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LETTRE CXLII. AUX RELIGIEUX DE L'ABBAYE DES ALPES.

LETTRE CXLIII. A SES RELIGIEUX DE CLAIRVAUX.

LETTRE CXLIV. AUX MÊMES.

LETTRE CXLV. AUX ABBÉS ASSEMBLÉS A CITEAUX.

LETTRE CXLVI. A BOURCHARD, ABBÉ DE BALERNE (a).

 

LETTRE CXLII. AUX RELIGIEUX DE L'ABBAYE DES ALPES.

 

Les religieux de l'abbaye des Alpes, de l'ordre de, Clairvaux, s'étaient agrégés aux religieux de Cîteaux ; Bernard les console de la perte de leur abbé, qui avait été appelé à un emploi plus élevé, et les engage à en élire un autre.

 

1. Dieu a permis que votre excellent Père a et le mien vous fût enlevé pour être placé dans un poste plus considérable; il ne nous reste qu'à faire ce que l'Ecriture rapporte du soleil et de la lune: « L'un s'est élevé et l'autre est restée à sa place (Habac.. III, 11). » Le soleil, c'est ce père dont l'abbaye des Alpes recevait tout son éclat, comme la lune reçoit le sien du soleil; il s'est élevé, restons à notre place, nous autres qui avons renoncé aux honneurs et aux dignités, pour vivre humbles et cachés dans la maison de Dieu, séjour pour nous mille fois préférable à la demeure splendide des pécheurs. Ce qui nous convient, it nous, c'est donc l'abaissement, l'humilité, la pauvreté volontaire, l'obéissance, la paix et la joie dans le Saint-Esprit; notre place, c'est d'être soumis à mi supérieur, d'être sous les ordres d'un abbé, d'être assujettis à la règle et à la discipline; c'est nous tenir à notre place que d'observer le silence, de jeûner, de veiller, de prier et de travailler, et par-dessus tout de pratiquer la charité, la reine des vertus; c'est enfin de faire dans la piété un progrès continuel et d'y persévérer jusqu'à la fin. C'est bien ce que vous faites tous les jours, j'en ai la conviction.

2. D'ailleurs vous avez fait une chose que nous ne cessons d'admirer, c'est que ne faisant aucun fond sur vos propres mérites, quelque grands S qu'ils soient, vous avez cherché à les augmenter en vous associant à ceux des autres, pour suivre ce conseil de l'Evangile : «  Quand vous aurez fait tout ce qu'on vous aura commandé, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles (Luc, XVII, 10). » Quand vous vous proclamez inutiles, vous prouvez combien vous êtes humbles; et plus il est rare de croire qu'on est inutile quand on fait le bien, plus votre aveu est admirable et rehausse l'éclat de vos mérites et de votre sainteté, en même temps qu'il rend plus douce et plus agréable la bonne odeur de votre réputation. Cet humble sentiment de soi-même est préférable à mes yeux aux jeûnes les plus austères, aux veilles les plus longues et à toutes sortes d'exercices corporels; il est comme la vraie piété, qui est utile à tout.

 

a L'abbé Guérin qui de l'abbaye des Alpes au diocèse de Genève, fut élevé à la chaire épiscopale de Sion. Voir la note de Horstius, et sur le monastère des Alpes, le n. 67 du livre I de la Vie de saint Bernard.

 

Je me représente la joie que ressentit la congrégation de Cîteaux en vous recevant dans son sein, et celle des anges eux-mêmes à la vue de ce spectacle; ils savent, ces bienheureux esprits, que rien ne plaît tant à Dieu que la charité et l'union fraternelles, ce qui faisait dire à un prophète: « L'union est une bonne chose (Isai., XLI, 7); » à un autre: « Il est doux et précieux pour des frères de vivre unis (Psalm. CXXXII, 1); » et à un troisième : « Deux frères qui s'entr'aident se consolent mutuellement (Prov., XVIII, 19). »

3. Votre démarche est encore la preuve de votre humilité; or nous savons combien cette vertu est agréable à Dieu, car il est dit : « Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles (Jacob., IV, 6). » Il a même voulu nous enseigner lui-même la pratique de cette vertu, qu'il nous prêche en ces termes: «Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (Matth., XI, 29). » Comment vous parlerai-je de notre humble communauté de Clairvaux, à laquelle vous avez voulu vous rattacher par des liens particuliers? En quels termes vous peindrai-je la vivacité de l'affection par laquelle elle paie la vôtre de retour? La langue humaine est inhabile à dire la force et l'étendue de l'amour que le Saint-Esprit nous inspire pour vous. En terminant, je vous engage, mes frères, à élire sans retard votre nouvel abbé, après avoir commencé par invoquer les lumières du Saint-Esprit; n'attendez pas mon retour pour procéder à cette élection; je craindrais qu'il ne se fit trop attendre, et ce délai ne peut que vous être préjudiciable. Mais vous pouvez mander auprès de vous pour cette opération le prieur de Clairvaux, notre très-cher frère Geoffroy, qui me remplacera en cette circonstance comme il le fait en tout le reste; il vous aidera de ses conseils, ou s'il ne peut se rendre lui-même à votre appel, il vous enverra quelques religieux pour le remplacer; de concert avec lui et avec Guérin, votre père, vous ferez choix d'un abbé capable de travailler à la gloire de Dieu et au salut de ses frères. Je vous prie, mes frères, de vous souvenir de moi devant Dieu.

 

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

 

LETTRE CXLII.

 

123. Aux religieux de l'abbaye des Alpes, autrefois du diocèse de Genève et maintenant de celui d'Annecy. Cette maison fut fondée par Humbert II, comte de Savoie : elle eut pour premier abbé dom Guérin qui devint plus tard évêque de Sion. C’est pour consoler les religieux de son départ que saint Bernard leur écrivit cette lettre. Gaspar Jungelin, dans sa notice sur l'abbaye, de Meaux, rapporte lit fondation de celle des Alpes à l'année 1136. Mais il est facile de voir par ce passage de la lettre de saint Bernard, « Je me représente la joie que ressentit la congrégation de Cîteaux en vous recevant dans son sein, » que le monastère des Alpes est antérieur à cette date, et que les religieux de cette maison ne reçurent que plus tard l'habit et la règle de Cîteaux. On voit par la suite de la lettre de saint Bernard qu'ils se firent agréger plus tard d'une manière toute particulière aux religieux de Clairvaux. On peut consulter sur ce point la lettre deux cent cinquante-troisième adressée à l'abbé Guérin; et Manrique, dans ses Annales à l'année 1136, époque qu'il assigne à l'agrégation dont nous venons de parler (Note de Horstius).

 

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LETTRE CXLIII. A SES RELIGIEUX DE CLAIRVAUX.

 

Saint Bernard s'excuse de sa longue absence; il en souffre lui-même beaucoup plus qu'eux ; il leur rappelle leurs devoirs en quelques mots.

 

A ses très-chers frères les religieux de Clairvaux, moines, convers a et novices, le frère Bernard, salut et joie sans fin dans le Seigneur.

 

1. Jugez de la peine que je ressens par celle que vous éprouvez vous-mêmes. Si mon absence vous pèse, croyez qu'elle me pèse plus encore qu'à vous, car la part n'est pas égale entre nous; si vous ne souffrez chacun que de la privation d'un seul, tandis que je souffre seul de votre éloignement à tous, ma peine est donc multipliée eu raison du nombre de vos personnes. C'est à cause de chacun de vous que je regrette mon éloignement et c'est pour chacun de vous que j'en appréhende les suites. Je ne cesserai d'être inquiet et préoccupé que lorsque je serai de retour parmi vous ; je suis bien persuadé que vous êtes dans les mêmes dispositions à mon égard, mais il y a toujours. cette différence que je suis seul. Vous ne sentez qu'une peine et moi j'en ressens autant que je compte d'enfants parmi vous. Ce n'est pas tout : non-seulement je suis retenu pour quelque temps loin de vous sans qui la royauté même me paraîtrait un dur esclavage, mais encore je suis contraint de me mêler de choses peut-être bien étrangères à ma profession et, dans tous les cas, toujours bien contraires à mes goûts pour le calme et la retraite.

2. puisque vous savez tous qu'il en est ainsi, compatissez donc à ma peine au ;lieu de vous plaindre d'un éloignement que les intérêts de

 

a On donnait jadis le nom de convers aux adultes qui se convertissaient à la vie religieuse, pour les distinguer de ceux qui étaient offerts dès leur enfance aux monastères. Ici on appelle convers les frères lais ou barbas, dont il a déjà été question dans la lettre cent quarante et unième, n. 1. On voit par la lettre trente-sixième, n. 2, «Ils assistaient à l'élection de l'abbé au même titre que le peuple fidèle à celle des évêques. Ils sont nommés Ici avant les novices. Au contraire, dans le vingt-deuxième sermon Sur divers sujets, n. 2, on voit qu'ils n'ont même pas place au choeur. Saint Bernard les distingue des religieux avec lesquels les Cisterciens ne les confondaient pas non plus, comme on le voit par le chapitre XV de l’Exorde de Cîteaux, bien qu'ils fissent une sorte de profession religieuse; aussi le pape Innocent II s'exprime-t-il ainsi dans un privilège ou plutôt dans une lettre qui est la trois cent cinquante-deuxième de notre collection . « De plus nous voulons qu'aucun archevêque, évêque ou abbé ne puisse recevoir ou retenir sans votre consentement aucun frère convers qui aura fait profession dans une de vos maisons, bien qu'ils ne soient point religieux. » Dans le concile de Reims, qui se tint sous le pape Eugène III, les convers sont appelés profès au canon septième, et sont déclarés inhabiles à contracter mariage s'ils rentrent dans le monde, de même que les autres religieux dont ils sont pourtant distingués. Voir sur les commencements de Clairvaux les notes de la trente et unième lettre.

 

l'Eglise réclament de moi et que je ne prolonge qu'à regret. Mais j'espère en voir bientôt la fin. Priez de votre côté pour qu'il n'ait pas été sans quelque utilité, et regardez comme un avantage tout ce que mon absence vous aura causé d'ennui, car c'est pour Dieu que je suis ici. Or il est bon, puissant et miséricordieux, il saura bien parer aux inconvénients de mon absence, et vous en dédommager avec usure. Du courage donc, mes frères, nous sommes tous avec Dieu, je ne vis donc pas loin de vous, quelle que soit la distance qui nous sépare. Si vous êtes exacts à tous vos devoirs, humbles, craignant Dieu, appliqués à la lecture et à l'oraison, et pleins de charité les uns envers les autres, soyez sûrs que je suis tout près de vous, car comment pourrais-je être éloigné de ceux avec lesquels je ne fais qu'un coeur et qu'une âme? Mais s'il se trouve parmi vous, à Dieu ne plaise que cela soit jamais des esprits brouillons, séditieux, mécontents et révoltés, des religieux ennemis de la règle, inquiets, vagabonds et paresseux, quand même je vivrais de corps au milieu d'eux, je serais aussi loin d'eux par le coeur et par l'esprit qu ils sont eux-mêmes loin de Dieu par le dérèglement de leurs moeurs, sinon par la distance des lieux.

3. Mais en attendant que je revienne parmi vous, servez Dieu avec crainte et tremblement, afin que vous le serviez un jour libres de toute crainte et de toute appréhension, quand vous aurez échappé à la main dies ennemis de vos âmes ; servez-le aussi avec confiance, car il est fidèle en ses promesses; servez-le enfin comme il le mérite, c'est-à-dire sans calculer avec lui, car il mérite d'être servi de la sorte. En effet, sans parler du reste, n'a-t-il pas acquis un droit à notre vie tout entière en donnant la sienne pour nous? Ne vivons donc plus pour nous, mais vivons tous pour celui qui est mort pour nous; est-il rien de plus juste que de consacrer notre vie à celui sans la mort duquel nous ne vivrions pas ? Qu'y a-t-il de plus avantageux que de nous consacrer tout entiers à un Dieu qui promet de nous donner, en échange de notre existence d'un jour, une. vie éternelle? Est-il enfin quelque chose de plus pressant que de vivre pour celui qui nous menace sans cela des flammes éternelles? Mais je sers Dieu librement parce que je le sers dans cet esprit de charité qui chasse toute contrainte; c'est à le servir ainsi que je vous exhorte, vous qui m'êtes plus chers que mes propres entrailles; oui, servez Dieu avec cette charité qui exclut la crainte, empêche de sentir la fatigue, ne songe jamais au prix de ce qu'elle fait et n'en recherche pas le salaire, et qui pourtant agit avec plus de force sur nous que tout autre motif. Ni la crainte, ni l'espérance, ni même la pensée d'une dette à acquitter n'ont -une force pareille à celle de l'amour de Dieu. Puisse cet amour-là m'unir, par des liens indissolubles, à vous, mes frères aussi vivement aimés que regrettés, et me rendre toujours présent à votre pensée, particulièrement à l'heure de la prière.

 

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LETTRE CXLIV. AUX MÊMES.

 

Vers l’an 1137.

 

Saint Bernard leur exprime son regret d'une absence si longtemps prolongée et le désir qu'il a de revoir ses enfants bien-aimés, ainsi que sa chère solitude de Clairvaux; il leur dit les consolations qu'il goûte au milieu de ses nombreux travaux pour l'Eglise.

 

1. Mon âme est triste jusqu'à mon retour parmi vous et ne veut être consolée qu'auprès de vous. N'êtes-vous pas mon unique consolation ici-bas, au milieu de tant d'épreuves qui s'ajoutent à mon exil? En quelque lieu que j'aille, votre souvenir ne quitte pas mon esprit; mais plus j'ai de plaisir à penser à vous, plus je soutire d'en être éloigné. Malheureux que je suis de vivre si longtemps en exil! d'autant plus malheureux que cet exil est double! car, comme dit le Prophète, on a ajouté de nouvelles douleurs à celles de mes blessures, en me séparant de vous. Ce n'est point assez pour moi de souffrir avec tout le monde le commun exil qui consiste à demeurer éloigné du Seigneur tant qu'on est retenu sur cette terre dans ce malheureux corps, il faut de plus que j'en souffre en particulier et que je vive loin de vous; ma peine en devient insupportable. Quel interminable supplice de demeurer si longtemps sujet à l'empire de la vanité, qui s'étend sur tout ce qui existe! enfermé dans l'horrible prison d'un corps de boue, dans les liens de la mort et du péché, privé si longtemps de la société de Jésus-Christ! Au milieu de ces épreuves, Dieu m'avait du moins laissé la consolation de voir en vous son saint temple, jusqu'à ce qu'il me fût donné de le contempler lui-même dans sa gloire; il me semblait que de ce temple mystique il me serait facile de passer à celui dont la gloire et l'éclat inspiraient ces soupirs au Roi-Prophète: « Je n'ai jamais demandé qu'une grâce au Seigneur, c'est de passer tous les jours de ma vie dans sa maison sainte, de voir le règne de sa volonté et de contempler la beauté de son temple (Psalm. XXVI, 4). »

2. Hélas! cette consolation m'a été bien souvent ravie! Si je ne me trompe, c'est pour la troisième fois a qu'on m'arrache les entrailles en m'éloignant de vous; après vous avoir enfantés par l'Evangile, j'ai été contraint de vous sevrer avant le temps; il ne m'a été donné ni de vous allaiter, ni de vous élever; j'ai dû laisser là mes propres affaires pour soigner celles des autres, et je ne saurais dire lequel des deux me semble plus pénible, d'être enlevé aux miens ou d'être livré aux autres.

 

a Saint Bernard fit donc trois voyages en Italie. Voir notre Chronologie.

 

Seigneur Jésus, ma vie entière doit-elle s'écouler ainsi au milieu de la douleur, et mes années dans les larmes et les gémissements ? Mieux vaut mourir que de vivre ainsi; mais mourir au milieu de mes frères, de tous les nôtres et de mes plus tendres amis; oui, la mort dans ces conditions est bien plus douce, plus facile et plus sûre. J'ose même dire, Seigneur, qu'il y va de votre bonté de me donner cette jouissance et ce bonheur avant que je quitte la terre pour toujours. Faites-moi la grâce, Seigneur, d'avoir le yeux fermés de la main de mes enfants, c'est le voeu d'un père, quelque indigne que je sois de me regarder comme tel : qu'ils assistent à mes derniers moments, qu'ils me soutiennent à cette heure, qu'ils accompagnent mon âme de leurs voeux jusque dans le séjour des Saints, si je mérite d'y entrer, tandis qu'ils déposeront mes restes mortels à côté de ceux dont j'ai partagé la pauvreté! Voilà, Seigneur, si j'ai trouvé grâce à vos yeux, la consolation que je vous demande; accordez-la-moi à la prière et aux mérites de ces bons frères auxquels je désire être réuni dans la tombe, c'est le. plus ardent de mes voeux ; néanmoins que votre volonté se fasse et non la mienne, ô mon Dieu, car je ne veux vivre et mourir que pour vous.

3. Après vous avoir entretenus du sujet de mes peines, il est juste que je vous parle aussi des consolations que je puis goûter. La première, c'est que les peines que je me donne et les fatigues que je supporte n'ont pas d'autre fin que Celui à qui on doit tout rapporter; que je le veuille ou non, ma vie appartient toujours à Celui qui se l'est acquise au pria de la sienne, et qui peut, si nous souffrons quelque chose pour lui, nous en récompenser un jour, dans sa justice et sa miséricorde. Si je ne prête que de mauvaise grâce mon concours aux desseins de la Providence, je n'en coopérerai pas moins à son oeuvre, mais ce sera en serviteur infidèle; au contraire, si je me soumets avec plaisir à sa volonté, j'en recueillerai de la gloire. Cette pensée me soulage un peu dans mes peines. Ma seconde consolation, c'est que Dieu a daigné favoriser mes travaux et mes fatigues d'un succès que je dois beaucoup moins à mon propre mérite qu'à sa grâce, qui n'est pas demeurée stérile en moi, ainsi que je l'ai bien souvent éprouvé, et comme vous avez pu vous-mêmes le remarquer quelquefois. Je vous dirai même pour votre, consolation, s'il ne semblait y avoir une complaisance coupable à le faire, quels services l'Eglise a reçus de mon humble et obscure personne, mais j'aime mieux que vous l'appreniez par d'autres que par moi.

4. En ce moment les pressantes instances de l'empereur; un ordre du saint Siège et les prières des princes de l'Eglise unies à celles des princes de la terre me font aller dans la Pouille; c'est bien malgré moi et à mon grand regret que j'entreprends ce voyage, faible et souffrant comme je le suis, et portant partout sur mon visage les pâles et tristes indices d'une mort prochaine. Demandez à Dieu dans vos prières la paix pour l'Eglise et, pour moi, la santé du corps; puis, par la sainteté de votre vie, obtenez-moi la grâce de vous revoir encore, de vivre et de mourir au milieu de vous. Mes souffrances sont telles que c'est à peine si j'ai pu dicter cette lettre au milieu des larmes et des sanglots. Notre bien cher frère Baudouin (a) , qui l'a écrite de sa main, peut vous le dire; vous savez que l'Eglise l'a appelé à d'autres fonctions et élevé à une autre dignité. Priez aussi pour lui, il a été ma seule consolation et le confident de toutes mes pensées. Priez également pour le Pape qui me témoigne, ainsi qu'à notre communauté tout entière, l'affection d'un père; n'oubliez pas non plus auprès de Dieu, son chancelier qui a pour moi des entrailles de mère, ainsi que ceux qui l'accompagnent, dom Luc (b), dom Chrysogone et maître Yves, qui me traitent en frère. Les religieux Bruno (c) et Girard, qui sont avec moi, vous saluent et réclament instamment le secours de vos prières.

 

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LETTRE CXLV. AUX ABBÉS ASSEMBLÉS A CITEAUX.

 

Saint Bernard les prie de compatir à ses peines et à ses douleurs qui doivent excuser son absence à leurs yeux. Il désire bien vivement mourir au milieu des siens, et non pas en pays étranger.

 

Dieu m'est témoin que c'est l'âme bien triste et le corps bien malade que je dicte cette lettre, moi qui n'ai pas cessé d'être votre frère, tout misérable et tout absorbé que je sois par les affaires. Je m'estimerais bien heureux si l'Esprit-Saint qui vous réunit en ce moment était mon avocat auprès de vous et me faisait la grâce de vous bien pénétrer des maux qui m'accablent, et de graver dans vos coeurs la triste image de ma misère. Je ne lui demande pas qu'il vous inspire une pitié que vous ne ressentiez déjà, je vous connais et je sais assez quelle charité anime votre ordre tout entier; mais je le prie de vous en pénétrer si

 

a Baudouin est le premier cardinal de l'ordre de Cîteaux; il fut élevé au cardinalat parle pape Innocent en l'année 1130, dans le concile de Clermont, il devint ensuite archevêque de Aise. Voir à son sujet la Vie de saint Bernard, livre II, n. 49. « A Pise, en Toscane, brilla Baudouin, la gloire de son pays et l'une des plus grandes lumières de l’Eglise. » Cet homme illustre ne crut pas indigne de lui de servir de secrétaire à saint Bernard. Voir pour ce qui le concerne la lettre deux cent quarante-cinquième et la deux cent unième.

b Tous étaient des cardinaux: Lue fut élevé au cardinalat en 1132 sous le titre des saints jean et Paul; Chrysogone le fut en 1134 sous le titre de Sainte-Marie-du-Portique; Yves, d'abord chanoine régulier de Saint-Victor de Paris, fut fait en 1130 cardinal du titre de Saint-Laurent-de-Damas; c'est à lui qu'est adressée la cent quatre-vingt-treizième lettre.

c Que saint Bernard appelle, dans sa deux cent neuvième lettre, a le père de plusieurs saints religieux en Sicile, » On croit que Girard était frère de saint Bernard. Il est encore question de Bruno, dans la lettre cent soixante-cinquième, n. 4.

 

vivement que vous sentiez jusqu'où doit aller votre compassion pour moi. S'il en était ainsi, je suis sûr que vous fondriez à l'instant en larmes, et que vous pousseriez vers le ciel des gémissements et de soupirs jusqu'à ce que Dieu, vous ayant exaucés, se montrât propice et me dît: Je t'ai rendu à tes frères, tu ne mourras pas en pays étranger, tu iras mourir au milieu des tiens. Je suis tellement accablé par les affaires et par le chagrin, que la vie m'est devenue à charge; mon langage est bien humain, mais je souffre tant ! Je voudrais pourtant ne pas mourir avant d'être de retour parmi vous.

Au reste, mes frères, ne vous proposez point d'autre but que d'établir et de maintenir par vos statuts et vos règlements la bon ordre et la piété pour le salut des âmes; mais avant tout ayez soin de vous conserver parfaitement unis de coeur dans liens de la paix, et le Dieu de la paix sera avec vous.

 

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LETTRE CXLVI. A BOURCHARD, ABBÉ DE BALERNE (a).

 

Saint Bernard se félicite de n'avoir pas essayé en vain de façonner Bourchard à la vie religieuse; il rapporte à Dieu la gloire d'avoir réussi.

 

1. Votre style est tout de feu, mais de ce feu que Dieu même est venu allumer sur la terre. En vous lisant, j'ai senti mon mur s'échauffer dans nia poitrine et j'ai béni la fournaise qui dardait vers mon âme de si brûlants rayons. Mais vous, ne sentiez-vous pas en m'écrivant que votre coeur était embrasé? Ce ne peut être que du trésor du coeur qu'un homme de bien tire de si bonnes choses. Si je suis pour quelque chose dans ce que vous êtes devenu, ainsi que vous avez l'humilité de le dire, je m'en félicite; je n'ai semé dans votre âme qu'avec la pensée que je récolterais un jour; mon espérance n'est point déçue et je savoure aujourd'hui, dans les pays étrangers où je me trouve, la douceur des fruits que j'ai cultivés. Ce n'est donc pas, je le vois maintenant, le long du chemin, sur la pierre ou au milieu des épines que j'ai répandu la bonne semence à pleines mains, mais c'est dans une terre excellente. Si je vous ai enfanté avec douleur, la joie d'avoir mis au monde un fils tel que vous me fait oublier tous mes maux passés. Si je vous appelle enfant, c'est que vous en avez la simplicité, sinon la faiblesse. Le Seigneur pourrait vous proposer à l'imitation des vieillards

 

a Abbaye de l'ordre de Cîteaux, diocèse de Besançon, fondée en 1136. Cette maison eut pour premier abbé Bourchard, dont on voit la censure à la fin du livre Ier de la Vie de saint Bernard.

 

eux-mêmes, en disant : « Si vous ne changez pour devenir comme des enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume de Dieu (Matth., XVIII, 3). » Vous pourriez dire : « J'ai surpassé les vieillards en sagesse, parce que j'ai aimé votre loi, ô mon Dieu (Psalm. CXVIII, 100); » et ajouter encore : « Je suis jeune, et l'on tient à peine compte de moi ; mais je n'ai jamais oublié vos préceptes (Ibid., 141). »

2. « Seigneur, je le confesse à votre gloire, vous qui êtes le maître de la terre et des cieux, vous cachez aux sages et aux prudents du siècle ce que vous vous plaisez à manifester aux simples et aux petits; oui, mon Père, il en est ainsi parce que tel est votre plaisir (Matth., XI, 25, 26). » Les hommes ne sont ce qu'ils sont que par un effet de votre volonté, non point par suite de leur propre mérite, car vous prévenez le mérite en eux bien loin de le rechercher pour vous régler ensuite, puisqu'étant tous pécheurs nous avons tous également besoin d'être prévenus de votre grâce. Aussi devez-vous, mon Frère, confesser que vous aussi vous avez été prévenu, mais prévenu de douces et abondantes bénédictions qui n'avaient point leur source en moi, mais en celui qui se servit de moi pour vous prévenir et vous porter au salut. Je ne suis tout au plus, et c'est là ma gloire, que celui qui plante et qui arrose ; mais que ferais-je sans celui qui donne l'accroissement ? C'est devant lui que vous devez vous abaisser en toute humilité, c'est à lui que votre coeur doit s'attacher avec force. Pour moi, je m'offre à vous servir comme étant son serviteur au même titre que vous, comme le compagnon de votre voyage, et votre cohéritier dans la même patrie, pourvu toutefois que je m'acquitte avec zèle de la mission que j'ai à remplir auprès de vous, et que je travaille de toutes mes forces à vous mettre en possession de l'héritage du ciel. Pour ce qui est des choses dont vous vous plaignez, je vous promets de m'en occuper comme des miennes, dès que je serai de retour.

 

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