LET. CIII-CVIII
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LETTRE CIII. AU FRÈRE (a) DE GUILLAUME, ABBÉ DE CLAIRVAUX.

LETTRE CIV. A MAITRE (a) GAUTIER DE CHAUMONT.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CV. A ROMAIN, SOUS-DIACRE DE LA COUR DE ROME.

LETTRE CVI. A MAÎTRE (b) HENRY MURDACH.

LETTRE CVII. A THOMAS, PRÉVÔT DE BEVERLA.

LETTRE CVIII. A THOMAS DE SAINT-OMER, QUI N'AVAIT PAS TENU LA PROUESSE QU'IL AVAIT FAITE DE SE CONVERTIR.

 

LETTRE CIII. AU FRÈRE (a) DE GUILLAUME, ABBÉ DE CLAIRVAUX.

 

Après lui avoir fait un pompeux éloge de la pauvreté, Bernard lui reproche d'aimer les biens de la terre avec excès, au détriment des pauvres et au péril de son âme, et d'aimer mieux les céder à la mort qu'à l'amour de Jésus-Christ.

 

1 . Quoique votre personne ne me soit pas connue et que vous habitiez loin de moi, vous ne m'en êtes pas moins cher, je dirai plus, vous n'en êtes ni moins connu de mon cœur ni moins présent à mon amitié. Ce n'est ni la chair ni le sang qui m'ont inspiré l'affection que je ressens pour vous, elle est née dans mon âme à cotre insu, au souffle de l'esprit de Dieu qui a incliné mon coeur vers celui de votre frère Guillaume, car c'est Dieu qui nous a unis tous les deux par les liens indissolubles d'une amitié toute spirituelle et qui veut que, par suite, je le sois avec vous si cous y consentez. Soyez sage, croyez-moi, ne repoussez pas l'amitié de ceux que l'éternelle Vérité proclame bienheureux et appelle les rois du ciel. Bien loin d'être jaloux de notre bonheur, nous le trouvons moindre si nous ne le partageons avec vous, et il nous semble que notre royaume s'agrandit si cous entrez en partage de notre royauté. Pourquoi tiendrions-nous à être heureux sans cous, puisque le nombre de ceux qui boivent avec nous à la coupe du bonheur ne nous en retire point une goutte ? Soyez donc, je vous y engage, soyez l'ami des pauvres, mais soyez-le surtout de la pauvreté; celui qui aime les pauvres est à l'entrée de la carrière, et celui qui aime la pauvreté est arrivé au terme; être ami des pauvres, c'est être ami de rois, ,mais c'est être roi soi-même  Les pauvres que. d'aimer la pauvreté. Enfin le royaume des cieux appartient aux pauvres, et l'une des prérogatives de la royauté, est de faire, quanti il lui plaît, du bien à ses amis, selon ces paroles du Seigneur : « Faites-vous des amis avec les richesses temporelles qui sont une source d'iniquité, afin que, lorsque cous viendrez à manquer, ils vous reçoivent dans les demeures éternelles (Luc., XVI, 9). » Vous voyez quelle est l'excellence de la pauvreté puisque, bien loin de mendier pour elle-même un appui, elle

 

a Tel est le titre de cette lettre dans deux manuscrits du Vatican et dans plusieurs des nôtres. Ceux de Citeaux portent: Lettre d’exhortations à un ami. La fin de la cent sixième lettre nous porte à croire qu'il s'agit ici d'Yves, qui signe avec Guillaume.

 

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en offre un à ceux qui en ont besoin. Quelle prérogative de se présenter soi-même à Dieu, sans le secours d'aucun ange ni d'aucun homme, à la faveur de cette divine pauvreté, et, par elle, de s'élever et d'atteindre au comble même de la gloire des cieux !

2. A quoi tient-il que vous jouissiez de tous ces avantages? Plût à Dieu que vous y fissiez une sérieuse attention! Quel malheur, hélas! une vapeur qui ne dure qu'un moment dérobe à vos yeux la vue d'un bonheur sans fin, vous cache l'état et la splendeur de la lumière infinie, vous empêche de reconnaître la vraie nature des choses et vous prive d’une gloire suprême! Jusqu'à quand préférerez-vous donc l'herbe des champs qui pousse aujourd'hui et qui demain sera coupée et jetée au feu, je veux dire le monde et son vain éclat? « Vous le savez, l'homme est semblable à l'herbe des champs, et sa gloire est pareille à la fleur de cette herbe (Isa., XL, 6). » Si vous n'avez pas tout à fait perdu la raison, si vous avez encore un mur pour sentir et des yeux pour voir, cessez de poursuivre des biens auxquels c'est un malheur de parvenir. Heureux mille fois ceux qui ne courent point après toutes ces choses dont la possession est une fatigue, l'amour un mal et la perte une douleur Ne vaut-il pas mieux avoir l'honneur d'y renoncer que le chagrin de les perdre, et n'est-il pas bien préférable de les sacrifier à Jésus-Christ, au lieu d'attendre que la mort nous les enlève, la mort, dis-je, qui se tient déjà en embuscade, comme un voleur, et dans les mains de laquelle vous ne pouvez faire autrement que de tomber avec tout ce qui vous appartient? Vous savez bien qu'on ne saurait prévoir le moment de son arrivée et qu'il est écrit qu'elle fond sur nous comme un voleur de nuit. Vous n'avez rien apporté en venant en ce monde, soyez sûr que vous n'en pourrez rien emporter en le quittant. Et lorsque vous vous réveillerez après le sommeil de la vie, vous ne trouverez plus rien dans vos mains. Vous n'ignorez pas tout cela, je ne vous en entretiendrai donc pas plus longtemps, il vaut mieux que je demande à Dieu, dans mes prières, de vous faire la grâce de pratiquer et de suivre ce qu'il vous a fait connaître.

 

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LETTRE CIV. A MAITRE (a) GAUTIER DE CHAUMONT.

 

Bernard l'engage à fuir le siècle et à préférer son salut à ses parents.

 

1. Je vous plains, mon cher ami, toutes les fois que je pense à vous, en voyant que vous consumez dans de vaines occupations cette fleur de

 

a Saint Bernard désigne ordinairement ainsi les docteurs et les professeurs ès lettres, comme on le voit dans les soixante-dix-septième, cent sixième et autres lettres. C'est ainsi que dans le Spicilége, tome III, pages 137 et 140, Thomas d'Etampes l'appelle tantôt maître tantôt docteur: Dans un manuscrit du Vatican il y a : « A maître Gaucher. »

 

 

jeunesse, cet esprit pénétrant et cultivé; cette,âme érudite et, ce qui vaut mieux encore pour un chrétien, ces moeurs pures et innocentes qui vous distinguent; car vous faites servir tous ces dons de la grâce à des choses qui passent au lieu de les employer pour Jésus-Christ, de qui vous les tenez. Oh ! s'il fallait, (mais que Dieu éloigne de vous un pareil malheur! ) s'il fallait, dis-je, que la mort vînt tout à coup heurter toutes ces choses de son pied destructeur, quelle ruine soudaine, hélas! Tous ces avantages se flétriraient à l'instant même, comme tut voit, au souffle d'un vent brillant et rapide, l'herbe des champs se flétrir et perdre toute beauté. Que vous semblera-t-il alors de tout le mal que vous vous serez donné? Que serez-vous en état de rendre à Dieu pour tout ce qu'il vous a prêté, et quels intérêts pourrez-vous servir à ce divin créancier jour les talents qu'il a places chez vous ? Quel malheur s'il allait vous trouver les mains vides ! Vous savez qu'il n'est pas moins rigoureux à se. faire rendre compte de ses biens, que libéral à les répandre. Or il ne peut tarder à vous réclamer avec usure, tout ce que vous tenez de lui; eh bien, je vous le demande, qu'y a-t-il qui ne vienne pas de lui parmi toutes les choses honorables et flatteuses qui vous signalent à l'attention de vos compatriotes ? Naissance illustre, belle constitution, élégance de formes et de manières, pénétration d'esprit, enfin savoir et probité, que d'avantages réunis ! Mais la gloire en revient de droit à celui de qui vous les tenez ; si vous la revendiquez pour vous, vous usurpez son bien, il vous traitera en conséquence.

2. Mais je veux que vous puissiez vous attribuer tout cela, et en tirer vanité comme si c'était à vous, je vous permets de vous faire appeler Maître par vos semblables, et de rendre votre nom fameux dans le monde, qu'en restera-t--il après la mort ? à peine un souvenir, rien de plus sur la terre, car il est écrit : « Ils se sont endormis du sommeil éternel, et tous ces hommes superbes qui se glorifiaient de leurs richesses, n'ont plus rien trouvé dans leurs mains (Psaim. LXXV, 5). » Mais si tel doit être le but de vos travaux, laissez-moi vous demander quelle chose vous avez que votre cheval de partage point avec vous. Ne dira-t-on pas aussi de lui quand il sera mort que c'était un bel et bon dextrier (a)? Mais vous, songea donc au terrible jugement qu'il vous faudra subir au tribunal de Dieu, pour ne vous être point occupé du salut de votre âme, et de quelle âme encore! ainsi que pour n'en avoir point fait un autre usage, tout immortelle et raisonnable qu'elle soit, que les bêtes de la leur. Or l'âme d'une bête ne subsiste qu'autant de temps que le corps qu'elle anime, elle cesse d'agir et de vivre avec lui. Eh quoi ! vous convient-il de soutenir si mal la glorieuse ressemblance que vous avez avec votre créateur, d'oublier que vous êtes homme (b), au point de

 

a C'est un cheval de prix et magnifique que l'on conduit en le tenant par la bride.

b Certaines éditions ajoutent ces mots; eu honneur,        pour compléter la citation du psaume XLVIII ; mais ils font défaut dans les manuscrits, et d'ailleurs ce serait une sorte de battologie.

 

vous mettre sur le même rang que la bête? Ne ferez-vous rien pour votre âme, rien pour l'éternité ? vous contenterez-vous, comme les animaux qui naissent et meurent tout entiers en même temps; de ne songer qu'aux biens matériels et périssables, et fermerez-vous les oreilles à ces paroles évangéliques : « Travaillez pour avoir non la nourriture qui périt, mais celle qui demeure pour la vie éternelle (Joan., VI, 27) ? » Mais vous savez bien qu'il est écrit que pour monter sur la montagne du Seigneur il faut non-seulement s'être occupé de son âme « et ne l'avoir pas reçue en vain (Psalm., XXIII, 4), » mais de plus s'être conservé le cœur pur et les mains innocentes. Je vous laisse à décider si vous pouvez faire quelque fond sur les œuvres de vos mains et sur les sentiments de votre âme; mais si vous ne le pouvez pas, jugez quel sort attend vos péchés, quand la damnation est le partage de ceux qui n'ont pas fait le bien ! Au fait, les chardons et les ronces pourraient-ils être tranquilles sur le sort qui les attend, quand la cognée est déjà à la racine de l'arbre simplement inutile, et les épines qui déchirent seront-elles mieux traitées que la plante stérile? Malheur donc, oh! oui, bien des fois malheur à la vigne dont il est dit: « J'ai attendu qu'elle portât de bons raisins, et elle ne m'en a donné que de sauvages (Isa., V, 4) ! »

3. Je sais que vous êtes plein de ces pensées et qu'il n'est pas nécessaire que je vous les rappelle pour que votre esprit s'en nourrisse, mais l'amour filial vous tient enchaîné et vous empêche de laisser là toutes les choses que vous avez depuis longtemps appris à mépriser. Que vous dirai-je ? De quitter votre mère ? cela parait bien dur : de rester auprès d'elle? mais quel malheur pour elle d'être la cause de la perte de son fils ! Vous dirai-je d'allier en même temps Dieu et le monde ? on ne peut servir deux maîtres à la fois. Ce que votre mère désire étant contraire à votre salut, l'est également au sien. Choisissez entre ces deux alternatives, faire ce qui lui plait, ou vous sauver tous les deux. Mais si vous avez un grand amour pour elle, ayez le courage de la quitter pour ne pas la perdre, plutôt que de quitter le Christ pour demeurer auprès d'elle au risque de causer vous-même sa perte. Ce serait bien mal reconnaître le bienfait de la vie que vous avez reçue d'elle que de lui faire perdre la vie éternelle. Voilà pourtant ce qui ne peut manquer d'arriver si vous la mettez dans le cas de donner elle-même la mort spirituelle à celui à qui elle a donné la vie temporelle. Si je discute ainsi vos raisons, c'est pour condescendre aux sentiments de votre cœur, car la parole de Dieu est formelle et doit entraîner votre conviction : si on v. aux notes. ne peut, sans une sorte d'impiété, mépriser sa mère, n'en pas tenir compte pour Jésus-Christ, c'est le comble de la piété ; car celui qui a dit : « Honorez votre père et votre mère (Matth., XV, 4), » a dit également:  « Celui qui aime son père et sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi (Matth., X, 37). »

 

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

 

LETTRE CIV. A GAUTIER.

 

81. Si on ne peut sans une sorte d'impiété...,      Une vieille édition porte en marge, à cet endroit, qu'on ne doit lire ce passage qu'avec précaution, vu que la pensée qui s'y trouve exprimée a besoin d'être entendue avec discernement. Mais saint Bernard n'en a pas eu d'autres que celle qu'avait Notre-Seigneur quand il dirait: « Si quelqu'un vient à moi et ne hait point son père et sa mère,... etc., il ne peut être mon disciple (Luc., XIV) ; » ou bien encore: « Celui qui aime son père et sa mère plus que moi n'est pas digne de moi (Matth., X). » Imbu de cette doctrine du Christ, saint Jérôme ne craint pas d'engager Héliodore à déraciner de son coeur un dernier reste d'amour pour ses parents, en lui disant: « Que faites-vous sous le toit paternel, soldat efféminé? » et quelques lignes plus loin : « Quand même votre petit neveu se suspendrait à votre cou, quand même, les cheveux et les vêtements en désordre, votre mère vous montrerait ce sein dont elle vous a allaité, quand bien même votre père se coucherait en travers de la porte, passez sur le corps de votre père, et, les yeux secs de larmes, volez vers la croix : il n'y a en pareille matière qu'une manière d'être pieux, c'est d'être sans pitié. » Ces derniers mots se rapportent admirablement bien aveu ceux de saint Bernard.

Mais dans ce sujet qui nous occupe on ne peut trouver un plus beau langage que celui que saint Augustin, ou saint Paulin, comme quelques-uns le pensent, a tenu à Laetus, jeune homme non moins distingué par sa naissance que par sa fortune. Il l'exhorte à ne pas se laisser détourner par l'amour et les gémissements de ses parents du projet qu'il avait formé de s'engager dans les voies de la perfection; à étouffer, au contraire, dans leur coeur aussi bien que dans le sien une affection répréhensible, et à préférer Jésus-Christ aux auteurs de ses jours. Nous allons le laisser parler lui-même: « Que nos parents, dit-il, ne s'offensent pas si le Seigneur nous ordonne de les haïr, puisqu'il nous assure que celui qui aime sa vie la perdra. S'il en est ainsi,à plus forte raison peut-il dire avec certitude que celui qui aime ses parents les perdra. Toutefois l'ordre de perdre notre âme ne signifie pas que nous devions nous détruire nous-mêmes, mais seulement que nous sommes obligés de faire mourir, en nous, cet amour charnel de la vie qui met obstacle à la vie future, par le charme qu'il nous fait trouver à la vie présente. Car c'est là le sens de ces mots, haïr sa vie pour la perdre, ce qui revient en effet à l'aimer, puisque dans le même endroit le Seigneur rappelle très-clairement que le résultat de la haine qu'il nous prescrit sera le salut même de notre âme, car il dit: Quiconque la perd en ce monde la retrouvera. dans l'autre. Il en est de même de nos parents; on peut également dire que celui qui les aime les perdra, non pas en les faisant mourir comme un parricide, mais en les frappant avec confiance, et en perçant du glaive spirituel de la parole de Dieu, dont la piété aura armé ses mains, cette affection toute charnelle qui porte les auteurs de nos jours à multiplier autour de nous, pour se perdre eux-mêmes et nous perdre avec eux, les vains attraits du monde.... Mais que dit votre mère, qu'allègue-telle ? Peut-être fait-elle valoir les dix mois qu'elle vous a porté dans ses flancs, les douleurs qu'elle ressentit en vous mettant au jour et les fatigues que votre éducation lui a causées ensuite. C'est précisément là que vous devez frapper, perdez tout cela de votre mère, si vous voulez la retrouver dans l'éternité. Oui, haïssez tout cela en elle, si vous avez pour elle quelque amour, si vous êtes le disciple du Christ... Car c'est là un sentiment charnel qui sent encore le vieil homme, et nous ne sommes soldats du Christ que pour le détruire dans notre coeur et dans celui de nos parents. Pourtant il ne faut pas que nous soyons ingrats envers les auteurs de nos jours, ai que nous ne comptions pour rien le bienfait de la vie qu'ils nous ont donnée, les soins matériels et l'éducation que nous en avons reçus; nous devons au contraire en toute occasion conserver les sentiments de la piété filiale, et tenir compte de toutes ces choses quand il n'y en a pas de plus grandes qui réclament la préférence. » Tel est le langage de saint Augustin dans sa trente-huitième lettre: peut être avons-nous rapporté un peu trop longuement ses paroles, mais il était bien difficile de se borner en citant un aussi beau passage. C'est d'ailleurs en' vue d'être utile au lecteur que nous avons agi ainsi et que nous le ferons encore ailleurs, attendu que les couvres de saint Augustin sont trop considérables et trop rares pour se trouver à la disposition de tous. Qu'il nous suffise d'avoir une fois pour toutes placé ici cette remarque en forme d'avertissement. Voir les notes de la troisième lettre (Note de Mabillon.)

 

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LETTRE CV. A ROMAIN, SOUS-DIACRE DE LA COUR DE ROME.

 

Saint Bernard le presse de se faire religieux en lui rappelant la pensée de la mort.

 

A son cher Romain, Bernard, abbé de Clairvaux, tout ce qu'on peut souhaiter à son meilleur ami.

 

Vous avez bien fait, mon cher ami, de m'écrire pour renouveler le doux souvenir de votre personne dans mon âme et pour me donner l'explication de vos malheureux délais. Je ne crains pas le moins du monde que le coeur de vos amis vous oublie, mais ne recevant pas de lettre de vous, jai cru un moment, je l'avoue, que vous vous oubliiez vous-même. Maintenant donc plus d'ajournement, exécutez vite le projet dont vous m'avez parlé, que les actes répondent aux paroles, si vous voulez que je croie que celles-ci étaient senties. Pourquoi tarderiez-vous plus longtemps à mettre au jour le fruit de salut que votre coeur a depuis longtemps conçu ? Vous savez bien que la mort est aussi sûre que l'heure en est peu certaine, car elle fond sur nous comme un voleur pendant la nuit. Malheur alors aux âmes encore grosses de leurs bonnes intentions, elle les surprendra et fera périr dans leur sein le fruit qu'elles avaient conçu, elle détruira la demeure de leur corps et fera périr le germe du salut qu'elles portaient : « Car au moment même où elles diront: Nous sommes en paix et en pleine sécurité, elles seront surprises tout à coup par une ruine imprévue, comme une femme grosse par les douleurs de l'enfantement, sans qu'il leur reste aucun moyen de se sauver (1 Thes., V, 3). » Puisque vous ne pouvez éviter la mort, je voudrais que du moins vous pussiez ne pas la redouter, à l'exemple du juste qui ne la craint pas, bien qu'il sache qu'elle est inévitable, ou plutôt, qui l'attend comme un. repos, et la reçoit avec une sécurité parfaite, parce qu'elle lui ouvre l'entrée de l'autre monde, en même temps qu'elle lui ferme les portes de celui-ci. Mourir au péché pour vivre à la justice, voilà la vraie bonne mort, c'est par elle qu'on doit commencer; mais pour compter sur une telle mort, il vous faut, dans cette vie, tant qu'elle dure, vous en assurer une qui ne finira jamais. pour cela mourez dès maintenant au monde dans votre chair, et en la quittant, vous vivrez un jour en Dieu. Que vous importe de mourir, si le même coup qui frappe votre corps et le brise, vous plonge dans un océan de bonheur? Vous savez qu'on dit: « Heureux ceux qui meurent dans le Seigneur (Apoc., XIV, 13)! » L’esprit de Dieu jour annonce «qu'ils n'ont plus désormais qu'à se reposer de leurs fatigues (Ibidem).» Nons-eulement cela, mais ils goûtent le bonheur d'une vie nouvelle et sont assurés d'en jouir toute une éternité. Heureuse donc la mort du juste à cause du repos qui la suit, plus heureuse encore parce qu'elle commence une vie nouvelle pour l'âme, extrêmement heureuse enfin parce qu'elle donne une éternelle sécurité. Au contraire, « la mort du pécheur est affreuse (Psalm. XXXIII, 22), » affreuse parce qu'elle lui enlève ses biens, plus affreuse encore parce qu'elle le sépare de son corps, extrêmement affreuse enfin parce qu'elle le jette en pâture à la dent d'un ver rongeur et aux flammes d'un feu éternel. Ainsi donc, mon cher ami, du courage, hâtez-vous de quitter le monde et de renoncer à tout, disposez-vous à mourir de la mort des justes pour partager un jour leur félicité. Si vous saviez combien la mort des saints est précieuse devant Dieu! Fuyez donc, je vous en conjure, ne demeurez pas plus longtemps dans les voies des pécheurs. Pouvez-vous vivre un seul instant là où vous ne voudriez pas mourir ? Comptez sur moi pour favoriser votre fuite, en vous offrant le pain de l'hospitalité (a).

 

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LETTRE CVI. A MAÎTRE (b) HENRY MURDACH.

 

Saint Bernard le presse d'embrasser la vie religieuse dont il lui dépeint les douceurs en quelques mots.

 

A son cher Henry Murdach, Bernard, abbé de Clairvaux, salut éternel.

 

1. Je ne suis pas du tout étonné que vous flottiez toujours entre le bien et le mal, puisque vous n'avez pas encore mis le pied sur la terre ferme. Mais si vous étiez bien résolu à garder les commandements du Seigneur, qui est-ce qui serait en état de vous séparer de l'amour du Christ ? Oh ! si vous saviez, et si je pouvais vous dire: « Mais, ô mon Dieu ! il n'y a que vous qui puissiez découvrir à l'oeil de l'homme ce que vous réservez à ceux qui vous aiment (Isa., LXIV, 4). » Mais vous, mon frère,

 

a Expression familière à saint Bernard, comme on peut le voir encore par la lettre cent septième, n. 3, cent vingt-quatrième, n. 2, etc.

b Cet Henri Murdach tenait école chez les Anglais, étant lui-même Anglais de nation, et il eut pour disciples Guillaume et Yves, comme on le voit par la fin de cette lettre. Il céda enfin aux exhortations de saint Bernard, se fit religieux de Clairvaux et devint plus tard abbé de Vauclaire ; il fut le troisième abbé de Wells en Angleterre, comme on le voit par la trois cent  vingtième et la trois cent vingt et unième lettres, et succéda, sur le siége archiépiscopal d'York, à Guillaume le Trésorier, déposé par le pape Eugène III. On verra plus bas plusieurs lettres sur ce sujet. on peut consulter encore Guillaume de Neubourg, livre Ier, chapitre 7, Roger de Hovedun, à l'année 1140, et l'appendice de Robert du Mont à Sigebert.

 

vous qui lisez les prophètes, et qui sans doute croyez comprendre le sens de leurs écrits, n'est-il pas évident pour vous qu'ils aboutissent tous à Notre-Seigneur? Si c'est à lui que vous aussi vous tendez, je vous assure que vous arriverez bien plus tôt à votre but en vous mettant à la suite du Sauveur qu'en feuilletant les prophéties. Pourquoi chercher le Verbe dans des livres, quand nous l'avons dans sa chair ? Il y a longtemps qu'il a quitté la retraite obscure des prophètes pour se montrer aux yeux des pécheurs, et qu'il est descendu des sommets nuageux et sombres de la loi antique, comme un jeune époux, de son lit nuptial, dans les vastes plaines de l'Évangile; il ne faut que des oreilles pour l'entendre lui-même disant dans son temple : « Si vous avez soif, venez à moi, et je vous désaltérerai (Joan., VII, 37); » ou bien encore : « Que ceux qui sont chargés et fatigués s'approchent de moi, je les soulagerai (Matth., XI, 28). » Auriez-vous peur de tomber de faiblesse là où la Vérité même promet de vous soutenir? Si vous avez tant de plaisir à boire l'eau trouble des citernes qu'alimentent les pluies du ciel, vous trouverez certainement bien meilleures celles que vous puiserez aux sources limpides du Sauveur.

2. Oh! si seulement vous approchiez un jour de vos lèvres le pain délicieux dont se nourrit Jérusalem, comme vous vous bâteriez de laisser les écrivains juifs ronger leurs croûtes desséchées! Que je serais donc heureux de vous voir enfin avec moi, à l'école du Christ, et de soutenir dans mes mains le vase purifié de votre coeur pour qu'il le remplisse de l'onction de sa grâce, qui accompagne toute science! Que j'aimerais à rompre avec vous le pain encore chaud et fumant, sortant à peine du four, comme on dit, que le Christ se plait souvent à donner d'une main généreuse à ses pauvres! Ce serait pour moi le comble du bonheur, si je pouvais jamais humecter vos lèvres d'une de des gouttes d'eau délicieuse que Dieu daigne quelquefois, dans sa bonté, faire pleuvoir sur son pauvre serviteur, et si à mon tour je partageais la douce rosée de votre âme ! Rapportez-vous-en, mon cher ami, à ma propre expérience. Ou apprend beaucoup plus de choses dans les bois que dans les livres; les arbres et les rochers vous enseigneront des choses que vous ne sauriez entendre ailleurs, vous verrez par vous-même qu'on peut tirer du miel des pierres et de l'huile des rochers les plus durs. Ne savez-vous pas que la joie distille de nos montagnes, que le tait et le miel coulent de nos collines, et que nos vallons regorgent de froment? il faut que je m'arrête; que de choses pourtant il me resterait encore à votes dire! Mais vous avez plus besoin de prier que de lire; que Dieu ouvre votre coeur à l'amour de sa loi et de ses commandements. Adieu.

3. Yves et Guillaume font les mêmes voeux que moi, et vous disent avec moi à la fin de cette lettre combien et pourquoi noies nous estimerions heureux de vous voir ici. Vous ne sauriez trop la croire. Nous demandons à Dieu de vous faire la grâce de nous suivre du moins dans« une route où vous auriez dît nous précéder vous-même ; mais en vous montrant assez humble pour marcher à la suite de vos élèves, vous leur donnerez encore une leçon d'humilité et vous serez toujours leur maître.

 

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LETTRE CVII. A THOMAS, PRÉVÔT DE BEVERLA.

 

Thomas allait fait le voeu de se faire religieux de Citeaux, mais il retardait de l'accomplir : saint Bernard le presse de dégager sa parole, mais en vain, comme on le verra en lisant le récit de sa mort dans la lettre qui vient après celle-ci; il lui décrit toute l'économie de notre salut.

 

A son cher fils Thomas, Bernard, les plus tendres sentiments d'un père.

 

1. Trêve de paroles maintenant, vos lèvres ont assez protesté de l'ardeur de vos désirs, c'est au reste du corps à nous convaincre à présent du feu qui vous consume; d'ailleurs, quand vous serez ici, nous nous combattrons et nous nous apprécierons mieux l'un l'autre; il y a bien longtemps déjà que nous avons contracté l'engagement, vous, de vous soumettre humblement à mon autorité, et moi, de prendre un soin fidèle de votre âme; que les actes succèdent maintenant aux paroles. Je veux que vous puissiez désormais vous appliquer, par rapport à moi, ce que disait autrefois de lui-même le Fils unique du Père : « Les oeuvres que mon Père m'a donné de faire rendent témoignage de moi (Joan., V, 36). » Or l'esprit du Fils unique de Dieu rend témoignage au nôtre et montre que nous sommes aussi les enfants du Père quand il nous fait produire des fruits de vie à la place de ceux de mort que nous portions auparavant. Car vous savez que ce n'est ni aux feuilles ni aux fleurs, mais aux fruits qu'on discerne un bon arbre d'un mauvais, selon ces paroles du Maître : « Vous les connaîtrez à leurs fruits (Matth., VII, 16). » Puisque c'est par les oeuvres et non par les paroles que les enfants de Dieu se distinguent de ceux du siècle, mettons-nous à l'oeuvre et montrons l'un et l'autre la sincérité de nos voeux.

2. Je voudrais vous voir ici en personne, mon coeur vous y cherche, et vos promesses vous y appellent. Mais quand je me montre si pressant, ne croyez pas que la chair et le sang soient pour quelque chose dans mes instances. Je n'ai qu'un désir, m'édifier à votre commerce et rendre service à votre âme. Cette noblesse du sang, cette beauté du corps, cette distinction de manières, cette fleur de jeunesse, tous ces domaines, ces palais et ces ameublements somptueux, sans compter vos charges avec leurs insignes, et la sagesse du siècle, tontes ces choses, sont bien de ce monde, c'est pourquoi le monde y tient et les aime; mais que dureront-elles? Toujours? assurément non; car le monde lui-même doit finir; elles dureront même bien peu et vous n'en jouirez pas longtemps. Comment en serait-il autrement, puisque vous-même ne ferez que passer dans ce monde? Il est dit en effet que la vie de l'homme est de courte durée et ses jours peu nombreux. La figure de ce monde change et passe, et vous passerez avant elle. Irez-vous vous attacher d'un amour éternel quand vous durez si peu vous-même? Pour moi, ce que j'aime en vous, ce ne sont pas vos biens et tous les avantages dont vous jouissez; j'abandonne cela à ceux de qui vous l'avez reçu, je ne réclame de- vous qu'une chose, c'est que vous vous souveniez de votre promesse, et que vous ne nous priviez pas plus longtemps du bonheur de vous posséder parmi nous, car nous avons pour vous un amour véritable qui durera au tant que l'éternité. Ceux dont l'affection est pure en ce monde ne cesseront pas de s'aimer en l'autre; or les choses que nous aimons en vous, ou plutôt pour vous, ne se rapportent ni au temps ni au corps, elles lue passent point à mesure que l'un s'écoule et ne disparaissent point avec l'autre; au contraire, elles deviennent plus charmantes après la mort, et plus durables quand le temps a cessé; elles diffèrent donc beaucoup de toutes celles dont je vous parlais plus haut, et qui viennent des hommes, non de Dieu; en est-il une seule dans le nombre qui ne vous échappe avant même que la mort vous en dépouille?

3. Le meilleur et le plus grand des biens est celui qu'on ne peut jamais nous ravir. Quel est-il? l'oeil de l'homme ne l'a pas vu briller, son oreille ne l'a point entendu nommer, et son coeur n'a jamais rien conçu de pareil; il est absolument inconnu de ceux qui ne vivent que d'une façon charnelle, car la chair et le sang n'en ont aucune idée et ne sauraient nous le faire connaître, il n'y a que l'esprit de Dieu qui nous le révèle; impossible à l'homme animal d'en pénétrer le secret, puisqu'il ne peut s'élever aux choses de Dieu (I Cor., II, 14). Combien devons-nous donc estimer heureux ceux à qui s'adressent ces paroles : «Vous êtes mes amis, et je vous fais part de tout ce que mon Père m'a appris (Joan., XV, 15)? » Mais que le monde est mauvais puisqu'il ne fait le bonheur de ses partisans qu'en les rendant ennemis de Dieu, et, par conséquent, en les excluant de la société des bienheureux! Car on ne peut aimer le monde sans encourir l'inimitié de Dieu. Si un maître dérobe la connaissance de ses actions â ses domestiques ne la cachera-t-il pas davantage encore à son ennemi? Au contraire, l'ami de l'époux se tient auprès de lui, heureux d'entendre sa voix et ne peut s'empêcher de dire: «Mon coeur se pâme de bonheur quand j'entends la voix dit bien-aimé (Cant., V, 6). » Ainsi quiconque aime le monde est exclu de la société des amis de Dieu, qui sont étrangers it l'esprit du monde, mais qui ont reçu celui de Dieu; le Seigneur ne leur laisse pas ignorer ce qu'ils ont reçu de lui, tandis que vous cachez, O mon Dieu, aux sages et aux prudents du siècle ce que vous daignez révéler à vos enfants (Matth., XI, 25). S'il en est ainsi, Seigneur, c'est un effet de votre bon plaisir, non point la conséquence de nos propres mérites, car nous sommes tous pécheurs et tous nous avons besoin que vous nous donniez votre grâce et que vous mettiez dans l'âme de vos enfants adoptifs l'esprit de votre Fils qui nous fasse dire en vous invoquant : Mon père, mon père! Quiconque a reçu cet esprit est votre fils et ne peut être tenu dans l’ignorance des desseins de son père, car il est animé de l'esprit qui soude et pénètre les secrets mêmes de Dieu. Que pourraient d'ailleurs ignorer des hommes que l'onction de la grâce instruit de toutes choses ?

4. Malheur à vous, enfants du siècle, malheur à vous, à cause do votre sagesse qui n'est que folie! Vous n'êtes point animés de l'esprit du salut, et vous ignorez les desseins que le Père ne communique qu'à son Fils et à ceux à qui ce Fils veut les révéler. Or qui sait la pensée de Dieu et contrait ses desseins (Rom., XI, 34)? S'il y en a quelques-uns qui en aient connaissance, ils sont en petit nombre, car ce ne sont que ceux qui peuvent dire en toute vérité : « Le Fils unique du Pèse nous en a instruits (Joan., I, 18). » Malheur au monde, à cause du tumulte dont il est rempli ! Le Fils de Dieu crie au milieu de lui comme l'ange du grand conseil : « Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ( Matth., XIII, 9). » Mais ne trouvant pas d'oreilles qui soient dignes de recevoir ses paroles, et d'entendre les décrets de son Père, il les enveloppe de paraboles pour les dire à la foule, afin qu'elle ne comprenne pas ce qu'elle entend et ne discerne pas ce qu'elle voit. Mais pour ses amis, c'est bien différent: « La connaissance des mystères de Dieu vous est réservée (Luc., VIII, 10), » leur dit-il; puis il ajoute: «Chère petite troupe, ne craignez point, mon Père a résolu de vous donner son royaume (Luc., XII, 32). » A qui s'adresse-t-il en parlant ainsi? « A ceux qu'il a connus dans sa prescience éternelle et qu'il a prédestinés pour être conformes à l'image de son Fils, de sorte que Celui-ci fût l'allié de tous ses frères (Rom., VIII, 29). » Le Seigneur sait quels sont ceux qui lui appartiennent; c'est là son grand secret et le dessein qu'il a révélé aux hommes, mais il n'a fait cette grâce qu'à ceux qu'il a cosinus et prédestinés, car ce sont les seuls qu'il ait appelés; nul autre ne peut entrer dans les conseils, et ensuite qu'il n'ait justifiés (Ibidem). Sur eux s'est levé le Soleil de justice, non pas celui qui tous les jours éclaire de ses rayons les bons comme les méchants, mais Celui dont parle le Prophète, lorsque, s'adressant aux hommes que Dieu appelle (a) à ses conseils,

 

a C'est la version de tous les manuscrits. Quelques-uns à peine font exception et portent : « Puisque ce Soleil se lève pour ceux qui sont appelés dans ses desseins. » Dans les premières éditions et dans la plupart des dernières, on lit après ces mots, les bons et les méchants. Mais celui dont parle le Prophète lorsque, s'adressant à ceux qui craignent le Seigneur, il dit qu'ils sont seuls appelés dans ses conseils, c'est donc pour vous, dit-il..., etc.

 

il leur dit: « Le Soleil de justice se lèvera pour voies qui craignez le Seigneur. » Et tandis que les enfants du siècle restent plongés dans l'obscurité, les enfants de la lumière sont inondés des rayons de ce soleil qui dissipe les ténèbres dont ils étaient environnés, tant qu'ils peuvent dire avec vérité: « Nous sommes du nombre de ceux qui vous craignent (Psalm. CXVIII, 63). » De sorte que la justification est précédée de la crainte, et qu'appelés par la crainte nous sommes justifiés par l'amour; car s'il est dit que « le juste vit de la foi (Rom., I, 17), » cela s'entend seulement de la foi que l'amour rend féconde pour les oeuvres.

5. Ainsi le pécheur que Dieu appelle commence par apprendre ce qu'il doit craindre, et ce n'est qu'après s'être approché du Soleil de justice qu'il discerne aisément, à sa lumière, ce qu'il doit aimer. Que signifient ces paroles: « De toute éternité le Seigneur a fait miséricorde à ceux qui le craignent, et il en sera ainsi dans toute l'éternité (Psalm., CII, 7)? » Ces mots: « de toute éternité,» se rapportent à la prédestination, et ceux-ci : « dans toute l'éternité,» regardent la béatification; la première n'a point eu de commencement, et la seconde n'aura pas de fin, puisque Dieu rend éternellement heureux ceux qu'il a prédestinés de toute éternité; cependant il est nécessaire que l'une soit suivie de la vocation et l'autre précédée de la justification, au moins chez les adultes. Voilà donc comment depuis que le Soleil de justice s'est levé sur notre horizon, les profonds mystères de la prédestination et de la glorification des Saints semblent sortir de leur éternelle obscurité; maintenant, en effet, toute âme appelée par la crainte et justifiée par la charité a sujet de présumer qu'un jour elle sera du nombre des bien heureux, puisque Dieu ne justifie que ceux qu'il a résolu de glorifier. Pourquoi ne le penserait-elle pas? Elle entend la voix de la crainte qui l'appelle, elle sent la charité qui l'inonde et la justifie, peut-elle ne pas présumer qu'un jour elle sera glorifiée? Ses commencements et ses progrès ne lui feront-ils pas espérer une heureuse issue? Si la crainte du Seigneur, dans laquelle je fais consister la vocation de l'âme, est le commencement de la sagesse, l'amour de Dieu qui nous justifie par les œuvres de la foi qu'il inspire, n'en est-il pas comme l'accroissement, tandis que la glorification de l'âme, qui consiste dans la vision, intuitive et déifique de Dieu, en sera le couronnement et la perfection? Voilà comment un abîme de misère appelle un abîme de miséricorde au bruit de ses grondements, voilà comment par la terreur de ses jugements le Dieu immense et éternel, dont la sagesse est incommensurable, fait, dans son infinie bonté, passer un pécheur de profondes et impénétrables ténèbres, au grand jour de son admirable lumière.

6. Prenons, par exemple, un homme du monde, tout entier aux attraits du siècle et aux soins de son corps, un véritable mondain, en un mot: aussi étranger aux pensées du ciel qu'absorbé par celles de la terre, ne semblera-t-il pas plongé dans les plus profondes et les plus horribles ténèbres, à tous ceux qui ne sont pas dans la même obscurité que lui ? Pas le moindre rayon de salut ne brille encore à ses yeux, il n'y a pas dans cette âme le plus faible mouvement qui puisse lui être comme un gage de la prédestination éternelle. Mais si du haut du ciel Dieu lui fait la grâce de laisser tomber sur lui un regard de miséricorde, et de toucher son coeur du regret de ses fautes, il se frappe la poitrine et se convertit, il change de vie et dompte sa chair sous les oeuvres de la pénitence, son coeur s'ouvre à l'amour de Dieu et des hommes, enfin il renonce ait monde et ne vit plus que pour Dieu. A ce rayon venu d'en haut, à cette visite de la grâce qu'il n'a pas méritée, à ce changement que la droite du Très-Haut pouvait seule accomplir, il voit clairement qu'il n'est plus un enfant de colère, mais que Dieu l'aime comme son fils, puisqu'il lui témoigne avec une ineffable bonté tous les sentiments d'un père. Jusqu'alors il ne se connaissait pas lui-même et ne savait s'il était digne d'amour où de haine, ou plutôt, tout en lui prouvait plus de haine que d'amour; son âme était plongée dans une si profonde ignorance qu'elle semblait elle-même un abîme de ténèbres ? Ne dirait-on pas maintenant qu'elle est plongée dans un océan de lumière et inondée d'ineffables clartés ?

7. On peut bien dire alors que Dieu sépare les ténèbres de la lumière puisqu'aux rayons du Soleil de justice le pécheur renonce aux oeuvres de ténèbres et prend en main les armes de la lumière. Sa propre conscience, d'accord avec les désordres de sa vie passée, le destinait à l'enfer et à ses flammes éternelles; mais sous les regards du Soleil levant qui se sont abaissés sur lui, il respire et commence, contre toute attente,. à espérer qu'il jouira un jour de la gloire des enfants de Dieu. Déjà même il en découvre l'éclat avec bonheur à la faveur de la lumière nouvelle dont il est inondé, et il s'écrie: « Seigneur, vous imprimez dans mon coeur le trait lumineux de votre visage, et vous y versez une joie toute céleste (Psalm. IV, 7). » Et pourtant qu'est-ce que l'homme, ô mon Dieu, pour que vous vous manifestiez à lui et que vous teniez quelque compte de lui (Psalm., CXLIII, 3) ? Rien qu'un pauvre et misérable ver de terre, digne de votre haine éternelle! Et cependant il se flatte, ô Père excellent, que vous l'aimez parce qu'il sent que lui-même il vous aime, ou plutôt il se voit aimé et il se croit en droit de vous payer de retour. C'est bien là que je discerne, à l'éclat de votre lumière inaccessible, toute la félicité que vous réserviez à la pauvre créature humaine, même quand elle était encore souillée par le péché; aussi avons-nous bien raison de vous payer de retour, puisque vous n'avez pas attendu pour nous aimer que nous fussions dignes de votre amour, et il n'y a rien de plus juste que nous vous aimions sans fin, vous qui nous aimez de toute éternité. On voit maintenant en pleine lumière, et cette vue doit nous combler de consolation, un profond mystère que Dieu cachait dans son sein de toute éternité , c'est que, bien loin de souhaiter la mort du pécheur, il ne désire rien tant qu'il se convertisse et qu'il vive : la preuve qu'il en donne, c'est son Esprit même qui nous justifie et qui rend témoignage en nous que nous sommes ses enfants. Reconnaissons le dessein de Dieu dans notre justification, et puis écrions-nous : « Vos justices nous ont servi de guide et de conseil (Psalm. CXVIII, 244). » En effet, notre justification présente est en même temps la révélation des desseins de Dieu et comme un pas de fait vers sa gloire. Ou plutôt disons qu'en nous prédestinant il nous prépare à sa gloire, et qu'en nous justifiant il nous en approche. C'est peut-être en se sens qu'il est dit : « Faites pénitence, le royaume des cieux est proche (Matth., III, 2). » Entrez en possession du royaume de Dieu, qui a été préparé pour vous depuis le commencement du monde (Matth., XXV, 34). »

8. Ainsi, quiconque aime Dieu est bien sûr qu'il est aimé, car Dieu ne peut pas ne point payer de retour un amour qu'il se plaît à devancer, et ne pas nous aimer lorsque déjà nous l'aimons, puisqu'il nous aime lorsque nous ne l'aimons pas encore. Or il nous aime et nous a aimés le premier. On n'en saurait douter; l'Esprit-Saint et Jésus, mais Jésus crucifié, en rendent un double et irrécusable témoignage; Jésus-Christ, par sa mort, mérite notre amour, et le Saint-Esprit, par l'onction de sa grâce, nous le fait aimer; l'un acquiert des droits sur notre coeur et l'autre nous le lui fait donner; Jésus nous engage à l'aimer par l'étendue même de son amour pour nous, le Saint-Esprit nous donne les moyens de le faire; l'un nous montre ce que nous devons aimer et l'autre nous le fait aimer; enfin Jésus nous fournit un motif d'amour et le Saint-Esprit nous en donne le sentiment. Quelle honte devoir d'un oeil indifférent le Fils de Dieu expirant pour nous! Et c'est pourtant ce qui a lieu si l'Esprit-Saint ne s'en mêle et ne nous, préserve d'une telle ingratitude; mais, comme « cet Esprit-Saint, qui nous a été donné, répand l'amour de Dieu dans nos coeurs (Rom., V, 10), » nous payons cet amour par l'amour, et plus nous aimons, plus nous méritons d'être aimés. Nous étions, dit l'Apôtre, ennemis de Dieu, et nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils qui nous a prévenus; quelle espérance de salut ne devons-nous pas fonder sur sa vie, maintenant que nous sommes réconciliés ? En effet, ce Dieu qui n'a pas épargné son propre Fils, mais qui l'a, au contraire, livré pour nous à la mort, pourra-t-il bien ne pas nous donner tout le reste avec lui ?

9. Nous avons donc deux gages de salut, le sang du Sauveur et l'affection dit Saint-Esprit; mais l'un ne sert de rien sans l'autre, car le Saint-Esprit ne descend pas dans les âmes qui ne croient point en Jésus crucifié, et la foi en notre Sauveur est une foi morte sans les oeuvres de la charité qui nous est donnée par le Saint-Esprit. Jésus-Christ, le second Adam, a, comme le premier, un corps vivant,mais il a de plus un esprit vivifiant : par l'un, il peut souffrir la mort et par l'autre il ressuscite les morts. Que m'importe qu'il meure pour moi si je n'ai point part à son esprit qui me vivifie? « La chair ne sert de rien, dit-il lui-même, c’est l'esprit qui vivifie ( Joan., VI, 64). » Comment cela? En nous justifiant. En effet, si le péché est la mort de l'âme, selon ces paroles : « L'âme qui pèche mourra (Ezech., XVIII, 4), » il s'ensuit que la justice pour elle est la vie; aussi est-il dit : « La foi est la vie du juste (Rom., I, 17). » Or en quoi consiste la justice, sinon à payer de retour l'amour que Dieu a pour nous? C'est ce que fait le juste quand le Saint-Esprit lui révèle, par la foi, les éternels desseins de Dieu sur son salut. Cette révélation n'est pas autre chose que l'infusion de la grâce par ce même Esprit-Saint qui donne la mort aux oeuvres de la chair et vous prépare au royaume de Dieu, que la chair et le sang sont incapables de posséder. Ainsi le même Esprit vous donne en même temps la certitude que clous sommes aimés et la grâce d'aimer à notre tour, afin que nous ne laissions pas l'amour de Dieu pour nous sans retour.

10. Tel est le saint et grand mystère que le Fils reçoit du Père par le Saint-Esprit, et que, par le même Esprit, il communique aux siens, en les justifiant, de sorte que chaque fidèle justifié commence par connaître comme il est connu lui-même, en ce sens qu'il a comme une connaissance anticipée de sa félicité future, laquelle était demeurée cachée de toute éternité, dans le sein de Dieu qui le prédestine et ne se manifestera pleinement qu'au moment où il entrera dans la gloire. Or cette connaissance, quelque imparfaite qu'elle soit, ne laisse pas de le remplir d'espérance, si elle ne lui donne pas une entière sécurité pour l'avenir. Combien je trouve à plaindre ceux qui ne se sentent pas encore appelés à entrer dans l'assemblée des justes et qui n'ont encore aucun signe de vocation ! Qui est-ce qui s'en rapportera, Seigneur, à mes paroles? Oh, plût à Dieu qu'on eût assez de sens et d'intelligence pour me comprendre ! On ne comprend que si l'on a la foi.

11. Mais vous avez votre assemblée loin de celle des justes, malheureux et trop tranquilles amis du siècle ! Vous aussi vous avez vos mystères et vos complots; oui, vous avez vos trames impies que vous ourdissez en commun contre le Seigneur et contre son Christ. S'il est vrai que « la piété est le culte de Dieu (Job., XXVIII, 28), » quiconque aimé

 

a Job, chap. XXVIII, verset 28. Les Septante portent idou Theosebeia esti sophia , le culte de Dieu est la Sagesse ; la Vulgate a traduit : « La crainte du Seigneur est la sagesse même. »

 

le monde plus que Dieu est un idolâtre et un impie, il sert et adore la créature plutôt que le créateur. Les justes et les impies ont donc leurs camps et leurs conseils, comme je l'ai dit plus haut, mais séparés entre eux par un infranchissable chaos; les justes se tiennent à l'écart des desseins non moins que de la troupe des méchants, et ceux-ci ne ressusciteront point pour la gloire au jour du jugement, car les pécheurs ne sauraient trouver place dans l'assemblée des saints. Le conseil (a) des justes est comme une pluie bienfaisante que le Seigneur met en réserve pour son héritage, c'est la rosée mystérieuse qui n'humecte que la toison, et la source murée où nul étranger n'est admis à venir puiser de l'eau; enfin c'est le Soleil de justice qui ne luit que pour ceux qui ont la crainte de Dieu.

12. Quant aux impies, un prophète insulte à leur sécheresse et à leur aveuglement lorsqu'il les voit privés des sources d'eau fraîche et de la pure lumière dont les justes sont inondés; il leur reproche leur stérilité, leurs ténèbres, leur éloignement et leur honte en ces termes : « Tel est donc le peuple qui n'a pas voulu écouter la voix du Seigneur (Jerem., VII, 28). » Malheureux, vous n'avez pas voulu dire avec le roi David : « Je prêterai une oreille attentive aux paroles du Seigneur mon Dieu (Psalm. LXXXIV, 9) ! » Répandus tout entiers au dehors, enivrés de vanités et de folies, vous ne sauriez faire attention à ces paroles excellentes que la vérité murmure à vos oreilles: « Jusques à quand, enfants des hommes, aurez-vous le coeur courbé vers la terre ? Ne cesserez-vous point d'aimer le mensonge et la vanité (Psalm. IV, 3) ? » Vous demeurez sourds à la voix de la vérité! vous ne savez donc pas qu'elle a sur vous des desseins pacifiques, qu'elle ne parle que de paix à sort peuple, à ses saints, à toits ceux qui se convertissent du fond du coeur ? « Maintenant, leur dit-elle, vous êtes purs, parce que vous avez prêté une oreille attentive à mes paroles (Joan., XV, 3). » Ne veut-elle pas dire, en s'exprimant ainsi, que ceux qui refusent de l'écouter restent toujours impurs ?

13. Pour vous, mon bien cher ami, si vous voulez prêter au fond de votre âme une oreille attentive à la voix de Dieu, qui est plus douce à entendre que le miel à goûter, dégagez-vous d'abord des embarras du monde, recueillez-vous en vous-même, et, libre de toute préoccupation du dehors, dites avec Samuel : « Parlez maintenant, Seigneur, votre serviteur écoute (I Reg., III, 10) ; » car ce n'est point en public, au milieu du tumulte et du bruit qu'il se fait entendre; ses desseins sont secrets et c'est dans le secret qu'il les confie; mais ses paroles vous combleront certainement de consolation et de joie, si vous ne lui prêtez

 

a Le sens nous a fait préférer consilium par une s à coaciliuni par un c, comme il se lit dans le verset 5 du premier psaume. D'ailleurs les manuscrits l'ont écrit ainsi.

 

qu'une oreille attentive. Il ordonne un jour à Abraham de quitter sa famille et son pays, Abraham le fait et mérite par là de voir et de posséder la terre des vivants. Jacob, à sa voix, quitte également son frère et sa patrie, traverse le Jourdain un bâton à la main, et devient l'époux de la belle Rachel. Joseph ne gouverne l'Egypte qu'après avoir été ravi à l'amour de son père et vendu loin de sa patrie. Ainsi l'Eglise dut oublier son peuple et sa maison pour attirer sur elle, par sa beauté, les regards du Roi des rois; enfin c'est parmi leurs parents que Joseph et Marie cherchent l'enfant Jésus, et ce n'est pas là qu'ils le trouvent. Quittez donc aussi vos frères, si vous voulez sauver votre âme; sortez de Babylone, fuyez ce souffle piquant de l'aquilon; je tends les bras pour vous aider et vous secourir. Vous m'appelez votre cher abbé, je veux l'être en effet, non pas pour vous dominer, mais pour vous servir, à l'exemple « du Fils de l'homme qui n'est pas venu pour être servi, mais  pour servir les autres, et donner sa vie pour eux (Matth., XX, 28).» Je m'offre même, si vous le voulez, à redevenir novice avec vous qui désirez nie prendre pour maître. Nous n'aurons l'un et l'autre qu'un maître. Jésus-Christ; il est la fin de la loi pour justifier tous ceux qui croient en lui; qu'il soit de même le dernier mot de ma lettre.

 

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LETTRE CVIII. A THOMAS DE SAINT-OMER, QUI N'AVAIT PAS TENU LA PROUESSE QU'IL AVAIT FAITE DE SE CONVERTIR.

 

Saint Bernard l'engage à laisser ses éludes, pour entrer en religion, et lui représente la fin malheureuse de Thomas de Beverla.

 

A son très-cher fils Thomas, le frère Bernard, abbé de Clairvaux : Marchez dans la crainte du Seigneur.

 

1. Vous faites bien de reconnaître l'engagement a que vous avez pris et le tort que vous avez d'en retarder ainsi l'accomplissement; mais je vous prie de ne pas songer seulement à ce que vous avez promis, et de penser aussi à Celui qui a reçu vos promesses. Ce n'est pas de moi que je veux parler, je n'ai été que le témoin de vos engagements; aussi ne craignez pas que je vous fasse des reproches sur vos délais à dégager votre parole, car voles ne m'avez rien promis , vous m'avez seulement pris à témoin de vos vieux. Je les ai donc entendus et j'en ai ressenti de la joie, je n'ai plus qu'un désir, c'est que vous la portiez

 

a Pour saint Bernard, cette promesse faite devant lui d'entrer en religion est un véritable voeu. Voir la lettre trois cent quatre-vingt-quinzième, et le soixante-troisième sermon sur le Cantique des Cantiques, où il gémit sur la chute des novices.

 

maintenant au comble, ce qui ne peut arriver tant que vous ne tiendrez pas vos promesses. Vous aviez fixé une époque que vous n'auriez pas dit dépasser, mais vous n'avez pas été prêt à l'échéance. Que m'importe après tout? c'est l'affaire de votre maître, c'est pour lui que vous êtes ou n'êtes pas en mesure. Dans le péril imminent où vous vous trouvez, j'ai pris la résolution de ne vous faire ni reproches ni menaces; je me contenterai de vous avertir, encore ne le ferai-je que si vous voulez bien me le permettre; si vous consentez à m'entendre, tout est bien ; mais si vous ne le voulez pas, je ne juge personne, je laisse à qui de droit, c'est-à-dire au Seigneur qui doit nous juger tous, le soin de réclamer et de faire valoir ses droits. Aussi pensé je que c'est pour vous un motif de plus de gémir et de craindre, puisque ce n'est pas à, un homme mais à Dieu même que vous avez manque de parole. Si je vous épargne, comme vous le voulez, devant les hommes, pensez-vous duc votre mauvaise foi demeurera impunie devant Dieu? Or je vous demande s'il est sage de craindre le jugement des hommes et de ne pas redouter celui de Dieu, « qui ne cesse d'avoir les yeux ouverts sur les méchants (Psalm. XXXIII, 17)? » Ainsi vous redoutez la confusion plus chie les châtiments, et vous craignez moins les coups de l'épée de Dieu, qui dévore ses victimes, que ceux de la langue des hommes, qui ne peut pas même effleurer la peau. Sont-ce là les beaux principes de morale dont vous faites provision dans les études qui vous captivent et vous absorbent ? sont-ce lit les fruits de ces connaissances dont l'amour vous semble un motif suffisant pour ajourner l'accomplissement de vos voeux?

2. Que penser et que dire d'une piété, d'une science, d'un savoir et de règles de conduite qui apprennent à trembler là où il n'y a rien à redouter, et à demeurer impassible quand Dieu même est à craindre? Vous feriez bien mieux d'apprendre Jésus-Christ, mais Jésus-Christ crucifié; c'est une science qu'on n'acquiert que lorsqu'on est crucifié soi-même au monde. Quelle erreur est la vôtre, mon cher fils, de croire que vous pouvez apprendre à l'école des maîtres du siècle une science où l'on ne fait de progrès avec la grâce de Dieu qu'en méprisant le monde et en devenant disciples du Sauveur. Elle n'est pas dans les livres, mais dans l'onction de la grâce; elle n'est le fruit ni d'une lettre morte ni de la spéculation, mais de l'esprit et de la pratique des commandements de Dieu, selon ce qui est dit: « Jetez dans vos cours la semence de la justice, recueillez-en des fruits de vie et procurez-vous aussi la lumière de la science (Ose., X, 12). » Vous le voyez, il faut que, la semence de la justice précède dans Pâme la lumière de la science afin qu'elle produise un fruit ide vie et non la paille stérile de la vaine gloire. Or vous n'avez pas encore semé la justice, par conséquent vous n'en n'avez pas encore pu moissonner les fruits, et vous prétendez acquérir la véritable science! hélas, vous la confondez avec celle qui enfle! Que votre simplicité est donc grande, mon cher ami, de dépenser tant d'argent pour manquer de pain, et de prendre tant de peine pour mourir presque de faim! Je vous en conjure, rentrez en vous-même, et reconnaissez que cette année de délai que vous vous êtes accordée au détriment de ce due vous devez à Dieu n'est pas un temps qui vous le rendra propice. Elle vous aliénera au contraire son esprit, et l'indisposera contre vous en même temps qu'elle vous éloignera de lui, de sorte que ce retard aura pour conséquence de détruire en vous l'esprit de votre vocation, de tarir la source de la grâce et de déterminer enfin cet état de tiédeur qui force Dieu à nous rejeter.

3. Hélas, vous me semblez dans les mêmes dispositions que celles où se trouvait votre homonyme, l'ancien prévôt de Beverla (a); il avait comme vous fait voeu d'entrer dans notre ordre et de prendre l'habit dans notre maison; mais à force de différer, il s'est peu à peu refroidi et la mort, mais une mort affreuse, le surprit avant qu'il eût quitté le monde et accompli son voeu, deux fois digne, hélas! des feux de l'enfer, si Dieu, dans sa bonté et dans sa miséricorde, n'a point eu pitié de sa pauvre âme. Je lui ai écrit comme à vous, et ma lettre n'a servi à rien qu'à l'acquit de ma conscience; heureux s'il eût écouté mes avis et suivi le conseil que je lui donnais de se hâter d'accomplir son vœu ! Il ne l'a pas fait, mais moi je n'aurai point à répondre devant Dieu de la perte de son âme. Cependant, comme la charité est désintéressée et ne cherche point ses propres intérêts, je ne cesse point de pleurer sur une mort qui me laisse d'autant plus d'inquiétudes dans l'âme qu'il s'en est moins défié quand il vivait. 0 mon Dieu, vos jugements sont un abîme, que vous êtes redoutable dans vos desseins sur nous! Vous ne lui avez donné la vocation religieuse que pour la lui ôter ensuite, et il me semble qu'il n'a reçu des grâces plus abondantes que pour accroître son infidélité! Ce n'est pas la faute de vos bienfaits, mais  de sa prévarication. Car il n'a dépendu que de lui de ne pas contrister l'Esprit-Saint, ou de négliger la grâce et de rester sourd à la voix de Dieu; mais il ne peut dire avec l'Apôtre : « La grâce de Dieu n'a point été stérile en moi (I Cor. XV, 10). »

4. Si vous êtes sage, son malheur vous servira de leçon; vous vous laverez les mains dans le sang du pécheur, vous vous hâterez de rompre vos filets si vous voulez échapper à votre perte en me délivrant d'une appréhension terrible à votre sujet; vous me causez par vos retards une douleur aussi cruelle que si vous me déchiriez les entrailles, car vous êtes devenu on ne peut plus cher à mon coeur et je vous aime aussi tendrement que pourrait le faire le père le plus affectueux. C'est

 

a Le même que celui qui est adressée la lettre 107.

 

pourquoi je ne puis songer à votre état sans me sentir l'âme frappée d'une appréhension d'autant plus vive que vous me semblez plus tranquille et plus rassuré vous-même, car je sais bien de qui il a été dit: « Quand ils se croiront en paix et en sûreté, ils seront surpris par une mort soudaine, comme une femme est surprise par les douleurs de l'enfantement (I Thess., V, 3). » Je prévois tous les maux dont vous êtes menacé si vous tardez encore à vous convertir, car j'ai quelque expérience en ces choses. Que ne les prévoyez-vous comme moi! Mais rapportez-vous-en à mon expérience et à mon affection; vous savez que si d'un côté elles ne peuvent se tromper facilement, de l'autre elles ne veulent point vous induire en erreur.

 

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