les Juifs lui portèrent envie et commirent un crime épouvantable en mettant à mort l'Innocent, le Saint des saints. S'ils ne s'étaient pas rendus coupables de ce forfait, la bonne odeur du Christ ne serait pas pour eux une odeur mortelle. —Esaü fut donc supplanté dans la bénédiction donnée par son père.

29. Celui-ci répondit : « Je l'ai établi ton Seigneur. » Esaü ne put comprendre différemment ces paroles : « Et tous ses frères le serviront. — Mais que ferai-je pour toi, mon fils? « Ésaü répondit : Ah ! bénis-moi aussi. Isaac était comme étouffé, » c'est-à-dire violenté. Quel spectacle! quel grand mystère ! Puissions-nous le saisir ! Isaac est violenté, et toutefois il bénit; sa bénédiction s'accomplira, mais elle est forcée. Qu'est-ce à dire ? Ecoutons. Examinons cette bénédiction et apprenons ce que c'est qu'une bénédiction forcée.

30. Isaac répondit; remarquez : c'est le père d'Esaü et il ne l'embrasse point; il lui dit : « Tu habiteras dans la graisse de la terre et sous la rosée du ciel. » Il avait dit aussi à Jacob :

« Le Seigneur te donnera de la graisse de la terre et de la rosée du ciel. » Ceci est donc commun aux deux frères. Qu'est-il spécialement accordé à Jacob ? « Tous tes frères te serviront; qui te bénira sera béni, et qui te maudira sera maudit. » Ésaü aussi reçoit je ne sais quoi de particulier. Il lui est dit et non à Jacob : « Tu vivras avec l'épée et tu serviras ton frère. » Mais pour ne lui pas ôter le libre arbitre, hier encore nous vous en parlions, il ajoute : « Viendra le temps où tu secoueras et rejetteras son joug de ton cou (1). » Tu es libre de te convertir, si tu veux; alors vous ne serez plus deux mais un seul en Jacob. Tous ceux en effet qui quittent Ésaü se donnent à Jacob. La ressemblance fait l'unité, la dissemblance produit la diversité. En résumé, tous deux auront de « la rosée du ciel et de la graisse de la terre. » A Jacob seul il est dit : « Les nations et tes frères et les fils de ton père te serviront, » comme au seul Ésaü : « Tu vivras avec l'épée ». Il y a donc entre eux des choses communes, il en est de particulières.

31. Les méchants dans l'Église, tiennent à Esaü; car eux aussi sont fils de Rébecca, fils de leur mère la sainte Église, nés de son sein. Ils restent velus, avec leurs péchés charnels, ils n`en sont pas moins nés de son sein. Ils ont

 

1. Gen. XXVII, 39, 40.

 

quelque chose de la rosée du ciel, et de la graisse de la terre : de la rosée du ciel, toutes les Écritures, toutes les divines paroles; de la graisse de la terre, tous les sacrements visibles, car un sacrement visible tient de la terre. Tels sont les biens communs que bons et méchants possèdent dans l'Église. Car les méchants possèdent aussi les sacrements et y participent; ils. participent même, comme le savent les fidèles, à ce qui vient du blé et du vin! Ils ont quelque chose de la rosée du ciel; car du haut du ciel la parole de Dieu descend sur tous. Cette parole descend et elle arrose : vois ce qu'elle arrose et quel est celui qui la répand. Elle arrose les uns et les autres, les bons et les méchants. Mais ceux-ci dirigent cette pluie salutaire sur la racine des épines; ceux-là lui font nourrir de bons fruits. Le Seigneur fait tomber sa pluie sur les moissons et sur les épines en même temps; il arrose les moissons pour les placer au grenier et les épines pour les jeter au feu. Toutefois la pluie est la même. C'est ainsi que la parole de Dieu arrose toutes les âmes.

Que chacun reconnaisse quelle est sa racine, à quoi il fait servir cette pluie salutaire. S'il l'appelle à produire des épines, est-ce une raison d'accuser cette pluie de Dieu? Avant d'aller à la racine, elle est douce : douce est la parole de Dieu avant d'entrer dans le coeur mauvais, avant que ce mauvais coeur ne fasse servir cette pluie mystérieuse au mensonge, à l'hypocrisie, aux convoitises coupables, à la perversité et à la dépravation qui sont en lui. Il commence sans doute à produire des épines avec cette bonne pluie; c'est qu'il reçoit de la rosée du ciel. Et comme tous les méchants ne sont pas exclus des divins sacrements, il tient aussi, de la graisse de la terre, ce que savent ceux qui ont voulu participer déjà aux mystères des fidèles.

32. Voilà l'héritage commun aux deux frères. Mais toutes les nations, n'appartiennent qu'aux spirituels, parce que eux-mêmes appartiennent à l'Église qui remplit l'univers. Faites attention, mes frères, et discernez autant que vous en êtes capables, autant que le Seigneur vous en fait la grâce. Tout spirituel remarque que dans le monde entier l'Église est une, vraie, catholique et qu'au lieu d'être arrogante elle souffre patiemment les péchés des hommes, qu'elle ne peut rejeter de l'aire divine avant l'avènement du suprême et infaillible Vanneur: car il viendra nettoyer son aire, amasser le blé dans le grenier (20) et jeter la paille au feu; c'est lui qui doit séparer la paille du bon grain, préparer un grenier pour le froment et le feu pour la paille (1). L'Église sait donc que les pécheurs doivent être jetés à part à la fin des siècles, c'est pourquoi elles les supporte.

Les pécheurs et les hommes charnels sont mêlés parmi tous les peuples aux chrétiens spirituels et sont leurs serviteurs, sans que les spirituels soient les leurs; car ces spirituels profitent de leurs fautes. Attention, mes frères; je m'expliquerai s'il m'est possible; que je ne craigne rien et je ne garderai point le silence, je suis pressé de dire ma pensée. Quelques-uns me désapprouveront peut-être; mais qu'ils me pardonnent, car je crains; qu'ils pardonnent à ma peur. Le Christ n'a redouté personne, et c'est la crainte du Christ qui nous empêche d'épargner les coupables; si nous refusions de les contrister, il pourrait bien ne nous épargner pas nous-mêmes. Écoutez avec bienveillance ce que je veux dire et appliquez votre attention tout entière.

Jacob et Ésaü ont reçu l'un et l'autre de la rosée du ciel et de la graisse de la terre; ils ont l'un et l'autre ce que, nous avons dit, ce que nous connaissons, ce que vous connaissez. Mais à Jacob seul il a été promis que les nations le serviraient : dans l'Église universelle en effet les chrétiens charnels ne servent que les spirituels. Comment? C'est qu'ils les aident à faire des progrès; et pour ce motif ils en sont appelés les serviteurs. Sans doute ils font ce qui déplaît aux spirituels; mais ceux-ci profitent de leurs désordres et méritent la couronne de la patience.

33. Que votre sainteté remarque ce que nous disons. Ésaü n'a point reçu les nations en héritage, parce que tous les chrétiens charnels qui sont dans l'Église sont séparés ou près de se séparer. Voilà comment s'est formé le parti de Donat, il vient des chrétiens charnels qui ont de charnelles affections. Ils étaient donc charnels, et soit en cherchant leur propre gloire, soit en manquant de patience , ils ont fait une brèche et sont sortis. Ils tenaient à leur honneur, ils en faisaient grand cas; ils se sont gonflés d'orgueil, ils ont manqué de patience, c'est-à-dire de charité, car il est écrit : « La charité est patiente, elle souffre tout, elle n'est point envieuse, elle ne s'enfle point, elle n'agit point insolemment (2). » Aussi quelques

 

1. Matt. III, 13. — 2. I Cor. XIII, 7, 4.

 

bonnes qualités qu'ils eussent d'ailleurs, comme ils manquaient de cette charité sans laquelle rien n'est utile, ils se sont séparés, et c'est à ces hommes charnels que doivent leur origine toutes les hérésies, toutes les divisions, tous les schismes qui se sont produits. Ou bien en effet ces malheureux avaient des idées charnelles, ils se sont faits des images de ces vains fantômes et sont tombés dans l'égarement; repris par la foi catholique ils n'ont point soutenu la réprimande et sont sortis, entraînés par leur propre poids. Ou bien encore ils sont sortis pour avoir eu des querelles et des inimitiés avec leurs frères.

Lesquels se sont ainsi divisés, sinon ceux à qui appartient ce glaive dont il est dit : « Tu vivras avec l'épée? » Le glaive sans doute peut se prendre dans le bon sens. Nous l'avons dit plus haut : la pierre peut désigner le Christ à cause de sa fermeté et le sot à cause de sa dureté; le lion désigne aussi le Christ sous un rapport et le diable sous un autre : c'est ainsi que le glaive se prend tantôt en bonne et tantôt en mauvaise part. Or, ce n'est point sans motif qu'il a été octroyé à Ésaü et non à Jacob : il y a ici un mystère, comme il y a un mystère et même un grand mystère dans la servitude, c'est-à-dire dans cette parole : « Tu serviras ton frère. »

34. Ainsi donc, mes frères, les hommes qui se divisent ont en main le glaive de la division; ils vivent et meurent avec ce glaive. Mais « qui frappe avec l'épée, périra par l'épée » dit le Seigneur (1), et cette sentence est vraie. Aussi voyez, mes frères, en combien de lambeaux se sont-ils déchirés après avoir rompu avec l'unité. Vous connaissez combien il y a de partis dans le parti même de Donat, et votre sainteté n'ignore pas non plus, je présume, que là aussi périt par l'épée quiconque frappe avec l'épée. A lui donc s'applique : « Tu vivras avec ton épée. »

Ainsi en est-il de ceux qui sans avoir quitté l'Église vivent comme s'ils étaient dehors. C'est en être comme séparé que d'y tenir à son propre honneur. Car ceux qui aiment dans l'Église tes commodités du siècle en sont la, paille; s'ils ne volent pas fin de l'aire, c'est que le vent ne souffle point; pour tout dire en un mot : la tentation fait défaut, c'est pourquoi ils restent. Voyez d'ailleurs avec quelle facilité ils rompent !

 

1. Matt. XXVI, 52.

 

21

 

avec l'Église quand elle prend contre eux quelque mesure! comme il vont aisément recueillir au dehors et refusent de quitter leurs dignités comme ils sont prêts à mourir pour les conserver! comme ils cherchent à maintenir les peuples sous leur autorité sans leur permettre de se joindre à l'unité chrétienne! comme ils veulent s'attacher des brebis qu'ils n'ont point achetées ale leur sang et qu'ils estiment peu parce qu'elles ne leur coûtent rien? Est-il besoin d'en dire davantage? Regardez dans toute l'Église; tels sont les malheureux qui restent encore dans son sein, tels sont aussi ceux qui à une occasion donnée ont été emportés par le vent: et cherchent à attirer des grains à leur suite. Mais le bon grain, le grain bien rempli supporte la paille et demeure sur l'aire jusqu'à la fin, jusqu'à l'arrivée du suprême Vanneur : comme Jacob, couvert des peaux de chevreaux supporta les péchés d'autrui et mérita de recueillir la bénédiction paternelle.

35. Pourquoi Isaac était-il comme étouffé quand il bénit Esaü ? Il était sous l'impression de la violence quand il lui dit : « Voici, tu habiteras sur la graisse de là terre et sous la rosée du ciel; » mais ne te crois pas bon : « car tu vivras avec ton épée et tu serviras ton frère. » Néanmoins, pour ne pas te désespérer, « viendra le moment où tu secoueras et rejetteras le joug de ton cou. » Il recevra de la graisse de la terre et de la rosée du ciel; mais Isaac est forcé, il ne lui donne point, il lui jette cette espèce de bénédiction.

N'est-ce point ce qui se pratique aujourd'hui dans l'Église envers ces mauvais chrétiens qui veulent la troubler, lorsqu'on les tolère dans la nécessité de conserver la paix, lorsqu'on les admet aux mêmes sacrements ? On sait quelquefois qu'ils sont mauvais;. mais il serait peut-être impossible de les convaincre pour obtenir leur amendement ou leur dégradation; on n'a point assez de preuves pour les exclure et les excommunier. Si l'on y travaille, on s'expose à semer des divisions dans l'Église, et le Chef du peuple chrétien est comme forcé de dire : «Soit, jouis de la graisse de la terre et de la rosée du ciel; » reçois les sacrements; tu y manges, tu y bois ta condamnation ; « car celui qui mange et boit indignement mange et boit son jugement (1). » Sache que tu n'es admis qu'à cause de la nécessité de conserver la paix; tu n'as dans le coeur que troubles et dissensions.

 

1. I Cor. XI, 29.

 

Vis donc avec ton épée, car tu ne trouveras point la vie dans ce que tu reçois de la graisse de la terre et de la rosée du ciel; ton plaisir n'est point là, tu ne goûtes pas combien le Seigneur est doux. Ah! si tes délices étaient là, si tu goûtais combien le Seigneur est doux, tu imiterais son humilité et non l'orgueil du diable. Ainsi tout en recueillant de la rosée du ciel et de la graisse de la terre le touchant mystère de l'humilité du Sauveur, il ne quitte point son orgueil de démon; mais je ne puis rien contre le démon qui prend toujours plaisir aux dissensions et aux séditions. Quoiqu'on t'accorde cette communion formée de la rosée du ciel et de la graisse de la terre, tu vis néanmoins de ton épée, les séditions et les dissensions font ta joie ou ton épouvante. Change donc et rejette de ton cou ce joug ignominieux.

36. Voilà, mes frères, ce que j'avais à. vous dire. Vu la grandeur des mystères, c'est peu; vu le temps, nos forces et les vôtres, c'est beaucoup. Quoique le sujet n'ait pas été traité plus à fond, on y entrevoit de profondes vérités que l'on peut développer ensuite. Ayez égard au temps qui nous presse, à nos forces et à vos propres dispositions. Voulez-vous recevoir davantage ? Croissez Voulez-vous croître? Vivez saintement. Ne vouloir pas vivre saintement c'est ne vouloir pas croître.

Daigne le Seigneur notre Dieu, au souvenir de la naissance au ciel de son martyr Vincent, vous faire goûter ces aliments spirituels. Vincent est un nom de victoire. Pour vaincre, il faut aimer. La persécution ne manque pas; le diable persécute toujours et l'occasion de mériter la couronne ne fait pas défaut : seulement que le soldat du Christ sache combattre et qu'il connaisse l'ennemi qu'il doit vaincre. Si l'ennemi visible ne frappe pas sur toi, est-ce que l'invisible tyran ne cherche pas à te prendre aux attraits de la chair ? Combien il fait de mal ! combien il en fait en excitant la convoitise ! combien il eu fait en inspirant la terreur ! Par quelles séductions il te persuade de courir aux devins et aux astrologues, lorsque tu as mal à la tête ! Ne pas recourir à Dieu et chercher ces remèdes diaboliques, c'est être vaincu par le démon. Mais voici pour le vaincre.

On te suggère d'appliquer au corps malade l'un de ces remèdes; un autre, dit-on, a été guéri par là; je le crois, il a sacrifié au démon, le démon possède le coeur et laisse le corps en repos ; si donc on conseille à un homme quel (22) qu'il soit ces coupables remèdes, qu'il dise : Je mourrai plutôt que de les employer; Dieu frappe et guérit comme il lui plaît; qu'il me guérisse s'il le juge nécessaire ; mais s'il sait que mon devoir est de quitter cette vie, triste ou gai je suivrai la volonté du Seigneur. Eh! de quel front para!trais-je bientôt devant Lui? Ces remèdes pernicieux ne me donnent point; comme Dieu, la vie éternelle. J'achèterais, au détriment de mon âme, quelques jours de plus pour mon corps? Tenir ce langage, ne pas rechercher, ne désirer pas ces moyens mauvais, c'est être vainqueur.

Je n'ai fait qu'une application. Mais vous savez assez combien sont nombreuses les suggestions de l'enfer. Tu vois un homme déjà languissant, il est haletant sur sa couche, il peut à peine mouvoir ses membres, remuer la langue; dans son épuisement il triomphe du démon. Beaucoup ont été couronnés dans l'amphi théâtre en combattant contre les bêtes; beaucoup sont couronnés dans leur lit en domptant le diable. Ils semblent incapables de tout mouvement; et ils ont tant de courage dans le coeur, ils livrent un si rude combat! Mais s'il y a une lutte secrète, il y a aussi une secrète victoire.

31. Pourquoi parler ainsi, mes frères ? Pour vous exciter à imiter les martyrs lorsque vous célébrez leur triomphe, et pour vous empêcher de croire que loin des persécutions qu'ils ont endurées il puisse vous être impossible de mériter la couronne. Ah! le démon ne manque pas de nous persécuter chaque jour, soit, par ses conseils, soit par les afflictions corporelles. Sache seulement que tu es sous la conduite d'un Chef déjà parvenu au ciel; il a tracé la route que tu dois suivre, attache-toi à lui. Quand tu es vainqueur, ne t'attribue pas orgueilleusement la victoire comme si tu avais combattit avec, tes propres forces; compte plutôt sur lui; parce qu'il a vaincu le siècle (1), il t'a donné la force de vaincre : surmonte toutes les tentations du démon, et toujours tu seras couronné et tu sortiras d'ici avec le mérite du martyr.

 

1. Jean, XVI, 33.

 

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