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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON
LETTRE CCXXXVIII. PREMIÈRE LETTRE DE SAINT BERNARD AU PAPE EUGÈNE.
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON
LETTRE CCXL. AU MÊME PAPE, SUR LE MÊME SUJET.
LETTRE CCXLI. A HILDEFONSE, COMTE DE SAINT-GILLES, AU SUJET DE L'HÉRÉTIQUE HENRI.
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON
LETTRE CCXXXVII. A LA COUR ROMAINE TOUT ENTIÈRE, QUAND L'ABBÉ DE SAINT-ANASTASE FUT ÉLU (a) PAPE SOUS LE NOM D'EUGÈNE.
Lan 1145
Saint Bernard témoigne son étonnement de ce qu'on ail tiré l'abbé de Saint-Anastase du repos et de la solitude pour lui confier le gouvernement de l'Eglise ; il craint que ce religieux, habitué à aine vie calme et paisible, ne soit pas à la hauteur de ses nouvelles obligations et ne succombe sorts le poids de sa dignité; il prie les cardinaux de l'aider de leur concours et de leur dévouement.
1. Dieu vous pardonne ce que vous venez de faire! Vous avez tiré un mort de son sépulcre, vous avez plongé dans le tumulte et les embarras de? affaires un homme qui ne songeait qu'à s'en tenir éloigné! Vous avez élevé au premier rang celui qui se tenait au dernier, et rendu par ce changement son état plus dangereux. Vous faites revivre au monde un homme qui y était crucifié, et vous élevez au-dessus de tous les hommes un religieux qui n'ambitionnait que de mener une vie humble et cachée dans la maison de son Dieu. Pourquoi renverser ainsi les projets et troubler comme vous le faites les pieux desseins d'un humble moine et d'un pauvre pénitent? Il courait dans les voies du ciel, pourquoi lui barrer le chemin, détourner ses pas et semer sa route de piéges? Ne croirait-on pas qu'au lieu de remonter de Jéricho il descendait aussi de Jérusalem, puisqu'il est tombé entre les mains des voleurs? N'a-t-il évité les filets du démon en s'arrachant à l'attrait de la chair et des vanités du monde, que pour tomber entre vos mains? ne s'est-il déchargé de l'administration du diocèse de Pise que pour se charger du gouvernement de l'Eglise romaine, et n'a-t-il cessé d'être vidame (b) d'un évêché que pour devenir le chef de la chrétienté? 2. Pour quelle raison et dans quelle pensée vous êtes-vous décidés, après la mort du Pape, à vous jeter tout à coup sur un homme qui passait sa vie à la campagne, à vous saisir de lui dans sa retraite, et
a En 1145, à la mort du pape Lucius II, successeur de Célestin, on élut pour lui succéder Bernard, abbé de Saint-Anastase de Rome, disciple de saint Bernard. Il prit le nom d'Eugène III. C'est à lui que sont adressés les livres de la Considération. On a de lui une lettre qu'il écrivit à saint Bernard quand il n'était encore qu'abbé; c'est la trois cent quarante-quatrième de la collection des lettres de notre saint; il y en a une autre postérieure à son pontificat, elle se trouve placée avant la deux cent soixante-treizième de saint Bernard. Enfin, il en existe une troisième sur sa mort, c'est la quatre cent vingt-huitième, qui se trouve reportée dans l'Appendice. b On voit dans la note placée à la lin du volume que le Pape Eugène avait été vidame de Pise avant de se faire moine.
après lui avoir ôté des mains la cognée, la scie et le hoyau, à le traîner dans un palais, puis à l'établir dans la chaire pontificale, à le revêtir de la pourpre (a) et du lin, et à lui mettre entre les mains des armes pour châtier les nations et corriger les peuples, et à lui donner le pouvoir de lier les rois en leur enchaînant les pieds, et les grands du monde en leur mettant les fers aux mains (Psalm. CXLIX, 7 et 8). Ne pouviez-vous donc trouver parmi vous quelque homme sage et expérimenté qui fût plus propre à remplir ces fonctions? Ne semble-t-il pas tout à fait ridicule qu'on aille prendre pour le placer au-dessus des rois eux-mêmes, et lui donner le pouvoir de commander aux évêques, de disposer des royaumes et des empires, un homme chétif, caché sous de pauvres haillons? De deux choses l'une : ou c'est une dérision ridicule, ou bien ce n'est rien moins qu'un miracle. Je suis loin d'ailleurs de nier que ce soit en effet un coup de la Providence qui a seule le secret de faire des merveilles, et je suis d'autant plus porté à croire qu'il en est ainsi, que plusieurs voient dans votre choix un effet de la volonté de Dieu. D'ailleurs je me souviens qu'autrefois, comme le rapportent les livres saints, Dieu a tiré plusieurs grands hommes d'une vie obscure et champêtre pour les placer à la tête de son peuple. Ainsi, pour n'en rapporter qu'un exemple entre mille, nous le voyons, par un choix analogue, prendre son serviteur David pour le faire passer de la garde des troupeaux et de la conduite des brebis (Psalm. LXXVII, 70) à celle de son peuple. Il se peut donc qu'il ait choisi de même notre cher Eugène par un coup de sa grâce. 3. Cependant son changement d'état m'inquiète, sa délicatesse m'inspire des craintes, j'ai peur pour mon fils, dont l'extrême modestie m'est connue, qu'il ne soit fait plutôt pour le calme de la vie privée que pour l'agitation des affaires publiques, et qu'il n'ait pas toute la vigueur nécessaire à un successeur des Apôtres. Vous faites-vous une idée de la situation d'esprit d'un homme qu'on arrache soudain aux mystères de la vie contemplative et aux doux calme de la solitude, comme un jeune enfant au bras et au sein de sa mère, pour le mettre tout à coup en évidence et pour le jeter, comme une tendre brebis qu'on mène au sacrifice, au milieu d'occupations aussi étrangères à ses goûts qu'à ses habitudes? Je prévois, hélas ! si la main de Dieu ne le soutient qu'il tombera infailliblement sous le poids d'un fardeau auquel il n'est point habitué, et qui serait redoutable aux épaules des géants, comme on dit, et ,des anges eux-mêmes. Mais puisque c'est un fait accompli auquel Dieu ne semble pas avoir été étranger, s'il faut s'en rapporter au sentiment de plusieurs, c'est à vous, mes très-chers Frères, de maintenir l'ouvrage de vos mains par votre zèle et votre dévouement, votre attachement et votre concours. Si donc vous pouvez prodiguer quelques consolations et ressentir en Dieu un peu de charité; si vous n'êtes pas entièrement étranger à tout sentiment de pitié et de commisération, vous l'assisterez et lui prêterez votre concours dans l'accomplissement des devoirs que Dieu lui a imposés par votre moyen. Inspirez-lui donc dans vos conseils tout ce qui est véritable et sincère, tout ce qui est honnête, juste et saint, tout ce qui peut le rendre aimable et lui faire une bonne réputation; enfin, tout ce qui est réputé moral et vertueux (Philip., IV, 8) ; joignez vous-mêmes la pratique aux conseils, et le Dieu de paix sera avec vous. a A cette époque, le souverain Pontife portait déjà la chappe rouge, dont Pierre Damien parle, livre I, lettre vingtième.
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LETTRE CCXXXVII.
170. Ne s'est-il déchargé de l'administration du diocèse de Pise.. etc. Le pape Eugène fut d'abord vidame, ou, selon le manuscrit de Dunes, cité par Henrique, suffragant de l'évêché de Pise, puis disciple de saint Bernard à Clairvaux, et enfin abbé de Saint-Anastase ou des Trois-Fontaines, près de Rome. Contrairement à ce qui avait lieu ordinairement, les cardinaux l'élurent en 1145, quand il n'était encore qu'abbé, sans être cardinal, pour succéder au pape Lucius II, qui était mort le 25 février de la même année. Comme saint Bernard s'étonne qu'on ait élevé au gouvernement de l'Eglise entière un homme qui s'était démis des fonctions de vidame d'une église particulière, il nous semble à propos de dire ici en quelques mots ce qu'on entend par vidame ou vice-dominus. Il y a encore maintenant des églises ou des évêchés qui ont conservé ce titre. Autrefois les évêques étaient tenus d'avoir un vidame ou économe, comme on le voit par la distinct. 89, canon Volumus. Saint Grégoire le Grand écrit à ce sujet au sous-diacre Anthelme, livre IX, lettre soixante-sixième: «Nous voulons que notre frère Paschase se donne un vidame et un majordome, afin de pouvoir être toujours prêt, soit à recevoir les étrangers qui viennent lui demander l'hospitalité, soit à régler les affaires qui peuvent se présenter.... » La glose, canon Volumus, entend par vidame l'économe de l'évêché chargé d'administrer les biens de l'évêque et de pourvoir à la réception des étrangers . » Attendu, dit-elle, que l'évêque ne peut s'occuper par lui-même de tous ces détails. » Voir la quest. 3 Quia episcopus, ainsi que ce qui est dit de hospitibus, au mot vidame. Filesac, théologien de l'université de Paris, tit. de Offic. Jud. ord.., lib. I Decrel. seu de sacra episcop. auct., fait une distinction entre le vidame et l'économe, ce dernier a pour fonction de s'occuper de la réception des hôtes de l'évêque, tandis que le vidame préside, au nom de l'évêque, au règlement des affaires litigieuses. Voir Files., endroit cité, chap. IV. § 5 (Note de Mabillon).
LETTRE CCXXXVIII. PREMIÈRE LETTRE DE SAINT BERNARD AU PAPE EUGÈNE.
Lan 1145
Saint Bernard fait en même temps ses compliments et ses condoléances au pape Eugène récemment élevé sur le trône pontifical; il l'anime à remplir avec courage les devoirs de sa charge apostolique s'il veut répondre à tout ce qu'on attend de lui.
A son bien-aimé père et seigneur Eugène, par la grâce de Dieu, souverain Pontife, Bernard, salut et l'hommage de ses très-humbles respects.
1. La nouvelle des merveilles que le Seigneur a opérées en votre faveur s'est promptement répandue dans nos contrées; pourtant j'ai différé jusqu'à ce jour de vous écrire, me bornant à tout observer en silence, dans la pensée que vous ne manqueriez pas de m'écrire, et que vous me feriez la grâce de me l'apprendre vous-même. Je m'attendais tous les jours à voir arriver ici quelqu'un de ceux qui vous approchent de plus près, pour m'informer en détail de la manière dont les choses s'étaient passées; il me semblait à chaque instant que peut-être un de mes enfants viendrait me dire pour adoucir ma douleur ; « Votre fils Joseph n'est pas mort, il règne sur l'Egypte entière (Genes., XLV, 26). » C'est donc malgré moi et pour céder aux instances d'amis auxquels je ne puis refuser le peu de vie qui me reste que je vous écris aujourd'hui, car (a) je sens qu'il ne me reste plus que peu de jours à vivre maintenant, et que déjà j'ai un pied dans la tombe. Mais puisque j'ai commencé, je veux continuer de parler à mon seigneur, je n'ose plus dire à mon fils; car si vous l'avez été (b), maintenant les choses sont changées et
a Ce passage ne se lit entre parenthèse que dans les deux manuscrits de Compiègne et de Saint-Thierri. b Plus bas, n. 3, on lit : « Si je nai plus le titre de père, j'en conserve encore toutes les appréhensions. » Les mêmes paroles se retrouvent dans la préface des livres de la Considération.
vous êtes aujourd'hui mon père. Celui qui n'est venu qu'après moi est maintenant avant moi; mais je n'en suis point jaloux; au contraire, j'espère retrouver en vous tout ce qui me manque; car si vous n'êtes venu qu'après moi, vous n'êtes venu que par moi. En effet, vous ne rougirez pas sans doute de le reconnaître, c'est moi qui vous ai engendré par l'Evangile. Vous êtes donc devant Dieu mon espérance, ma joie et ma couronne, puisqu'un fils sage est la gloire de son père (Prov., X, 1, et XV, 20 ). Il est vrai que désormais je ne vous appellerai plus mon fils, je vous donnerai un nom nouveau que vous avez reçu du Seigneur (Isa., LXII, 2), car c'est le Seigneur qui a fait ce changement, dont bien des gens se réjouiront. En effet, de même qu'il a jadis substitué au nom d'Abram celui d'Abraham (Gen., XVII, 5); le nom de Jacob à celui d'Israël (Gen., XXXII, 28) ; et qu'il a donné à Simon et à Saul, pour ne parler que de ceux dont vous tenez la place, le nom de Céphas et de Paul (Joan., I, 42; Act., XIII, 9), ainsi, par un changement heureux et que j'espère devoir être utile à l'Eglise, mon fils Bernard est aujourd'hui mon père, sous le nom d'Eugène... Tout cela est l'uvre de Dieu, qui tire le pauvre de la poussière et l'indigent de son fumier pour le placer au rang des princes et le faire asseoir sur le trône. 2. Après ce changement opéré dans votre personne, il faut qu'il s'en accomplisse un pareil dans l'Epouse du Seigneur confiée à vos soins. Ce n'est donc plus Saraï, mais Sara, qu'elle doit s'appeler maintenant. Vous comprenez ce que je veux dire et Dieu même vous en donne l'intelligence. Si vous êtes lami de l'Epoux, vous n'appellerez point lEpouse votre princesse, mais seulement la princesse, car vous n'avez aucun droit sur elle, et vous devez même au besoin être prêt à sacrifier votre propre vie pour elle. Si vous tenez votre mission de Jésus-Christ, vous n'êtes pas venu pour être servi, mais pour servir et pour donner non-seulement vos biens mais votre vie elle-même, comme je viens de le dire. Un vrai successeur de Paul doit dire avec lui: «Nous ne voulons point dominer sur votre foi, mais nous sommes les coopérateurs de votre salut (II Cor., I, 23), » et un véritable héritier du titre de Pierre doit tenir le même langage que lui et s'écrier: « Nous ne dominons pas sur l'héritage du Seigneur, nous devons être le modèle du troupeau que nous conduisons (I Petr., V, 3). » C'est par là que l'Epouse devenue libre d'esclave qu'elle était, méritera par sa beauté les doux embrassements de l'Epoux. De quel autre que de vous attendra-t-elle la liberté qui lui est due, si par malheur vous recherchez vos intérêts dans l'héritage du Christ, après avoir appris autrefois à faire abnégation non-seulement de ce qui vous appartenait, mais encore de vous-même? 3. Elle ose se promettre de vous aujourd'hui ce qu'elle n'a point attendu de vos prédécesseurs depuis bien des années, c'est pourquoi elle se réjouit et bénit le Seigneur de votre exaltation, surtout cette portion de l'Eglise (a) qui vous a porté dans son sein et nourri de son lait. Et moi, serai-je donc le seul qui ne prendrai point part à la joie commune et qui ne partagerai point l'allégresse générale ? Oui, certainement, j'en ressens aussi les transports; mais ils ne sont pas sans quelque mélange de crainte. Je me suis réjoui comme tout le monde, mais je n'ai pu me défendre en même temps d'une vive impression de crainte et de terreur. Car si je n'ai plus le titre de père, j'en conserve encore les appréhensions et les frayeurs, et en voyant votre élévation, je ne puis m'empêcher de redouter quelque chute ; je vous vois au comble des honneurs, mais en même temps j'aperçois l'abîme entr'ouvert à vos pieds. D'un côté, si l'éclat de votre dignité m'éblouit, de l'autre je frémis à la pensée du danger auquel vous êtes exposé, « car on s'oublie, dit l'Ecriture, une fois qu'on est arrivé aux honneurs (Psalm. XLVIII, 13 et 21). » Ce qu'il faut entendre, je crois, plutôt de la cause que de l'époque précise où il arrive à l'homme de s'oublier, de sorte que ces paroles du Psalmiste signifieraient plutôt que c'est dans la gloire que l'homme s'oublie et que les grandeurs sont cause qu'il perd le souvenir de ce qu'il est. 4. Vous aviez pris le parti de vivre obscur et méprisé dans la maison de Dieu, et d'occuper humblement la dernière place à son festin, mais voilà qu'il a plu à Celui qui vous avait invité de vous dire : « Mon ami, montez plus haut (Luc., XIV, 10), » et vous êtes allé occuper la place d'honneur qu'il vous indiquait; mais gardez-vous de vous en enorgueillir, tremblez plutôt que vous ne soyez réduit un jour à gémir en disant : « Vous m'avez élevé, Seigneur, dans votre colère, je ne suis monté que pour tomber de plus haut (Psalm. CI, 11). » En effet, plus le rang que vous occupez est élevé, moins il est sûr; plus il est éminent, plus vous courez de danger. Oui, la place que vous occupez est terrible, l'endroit où vous êtes est saint et redoutable, c'est la place de Pierre, du prince des Apôtres; c'est l'endroit qu'il a occupé en personne; vous succédez à celui que le Seigneur avait établi sur toute sa maison et placé à la tête de tous ses biens; si vous ne marchez pas sur ses traces dans la voie du Seigneur, ses cendres se réveilleront dans son tombeau peut, déposer contre vous. Il fallait jadis que l'Eglise naissante eût un tel pasteur et fût confiée à un père nourricier tel que celui-là, polir lui apprendre, à son exemple non moins que. par ses discours, à fouler aux pieds toutes les choses de la terre; ses mains étaient pures, son coeur désintéressé et sa conscience insensible aux présents; aussi pouvait-il dire avec assurance: « Je n'ai ni or ni argent (Act., III, 6). » Mais j'en ai dit assez comme cela. 5. Au reste, voici le sujet qui m'a décidé à vous écrire plus tôt que
a C'est de Clairvaux ou de Cîteaux que saint Bernard veut parler ici, mais plutôt de Clairvaux, qu'il appelle encore sa mère dans le n. 6.
je n'avais d'abord résolu de le faire. L'évêque de Winchester (a) et l'archevêque d'York ne sont pas en bonne intelligence avec l'évêque de Cantorbéry; cela date de loin déjà. Il s'agit entre eux du titre de légat qu'ils se disputent depuis longtemps. Quant à moi, je fais une très-grande différence entre les deux premiers et l'évêque de Cantorbéry. Celui d'York b est précisément le même archevêque auquel vos frères résistèrent en face, devant vous, quand vous n'étiez encore que comme l'un d'entre nous, parce qu'il méritait d'être repris. Mais il a d'immenses richesses qui font sa force et lui permettent de satisfaire son ambition. Néanmoins on ne saurait douter qu'il n'est pas entré par la porte dans la bergerie. On sait par quel moyen il s'y est glissé; si c'était un pasteur légitime, il mériterait l'affection de son troupeau; si même il n'était que mercenaire, on pourrait encore le supporter ; mais tout le monde sait qu'il est un voleur et un pillard dont il faut se défier et se débarrasser. Que vous dirai-je de l'évêque de Winchester que ses oeuvres ne vous aient suffisamment appris? Quant à l'archevêque de Cantorbéry qu'ils inquiètent, c'est un prélat d'une grande piété et d'une excellente réputation; aussi vous prié-je de lui rendre justice complète, de confondre ses adversaires, afin de suivre le conseil du Prophète «Le juste recevra le prix de sa justice et l'impie le salaire de son impiété (Ezech., XVIII, 20). » Quand vous aurez le temps de vous occuper de ce différend, j'espère que vous les traiterez tous les trois comme ils le méritent, et cille vous leur montrerez qu'il y a un prophète en Israël. 6. Qui me donnera de voir, avant de mourir, l'Église de Dieu telle quelle était autrefois, quand les Apôtres jetaient leurs filets dans le monde pour prendre des âmes et non pour pêcher des trésors? Je n'ai qu'un désir, c'est de vous entendre dire comme celui dont vous tenez la place : « Que votre argent périsse avec vous ( Act., VIII, 20) ! » parole pleine de force et d'énergie! imprécation foudroyante! indignation superbe! Que les ennemis de la sainte Sion en soient frappés de terreur et terrassés! Voilà ce que votre Mère attend de vous et ce qu'elle
a C'était Henri de Blois, neveu du roi Henri, et abbé de Glaston, avant d'être évêque de Winchester; il était ainsi parent de Guillaume, ce qui explique pourquoi il avait embrassé son parti. L'archevêque de Cantorbéry, nommé Thibaut, avait été abbé du Bec. C'est à lui qu'est adressée la lettre trois cent soixante et unième.
b Laffaire de Guillaume, archevêque d'York, dont il est déjà parlé dans la lettre deux cent trente-cinquième , n'était pas encore terminée quand saint Bernard écrivait celle-ci. Serlon dit en effet dans son histoire des Monastères d'Angleterre, tome I, page 547, « qu'il occupait le siège d'York et avait recours à l'appui du roi d'Angleterre contre ceux qui refusaient de le reconnaître. » Henri, abbé de Wells, d'accord avec plusieurs autres abbés, déféra cette affaire au jugement du pape Eugène, qui déposa Guillaume Mais les partisans de ce prélat se jetèrent sur le monastère de Wells qu'ils dévastèrent. On peut voir la lettre deux cent cinquante-deuxième pour ce qui concerne l'élection de l'abbé Henri.
vous conjure de faire, voilà ce que ses enfants, grands et petits, vous demandent avec ardeur; chacun fait des voeux pour vous voir arracher de vos propres mains toute plante que le Père céleste n'a point plantée; vous n'êtes établi sur les nations et les empires que pour arracher et détruire, puis édifier et planter. En apprenant votre exaltation, les uns ont dit en eux-mêmes : Enfin, la cognée est à la racine de l'arbre ; les autres se sont écriés : Les fleurs commencent à paraître dans nos contrées, la saison est venue de tailler la vigne et de retrancher toutes les branches inutiles pour que les autres produisent davantage. 7. Du courage donc et de la vigueur! que vos ennemis sentent la pesanteur de votre bras; maintenez-vous avec énergie en possession de l'héritage que le Père tout-puissant vous a donné de préférence à tous vos frères et des dépouilles que sa puissante main a enlevées, pour vous, à l'Amorrhéen. Cependant souvenez-vous en toutes circonstances que vous êtes homme, et ne perdez jamais de vue le Dieu terrible qui fait périr les rois eux-mêmes. Que de papes illustres vous avez vus passer sous vos yeux ! que leur succession rapide sur le trône qu'il vous ont laissé si souvent vacant, ne vous permette point de douter que vous les suivrez bientôt vous-même, car votre pontificat ne sera pas de plus longue durée que le leur. Au sein de la gloire passagère qui vous charme maintenant, ne cessez de songer à vos fins dernières, car vous ne sauriez douter que vous suivrez dans la tombe ceux que vous avez suivis sur la chaire de Saint-Pierre.
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON
LETTRE CCXXXVIII.
171. Que, de papes illustres vous avez vus passer sous vos yeux.... Ce n'est pas sans raison qu'on trouve extraordinaire la brièveté de la vie des souverains Pontifes, dont aucun,, si ce n'est saint Pierre, ne siégea vingt-cinq ans dans la chaire pontificale. Plusieurs d'entre eux ne l'occupèrent que quelques années; un certain nombre ne siégèrent que peu de mois; il en est même qui, frappés d'une mort inopinée, ne furent papes que pendant quelques jours à peine, si bien que la durée moyenne du règne des souverains Pontifes est bien loin d'égaler celle du règne des empereurs et des rois; qui pourrait en donner la raison? Dieu seul la connaît. Le pape Alexandre la demanda pourtant, comme on le sait, au bienheureux Pierre Damien, qui la rechercha avec soin, et ce qu'il dit à ce sujet mérite d'être lu (voir livre I, lettre dix-septième et opuscule 23) : « Vous m'avez demandé un jour avec intérêt, dit-il, à quelle cause il me semblait qu'on dût attribuer le passage rapide des souverains Pontifes dans la chaire de Saint-Pierre et la brièveté de la carrière que chacun d'eux a fournie. Il est digne de remarque, en effet, qu'après le prince des apôtres qui siégea vingt-cinq ans environ, on ne peut citer un seul pontife qui ait régné aussi longtemps; de nos jours même, c'est à peine si nous les voyons occuper plus de quatre ou cinq ans le trône pontifical. « Quand j'ai voulu en rechercher la cause, j'ai encore été plus vivement frappé de la brièveté prodigieuse de la vie des Papes, comparée à celle des autres évêques du monde. Autant qu'il est permis à l'homme de lire dans la pensée secrète de Dieu, il me semble qui-, la Providence a voulu, par une disposition toute particulière, qu'il en fût ainsi, afin de mieux inspirer aux hommes la crainte de la mort et le mépris des grandeurs de ce monde en leur en montrant l'inanité dans leur plénitude même. En effet, en voyant celui qu'on peut regarder comme le premier des hommes si vite moissonne par la mort, chacun tremble pour soi et songe à se préparer au moment où il devra quitter ce monde. Le genre humain tout entier, tel qu'un arbre qui pourrait voir avec quelle facilité tombe sa tète et son sommet, tremble de crainte jusque dans ses moindres rameaux. » Peut-être Pierre Damien a-t-il un peu trop resserré la moyenne de la vie des souverains Pontifes, en ne lui donnant pas au delà de quatre ou cinq ans, mais il n'en est pas moins vrai pourtant, si on consulte l'histoire, qu'elle est en effet fort courte. Saint Bernard avait donc bien raison de dire au pape Eugène que la brièveté du pontificat de ses prédécesseurs devait lui faire penser que le sien ne serait pas long non plus (Note de Horstius).
LETTRE CCXXXIX. AU MÊME PAPE.
Lan 1145
Saint Bernard presse le pape Eugène de déposer l'archevêque d'York, Guillaume; il n'y a que lui qui puisse le faire.
Je me rends importun, il est vrai, mais c'est Eugène qui est pape, cela suffit pour m'excuser. On s'imagine partout que je suis plus pape que vous, aussi tous ceux qui ont quelque affaire viennent-ils en foule implorer mon crédit. Or, dans le nombre de ceux qui recourent à moi il se trouve des amis à qui je ne puis refuser mon appui sans scandale, et même sans péché, Mais j'ai encore une excuse excellente à donner pour me justifier, c'est la bonté incontestable de la cause que je viens vous recommander. En effet, c'est encore contre l'idole d'York que je dirige mes coups en ce moment; car vingt fois attaquée par moi, elle n'a point encore senti la pointe des traits que je décoche contre elle. Si vous m'en demandez la cause, je vous répondrai que cela vient de ce que nos armes ne. sont pas comme celles de Jonathas, qui n'ont jamais manqué leur coup. Encore dois-je m'en prendre beaucoup moins à mes armes qu'à la faiblesse du bras qui les lance; car il est évident que je ne puis m'en servir avec toute la force qu'il faudrait. Je n'en suis pas surpris; pour lancer un trait d'une main vigoureuse, il n'est que les fils de ceux qui ont été éprouvés (Psalm. CXXVI, 6). Il faut tenir la place de Pierre pour pouvoir d'un seul coup terrasser un Ananie et un Simon le Magicien, et, en parlant sans figure, il faut être pape, tout le monde le sait, pour déposer un évêque, car s'il partage avec d'autres le soin de l'Eglise, il a seul la plénitude de la puissance ecclésiastique. Aussi j'ose soutenir que si une faute demeure impunie ou n'est pas punie comme elle le mérite, il ne faut s'en prendre qu'à lui. Or, je vous demande, avec quelle vigueur vous devez, je ne dis pas frapper, mais foudroyer l'archevêque intrus d'York ? Il semble que cet acte d'autorité vous ait été réservé pour vous fournir une occasion de faire éclater votre zèle pour l'Eglise de Dieu et de déployer la puissance de votre bras et l'étendue, de votre sagesse; que c'est enfin pour forcer le monde chrétien à respecter votre sacerdoce et à reconnaître que la sagesse du Très-Haut préside à vos jugements.
LETTRE CCXL. AU MÊME PAPE, SUR LE MÊME SUJET.
Saint Bernard loue le zèle du pape Eugène et l'engage à en donner de nouvelles preuves en déposant l'archevêque intrus d'York.
1. Combien je désire n'entendre jamais dire de vous que des choses qui tournent à la gloire de Dieu, à l'honneur de votre ministère et à la joie de mon âme! Aussi en apprenant la réponse que vous avez faite à certaines gens qui briguaient ouvertement le titre de légat et y aspiraient sans mérite, je me suis senti pénétré d'une indescriptible satisfaction. Je ne fus pas le seul à éprouver de la joie, tous ceux qui s'intéressent à votre gloire en ont été transportés comme moi; mais la mienne s'est trouvée au comble quand je vis la lettre que vous avez écrite dans J'affaire de l'Eglise de Rodez (a), je me sentis tout transporté de bonheur et ma voix éclatait en cantiques d'allégresse. Voilà de ces choses qui siéent à votre apostolat, qui honorent le saint Siège et qui relèvent la dignité du premier évêque du monde. En apprenant ce que vous avez fait, je me suis jeté aux pieds de Celui de qui vous tenez votre primauté et lui ai demandé pour vous l'intelligence et la force nécessaires pour arracher et planter, détruire et réédifier, car la chaire que vous occupez s'élève
a Pour repousser de ce siége un sujet indigne qu'on voulait y porter. Voir sur ce sujet les lettres trois cent vingt-huitième, trois cent vingt-neuvième.
dans le monde pour le salut des uns et la ruine des autres. Eh bien donc, que l'édifice du méchant s'écroule au plus vite et que celui des bons s'élève! Mettez la cognée à la racine de l'arbre inutile et en même temps émondez le bon arbre. pour le faire fructifier davantage: Que sous le pontificat de l'humble Eugène les orgueilleux soient humiliés et les humbles exaltés, que les pauvres soient comblés de biens et les riches réduits à la misère! C'est précisément ce que le monde chrétien a vu avec bonheur arriver dans la personne d'un pauvre évêque (b). 2. Du courage maintenant, que votre saint et pieux zèle s'étende au-delà des mers; il est temps que vous secouriez une Eglise infortunée ! Hélas ! cette vigne du Dieu des armées, autrefois si riche et si belle, n'est bientôt plus qu'un affreux désert, parce qu'elle est devenue la proie d'une bête cruelle! Faut-il laisser les méchants s'écrier davantage: Où est son Dieu, que sont devenus le gardien chargé de veiller sur elle et le vigneron qui, le sarcloir en main, devait la cultiver? La terre sera-t-elle longtemps encore occupée par un bois inutile et la récolte étouffée ? Enfin n'est-il pas temps de le tailler? L'homme pacifique c en qui cet intrus fondait toutes les espérances de sa justification se prononce contre lui; il est urgent à ses yeux non plus d'émonder les branches inutiles, mais de couper l'arbre lui-même par le pied; et dans une lettre qu'il a écrite à son sujet au légat du saint Siège, il déclare sans détour que son élection est une intrusion manifeste qui ne mérite pas le nom d'élection. Ainsi son propre avocat devient son accusateur. Il n'en faudrait pas davantage, avec ce que la rumeur publique lui reproche sans cela, pour faire dégrader même un homme de guerre. 3. Comment pourra-t-il éviter que vous le déposiez, quand vous avez tant de raisons pour le faire? D'ailleurs je sais bien que vous en avez l'intention, vous le montrez assez clairement dans votre lettre; il ne me reste plus maintenant qu'à attendre l'effet de vos bonnes dispositions pour cette Eglise. Vous êtes trop éclairé pour que j'ose me permettre de vous dicter la conduite que vous devez suivre afin de le renverser de son siège, il me semble d'ailleurs que vous avez plus d'un moyen de le faire. Après tout, il m'est tout à fait indifférent de quel côté tombe cet arbre inutile, pourvu que vous l'abattiez. Je sais bien qu'il s'appuie, pour conserver son siège, sur certaines lettres clandestines; en doit-il moins être signalé comme un voleur et un larron? Ce qu'il dit de ces
a Il est encore question de cet évêque dans le Livre III de la Considération, où saint Bernard en parle sans le nommer, pour louer le pape Eugène de lui avoir fourni les moyens de faire des générosités, «afin qu'il ne passât point en public pour nen vouloir point faire. »Il est question au même endroit d'un certain évêque d'outre-mer, probablement de Guillaume, qui avait voulu acheter son évêché à Rome, à prix d'argent.
b C'était Guillaume, doyen de la cathédrale d'York. L'archevêque intrus avait espéré qu'il certifierait par serment qu'il était innocent du crime dont on l'accusait. Voir plus haut les lettres deux cent trente-cinquième et deux cent trente-sixième.
lettres dérobées qui confirment sa consécration sacrilège est vrai ou ne l'est pas; si c'est vrai, il est clair qu'il est un véritable voleur; en même temps qu'il calomnie un saint Pape; si ce n'est pas vrai, il mérite qu'on lui dise: Tout menteur donne la mort à son âme (Sap., I, 11). Or c'est par un homicide que vous vous assurez le titre d'archevêque. Mais on ne pourra jamais me persuader qu'un homme tel que le pape innocent ait été capable d'une pareille duplicité, et je suis sûr que s'il pouvait parler en ce moment, il ne manquerait pas de lui dire : J'ai prononcé votre condamnation en public et je n'ai point dit en secret ce que vous m'imputez.
LETTRE CCXLI. A HILDEFONSE, COMTE DE SAINT-GILLES, AU SUJET DE L'HÉRÉTIQUE HENRI.
Lan 1147
Henri, héritier des erreurs de Pierre de Bruis, renouvelait ses dogmes impies. Saint Bernard fait le portrait de ses moeurs impures et blâme le comte de souffrir qu'ira pareil homme répande impunément ses erreurs parmi ses sujets.
1. J'apprends que l'hérétique Henri (a) ne cesse d'inonder l'Eglise de Dieu de maux infinis et qu'il s'est introduit dans le pays soumis à votre autorité, en se couvrant d'une peau de brebis; mais il est bien facile de le reconnaître à ses oeuvres, comme le Seigneur nous apprend à le faire. Les églises sont désertes, les populations privées de prêtres; les ministres des autels sont traités avec mépris et les chrétiens n'ont plus de Christ. Les églises sont appelées synagogues et nos sanctuaires ne sont plus réputés des lieux saints; les sacrements ne sont plus tenus pour choses sacrées et nos solennités ont cessé d'être célébrées. On laisse les hommes mourir dans leurs péchés et paraître au redoutable tribunal de Dieu sans les réconcilier par la pénitence et les munir de la sainte communion. On va jusqu'à priver les enfants des chrétiens de la vie qu'ils reçoivent en Jésus-Christ, en leur refusant la grâce du baptême, et on les empêche de s'approcher du Sauveur, quoiqu'il dise avec bonté « Laissez venir à moi les petits enfants (Matth., XIX, 14). » Eh quoi ! ces innocents seront seuls exceptes du salut, quand il est un Dieu dont les bontés s'étendent non-seulement sur les hommes, mais encore sur les animaux eux-mêmes ? Pourquoi envier aux enfants la grâce que leur offre un Sauveur qui, pour eux, s'est fait enfant comme eux Est-il rien de plus diabolique que cela, et n'est-ce pas par une envie pareille à celle-là que Satan introduisit la mort dans le monde? Pense-t-il que les enfants, parce qu'ils sont enfants, n'ont pas besoin de Sauveur?
a Nous nous sommes assez longuement étendu sur l'hérétique Henri et sur les Henriciens dans la préface placée en tête de ce volume.
S'il en était ainsi, pourquoi le Seigneur, tout grand qu'il est, s'est-il fait petit comme eux, sans parler de ses autres humiliations ? Pourquoi sa flagellation, les crachats qu'il a reçus, sa croix et sa mort ? 2. Non, celui qui tient un pareil langage et une conduite si contraire à la loi de Dieu n'est point un homme de Dieu. Et pourtant, oh douleur ! on va l'écouter en foule et des populations entières croient ce qu'il dit. Peuple infortuné ! A la voix d'un hérétique, tu fermes l'oreille à celle des prophètes et des apôtres qui, tout animés de l'esprit de vérité, n'ont cessé de prêcher que l'Eglise serait formée de toutes les nations dans 'l'unité d'une même foi en Jésus-Christ! Les oracles divins se sont-ils trompés et sommes-nous le jouet d'une illusion complète, nous qui croyons et voyons qu'ils se sont accomplis? Comment lin seul homme, par un prodige d'aveuglement semblable à celui du peuple juif, ne voit-il pas ou ne veut-il pas voir dans le dépit qu'il en ressent une vérité aussi claire que le jour? Par quel artifice diabolique a-t-il pu persuader à ce peuple inepte et insensé qu'il ne voyait pas ce qu'il voyait en effet de ses propres yeux, évident comme le soleil, le convaincre que ses pères s'étaient trompés et qu'il se trompait avec eux, et lui faire croire enfin que le monde entier, même depuis que Jésus-Christ a versé son sang pour le sauver, est dans la voie de la perdition, que les trésors de la miséricorde divine et les richesses de la grâce ne seront le partage que de ceux qu'il séduit? C'est ce qui m'a forcé, malgré le mauvais état de ma santé, à me transporter dans un pays exposé aux ravages de cette bête féroce qu'on n'ose attaquer et dont personne ne veut entreprendre de vous débarrasser: Après avoir été chassé du reste de la France à cause des maux qu'il y causait, il est venu s'abattre chez vous, espérant, à l'abri de votre autorité, pouvoir sans crainte étendre ses ravages dans le troupeau de Jésus-Christ. Je vous laisse à décider, très-illustre Prince, si cela fait votre éloge. Mais pourquoi m'étonnerais-je que ce rusé serpent ait réussi à vous surprendre quand je vois comme il sait garder les dehors de la piété, bien qu'il en ait banni tous les sentiments de son cur ? 3. Laissez-moi vous en retracer le portrait au naturel: Ce n'est rien moins qu'un moine (a) apostat, car il a fait profession religieuse; et, tel qu'un chien qui retourne à ce qu'il a vomi, il est ensuite revenu aux impuretés du siècle. Mais n'osant ou ne pouvant plus, à cause de la grandeur de sa faute, demeurer au milieu des siens et dans son propre pays, il est parti, les reins ceints d'une corde sans savoir où il allait, tel qu'un homme qui n'a plus ni feu ni lieu sur la terre. Obligé de
a Geoffroy, dans sa Vie de saint Bernard, livre III, n. 16, et l'Exorde de Cîteaux, rapporté au livre III, chapitre XVII de la même Vie, lui donnent le titre de moine. Les actes de Hildehert, évêque du Mana; l'appellent ermite. Voir tome III des Analectes, page 314, où il est longuement parlé d'Henri.
mendier son pain, il trafiqua de l'Évangile, et comme il ne manquait pas d'instruction, il se mit à prêcher pour vivre. Tout ce qu'il recevait, en sus de sa nourriture, des simples ou de quelques femmes de qualité qui l'écoutaient, passait en dépenses de jeu ou même recevait un emploi plus honteux encore. Aussi, que de fois vit-on ce prédicateur sans pareil, après avoir moissonné pendant le jour les applaudissements de la foule, passer la nuit avec des filles de joie, quelquefois même avec des femmes mariées ! Daignez vous informer, Monseigneur, comment il est parti de Lausanne, du Mans, de Poitiers et de Bordeaux; on vous dira qu'il a laissé dans ces villes des traces si honteuses de son passage qu'il se gardera bien d'y retourner désormais. Avez-vous espéré qu'un si mauvais arbre pût jamais produire de bons fruits? Hélas! il n'en peut donner que de mauvais, c'est le Seigneur qui le dit (Matth., VII, 18) ; déjà même l'infection qu'il a répandue dans vos Etats se fait sentir par toute la terre. 4. Voilà, comme je vous le disais plus haut, la cause de mon voyage. Mais si je viens chez vous, ce n'est pas de mon propre mouvement, le fâcheux état de l'Église m'y appelle et m'y traîne. Peut-être avec l'assistance de saints évêques que j'accompagne et avec votre puissant concours réussirai-je, ou plutôt réussirons-nous à déraciner du champ du Seigneur cette plante vénéneuse taudis qu'elle est jeune encore, et à en extirper tous les rejetons. Parmi les prélats que j'accompagne se trouve l'évêque d'Ostie a, que le saint Siège a délégué tout exprès pour cette importante affaire; c'est un homme fameux en Israël par les victoires que le Seigneur lui a déjà fait remporter en maintes circonstances sur les ennemis de son Eglise. Il est de votre devoir, illustre Prince, de le recevoir avec honneur ainsi que les gens de sa suite, et de seconder selon le pouvoir que Dieu vous a donné, une entreprise qui n'a pour but que votre salut et celui de vos sujets.
a Il se nommait Aubry. Voir la Vie de saint Bernard, livre III, chap. XVII. Il était né à Beauvais et devint moine de Cluny. Créé cardinal en 1138 par le pape Innocent; il fut envoyé avec le titre de légat, successivement en Angleterre, en Syrie et en France, C'est à lui qu'est adressée la lettre deux cent dix-neuvième:
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON
LETTRE CCXLI.
172. A Hildefonse, cointe de Saint-Gilles.... et de Toulouse, fils de Raymond comte de Toulouse et d'Elvire. Guillaume de Tyr, livre X de l'histoire des Croisades, chapitre XXVII, l'appelle Aufosse; il naquit en Orient et fut baptisé dans les eaux du Jourdain. Voici comment Guillaume de Tyr rapporte, livre XVI, chapitre XXVIII, le voyage de ce prince en Orient: « A cette époque on vit aussi débarquer dans le port d'Accon un homme illustre et magnifique, le comte de Toulouse nommé Alphonse, fils du seigneur comte de Toulouse Raimond l'Ancien, qui s'était montré si grand prince et avait rendu de si grands services dans la première expédition des chrétiens. Illustre par ses qualités personnelles, plus illustre encore par les précieux souvenirs de son père, le comte partit pour Jérusalem, afin d'aller rendre grâces au Seigneur de l'heureuse issue de son pèlerinage. En passant -à Césarée, ville située sur les bords de la mer, il y termina sa vie par l'effet du poison qui lui fut, dit-on, administré, sans qu'on ait jamais pu connaître l'auteur d'un si grand crime. » Le comté de Saint-Eloi, qui est une partie de la Gaule narbonnaise, fut ainsi nommé de saint Eloi qui y habita; il était compris dans l'ancienne Septimanie (Note de Mabillon).
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