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LETTRE II. AU JEUNE FOULQUES (a), QUI DEVINT PLUS TARD ARCHIDIACRE DE LANGRES.

 

Vers l'an 1120.

 

Saint Bernard le reprend sévèrement de s'être laissé séduire par les promesses et les flatteries de son oncle et d'être rentré dans le mondé l'engage à s'attacher à Dieu plutôt qu'à son oncle.

 

A Foulques, jeune homme d'un excellent naturel, un pécheur, le frère Bernard, salut et conseil de n'aspirer dans la jeunesse qu'aux jouissances qui ne donnent pas de regrets dans la vieillesse.

 

1. Vous serez sans doute surpris que j'ose vous écrire, puisque je le suis moi-même ; il est étonnant, en effet, que j'aie eu la pensée de vous écrire, à vous habitant des villes et homme de lettres (b), moi qui n'habite que les champs et qui ne suis qu’un pauvre moine, car vous ignorez certainement quels pressants motifs me poussent à le faire et vous ne voyez pas la raison impérieuse qui !n'y détermine. Mais si vous avez jamais remarqué ces paroles de l'Apôtre :  «  Je me dois aux savants et aux ignorants (Rom., I, 14)       » et ces autres : « La charité ne recherche pas ses propres intérêts ( I Cor., XIII, 5), » peut-être comprendrez-vous qu'il n'y a pas présomption de ma part si j'agis quand elle parle ; or c'est elle, la charité, qui me pousse à  vous faire des remontrances, elle s'afflige pour vous quand vous ne vous affligez pas vous-même, et elle a grande pitié de votre sort bien que vous ne le croyiez pas tant à plaindre. Sa douleur est d'autant plus grande que la vôtre est nulle quand elle devrait être immense, et sa pitié d'autant plus vive que, dans votre misère, vous ne sentez pas doute l'étendue de votre malheur. Elle espère lie pas compatir en vain à vos maux, si vous consentez à l'écouter avec. patience quand elle vous dira d'où vient sa compassion. Elle veut vous faire sentir votre mal, afin que vous n'ayez plus à en souffrir, et vous amener à en comprendre la grandeur, afin que vous cherchiez à n'être plus malheureux. Quelle mère que la charité ! soit qu'elle réchauffe les faibles dans son sein, qu'elle exerce les forts, ou qu'elle gourmande les turbulents, elle aime tous ses enfants d'un amour égal, lors même qu'elle agit différemment à leur égard. Ses reproches ne sont pas sans douceur, et ses caresses sont sans arrière-pensée. Elle sait allier l'affection à la sévérité et la simplicité aux louanges, sa colère est patiente et son indignation est sans hauteur. Mère des hommes et des anges, elle fait régner la paix sur la terre de même que dans les

 

a Tel est le titre de cette lettre dans les manuscrits; doit l'on voit que Foulques ne se rendit pas aux instances de saint Bernard.

b C'est-à-dire un jeune étudiant; selon le numéro 8 de cette lettre.

 

cieux; s'est elle qui a réconcilié pieu avec les hommes, et les hommes avec Dieu; c'est elle, mon cher Foulques, qui ne fait qu'un coeur et qu’une âme de tous ces chanoines réguliers avec lesquels vous partagiez autrefois une nourriture pleine de douceur. Dette mère si tendre et si honorable se plaint aujourd'hui que vous l'ayez offensée, et elle réclame de vous une réparation pour ce que vous lui avez fait souffrir.

Bien qui elle soit l'offensée, elle ne veut pas user de représailles, mais oubliant que vous l'avez méprisée, elle vous fait des avances, et vous prouve par sa conduite à votre égard avec quelle vérité il a été écrit elle, que « la charité est patiente et bienveillante (I Cor., XIII 4). » Elle a été blessée, elle est l'offensée, mais vous, revenez à elle, elle courra au-devant de vous comme une mère à qui on rend un fils qui fait toute sa gloire. Oubliant le mépris qu'elle a dû essuyer, elle se précipitera au-devant de vous les bras ouverts pour vous embrasser, son

de joie de retrouver celui qu'elle avait perdu, et coeur sera transporté de joie de voir rendu à la vie celui que la Mort lui avait enlevé.

2. Mais en quoi l'ai-je donc blessée ou méprisée? Me direz-vous. Le en vous arrachant avant le temps de son sein maternel où voici : C'est en vous arrachant avant le temps de sein maternel où elle vous avait reçu et dont elle vous faisait sucer le lait, c'est en oubliant sitôt et si légèrement la douceur que vous trouviez d'abord à cet aliment qui devait vous faire croître pour le salut.

Jeune insensé ! mais jeune par les goûts plus encore que par l'âge ! qui a pu vous fasciner au point de vous faire abandonner une route si bien commencée? Votre oncle, dites-vous; c'est ainsi, autrefois, qu'Adam s'excusait de sa faute sur sa femme et sa femme sur le serpent; mais l'un et l'autre n'en reçurent pas moins le châtiment qu'ils avaient mérité.

N'accusez pas le doyen pour vous excuser vous-même, car vous êtes; inexcusable, et sa faute ne diminue pas la vôtre. En effet, vous a-t-il enlevé? vous a-t-il fait violence? Il n'a eu recours qu'à des prières et non pas à d liens pour vous enchaîner, il vous a gagné par des caresses et ne vous a pas emmené de force. Qui vous obligeait de croire à ses douées paroles et d'y céder ? Quant à lui, il n'avait pas encore renoncé à ce qui lui appartenait, il n'était donc pas étonnant qu'il vous recherchât puisque vous étiez à lui. Quand il se met en peine d'un agneau de son troupeau ,qu'il a perdu ou d'un veau de son étable, personne ne lui en fait un crime; qui donc pourrait s'étonner qu'il cherche à vous ravoir, après que vous lui avez été enlevé, vous qu'il estime beaucoup plus que ses agneaux et ses veaux ? Il est certain qu'il ne fait pas profession de cette vertu dont il est dit: « Si on vous dérobe ce qui vous appartient, ne le réclamez point (Luc., VI, 30). » Il réclamait donc son bien parce qu'il n'avait pas encore renoncé à le posséder.

Mais vous qui avez renoncé au monde, deviez-vous suivre un homme du monde ? A l'approche du loup, la brebis tremble et s'enfuit ; à la vue de l'épervier, la colombe craint et se cache; et la souris ne sort pas de son trou, quoique pressée par la faim, quand le chat rôde à l'entour; au contraire vous avez à peine aperçu le voleur que vous vous sauvez avec lui. Puis-je ne point donner ce nom à un homme qui a osé dérober du trésor du Christ une perle aussi précieuse que votre âme?

3. J'avais l'intention de ne pas parler de la faute de cet homme de peur qu'une vérité si dure à faire entendre n'ait d'autre effet que de m'attirer sa haine. Mais il m'a été impossible de ne pas dire un mot d'un homme qui, selon moi, n'a jusqu'à ce jour cessé de résister de toutes ses forces au Saint-Esprit, et qui rendra compte à Dieu de ce qu'il a entrepris contre sa gloire, quoique l'événement n'ait pas toujours répondu à ses désirs. Il a entrepris autrefois d'éteindre en moi ma première ferveur; mais, grâce à Dieu, il n'a pu y réussir. Il s'est efforcé encore, heureusement sans succès, de détourner de sa vocation Guerri son neveu et votre cousin; loin de l'ébranler il lui a fourni l'occasion de s'affermir davantage dans son dessein. Aussi ce vieillard a-t-il fini bien malgré lui, il est vrai, par le laisser en repos et lui abandonner honteusement la victoire, et ce jeune homme sortit triomphant de l'épreuve. Je me demande comment il est si facilement venu à bout de vous, quand il n'a pu vaincre votre cousin; d'où, vient qu'il a eu plus de force contre vous quand il a complètement échoué contre son autre neveu ? Votre cousin est-il donc plus fort ou plus prudent que vous? Jusqu'alors ceux qui vous connaissaient tous les deux faisaient plus de fond sur vous que sur Guerri ; mais après l'épreuve on vit bien, hélas! combien les hommes s'étaient trompés. Quelle honte pour vous, en effet! on vous estimait plus fort que votre cousin, et dans la lutte vous avez pris la fuite; tandis qu'il a tenu bon et bravement remporté la victoire, lui qu'on regardait comme plus faible que vous.

4. Mais comment qualifier la malice de votre oncle qui commence par faire déserter les drapeaux du Christ à ses neveux, pour les entraîner ensuite dans l'enfer avec lui ? Est-ce sa manière de faire le bonheur de ceux qu'il aime ? Jésus-Christ vous appelle pour demeurer éternellement avec lui, et votre oncle. vous détourne pour vous entraîner avec lui dans l'enfer! Ne craint-il pas que Jésus-Christ irrité contre lui ne lui dise: « Que de fois j'ai voulu rassembler vos neveux comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l'avez pas voulu ! bientôt votre maison sera déserte (Matth.. XXIII, 37) ! » Que le langage de votre oncle est différent de celui du Christ! Dieu dit : « Laissez venir à moi les petits enfants, car le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent (Matth., XIX,14).» Mais lui reprend Laissez venir mes neveux vers moi, afin qu'ils brûlent en enfer avec moi! Le Christ dit : Ils sont à moi, ils doivent être à mon service; et votre oncle répond : Je veux qu'ils périssent avec moi. Le Christ continue : Ils m'appartiennent, c'est moi qui les ai rachetés. — Et mpi, je les ai nourris, ose s'écrier votre oncle. — Oui, vous les avez nourris, mais c'était mon pain, dit Jésus, non le vôtre que vous leur donniez à manger, tandis que c'est de mon propre sang que je les ai rachetés et non du vôtre.

Voilà comment un oncle selon la chair dispute ses neveux à celui qui est leur père selon l'esprit, et leur fait perdre les biens du ciel, tandis qu'il veut les combler de ceux de la terre. Mais le Christ se croit en droit d'accueillir et de recevoir quand ils viennent à lui ceux qu'il s'est acquis et qu'il a rachetés au prix de son sang; d'ailleurs il s'est jadis engagé à le faire quand il disait : « Je ne laisserai point dehors celui qui vient à moi (Joan., VI, 37). » Aussi dès les premiers coups que Foulques frappe à la porte de la maison de Dieu, Jésus-Christ la lui ouvre avec joie, et l'accueille à bras ouverts : là il se dépouille du vieil homme, pour se revêtir du nouveau; il n'avait été chanoine que de nom, il le devient par ses moeurs et par sa vie. Le bruit d'un changement si merveilleux se répand de tous côtés comme une bonne odeur qui monte jusqu'à Jésus-Christ, mais en même temps il arrive jusqu'aux oreilles du vieil oncle.

5. A quel parti ce père nourricier selon le sang va-t-il s'arrêter? Il a perdu son consolateur selon la chair, celui qu'il a nourri de son pain et qu'il aime comme son fils. Si le bruit de sa conversion fut pour plusieurs comme une odeur de salut et de vie, elle en est une de mort pour cet homme charnel, « qui n'est pas capable des choses de Dieu et ne les regarde que comme une véritable folie (I Cor., II, 14). »

S'il avait été animé de l'esprit du Christ, il aurait été moins sensible aux choses de la chair qu'à celles de l'esprit ; mais, comme il n'avait de goût et de pensées que pour la terre et non pour le ciel, il repassait dans son esprit avec inquiétude et tristesse tout ce qui venait de s'accomplir. Qu'entends-je? disait-il, ô malheur! toutes mes espérances sont déçues! Mais quoi! ce qu'il a fait sans me consulter et sans avoir obtenu mon consentement peut-il être valable ? N'est-il pas contraire à tout esprit de justice et de raison qu'un autre que moi jouisse d'un jeune homme tout formé dont je me suis chargé dès sa naissance et que j'ai seul eu la peine et le soin d'élever? Mes cheveux blanchissent, et je me vois condamné à passer le reste de mes jours dans une tristesse amère, car j'ai perdu le bâton de ma vieillesse ! Ah ! malheureux que je suis, si cette nuit même on me redemande mon âme, à qui appartiendront tous ces biens que j'ai amassés, ces armoires qu: regorgent d'objets précieux, mes fécondes brebis dont le troupeau semble innombrable, quand il sort pour gagner les pâturages? qui est-ce qui héritera maintenant de mes grasses génisses ? Vergers, prairies, maisons, vases d'or et d'argent, pour qui aurai-je acquis tout cela? Je tenais par moi-même tous les bénéfices les plus riches et les plus somptueux de mon église qu'il m'était permis de posséder; quant à ceux que je né pouvais occuper, je les tenais du moins en espérance, dans la personne de Foulques. Que ferai-je maintenant ? Sera-t-il cause que je perdrai tous ces biens? Car il me semble que tout ce que je posséderai sans lui est désormais autant de perdu pour moi. Il n'en peut être ainsi. Je garderai mes biens et je le rappellerai auprès de moi si je peux. Mais comment faire ? Tout est consommé, le fait est connu partout, et, de quelque manière que je m'y prenne, je ne puis empêcher que ce qui est fait ne soit fait, ni faire un mystère de ce que tout le monde sait. Foulques est chanoine régulier; s'il rentre dans le monde,il sera montré au doigt et ùoté d'infamie : mais qu'importe? J'aime mieux qu'il en soit ainsi, que de vivre sans lui. Sacrifions son honneur à mes intérêts et les convenances. à la nécessité; que le rouge de la honte lui monte au visage, cela m'est égal, pourvu que je ne sois plus en proie à l'affreuse tristesse qui m'accable.

6. Alors, cédant aux conseils de la chair, foulant aux pieds le droit et la raison, il s'élance tel qu'un lion furieux sur sa proie, et qu'une lionne rugissante à qui on a enlevé ses petits; il fond, sans respect pour les choses saintes, sur la sainte maison où le Christ avait caché sa jeune recrue, loin du bruit et du commerce du monde, pour la rendre digne un jour de la société des anges. Il demande avec emportement, il exige avec autorité qu'on lui rende son neveu, parce qu'il n'avait pas le droit de l'abandonner. C'est en vain que Jésus-Christ lui répond et lui dit: Que fais-tu, malheureux ? Pourquoi te mets-tu ainsi hors de toi et me persécutes-tu avec tant de fureur? N'est-ce pas assez pour toi de m'avoir ravi ton âme, et celle de beaucoup d'autres après toi; faut-il encore que par une sacrilège audace tu viennes chercher celle-ci jusque dans mes mains? Ne redoutes-tu pas mes jugements ou méprises-tu mon courroux? A qui oses-tu t'attaquer et déclarer la. guerre? Ignores-tu que c'est à un rude et terrible adversaire, au Dieu même qui dispose de la vie des princes? Insensé, rentre en toi-même; songe à tes fins dernières et tu ne pécheras pas: pense à l'état de toit âme, et tu concevras une crainte salutaire. Et vous, mon fils, ajoute-t-il, si vous écoutez ses conseils, si vous cédez à. ses instances, votre mort est certaine (a).

Souvenez-vous de la femme de Loth, elle échappe à Sodome quand

 

a Saint Bernard se montre ordinairement fort inquiet du salut de ceux qui, ayant été appelés de Dieu à l'état religieux, n'ont pas répondu à leur vocation ; à plus forte raison tremble-t-il pour ceux qui ont commencé à la suivre en entrant dans le couvent et sont retournés au siècle sans avoir tait profession. Voir les lettres cent sept et cent huit. Or Foulques avait déjà fait profession, comme on le voit plus loin.

 

elle entend la parole de Dieu ; mais, en route, elle est changée en statue, pour avoir regardé derrière elle. vous savez que, d'après l'Evangile, il n'est pas permis de jeter un regard en arrière une fois qu'on a mis la main à la charrue. Votre oncle veut perdre votre âme comme il a perdu la sienne; voilà pourquoi il vous fait entendre des paroles impies et mensongères. Gardez-vous, mon fils, de goûter ses discours et de vous laisser aller au mal. Fermez votre coeur à la vanité, soyez sourd aux paroles entraînantes du mensonge et de la folie. Prenez garde, il a caché ses piéges et tendu ses filets le long de votre route; et ses discours sont plus doux que le lait, mais aussi pénétrants qu'un glaive. Ne vous laissez pas prendre, ô mon fils, au venin caché que ses lèvres distillent, ni aux attraits de cette langue trompeuse; que l'amour de Dieu pénètre vos os afin que l'amour de la chair ne vous induise pas au mal. Votre oncle vous adresse de douces paroles, mais sous sa langue se cache' pour vous une source abondante de peines et de, chagrins. Ses larmes sont un piège qu'il tend sous vos pas pour vous entraîner et vous perdre: je vous le répète encore une fois, o mon fils, tenez-vous sur vos gardes, n'écoutez ni la chair ni le sang, si vous ne voulez pas que mon glaive vous dévore un jour. N'écoutez pas ses paroles flatteuses et engageantes, méprisez les promesses qui vous sont faites : s'il vous promet beaucoup, je vous promets davantage; s'il vous fait des offres magnifiques, je vous en fais de plus magnifiques encore. Pour les choses de la terre et du temps, renoncerez-vous à celles du ciel et de l'éternité ? D'ailleurs n'avez-vous pas fait un veau, et vos lèvres n'ont-elles pas prononcé des paroles qui vous lient? Je n'exige que le payement d'une dette, quand je vous presse d'accomplir un veau que personne ne vous a contraint de faire, car si je ne vous ai pas repoussé quand vous frappiez à la porte de ma maison, du moins on ne peut dire que je vous aie forcé d'y entrer. Désormais vous n'êtes plus libre de ne pas accomplir un veau que vous étiez libre de ne pas faire, et vous ne pouvez plus revenir à ce qu'il vous était bien permis de ne pas abandonner.

Voilà   les salutaires, avertissements que je vous donne à l'un et à l'autre. Quant à vous, dit-il en s'adressant à votre oncle, ne ramenez pas dans le monde un chanoine régulier qui l'a quitté , ce serait lui faire faire une véritable apostasie. Puis, se tournant de votre côté, il vous dit: Vous qui êtes chanoine régulier, ne vous laissez pas entraîner par un homme du monde; si vous cédez à ses instances, c'est à mon détriment et vous me frustrez des droits que j'ai sur votre personne. Et revenant à votre oncle, Jésus-Christ continue : Si vous séduisez une âme pour laquelle j'ai souffert la mort, vous vous déclarez ennemi de ma croix; car s'il est vrai « que celui qui n'amasse pas avec moi dissipe (Matth., XII, 30), » à plus forte raison celui qui dissipe ce que j'ai amassé n'est-il pas avec moi.

Et vous, mon fils, si vous êtes pour lui, vous cessez d'être pour moi; or celui qui n'est pas pour moi est contre moi ; et cela est bien plus vrai encore quand celui qui me quitte a commencé par se donner à moi. Mais vous, ô vieillard, si vous entraînez cet enfant qui s'est donné à moi, vous serez un sacrilège séducteur; et lui, s'il se décide à ruiner l'édifice qu'il vient de rebâtir, je le traiterai comme un prévaricateur. Il faudra bien un jour que l'un et l'autre vous vous présentiez à mon tribunal, et que vous entendiez votre sentence de ma bouche; l'un sera jugé sur ses propres transgressions, et l'autre sur la séduction qu'il aura exercée; si le premier meurt dans son iniquité, le second me répondra de son sang.

C'est en ces termes ou en des termes semblables, j'en appelle au témoignage de vos consciences, que le Christ vous parlait invisiblement à tous deux, d'une voix tonnante et redoutable; il voulait par ces avertissements terribles frapper vos âmes de terreur, et vous inspirer une frayeur salutaire. Quel homme à ces mots ne serait saisi de crainte et de tremblement et pourrait tarder à se convertir? Il faudrait que, pareil à l'aspic, qui sel bouche les oreilles pour ne pas entendre, il se rendit sourd lui-même à dessein ou feignit de l'être pour ne point entendre la voix du divin enchanteur.

7. Mais pourquoi prolonger davantage une lettre qui n'est déjà que trop longue, et continuer à parler plus longtemps d'une chose sur laquelle je voudrais garder le silence et dont je ne parle qu'à regret? Pourquoi tant de détours puisqu'il faut toujours que j'en vienne à découvrir une vérité que je ne puis révéler sans rougir? Mieux vaut parler sans ménagement, je le ferai donc, mais la honte au visage; d'ailleurs tout le monde connaît cette affaire; en vain voudrais-je la dissimuler, je ne le pourrais: et puis pourquoi rougirais-je de la raconter? Dois-je rougir d'écrire ce qu'ils n'ont pas eu honte de faire? Si le récit de leurs désordres les couvre de confusion , puissent-ils ne point rougir de les réparer !

O douleur ! ils se sont montrés tous deux insensibles, l'un au langage de la crainte et de la raison qui devaient l'empêcher de recourir à la séduction, l'autre au sentiment de la honte et au souvenir de ses voeux, qui auraient dû suffire pour l'arrêter sur la pente de sa désertion sacrilège. En un mot, la langue artificieuse insinua ses perfides conseils dans l'esprit de ce jeune homme, et après l'avoir rendu sensible à sa douleur, elle lui persuada l'iniquité.

Ce vieillard perverti réussit à perdre son neveu, que la grâce de la conversion avait touché; et poil vit le chien de l'Ecriture retourner ü ce qu'il avait vomi (Prov., XXVI, 11).

Ce jeune religieux revient enfin à l'Eglise qui l'avait élevé et qui ne le posséda jamais plus utilement pour lui que lorsqu'il semblait perdu pour elle.. C'est ainsi que jadis l'Eglise de Lyon, par le zèle et l'habileté de son doyen, recouvra, dans le neveu de ce dernier, un chanoine qu'elle n'avait perdu que pour le bonheur de cet ecclésiastique. On enlève donc Foulques à l'ordre de Saint-Augustin, ainsi qu'on avait enlevé autrefois le chanoine Othbert à l'ordre de Saint-Benoît. Quel renversement! au lieu de se sanctifier l'un par l'autre, les saints se laissent pervertir par les pécheurs! Il eût été beau de voir un jeune religieux dévoué à son état, attirer à lui un vieillard du monde pour lui apprendre à se sanctifier avec lui, plutôt que de se laisser entraîner du cloître pour se perdre avec lui dans le monde. Vieillard infortuné! oncle malheureux et cruel! Au déclin de l'âge, un pied déjà dans la tombe, tu veux avant de mourir porter un coup mortel à l'âme de ton neveu, et pour en fane l'héritier de tes iniquités, tu le forces à renoncer à l'héritage du Christ! « Mais celui qui n'est pas bon pour lui-même, pour qui le sera-t-il (Eccli., XIV, 5) ? » Tu voulais avoir un successeur dans tes biens, et tu te mettais peu en peine de t'assurer un intercesseur pour tes iniquités.

8. Mais me sied-il bien de. faire la leçon à mes maîtres et de censurer ceux qui ont mérité d'occuper la première place dans nos Eglises? Ils ont la clef de la science, et dans nos assemblées ils siègent au premier rang : n'est-ce point à eux de juger leurs inférieurs, de rappeler ceux ;fini se sont éloignés d'eux, de renvoyer, si bon leur semble, ceux qu'ils ont appelés, de réunir ceux qu'ils ont dispersés, et de disperser ceux qu'ils tiennent réunis? Qu'ai-je à voir dans tout cela? C'est vrai, aussi conviendrai je bien volontiers que j'ai pu dépasser un peu, à leur égard, à cause de l'amour que j'ai pour vous, mon cher Foulques, les bornes qu'il aurait convenu à mon néant de garder, et d'avoir fait rejaillir sur eux la honte de la faute que vous avez commise. Je suis donc résolu à ne plus dire un mot à leur adresse, de peur que, sans profiter de mes remontrances, ils ne s'irritent de ce que je me permets de les leur faire entendre, et qu'ils songent moins à se corriger qu'à se déchaîner contre moi. D'ailleurs ce n'est pas un prince de l'Église que j'ai entrepris de réprimander, mais un jeune étudiant plein de douceur et de docilité, à moins pourtant que par susceptibilité plutôt que par mauvaise disposition, vous ne vous révoltiez aussi de ma hardiesse et ne vous écriiez : De quoi se mêle-t-il? Que lui importent les fautes que je commets? Suis-je un religieux? J'avoue qu'à cela je n'aurais rien à répondre, sinon que je comptais, en m'adressant à     vous, sur la douceur de caractère dont je vous sais naturellement doué; et j'avais pour excuse l'amour de Dieu, dont j'ai commencé par m'autoriser, dès les premières lignes de cette lettre; car c'est bien pour lui seul, et non pour moi, que je me suis senti touché de pitié à la vue de vos désordres et de votre malheur; c'est la charité qui m'a fait sortir de toutes mes habitudes pour essayer de vous sauver, quoique vous ne fussiez point à moi (a) .

La chute si profonde et si déplorable que vous avez faite m'a donné la force d'oser ce que j'ai entrepris; vous ne m'avez jamais entendu réprimander aucun de vos semblables, je n'ai jamais songé à leur écrire le moindre mot; et si je me suis abstenu de le faire, ce n'est pas, que je les regarde comme des saints ou que je ne voie en eux rien à reprendre, vous pouvez bien m'en croire.

9. Pourquoi donc n'adressez-vous qu'à moi vos réprimandes, me direz-vous, si vous trouvez dans les autres de plus justes motifs de les reprendre que moi? C'est, vous répondrai-je, parce que votre égarement est unique et votre faute énorme; car s'il ne manque pas de gens qui vivent en hommes perdus de moeurs, sans règle et sans frein, il faut bien dire aussi qu'ils n'ont pas fait profession de se soumettre à une règle et de vivre en religieux; ce sont des pécheurs, on ne peut le nier, mais ce ne sont pas des apostats.

Pour vous, au contraire, c'est en vain que vous aurez une vie modeste et réservée, que vous serez chaste, sobre et pieux au possible, votre piété est souillée par la violation de vos voeux et cesse d'être agréable à Dieu. Aussi, mon cher ami, ne vous comparez pas à tous ceux de votre âge, la profession que vous avez faite vous en sépare; ne vous mettez pas en parallèle avec les gens du monde pour vous bercer d'une trop vaine confiance, car le Seigneur vous crierait : « J'aurais préféré vous trouver tout de feu ou tout de glace (Apoc., III, 15), » pour vous faire comprendre que vous lui déplaisez plus dans votre tiédeur que si vous étiez entièrement glacé comme eux. Pour eux, Dieu attend patiemment qu'ils passent enfin du froid au chaud; mais vous, il vous voit avec peine devenu tiède après avoir été fervent; mais, parce que vous n'êtes ni chaud ni froid, « je vais, dit-il, vous rejeter de ma bouche! » N'avez-vous pas bien mérité qu'il en soit ainsi pour vous en retournant à votre vomissement et en rejetant sa grâce le premier?

10. Comment se fait-il donc, hélas! que vous vous soyez dégoûté si vite du Sauveur, dont il est écrit : « Le lait et le miel coulent de ses lèvres comme de source (Cant., IV, 11) ? » Je m'étonne qu'une nourriture si pleine de douceur vous répugne, si toutefois vous avez goûté combien le Seigneur est bon. J'aime mieux croire que vous ne l'avez pas goûté; et que vous ignorez quelles délices on trouve dans le Christ, et que c'est de là que vient le peu d'attrait qu'il a pour vous; autrement je serais forcé de dire que vous avez le goût de l'âme bien dépravé. N'est-ce pas la Sagesse qui a dit en parlant d'elle : « Celui qui me mange aura toujours faim, et celui qui me boit ne cessera de vouloir me boire encore (Eccli., XXIV, 29) ? » Mais comment avoir faim et

 

a C'est-à-dire mon religieux.

 

soif du christ quand on se repaît tous les jours des cosses qu'on donne aux pourceaux, et comment boire en même temps avec plaisir le calice du Christ et celui des démons, dans lequel coulent et pétillent en même temps l'orgueil et la détraction, l'envie et l'ivrognerie? Si votre coeur et votre bouche boivent à longs traits à ce calice, il n'y a plus de place pour le Christ en vous.

Laissez-moi vous parler librement, ce n'est pas dans la maison de votre oncle que vous aimerez jamais à vous enivrer de l'abondance de celle de Dieu. Pourquoi cela? me direz-vous. Parce que c'est une maison de délices; or l'eau et le feu ne sont pas plus incompatibles que ne le sont les délices de l'esprit et celles de la chair. Le Christ n'a garde de verser son vin qui est plus doux que le lait et le miel dans l'âme de celui qu'il trouve exhalant, au milieu des brocs, l'odeur des boissons et des viandes terrestres dont il aime à se gorger. Là où la recherche et la diversité des mets, ainsi que la richesse, l'éclat et la variété du service repaissent également le ventre et les yeux, le Christ laisse jeûner l’esprit de son pain céleste. Allons, courage, jeune homme! réjouissez-vous bien dans votre jeunesse, passez-en les années dans les plaisirs et dans la joie, et vivez ensuite dans d'éternels supplices!

Mais non; qu'un pareil malheur ne fonde pas sur vous, mon cher enfant, que Dieu vous en préserve! ou plutôt que Dieu confonde ceux dont la langue trompeuse et perfide vous donne de semblables conseils et vous crie tons les jours, pour perdre votre âme : C'est bien! c'est bien! Ceux-là qui vous parlent ainsi, ce sont ceux avec qui vous demeurez et qui, par leurs entretiens mauvais, corrompent vos bonnes moeurs.

11. Jusqu'à quand demeurerez-vous parmi eux ? Que faites-vous à la ville, vous qui aviez choisi le cloître, et qu'est-ce qui vous retient dans le monde après que vous y avez renoncé?

Vous. avez obtenu un magnifique héritage, et vous soupirez encore après les richesses de la terre! Si vous voulez posséder en même temps les biens de la terre et ceux du ciel, on vous dira bientôt : « Souvenez-vous, mon fils, que vous avez reçu votre part de biens pendant que vous étiez en vie (Luc., XVI, 25). » Vous avez reçu, vous sera-t-il dit, et non pas vous avez dérobé, afin que vous ne puissiez vous retrancher derrière cette vaine excuse, que. vous vous êtes contenté de ce qui vous appartenait, sans rien dérober à personne.

Et même, après tout, quels sont ces biens que vous appelez les vôtres? Ce sont les bénéfices de l'Eglise, dont vous acquérez le droit de vous servir en vous levant pour les Matines, en allant à la Messe, en assistant exactement aux Offices du jour et de la nuit, car il est juste que celui qui sert à l'autel vive de l'autel. Je vous accorde volontiers que si vous servez à l'autel vous ayez le droit de vivre de l'autel; mais vous est-il permis pour cela de vivre dans le luxe et l'éclat aux dépens de l'autel, d'en prendre les revenus pour acheter des freins d'or, des litières chargées de peintures, des éperons d'argent, des fourrures de toutes sortes et des ornements de pourpre pour vous couvrir les mains et vous parer le cou ? Tout ce que vous prenez à l'autel au delà du nécessaire de la vie et des exigences d'un vêtement simple et modeste ne vous appartient pas; c'est un vol, et même un vol sacrilège. Le Sage ne demandait que le nécessaire et non le superflu : « Le vivre et le couvert (I Tim., VI, 8), » disait l'Apôtre, le vivre et le couvert, non pas le vivre et des vêtements magnifiques. Un saint disait : « Que le Seigneur me donne du pain pour manger et un vêtement pour me couvrir (Gen., XXVIII, 20). » Notez bien cela, « pour se couvrir. » Ainsi sachons nous contenter de même de vêtements qui nous couvrent, et ne portons pas des vêtements luxueux et superbes qui nous fassent ressembler et plaire à des femmelettes. Mais, direz-vous, je ne fais que ce que font ceux avec qui je vis, et si je n'agis pas comme eux, je me singulariserai; aussi voilà pourquoi je vous dis, moi : Quittez-les au plus vite, si vous ne voulez vous singulariser aux yeux du monde ou vous perdre à l'exemple des autres.

12. Que faites-vous à la ville, soldat efféminé? Vos compagnons d'armes qu'en fuyant vous avez abandonnés livrent des batailles et remportent des victoires; ils frappent et ils entrent; ils ravissent le ciel et gagnent des couronnes, tandis qu'on vous voit passer dans les rues, traverser les places et les carrefours monté sur un superbe coursier et vêtu de pourpre et de lin. Tout cela peut convenir au temps de paix, mais ce ne sont pas les équipements que la guerre réclame. Vous dites peut-être: « La paix! nous sommes en paix! mais réellement il n'y a pas de paix (Ezech., XIII, 10) ! »

La pourpre que vous portez n'est pas une arme propre à dompter les passions, l'orgueil et l'avarice ; elle protège mal contre les traits enflammés de l'ennemi, elle ne petit pas davantage arrêter les maladies et la mort, dont la pensée vous cause tant de frayeur. Où sont vos armes de guerre, le bouclier de la foi, le casque du salut, la cuirasse de la patience ? Pourquoi tremblez-vous ? Nos rangs sont plus nombreux qui ceux des ennemis, reprenez vos armes, rassemblez toutes vos forces pendant que le combat dure encore. Les anges nous regardent et nous protègent, et le Seigneur lui-même est notre aide et notre appui; il façonnera vos mains au combat et vos doigts au maniement des armes. Allons au secours de nos frères ; s'ils combattaient sans nous, ils vaincraient sans nous et sans nous aussi ils entreraient au ciel; grand la porte en sera fermée, nous frapperons en vain pour nous la faire ouvrir, on nous criera du dedans : « En vérité je ne vous connais point (Matth., XXV, 12). » Faites-vous donc connaître d'avance , je vous en conjure, montrez-vous dès maintenant de peur qu'on ne vous méconnaisse au jour du triomphe ou qu'on ne nous reconnaisse que pour vous punir. Si le Christ vous remarque dans la lutte, il vous reconnaîtra dans le ciel, et, selon sa promesse, il se manifestera à vous dans sa gloire. Mais ce n'est que par votre repentir et votre retour que vous vous rendrez digne de dire avec confiance: « Alors je connaîtrai comme je suis connu moi-même (I Cor., XIII,12). » Mais j'ai assez, par mes paroles, frappé à la porte du coeur d'un jeune homme plein de modestie et de docilité; il ne me reste plus à présent qu'à frapper pour lui, par mes prières, à la porte de la miséricorde divine : que le Seigneur achève mon oeuvre si déjà mes coups ont ébranlé son coeur, et qu'il daigne mettre bientôt de cette manière le comble à ma joie.

 

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