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SERMON XLVIII. SE JUGER SOI-MÊME. (1).
ANALYSE. Dans ce discours, qui n'est, à vrai dire, que la première partie du suivant, saint Augustin explique ce que le prophète Michée entend par se juger soi-même. Se juger soi-même, c'est condamner le mal que l'on trouve en soi afin de pouvoir acquérir les vertus que l'on n'a pas et particulièrement se conformer à Dieu, en qui tout est bien, sans se scandaliser de la prospérité éphémère et apparente des méchants.
1. Nous venons d'entendre les leçons des divins oracles ; elles nous sont présentées comme un sujet de discours; nous devons les méditer, et avec le secours de Celui qui nous tient dans sa main, nous et nos paroles, ainsi qu'il est écrit (2), répandre en vous, comme une semence féconde, ce que nous y avons puisé. Ce n'est pas non plus sans raison qu'il est dit ailleurs : « Je louerai
1. Michée, VI, 6-8. 3. Sag. VII, 16.
en Dieu sa parole, je glorifierai la pensée dans le Seigneur (1). » On glorifie en Dieu ce qu'il donne, et malgré notre faiblesse, nous sommes comme des vases consacrés à son service; nous recevons en nous autant qu'il est possible et nous le communiquons sans envie. Qu'il daigne seulement suppléer dans vos coeurs à ce qui manque de notre part. Qu'est-ce, hélas! que nous
1. Pr. LV, 14.
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produisons sur vos sens si lui-même ne fait tout dans vos âmes? , 2. Rappelez-vous avec moi ce que nous a recommandé la première leçon du prophète. « Qu'offrir au Seigneur, dit-il, qui soit digne de lui ? » Cet homme cherchait donc par quel sacrifice il pourrait apaiser Dieu ou plaire à Dieu. « Fléchirai-je le genou devant le Dieu très-haut? Le Seigneur s'apaisera-t-il par l'offrande de mille taureaux, et de dix mille chèvres engraissées? Pour expier le péché de mon âme, lui présenterai-je le fruit de mes entrailles? » Offrirai-je à mon Dieu mes premiers-nés pour expier mes fautes? « On te répond : O homme ! » Qui répond : O homme! si ce n'est le créateur de l'homme? O homme, qui cherches ce que tu dois donner à Dieu pour l'apaiser ou pour lui plaire, on te répond donc. « On te fait connaître ce qui est bien, ce que le Seigneur te demande : est-ce autre chose « que de pratiquer le jugement et la justice, d'aimer la miséricorde et d'être disposé à marcher avec le Seigneur ton Dieu (1) ? » Tu demandais ce que tu pourrais offrir pour toi : offre-toi. Est-ce autre chose en effet que le Seigneur exige de toi? Et parmi toutes les créatures corporelles qu'y a-t-il de meilleur? Or, s'il te redemande à toi-même, c'est que tu t'étais perdu, et si tu fais.ce qu'il ordonne, il trouve en toi le jugement et la justice, le jugement à l'égard de toi-même et la justice à l'égard de ton prochain. En quoi consiste le jugement envers toi? A n'aimer pas ce que tu étais afin de pouvoir devenir ce que tu, n'étais pas; à te juger toi-même en toi-même, sans faire 'acception de ta personne, sans te pardonner tes fautes, sans les aimer parce qu'elles sont ton oeuvre; enfin à ne te pas glorifier du bien qui est en toi et à n'accuser pas Dieu des maux dont tu souffres. Sans quoi ton jugement serait dépravé, et par conséquent il ne serait pas un jugement. Pour nous montrer effectivement que le jugement dépravé n'est pas un jugement, Dieu ne dit pas : Le Seigneur demande-t-il de toi autre chose que de prononcer un jugement droit? Il dit : que de prononcer le jugement. S'il est droit, ce sera un jugement véritable, s'il ne l'est pas, ce ne sera point un jugement mais un crime. Que faisais-tu donc quand tu te perdais, quand tu courais à la perdition, et que tu courrais sans retour ? Que faisais-tu? Je le sais : Tu te glorifiais du bien qui était en toi, et tu blasphémais Dieu à cause des maux dont
1. Mich. VI, 6, 8.
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tu souffrais. C'est là un jugement injuste, et conséquemment, comme je l'ai dit, ce n'est pas un jugement. Veux-tu donc rendre ton jugement juste, en faire un jugement ? Il suffit de te corriger, de faire le contraire. Qu'est-ce à dire, de te corriger? De louer Dieu de ce que tu as de bon, de t'accuser de tes maux. Si en effet tes défauts te déplaisent et que tu te corriges avec le secours de Celui qui t'a créé, tu seras un juste observateur de la justice. Tu aimeras Dieu si tu es juste; à moins d'être mauvais et pervers tu ne t'écarteras point de la droiture, et si tu es droit tu aimeras ce qui l'est, d'où il suit que sans aucun doute tu aimeras Dieu, car lorsque tu ne l'aimais point, c'est ta perversité qui ne l'aimait point. 3. Ecoute ce psaume sacré : « Que le Dieu d'Israël est bon à ceux qui ont le cur droit!» Trouvait-il rien de choquant en Dieu, celui qui parlait ainsi? Loin de moi la pensée de l'accuser! Mais je veux en croire son propre aveu. Prêtez l'oreille avec moi et considérez ce qu'il dit. « Que le Dieu d'Israël est bon ! » A qui ? « A ceux qui ont le cur droit. » « Pour moi, continue-t-il, » quand je n'avais pas le cur droit, « pour moi, mes pieds se sont presque égarés, mes pas ont chancelé.-Mes pieds se sont égarés, mes pas ont chancelé, » c'est la même pensée, et en ajoutant le mot presque, il veut faire entendre qu'il a failli succomber, qu'il est presque tombé. Comment t'es-tu exposé à cet affreux péril? « Parce que, dit-il, je me suis indigné contre les méchants en voyant la paix des impies, » c'est-à-dire, en voyant les méchants heureux, j'ai chancelé devant Dieu, je me suis presque détaché de lui. Ainsi ce qui lui déplaisait en Dieu c'était le bonheur des méchants. 4. Considérez ce que dit en lui-même cet homme ébranlé, car c'est à lui que le psaume attribue les paroles suivantes: « Voilà que ces pécheurs se sont enrichis dans le siècle, et j'ai dit: « Dieu le sait-il ? » Ainsi s'exprime, ainsi parle cet homme qui avant .de s'être redressé trouvait mauvais que Dieu comblât de prospérités les méchants. « Dieu le sait-il, le Très-Haut en a-t-il connaissance ? » Voyez de plus ce qu'il ajoute, voyez comment dans cette incertitude il est sur le point de tomber et de se perdre. Voici donc ce qu'il ajoute : « Serait-ce en vain que j'ai purifié mon cur et lavé mes mains dans la société des innocents ? » J'ai perdu tout le fruit de ma bonne conduite. Pourquoi ai-je « purifié mon cur et lavé mes mains dans la société des innocents? » C'est donc pourvoir les méchants (220) heureux et moi dans l'angoisse? « Durant tout le « jour j'ai été frappé de verges. » Ils sont dans la joie, et moi sous les verges; dans la joie ceux qui blasphèment le Seigneur, et sous les verges moi qui l'adore. « Dieu le sait-il ? » Voilà ce qui l'ébranle, ce qui le fait presque tomber, ce qui lui fait croire que Dieu ne prend point souci des choses humaines. 5. Il nourrissait donc ces idées lorsque son coeur n'était pas droit encore, et frappé du contraste qu'il avait remarqué, il était porté à regarder comme vraisemblable que Dieu ne prenait point souci des choses humaines, il voulait le publier, le proclamer, l'enseigner hautement; mais il en fut détourné par l'autorité et la doctrine des saints. Considérez ces paroles: « Quand je me disais : Je publierai cela, » je proclamerai, j'enseignerai hautement aux hommes que Dieu ne prend aucun souci des choses humaines; « quand » donc « je me disais : Je raconterai cela, j'ai reconnu que c'était réprouver la société de vos enfants. » Comment alors exécuter mon dessein? Ce que je voulais affirmer ne l'a été ni par Moïse, ni par Abraham, ni par Isaac ou Jacob, ni par Jérémie, Isaïe ou tout autre prophète. Tous néanmoins sont vos enfants ; ce serait donc les condamner que de publier mon raisonnement. 6. Que faire alors? « J'ai entrepris de découvrir la vérité; » je l'ai entrepris, mais c'est une grande et difficile entreprise; « c'est une entreprise laborieuse » de parvenir à connaître, d'un côté comment Dieu est juste et sait ce qui ce passe au sein de l'humanité, de l'autre comment les méchants sont heureux et les bons quelquefois malheureux. Est-il juste qu'il en soit ainsi? C'est ce que je voudrais comprendre et voilà devant moi une entreprise laborieuse. 7. Combien de temps a duré mon embarras : « Jusqu'à ce que je sois entré dans le sanctuaire de Dieu et que j'aie réfléchi aux fins dernières, Entre donc dans ce sanctuaire de Dieu, ô âme fidèle; entre dans ce sanctuaire, ô âme pieuse, toi qui ne condamnes Dieu ni quand tu souffres ni quand prospèrent les méchants. Tu ignores peut-être le motif d'une telle disposition ? Crois néanmoins qu'il n'y a pas d'injustice dans ce que Dieu fait ou laisse faire. La raison humaine t'entraînait, que l'autorité divine te ramène et sois persuadée qu'il y a là quelque chose que tu ignores. Il faut en effet croire avec la plus entière certitude que Dieu n'est ni méchant ni injuste, et en entrant avec cette foi dans le sanctuaire de Dieu,
1. Ps. LXXII, 1-3, 13-17.
en y entrant en croyant, tu arrives bientôt à comprendre. Le prophète continue effectivement « Jusqu'à ce que je sois entré dans le sanctuaire de Dieu, » où pénètre la foi. Et cette foi, de quoi sera-t-elle suivie ? « Et jusqu'à ce que je comprenne les fins dernières. » Viendront en effet ces fins dernières, quand aucun .homme de bien ne sera malheureux, ni aucun méchant heureux; quand les hommes pieux seront discernés des impies, les justes des injustes, ceux qui louent Dieu de ceux qui le blasphèment; quand enfin le discernement sera si parfait qu'aucun homme de bien ne sera malheureux ni aucun méchant heureux, comme il vient d'être dit. Mais pourquoi n'en est-il pas ainsi dès aujourd'hui? Peut-être aujourd'hui même en est-il ainsi; mais ce qui est aujourd'hui caché sera dévoilé alors. 8. Entre avec moi, si tu le peux, dans le sanctuaire de Dieu; je parviendrai peut-être à te montrer, ou plutôt apprends avec moi de Celui qui m'instruit, que les méchants ne sont pas heureux et que les bons jouissent plus que les méchants, quoique la suprême félicité ne soit pas encore pour les bons, ni pour les méchants le châtiment suprême. Comprends d'abord avec moi que les méchants ne sont pas heureux. Dis-moi en effet, je t'en prie, pourquoi tu n'es pas heureux? Tu vas me répondre : C'est que je suis dans le besoin, je rencontre des difficultés, je souffre dans mon corps, j'ai à craindre de la part de mes ennemis. Ainsi tu n'es pas heureux parce que tu as du mal à souffrir, et tu estimerais heureux celui qui est mal en lui-même? N'y a-t-il pas une énorme différence entre souffrir le mal et être mal? Tu n'es pas ce que tu souffres, puisque tu souffres le mal et que tu n'es pas mal; oui tu souffres le mal sans être mal et le méchant rte souffre pas du mal quand il est mal en lui-même ? Ne t'abuse pas, ne te trompe pas : il n'est pas possible que tu sois, malheureux en souffrant le mal et que lui soit heureux quand il est mal en personne. Crois-tu qu'étant mal en lui-même il ne souffre pas le mal ? Eh ! ne se supporte-t-il pas ? Tu souffres quand un mal étranger te blesse au corps, et il ne souffrirait pas quand il sent dans son coeur le mal qu'il est lui-même ? Tu souffres d'avoir une mauvaise villa, et il ne souffrirait pas d'avoir lâme mauvaise? Sois bon, toi qui possèdes du bien. Les richesses sont bonnes, l'or est bon, l'argent est bon, les grandes familles et les propriétés sont bonnes, tout cela est bon, mais pour faire du (221) bien et ne te rend pas meilleur. Possède donc les biens qui te rendent bon. Quels sont-ils, demandes-tu ? Exerce le jugement, pratique la justice. Tu as des biens ? Exerce le jugement, pratique la justice, mérite de compter ainsi au nombre des biens qui t'appartiennent. Sois sensible aux leçons qu'ils te donnent: immortel, deviens bon au milieu de ces biens périssables. Sois sensible à leur enseignement : garde-toi de faire le mal pour ne pas périr avec eux. Il nous resté à examiner encore, mes frères, comment on doit observer la justice et aimer la miséricorde, comment aussi chacun doit être disposé à marcher avec le Seigneur son Dieu. Mais avec l'aide du ciel, nous traiterons une autre fois ces matières devant vous. Prenez acte de mon engagement : je ne veux pas vous fatiguer longtemps, je veux seulement vous venir en aide dans la mesure de mes forces.
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